lundi 11 janvier 2010

Dissoudre ou construire ? ou Wittgenstein trop subversif pour être reconnu à sa juste valeur ?

Une familiarité minimale avec ce qui se produit aujourd'hui sous le nom de philosophie analytique met en évidence une opposition nette entre plusieurs manières de philosopher analytiquement. Un des intérêts du dernier ouvrage de Sandra Laugier (Wittgenstein. Les sens de l'usage. Vrin 2009) est de faire un tableau du champ de bataille. Est-il trop schématique ? Fait-il la place trop belle à Wittgenstein ? En tout cas, il a le mérite d'être clair. D'un côté Wittgenstein et la tradition qu'il a ouverte et qui en retour l'éclaire (au premier rang Stanley Cavell), de l'autre côté la philosophie analytique dominante (Laugier ne mentionne ici aucun nom contemporain ni d'auteur, ni d'oeuvre mais établit une filiation entre la philosophie analytique mainstream et Russell).
Sur ce champ de bataille, Sandra Laugier défend la cause de Wittgenstein: on est en effet en droit de lire cet ouvrage comme une entreprise de réhabilitation de Wittgenstein à l'intérieur même de la philosophie analytique. Pour faire bref, Wittgenstein n'aurait pas la place fondamentale auquel il a droit, Dès la deuxième phrase de l'introduction, on comprend que ce livre peut aussi être vu comme une arme dirigée contre ce que Laugier juge être la philosophie analytique dominante:
" Philosophe phare de la philosophie analytique, il ne cadre pas vraiment avec elle, qu'on la considère dans le cours de son histoire ou dans ce qu'elle est aujourd'hui devenue." (Wittgenstein. Les sens de l'usage p.9)
Délaissant en fait le cours de l'histoire, Laugier préfère se centrer sur ce qu'est la philosophie analytique mainstream: cette dernière prend la science comme modèle et, suivant Russell, pense que la philosophie doit, comme la science, se rapprocher par étapes de la vérité. Plus précisément, Laugier identifie la philosophie analytique qu'elle veut réfuter à un "scientisme naturaliste" et explique la position marginale de Wittgenstein dans le champ analytique par une mise à l'écart délibérée visant à neutraliser l'anti-scientisme de Wittgenstein. Sans qu'elle la mentionne, c'est quand même l'idée de complot qui vient à l'esprit du lecteur. Pour témoin, un des passages les plus significatifs :
" La pensée de Wittgenstein est d'emblée critique, et une critique de la science comme de la philosophie, par une mise en évidence de différences essentielles entre science et philosophie. Différences qui chez Wittgenstein ne sont pas normatives, mais descriptives, et jamais associées à une survalorisation de l'une ou de l'autre. C'est plutôt quand la philosophie veut ressembler à la science, et y cherche la réponse à ses questions, qu'elle tombe dans la mythologie ou dans la métaphysique. La pensée de Wittgenstein est à contre-courant de la philosophie telle qu'elle s'est développée depuis quelques décennies dans le champ "analytique", dans l'exacte mesure où la philosophie prétend s'y modeler sur la science. D'où les résistances fréquentes à Wittgenstein dans la philosophie analytique même, et l'absence quasi complète de Wittgenstein dans la philosophie des sciences actuelle, assez curieuse si l'on se rappelle le caractère central de la référence au Tractatus dans la première moitié du XXème siècle, mais compréhensible si l'on garde à l'esprit que la pensée de Wittgenstein est d'une subversion redoutable, non contre la science elle-même, mais contre le scientisme, dont il a très clairement démonté les motivations, critiqué l'idéologie et moqué les conséquences. (Il n'est pas surprenant que la philosophie analytique dans sa version dominante, veuille ignorer ou minorer l'importance de ses critiques et donc le maintenir dans une forme de marginalisation)." (p.74-75)
Sandra Laugier reproche ainsi à la philosophie analytique dominante de continuer à faire ce qu'a toujours fait sans succès jusqu'à présent la philosophie en général : produire des théories vraies. À ses yeux, Wittgenstein ne construit pas un énième système philosophique :
" Ce qu'on laisse de côté dans beaucoup de discussions sur Wittgenstein, sans doute parce que cela rappellerait à une exigence qu'elle a oubliée depuis un moment, c'est que ce qui l'intéresse, c'est d'abord la philosophie. Ce qui n'est pas du tout la même chose que les théories ou les thèses en philosophie. "Le philosophe, écrit Wittgenstein, n'est pas citoyen d'une communauté de pensée. C'est ce qui fait de lui un philosophe" (Z, 455). Un des points les plus difficilement perceptibles, ou acceptables aujourd'hui, de la pensée de Wittgenstein est son refus de donner la moindre importance aux opinions et doctrines philosophiques, ou d'en soutenir aucune. Une des preuves les remarquables du fait qu'il n'est pas un philosophe du langage est la façon, rapportée par Wisdom, de conclure les discussions philosophiques par "Dites ce que vous voulez !". Tant que vous voyez ce qu'il en est." (p.108-109)
Ainsi voir ce qu'il en est aurait deux sens : quand c'est dans la bouche d'un scientifique, c'est formuler des hypothèses testables , quand c'est dans la bouche d'un philosophe, c'est, selon Laugier, suivant Wittgenstein et Cavell, prêter attention aux détails de la réalité que transporte notre langage ordinaire.
Je me demande alors comment distinguer le langage ordinaire dont on attend visiblement tant de ce que la philosophie a désigné sous le nom de doxa. À première vue, ce sont désormais les constructions philosophiques qui joueraient le rôle négatif de la doxa, consistant à cacher la réalité. Mais le langage ordinaire n'a-t-il pas incorporé une partie des concepts philosophiques ? Où trouver ce langage ? Ce qu'on trouve ne porte-t-il pas toujours les marques de cultures, d'histoires, d'ethnies ? Est-ce traductible dans une autre langue ? Je me souviens avoir fait une telle remarque en lisant les subtiles analyses qu' Austin fait des articulations de la réalité véhiculées par la langue anglaise.
En somme comment définir le langage ordinaire sans constituer un nouveau mythe, précisément celui du langage ordinaire ?

Commentaires

1. Le mercredi 20 janvier 2010, 16:46 par JohnDoe
Je pense comprendre bien votre interrogation insistante sur un langage ordinaire qui serait non-doxa.
Cela rejoint votre réflexion sur le mythe de la pureté dans un de nos posts récents qui concernaient plutôt les mots de la religion.
Cela me fait penser, une fois de plus, à Stanley Cavell qui dit à peu près en ces termes que la dimension "vers le bas" , vers un langage partagé (disons ordinaire) et aussi une dimension qui va "vers le haut" (disons la religion ou l'otherness d'Emerson).
Je reconnais qu'il y a là une position difficile à tenir, un risque et comme un pari si vous voulez mais que c'est le principe d'une lecture perfectionniste de Wittgenstein (et d'autres) chez Cavell, auquel répond Sandra Laugier.
2. Le mercredi 20 janvier 2010, 17:05 par philalèthe
Merci pour ce post très éclairant.
La position n'est-elle pas difficile à tenir pour la raison suivante ? Alors que le recours à l'ordinaire nous dirige vers une source immanente à l'homme de l'humain, de l'éthique, le recours à quelque chose qui va vers le haut semble réintroduire la transcendance et ceci dans un cadre délibérément non-métaphysique. Est-ce cohérent ?
3. Le mardi 9 février 2010, 08:52 par gus
Comme le suggère le titre du livre de Laugier, c'est l'usage qui est le plan d'immanence des significations.
Les usages ne sont pas intemporels et anhistoriques, ils sont des constructions sociales. La morale (voir l'engueulade entre Wittgenstein, avec un timonier, et Popper à ce sujet, p.ex.) est une construction sociale historiquement située.
Wittgenstein multiplie les historiettes ethnographiques pour montrer le relativisme ontologique (pour reprendre le terme de Quine). - ceci par rapport à vos remarques en évoquant Austin.
Le langage ordinaire, tel que je comprend wittgenstein, n'est pas synonyme de langage des gens ordinaires, mais le langage simple, qui ne fait pas la fête dans des délires philosophiques. Les gens ordinaires se prennent par moment pour des philosophes et veulent donner des explications de ce qui ne devrait que se clarifier. Un jeu de langage est inextricable d'une forme de vie. Il n'est pas un mythe, il est au contraire ce que l'on a.
Par contre, un jeu de langage contient des certitudes primitives (premières au sens logiques) qui le fondent, qui sont le lit sur lequel court les flots de langage. Ce sont des croyances , pas des savoirs. (voir De la certitude).
A part cela, je pense que Laugier a raison, la philo analytique est en train de faire à Wittgenstein ce que le Komintern a fait à Marx: une réduction falsificatrice.
Je suis surpris que Laugier dise que pour Wittgenstein la science "formule des hypothèses testables" - qu'il soutienne la testabilité de la science, ce qui ressemble à une thèse vérificationniste, me laisse dubitatif... Etes-vous sûr qu'elle est écrit cela ??
4. Le mardi 9 février 2010, 08:54 par gus
PS. Je parle du second Wittgenstein. Mais le premier (du Tractatus) ne thématise pas l'usage comme forge du sens...
(et désolé pour les fautes)
5. Le mardi 9 février 2010, 16:38 par philalèthe
Merci de votre visite et votre post, avec lequel je suis d'accord (en vous laissant pourtant la responsabilité de l'analogie philo analytique / Wittgenstein = Komintern / Marx ).
Je ratifie cette distinction entre langage ordinaire et langage des gens ordinaires, mais reste tout de même la tâche difficile (voire impossible) de sa détermination. J'avais l'idée que les restes des délires philosophiques comme vous dites font partie du langage simple. Qui l'a donc jamais parlé ce langage-là ? On peut cependant le voir aussi bien comme le nom donné à l'idéal régulateur dans le cadre d'une dissolution des énigmes philosophiques. Il est bien possible alors que la présence dans une phrase usuelle d'un concept philosophique n'enlève alors rien à sa dimension ordinaire tant que la phrase utilisée dans un contexte donné a un sens limpide (analogiquement, dire "si Dieu le veut" ne présuppose pas une thèse théologico-métaphysique mais est l'expression d'une certaine impuissance humaine et d'une espérance humaine). J'aimerais bien vous lire un peu sur ce point, si vous avez le loisir ! Mais je n'ai peut-être pas été assez clair...
Quant aux propos que je prête à Laugier, ils se limitent à la référence à la philosophie:
"quand c'est dans la bouche d'un philosophe, c'est, selon Laugier, suivant Wittgenstein et Cavell, prêter attention aux détails de la réalité que transporte notre langage ordinaire"
Ce que vous jugez contestable d'attribuer à Wittgenstein est une idée mienne. Elle mériterait sans doute d'être discutée.
6. Le mercredi 10 février 2010, 14:12 par gus
Si je mets en contexte votre exemple : deux amis font le projet d'aller à la pêche et l'un des deux conclue le dialogue par "si dieu le veut". En faisant partie de la forme de vie occidentale actuelle (et de ce jeu de langage), on comprend qu'il n'y a là aucune thèse métaphysique. Ce n'est qu'une expression utilisée comme ritournelle sociale pour dire qql chose comme "j'espère vraiment que nous arriverons à faire notre projet". C'est un acte de langage qui vise un effet en le disant.
Par contre, quelqu'un qui tenterait d'expliquer que Dieu non seulement existe mais qu'il a en plus une volonté, et que explique ce qui arrive, sortirait du langage ordinaire.
W ne rejette pas la possibilité de croire. Mais, il insiste sur le fait que croire n'est pas savoir. Et c'est quand on essaie de faire passer pour du savoir nos croyances que l'on se met à délirer.
Il y a dans la bio écrite par Norman Malcolm, une anecdote qui me semble éclairante (et qui rejoint votre billet sur la transformation de sa démarche par les clarifications que propose W). Je la résume de mémoire (et je l'ai lu il y a longtemps). Malcolm et W avaient l'habitude de faire des ballades ensemble, lors de l'une d'entre elles, ils passent devant un kiosque à journaux et voient une manchette parlant du caractère germanique et de sa déloyauté. Malcolm acquiesce à cela et W pique une colère furieuse évoquant l'inutilité de suivre ses cours pour continuer à penser des imbécilités pareilles.
Les maladies philosophiques que vise à dissoudre le discours wittgensteinien ne passe pas par une censure de vocabulaire, c'est lorsque le langage se met à délirer en voulant donner des explications qui invoque des éléments métaphysiques, fait des hypostases. C'est un type de pensée (et de discours) qui est visé.
J'y vois une accointance avec la critique du fétichisme : au lieu d'expliquer un phénomène à partir de ce que l'on a, les pratiques des humains, on invoque une force surnaturelle, un principe métaphysique... (au passage, la critique du fétichisme, reprise de manière critique par Marx, provient de Stirner qui dit explicitement se mettre dans la ligne des cyniques grecs - en rapport avec l'autre billet et Antisthène).
Si je ne délire pas moi-même, le terme ordinaire est définitionnel, est du langage ordinaire ce qui n'est pas sophistiqué. Ce n'est pas qu'il y a un langage ordinaire, à découvrir, figé et éternel, il y a des jeux de langages qui peuvent être caractéristiquement ordinaire.
Que tout langage ordinaire repose sur des croyances, W non seulement l'accepte mais le démontre dans De la certitude. En premier lieu, nous ne savons pas (c'est impossible à prouver) mais nous ne pouvons pas non plus douter (nous ne pourrions plus agir) que la réalité existe. C'est une certitude primitive (au sens première logiquement, comme présupposition) nécessaire à toute forme de vie et à son inextricable jeu de langage. Et il y a tout un tas d'autres certitudes primitives dans notre langage (mais pas forcément toutes nécessaires, mais c'est un point qui me reste pas clair chez W). c'est le projet philosophique de donner une explication (et qui est souvent une justification) absolue de celles-ci qui relève des maladies philosophiques.
Pour résumer et conclure. Le langage est ordinaire lorsqu'il reste simple, dans l'usage social. Il n'y a pas un seul et unique langage ordinaire, il y a des jeux de langage qui répondent de ce caractère définitionnel. La démarche de clarification permet d'éviter de partir en vrille et faire des hypostases, faire passer ses croyances pour des explications... rejeter une aliénation linguistique qui fétichise des éléments qui proviennent des pratiques sociales (des formes de vie).
J'espère qu'on arrive à comprendre qql chose de de post...
7. Le mercredi 10 février 2010, 14:46 par philalèthe
Merci pour ce post très éclairant qui me paraît très bien contribuer à clarifier la question du langage ordinaire.
Concernant la manière dont Wittgenstein sauve, si on peut dire, les croyances religieuses de l'attaque sceptique en les vidant de toute portée gnoséologique, de tout contenu ontologique, leur gardant juste une sorte d'efficacité morale, ne trouvez-vous pas qu'une telle défense est en contradiction avec ce qui soude les communautés religieuses réelles, précisément un engagement ontologique, certes injustifiable rationnellement - sauf à croire à la validité des preuves de l'existence de Dieu - mais néanmoins donnant accès à un niveau transcendant de réalité ? D'où, à mes yeux, un isolement de ce défenseur-là des croyances religieuses. Il ne parle pas comme les athées mais ne fait que semblant de parler comme les croyants. Inadmissible révision à la hausse des croyances en question du point de vue de l'athée et sacrilège révision à la baisse du point de vue des croyants.
Concernant l'idée que ce que vous appelez les certitudes primitives (les gonds, les propositions non fluides - pour reprendre des expressions de Über Gewissheit - ) ne sont pas toutes nécessaires, elle est justifiée par exemple par l'idée donnée par Wittgenstein que les hommes ne sont jamais allés sur la lune. Cette hétérogénéité des certitudes primitives qui englobent autant "la Terre n'est pas apparue 5 mn avant ma naissance " que la proposition que je viens d'évoquer est une des portes ouvertes au scepticisme, au sens où cela me pousse à me demander si j'ai bien raison de dire que j'ai trouvé le roc quand j'en ai fini avec la présentation des raisons - pour reprendre une autre métaphore de Wittgenstein -.
8. Le jeudi 11 février 2010, 02:47 par gus
A mon sens, W se contente de montrer que l’on peut croire en Dieu (ou en des Dieux) sans pour autant tomber dans les maladies philosophiques qu’ils dénoncent. Ce n’est peut-être pas à proprement parler une défense des religions, et j’ai l’impression que vous avez raison sur le fait que bon nombre de croyants seraient choqués d’une telle conception. Mais les conceptions de W ne choquent pas uniquement les croyants…
Il me semble qu’il faut préciser que l’athée est un croyant, il croit que dieu n’existe pas. Et il est aussi « bousculé » par W.
J’ai tendance à voir dans le second W un agnostique, mais c’est possible que je tire l’interprétation vers mes propres convictions à ce propos.
Cependant, je pense qu’il faut vraiment prendre au sérieux que W propose des clarifications en vue d’une manière de vivre assagie, libérée d’hypostases qui prennent le pouvoir sur nos vies. Dans ce processus de clarification, il ne condamne pas les croyances religieuses ou mystiques comme incompatibles avec un langage simple ou ordinaire. Cet ordinaire du langage se situe à mon sens à un niveau « grammatical » et non pas sociologique. En ce sens, il me semble que W pose des éléments pour dire qu’il y a une pluralité de jeux de langage possibles (et de formes de vie concomitantes), qui peuvent être incompatibles entre eux (au moins sous l'aspect de leurs divergences - penser à lorsqu’il dit que la discussion entre un croyant et un athée tournerait court), mais qui seraient tous de l’ordre de l’ordinaire.
Ce caractère ordinaire n’est pas un dénuement ontologique. Par exemple son historiette sur le tas de bois, où il imagine une forme de vie où le prix du bois n’est pas établie selon son volume mais selon sa surface (en m2 et non en m3), montre l’engagement ontologique d’une forme ordinaire de langage. C’est bien une manière de concevoir la façon d’être que d’établir de telle ou telle façon le prix du tas de bois. C’est lorsque l’on tente de donner une explication absolue à une manière de concevoir le monde que le langage s’autonomise de sa pratique et s’enivre de lui-même.
Sur l’expression certitudes primitives, je reprends le terme de mon (ex) prof K. Mulligan, qui utilise un texte d’Ortega y Gasset pour identifier les croyances-gonds du langage à cette expression de certitudes primitives.
Je n’ai pas le texte français De la certitude sous la main, mais l’anglais. Je suis allé farfouiller dedans car je n’interprète pas que la proposition que personne ne soit allé sur la lune soit une certitude-gond. Au contraire.

§108. "But is there then no objective truth ? Isn't it true, or false, that someone has been on the moon?" If we are thinking within our system, then it is certain that no one has ever been on the moon. Not merely is nothing of the sort ever seriously reported to us by reasonable people, but our whole system of physics forbids us to believe it. For this demands answers to the questions "How did he overcome the force of gravity?" "How could he live without an atmosphere.?" and a thousand others which could not be answered. But suppose that instead of all these answers we met the reply: "We don't know how one gets to the moon, but those who get there know at once that they are there; and even you can't explain everything." We should feel ourselves intellectually very distant from someone who said this.
Tel que je comprend ce §108, W nous dit qu’une proposition à propos d’un fait a une valeur de vérité dans un jeu de langage donné. Dans notre jeu (our system) nous savons que personne n’a été sur la lune. Et une personne qui soutiendrait qu’il est le cas que qql y est allé sans pouvoir l’expliquer nous paraîtrait étrange, « dérangée ». Car une telle proposition n’est pas une certitude primitive – dont on ne peut pas donner d’explication, ou de justification – mais bien une proposition pour laquelle on peut donner une explication. D’ailleurs, W le précise plus loin :
§171. A principal ground for Moore to assume that he never was on the moon is that no one ever was on the moon or could come there; and this we believe on grounds of what we learn.
On est certain que personne n’a été sur la lune, car nous savons, nous avons appris que n’avons pas (à l’époque) les moyens techniques pour y aller (vaincre la gravité). Et ce fait a changé en 1969. Rien d’inébranlable donc. Ce qui semble être un gond, c’est que je suis certain de ne jamais être allé sur la lune (moi, tout comme W).
§111. "I know that I have never been on the moon." That sounds quite different in the circumstances which actually hold, to the way it would sound if a good many men had been on the moon, and some perhaps without knowing it. In this case one could give grounds for this knowledge. Is there not a relationship here similar to that between the general rule of multiplying and particular multiplications that have been carried out ? I want to say: my not having been on the moon is as sure a thing for me as any grounds I could give for it.
Cela sonne assez différemment de la certitude que personne ne soit allé sur la lune, nous dit W. Et oui, aucunement besoin de motif fondant cette certitude. En douter ne semble même pas vraiment possible.
§226. Can I give the supposition that I have ever been on the moon any serious consideration at all ?
Et c’est l’impossibilité de douter à leur propos - dans le cadre d’une attitude saine au sein de la communauté linguistique, i.e. qql qui doute que la réalité existe, ou qui se demande s’il est allé ou non sur la lune… tombe dans la catégorie des gens bizarres, pour pas dire fous… ou philosophes - qui caractérise les certitudes primitives. Alors que les certitudes sur les faits, des propositions à contenu épistémiques, peuvent être mises en doute.
En ceci, cela ferme la porte aux sceptiques. Leur attitude n’est pas consistante pour vivre. Comment vivre en doutant de l’existence de la réalité, peut-on faire un pas avec ce doute ? Le sceptique se retrouve dans une posture sophistiquée incapable de vivre en respectant son principe de doute.
Et telle que je la comprends, la discussion de W est bien pour montrer plutôt que la pratique incorpore des présuppositions, est une mise en acte ipso facto de certitudes primitives, ou pour le dire comme Hadot (et les marxiens) une praxis. Car en fait, dans la pratique, nous ne nous répétons pas à chaque pas que nous somme persuadé que la réalité existe. Mais marcher implique au niveau logique de présupposer l’existence de la réalité, de le croire dans nos attitudes, notre agir (§204).
§404. I want to say: it's not that on some points men know the truth with perfect certainty. No: perfect certainty is only a matter of their attitude.
La certitude que le monde a une durée historique, qu’il ne s’est pas créé 5 mn avant notre naissance, est du même ordre. Mais là, un problème reste pour moi ouvert : la présupposition réaliste est nécessaire à toute forme de vie, on ne peut vivre sans croire être dans le monde, mais par contre est-il tout aussi nécessaire de croire à sa durée historique ? Ne peut-on imaginer une forme de vie qui aurait la certitude primitive que le monde se crée à la naissance de chacun de ses membres ? Ca parait étrange, mais est-ce vraiment inimaginable ? Et d’autres certitudes de notre communauté linguistiques paraissent plus facilement avoir des alternatives. Nous sommes persuadés d’avoir des mères et des pères, mais il existe des peuplades où le lien de causalité entre la sexualité et l’enfantement n’est pas une certitude primitive. Il n’y pas à proprement parler de père biologique (mais il y a une parenté sociale – nous identifions parentés biologiques et sociales, ce n’est pas le cas dans nombre d’ethnies).
En reprenant le texte, j’ai trouvé un § où W est clair sur le fait que les certitudes primitives ne sont pas toutes nécessaires.
§284. People have killed animals since the earliest times, used the fur, bones etc. etc. for various purposes; they have counted definitely on finding similar parts in any similar beast.
They have always learnt from experience; and we can see from their actions that they believe certain things definitely, whether they express this belief or not. By this I naturally do not want to say that men should behave like this, but only that they do behave like this.
Autrement dit, W ne pense pas que les certitudes primitives, ou au moins certaines d’entre elles, soient le fruit d’un déterminisme historique strict. Il y a une pluralité de jeu de langage possible fondés sur des certitudes primitives divergentes. De fait, l’ethnologie a montré que c’est non seulement possible, mais qu’il y a des cas. Mais cela n’est-il pas au moins en tension avec le caractère inébranlable (§86 & 103) que W prête aux certitudes primitives, ces croyances dont on ne peut douter raisonnablement ? Il me semble qu’il y a là, effectivement comme vous le remarquez, qql chose comme une tension… Le thème de l’hétérogénéité des certitudes primitives mérite d’être encore creusé, ou bêché…
9. Le jeudi 11 février 2010, 16:48 par philalèthe
Merci beaucoup pour votre post très éclairant.
Il me fait réagir sur plusieurs points. Je suivrai votre ordre.
1) Concernant les croyances de l'athée, il va de soi qu'il en a si on définit croire par tenir pour vrai. Mais qui n'en a pas alors ? Si on entend par croire tenir pour vrai sans justification, on doit se demander si la condition de la rationalité de la proposition "Dieu n'existe pas" vient de ce qu'on est rationnellement obligé d'y croire ou de ce qu'on n'est pas rationnellement obligé de ne pas y croire. Dans le premier cas, j'accorde que la croyance de l'athée n'est pas rationnelle (à la différence de la croyance dans la vérité du théorème de Pythagore) ; mais dans le second, elle l'est car rien ne m'oblige à croire que "Dieu n'existe pas" est une proposition fausse.
2) Concernant le mysticisme, je ne peux pas le sauver sans un engagement ontologique reconnaissant la réalité d'un être transcendant auquel le mystique s'unit (et non pas croit s'unir). Adoptant ce que je juge pour l'instant être la perspective wittgensteinienne sur ces questions, je peux identifier le discours mystique à des phrases pourvues d'une fonction expressive mais dépourvues de toute référence (je ne parlerai donc de dénuement ontologique - l'expression est heureuse - que dans le cadre d'expressions faisant ordinairement référence à des entités non situables dans l'espace / temps comme Dieu mais révisées à la baisse quant à leur portée ontologique ).
3) Je vous serais très reconnaissant si vous pouviez me donner la référence du texte d'Ortega. Merci.
4) Je vous donne raison concernant la distinction que vous faites entre "les hommes ne sont jamais allés sur la lune" et "je n'y suis jamais allé". Une remarque cependant concernant 171 : Wittgenstein a éprouvé le besoin de souligner "konnte" traduit par "could"et "pourrait". Cela suggère qu'il y a vu une impossibilité empirique absolue, mais dans la mesure où la proposition est explicable sur la base d'un savoir , c'est incontestable qu'elle ne peut pas prétendre au titre de "certitudes primitives".
5) Pourriez-vous expliciter votre raccourci "Hadot (et les marxiens)" ?
6) Peut-on parler de certitudes primitives quand on se réfère à des propositions que le sujet n'a conscience d'avoir que quand il rencontre un philosophe sceptique ("je ne suis pas sûr que mes parents soient bel et bien mes parents mais je suis absolument certain que j'ai des parents !") ? La pratique est-elle une mise en acte de certitudes primitives ? Cela suggère comme une antériorité psycho-chronologique des certitudes par rapport à la pratique alors que ces "certitudes primitives" naissent après la pratique et ne l'expliquent pas (elle est expliquée par la pratique elle-même, l'imitation, le dressage, le training et des certitudes non-primitives). Il ne faut pas que les certitudes primitives se substituent aux règles dans le compte-rendu qu'on fait de la régularité des pratiques. Mais je pense qu'au fond vous êtes d'accord là-dessus.
7) Je ne lis pas 284 comme vous. À mes yeux le passage porte sur les connaissances induites et non sur les certitudes primitives. Il établit aussi une relation entre ces connaissances induites et une forme de vie (d'où la contingence de ces connaissances qui ne sont nécessaires que relativement à la forme de vie de ces chasseurs, ce qui ne revient pas à dire que la réalité à laquelle se réfèrent ces connaissances n'existe que pour eux - c'est un point que j'aimerais clarifier : dans quelle mesure on peut défendre un engagement réaliste dans le cadre de la seconde philosophie de Wittgenstein ?-). La certitude de l'induction ne se dit pas mais se montre dans la pratique.
10. Le lundi 15 février 2010, 12:15 par gus
Salut,
Je vous remercie également de prendre le temps de la discussion.
Sur 1) Il me semble que l’a-thée affirme que dieu n’existe pas. La seconde variante que vous proposez me parait revenir à une suspension (ou une absence) de croyance (et du discours qui va avec), autrement dit une a-gnose. Je pense qu’il y a une différence entre s’affirmer être sans dieu et s’en tenir à ce qu’on ne peut rien dire de sûr à ce propos (ne pas croire ni que dieu existe ni que dieu n’existe pas). Votre proposition me semble rejoindre une posture agnostique et non pas athée. Ceci dit, il y a différentes façons de justifier son athéisme (croyance à la science / croyance à l’irréductibilité de la liberté de l’individu, p.ex.), et de vivre son agnosticisme (notamment, plus ou moins ouvert au mysticisme), tout comme sa religion…
Sur 2) Le problème que vous posez à W me semble pertinent, et je ne suis pas sur de savoir y répondre… je lance quand même qqles vagues pistes. Badiou dans son cours sur le Tractatus montre qu’en délimitant le champ du dicible, W crée en creux l’espace de l’indicible dont le mystique.
Comme je le comprends, pour W le mystique ne se dit pas mais se ressent simplement et un discours à son propos se limite à montrer (l’éthique et l’esthétique sont une seule chose). A travers l’œuvre artistique, l’artiste peut montrer des éléments mystiques qui enjoignent à une éthique, une manière de se comporter envers la vie, éléments que celui qui regarde ce montrer (mais cela peut être de l’écrit ou de la musique…) peut ressentir.
W affirme dans le Tractatus que l’éthique et l’esthétique sont transcendantales, elles ne disent pas comment est le monde mais amène à toucher au mystique de l’existence de ce monde (que le monde soit). A mon sens, la coupure avec ce « premier » W dans la suite est qu’il ne soutient plus cette thèse de transcendance, qu’il attribuait également à la logique (la forme logique reflète la structure du monde dans nos pensées-images). Et ceci reposait sur des présupposés métaphysiques qu’il démonte dans les Investigations (notamment la croyance que chaque mot correspond une chose, que le substantif renvoie à une essence). Cela ne « tue » pas la possibilité du mysticisme, mais réduit sa portée. D’autant plus, quand dans De la certitude il montre que l’existence du monde n’est finalement qu’une croyance de base. Reste que cette certitude primitive n’est pas arbitraire – on ne peut pas ne pas y croire en vivant -, ce qui fait que cela reste tout de même un mystère.
Mais il est juste que les mystiques en général ne se contentent pas d’une thèse de ce genre et ont fortement tendance à affirmer la vérité de leur ressenti mystique…
3) C’est un passage d’Idées et croyances (mais cela remonte à trop longtemps pour me souvenir où se situe le passage dans le texte).
4) Nous sommes d’accord sur le point central. Ce que vous signalez est effectivement troublant, W semble dire qu’il est impossible à un homme d’aller sur la lune. Et ça parait bizarre qu’il ait cru dans les années 50 en étant à Cambridge à une impossibilité stricte de développer des moyens techniques d’y aller à l’avenir. Je me suis demandé s’il ne voulait pas dire que l’homme sans aide technique ne pouvait pas aller sur la lune, ce qui reviendrait à dire que l’homme ne peut pas voler. Mais cela semble biscornu… cette phrase reste un peu mystérieuse pour moi…
5) C’est plutôt un signalement. Hadot parle de praxis à propos de la conception de W (c’est dans un de vos billets). A ma connaissance W n’a lui-même pas utilisé ce terme, mais ça me parait effectivement pertinent. Et « parallèlement » (sans que ce soit tout à fait clair si ce sont des parallèles euclidiennes ou non-euclidiennes), des exégètes de Marx ont abondamment parlé de praxis (Gramsci notamment). J’ai utilisé le terme de marxiens, pour distinguer du marxisme orthodoxe qui a donné une interprétation de Marx très matérialiste et mécaniste, où la praxis était occultée ou au mieux « aplatie » à un déterminisme matérialiste sans qu’il y reste beaucoup de théorie en acte. Et sans identifier (égaliser) les discours, il y a un voisinage de régions explorées autour de la praxis entre W et Marx (et certains de ses exégètes).
C’est vrai que mis comme ça entre ( ), c’était assez énigmatique (et ça mériterait discussion et comparaison de textes pour clarifier et asseoir ce que j’avance…).
Sur 6). §509. I really want to say that a language-game is only possible if one trusts something (I did not say "can trust something").
En fait, non au fond je ne suis pas d’accord. La « trouvaille » de De la certitude, c’est que certaines propositions qui ont l’apparence superficielle d’être empiriques et épistémiques ne le sont pas. Autrement dit, elles ne font pas partie de la partie vive du langage, elles sont dans la structure qui encadre le flot linguistique. Elles sont des règles grammaticales. On a vu que ces certitudes fondamentales ne sont pas un savoir, mais une croyance.
§401. I want to say: propositions of the form of empirical propositions, and not only propositions of logic, form the foundation of all operating with thoughts (with language).
Il faut avoir en tête que les règles grammaticales ne se présentent pas forcément comme telles de manière évidente. Le mètre-étalon se présente comme un objet à première vue, mais il est en fait une règle grammaticale du jeu du langage de la mesure, celui que l’on ne peut pas mesurer mais qui permet la mesure.
Mais d’où proviennent ces certitudes primitives ? Là je pense qu’il y a plusieurs sources (et cela est lié à la question de leur hétérogénéité évoquée dans nos posts précédents).
La « première » certitude basique que l’on a c’est que « je vis ». Et que je vis dans une réalité, et que ce vivre est pratique, des relations avec des choses, et que ces choses sont différentes de moi… Difficile de donner un statut à ces certitudes, W a des passages où il les rapproche de quelque chose de l’ordre de l’instinctif, mais en même temps elles sont d’ordre logiques. Des exégètes parlent d’anthropo-logique, ça me semble assez bien vue (Laugier doit d’ailleurs faire partie de ces exégètes si je ne m’abuse). Vivre génère un certain nombre de certitudes primitives qui règlent ce vivre.
Il y a ensuite des certitudes acquises, mais jamais par la raison, toujours dans une pratique, un dressage aux règles (ou training, imitation…). Et tant que ces règles non pas été incorporées par le sujet, il n’a pas un comportement adéquat, selon les critères de sa communauté. Mais ceci n’explique pas les règles, cela les impose.
A un niveau synchronique – quand on observe les pratiques -, il me semble qu’il y a effectivement, dans l’analyse de W, une antériorité des certitudes qui règlent les activités. Elle s’incarne dans un psychologique, mais leur existence fondamentale est de l’ordre du social. Car elles règlent les pratiques de ceux qui les portent, mais une grande partie d’entre elles sont transmises socialement. Elles perdurent dans le social (et je pense notamment par leur répétition dans le langage et en acte). A la différence des pragmatistes qui vont vers les pratiques – une pensée est élaborée en vue d’être utile dans le champ des pratiques sociales -, W part des pratiques et y retourne – une pensée s’appuie sur des certitudes socialement imposées et les reproduit implicitement dans les relations sociales -.
Au niveau diachronique, l’émergence des certitudes se passe aussi dans la vie, et c’est ce point qui me semble en jeu au § 284…
Sur 7) votre lecture de §284 se tient et me fait douter de ma lecture, sauf que W parle d’un processus historique qui abouti à des « croyances définitives » - from their actions that they believe certain things definitely - à propos de similarités entre des êtres particuliers. A mon sens, W parle ici d’une histoire naturelle (une sorte d’anthropogenèse) des certitudes primitives. Il y a d’autres passages où il parle de sédimentation de morceaux de langage qui deviennent des certitudes.
8) « dans quelle mesure on peut défendre un engagement réaliste dans le cadre de la seconde philosophie de Wittgenstein ? »
Question épineuse où les exégètes ne sont pas d’accord et elle mérite(rait) un travail précis pour donner une réponse argumentée. Je ne peux pas le faire et je vais être plus lapidaire…
A mon sens, se poser la question de la relation entre notre langage et la réalité revient à vouloir prendre un point de vue divin hors du langage pour observer cette relation. Et ça W montre sans ambiguïté que c’est absurde. Les limites de mon langage sont les limites de mon monde. En sortir, me laisserait sans voix. Les métalangages ne sont en fait que des simulacres de sortie, ils font encore partie du langage qu’ils décrivent. Derrière ce point, il y a l’argument que pour comprendre un langage, et a fortiori pour l’analyser, il faut maîtriser ce jeu de langage, être de sa forme de vie. Quand Tarsky dit que « « It’s raining on london » est vrai si et seulement si il pleut sur londres, (en date et lieu déterminés), dans le langage du locuteur. », il doit comprendre le langage du locuteur, pas seulement cette phrase mais tout le jeu qui va avec, notamment son ontologie (pour savoir ce que ce signifie raining, ce qu’indique london). Autrement dit, ce n’est pas une analyse dans un métalangage, mais plutôt une périphrase. Si on ne comprend pas le langage, on ne peut pas dire que la phrase correspond au fait qu’il pleuve. La correspondance entre langage et réalité ne peut pas se soutenir de l’intérieur du langage – elle n’est alors qu’un présupposé métaphysique improuvable -, ni se soutenir de l’extérieur du langage, puisqu’on ne peut en sortir.
La thèse réaliste d’une correspondance isomorphique entre langage et réalité est donc une thèse métaphysique. En suivant le W des investigations, on ne peut se prononcer sur cette correspondance. Mais votre question portait sur un « engagement réaliste », ce qui est différent que soutenir la thèse réaliste.
Le début des investigations (ou recherches) montre que la réflexion sur le langage qui présuppose implicitement que le problème est la dénomination d’un objet, comme s’il était déjà constitué comme tel par la réalité, est à coté de la plaque. C’est la pratique qui va ontologiser, découper le réel et accorder des statuts aux morceaux pour en faire tel ou tel objet. Il y a un processus pratique qui va accrocher les étiquettes de mots sur des choses. Sans l’aide du langage, il y a une inscrutabilité ontologique (l’expression est de Quine, mais l’idée me semble pouvoir être attribuée à W). Le langage institue une manière de voir le monde.
Les conventions sur les significations sont arbitraires (au sens philosophique de non nécessaires) pour une bonne part, mais certaines sont nécessaires, contraintes par l’environnement, à un niveau disons naturel. Mais il y a aussi une part de contrainte d’ordre historico-social. L’accent porté sur le contexte pour saisir le sens n’est à mon avis pas seulement dans une dimension usuelle de comprendre un dialogue en situation, c’est aussi introduire une part de réel dans la production du sens au niveau historique (ou diachronique). Un réel qui est en partie indépendant des hommes, et une part de réalité socialement construite (que les hommes s’imposent à eux-mêmes, pas forcément de manière consciente). Un jeu de langage qui serait par trop « irréaliste » serait mis en échec. Cette contrainte n’est pas une détermination au sens strict ; le flou de bon nombre de nos expressions, la pluralité des jeux de langages sont l’indice d’une souplesse de ce rapport.
En somme, je vois un certain « engagement réaliste » dans la conception du langage chez W2, mais dont la teneur exacte ne peut être qu’opaque. Et il me parait important de souligner qu’une partie non négligeable correspond à un engagement vis-à-vis d’une réalité socialement construite.
11. Le mercredi 17 février 2010, 11:32 par philalèthe
Merci d'abord d'avoir pris le temps d'écrire ce post.
1) Si on demande à l'athée comment il justifie sa croyance que Dieu n'existe pas, il peut répondre que son inexistence est déductible de principes de base indiscutables (il est rationnellement obligé d'y croire, la perspective est fondationnaliste). Il peut aussi défendre que rien de ce qui est de l'ordre du savoir ne l'oblige à croire que Dieu existe ; il n'est pas agnostique, il juge seulement que la croyance dans l'athéisme, n'étant pas clairement interdite, est permise (elle est rationnelle parce que son irrationalité n'est pas mise en évidence). Certes on n'exclut pas qu'elle puisse l'être, d'où peut-être votre objection.
2) Il y a au moins deux interprétations de la référence au mysticisme dans le Tractatus. Selon l'interprétation "austère" du non-sens récemment reprise à Cora Diamond par Sandra Laugier dans Les sens de l'usage, les phrases qui sont des non-sens ne peuvent pas "indiquer quelque chose de ce qui ne peut être dit" (p.51). "Il n'y a pas d'intermédiaire entre la pensée et le galimatias" (p.49), position commune à W. et à Frege. "Il faut noter aussi que le montrer et le voir (...) s'ils ne sont pas de l'ordre de la connaissance (scientifique), n'ont rien à voir avec une révélation ou une intuition, malgré la séduction des discours sur le Mystique. Il s'agit d'éveiller une capacité à voir ce qui est sous nos yeux, pas hors du monde." (p.57). À cette conception "austère" du non-sens s'oppose une conception positive, "substantielle" du non-sens qui identifie un certain non-sens à "un non-sens intéressant, utile", qui pourrait "indiquer quelque chose de ce qui ne peut être dit". Interpréter le non-sens des énoncés du Tractatus de cette manière conduit à ne pas prendre au sérieux "la radicalité antimétaphysique" (p.63) de W. dès le Tractatus. D'après ce que vous écrivez, vous semblez - et Badiou aussi - adopter interprétation substantielle du non-sens. Or, sur ce point, je doute.
3) Merci pour la référence à Ortega y Gasset.
4) Réflexion faite, je crois qu'il ne vaut mieux pas qualifier certitude de primitive d'abord parce que sauf à me tromper - je n'ai pas systématiquement vérifié - W. n'emploie pas le mot (primitive Gewissheit ?) dans Über Gewissheit, la référence au Grund, au Fundament, elle ne manquant pas (fondement qu'il faut cependant définir dans une perspective non fondationnaliste bien sûr) -, ensuite parce que l'adjectif donne une homogénéité à un ensemble de certitudes dont W.explore et interroge la diversité. Ceci dit, si on veut un adjectif, "fondamental" me paraît plus conforme à la lettre du texte (cf par exemple 512)
5) Concernant la pratique, Marx et W., je suis spontané porté à dire que W. enracine plus que Marx la pratique dans le biologique (on devrait pouvoir mobiliser sur ce point l'évolutionnisme pour rendre compte de la nature humaine à laquelle W. se réfère). Certes W. est attentif aux usages mais dans le prolongement de la nature (la nature humaine limite les usages possibles).
6) Je suis à peu près d'accord avec ce que vous écrivez ici ; dans ma remarque je voulais prendre au sérieux la référence à Goethe "au commencement était l'action" et écarter clairement toute identification de la certitude (fondamentale) à un axiome mathématique (même si les axiomes doivent bien reposer sur des certitudes de ce type). Concernant la transmission sociale des pratiques, les fameuses certitudes ne sont pas dites (le prof de piano ne dit pas à l'élève "commençons par le commencement : ces deux choses sont mes mains etc").
7) sur 284, vous me faites douter. Pour clarifier le point, il faudrait clarifier la relation entre l'expérience (die Erfahrung) et la certitude fondamentale. En effet 284 se référe à qqch qui est appris de l'expérience ("aus der Erfahrung gelernt").
8) Merci pour cette clarification. C'est clair qu'on ne peut pas attendre de lui une thèse métaphysique (réaliste ou non). Dans De la certitude, on trouve des expressions clairement réalistes comme par exemple en 552:
" Même s'il est vrai qu'on ne le dit pas, n'en est-il pas moins ainsi ?"
Ce n'est pas anodin car W. a souligné est (ist).
J'interprète dans le même sens 594 et 595 :
"594. Mon nom est "L.W.". Et si quelqu'un contestait cela, je le relierais aussitôt à d'innombrables choses qui le rendent certain.
595 "Toutefois je peux m'imaginer quelqu'un qui fait tous les ces liens sans pour cela qu'ils ne correspondent à la réalité. Pourquoi ne serais-je pas dans un cas similaire ?"
Lorsque je m'imagine une telle personne, je m'imagine également une réalité (eine Realität), un monde (eine Welt) qui l'entoure ; et la manière dont lui, pense (et parle) en contradiction avec ce monde (dieser Welt zuwider) ."
À noter que la dernière expression s'engage en faveur d'un accord entre ce qui est dit et le monde (ce n'est pas une thèse métaphysique mais une expression ordinaire dont on ne peut sans doute pas se défaire même si on ne soutient pas la thèse de la vérité-correspondance).
En revanche 609-610-611 sont "anti-réalistes" et encouragent une interprétation relativiste. Ceci dit on peut bien dire que dans certaines situations la réalité départage, dans d'autres non.
12. Le mercredi 17 février 2010, 18:59 par gus
Sur 1) mon propos ne portait pas sur sa justification mais sur le fait que l’athée croit que non-existence de Dieu.
2) oui, en l’état de ma compréhension, je suis plutôt « old school » sur ce point. Mais peut-être est-ce parce que je n’ai pas bien compris la thèse des « news » wittgensteiniens. Il me semble tout de même qu’il y a une rupture entre le W du Tractatus et la suite de son œuvre. Son intro des Investigations où il cible explicitement l’auteur du Tractatus me conforte là-dessus.
Dans ce que je ne comprends pas dans l’interprétation d’un seul W anti-métaphysique radical, il y a notamment comment cette interprétation se dépatouille des points du Tractatus où W dit que, non seulement la logique est transcendantale (ce qui me semble déjà une thèse métaphysique, un discours sur la nature du rapport entre langage et réalité), mais aussi – cela concerne plus précisément notre propos sur ce point – que l’éthique et l’esthétique sont transcendantales.
6.421 It is clear that ethics cannot be put into words. Ethics is transcendental. (Ethics and aesthetics are one and the same.)
Sur « les phrases qui sont des non-sens ne peuvent pas "indiquer quelque chose de ce qui ne peut être dit" ». Oui les phrases qui sont des non-sens n’indiquent rien. Mais ce n’est pas là tout le hors sens. La logique en elle-même n’a pas de signification, elle est une condition de possibilité du sens, elle est la structure, la mise en forme qui permet l’articulation de la signification des mots.
Les tautologies et contradictions (4.46 et ss) ne sont pas des non-sens, mais pourtant elles ne représentent rien dans le monde. Elles ont un certain « manque de sens », elles montrent qu’elles ne disent rien. A strictement parler, elles n’ont pas non plus de sens. Et les propositions de la logique sont des tautologies (6.1). Elles sont les limites, les cas extrêmes du langage.
4.461 Propositions show what they say; tautologies and contradictions
show that they say nothing. A tautology has no truth-conditions, since
it is unconditionally true: and a contradiction is true on no condition.
Tautologies and contradictions lack sense. (Like a point from which two
arrows go out in opposite directions to one another.) (For example, I
know nothing about the weather when I know that it is either raining or
not raining.)
4.462 Tautologies and contradictions are not pictures of reality. They
do not represent any possible situations. For the former admit all
possible situations, and latter none. In a tautology the conditions of
agreement with the world--the representational relations--cancel one
another, so that it does not stand in any representational relation to
reality.
Parler du langage n’est-il pas alors indiquer ce qui est la limite entre sens et non sens, mais où cette frontière elle-même n’est ni dans le monde - et dans le sens qu’on lui donne par nos représentations propositionnelles -, ni dans le non-sens ? Ce point aveugle qui est source structurante de la vision ?
6.13 Logic is not a body of doctrine, but a mirror-image of the world.
Logic is transcendental.
Lorsque W se demande où peut se trouver le sujet métaphysique, il répond que la situation est similaire à la vision dans laquelle ne se trouve pas l’œil qui voit.
5.633 Where in the world is a metaphysical subject to be found? You will
say that this is exactly like the case of the eye and the visual field.
But really you do not see the eye. And nothing in the visual field
allows you to infer that it is seen by an eye.
Rien dans le monde ne permet d’inférer le sujet métaphysique, autrement dit on ne peut pas en parler de manière empirique, le discours scientifique parle d’autre chose que de ce sujet métaphysique. Mais pour autant, ne peut-on rien n’indiquer à son propos ? Ce que l’on dit du monde, nos propositions qui correspondent à des états de faits, ne peut pas être a priori. Mais le sujet métaphysique semble bien être une condition de possibilité nécessaire de la vie, du monde comme mon monde. Il en est sa limite.
5.641 Thus there really is a sense in which philosophy can talk
about the self in a non-psychological way. What brings the self into
philosophy is the fact that 'the world is my world'. The philosophical
self is not the human being, not the human body, or the human soul, with
which psychology deals, but rather the metaphysical subject, the limit
of the world--not a part of it.
L’éthique et l’esthétique ne montrent-elles pas cette transcendance vers ce « point aveugle » de la vie qu’est le mystique, non pas comment est le monde, mais que le monde soit – en se souvenant que le monde est la vie, et que le monde est mon monde - ? Le mystique, pour le W du Tractatus, n’est-il pas cette fine frontière entre sens et non sens à propos de la vie, la condition de possibilité de donner sens à sa vie via une éthique qui se montre dans l’esthétique ?
6.522 There are, indeed, things that cannot be put into words. They make
themselves manifest. They are what is mystical.
En somme, j'ai bien du mal effectivement à prendre au sérieux que le Tractatus soit une oeuvre anti-métaphysique, et que le W de cette époque rejette le mystique.
Sur 4) oui, le qualificatif primitive est une importation made in Ortega y Gasset. Mais le terme est à comprendre dans un sens logique, ce qui fait qu’il est quasi synonyme de fondamentale. Et oui aussi, subsumer les certitudes sous ce terme tend à les homogénéiser, mais le même problème se pose en les nommant certitudes fondamentales… Il faut se battre contre cette tendance à trop homogénéiser (une tendance qui amène aux erreurs typiques de la philo selon W), mais elles ont aussi un caractère commun qui autorise à les regrouper sous un terme unique… Ceci dit, peut-être est-ce plus clair avec le mot fondamental, mais il offre aussi le flanc à un contresens fondationnaliste…
Sur 5), humm… Je pense que W est très « prudent » (et c'est plutôt un euphémisme) vis-à-vis de la portée des sciences, y c. l’évolutionnisme de Darwin (Cf. Tractatus 4.1121 – 4.1122). Tel que je le comprends, le sens en jeu dans la praxis est irréductible à une description purement empirique – on ne comprend rien à un match de foot, si on se limite aux mouvement physiques des joueurs, le sens émerge de la grammaire du jeu -.
De l’autre coté, et même si je « milite » contre les lectures purement matérialistes de Marx, il ne met pas la part de matérialité physique hors-jeu de l’existence. P.ex. sur la question de la praxis de l’exploitation, il montre que le travail abstrait est la forme fétichisée, à travers ou par la grammaire de l’économie, du travail concret, qui est, sans s’y réduire, une dépense d’énergie du corps au travail. Et de manière (très, trop?) lapidaire, c’est là que, pour Marx, se situe une source des contradictions propres au capitalisme : l’irréductibilité de ce donné, qui a des aspects notamment physiques ou biologiques, que tente d’arraisonner la logique du capital (p.ex. le taux d’exploitation bute sur des limites physiques en terme de temps – extension en heures de l’exploitation – et en terme de force – intensification de la productivité du travail -, au-delà desquelles le travailleur ne résiste pas physiologiquement (et psychologiquement comme le montre le taux de dépression liées au travail).).

Pour aller plus loin sur la question il faudrait mobiliser un gros travail que je ne puis faire là...
Sur 6) oui, d’accord avec ce que vous dites. J’ajoute tout de même que l’apprentissage commence dans l’action, mais il y une différence entre le moment où on commence à apprendre, et le moment où une pratique est devenue un savoir-faire incarné – savoir faire du vélo, ou du ski, p.ex -.
7) ma remarque précédente me semble la piste…
8) oui. Je crois qu’avec ce point je peux « boucler » avec le début de notre conversation. A mon sens, la différence entre « l’engagement réaliste » des § 594-595 et l’antiréalisme des § 609-610-611, auquel j’ajouterais le § précédent 608 qui livre le sujet mis en discussion - à savoir si la physique est un bon fondement à mon action -, cette différence se situe entre langage ordinaire - au sens d’une qualité qui concerne sa grammaire (ce qui était ma réponse à votre question au début de la conversation) – et le langage non ordinaire, sophistiqué, (en tirant le trait) le fétichisme linguistique hypostasiant des illusions métaphysiques (le scientiste joue le même rôle pour notre civilisation que l’oracle dans une (autre) forme de vie animiste).
13. Le jeudi 18 février 2010, 16:46 par philalèthe
Merci beaucoup de ces remarques éclairantes.

jeudi 17 décembre 2009

Le rêve matérialiste d'un communiste.

" Que se passait-il dans le cerveau du Nº1 ? Il (il s'agit de Roubachof, le personnage principal) se représentait une coupe de ce cerveau, soigneusement peinte en gris à l'aquarelle sur une feuille de papier fixée avec des punaises sur une planche à dessin. Les circonvolutions de la matière grise s'enflaient comme des entrailles, s'enroulaient les unes sur les autres comme des serpents musculeux, s'estompaient comme la spirale des nébuleuses sur des cartes astronomiques...Que se passait-il dans les renflements de ces grises circonvolutions ? On savait tout des lointaines nébuleuses, mais sur elles on ne savait rien. Telle était sans doute la raison pour laquelle l'Histoire était un oracle plutôt qu'une science. Plus tard, peut-être, beaucoup plus tard, on l'enseignerait au moyen de tables statistiques auxquelles s'ajouteraient de pareilles coupes anatomiques. Le professeur dessinerait au tableau une formule algébrique représentant les conditions de vie des masses d'un pays donné à une époque donnée : "Citoyens, voici les facteurs objectifs qui ont conditionné ce processus historique." Et, montrant de sa règle un paysage brumeux et grisâtre entre le second et le troisième lobe du cerveau du Nº1 : "Et maintenant, voici l'image subjective de ces facteurs. C'est elle qui pendant le second quart du XXe siècle a conduit au triomphe du principe totalitaire." Tant qu'on n'en serait pas là, la politique ne serait jamais qu'un dilettantisme sanglant, que pure superstition et magie noire..." (Arthur Koestler Le zéro et l'infini 1945 trad. Jérôme Jenatton)
C'est un rêve réductionniste : l'histoire est réduite à la psychologie qui est réduite à la neurologie, plus exactement à une sorte de neuro-économie (pas au sens où on l'entend aujourd'hui - étude des conditionnements neurologiques de l'économie - mais au sens d'étude des conditionnements économiques de la neurologie).
Le matérialisme expliquera alors les méfaits du communisme réel.
Marx distinguait l'histoire de la préhistoire ("La préhistoire de l'homme s'achève" Contribution à la critique de l'économie politique 1859)
La même opposition est reprise ici mais contre certains de ceux qui ont prétendu l'incarner politiquement.

Commentaires

1. Le vendredi 18 décembre 2009, 12:37 par Pik
C'est intéressant.
Sur le sujet des implications philosophiques d'une position particlulière qui sera confirmée ou infirmée par la science, mais dans un autre registre, il y a un minuscule passage dans T. Honderich, "Etes vous libre? Le problème du déterminisme", àla fin du chapitre 11, et qui renvoit à un autre de ses livres (Conservatism), qui dit la chose suivante :
Le déterminisme philosophique intransigeant laisse entrevoir certaines conséquences sur les directions politiques classiques. Si la droite met en avant le mérite des personnes et la gauche le besoin des personnes, il faut clairement revoir sa position vers la gauche de ce point de vue là, étant donné que mérite et culpabilité n'ont plus de base dans cette philosophie.
Pour le coup le philosophe est loin d'être antique, mais j'ai trouvé l'analogie intéressante...
2. Le samedi 19 décembre 2009, 16:51 par LEMOINE
Une société totalitaire ne croit pas au déterminisme. Elle pratique l’inquisition des consciences ; elle recherche des ennemis cachés ; elle soupçonne et elle espionne, parce qu’elle est incapable d’expliquer ce qui motive les individus. Elle sait très bien que si elle ne les contraint pas, ils lui échapperont car ils sont irréductiblement libres.
Si l’on pense, comme le rapporte le film « l’aveu », qu’un militant communiste de longue date, qu’un ancien volontaire de la guerre d’Espagne et un résistant, peut être un traitre, c’est qu’on est bien incapable d’expliquer les choix et qu’on imagine l’individu libre jusqu’à pouvoir contredire tout ce qui a constitué sa vie.
Le déterministe croit l’individu prévisible. Il lui suffit donc de prévenir le danger ; il n’a pas besoin de soupçonner car il est persuadé de savoir d’où vient le danger. Il aura une politique de prévention et de médicalisation.
Parce qu’il est certain que l’enfant agité fera nécessairement un délinquant, le déterministe le met en fiche et lui prescrit des doses de calmants.
3. Le samedi 19 décembre 2009, 18:59 par philalèthe
Merci de votre visite !
Quatre remarques : d'abord il n'y a pas que les sociétés totalitaires qui recherchent des ennemis cachés et espionnent, non ? On est peut-être bien aussi en plein dedans.
Ensuite je crois qu'on peut être déterministe et juger les hommes largement imprévisibles. L'imprévisibilité est causée non par l'indétermination alors mais par l'impuissance de la connaissance à connaître le déterminisme (en ce sens le temps est largement imprévisible à moyen terme).
J'ajoute que les régimes communistes s'appuyaient sur une philosophie de l'histoire tout à fait déterministe et que c'est cette référence qui justifiait l'existence d'un sens de l'histoire en mesure de cautionner n'importe quelle décision politique.
Pour terminer on peut être indéterministe et juger les hommes prévisibles (cf Sartre, quand il cherche à rendre compte en termes indéterministes des comportements de classe ou de masse ou grégaires).
4. Le samedi 2 janvier 2010, 08:37 par François
Une certaine forme de réductionnisme, comme celle illustrée par le passage d'A. Koestler apparaît comme un programme absurde. Certaines relations que l’on peut qualifier de niveau supérieur n’ont aucune lecture possible en physique fondamentale. Comment une explication purement neurophysiologique pourrait-elle nous aider à comprendre la position des personnes dans le monde, expliquer leurs actions ?
Pour un réductionnisme pur et dur, parler du comportement des personnes reviendrait donc à parler du comportement des neurones de ces personnes. Pourtant les personnes existent. Ce qui rend vrai (truthmaker) un prédicat mental comme « est un désir » ou « est une croyance » pour une personne par exemple, comprend une variété de conditions neurologiques. Nous avons tel désir ou tel croyance, du fait que nous sommes dans tel ou tel état neurophysiologique. S’il est vrai que votre désir ou votre croyance est la cause d’une intention, c’est en vertu de certains de ces états de votre cerveau.
Mais accepter que les vérifacteurs (truthmakers) de nos énoncés faisant usage de certains prédicats comme « est un désir » ou « est une croyance » soient certaines conditions neurophysiologiques doit-il forcément nous entraîner à ne pas être réaliste envers les personnes, leurs désirs, leurs croyances ?
5. Le dimanche 10 janvier 2010, 11:22 par philalèthe
Merci pour la visite !
Comment ne pas vous donner raison ? S'il fallait cesser de tenir pour réelles les personnes et leurs intentions, non seulement les rapports humains deviendraient incompréhensibles et difficiles à vivre mais il faudrait renoncer à prendre au sérieux l'histoire, ses explications et plus généralement toutes les sciences humaines (socio-ethnologie, psychologie etc). Je crois donc que s'il existe des réductionnistes du type de ceux évoqués par ce passage de Koestler, ils ne peuvent pas vivre en accord avec ce qu'ils disent croire. Ils sont poussés à prendre au sérieux les personnes, les désirs et leurs croyances, ne serait-ce que pour publier les livres où ils défendraient un tel réductionnisme !
6. Le samedi 23 janvier 2010, 20:53 par Chaos
Bonjour, je me permets de déposer un commentaire qui ne porte pas sur le texte lui même mais sur une remarque de philalèthe.
"Reconnaître le déterminisme n'implique pas nécessairement nier la liberté (c'est la solution compatibiliste : tout est déterminé et l'homme est libre). La liberté repose alors sur le fait du choix et pas sur le libre-arbitre entendu comme volonté auto-causée. Dans ces conditions, on conserve les idées de mérite et de culpabilité. Pour être clair (et faire vite), un acte réflexe n'est pas un acte libre, un acte précédé d'une délibération l'est."
Ne peut-on pas envisager le déterminisme avec plus de profondeur encore, en invoquant le concept de Dieu ? Si le choix lui-même est pétrie dans ce qui est déterminé, l'acte de délibération devient secondaire et se comprend comme le déploiement du Principe (comme l'extension de la volonté de l'Un, une espèce de détachement perpétuel de la Cause première, une évolution créatrice).
Compris ainsi, la liberté fait parti des effets de la transcendance, Dieu étant compris comme "nécessairement actif". L'homme peut se croire libre ou non (la conscience), agir ou non (le politique) il est "nécessairement soumis" à la volonté du Principe (concept de Dieu).
Si bien que croire en lui (en Dieu, le Principe, la Cause, la Transcendance, comme on voudra...) ou non ne change rien. La réalité du divin ne se comprenant que dans son acception a priori, l'exercice de la liberté, donc de son expérience, est pure contemplation (de l'être, du sublime, du simple...etc)
J'espère ne pas avoir été trop obscur.
7. Le samedi 23 janvier 2010, 21:13 par philalèthe
Non, vous n'êtes pas obscur.
En effet on peut englober le déterminisme dans un cadre métaphysique où le concept de Dieu est central. Ça peut se faire philosophiquement (dans la pensée de Spinoza par exemple) ou religieusement.
Ceci dit, je ne comprends pas bien votre dernier paragraphe. Croire en Dieu en effet ne change rien dans le sens où la pratique de la délibération et du choix s'impose encore (je crois que c'est ce que veut dire Sartre quand il écrit à la fin de la conférence de 1945 "L'existentialisme est un humanisme" que "même si Dieu existait, ça ne changerait rien"). Mais dans ces conditions la contemplation de Dieu ne se confond pas avec l'exercice de la liberté; certes on peut choisir de contempler Dieu mais au moment même où on le contemple, on ne choisit pas (on a choisi). J'imagine que c'est votre pensée.
J'ajoute quand même que passer du déterminisme à Dieu ne peut tout de même être pensé comme une déduction, au sens où le déterminisme, avec laquelle toute pratique scientifique est familière, n'implique pas Dieu (c'est une autre question de savoir si Dieu implique le déterminisme).
8. Le samedi 23 janvier 2010, 21:39 par Chaos
"J'ajoute quand même que passer du déterminisme à Dieu ne peut tout de même être pensé comme une déduction, au sens où le déterminisme, avec laquelle toute pratique scientifique est familière, n'implique pas Dieu (c'est une autre question de savoir si Dieu implique le déterminisme)."
Oui j'en conviens, c'est d'ailleurs une inspiration saisie qui m'a poussé à faire ce lien entre deux concepts vraisemblablement inconciliables.
"Croire en Dieu en effet ne change rien dans le sens où la pratique de la délibération et du choix s'impose encore (je crois que c'est ce que veut dire Sartre quand il écrit à la fin de la conférence de 1945 "L'existentialisme est un humanisme" que "même si Dieu existait, ça ne changerait rien"). Mais dans ces conditions la contemplation de Dieu ne se confond pas avec l'exercice de la liberté; certes on peut choisir de contempler Dieu mais au moment même où on le contemple, on ne choisit pas (on a choisi). J'imagine que c'est votre pensée."
Je ne suis pas sur de bien suivre la pensée de Sartre, ici brièvement exposée. Puisque selon moi, "si Dieu existe", il n'a certes pas d'impact sur la liberté supposé de l'homme mais il va l'accompagner à chacun de ses pas (si je puis dire) si bien que la philosophie (présupposant le fait de la transcendance) reposera la question du vrai et donc, inévitablement, la question morale (quel est le comportement approprié, réintroduction des thèmes du bien et du mal...) ce que Sartre refuse, si je ne m'abuse.
9. Le dimanche 24 janvier 2010, 10:39 par philalèthe
1) ce n'est pas inconcevable de penser Dieu comme fondement d'un monde déterministe et ce n'est pas une idée nouvelle (j'ai mentionné Spinoza, mais j'aurais pu signalé Descartes ou Leibniz - même si le concept de Dieu est défini spécifiquement dans chacune de ces philosophies). Il va de soi que se pose alors le problème de la liberté humaine dans un monde déterminé par Dieu. Descartes par exemple invoque la finitude de l'entendement pour défendre à la fois la réalité du libre-arbitre humain et l'omnipotence et l'omniscience divines.
2) Quant à Sartre, par le passage cité, il n'envisage pas la possibilité de l'existence de Dieu dans le cadre de sa philosophie. Il veut dire qu'il peut concevoir un existentialisme chrétien (il pense par exemple à Gabriel Marcel). Notez cependant que Sartre ne refuse pas la question morale et la question du comportement éthiquement approprié est au coeur de sa pensée. Il a seulement refusé de résoudre la question morale de manière réaliste, je veux dire en se référant à des vérités morales objectives portant sur des valeurs indépendantes de l'esprit humain. Il n'y a donc pas dans sa philosophie un Bien qui dicterait aux hommes quoi faire. Pour dire vite, les valeurs morales sont pensées comme des créations de la liberté et si on cherche une valeur fondamentale dans la pensée sartrienne, c'est la cohérence entre ces valeurs et la réalité de la liberté (ainsi on ne peut pas concevoir un engagement de type sartrien pro-nazi par exemple parce que la liberté n'est pas compatible avec le thème du sang, du guide etc.)
10. Le dimanche 24 janvier 2010, 15:28 par Chaos
Bien, je vous remercie pour ces éclaircissements Philalèthe.

mardi 15 décembre 2009

Traquons la frime !

Quand je cite la traduction française d'un texte latin, il m'arrive de mettre entre parenthèses l'expression latine. C'est en général parce que la traduction en français prête à discussion. Sûr alors de l'utilité du procédé, j'ai bonne conscience. Reste qu'une note de Frédéric Nef à propos d'un texte de Derrida tiré de Glas me fait baisser les yeux. La voici :
" L'usage entre parenthèses d'un terme allemand qui est l'exact équivalent du terme français (dans le cas du texte derridien, c' était Gefühl, qu'il est usuel de traduire par sentiment) a une fonction purement rhétorique. C'est un reste (ou plus qu'un reste) de Heidegger : l'allemand est avec le grec la langue de la philosophie et il faut parsemer les textes de termes allemands, pour signifier : "c'est de la vraie philosophie". C'est un usage particulier du principe d'autorité, l'autorité venant ici non d'un auteur, ou d'un commentateur, ou d'un Livre, mais d'une langue tout entière, à laquelle on prête la vertu de philosopher naturellement." (Qu'est-ce que la métaphysique ? 2004 p.925)
Mes yeux se relèvent un peu, à réaliser que le latin n'a pas la dignité philosophique du grec ou de l'allemand. Reste que Nef, souvent amusamment iconoclaste, rappelle que la philosophie doit se délester, sinon de toute rhétorique, du moins des tics rhétoriques, sujets aux modes mais immuablement nocifs du point de la valeur de la pensée.
Précision : ce modeste billet à usage personnel, si on peut dire, n'est en rien une indirecte visant Heidegger !
Pas plus qu'il ne cautionne la thèse que toutes les langues sont identiquement capables de servir la réflexion philosophique.
05/07/10 : je découvre ces lignes dans le Journal de Jules Renard à la date du 24 Janvier 1889 :
" Dans l'ancien style on éprouvait parfois le besoin de reproduire quelques mots français en latin. L'imprimerie les rendait en lettres italiques. De nos jours nous nous demandons pourquoi. C'était en effet une pauvre manière de prouver son érudition. Les mots latins n'ajoutaient rien aux mots français. Ce n'était qu'une simple redondance parfaitement vaine. C'est ainsi qu'on lit dans le Génie du Christianisme : " On ne revient point impie des royaumes de la solitude. Regna solitudinis." Pourquoi " Regna Solitudinis " ?

Commentaires

1. Le mercredi 16 décembre 2009, 21:44 par VS
> C'est en général parce que la traduction en français prête à discussion.
J'aime ce procédé. Il ne me sert à rien puisque je ne connais pas le latin, mais je trouve cela honnête.
2. Le jeudi 17 décembre 2009, 11:48 par JohnDoe
Je vous rejoins sur ce point.
Votre remarque semble quand même bien viser Heidegger et avec lui Derrida qui emboîte le pas à l'idée d'une "langue pure", une langue purement philosophique.
Comme cette quête semble liée au tout premier romantisme allemand et à l'idée d'un devenir commun de la poésie et de la philosophie, j'ai trois questions pour lesquelles je n'ai pas de réponses toutes faites mais que je commence à peine à entrevoir :
1) Est-ce qu'on peut passer outre cette héritage?
2) N'aurait-il pas été mal compris ?
3) Etant donné le poids de Heidegger et de Derrida en philosophie (l'un en allemand, l'autre en français), est-ce qu'on peut faire encore de la philosophie en rejetant ce qui est effectivement un principe d'autorité (qui je trouve pèse en effet trop lourd au regard du véritable enjeu de la philosophie qui est quand même d'éclairer notre existence) ? Quelle autre philosophie pourrait nous en immuniser?
J'ai bien quelques pistes comme vous vous en doutez. Il faudrait rétrocéder à des moments de la philosophie où la question de la langue n'avait pas encore cette tournure qu'elle a prise et où la question du langage, de notre langage "ordinaire" et commun avait encore un sens.
Je pense comme Stanley Cavell l'a montré que Nietzsche et d'Emerson comme ce moment privilégié auquel il faut revenir. Tous deux interrogent le langage de la même manière (donc à peu près à la même époque). On pourrait me répliquer que je joue encore sur la langue et avec une insistance trop évidente sur la distinction dans la langue anglaise justement entre "language", "speech", "tongue".
Je prétends que non, qu'il n'ait pas besoin de recourir au grec ou à l'allemand et que l'entreprise philosophique d'auteurs comme Nietzsche et Emerson n'a rien à voir avec l'idiome de la philosophie instituée trop repliée sur sa propre autorité par défaut, je pense, de réel interlocuteur .
Merci à votre blog d'offrir, cette plage de réflexions.
3. Le jeudi 17 décembre 2009, 17:52 par philalèthe
Sur la question de l'héritage en philosophie, je serais tenté de répondre que pour philosopher, il faut nécessairement ne pas assumer tous les héritages. Le faire conduirait à l'incohérence : pour dire vite, on ne peut pas reprendre à son compte et l'héritage réaliste et l'héritage idéaliste, sans entrer dans le détail des types de réalisme et d'idéalisme. C'est ce qui distingue une formation philosophique d'une formation scientifique ; dans la première, on privilégie un héritage plutôt qu'un autre ; dans la seconde, la question "vers quel héritage se tourner ?" est déplacée.
Concernant donc les héritages dont vous parlez (Heidegger, Derrida), il va de soi qu'ils ne doivent être des références obligées que si vous approuvez encore en fonction du contexte (2009) leurs raisons. Je vais être brutal : ils doivent être des références incontournables s'ils disent vrai. Si vous voulez vous immuniser contre Derrida, lisez Nef (2004) : Qu'est-ce que la métaphysique ? Je vous conseille aussi Pouivet (2008) : Philosophie contemporaine. Descombes est un bon antidote aussi.
Mais cela revient sans doute moins à s'immuniser contre une oeuvre (celle de Heidegger, celle de Derrida etc) que contre certains textes dans cette oeuvre et certains usages de certains textes. Je ne veux absolument pas encourager l'idée qu'il ne faut lire ni Heidegger, ni Derrida ; mais il doit falloir les lire avec une liberté d'esprit. C'est une banalité mais ce sont certains épigones qui par leur mimétisme ont dégoûté des maîtres qu'ils croyaient servir. En art c'est l'académisme, mais ça existe aussi en philo et il faut résister des quatre fers pour ne pas adorer un nouveau maître sur le bûcher du précédent. Bien sûr il faut adorer assez longtemps pour se donner la possibilité de comprendre bien un auteur. La difficulté , c'est qu'on ne voit pas bien la limite entre séjourner suffisamment quelque part et rester trop longtemps. C'est comme quand on visite une très grande ville. Visiblement vous vous installez dans Cavell et vous nous rendez en tout cas un grand service car il n'est pas toujours bien clair.
Un dernier mot sur les héritages philosophiques : je crains qu'ils ne soient fort contingents et dépendent des traductions, des professeurs, plus généralement des hasards de la vie. Du moins dans les premières années. Ensuite quelque chose se construit de manière plus volontariste sur cette base sans grand fondement ( "sans grand fondement" est une bien mauvaise expression car elle suggère qu'il y a de bonnes fondations ; c'est rétrospectivement que se retournant on se dit que c'était de bonnes ou de mauvaises fondations). Excusez-moi si vous me trouvez confus ou allusif.

lundi 14 décembre 2009

Freud, spinoziste.

A F., qui connaît déjà bien les fins de vie.
Arthur Koestler a rendu visite à Freud à Londres pendant l'automne 1938. Rendant compte de cet entretien, il rapporte le passage suivant:
" J'avais prononcé je ne sais quel lieu commun sur les nazis. Freud regardait d'un air lointain la fenêtre et les arbres, et avec un peu d'hésitation dit :
- Vous savez, ils n'ont fait que déclencher la force d'agression refoulée dans notre civilisation. Un phénomène de ce genre devait se produire, tôt ou tard. Je ne sais pas si, de mon point de vue, je peux les blâmer."
Koestler ajoute :
" Il employa probablement des mots tout différents, mais il ne pouvait y avoir méprise sur le sens. Il n'avait fait que donner une expression normale à la neutralité éthique inhérente au système freudien - et à toute science strictement déterministe. Pas même "tout comprendre, c'est tout pardonner" - car le pardon implique un jugement éthique, mais simplement : "Tout comprendre, c'est tout comprendre."" (Hiéroglyphes 1955 p.495)
Bien sûr on pense à :
" Je veux revenir à ceux qui préfèrent maudire les Affects et actions des hommes, ou en rire, plutôt que de les comprendre (intelligere). Ceux-là, sans aucun doute, trouveront étonnant que j'entreprenne de traiter les vices et inepties des hommes à la façon géométrique, et que je veuille démontrer de façon certaine (certa ratione demonstrare) ce qu'ils ne cessent de proclamer contraire à la raison (rationi repugnare), vain, absurde et horrible." (Spinoza Éthique III Préface trad. Bernard Pautrat)
Mais cette attitude est à mettre en perspective avec la suivante, relative à son cancer et rapportée aussi par Koestler:
" Je demandai à Freud s'il voyait à Londres beaucoup d'amis et de confrères. Il dit que "les docteurs" ne lui permettaient pas de voir beaucoup de monde, à cause de "cette chose sur ma lèvre". Il continua en disant qu'on le traitait aux rayons X et au radium. Puis le regard absent et lointain reparut dans ses yeux. il reprit : "Les docteurs disent qu'ils peuvent guérir cela. Mais sait-on s'il faut les croire ?"
Freud savait que la "chose" sur sa lèvre était un cancer. Mais le mot ne fut jamais mentionné par lui ni dans ses discours ni sans ses lettres à des amis; et personne ne le prononça jamais en sa présence. Il savait qu'il n'y avait pas d'espoir et que "les docteurs" le savaient. L'homme qui, plus qu'aucun autre mortel, connaissait les tours de la tromperie de soi-même, avait choisi d'entrer dans la nuit un voile transparent sur les yeux." (ibid. p.496)
Est-ce pesant de rapporter encore deux autres fins, bien différentes malgré un commun silence ?
Roger Vailland (1965):
" "J'ai eu (c'est Claude Roy qui parle) une seule et franche conversation sur le sujet de la "vérité" avec Élisabeth (la compagne de Vailland). Je lui ai dit : "Tout ce qu'était, voulait et disait Roger avant de tomber malade penche vers le choix de dire la vérité. C'est à lui (d'une certaine manière) et à toi (en définitive) qu'incombe la responsabilité de choisir l'illusion ou la vérité. Je t'approuverai dans l'un ou l'autre cas, mais il faut tout bien peser." Nous décidâmes que je consulterais le docteur Mario Bianchi. Celui-ci me dit : "Même si un malade, avant ou après être tombé malade, a professé et professe la volonté de savoir, il ne faut pas se fier à ce qu'il dit, mais à ce qu'il veut inconsciemment. Si Roger a accepté en quelques instants une explication "illusoire" de sa maladie, si le professeur Jean Bernard a décidé en quelques instants de lui donner cette version, c'est que tout en Roger, malgré ses dires, malgré sa volonté de "vivre et mourir en fauve de la Renaissance", montrait le refus de dévisager la réalité. Il faut donc respecter son choix vital. Il a besoin pour vivre sa mort de ne pas la nommer. Aidons-le dans cette voie." Et jamais plus je n'ai parlé du problème avec Élisabeth, encore moins présenté d'éternelles suppliques."
Jamais Claude Roy n'oublia cette rencontre avec Roger Vailland au célèbre Bar Vert de la rue Jacob, une heure avant que son ami rencontrât le professeur Jean Bernard. - Si c'est un cancer, lui dit-il, je choisirai ma mort. Sortant de chez l'illustre cancérologue, Vailland téléphona aussitôt à son vieux copain : - J'ai une veine inouïe... C'est bien un virus." (Roger Vailland ou un libertin au regard froid Yves Courrière 1991 p.939)
Michel Foucault (1984):
" Il n'avait pas peur de la mort, il le disait à ses amis lorsque la conversation en revenait au suicide (en bon samouraï, il portait les deux sabres dont le plus court sert à se donner la mort), et les faits ont prouvé qu'il ne se vantait pas. Les tout derniers mois de sa vie, il travaillait à écrire et récrire ses deux livres sur l'amour antique, à liquider cette dette envers lui-même. Il me faisait quelquefois vérifier une de ses traductions et il se plaignait d'une toux tenace et d'une légère fièvre incessante ; par courtoisie, il me faisait demander des conseils à ma femme qui est médecin et qui n'en pouvait mais. "Tes médecins vont sûrement croire que tu as le sida", lui dis-je par plaisanterie (les taquineries mutuelles sur la différence de nos goûts amoureux étaient un des rituels de l'amitié)."C'est précisément ce qu'ils pensent, me répondit-il en souriant, et je l'ai bien compris aux questions qu'ils m'ont posées." Mon lecteur aura peine à croire qu'en ce mois de février 1984 une fièvre et une toux ne donnaient de soupçons à personne ; le sida était encore un fléau si lointain et ignoré qu'il en devenait légendaire et peut-être imaginaire (à cet endroit, on lit la note suivante: "aucun de ses familiers ne s'est douté de quelque chose ; nous n'avons su qu'au lendemain de sa mort. Au témoignage de Daniel Defert, lui-même avait noté dans son calepin : "Je sais que j'ai le sida, mais, avec mon hystérie, je l'oublie.") "Au fait, lui demandais-je par simple curiosité, ça existe réellement, le sida, ou c'est une légende moralisatrice ?" -"Eh bien, écoute, me répondit-il après une seconde de réflexion, j'ai étudié la question, j'ai lu pas mal de choses là-dessus : oui, ça existe, ce n'est pas une légende. Les médecins américains ont étudié cela de près." Et il me donna des détails techniques en deux ou trois phrases. "Après tout, me dis-je, il est historien de la médecine." Des entrefilets d'origine américaine sur le "cancer des homosexuels" paraissaient alors dans les journaux, où la réalité de ce fléau était mise en doute.
Rétrospectivement, son sang-froid lors de ma sotte question me coupe le souffle ; lui-même à dû prévoir qu'il en serait ainsi un jour, méditer la réponse qu'il m'avait faite et compter sur ma mémoire." (Foucault, sa pensée, sa personne Paul Veyne 2008 p.210-211)
De ces trois illustres personnages, y a-t-il un candidat au titre d'exemplum ?
Paul Veyne, qui reprend dans ce livre un article paru dans le numéro spécial de Critique, août-septembre 1986, n'avait pas hésité alors à ajouter immédiatement après le passage que je viens de citer:
" Donner de vivants exempla était une autre tradition de la philosophie antique."
22 ans après, il n'a pas jugé bon de reprendre la phrase. Visiblement il préfère la figure du samouraï (le titre du dernier chapitre est en effet "Portrait d'un samouraï"). À cause de la référence à l'hystérie ?

Commentaires

1. Le samedi 19 décembre 2009, 09:54 par philalèthe
Merci beaucoup d'avoir attiré mon attention sur ce texte très intéressant.
2. Le dimanche 18 novembre 2012, 07:33 par frans tassigny
Avec votre accord j'ai insérer vos info sur mon micro dossier : http://fr.calameo.com/books/001343388afcee51c3943
Cordial
ft
3. Le dimanche 25 novembre 2012, 20:23 par Philalethe
Pas de problème mais comment avez-vous eu mon accord avant que je ne vous le donne ?!
Cordialement

mercredi 9 décembre 2009

Wittgenstein, Nef / Nietzsche

Wittgenstein écrit :
" 126. La philosophie se contente de placer toute chose devant nous, sans rien expliquer ni déduire - Comme tout est là, offert à la vue, il n'y a rien à expliquer. Car ce qui est en quelque façon caché ne nous intéresse pas.
On pourrait aussi appeler "philosophie" ce qui est possible avant toute nouvelle découverte et invention." (Recherches philosophiques p.88 Gallimard)
Je n'ai pas l'intention d'identifier Frédéric Nef à un philosophe wittgenstein ("je suis un platoniste particulariste et possibiliste" dit-il de lui dans son dernier livre p.206). Cependant, encore une fois, je trouve dans cette oeuvre un passage qui fait écho aux lignes de Wittgenstein:
" Il n'y a rien de mystérieux dans les tropes; sans doute parce qu'il n'y a rien de mystérieux dans le monde et qu'en tout cas rien n'est caché; il n'y a pas de cachette pour un sens profond, pas de placard à double fond pour le Grand Secret. Dieu est subtil, mais il n'est pas retors - il s'est retiré de la table de jeu, mais il n'a pas pipé les dés. La difficulté n'est pas dans un prétendu secret de l'essence des choses, mais dans son caractère manifeste et dans la nature même du manifeste (cf Mark Johnston, The Manifest)." ( Traité d'ontologie p.224 2009)
Dire que l'affaire du philosophe n'est pas de dévoiler le caché ne revient pas à dire que c'est une entreprise facile ni à dire qu'il n'y a pas de choses cachées à faire apparaître (mais c'est le travail de la science).
On comparera avec:
Pour cela, attention ! - Il n'y a rien que nous aimions autant faire connaître aux autres que le sceau du secret - sans oublier ce qu'il y a dessous." (Nietzsche Le gai savoir III 197)

Commentaires

1. Le jeudi 10 décembre 2009, 10:53 par JohnDoe
Je trouve ce rapprochement entre Wittgenstein et Nietzsche très éclairant.
Wittgenstein avait lu Nietzsche et Emerson.
Ne peut-on dire que l'idée d'une philosophie qui laisse tout en l'état, qui nous demanderait de regarder pour ainsi dire avec les yeux de l'innocence et du manifesté est le motif d'une critique de la culture, d'une certaine idée de l'éducation qui est au centre de la culture (je pense à Nietzsche et à "Schopenhauer éducateur")?
C'est pourquoi tous ces auteurs insistent en fait sur la conversion du regard (en un sens autre que platonicien ou tel que nous l'avons hérité de Platon) et sur une certaine présentation du manifeste (Nietzsche dirait de nos conditions de vie et de nos possibilités philosophiques, Wittgenstein parle de "formes de vie").
Je ne crois vraiment pas que la différence soit (simplement) épistémologique pour autant qu'on se situe à l'intérieur toujours d'une même culture (disons platonicienne) mais qu'il s'agit d'une critique tout à fait originale de la culture qui a effectivement des conséquences épistémologiques ou disons sur la manière de comprendre, formuler un problème que l'on pense être philosophique.
Le style de Wittgenstein nous fait penser qu'il opère avec des limites du langage ou de la rationalité mais pensons à lui comme à un sage zen et sa posture apparaîtra plutôt comme un masque.
En fait, avec ces philosophes nous sommes au centre de nos apprentissages, de notre appropriation et de notre autorisation. C'est pourquoi, aussi, l'idée de "tout laisser en l'état" est trompeuse et risque de nous donner à penser que nous n'accomplissons aucun changement...
2. Le vendredi 11 décembre 2009, 18:51 par patrick ducray
Votre lecture de Nietzsche est inattendue car vous lui faites tenir une position exactement opposée à celle que je lui attribuais ! En effet cette citation est à mes yeux typique d'un Nietzsche généalogiste, qui va chercher ce qui se cache sous les premières apparences. Mais je ne veux pas dire que cette citation permette de rendre compte de toute sa doctrine.
3. Le mardi 15 décembre 2009, 21:34 par philalèthe
Excusez-moi ! Je découvre votre commentaire relégué dans les indésirables. Dès que possible, j'essaye de vous répondre en tenant compte un peu attentivement de la préface du Gai savoir.

mardi 8 décembre 2009

Les nombres et l'histoire naturelle des hommes.

Wittgenstein écrit dans les Recherches philosophiques:
" 415. Ce que nous proposons, ce sont à proprement parler des remarques sur l'histoire naturelle des hommes. Ce ne sont cependant pas des contributions singulières, mais plutôt des constatations dont personne n'a douté, et qui n'échappent à notre attention que parce que nous les avons constamment sous les yeux." (p.182 Gallimard)
Le passage qui suit de Frédéric Nef me paraît éclairer les lignes précédentes:
" Les entiers naturels ne sont certes pas coupés du monde naturel, mais il ne faut pas confondre le nombre et sa réalisation linguistique dans des bases, cinq, dix ou vingt en général, qui correspondent à des réalités anatomiques. En français hexagonal par exemple, coexistent deux bases, ce qui explique l'incohérence de l'usage : d'une part "soixante-dix" (base dix) et d'autre part "quatre-vingts" (base vingt). Même si nous ne comptons plus sur nos doigts d'enfants, nous le faisons comme des créatures qui ont dix ou vingt doigts (et orteils) et pas comme des ordinateurs, qui ne pensent que par présence ou absence, ou des dieux qui ont dix mille bras." (Traité d'ontologie pour les non-philosophes - et les philosophes - 2009 p.178)

Commentaires

1. Le jeudi 10 décembre 2009, 11:23 par JohnDoe
J'ai présenté un peu une question similaire (pourquoi comptons-nous ainsi? pourquoi y-a-t-il une opération d'addition?) à mon fils (13 ans) et j'ai obtenu la réponse du type :
"Il s'agit d'une convention" et il ne pensait pas ainsi à ce qu'on appelle à proprement parler une convention (je me suis aperçu d'ailleurs à l'occasion de ma discussion avec lui que j'étais très mal à l'aise pour en donner un bon exemple ) mais bien à ce que Wittgenstein et visiblement Nef (que je n'ai pas lu) en appellent lorsqu'ils parlent de "naturel" ou de remarques en marge d'une histoire naturelle de l'homme.
C'est-à-dire qu'en fait nous n'avons pas réellement de définition de ce qu'est le conventionnel et le naturel. Cela me semble pour relayer cet aspect de la philosophie comme critique de la culture et de l'éducation (en réponse à un message précédent où vous rapprochiez Nietzsche et Wittgenstein) décisif, décapant, et déroutant pour toute pratique philosophique. Je parle des situations d'enseignement, d'ateliers de réflexions, de critique ce qu'on appelle des pratiques philosophiques et j'aimerais vous demander si vous rencontrer dans votre propre pratique de professeur de philosophie de tels sites de pensée?

dimanche 6 décembre 2009

Arthur Koestler a-t-il lu Jean-Paul Sartre ? ou Arthur Koestler en lâche (au sens sartrien)

" Ainsi, au nom de cette volonté de liberté, impliquée par la liberté elle-même, je puis former des jugements sur ceux qui visent à se cacher la totale gratuité de leur existence, et sa totale liberté. Les uns qui se cacheront, par l'esprit de sérieux ou par des excuses déterministes, leur liberté totale, je les appellerai lâches." (L'existentialisme est un humanisme Sartre 1945)
" Ce jour-là, la querelle devint particulièrement aigre (il s'agit de sa relation avec une amie). Le déterminisme était déjà une position perdue dans mon univers croulant. la physique moderne avait, quelques années auparavant (la scène se passe en 1935-1936), abandonné le concept d'un univers exactement déterminé et réglé par la loi de causalité. Mais abandonner le déterminisme, au sens qu'il avait eu pour la science classique, ne signifiait pas nécessairement que l'on dût accepter le postulat du libre arbitre. Il y avait d'autres solutions, telles que le remplacement des lois de causalité par les lois de probabilité, et l'interprétation de ces dernières de façon étroitement rationaliste. Car, admettre le concept du libre arbitre, c'était accepter l'ultime responsabilité de toutes nos actions passées et présentes, conscientes ou non. C'était accepter un fardeau insupportable de culpabilité et de honte - sans la consolation d'une science éthiquement neutre qui permît de se considérer soi-même comme un mécanisme chimique sans liberté ni responsabilité, obéissant aveuglement aux poussées du milieu interne et externe. Je n'étais pas prêt à assumer les charges de la liberté." ( Hiéroglyphes p.355-56 1955)
" Évidemment, cette pensée peut paraître dure à quelqu'un qui n'a pas réussi sa vie." (Sartre ibid.)

Deux manières de juger les anomalies: Quine et Reichenbach (vu par Koestler) ou y a-t-il des phénomènes absolument inexplicables dans le cadre du matérialisme ?

" "Une difficulté est une lumière, écrivait Paul Valéry. Une difficulté insurmontable est un soleil." Tout phénomène occulte avéré - un cas établi de télépathie, téléportation ou voyance, une soucoupe volante - ravirait l'esprit scientifique. On verrait des meutes de chercheurs se ruer tout joyeux vers leur planche à dessin ou leur accélérateur linéaire. Les mécanismes du phénomène occulte en question mériteraient d'être étudiés, ce serait le début d'une révolution fondamentale en physique." (W.V. Quine in Quiddités p.16 1987 Seuil)
" En 1952, je rencontrai à Princeton un vieil ami, Hans Reichenbach, mort depuis, logicien mathématique de premier ordre et professeur de philosophie à l'université de Californie. Je ne l'avais pas vu depuis vingt ans. Fort âgé (en réalité Reichenbach n'avait que 61 ans) et devenu assez sourd, il se servait, au lieu d'un appareil moderne, d'une vieille trompe acoustique. Il me demanda à quoi je m'intéressais à présent, et je lui parlai des travaux de Rhine sur les perceptions extra-sensorielles. Il traita tout cela de sornettes. Je lui dis que je n'étais pas de cet avis et lui fis remarquer que les évaluations statistiques des phénomènes semblaient prouver des résultats réels (autrement dit: ils semblaient confirmer l'existence de la télépathie et autres phénomènes du même genre ). Reichenbach sourit et demanda : " Qui a contrôlé ces statistiques ? - R.A. Fisher " répondis-je. (Fisher est un des plus grands spécialistes contemporains du calcul des probabilités.) Reichenbach ajusta son appareil : " Qui, dites-vous ? " Je hurlai dans la trompe : " Fisher ! Fisher en personne ! " Reichenbach changea de visage. Il pâlit, laissa tomber sa trompe et dit : " Si c'est vrai, c'est terrible, terrible. Dans ce cas, il faudra effacer tout et recommencer au commencement." En d'autres termes : si la perception extra-sensorielle existe, tout l'édifice de la philosophie matérialiste s'écroule. Et, pour un philosophe matérialiste de profession, cela représente l'écroulement de l'oeuvre de sa vie." ( Arthur Koestler Hiéroglyphes p.354 1955)

samedi 5 décembre 2009

L'allégorie de la caverne interprétée par Arthur Koestler ou de qui donc suis-je l'ombre ?

" Nous avions tous les deux la passion de l'eau. Nageant côte à côte dans la fraîcheur du petit matin, nous étions séparés et unis par quelques centimètres de liquide transparent, sans le contact physique direct que Maria redoutait et que je ne désirais pas. Les courses haletantes avaient elles aussi leur signification, comme les ombres qui s'agitent dans la grotte de Platon : les véritables personnages à l'extérieur de la grotte étaient peut-être une Maria de dix ans plus jeune, moi-même de dix ans plus âgé, et tous deux sains d'esprit. Puis, tandis que nous reposions côte à côte dans l'herbe à un mètre l'un de l'autre, il y avait ces éclairs sur un visage transfiguré, presque terrifiant dans sa beauté non réalisée - éclairs de l'être véritable qui passait vivement devant l'entrée de la grotte." (Hiéroglyphes p.352 Calmann-Lévy 1955)

Commentaires

1. Le lundi 22 février 2010, 19:32 par MPK
Koestler n'aurait-il pas une vision trop optimiste de l'allégorie de la caverne?
Il propose l'existance parallèle, contemporaine, de la personne enchaînée dans la grotte et d'un Alter Ego, libre, qui se promène à l'extérieur.
Il n'y a pas l'effort, la difficulté pour sortir de la caverne, pour assimiler le monde réel qu'était essentielle dans le texte de Platon...
Certes, dans le texte de Platon l'être enchaîné doit être libéré par quelqu'un d'autre, mais non par un "lui-même véritable". L'évolution du prisonnier repose justement sur son assimilation du monde réel qui part de son ignorance.
Si il est déjà dehors, pendant qu'il est dans la caverne, il n'est pas nécessaire de sortir et de subir un changement sur la conception du monde... il n'y a pas de raison ni de sens à le faire.
Dans ce cas précis Koestler défendrait-il que la possibilité d'atteindre la véritable essence pour chaque personne repose sur la contemplation et l'assimilation des maux qui la tiennent attachée dans la caverne?
Je cite: "éclairs de l'être véritable qui passait vivement devant l'entrée de la grotte".
Serait-ce finalement à cet être véritable de faire l'effort de regarder ce qui gît dans la grotte, et non à celui enchaîné de sortir contempler le réel?
2. Le lundi 22 février 2010, 21:22 par philalèthe
Je ne peux que vous donner raison ! L'interprétation de Platon que Koestler donne à travers ce texte n'est pas défendable en effet puisque dans l'allégorie en dehors de la caverne il n'y a strictement personne à l'exception du prisonnier libéré.
Comme vous le savez, c'est à l'intérieur de la caverne que les prisonniers voient leurs ombres en croyant qu'il s'agit d'eux-mêmes.
Comme je comprends ce passage, l'être véritable n'est que l'idée de soi et d'autrui qui est imaginée à partir de l'apparence qu'on perçoit actuellement de soi ou de l'autre. Il ne peut donc faire aucun effort. En revanche on peut se demander si chacun ne doit pas faire l'effort de ne pas imaginer cet être véritable par rapport auquel il se réduit à n'être qu'une ombre.
3. Le lundi 22 février 2010, 21:57 par MPK
C'est une bien intéressante interprétation!
Dans ce cas donc, "Maria" ne sortirait de la caverne qu'en oubliant son "visage transfiguré, presque terrifiant dans sa beauté non réalisée"... je me trompe?
4. Le lundi 22 février 2010, 22:18 par philalèthe
Non, vous ne vous trompez pas. Si sortir de la caverne, c'est avoir accès à la réalité et fuir l'apparence, il faut bien reconnaître que l'apparence est du côté du visage transfiguré, qui n'est que création de la mémoire ou de l'imagination.
5. Le lundi 22 février 2010, 22:28 par MPK
Je comprends mieux à présent. Merci!