mercredi 21 avril 2010

La traduction des oeuvres de Borges en Pléiade (un échange entre Pierre Assouline et moi-même).

Pierre Assouline a publié un billet sur la sortie d'une nouvelle édition de Borges en Pléiade, rappelant à l'occasion le conflit opposant sa veuve, Maria Kodama à son ami et traducteur, Jean-Pierre Bernès, responsable de l'édition des oeuvres de l'écrivain dans la collection en question.
J'ai souhaité alors écrire un bref post indiquant à quel point je tenais en piètre estime la traduction en question. Le voici :
"Je ne suis pas en mesure de prendre position concernant la querelle Bernès / Kadama. En revanche je témoigne du fait que ces deux premiers volumes étaient bourrés de fautes grossières comme si la traduction avait été faite dans la hâte et la négligence. On pouvait sans exagérer utiliser un mot comme imposture pour qualifier la différence entre ce qu’aurait dû être une édition de qualité et cette traduction où des mots étaient oubliés, des phrases mal segmentées etc (car je ne déplore pas ici des choix contestables de traduction mais des erreurs grossières qu’on reprocherait à un élève de collège, comme par exemple traduire trois quand l’espagnol dit cinq !). Cependant je ne suis pas en mesure d’assurer que l’intégralité de la traduction était de cet acabit mais plusieurs passages d’ oeuvres distinctes étaient ainsi pitoyablement rendus. Dans ces conditions, si ces deux premiers volumes deviennent mythiques, ça ne sera pas à cause de leur irremplaçable valeur. Je suis d’ailleurs curieux de voir si les corrections de cette nouvelle édition ont suffi à mettre la traduction au niveau de l’image de la Pléiade."
À quoi Pierre Assouline répond sèchement :
" Philatethe, Etant donné l’arrogante sévérité de votre commentaire, vous vous devez de pousser plus avant l’inventaire précis des nombreuses fautes grossières de traduction que vous reprochez non seulement à Jean-Pierre Bernès, qui n’est pas le dernier des traducteurs d’espagnol, et mais aussi à Jean Canavaggio, itou, qui en a manifestement beaucoup laissé passer selon vous. Nous attendons avec intérêt. Sinon vous vous ridiculisez. "
Ce qui m'amène dans un premier temps à rétorquer :
" D’accord, dès que j’ai un peu de temps, je vous donne quelques échantillons ; mais il n’y a vraiment rien d’arrogant ! Si j’étais arrogant, je n’aurais pas écrit deux fois “je ne suis pas en mesure”…
En tout cas votre réaction assez violente et personnelle met en évidence que vous croyez dans la valeur de la traduction sur la foi de Bernès (ça s’appelle l’argument d’autorité) car si vous aviez pris le temps de lire par endroits au moins le texte original comparé à la traduction française, vous auriez été comme tout le monde effaré. J’ajoute d’ailleurs que ce message n’est en rien une prise de position concernant les histoires de Kadama et de Bernès."
Quelques heures plus tard, j'avance des justifications à mes yeux accablantes :
" J’ouvre le premier récit de l’Aleph “L’immortel” (p.563) de la Pléiade 1. Il y aurait deux remarques à faire sur les choix de traduction de cette première page, mais passons à la p. 564.
Le texte espagnol : « la secreta Ciudad de los Immortales », la traduction Bernès : « la secrète cité des Immortels ». Oh, rien de grave, une petite négligence.
Quelques lignes plus loin :
« Interrogados por el verdugo, algunos prisioneros mauritanos confirmaron la relación del viajero”
Trad. Bernès : “ Interrogés par le bourreau, plusieurs prisonniers nous confirmèrent la relation du voyageur » Les hispanophones remarquent que le traducteur a oublié de traduire mauritanos (mauritaniens), Oh, un petit détail…Oui, deux négligences sur une seule page.
La page 565 va me rassurer sans doute :
« Insoportablemente soñé con un exiguo y nitido laberinto : en el centro había un cántaro ; mis manos casi lo tocaban, mis ojos lo veían, pero tan intrincadas y perplejas eran las curvas que yo sabiá que iba a morir antes de alcanzarlo”
Bernès : “ Insupportablement, je rêvais d’un labyrinthe net et exigu avec, au centre, une amphore que mes yeux voyaient, mais les détours étaient si compliqués et si déroutants que je savais que je mourrais avant de l’atteindre. »
Non je n’ai pas mal recopié la traduction, « mis manos casi lo tocaban » (mes mains le touchaient presque) a été juste oublié…
Je ne vais pas faire tout un dossier qui serait lassant. Juste donner un autre exemple.
J’ouvre l’Histoire de l’éternité (p.369 du Pléiade). Les premières pages parlent de Platon, de Plotin aussi. Ainsi au début du paragraphe 6, on lit dans le texte espagnol :
« Paso a considerar esa eternitad, de la que derivaron las subsiguientes. Es verdad que Platón etc”
Bernès s’est encore trompé et a remplacé Platon par Plotin :
« Je considère à présent cette éternité d’où ont dérivé les suivantes. En fait, ce n’est pas Plotin etc ». Certes Platon, Plotin, ça se ressemble…
Quant au remplacement de tres cientos par cinq cent sur lequel un lecteur ironise, c’est dans la première page de l’Histoire de l’infamie :
« los tres mil trescientos millones gastados en pensiones militares », ce qui est rendu par « les trois milliards et cinq cents millions dépensés en pensions militaires » (p.303).
Oh ! Le traducteur a une excuse, Borgès vient d’évoquer les « cinq cent mille morts de la guerre de Sécession ».
Dois-je continuer, Monsieur Assouline, pour vous convaincre que cette traduction, indigne de la Pléiade par son manque de rigueur, ses oublis grossiers, son infidélité fréquente à la lettre même du texte devait être urgemment revue ?"
Pierre Assouline me répond alors en ces termes :
" Vérification faite à travers les exemples que vous donnez, les choses sont légèrement plus compliquées que vous ne l’imaginiez. Et que je ne les ai présentées. Jean-Pierre Bernès, éditeur de cette Pléiade Borges en est le responsable, c’est entendu. Mais il n’a traduit que les textes inédits de Borges. Pour le reste, selon une vieille habitude de la collection, le maître d’oeuvre a été tenu de reprendre des traductions historiques de Gallimard. Mais il les a toutes révisées, non seulement avec l’accord mais surtout avec la complicité de Borges. Il lui a relu à voix haute l’intégralité de son oeuvre. Borges ne voulait pas offusquer la mémoire de Roger Caillois, notamment. Ils ont corrigé ensemble. Ce qui signifie parfois que l’auteur ne souhaitait pas que l’on retouche des omissions ou des licences prises par le traducteur. Il disait: “Pour moi, l’écriture n’est qu’une constante réécriture”. Il disait aussi :” C’est le lecteur qui aura la version définitive”. C’est lui qui demandait à Bernès d’ôter ou de maintenir des fautes manifestes, qui l’amusaient souvent. Bernès et Canavaggio ont retouché les fautes de frappe ainsi que de menues choses dans les inédits traduits par Bernès, mais ont respecté la volonté du patron pour le reste, c’est à dire les traductions historiques qu’il avait lui-même contrôlées une première fois en leur temps et une seconde fois pour l’établissement de la Pléiade. Vos reproches se trompent donc de cible : c’est à Borges que vous devez les adresser, si toutefois… Pour votre gouverne, la traduction de “L’immortel” est de Roger Caillois. Celle de “Histoire de l’éternité” dont vous pointez également les défauts est de Roger Caillois et Laure Guille (toutes choses qui sont précisées dans le texte…)."
À première vue, l'échange se termine par mon ultime post :
" Je mettais en relief que la traduction était mauvaise ; vous me traitiez de présomptueux ; j’apportais des preuves et vous me répondez que les choses sont plus compliquées que je ne l’imagine car la traduction en question a été approuvée par Borges. Soit. Mais notez bien cela : une mauvaise traduction ratifiée par l’auteur n’en devient pas pour cela une bonne traduction (la langue originale de l’auteur étant l’espagnol, il ne s’agit pas d’une ultime réécriture mais d’une dernière mauvaise traduction, le texte de référence restant celui écrit en langue espagnole - car je ne pense pas que vous irez jusqu’à soutenir que pour comprendre le vrai sens du texte espagnol il faut lire la traduction si défectueuse de La Pléiade …-) Je maintiens en plus qu’il y a tromperie sur la marchandise. En effet si je prends l’Histoire universelle de l’infamie, je lis, comme vous l’écrivez, ” traduction par Roger Caillois et Laure Guille, revue par Jean Pierre Bernès “. Or, l’usage veut que la référence a une révision garantisse la qualité d’une traduction qui, sans cette révision, pourrait être jugée datée ; or, s’il est vrai que l’auteur a maintenu délibérément une traduction dont il reconnaissait lui-même les fautes, les éditeurs de La Pléiade auraient dû l’écrire noir sur blanc au lieu de faire passer pour bonne aux yeux du public une traduction connue pour son insuffisance par les happy few ! Quand ensuite vous me reprochez d’avoir une position simpliste (”les choses sont plus compliquées que vous ne le dites”), je n’accepte pas le reproche car c’est sensé de reprocher à quelqu’un d’avoir une position simpliste quand il était en mesure par plus d’attention de découvrir les finesses ; or, vous communiquez quelque chose qui était de l’ordre du secret et qu’on ne peut pas lire dans le seul passage suivant : ” Nous avons accompli ce travail dans un double souci de fidélité, envers Borges et à l’égard de ses premiers traducteurs” (p. LXXXIV). Mais éclairé par vous, je traduis : la traduction est quelquefois infidèle au texte original mais Bernès a été fidèle à Borges, fidèle lui à la mémoire de Caillois et plus généralement des traducteurs infidèles à ses textes mais amis. Il fallait le communiquer explicitement : à défaut de le faire, les lecteurs sont en un sens pris pour des idiots…"

Commentaires

1. Le mercredi 26 mai 2010, 02:19 par oqaqiq
Merci pour cet article. Je m'interrogeais sur les différences entre les deux versions. Maintenant je sais qu'il y a un intérêt à se procurer la réédition.
2. Le mercredi 26 mai 2010, 15:30 par Philalèthe
Si la deuxième édition reprend, comme le suggère Assouline, les traductions consacrées et défectueuses, chères néanmoins à Borges, elle reconduit le scandale de la première édition !
3. Le dimanche 11 juillet 2010, 04:00 par ab
Vous avez parfaitement raison de souligner la faiblesse de la traduction française.
La version que présente M. Assouline des propos qu'auraient tenus M. Borges sur la traduction de ses textes me semble peu vraisemblable.
ab
4. Le dimanche 11 juillet 2010, 13:08 par Philalèthe
Je ne suis pas en mesure de juger de ce que Pierre Assouline rapporte concernant l'indifférence de Borges par rapport à une "bonne traduction". Ce que je défends en revanche, c'est l'inadéquation de la traduction dans le cadre d'une collection - la Pléiade - ayant quand même quelques ambitions éditoriales !
5. Le mercredi 18 août 2010, 13:57 par UnPassant
Sans être un grand spécialiste de Borges, je trouve que les arguments de Pierre Assouline ne sont pas totalement ineptes. Que l'auteur de Pierre Ménard soit amusé par les erreurs de traduction commises sur son oeuvre ne me semble pas a priori absurde. Après, oui, peut-être peut on parler "tromperie" mais même là, je n'en suis pas sûr. Borges ne cesse de "duper" son lecteur dans ses nouvelles, tout en sachant qu'il est catégoriquement impossible de "duper" un lecteur, celui-ci étant au fond le seul véritable auteur de l'oeuvre qu'il lit. Alors en lisant Borges dans la pleiade, vous ne lisez pas "Borges", certes. Je ne pense pas que vous lisiez plus "Borges-mal-traduit-par-la-Pleîade", ni même "Borges-volontairmeent mal-traduit-par-la-pleiade-avec-la-complicité-goguenarde-d'un-certain-bernès". Au mieux, et à supposer que vous ne soyez pas trop dédoublé et interféré par votre propre inconscient, avez vous une petite chance de lire "Philalèthe-lit-brillamment-la-maladroite-traduction-de-Borges-dans-la-Pleiade-et-est-assez-scrupuleux-pour-présenter-en-détail-les-défauts-les-plus-flagrants-de-cette-traduction". Il faudrait certainement pouvoir substantiver ces longues chaîne de mots à tirets, mais je n'ai pas la poésie.
Ceci dit, je ne comprends absolument pas la violence dont fait preuve à votre égard Pierre Assouline dans sa première réponse à votre remarque. Avez-vous un contentieux ?
6. Le lundi 30 août 2010, 23:11 par Philalèthe
Je réponds à votre curiosité : aucun contentieux ne précédait la première réponse que m'a faite Pierre Assouline, pour qui je suis en fait un total inconnu.
7. Le dimanche 20 février 2011, 07:06 par sopadeajo
Je ne voudrais pas en rajouter garatuitement et le sang en aucun cas ne devrait atteindre la rivière, mais contrairement à ce que l´on pourrait penser lors d´une première approche, quand on connaît Borges le createur de l´illustré françois Pierre Ménard qui lui même recrée Cervantes en le réecrivant, ne l´oublions pas, exactement de la même façon mot pour mot, virgule à virgule, philosophie par philosophie que l´unibraquiste fécond et généreux; l´exactitude est importante en Borges. Et elle est non importante également puisque si le sentier motesque pris eût été autre et le texte différent, cela ne changerait en rien l´etoffe du récit, son essentialité, sa force dont l´intensité serait identiquement percue par le lecteur. Mais lorsqu´une écriture est dense, hétéroclite, à la manière du labyrinthe ou du monument qu´elle essaie de décrire; une traduction la plus exacte possible, la plus fidélement nue est souhaitable.
Je suis en cela du côté de Maria Kodama parce que Borges n´a pas pu, je veux le croire, se tromper tant d´années avec elle, qu´elle a vu de première main lui dicter une partie de ses écrits d´aveugle voyant que nous lisons traduits ou en original maintenant. Si la traduction fût infidèle ou trop libre, des inexactitudes se glisseraient dans un texte qui deviendrait (encore plus) difficile à lire. Il faut donc, quoique nous pensions que la traduction est une interprétation pouvant même parfois améliorer un original, être le plus fidèle que l´on peut à ce que l´on traduit sans en rajouter/enjoliver quand cela est possible et sans en trop couper/améliorer.
8. Le dimanche 20 février 2011, 19:32 par sopadeajo
Voici un poème de Borges.

A un gato
No son más silenciosos los espejos
ni más furtiva el alba aventurera;
eres, bajo la luna, esa pantera
que nos es dado divisar de lejos.
Por obra indescifrable de un decreto
divino, te buscamos vanamente;
más remoto que el Ganges y el poniente,
tuya es la soledad, tuyo el secreto.
Tu lomo condesciende a la morosa
caricia de mi mano. Has admitido,
desde esa eternidad que ya es olvido,
el amor de la mano recelosa.
En otro tiempo estás. Eres el dueño
de un ámbito cerrado como un sueño.
Voici une traduction en françois dont je ne connais pas l´auteur que nous allons analyser un peu:
Non moins furtif que l'aube aventurière,
Non moins silencieux que le miroir,
Tu passes et je pense apercevoir
Sous la lune équivoque une panthère.
Par quelque obscur et souverain décret
Nous te cherchons. Nous voulons, fauve étrange
Plus lointain qu'un couchant ou que le Gange,
Forcer ta solitude et ton secret.
Ton dos veut bien prolonger ma caresse;
Il est écrit dans ton éternité
Que s'accordent à ta frileuse paresse
Ma main et son amour inquiété,
Ton temps échappe à la mesure humaine.
Clos comme un rêve est ton domaine.
Et voici une traduction que je viens de faire:
Pas plus silencieux sont les miroirs
ni plus furtive l´aube aventurière;
tu es, sous la lune, cette panthère
que nous pouvons parfois apercevoir.
Objet indéchiffrable d´un décret
divin, nous te cherchons vainement;
plus lointain que le Ganges et le couchant,
oeuvre de solitude et de secret.
Ton dos condescendant et qui s´attarde
à la caresse de ma main. Tu admets,
de cette éternité qui est rejet
l´amour de la main blafarde.
Tu as un autre temps.Tu es la sève
d´un cadre fermé comme un rêve.
J´ai fait cette traduction plus dénudée parce que l´autre enjolivait trop le texte original. Des mots, que l´original n´utilise pas y sont en effet ajoutés . Ainsi (lune) "équivoque"; "obscur et souverain" (décret); "fauve étrange"; "frileuse paresse" . Cela fait à mon avis beaucoup trop d´enjolivement.Le traducteur devrait ajouter son nom à celui de Borges et reconnaître que c´est un poème écrit à 4 mains. Ce n´est plus un original de Borges. De plus à la troisième strophe il y a dans l´original deux fois le mot "main". Connaisant le soin que Borges prenait à choisir les mots-pas-maux, trouver des répetitions de mots chez lui ne peut être dû au hasard. Il faut donc conserver le mot "main" deux fois dans la traduction.
Pour ma part j´ai pris également quelques licences poètiques mais qui sont , je le crois, plus admissibles et plus fidèles:
"divisar de lejos"---> "parfois apercevoir"
"Por obra"--->"Objet"
"tuya es la soledad"--->"oeuvre de solitude"
"que ya es olvido"-->"qui est rejet" pour des raisons de rime, mais l´oubli c´est ausi du rejet.
"recelosa"--->"blafarde" pour des raisons de rime, mais la crainte rend blafard.
Finalement j´ai changé la rime "dueño/sueño" par "sève/rêve" et c´est là où j´ai le plus hésité, mais je pense que ce n´est point une trahison.
J´ai cherché sur Internet d´autres traductions et je ne trouve point d´autres que celle que je critique dont je ne connais l´auteur, car elle embellit- et donc artificialise- trop, car elle inexacte.
Ainsi donc, je n´ai point vraiment cherché cependant, il n´ya pas que sur la Pléiade que l´ on trouve des traductions inexactes de Borges. Je n´ose d´ailleurs chercher de peur de me trouver devant un carnage littéraire d´embellissements ¿poétiques? en tous genres. J´espère que ce n´est pas le cas mais je n´en sais rien puisque je suis español et je lis Borges-dont je n´ai pas tout lu (en fait j´ai très peu lu de lui et d´autres auteurs, je suis un très mauvais lecteur)- et dont je ne suis pas et ne veux pas être un expert, dans notre langue commune, pas en françois.
9. Le dimanche 20 février 2011, 19:55 par sopadeajo
Correction du dernier paragraphe:
Ainsi donc, je n´ai point lu les versions en françois de Borges cependant, il n´y a pas que sur la Pléiade que l´ on trouve des traductions inexactes de lui. Je n´ose d´ailleurs chercher de peur de me trouver devant un carnage littéraire d´embellissements ¿poétiques? en tous genres. J´espère que ce n´est pas le cas mais je n´en sais rien puisque je suis español et je lis Borges -dont je n´ai pas tout lu (en fait j´ai très peu lu de lui et d´autres auteurs, je suis un très mauvais lecteur) et dont je ne suis pas et ne veux pas être un expert- dans notre langue commune, pas en françois.
10. Le dimanche 20 février 2011, 20:22 par Philalèthe
Merci, Sopadeajo, pour vos commentaires qui apportent tant d'eau à mon moulin car sachez que la traduction française de "A un gato" que vous citez est précisément celle de l'édition de la Pléiade ! C'est dans le volume II p.295 et c'est donc mal traduit par Jean-Pierre Bernès et Nestor Ibarra. Continuez, je vous en prie, de nous apporter d'autres preuves de mauvaises traductions pour que nous puissions faire savoir à ceux qui achètent si chères ces traductions de Borges qu'elles sont tout simplement à revoir.
Encore une fois, merci infiniment.
11. Le dimanche 20 février 2011, 21:31 par sopadeajo
Merci à vous aussi, Philalète, la question est en fait d´une importance plus que littéraire, presque éthique. La forme mène au fond.
C´était donc une traduction de Jean-Pierre Bernès et de Nestor Ibarra ? Travaillent-ils en duo ?
Ou bien une traduction de Nestor Ibarra approuvée par Bernès?
Malheureusement je n´ai aucune édition de la Pléiade en mon pouvoir, et ce n´est que sur l´Internet que je trouve les poèmes en français de Borges. En fait la traduction dont nous parlons est la seule en français de Borges que j´ai lu.
Et c´est le seul poème de Borges que j´ai traduit (j´espère que pas trop mal, j´ai des doutes).
Je lis Borges en espagnol. Mais il faudrait réviser d´autres poèmes s´ils étaient comme celui-ci ,j ´éspère que non, parce que cela est littérairement (et poétiquement) plutôt irrespectueux; envers un Borges qui n´aimait certainement pas l´artifice gratuit, en littérature; commme ce Brassens, d´ailleurs, qui essayait, selon ses propres mots, de ne pas en faire, pas d´en faire, de la littérature ,de l´artifice, des feux follets inutiles et souvent prétentieux. J´aime Borges précisément parce qu´il fuit l´artificiel à travèrs du court, de l´accourcissement des maux.
12. Le dimanche 20 février 2011, 22:00 par Philalèthe
À ma connaissance, c'est une traduction de Nestor Ibarra revue par Jean-Pierre Bernès. Mais si vous avez lu ce que j'ai écrit à Pierre Assouline, vous avez compris que pour comprendre le sens de " traduction revue", il faut revoir le sens ordinaire de "traduction revue". Quant à la question : "est-ce le seul poème mal traduit ?", je ne penche pas pour une réponse optimiste. Si j'ai le temps, je vous envoie un autre poème en espagnol avec sa traduction revue. Si vous voulez, vous révisez vraiment et on allonge ici même le dossier accablant.
13. Le dimanche 20 février 2011, 22:03 par sopadeajo
Et aussi, dire ceci: Il ne s´agit pas d´envoyer quiconque au bûcher, de condanner quiconque, mais de littérer bien.
14. Le dimanche 20 février 2011, 22:04 par sopadeajo
Je n´avais pas vu votre commentaire, d´accord.
15. Le lundi 21 février 2011, 03:32 par sopadeajo
Assouline a écrit:
"Jean-Pierre Bernès, éditeur de cette Pléiade Borges en est le responsable, c’est entendu. Mais il n’a traduit que les textes inédits de Borges. Pour le reste, selon une vieille habitude de la collection, le maître d’oeuvre a été tenu de reprendre des traductions historiques de Gallimard. Mais il les a toutes révisées, non seulement avec l’accord mais surtout avec la complicité de Borges. Il lui a relu à voix haute l’intégralité de son oeuvre."
N´oublions pas en effet que Borges était aveugle et qu´on devait lui lire les textes et qu´il dictait ce qu´il ne pouvait écrire.
Mais je me souviens d´un enregistrement d´une entrevue de la television espagnole (qui existe sur Internet) où Borges disait qu´il ne se souvenait pas de la plupart de ce qu´il avait écrit. Ce qui est par ailleurs tout à fait normal. Mais on doit considérer que puisqu´il était aveugle, et ne pouvait pas comparer ligne par ligne ce qu´on lui lisait en françois avec son original, il ne pouvait en aucune façon savoir si la traduction était bonne ou mauvaise. Tout au plus pouvait-il juger que la musicalité et le rythme étaient suffisants, ce qui, justement, n´est pas suffisant. Si l´on ajoute, de plus, qu´il est connu que la position de Borges sur la traduction, était d´une grande flexibilité, puisqu´il pensait que le traducteur réecrivait presque indépendamment le texte qu´il traduisait, on peut comprendre qu´il n´a pu vraiment savoir si la traduction en français était bonne ou bien clochait.
16. Le lundi 21 février 2011, 03:36 par sopadeajo
Et penser que Borges a probablement été traduit dans 30 langues différentes, sans savoir quel gâchis (ou au contraire quelle merveille) ils ont bien pu faire...
17. Le lundi 21 février 2011, 05:56 par sopadeajo
Un texte sur la traduction , de Borges, pour un canard, je crois, plein de typos.
18. Le lundi 21 février 2011, 07:15 par Philalèthe
" Las traducciones al francés que han hecho Ibarra y Roger Caillois son muy buenas "
Que Borges ait jugé ces traductions bonnes ne veut pas dire qu'elles sont bonnes, sauf à tomber dans un relativisme total. Quand je lis un auteur dans une traduction, je veux que le français me donne l'idée la plus exacte possible du texte d'origine. Il y a d'autres exemples de traductions prétendument revues par l'auteur et pourtant largement améliorables, je pense à celles de Freud par Luis Lopez Ballesteros.
19. Le lundi 21 février 2011, 08:13 par sopadeajo
Mais Borges évite toujours contrarier (systématiquement) qui que ce soit. La preuve en est que j´ai pu trouver des textes sur Google (cette même nuit) où l´on affirmait que, comme dans les traductions des 1000 et 1 nuits, les traducteurs en françois de Jorge Luis traduisaient non pas pour l´auteur, mais contre le traducteur précédent. Ainsi j´ai bien pu lire il y a à peine quelques heures, que Ibarra, que je ne connaissais pas avant votre commentaire de 20:22, traduisait contre Caillois. Cependant; Jorge Luis affirme que les deux sont bons, alors que leur style (d´après les dires) est opposé.
"Quand je lis un auteur dans une traduction, je veux que le français me donne l'idée la plus exacte possible du texte d'origine"
C´est aussi ce que je pense qu´il faut faire et c´est pourquoi j´ai traduit contre Ibarra l´enjoliveur. Mais sa traduction est bien plus musicale et rythmée que la mienne qui se veut d´être plus fidèle aux origines, à la lettre.
Borges commente le poème du chat, que je ne connaissais pas moi même (ou que j´avais oublié/rejeté et que je n´aime pas outre mesure; mais j´aime les chats) et que j´avais trouvé dans le blog d´une poètesse; qui aurait pu s´appeler Beppo (le chat) où il parle de la main "recelosa" qui craint de caresser.Borges n´aurait pu être un grand guerrier, comme son grand père, s´il craignait la docilité des chats...
20. Le lundi 21 février 2011, 08:30 par sopadeajo
Borges, dans la video précédente, apporte un solide argument en notre faveur, en faveur d´une traduction plus fidèle, plus conforme à l´original. Il y commente que le choix du mot "condesciende" est très bien; je pense pareil; mais Bernès ou Ibarra ou les deux ne pensaient pas de même puisqu´ils avaient eliminé ce mot de la traduction en français.
21. Le lundi 21 février 2011, 18:47 par Philalèthe
Sopadeajo, je suis désolé que notre échange se termine si abruptement mais vos injures (je viens de les éliminer) que je ne comprends pas et qui ne sont pas du tout justifiées sont inadmissibles : j'ai donc le regret de vous dire que vous êtes désormais indésirable sur ce blog.
22. Le vendredi 8 avril 2011, 09:09 par michel wagner
Ne sont pas plus silencieux les miroirs
ni plus furtive l’aube aventurière ;
tu es, sous la lune, cette panthère
qui de loin seulement s’offre à nos regards
Par l’œuvre indéchiffrable d’un décret divin
nous te cherchons en vain ;
plus éloigné que le Gange et le couchant,
tienne est la solitude, et à toi le secret
Ton échine s’abandonne à la molle caresse
de ma main, tu as accepté,
depuis cette éternité en oubli déjà muée,
l’amour de cette main frileuse
Tu existes dans un autre temps. Tu es le maître
d’un territoire aussi impénétrable que le rêve
23. Le vendredi 8 avril 2011, 11:04 par Philalethe
Merci beaucoup pour cette traduction qui s'efforce à beaucoup de fidélité et de simplicité. Mais ne pourrait-on pas la rendre encore plus sobre en traduisant le vers 4 "que nos es dado divisar de lejos" par "qui nous est donnée à voir de loin" ? Le "s'offre" suggère une action de la panthère alors que la vue sur la panthère paraît plus quelque chose de l'ordre du don.
Concernant le vers 8 (tuya es la soledad, tuyo el secreto) est-ce si lourd de garder la répétition et d'écrire : "tienne est la solitude, tien est le secret" ? Je serai aussi plus sobre au niveau du vers 11 ("desde la eternidad que ya es olvido") : depuis l'éternité qui déjà est oubli. Pourquoi ne pas traduire aussi le vers suivant : "el amor de la mano recelosa" par : l'amour de la main frileuse. Pour les deux derniers vers ("en otro tiempo estas. Eres el dueño / de un ámbito cerrado como un sueño") : tu es dans un autre temps. Tu es le maître d'un territoire fermé comme un rêve"
Mon idée est la suivante : pourquoi rajouter des licences poétiques si le texte de Borges est si sobre et si simple ? Doit-on être plus royaliste que le roi dans les traductions ?
Il faut le répéter : la traduction de ce poème dans l'édition de la Pléiade (T II p.295 - je me réfère à la première édition) est la création d'un autre poème et non un effort pour rendre le poème de Borges en français.
24. Le mardi 10 mai 2011, 07:14 par sopadeajo
Pasaba por aquí y no he podido resistir la tentación...
D´accord qu´on pourrait parfaitement ne pas ajouter de licences poétiques, puisque c´est vrai que le texte de Borges est fort simple (comme toute sa poésie par ailleurs) sauf si l´on veut maintenir le même système de rime que l´original, et dans ce cas il faut changer des trucs.
Si vous ne m´en voulez point trop, Philalèthe, dites moi si vous aimez mon blog:
http://lit-et-raire.blogspot.com
25. Le mardi 10 mai 2011, 19:37 par Philalèthe
Ah, sopadeajo, vous ne savez pas ce que vous voulez !
26. Le lundi 6 juin 2011, 19:26 par Madero, Cristina
Je vous signale la parution de la traduction de 99 sonnets de Borges, sous le titre La proximité de la mer, par Jacques Ancet, chez Gallimard. Dans la préface l'auteur explique l'esprit qui anime sa traduction. Le poème le chat figure page 104.
27. Le mercredi 8 juin 2011, 14:27 par Philalèthe
Merci beaucoup !
28. Le mercredi 15 juin 2011, 15:35 par sopadeajo
Voici une autre traduction de Borges en français que j´ai voulu fidèle même si des mots, pour la rime, sont transformés.
Un aveugle (Jorge Luis Borges)
Je ne sais quel visage me considère
quand je regarde le visage de la glace;
je ne sais quel ancien guette en son palace
de silencieuse et fatiguée colère.
Lent dans mon ombre, de la main j´explore
mes invisible traits. Une déchirure
m´atteint. J´ai entrevu ta chevelure
qui est de cendre ou est encore d´or.
Je répète que j´ai perdu seulement
la surface vaine des choses.
Le réconfort est de Milton et il est vaillant,
mais je pense aux lettres et aux roses.
Je pense que si je pouvais voir ma figure
je saurais qui je suis en ce soir d´enluminure.
----------------------------------
Un Ciego (Jorge Luis Borges)
No sé cuál es la cara que me mira
cuando miro la cara del espejo;
no sé qué anciano acecha en su reflejo
con silenciosa y ya cansada ira.
Lento en mi sombra, con la mano exploro
mis invisibles rasgos. Un destello
me alcanza. He vislumbrado tu cabello
que es de ceniza o es aún de oro.
Repito que he perdido solamente
la vana superficie de las cosas.
El consuelo es de Milton y es valiente,
Pero pienso en las letras y en las rosas.
Pienso que si pudiera ver mi cara
sabría quién soy en esta tarde rara.
-----------------------------------
29. Le mercredi 15 juin 2011, 15:51 par Philalèthe
Merci ! C'est intéressant, bien fidèle à la sobriété du texte d'origine. Mais c'est osé de traduire pour la rime reflejo par palace...
30. Le mercredi 15 juin 2011, 15:55 par sopadeajo
Si d´aventure quelqu´un qui passait par ici, ou le maître des lieus pouvait me donner un lien vers d´autres traductions de ce poème, ce serait sympa, pour comparer. Je n´ai pas trouvé ce poème en français sur Google dans une recherche un peu rapide cependant.
31. Le mercredi 15 juin 2011, 16:07 par sopadeajo
Oui, c´et vrai que c´est osé: "reflejo"= "reflet" par "palace"; "destello"="éclat" par "déchirure"; "que me mira"= "qui me regarde" par "me considère". Et pour finir "rara"="étrange" par "enluminire", alors que j´aurais pu faire "visage" avec "étrange".
Mais mon souci majeur a cependant certainement été la fidelité à l´essence du poème que je crois avoir su respecter.
32. Le vendredi 17 juin 2011, 16:46 par Philalèthe
Je ne sais quelle figure me regarde
Quand je regarde la figure du miroir ;
Certain vieillard m'y guette, et je crois entrevoir
Son ire sourde et lasse et vaguement hagarde.
Lent dans ma lente nuit, j'explore de mes doigts
Mes invisibles traits. Soudain vient me surprendre
Un éclair, tes cheveux. Seraient-ils déjà cendre
Ou gardent-ils leur or, leur gloire d'autrefois ?
Je me redis que je n'ai rien perdu des choses
Que leur vaine surface. Ainsi se consolait
Milton ; c'est un courage où je cherche un bienfait.
Je pense aux lettres cependant, je pense aux roses.
Et mon visage, là... Si je pouvais le voir,
Je saurais qui je suis en cet étrange soir.
Trad de Nestor Ibarra et Jean Pierre Bernès (la Pléiade)
Encore une belle infidèle, donc !
33. Le vendredi 17 juin 2011, 19:58 par sopadeajo
Merci pour la traduction de Ibarra qui est excessivement ornementée et donc contraire à l´esprit même de l´écriture courte et concise et peu fleurie borgésienne, que cela soit en prose ou en poésie.
34. Le samedi 18 juin 2011, 03:17 par sopadeajo
Mais je ne prends aucune position pour
l´instant dans la guerre kodama Bergès qui me paraît être une guerre d´un tout autre niveau que littéraire, sans en savoir plus ni les avoir rencontré.
35. Le samedi 18 juin 2011, 03:19 par sopadeajo
Kodama Bernès
36. Le samedi 18 juin 2011, 04:06 par sopadeajo
Dans mon texte 8 du 20 février 2011 à 19:32, je maintiens mon opinion que la traduction, qu´elle soit de Ibarra ou de Caillois ou de quelqu´un d´autre, est trop fleurie. Mais en relisant ce que Pierre Assouline vous répondait, il se peut que Bernès n´en ait aucune responsabilité !!...
En effet, puisque c´est Borges lui même,
d´après Assouline, qui en se faisant relire à haute voix les textes en français, a donné le oui (le "visto bueno") aux traductions de la Pléiade, il n´y a rien à reprocher à Bernès ni même à Caillois ni à Ibarra. Personnellement je me fâcherais si dans la traduction d´un de mes poèmes on enjolive et rajoute à la manière que nous avons vue. Mais si Borges lui même
s´en amusait, parce qu´il pensait qu´un e traduction était une réinterpretation nouvelle du poème-alors que moi je crois qu´une traduction doit être une fidélité optimisée qui conserve l´esprit de l´original en ne changeant que l´indispensable; comment peut-on en accuser Bergès qui a tout simplement obéit aux souhaits (et à l´amusement peut être) de Borges ?
37. Le samedi 18 juin 2011, 04:09 par sopadeajo
Bernès au lieu de Bergès, sorry, no freudian slip
38. Le samedi 18 juin 2011, 05:08 par sopadeajo
Après avoir écouté la lecture d´un de ses poèmes Borges s´exclame: "Ce sont de bons vers même si c´est moi qui les ai écrits"
39. Le samedi 18 juin 2011, 08:23 par Philalèthe
Certes il se peut que l'avis de Borges ait été respecté mais, comme les lecteurs ne s'attendent pas aujourd'hui à de belles infidèles, l'édition de la Pléiade aurait dû préciser que l'acheteur des deux volumes n'y lira pas des traductions fidèles des textes.
40. Le samedi 18 juin 2011, 14:19 par sopadeajo
Et en effet Borges, nous l´avons déjà vu, par ailleurs, pense que les traductions de Caillois et de Ibarra sont de très bonnes traductions
http://clubdetraductoresliterariosd... :
"Las traducciones al francés que han hecho Ibarra y Roger Caillois son muy buenas"
alors que je pense le contraire, qu´elles enjolivent et dénaturalisent le style austère, presque monacal et monotone de la poésie de Borges, ou les mots ont du poids, pèsent, que l´on ne peut donc substituer pas des dances lègères et fleuries (d´autres) mots, sans en altérer la musicalité et le rythme (musical) interne. C´est par ailleurs chez Borges, pareil en prose, dans ses "cuentos" où l´on se doit, à mon avis, de respecter l´arrythmie, si notable (cette arrythmie littéraire) de Borges.
Bien sûr, si l´on ne parle que d´un point de vue technique, le talent de Caillois et/ou de Ibarra est notable, mais ils en rajoutent trop et donc altèrent trop. Mais je répète que Bernès peut n´y être pour rien.
41. Le samedi 18 juin 2011, 14:47 par sopadeajo
Une solution Salomonique, mais juste, serait la suivante; je viens d´y penser: on réalise une autre édition de la Pléiade avec pas une seule traduction (celle de Caillois et/ou Ibarra), mais avec deux traductions pour chaque poème, la deuxième plus austère ; le lecteur pouvant choisir tout à fait librement de n´en lire qu´une au choix ou d´en lire les deux. C´est très intéressant de lire deux traductions parfois divergentes. Parlez en à Gallimard, Philalèthe, où à Bernès et dites leur que je suis disponible comme traducteur, même si en fait je suis un "¿traducteur?" néophyte espagnol, qui de plus a presque oublié le français après beaucoup de temps hors de l´Hexagone.
Je ne crois pas que Borges (ni Kodama) n´aimeraient pas cette idée: Il n´y a pas qu´une traduction, comme il y aurait pu n´y avoir pas qu´un seul original. Ce poème sur la mort que vous avez écrit ainsi un jour de pluie dans une grande ville, comment l´auriez vu structuré un jour de beau soleil à la campagne ?
42. Le samedi 18 juin 2011, 14:59 par sopadeajo
Mais non Philalèthe , vous n´avez pas à dire quoi que ce soit à Gallimard. Mais les traductions doublées, c´est une bonne idée..
43. Le samedi 18 juin 2011, 15:00 par Philalèthe
À vous de jouer ! Mais plus modestement et plus réalistement, si l'oeuvre est libre de droits, traduisez-la sur votre propre blog.
44. Le samedi 18 juin 2011, 17:01 par sopadeajo
Je suis tout à fait modeste.J´ai dit que je suis un néophyte en traduction et en littérature.Je n´ai même pas fait lettres mais sciences. Je ne pense nullement que je sois meilleur que Ibarra ou que Caillois; seulement que je traduirais d´une autre façon plus conforme à Borges. Traduire sur mon propre blog, vous dites; un travail énorme qui pourrait être refusé ?... Et je n´y connais rien en droits d´auteurs et tous ces machins là.
45. Le samedi 2 juillet 2011, 17:51 par sopadeajo
Guy Debord, qui parlait assez bien l´espagnol, je crois; sur les mauvaises traductions en espagnol de "La société du spectacle". On peut remarquer que Debord exige une grande fidelité au texte original, ce qui n´est pas étonnant quand ont dit des choses. Ce qui est plus étonnant c´est que Borges ne l´ait pas toujours vu, quand il s´agissait de traduire ses poésies, comme s´il assumait implicitement que la poesíe dit moins que la philosophie, alors que l´on devrait considérer que la poesíe dit au moins autant que les discours philosophiques; que ce n´est point une catégorie du discours plus inexacte.
46. Le jeudi 7 juillet 2011, 18:12 par sopadeajo
Préface à la quatrième édition italienne
de « La Société du Spectacle » (Guy Debord)
47. Le jeudi 7 juillet 2011, 18:22 par sopadeajo
Hoy es 7 de julio día de San Fermín. ¡Viva San Fermín!
(Excusez moi, Philalethe, je n´ai pu l´éviter)
En fait je n´aime pas trop qu´on fasse souffrir les tauros, mais bon..
48. Le vendredi 25 mai 2012, 19:12 par Lungta
Voici un commentaire d'Olympia ALBERTI que j'avais retranscrit dans les années 80 au sujet du poème "Un aveugle".
Commentaire d’Olympia ALBERTI : Les deux premiers vers à eux seuls méritent une stèle. Ils sont l’exacte inversion que représente une image rendue par un miroir. Ainsi « quelle figure me regarde » fait chiasme avec « je regarde la figure du miroir ». Cette réussite introduit d’emblée le questionnement métaphysique qui lui est cher, avec l’idée d’un troisième regard majeur, glissé entre l’œil aveugle de l’homme et l’œil impassible du miroir.
« Certain vieillard m’y guette » n’est pas une image innocente puisqu’il s’agit là de souligner et Dieu et le miroir qui reflètent un réel, et que l’aveugle âgé est impuissant lui à percer : cette opacité du monde, épaisseur traduite par les deux épithètes du vers suivant « Sourde et lasse » qui disent, et la fatigue et la fermeture à un sens par un glissement à celui de l’ouïe.
En effet, cette « ire », n’est pas tant colère divine que vaine irritation égarée, que rend admirablement « haguarde » (à l’origine faucon dont la vue baisse derrière une haie).
Le sens de la vue, de la vision même, est délégué aux doigts, à la main de l’écrivain qui cherche sur le visage sans regard, des invisibles traits. L’écriture du temps doit être là, on cherche à s’en assurer pour mieux voir dedans l’image que l’on est à l’extérieur. Pour traduire la sensation de sa démarche entravée, Borges choisit cette belle image répétitive « Lent dans ma lente nuit ». Et dans ce déplacement Saturnien du monde, c’est l’éclair d’une vision intérieure (les cheveux de celle qu’il aima). En un contraste violent, il oppose la gloire de leur lumière, cet or insaisissable qui a fait trace dans son être, et la cendre. Notre vie est un feu, il faut en admettre les étapes. La gloire même n’est plus qu’un souvenir, elle est limitée d’autrefois. Vocabulaire volontiers pâle, comme décoloré par l’impossibilité de s’appuyer aux couleurs vives d’un monde présent. La vie n’est plus que lente déambulation dans une nuit de mémoire déchirée, par failles.
« Je me redis ». Alors le regard est laissé à son errance, le poète se détache du monde « Je n’ai rien perdu des choses », qu’il a pourtant élises en rîme avec roses, image de la vie éphémère mais pleine. Ne plus pouvoir habiter le monde extérieur est une richesse obligée. Il est, tel Milton, renvoyé au plus profond de son être et n’a plus rien à faire de la « vaine surface » mise en relief à la césure. Le poète n’est pas dupe (l’enjambement le montre). Il cherche à poser sa main sur un frère en poésie, sur son courage. Seule demeure, la pesée des choses du monde dedans. Et comme nous avions la répétition de « lente », nous avons celle de « je pense », « Je pense aux lettres, je pense aux roses ». Et on ne pense que dans l’absence, la séparation. Et ce verbe au présent libère une nostalgie douloureuse. « Et mon visage, là », en hyperbate, là, est l’indication d’une distance, d’un être fragmenté dans l’absence du monde, qui tend la main pour se saisir d’une preuve.
A la fin du jour, l’aveugle est privé de cette humanité à voir un visage. Il lui reste qu’un cri : « Je saurai qui je suis ». Voir, là, ce serait savoir. Humilité d’une sagesse qui cherche à cerner un espace charnel, un contour, tant l’être est cette croix absolue entre l’espace et le temps.
Non, le soir n’est pas étrange. Il rend l’homme étranger à lui-même, cherchant à tâtons dans sa mémoire blessée, le souvenir de la lumière. Celle des cheveux de l’aimée où le soleil a fait sa gloire. La seule richesse du poète est bien le souvenir de la lumière étreinte.
49. Le jeudi 31 mai 2012, 00:27 par sopadeajo
Voici un petite traduction mienne -á la Mozart mode; en petit , mais pas en nocturne ni en superficiel- en espagnol, d´un petit poème du jeune Jammes-aux-champs-et-au-lointain-sud-ouest :
Me gusta el asno dulce
Me gusta el asno esmerado
Por el camino acebado
Se acerca a los badenes
De un paso con vaivenes
Le teme a las abejas
y mueve sus orejas
Lleva la gente desdichada
Y sacos repletos de cebada
Siempre anda pensando
Sus ojos están invitando
Porque para la providencia
Él es más que la ciencia
Ha cumplido con su deber
Del alba al atardecer
Se queda en una vaqueriza
¡Qué morada escurridiza!
Lleva bien fatigados
Sus pobres pies usados
Ha trabajado mucho
Él es alguien muy ducho.
50. Le vendredi 1 juin 2012, 19:56 par sopadeajo
Bonjour Lungta: le commentaire d´Olympia, que je n´ai pas l´honneur de connaItre est brillant, dans le sens anglosaxon du terme. Mais il est très dangereux de commenter une traduction quand celle- ci n´est pas très fidèle.
En effet; lorsque Olympia exclame, non sans justesse :
"En effet, cette « ire », n’est pas tant colère divine que vaine irritation égarée, que rend admirablement « haguarde » (à l’origine faucon dont la vue baisse derrière une haie)" Mais Borges n´utilise pas le mot "hagarde" = "azorada"; "despavorida"; ..C´est un mot ajouté de toutes pièces par le traducteur Bernès ou par Ibarra; au quatrième vers, : "con silenciosa y ya cansada ira"; que j´ai traduit par "de silencieuse et fatiguée colère".
Olympia continue brillament:
"Pour traduire la sensation de sa démarche entravée, Borges choisit cette belle image répétitive « Lent dans ma lente nuit » Or justement Borges au cinquième vert ,dit :
"Lento en mi sombra, con la mano exploro" que j´ai traduit par: "Lent dans mon ombre, de la main j´explore". Borges ne répète en aucune façon le mot "lent"; et quand Borges répète un mot, c´est parce qu´il le veut. Dans ce cas, la lenteur n´est point l´attribut principal de la cécité; mais comme on peut l´entrevoir ; la solitude face aux traductions peu fidéles que l´on ne peut point lire personnellement ; la lecture impossible. (Je sais de quoi je parle, moi même j´ai perdu une grande partie de la vision; je connais l´ombre en partie; je lis mal; mais moi je n´aime point trop lire, dépendre de l´opinion des autres. Par contre Borges, nous le savons bien, pense être ce qu´il a lu, qu´il ne regrette orgueilleusement pas).
"Pero pienso en las letras y en las rosas"-->"mais je pense aux lettres et aux roses" s´exclame Borges au vers 12; la pensée ne se répète pas, comme chez le traducteur que Olympia lut; ce qui se répète c´est les lettres dans les roses; qui elles ne s´écrivent point, cependant, une écriture différente:
"Et comme nous avions la répétition de « lente », nous avons celle de « je pense », « Je pense aux lettres, je pense aux roses »"
Note: Je tiens à dire que j´aime beucoup le commentaire d´Olympia; qui dépendait trop, cependant, de l´humeur de la traduction; et je m´excuse pour mon mauvais français après 39 ans sans presque jamais le parler; hors de l´inmutable et jolie (good looking; bonita) France.
51. Le samedi 2 juin 2012, 01:43 par sopadeajo
J´ajouterais, ces deux brèves notes sur la traduction du poème de Borges, l´une en français, l´autre en espagnol:
Un aveugle (Jorge Luis Borges)
Je ne sais quel visage me considère
quand je regarde le visage de la glace;
je ne sais quel ancien guette en son palace
de silencieuse et fatiguée colère.
Lent dans mon ombre, de la main j´explore
mes invisible traits. Une déchirure
m´atteint. J´ai entrevu ta chevelure
qui est de cendre ou est encore d´or.
Je répète que j´ai perdu seulement
la surface vaine des choses.
Le réconfort est de Milton et il est vaillant,
mais je pense aux lettres et aux roses.
Je pense que si je pouvais voir ma figure
je saurais qui je suis ce soir d´enluminure.
----------------------------------
Un Ciego (Jorge Luis Borges)
No sé cuál es la cara que me mira
cuando miro la cara del espejo;
no sé qué anciano acecha en su reflejo
con silenciosa y ya cansada ira.
Lento en mi sombra, con la mano exploro
mis invisibles rasgos. Un destello
me alcanza. He vislumbrado tu cabello
que es de ceniza o es aún de oro.
Repito que he perdido solamente
la vana superficie de las cosas.
El consuelo es de Milton y es valiente,
Pero pienso en las letras y en las rosas.
Pienso que si pudiera ver mi cara
sabría quién soy en esta tarde rara.
-----------------------------------
Note: Une traduction de Borges en français que j´ai voulu fidèle même si des mots, pour la rime, sont transformés d´une manière un peu osée: "reflejo"= "reflet" par "palace"; "destello"="éclat" par "déchirure"; "que me mira"= "qui me regarde" par "me considère". Et pour finir "rara"="étrange" par "enluminire", alors que j´aurais pu faire "visage" avec "étrange", mais j´ai considéré que la faiblesse borgésienne de faire rimer "cara" avec "rara" (1) méritait bien la mienne (ou celle de ma muse) de faire une petite enluminure; j´avoue avoir hésité cependant.
Mon souci majeur a pourtant certainement été la fidelité à l´essence du poème que je crois avoir su voir (puisque nous parlons d´aveugles) et su respecter (puique dans une traduction
l´important c´est l´original). (1): La beauté des mots très courts castillans "cara" et "rara" se perd lors de la traduction, surtout que le français est en général una langue (un peu) plus "longue" que l´espagnol.
Nota: Una traducción de Borges al francés que he querido que sea fiel aunque algunas palabras, para la rima, han sido transformadas de manera algo atrevida: "reflejo"= "reflet" por "palace"= "palacio"; "destello"="éclat" por "déchirure"="desgarro"; "que me mira"= "qui me regarde" por "me considère"= "me considera". Y para terminar "rara"="étrange" por "enluminire"="iluminación", cuando pudiera haber utilizado el rimado "visage" con "étrange", pero he considerado que la debilidad borgesiana de rimar "cara" con "rara" (1) no era menor que la mía (o de mi musa) de rimar "figure" con "enluminure"; aunque dudé, lo reconozco.
Mi mayor preocupación sin embargo ha sido la fidelidad a la esencia del poema que creo haber sabido ver (ya que hablamos de ciegos) y respetar (puesto que en una traducción lo importante es el original). (1): No entro aquí a valorar la belleza de las palabras castellanas cortas "cara" y "rara", perdida -esa belleza de la cortedad- al traducir a otra lengua además en general (algo) más "larga" que el español.
52. Le samedi 2 juin 2012, 01:59 par sopadeajo
Et pour finir enfin et clore nos considérations sur la traduction; celle ci d´un très beau poème de Francis Jammes (j´ai habité once ans, malgré moi, presque en face de l´une des maisons qui l´abrita, à Orthez, où les champs sont cependant semblables aux autres champs du monde (je pense à Rilke amoureux de Jammes, au point de croire qu´Orthez était un Havre distinct, différent, autre, ce qui est faux, pour le paysage du moins, et je suppose que pour les animaux ,qu´on aime, aussi.
Le village à midi
Le village à midi. La mouche d’or bourdonne
entre les cornes des bœufs.
Nous irons, si tu le veux,
si tu le veux, dans la campagne monotone.
Entends le coq... Entends la cloche... Entends le paon...
Entends là-bas, là-bas, l’âne...
L’hirondelle noire plane,
les peupliers au loin s’en vont comme un ruban.
Le puits rongé de mousse ! Écoute sa poulie
qui grince, qui grince encor,
car la fille aux cheveux d’or
tient le vieux seau tout noir d’où l’argent tombe en pluie.
La fillette s’en va d’un pas qui fait pencher
sur sa tête d’or la cruche,
sa tête comme une ruche,
qui se mêle au soleil sous les fleurs du pêcher.
Et dans le bourg voici que les toits noircis lancent
au ciel bleu des flocons bleus ;
et les arbres paresseux
à l’horizon qui vibre à peine se balancent.
(Francis Jammes)
El pueblo a mediodía
El pueblo a mediodía. La mosca de oro zumba
entre los cuernos de los bueyes.
Iremos si lo quieres,
si lo quieres, por el campo que retumba.
Oye al gallo... Oye la campana... Oye al pavo...
Escucha allí, allí al burro...
La golondrina negra en vuelo duro,
los álamos a lo lejos se van como en desmayo.
El pozo roído de espuma! Escucha la polea
que chirría, que chirría en coro,
pues la chica con cabellos de oro
sostiene el viejo balde negro donde la plata alea.
La chiquilla se va de un paso que tambalea
en su cabeza de oro al cántaro,
su cabeza como un relámpago,
que se enreda en el sol bajo la flor inquieta.
Y en el burgo los tejados ennegrecidos tiran
al cielo azul copos azules;
y los árboles gandules
del horizonte que vibra apenas si suspiran.
(Traduction mienne; la seule dont je suis assez fier; et je me trompe probablement; mais la beauté du poème m´a beaucoup aidé à croire que c´est bien traduit)
53. Le mercredi 31 octobre 2012, 14:48 par Maxime
Je suis bien content d'être tombé sur ce post de blog si intéressant.
Juste une question : y a-t-il une édition de Borges en espagnol de l'ampleur de l'édition française de la Pléiade ? On trouve facilement tous les contes, toute la poésie, mais je n'ai pas réussi à trouver mieux que ça.
54. Le dimanche 4 novembre 2012, 17:41 par Philalethe
Merci de votre intérêt.
À ma connaissances, les oeuvres de Borges sont éditées en plusieurs volumes par Emece Editores.

Sénèque (46) : lettre 9 (2) ou un ami n'est pas un organe vital.

1.“Hoc inter nos et illos interest : noster sapiens vincit quidem incommodum omne, sed sentit ; illorum ne sentit quidem. Illud nobis et illis commune est, sapientem se ipso esse contentum : sed tamen et amicum habere vult et vicinum et contubernalem, quamvis sibi ipse sufficiat »
Je traduis:
" Entre nous et eux il y a une différence : certes notre sage a le dessus sur n’importe quel préjudice mais il le sent ; le leur ne le sent même pas. Un point est commun à nous et à eux : le sage se contente de lui-même, mais cependant il veut avoir un ami et un voisin et un camarade, bien qu’il se suffise à lui-même."
Ce qui m’étonne dans ces lignes, c’est à quel point Sénèque relativise ici la définition qu’il donne du sage. Elle paraît alors moins être ce qui désigne la réalité, le sage réel, que ce sur quoi les Stoïciens s’entendent. Sénèque présente ainsi non tant ce qui doit être qu’une différence de conception concernant ce qui doit être.
Je note aussi que l’ami, même s’il est présenté en premier dans l’énumération de ce que le sage veut, n’est pas jugé moins important que le voisin ou le camarade (contubernalis désigne souvent celui qui partage le même sort, qu’il s’agisse de soldats ou même d’esclaves). Je n’exclus pas cependant qu’amicusvicinus et contubernalis qualifient la même personne.
2. « Vide quam sit se contentus : aliquando sui parte contentus est. Si illi manum aut morbus ou hostis exciderit, si quis oculum vel oculos excusserit, reliquiae illi suae satisfacient, et erit inminuto corpore et amputato tam laetus quam (in) integro fuit : sed quae, si desunt, non desiderat, non deesse mavult. »
" Vois comme il se contente de soi : il arrive qu’il se contente d’une partie de soi. Si une maladie ou un ennemi lui enlève une main, si quelqu’un lui arrache un œil ou les deux yeux, ce qui lui reste le satisfera et, le corps diminué et amputé, il sera aussi joyeux que lorsqu’il était entier ; mais les choses qu’il ne regrette pas si elles manquent, il préfère qu’elles ne manquent pas."
La suite le confirmera : un de mes organes ou un de mes membres est à moi, ce que mon ami est à moi. D’un côté, comme la main ou l’œil, l’ami multiplie les capacités – sans ami il y a des choses impossibles à faire - ; de l’autre le contentement de soi n’est pas proportionnel aux capacités dont on dispose : moins de capacités n’implique pas moins de contentement, moins d’indépendance.
Les anciens Stoïciens classaient les avantages corporels parmi les indifférents : avoir une main n’est pas plus un mal qu’avoir deux mains n’est un bien. Ce qui est un bien, c’est l'usage vertueux de ses mains. Aussi ce court passage incline-t-il à voir l’ami comme un indifférent.
Il n’en reste pas moins que naturellement tout homme préfère avoir un ami comme il préfère avoir ses deux mains. L’ami a donc à la fois le statut d’ « indifférent » - en tant que ne pas l’avoir ne prive pas du bien – et de « préférable » - en tant que, toutes choses égales par ailleurs, avoir un ami augmente, développe, maximise mes capacités.

vendredi 9 avril 2010

Sénèque (45) : lettre 9 (1) ou sur le concept grec d'apatheia, qu'il est difficile à traduire en latin et à bien interpréter

1.An merito reprehendat in quadam epistula Epicurus eos qui dicunt sapientem se ipso esse contentum et propter hoc amico non indigere, desideras scire. Hoc obicitur Stilboni ab Epicuro et îs quibus summum bonum visum est animus inpatiens"
" Tu désires savoir si Épicure dans une de ses lettres critique à juste titre ceux qui disent que le sage se contente de lui-même et à cause de cela n'a pas besoin d'ami. C'est une objection d' Épicure à Stilbon et à ceux pour qui le souverain bien a été un esprit impassible."
2. "In ambiguitatem incidendum est, si exprimere απάθειαυ uno verbo cito volverimus et impatientiam dicere : poterit enim contrarium ei, quod significare volumus, intelligi. Nos eum volumus dicere, qui respuat omnis mali sensum : accipietur is, qui nullum ferre possit malum. Vide ergo, num satius sit aut invulnerabilem dicere aut animum extra omnem patientiam positum.
" On doit tomber dans l'ambiguïté, si nous projetons de vite traduire απάθειαυ (apatheia) par un seul mot et dire impatientia : en effet pourra être compris le contraire de ce que nous voulons signifier. Nous voulons dire celui qui est capable de repousser n'importe quel sentiment de douleur : on comprend celui qui est en mesure de ne supporter aucune douleur. Vois donc s'il ne vaut pas mieux dire un esprit invulnérable ou inaccessible à toute souffrance."
Cette neuvième lettre est centrée sur l'amitié et va permettre à Sénèque de préciser ce qui distingue relativement à cette question le stoïcisme de l'épicurisme.
C'est la deuxième fois dans son oeuvre que Sénèque mentionne Stilpon le Mégarique, maître de Zénon, le fondateur du stoïcisme, et de Cratès le cynique. Déjà dans le De constantia sapientis, Sénèque le cite comme exemple de sage inaccessible à l'injure :
"Demetrius Poliorcète venait de prendre Mégare. Il demanda au philosophe Stilpon s'il avait subi quelque perte : " Non, répondit celui-ci, j'ai tous mes biens avec moi." Or son patrimoine faisait partie du butin, ses filles avaient été enlevées par l'ennemi, sa patrie tombait sous le joug étranger, et lui-même, un tyran environné de troupes victorieuses l'interrogeait du haut de son tribunal. Mais Stilpon lui déroba sa victoire, en protestant, quand la ville était prise, non seulement qu'il n'était pas vaincu, mais qu'il n'avait souffert aucun dommage. Il avait en effet conservé les vrais biens, ceux dont nul ne peut s'emparer. Quant à ceux que l'ennemi pillait et emportait, il n'estimait pas qu'ils fussent siens : il y voyait des ornements postiches, obéissant aux caprices de la fortune ; aussi ne s'y était-il attaché que comme à des objets empruntés." (VI 5 trad. René Waltz in éd.Veyne p.317)
Dans la lettre 9, Sénèque reprend l'anecdote (à laquelle Diogène Laërce a consacrée aussi quelques lignes, il est vrai légèrement différentes ) mais sous une forme plus ramassée et en lui donnant une tournure plus radicale :
" Sa ville natale était prise ; il avait perdu ses enfants, sa femme ; tout brûlait ; et il s'en allait seul, heureux pourtant. Demetrius, celui qui, comme destructeur de cités, s'est acquis le surnom de Poliorcète, lui demanda s'il avait subi quelque.
" Tous mes biens, répondit le philosophe, sont avec moi." (trad. Noblot in éd.Veyne p. 620-621)
Cet hommage rendu par Sénèque à Stilpon ne doit pas tromper. Comme il l'explique dans les lignes qui suivent, le sage qui sert de modèle aux efforts éthiques des stoïciens reste sensible à la douleur :
" Assurément notre sage surmonte tout préjudice, mais il le ressent ; assurément le leur ne le sent pas " (noster sapiens vincit quidem incommodum omne, sed sentit ; illorum ne sentit quidem).
Qu'apatheia soit compris à tort comme impatience, incapacité de supporter les préjudices, ou interprété avec raison comme impassibilité, dans les deux cas le concept se réfère à une conduite qui n'est pas de celles que le stoïcisme de Sénèque n'approuve ou ne propose comme modèle (dans le De Ira(II 3-4), Sénèque donne plusieurs exemples destinés à faire comprendre que les hommes les meilleurs ne sont pas à l'abri de ce que Suzanne Husson dans Lire les stoïciens(2009 p.126) appelle "les premiers mouvements émotionnels de l'âme" : " C'est ainsi que les plus braves pâlissent généralement en prenant les armes ; au signal du combat les genoux des plus ardents guerriers tremblent, le coeur d'un grand général bat avant le choc des deux armées et l'orateur le plus éloquent, lorsqu'il se recueille pour parler, sent ses extrémités se glacer." trad. Noblot).
Reste que Stilpon et Sénèque se rejoignent sur un point :
"L'idée est commune à eux et à nous que le sage se contente de lui-même" (illud nobis et illis commune est, sapientem se ipso esse contentum)
On verra donc que le souci de l'amitié n'est en aucune manière l'indice de la conscience d'une insuffisance personnelle.

mercredi 7 avril 2010

Entre savoir empirique et vision du monde, rien d'autre ? Et la philosophie alors, que devient-elle ? Remarques à partir du livre de Jean-Marie Schaeffer "La fin de l'exception humaine"

Si on pense la philosophie comme connaissance de la vérité et comme thérapeutique de l'âme, précisément comme thérapeutique fondée sur la connaissance de la vérité, autrement dit, si on s'inscrit dans la tradition ouverte par Démocrite, alors on ne peut qu'être troublé à la lecture des lignes nietzschéennes (l'erreur au service de la vie) de Jean-Marie Schaeffer dans son dernier ouvrage La fin de l'exception humaine (2007) :
" Nous avons spontanément tendance à croire qu'avoir des représentations adéquates est un atout et avoir des représentations fausses un handicap, et que donc il convient de rechercher en toute situation la "vérité". Il y a bien sûr du vrai là-dedans, mais c'est une vérité partielle. Il semblerait ainsi qu'entretenir un certain nombre d'illusions, notamment à propos de soi-même, soit indissociable d'une vie psychique réussie. Dans des travaux célèbres, Taylor et Brown ont par exemple montré que, loin d'être un trait pathologique, entretenir des illusions positives à l'égard de soi-même est une caractéristique de santé mentale. Les sujets "sains" (dois-je voir dans ces guillemets une nostalgie que Schaeffer éprouverait pour une conception archaïque certes mais plus ambitieuse, plus noble de la santé de l'esprit?) ont systématiquement tendance à se voir eux-mêmes en des termes d'une positivité irréaliste, à croire qu'ils contrôlent davantage les événements extérieurs qu'ils ne le font en réalité et à entretenir des visions du futur plus rose que les circonstances ne le justifient. Autrement dit, si les dépressifs ont un biais pessimiste, les gens non dépressifs ont un biais optimiste (ils ne se caractérisent donc pas par une vue adéquate d'eux-mêmes, mais au contraire par un biais positif." (p.362)
C'est signer l'acte de divorce entre la vérité et le bonheur.
Schaeffer est lui-même bien incapable d'écrire un ouvrage permettant de "faire coexister nos besoins mentaux endogènes avec les contraintes des savoirs exogènes" (p.383). Entendez par "besoins mentaux endogènes" besoin de disposer d' "une vision du monde", d'"une représentation évidente et globale de la réalité" qui la justifie, lui donne un sens et permette de maintenir "l'état de stabilité interne de notre identité". Quant aux "savoirs exogènes", ce sont les savoirs ordinaires mais surtout les savoirs scientifiques tirés de l'expérimentation, cependant toujours locaux, révisables et inarticulables avec d'autres savoirs de même type portant sur d'autres objets, eux aussi particuliers.
Or, les savoirs exogènes, par leur accumulation (ils grandissent individuellement et se multiplient), contraignent les visions du monde à des révisions, pire à des crises.
La thèse de l'exception humaine, qui donne à l'homme la place grandiose d'un sujet conscient, irréductible à l'animalité et à la matière, est ainsi bien mise à mal, entre autres par l'évolutionnisme (ce que Jean-Marie Schaeffer analyse dans le chapitre 3 "L'humanité comme population mendéléenne"). Plus généralement l'objet du livre est de prendre position contre un naturalisme et un culturalisme exclusifs et pour une naturalisation de la culture, pensant l'humain comme un vivant particulier et la culture comme une propriété naturelle de ce vivant-là.
Pour savoir qui on est, il ne faut donc plus lire Descartes et les Méditations métaphysiques, mais les ouvrages des sciences de la vie et des sciences de l'homme; lectures sans profit certes si ne les accompagne pas le souci très explicitement manifesté par Schaeffer de la clarification conceptuelle - ce qui donne à cet ouvrage un certain air de famille avec la philosophie analytique -.
Cependant Schaeffer reconnaît bien que, s'il est en mesure d'affaiblir la vision du monde anthropocentrée autant au centre de la religion que du fondationnalisme cartésien ou de l'hyperculturalisme, il ne peut pas (et ne veut pas) lui substituer une autre vision du monde. Il y a un abîme en effet entre ce que les savoirs exogènes portent à tenir pour vrai et les croyances que nos besoins endogènes poussent à défendre.
Cependant l'ouvrage milite en faveur d'une vision du monde plus en accord avec ce que les sciences nous autorisent à croire, tout en dénonçant l'idée d' une vision du monde intégralement justifiable par le raison.
On peut cependant s'interroger sur la place que la distinction faite par Schaeffer entre savoir empirique et vision du monde laisse à son propre ouvrage. Ni savoir empirique, ni vision du monde, ce livre, pour ne pas s'auto-réfuter, ne doit-il pas être vu précisément comme une oeuvre de philosophie moderne ? J'entends par philosophie moderne une réflexion décidément éclairée par les sciences mais irréductible à elles, attentive à ne pas constituer une vision du monde dont la dimension illusoire serait manifeste mais déterminée à se mettre au service du bonheur et de l'action.
En somme une philosophie qui, ayant fait sa part à l'irrationnalité, ne renoncerait tout de même à la recherche de bonnes raisons de vivre et d'agir.

lundi 22 mars 2010

Épictète au secours de Flaubert.

Le samedi soir 29 Mai 1852, Flaubert écrit de Croisset à Louise Colet, sa maîtresse :
" Mais où se réfugier, mon Dieu ! où trouver un homme ? Fierté de soi, conviction de son oeuvre, admiration du beau, tout est donc perdu ? La fange universelle où l'on nage jusqu'à la bouche, emplit donc toutes les poitrines ? - À l'avenir, et je t'en supplie, ne me parle plus de ce qu'on fait dans le monde, ne m'envoie aucune nouvelle, dispense-moi de tout article, journal, etc. Je peux fort bien me passer de Paris et de tout ce qui s'y brasse. - Ces choses me rendent malade ; elles me feraient devenir méchant et me renforcent d'autant, dans un exclusivisme sombre qui me mènerait à une étroitesse catonienne. - Que je me remercie de la bonne idée que j'ai eue de ne pas publier ! Je n'ai encore trempé dans rien ! Ma muse (quelque déhanchée qu'elle puisse être) ne s'est point encore prostituée, et j'ai bien envie de la laisser crever vierge, à voir toutes ces véroles qui courent le monde. Comme je ne suis pas de ceux qui peuvent se faire un public et que ce public n'est pas fait pour moi, je m'en passerai. "Si tu cherches à plaire, te voilà déchu", dit Épictète. Je ne déchoirai pas. Le sieur Musset me paraît avoir peu médité Épictète, et cependant ce n'est pas l'amour de la vertu qui manque dans son discours." (Correspondance Tome II La Pléiade p.95)
Le passage cité par Flaubert est sans doute tiré du Manuel (23) :
" Si un jour il t'arrive de te tourner vers l'extérieur, en voulant plaire à quelqu'un, sache que tu as abandonné le règle de vie que tu as choisie." (trad. Pierre Hadot).
À noter que le reproche que Flaubert fait à Musset de se contenter de parler vertu peut être justifié par un autre texte du Manuel (46):
" Ne te donne jamais le nom de philosophe et ne bavarde pas beaucoup, en présence des non-philosophes sur les principes théoriques, mais pratique ce qui est prescrit par ces principes, de même que dans un repas, tu ne tiens pas de discours sur la manière dont il faut manger, mais tu manges comme il faut manger."
Nietzsche fait un beau portrait de cette retenue stoïcienne dans un texte d' Aurore (1881):
" L'homme d'Épictète ne serait certes pas du goût de ceux qui aspirent maintenant à l'idéal. La tension continuelle de son être, le regard infatigable tourné à l'intérieur, ce que son oeil a de fermé, de prudent, de réservé lorsqu'il lui arrive de se tourner vers le monde extérieur ; et encore ses silences ou ses paroles courtes : tout cela, ce sont des signes de la bravoure la plus sévère, que serait-ce pour nos idéalistes qui sont avant tout avides d'expansion ! En outre, il n'est point fanatique, il déteste le cabotinage et la vantardise de nos idéalistes."
Pour en revenir à Flaubert, à relever le traitement paradoxal qu'il réserve à Caton d'Utique - d'où dérive d'après Littré l'adjectif catonien - , idole des Stoïciens (Sénèque par exemple s'y réfère sans cesse dans toute son oeuvre). Ici, pseudo-stoïcien, il n'est pas loin d'incarner une misanthropie hargneuse.

dimanche 21 mars 2010

Enseigner à qui on n'a appris ni à prêter son attention ni à faire abstraction.

Kant a écrit dans l'Anthropologie :
" L'effort pour devenir conscient de ses représentations consiste soit à prêter son attention (attentio), soit à se détourner d'une représentation, dont on a conscience (abstractio). La dernière attitude n'est pas simplement suspension ou négligence de la première (car ce serait alors distraction, distractio), mais elle constitue un véritable acte de la faculté de connaître pour maintenir une représentation dont je suis conscient à l'écart d'autres représentations dans une même conscience. Par conséquent, il ne s'agit pas ici d'abstraire (isoler) quelque chose, mais de faire abstraction de quelque chose, c'est-à-dire d'une détermination de ma représentation, - ce par quoi cette représentation obtient la généralité d'un concept et se trouve ainsi accueillie dans l'entendement.
Savoir faire abstraction d'une représentation, même si elle vient s'imposer à l'homme par l'intermédiaire des sens, est un pouvoir beaucoup plus grand que celui d'être attentif : car cela témoigne d'une liberté de la faculté de penser et d'un contrôle de l'esprit par lui-même qui le rendent capable d'exercer une maîtrise sur l'état de ses représentations (animus sui compos). À cet égard, la faculté d'abstraction est donc beaucoup plus difficile, mais aussi plus importante que celle de l'attention, quand elle concerne les représentations des sens.
Bien des hommes sont malheureux parce qu'ils ne savent pas abstraire. Le prétendant pourrait faire un bon mariage s'il pouvait simplement détourner les yeux d'une verrue sur le visage de sa bien-aimée, ou ne pas voir la dent qui lui manque. Mais c'est une mauvaise habitude de notre faculté d'attention que de s'attacher, même involontairement, à ce qui est incongru chez les autres, de diriger le regard vers un bouton qui, juste sous nos yeux, manque à un habit, vers une dent qui est absente, ou vers une faute d'élocution qui est coutumière, et de remplir ainsi l'autre de confusion, tout en compromettant par là nos propres chances d'entretenir de bons rapports avec lui. Quand ce qui compte vraiment est de qualité, c'est agir non seulement avec équité, mais aussi avec habileté que de savoir mettre entre parenthèses ce qui nous gêne chez les autres, et cela même pour notre bien-être personnel ; mais cette faculté d'abstraire est une force de l'esprit qui ne peut être acquise que par l'usage." (I 3 trad. Renaut GF p.57)
Apprend-on à l'école l'attention ? C'est à douter tant on oppose à la distraction la capture d'attention. "Comment rendre ludique un cours ?" se demande-t-on. Que proposer à l'élève pour qu'il ne se distraie pas ? Car l'élève n'a pas appris à prêter son attention : il faut donc la garder en ne cessant de la capter.
Apprend-on à l'école la capacité de faire abstraction ? Pas du tout. Honteux de ne pas lui apporter un contenu plaisant, dont on attend qu'il s'inscrive dans sa mémoire sans que l'élève ait à faire l'effort de le mémoriser, de l'apprendre en somme, on n'ira pas jusqu'à exiger de lui qu'il s'entraîne à faire abstraction de ce qui, captant son attention, le distraira du cours.
Résumons : comment apprendre quelque chose à des élèves chez lesquels on n'a pas développé les facultés qui rendent possible l'apprentissage, précisément celles de prêter attention et de faire abstraction ?

samedi 20 mars 2010

Ce que tout professeur de philosophie du Secondaire devrait déclarer au tout début de ses cours.

" Il y a de bonnes raisons de douter du type d'analyse qui va suivre. Je le ferais moi-même si je n'en étais pas l'auteur" comme l'écrit Erving Goffman dans Les cadres de l'expérience (1974 Minuit p.21-22).
Mais alors qui se donnerait la peine d'écouter ?
Que gagne-t-on à écouter, pire à apprendre, une analyse qui n'est pas incontestable ?
Il faudrait avoir compris d'abord qu'il y a de bonnes raisons de chercher un type d'analyse dont il n'y aurait pas de bonnes raisons de douter (au point que le rêve secret de maints philosophes est de sortir des limites du genre dans lequel il réfléchit). Il faudrait aussi avoir saisi que la découverte des bonnes raisons de douter est un perfectionnement intellectuel de soi. En premier lieu, parce qu'on n'accède à ses raisons, si on a la chance d'y accéder, qu'après être passé par la compréhension d'une analyse robuste et charpentée ; en second lieu, parce que ces raisons ne sont pas données et qu'il faut les produire, tâche d'autant plus difficile que le type d'analyse dont on parle est doté d'un système immunitaire relativement efficace (je veux dire par là que l'analyse contient les arguments devant désamorcer les objections prévisibles).
On réalise vite alors que cette honnêteté préliminaire suppose des élèves déjà largement philosophes.
D'où la pertinence pédagogique des préliminaires plus dogmatiques.

mercredi 10 mars 2010

L'héritage de Wittgenstein : quelle forme doit prendre la modestie en philosophie ?

Dans l'introduction de son dernier ouvrage, Wittgenstein en héritage (Kimé 2010), Christiane Chauviré tient visiblement mais plus discrètement que Sandra Laugier à prendre ses distances par rapport à la philosophie analytique mainstream et non-wittgensteinienne. Alors que Christiane Chauviré cherche à interpréter le sens d'une déclaration de Wittgenstein en 1930 à ses étudiants de Cambridge à l'occasion d'un premier cours (" La philosophie a perdu son aura"), elle formule d'abord une attaque modérée et allusive :
" Ne pouvons-nous l'entendre comme une prophétie (presque) auto-réalisatrice ? Car s'il y a une époque de déclin et de récessions (Wittgenstein écrit lui aussi, comme nous actuellement, sous le coup d'une crise économique, celle de 1929) où il existe bien une méthode en philosophie, une philosophie professionnelle (je n'ose pas écrire sans aura), une philosophie "moderne", proche des sciences, c'est la nôtre, avec l'actuelle philosophie analytique, héritière lointaine de Wittgenstein, ce qui n'est pas le moindre paradoxe de toute cette affaire." (p.11)
Dans le dernier paragraphe en revanche, l'adversaire est mieux ciblé et la critique est renforcée :
" Tout comme Emerson à la fois désavoue et revendique, selon Cavell, une culture pour l'Amérique, Wittgenstein désavoue et revendique une forme de philosophie modeste, déflationniste et qui fait table rase du passé. Une philosophie désenchantée des Temps Modernes. Or une version de celle-ci, dérivée en fait de l'empirisme logique de Carnap et allii, par la suite, sous une forme banalisée, standardisée, colonise précisément les universités américaines de la fin des années trente (avec le départ de plusieurs membres du Cercle de Vienne aux États-Unis) aux années soixante, et perdure actuellement grâce à la vogue des sciences cognitives qui ont fixé et légitimé cette manière de procéder en philosophie. Ce n'est sans doute pas l'héritage que souhaitait laisser Wittgenstein, lui qui ne voulait même pas fonder une École : " Est-ce moi qui ne puis fonder une École, ou bien aucun philosophe ne le peut ?", craignant de voir ses pensées vulgarisées, affadies (discutées dans Mind !), et très prompts à crier au plagiat. En effet, " toute idée qui coûte cher entraîne dans son sillage quantité d'idées bon marché ; au nombre de celles-ci, quelques-unes sont utiles". Plus que jamais, donc, il nous faut nous poser la question, non de l'héritage laissé par Wittgenstein (il est immense), mais de la (bonne) façon - pour nous - d'en hériter." (p.12)
On notera que la mise en question, doublement relativisée dans la dernière phrase, demeure très prudente. Sur la relation faite entre la philosophie analytique et le Cercle de Vienne, on pourra lire ici un article de Florian Cova qui dénonce largement la réduction de la philosophie analytique contemporaine aux positions du Cercle de Vienne.

Commentaires

1. Le samedi 3 avril 2010, 21:58 par Romain
C'est une question sur un détail, mais la revue "Mind" est elle peu recommandable ?
2. Le lundi 5 avril 2010, 21:14 par philalèthe
La revue Mind ici symbolise la philosophie universitaire, la professionnalisation de la philosophie, quelque chose de très différent de l'usage éthique que Wittgenstein semble avoir voulu donner à la réflexion philosophique. Si la finalité de la philosophie est de mener à une dissolution des problèmes philosophiques, la discussion savante des problèmes et l'effort pour leur apporter une solution montrent qu'on est encore pris à leur piège.
Je crois que c'est comme ça qu'il faut comprendre la référence à Mind et non comme une anathémisation de cette revue-là précisément.

mardi 9 mars 2010

La connaissance de soi comme éclair.

" J'ai cru me connaître dans un temps, mais à force de m'analyser je ne sais plus du tout ce que je suis ; aussi j'ai perdu la sotte prétention de vouloir se diriger à tâtons dans cette chambre obscure du coeur qu'éclaire de temps à autre un éclair fugitif qui découvre tout, il est vrai, mais en revanche vous aveugle pour longtemps. On se dit : j'ai vu ceci, cela, oh ! je reconnaîtrai bien ma route, et l'on se met en marche, et l'on se heurte à tous les coins, on se déchire à tous les angles." Lettre de Gustave Flaubert à sa soeur Caroline du 10 Juillet 1845 (Correspondance Tome I La Pléiade p 246)

Wittgenstein et Descartes (2)

Il est difficile de ne pas mettre en rapport les deux dernières remarques de De la certitude de Wittgenstein avec un certain passage de la première Méditation métaphysique de Descartes.
Voici d’abord le texte cartésien :
« Mais encore que les sens nous trompent quelquefois touchant les choses peu sensibles et fort éloignées, il s’en rencontre peut-être beaucoup d’autres desquelles on ne peut pas raisonnablement douter, quoique nous les connaissions par leur moyen : par exemple, que je sois ici, assis auprès du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature (…)
Toutefois j’ai à considérer que je suis homme, et par conséquent que j’ai coutume de dormir, et de me représenter en mes songes les mêmes choses, ou quelquefois de moins vraisemblables, que ces insensés, lorsqu’ils veillent. Combien de fois m’est-il arrivé de songer, la nuit, que j’étais en ce lieu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ? (…) Et m’arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu’il n’y a point d’indices concluants, ni de marques assez certaines par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil, que j’en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel, qu’il est presque capable de me persuader que je dors. »
Maintenant les dernières remarques de Wittgenstein (datant de deux jours avant sa mort) :
« 675. Si quelqu’un croit qu’il est venu en avion de l’Amérique en Angleterre dans les derniers jours, il ne peut, selon moi, se tromper. Il en va de même quand quelqu’un dit qu’il est à présent assis à une table en train d’écrire.
676. « Mais même s’il est vrai que dans ces cas je ne peux pas me tromper – n’est-il pas possible que je sois sous l’effet d’une drogue ? » Si je le suis et si la drogue m’a ôté toute conscience, alors en ce moment je ne parle ni ne pense vraiment. Je ne peux pas sérieusement supposer que je suis actuellement en train de rêver. Celui qui, dans son rêve, dit : « Je rêve », même s’il le dit à haute voix, a aussi peu raison que si, dans son rêve, il disait : « Il pleut » alors qu’il pleut vraiment. Même si son rêve avait bel et bien un rapport avec le bruit de la pluie. » (trad. Danièle Moyal-Sharrock p.186-187)
Certes Descartes ne dit pas « je rêve » mais seulement « il est possible que je rêve ». Ceci dit, il attend cependant du lecteur que ce dernier lui accorde qu’il puisse avoir raison. Or, c’est sur ce point que porte l’argumentation de Wittgenstein. Avoir raison n’est pas identifiable à dire quelque chose de vrai. En effet, selon lui, bien que le rêveur paraisse dire la vérité, précisément qu’il rêve, et en plus bien qu'il le fasse par une proposition qui serait physiquement identique à celle que formulerait quelqu’un en train de prendre conscience qu’il rêvasse – « je rêve », dit à haute voix, est audible par quiconque se trouve à côté -, il n’a pas raison, ce qui ne revient pas à dire qu’il a tort. Pourquoi ? Parce qu' « avoir raison » et « avoir tort » ne peuvent se dire que de personnes en mesure de juger, en possession donc de leurs moyens intellectuels, dans le cadre d'un contexte précisément déterminé. Or, par hypothèse, la drogue ou le sommeil enlève la capacité de raisonner d'une personne qui est en plus dans un contexte où on n'attend pas d'elle des jugements, vrais, faux ou douteux. Répondant à la voix sceptique qui met en question qu’il ait raison d’affirmer qu’il en train d’écrire, Wittgenstein n’exclut pas absolument la possibilité d’être victime d’une hallucination produite par une drogue. Il veut juste faire reconnaître que si l’hypothèse est vraie, disparaît la possibilité de considérer ce qui nous vient l’esprit comme jugeable à bon droit en termes de vrai ou de faux. Si le discours du philosophe veut être pris au sérieux, il doit admettre et faire admettre qu’il est en mesure de juger (mentalement certes, mais aussi contextuellement) et donc d’avoir raison ou d’avoir tort.
Ne peut-on pas considérer alors que Wittgenstein n’établit pas la distinction radicale que Descartes fixait entre l’hypothèse de la folie et celle du sommeil ? Rappelons d’abord le texte cartésien sur les fous qui prend place après les premières lignes que j’ai citées et la référence aux insensés :
« Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? si ce n’est peut-être que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus ; ou s’imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. Mais quoi ? ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples. »
On sait que ce passage a opposé Derrida à Foucault au niveau de son interprétation. Mais on peut cependant, sans entrer dans les raisons de l’un et de l’autre, reconnaître que Descartes ne met pas la folie sur le même plan que le sommeil, précisément en ce que la folie élimine la possibilité du raisonnement rationnel, alors que le rêve (et la conscience du rêve) n’empêche pas pour lui la pensée rationnelle de poursuivre sa recherche du vrai. Or, sur ce point, Wittgenstein identifie, sinon explicitement du moins implicitement, par le biais de la drogue hallucinatoire, le rêve à la folie.
Avoir raison ne consiste donc pas seulement à dire une proposition vraie, mais à dire une proposition vraie alors qu’on dispose mentalement de la possibilité d’avoir tort et qu'on est socialement, contextuellement parlant, en situation de juger.
La vérité et la fausseté ne sont pas des propriétés intrinsèques des propositions mais elles sont attribuables ou non aux propositions dans le cadre d’un jeu de langage déterminé et d’une forme de vie. Des multiples jeux de langage que présente le paragraphe 23 des Recherches philosophiques, on peut par exemple, pour le cas qui nous intéresse, sélectionner « décrire un objet en fonction de ce qu’on voit (…) faire des conjectures au sujet d’un événement (…) établir une hypothèse et l’examiner ». Or, prenons seulement le premier : décrire un objet en fonction de ce qu’on voit présuppose qu’on voit (pas qu’on croie voir), qu’on décrit bien ou mal un objet (pas qu’on prend conscience d’une hallucination) etc.
De manière plus générale, on peut mettre en évidence que ces dernières remarques wittgensteiniennes rappellent à leur manière que l’investigation poussée en philosophie n’est pertinente que si on ne met pas en doute ce qui conditionne toute investigation poussée, qu’on est réveillé, que nos sens fonctionnent, que nous sommes en mesure de juger etc.