mercredi 30 mai 2012

Locke : que voulaient donc dire les philosophes antiques ? Les interpréter vaut-il la peine ?

Locke consacre la chapitre IX du livre III de l' Essai sur l'entendement humain à l'imperfection des mots. Il vient de souligner combien les mots qui signifient les idées morales sont confus tant ils véhiculent des idées variables selon les locuteurs. Puis viennent ces lignes sur les philosophes de l'Antiquité :
" Il serait inutile de faire remarquer quelle obscurité doit avoir été inévitablement répandue par ce moyen (Locke se réfère à la confusion du vocabulaire moral) dans les écrits des hommes qui ont vécu dans des temps reculés, et en différents pays. Car le grand nombre de volumes que de savants hommes ont écrit pour éclaircir ces ouvrages, ne prouve que trop quelle attention, quelle étude, quelle pénétration, quelle force de raisonnement est nécessaire pour découvrir le véritable sens des anciens auteurs. Mais comme il n’y a point d’ouvrages dont il importe extrêmement que nous nous mettions fort en peine de pénétrer le sens, excepté ceux qui contiennent, ou des vérités que nous devons croire, ou des lois auxquelles nous devons obéir, et que nous ne pouvons mal expliquer ou transgresser sans tomber dans de fâcheux inconvénients, nous sommes en droit de ne pas nous tourmenter beaucoup à pénétrer le sens des autres auteurs qui n’écrivent que leurs propres opinions, qu’ils le sont de savoir les nôtres. Comme notre bonheur ou notre malheur ne dépend point de leurs décrets, nous pouvons ignorer leurs notions sans courir aucun danger. Si donc en lisant leurs écrits, nous voyons qu’ils n’emploient pas les mots avec toute la clarté et la netteté requise, nous pouvons fort bien les mettre à quartier sans leur faire aucun tort, et dire en nous-mêmes :
''Pourquoi se fatiguer à pouvoir te comprendre, si tu ne veux te faire entendre ?'' ( 10, trad. Coste, Livre de Poche, p.717-718)
On notera néanmoins avec intérêt et étonnement que quelques pages plus loin, l'auteur propose sur le même sujet une argumentation plus mesurée et plus précise aussi :
" 22. Cette incertitude de ces mots nous devrait apprendre à être modérés, quand il s'agit d'imposer aux autres le sens que nous attribuons aux anciens auteurs,
Une chose au moins dont je suis assuré, c'est que dans toutes les langues la signification des mots dépendant extrêmement des pensées, des notions, et des idées de celui qui les emploie, elle doit être inévitablement très incertaine dans l'esprit de bien des gens du même pays et qui parlent la même langue. Cela est si visible dans les auteurs grecs, que quiconque prendra la peine de feuilleter leurs écrits, trouvera dans presque chacun d'eux un langage différent, quoiqu'il voie partout les mêmes mots. Que si à cette difficulté naturelle qui se rencontre dans chaque pays, nous ajoutons celles que doit produire la différence des pays, et l'éloignement des temps dans lesquels ceux qui ont parlé et écrit ont eu différentes notions, divers tempéraments, différentes coutumes, allusions, et figures de langage, etc. chacune desquelles choses avait quelque influence sur la signification des mots, quoique présentement elles nous soient tout à fait inconnues, la raison nous obligera à avoir de l'indulgence et de la charité les uns pour les autres à l'égard des interprétations ou des faux sens que les uns ou les autres donnent à ces anciens écrits ; puisqu' encore qu'il nousimporte beaucoup de les bien entendre, ils renferment d' inévitables difficultés, attachées au langage, qui, excepté les noms des idées simples et quelques autres fort communs, ne sauraient faire connaître d'une manière claire et déterminée le sens et l'intention de celui qui parle, à celui qui écoute, sans de continuelles définitions des termes. Et dans les discours de religion, de droit et de morale, où les matières sont d'une plus haute importance, on y trouvera aussi de plus grandes difficultés." (trad. Coste p.728)

samedi 26 mai 2012

Les sceptiques, les Chewong et les cyniques : voir ou ne pas voir l'animal pour ce qu'il est.

Les sceptiques ont été minutieusement attentifs aux différences entre les humains et les animaux. En s'appuyant sur elles, ils ont défendu la relativité des biens et des maux, variables en effet selon les espèces et leurs organes sensoriels :
" Les feuilles de l' olivier sont comestibles pour la chèvre, elles sont amères pour l'homme ; la cigüe est une nourriture pour la caille, elle est mortelle pour l'homme ; le fumier est comestible pour le porc, non pour le cheval ", écrit Diogène Laërce (IX, 79)
Pour en rester au porc, citons encore Sextus Empiricus dans ses Esquisses pyrrhoniennes (Livre I, 14, 56 ) :
" Les porcs trouvent plus agréable de se laver dans la fange la plus puante que dans une eau claire et pure " (trad. Pellegrin, Points, p. 85)
On doit ainsi aux sceptiques d'avoir promu une connaissance non anthropomorphique des animaux.
D' une connaissance anthromorphique de l'animal et plus précisément de ses goûts et dégoûts, on trouve un bon exemple dans la société Chewong (groupe ethnique de langue môn-khmère vivant en Malaisie) :
" Le chien qui mange des excréments sous les maisons est persuadé de dévorer des bananes, tandis que les éléphants se voient les uns les autres comme des humains (...) un Chewong qui endosse le "vêtement" d'un tigre continuera à voir le monde comme humain." (Par-delà nature et culture, p. 46-47, 2005)
Philippe Descola explicite le type de cosmologie en jeu en citant une formule d'une autre ethnie, les Bedamuni, vivant eux en Nouvelle-Guinée :
" Lorsque nous voyons des animaux, nous pourrions penser qu'il s'agit seulement d'animaux, mais nous savons qu'ils sont en réalité comme des humains." (ibid. p.48)
Les sceptiques, eux, ont su penser - et avec raison - qu'il s'agit seulement d'animaux. Et les cyniques ?
Sans former une ethnie (!), les cyniques me paraissent par endroits plus proches des Chewong que des sceptiques. C'est ce que me porte à penser l'anecdote rapportant quel profit Diogène tira de l'exemple d’une souris :
" C'est parce qu'il avait, à en croire Théophraste dans son Mégarique, vu une souris qui courait de tous côtés, sans chercher de lieu de repos, sans avoir peur de l'obscurité ni rien désirer de ce qui passe pour des sources de jouissance, que Diogène découvrit un remède aux difficultés dans lesquelles il se trouvait." (Diogène Laërce, VI, 22)
La version de la même histoire rapportée par Élien est encore plus claire du point de vue qui m'intéresse ici :
" Diogène de Sinope, abandonné de tout le monde, vivait isolé. Trop pauvre pour recevoir personne chez lui, il n'était reçu nulle part à cause de son humeur chagrine qui le rendait le censeur continuel des paroles et des actions d'autrui. Réduit à se nourrir de l’extrémité des feuilles des arbres, sa seule ressource, Diogène commençait à perdre courage, lorsqu'une souris, s'approchant de lui, vint manger les miettes de pain qu'il laissait tomber. Le philosophe, qui observait avec attention le manège de l'animal, ne put s'empêcher de rire : sa tristesse se dissipa, la gaieté lui revint. "Cette souris, dit-il, sait se passer des délices des Athéniens; et toi, Diogène, tu t'affligerais de ne point souper avec eux !" Il n'en fallut pas davantage pour rétablir le calme dans l’âme de Diogène " (Histoires diverses, trad. Dacier, 1827) - on laissera de côté la relative incohérence de ce récit : si Diogène ne mange que des feuilles, pourquoi consomme-t-il aussi du pain ? -
Certes je ne prête pas à Diogène de Sinope la croyance que la souris est un humain en vêtement de souris, mais si le philosophe cynique prend comme modèle la souris, c'est précisément qu'il ne la voit pas comme une souris, instance d'un type différent du type humain, mais comme un homme doté de vertus enviables. Dans d'autres anecdotes, ce sera plus difficile de savoir si la souris exemplifie une vertu ou un vice mais elle continuera d'être vue comme un homonculus :
" Devant les souris qui couraient sur sa table, il dit : " Tiens ! Voilà que même Diogène nourrit des parasites !" (VI, 40)
Je ne prétends pas, cela va de soi, que le cynique n'ait pas eu connaissance de l'animalité de l'animal. Reste que dans l'usage philosophique qu'il en fait, il illustre plus l'anthropomorphisme des Chewong que la reconnaissance lucide et sceptique de l' altérité de l'animalité.

mercredi 23 mai 2012

La sauterelle : l'homme en mieux.

Dans le chapitre XXVIII des Essais sur l'entendement humain, Locke présente les relations naturelles :
" Une autre raison de comparer des choses ensemble ou de considérer une chose en sorte qu'on renferme quelque autre chose dans cette considération, ce sont les circonstances de leur origine ou de leur commencement, qui n'étant pas altérées dans la suite, fondent des relations qui durent aussi longtemps que les sujets auxquels elles appartiennent par exemple père et enfantfrèrescousins germains, etc. dont les relations sont établies sur la communauté d'un même sang auquel ils participent en différents degrés ; compatriotes, c'est-à-dire, ceux qui sont nés dans un même pays" (trad. Coste)
Puis Locke explique que toutes les relations naturelles sont loin d'être désignées par le langage :
" Nous pouvons observer à ce propos que les hommes ont adapté leurs notions et leur langage à l'usage de la vie commune, et non pas à la vérité et à l'étendue des choses. Car il est certain que dans le fond la relation entre celui qui produit et celui qui est produit, est la même dans les différentes races des autres animaux que parmi les hommes :cependant on ne s'avise guère de dire, ce taureau est le grand-père d'un tel veau, ou que deux pigeons sont cousins germains."
Or, ce qu'"on ne s'avise guère de dire", rien d'étonnant si le cynique le dit, lui. Voyez Antisthène :
" Marquant son dédain à l'endroit de ces Athéniens qui se vantaient d'être des indigènes, il disait que leur noblesse ne dépassait en rien celle des limaçons et des sauterelles." (Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 1)
Ce qu'explicite la note de Marie-Odile Goulet-Cazé :
" Car limaçons et sauterelles sont aussi des autochtones " (Le Livre de Poche, p. 680)
Plus loin Locke relève ce qu'on appellera la pluralité des champs sémantiques relatives à un même référent :
" L'on ne doit point être surpris que les hommes n'aient point inventé de noms, pour exprimer des pensées dont ils n'ont point occasion de s'entretenir. D'où il est aisé de voir pourquoi dans certains pays les hommes n'ont pas même un mot pour désigner un cheval, pendant qu'ailleurs, moins curieux de leur propre généalogie que de celle de leurs chevaux, ils ont non seulement des noms pour chaque cheval en particulier, mais aussi pour les différents degrés de parentage qui se trouvent entre eux."
Antisthène donnerait-il aussi aux limaçons et sauterelles une généalogie ?
En tout cas, pas comme le paysan le fait avec ses chevaux, pour s'y retrouver facilement dans leur élevage.
Le cynique reste centré sur l'homme ; c'est juste que, pour l'élever vraiment, il le prive de ses propriétés imaginairement nobles.
Xénophane ne faisait-il pas pareil en imaginant un cheval humain, trop humain ?
" Cependant si les boeufs, les chevaux, et les lions
Avaient aussi des mains, et si avec ces mains
IIls savaient dessiner, et savaient modeler
Les oeuvres qu'avec art seuls les hommes façonnent
Les chevaux forgeraient des dieux chevalins, Et les boeufs donneraient aux dieux forme bovine."
À dire vrai, la sauterelle cynique est supérieure au cheval xénophanien : lui, est encore un homme, à sa manière chevaline ; elle, donne l'exemple à l'homme. Qui connaît en effet une sauterelle fière de son origine ?
On l'a souvent dit : l'animal dans sa simplicité muette est pour le cynique un modèle pour les hommes.

lundi 14 mai 2012

Impossible de concevoir comment des esprits purs communiquent entre eux et ont un for intérieur.

On peut lire ce texte en complément de l'avant-dernier billet sur l'ange selon Locke :
" Les esprits séparés, qui ont des connaissances plus parfaites et qui sont dans un état beaucoup plus heureux que nous, doivent avoir aussi une voie plus parfaite de s'entre-communiquer leurs pensées, que nous qui sommes obligés de nous servir de signes corporels, et particulièrement de sons, qui sont de l'usage le plus général comme les moyens les plus commodes et les plus prompts que nous puissions employer pour nous communiquer nos pensées les uns aux autres. Mais parce que nous n'avons en nous-mêmes aucune expérience, et par conséquent aucune notion d'une communication immédiate, nous n'avons point aussi d'idée de la manière dont les esprits qui n'usent point de paroles, peuvent se communiquer promptement leurs pensées ; et moins encore comment comprenons-nous comment n'ayant point de corps, ils peuvent être maîtres de leurs propres pensées, et les faire connaître ou les cacher comme il leur plaît, quoique nous devions supposer nécessairement qu'ils ont une telle puissance." (Essai sur l'entendement humain, II, 23, trad. Coste).

dimanche 13 mai 2012

Épictète et Bernardin de Saint-Pierre : une même croyance en la Providence

Épictète (Entretiens, I, XVI) :
" Ne vous étonnez pas que les autres animaux aient à leur disposition tout ce qui est indispensable à la vie du corps, non seulement la nourriture et la boisson, mais le gîte, et qu'ils n'aient pas besoin de chaussures, de tapis, d' habits, tandis que nous, nous en avons besoin. Car il eût été nuisible de créer de pareils besoins chez des êtres qui n'ont pas leur fin en eux-mêmes, mais sont nés pour servir. Vois quelle affaire ce serait de nous occuper non seulement de nous-mêmes, mais de nos brebis et de nos ânes pour les vêtir, les chausser, les nourrir, les faire boire. Les soldats sont à la disposition du général, chaussés, vêtus et armés ; ce serait effrayant , si le chiliarque devait circuler pour chausser et pour habiller ses mille hommes ; de même la nature a mis à notre disposition les êtres nés pour nous servir ; ils sont tout préparés et n'exigent aucun soin ; si bien qu'un petit enfant mène les brebis avec un bâton. Mais nous oublions de remercier Dieu de nous avoir dispensés de prendre autant de soin de ces bêtes que de nous-mêmes, et nous lui faisons des reproches à notre sujet. Pourtant, par Zeus et par tous les dieux ! un seul de ces êtres suffirait à faire reconnaître la Providence, si l'on est honnête et reconnaissant ; ne parlons pas de grandes choses ; le lait qui provient de l'herbe, le fromage qui vient du lait, la laine qui vient de la peau, qui a fait, qui a imaginé tout cela ? Personne, dit-on ! Quelle inconscience ! Quelle impudence !"
Bernardin de Saint-Pierre (Études de la nature, T.II, 1839) :
" Dans nos climats tempérés, nous éprouvons une bienveillance semblable de la part de la nature. C'est dans la saison chaude et sèche qu'elle nous donne quantité de fruits pleins d'un jus rafraîchissant, tels que les cerises, les pêches, les melons ; et à l'entrée de l'hiver, ceux qui échauffent, par leurs huiles, tels que les amandes et les noix (...) C'est le long des eaux que croissent les plantes et les arbres les plus secs, les plus légers et par conséquent les plus propres à les traverser. Tels sont les roseaux, qui sont creux, et les joncs remplis d'une moëlle inflammable. Il ne faut qu' une botte médiocre de jonc pour porter sur l'eau un homme fort pesant. C'est sur les bords des lacs du Nord que croissent ces vastes bouleaux dont il ne faut que l'écorce d'un seul arbre pour faire un grand canot (...) Il n'y a pas moins de convenance dans les formes et les grosseurs de fruits. Il y en a beaucoup qui sont taillés pour la bouche de l'homme, comme les cerises et les prunes ; d'autres pour sa main, comme les poires et les pommes ; d'autres beaucoup plus gros, comme les melons, sont divisés par côtés et semblent être destinés à être mangés en famille ; il y en a même aux Indes comme le jacq , et chez nous la citrouille, qu' on pourrait partager avec ses voisins." (p. 244 à 251, passim)
" Assez ! Assez !" (Nietzsche, Généalogie de la morale, I, 14)

samedi 12 mai 2012

L'ange lockéen : une anticipation du rêve transhumaniste.

" Si un homme avait la vue mille ou dix mille fois plus subtile qu' il ne l'a par le secours du meilleur microscope, il verrait avec les yeux sans l'aide d'aucun microscope des choses plusieurs millions de fois plus petites que le plus petit objet qu'il puisse discerner présentement, et il serait ainsi plus en état de découvrir la contexture et le mouvement des petites particules dont chaque corps est composé. Mais dans ce cas il serait dans un monde tout différent de celui où se trouve le reste des hommes. Les idées visibles de chaque chose seraient tout autres à son égard que ce qu'elles nous paraissent présentement. C' est pourquoi je doute qu' il pût discourir avec les autres hommes des objets de la vue ou des couleurs, dont les apparences seraient en ce cas-là si fort différentes. Peut-être même qu'une vue si perçante et si subtile ne pourrait pas soutenir l'éclat des rayons du Soleil, ou même la lumière du jour, ni apercevoir à la fois qu'une très petite partie d'un objet, et seulement à fort petite distance. Supposé donc que par le secours de ces sortes de microscopes (qu'on me permette cette expression) un homme pût pénétrer plus avant qu' on ne fait d'ordinaire dans la contexture radicale des corps (Anglais : secret composition and radical texture), il ne gagnerait pas beaucoup au change, s'il ne pouvait pas se servir d'une vue si perçante pour aller au marché ou à la Bourse ; s'il se trouvait après tout dans l'incapacité de voir à une juste distance les choses qu'il lui importerait d'éviter, et de distinguer celles dont il aurait besoin, par le moyen des qualités sensibles qui les font connaître aux autres. Un homme, par exemple, qui aurait les yeux assez pénétrants pour voir la configuration des petites parties du ressort d'une horloge, et pour observer quelle en es t la structure particulière, et la juste impulsion d'où dépend son mouvement élastique, découvrirait sans doute quelque chose de fort admirable. Mais si avec des yeux ainsi faits il ne pouvait pas voir tout d'un coup l'aiguille et les nombres du cadran, et par là connaître de loin quelle heure il est, une vue si perçante ne lui serait pas dans le fond fort avantageuse, puisqu'en lui découvrant la configuration secrète des parties de cette machine, elle lui en ferait perdre l'usage." (Essai sur l'entendement humain, II, 23, 12, trad. Coste)
À lire ce texte de Locke, on trouve des raisons d'être sceptique par rapport au projet transhumaniste. Mais la suite de ses réflexions met en relief que ce que Locke évalue négativement, c'est seulement la situation d'un homme qui par des pouvoirs sensoriels extraordinaires serait isolé et handicapé au sein du monde ordinaire. En revanche le cas de l'ange est tout à fait distinct, certes Locke n'en a qu'une connaissance hypothétique, vu que sa source est la révélation et non la raison :
Conjecture touchant les esprits.
Permettez-moi ici de vous proposer une conjecture bizarre qui m'est venue dans l'esprit. Si l'on peut ajouter foi au rapport des choses dont notre philosophie ne saurait rendre raison, nous avons quelque sujet de croire que les esprits (spirits) peuvent s'unir à des corps de différente grosseur, figure, et conformation des parties. Cela étant, je ne sais si l'un des grands avantages que quelques-uns de ces esprits ont sur nous, ne consiste point en ce qu'ils peuvent se former et se façonner à eux-mêmes des organes de sensation ou de perception qui conviennent justement à leur présent dessein, et aux circonstances de l'objet qu'ils veulent examiner. Car combien un homme surpasserait-il tous les autres en connaissance, qui aurait seulement la faculté de changer de telle sorte la structure de ses yeux, que le sens de la vue devînt capable de tous les différents degrés de vision que le secours des verres au travers desquels on regarda au commencement par hasard, nous a fait connaître ? Quelles merveilles ne découvrirait pas celui qui pourrait proportionner ses yeux à toute sorte d'objets, jusqu'à voir, quand il voudrait, la figure et le mouvement des petites particules du sang et des autres liqueurs qui se trouvent dans le corps des animaux, d'une manière aussi distincte qu'il voit la figure et le mouvement des animaux mêmes."
Ce passage fournit donc une définition de l'ange : esprit en mesure de choisir le corps (et les outils sensoriels) adapté à ce qu'il veut savoir. Ainsi l'ange physicien a juste de meilleurs yeux que l'homme ; ils lui permettent en effet de voir en-deça des qualités secondes les qualités premières qui ont précisément la puissance de les produire.
Mais par sa définition empiriste de l'ange, Locke sait qu'il peut choquer les lecteurs enclins à concevoir les anges comme des êtres purement spirituels. Aussi s'excuse-t-il :
" Encore une fois, je demande pardon à mon lecteur de la liberté que j'ai prise de lui proposer une pensée si extravagante touchant la manière dont les êtres qui sont au-dessus de nous, peuvent apercevoir les choses. Mais quelque bizarre qu'elle soit, je doute que nous puissions imaginer comment les anges viennent à connaître les choses autrement que par cette voie, ou par quelque autre semblable, je veux dire qui ait quelque rapport à ce que nous trouvons et observons en nous-mêmes. Car bien que nous ne puissions nous empêcher de reconnaître que Dieu qui est infiniment puissant et infiniment sage, peut faire des créatures qu'il enrichisse de mille facultés et manières d'apercevoir les choses extérieures, que nous n'avons pas ; cependant nous ne saurions imaginer d'autres facultés que celles que nous trouvons en nous-mêmes, tant il nous est impossible d'étendre nos conjectures mêmes au-delà des idées qui nous viennent par la sensation et la réflexion. Il ne faut pas du moins que ce qu'on suppose que les anges s'unissent quelquefois à des corps, nous surprenne, puisqu'il semble que quelques-uns des plus anciens et des plus savants Pères de l' Église ont cru que les anges avaient des corps. Ce qu'il y a de certain, c'est que leur état et leur manière d'exister nous est tout à fait inconnue."
Il me paraît donc légitime de soutenir qu'il y a dans l'homme transhumaniste quelque chose de l'ange, sinon réel, du moins tel que Locke le conjecture.

vendredi 11 mai 2012

Ce que signifie Philalèthe.

Étymologiquement Philalèthe veut dire ami de la vérité (φιλαλήθης). Diogène Laërce, établissant, au début des Vies et doctrines des philosophes illustres, une typologie des philosophes et de leurs écoles, mentionne le mot comme la désignation d' un ensemble déterminé de phlosophes :
" Parmi les philosophes, les uns ont reçu leur appellation à partir du nom des cités (dont ils étaient originaires), comme les Éliaques, les Mégariques, les Érétriaques et les Cyrénaïques ; d'autres à partir du nom des lieux (où ils enseignaient), comme les Académiciens ou les Stoïciens ; d'autres à partir des caractères accidentels (de leur activité), comme les Péripatéticiens, ou à partir de railleries (dont il faisaient l'objet), comme les Cyniques ; d'autres à partir de dispositions (qu'ils cherchaient à atteindre), comme les Éudémoniques ; certains (ont reçu leur appellation) à partir de ce qu' ils prétendaient être, comme les Amis de la Vérité (c'est moi qui souligne), les Réfutateurs ou les Analogistes ; certains (aussi) à partir (du nom) de leurs maîtres, comme les Socratiques et les Épicuriens, et ainsi de suite." (Livre I, 17, éd. Goulet-Cazé, p. 75)
Quant au sens que je lui donne dans le cadre de ce blog , il prend quelque liberté avec la philologie puisque je le traduirai par " amateur sincère de la vérité qui n'adore nullement ses propres conceptions ", expression que je trouve dans les Essais sur l'entendement humain de Locke (II, 21, trad. Coste). C'est ainsi que Locke se présente lui-même au moment de justifier le fait d'avoir révisé sa conception de la liberté au fil des éditions des Essais.
Leibniz a donc fait un choix légitime en désignant du nom de Philalèthe le porte-parole des idées de Locke dans ses Nouveaux essais sur l'entendement humain.
C'est à travers le nom de Théophile que Leibniz présente sa propre philosophie : l'ami de Dieu. Certes, comme pseudo, il aurait été plus difficile à porter...

lundi 23 avril 2012

Le nom d' Épicure ou quand l'homme d'argent moque l'homme d'or.

Lisant l'excellent Cambridge Companion to Epicureanism (2009), je découvre un détail jamais su (ou alors vraiment oublié) : que le nom d' Épicure, Έπίκουρος est identique à έπίκουρος, adjectif signifiant : qui vient au secours de, qui défend ou protège contre quelque chose, et venant de έπίκουρέω (secourir, venir en aide, seconder). Le nom propre du philosophe donnera naissance au verbe έπίκουριζω : épicuriser dont les occurrences semblent bien rares.
Comme me l'apprend Diskin Clay dans The Athenian Garden, les epikouroi sont dans la République les auxiliaires armés qui viendront au secours de la cité :
" Pour ceux qui sont aptes à devenir auxiliaires, il (le dieu) a mêlé de l'argent " (415 a, trad. Brisson, p.1578)
Sachant cela, on apprécie un peu mieux ce que rapporte Diogène Laërce (X, 8), que, surnommant grossièrement les autres philosophes, Épicure ait choisi d'appeler Platon précisément "doré" .
On mesure aussi la révision à la hausse de son statut quand Lucrèce dans le De Natura Rerum (V, 7) le sort du rang second auquel l'avait destiné son nom pour non simplement le hisser à la première place mais plus radicalement l'extraire du genre humain :
" C'est un dieu, un dieu, dis-je, illustre Memmius,
qui le premier a découvert un principe de vie
qu'on appelle maintenant sagesse, et qui, par son art,
a sorti, de si grands flots et de si grandes ténèbres, la vie,
pour la placer dans une si grande paix et une lumière si claire." (trad. Jackie Pigeaud, La Pléiade, 2010)
On goûtera peut-être davantage la traduction plus ancienne de Bernard Pautrat (2002) :
" Il faut le dire : oui, illustre Memmius,
ce fut un dieu, un dieu, le premier qui trouva
cette règle de vie à présent dénommée
la sagesse, et qui eut l'art de tirer la vie
de flots si agités et de tant de ténèbres
pour la mettre en si claire et si calme lumière." (Classiques de poche, p.465)

mardi 17 avril 2012

Histoire d'huître : La Fontaine, Descartes, Locke.

Dans les Fables de La Fontaine, les animaux parlent. Mais pas l' huître. Elle n'est qu' un objet muet du désir :
" Un jour deux pèlerins sur le sable rencontrent
Une Huître que le flot y venait d'apporter :
Ils l'avalent des yeux, du doigt ils se la montrent" (Livre IX, fable IX)
Sans un mot, l' huître finira pas se faire gober (gruger, dit La Fontaine) par Perrin Dandin. Mais ce dernier ne s' est pas posé le problème qui me retient aujourd'hui : cette huître avait-elle un esprit ?
Deux pièces au dossier.
La première est la célèbre lettre de Descartes au Marquis de Newcastle (23 Novembre 1646). Le philosophe y argumente en faveur de sa conception de l' animal-machine. À la fin de la lettre, Descartes prend en compte l' objection suivante : la ressemblance entre les organes des animaux et les nôtres rend vraisemblable l' existence en eux comme en nous d' une pensée (" bien que la leur soit beaucoup moins parfaite ").
Voici comment Descartes y répond :
" Si elles pensaient ainsi que nous, elles auraient une âme immortelle aussi bien que nous ; ce qui n'est pas vraisemblable, à cause qu' il n' y a point de raison pour le croire de quelques animaux, sans le croire de tous, et qu' il y en a plusieurs trop imparfaits pour pouvoir croire cela d' eux, comme sont les huîtres, les éponges, etc." (La Pléiade, p.1256-1257)
Le point de départ du raisonnement est la croyance cartésienne dans le dualisme : l'homme est constitué de deux substances unies mais de nature radicalement différente. Le corps est essentiellement matériel et étendu, donc destructible ; quant à l' âme (on peut aussi bien dire l'esprit) , immatérielle et non spatiale, elle n'est pas touchée par la destruction, à la mort, du corps.
Toute âme étant donc essentiellement immortelle, si les animaux ont une âme, la proposition " toute huître a une âme immortelle " est vraie ce qui défie l' entendement cartésien (qui est sur ce point aussi le nôtre !).
L' huître est donc dans le bestiaire cartésien l' un des animaux les plus imparfaits.
Or, c'est cette même huître que Locke, presque 50 ans plus tard, va juger avoir autant de perfection intellectuelle qu' un être humain depuis sa naissance maximalement handicapé sensoriellement.
Voici les lignes consacrées à la révision à la hausse de l' être de l' huître :
" De la manière dont est faite une huître ou une moule, nous en pouvons raisonnablement inférer, à mon avis, que ces animaux n' ont pas les sens si vifs, ni en si grand nombre, que l'homme ou que plusieurs autres animaux. Et s' ils avaient précisément les mêmes sens, je ne vois pas qu' ils en fussent mieux, demeurant dans le même état où ils sont, et dans cette incapacité de se transporter d'un lieu dans un autre. Quel bien feraient la vue et l'ouïe à une créature qui ne peut se mouvoir vers les objets qui peuvent lui être agréables, ni s'éloigner de ceux qui lui peuvent nuire ? À quoi serviraient des sensations vives qu' à incommoder un animal comme celui-là, qui est contraint de rester toujours dans le lieu où le hasard l'a placé, et où il est arrosé d' eau froide ou chaude, nette ou sale, selon qu' elle vient à lui ?
Cependant je ne saurais m'empêcher de croire que dans ces sortes d' animaux il n'y ait quelque faible perception qui les distingue des êtres parfaitement insensibles. Et que cela puisse être ainsi, nous en avons des exemples visibles dans les hommes mêmes. Prenez un de ces vieillards décrépits à qui l'âge a fait perdre le souvenir de tout ce qu' il a jamais su : il ne lui reste plus dans l' esprit aucune des idées qu' il avait auparavant, l' âge lui a fermé presque tous les passages à de nouvelles sensations, en le privant entièrement de la vue, de l'ouïe et de l'odorat, et en lui ôtant presque tout sentiment du goût ; ou si quelques-uns de ces passages sont à demi ouverts, les impressions qui s'y font, ne sont presque point aperçues, ou s' évanouissent en peu de temps. Cela posé, je laisse à penser (malgré tout ce qu' on publie des principes innés) en quoi un tel homme est au-dessus de la condition d'une huître, par ses connaissances et par ses connaissances et par l' exercice de ses facultés intellectuelles. Que si un homme avait passé soixante ans dans cet état, (ce qui pourrait aussi bien faire que d'y passer trois jours) je ne saurais dire quelle différence il y aurait eu, à l'égard d' aucune perfection intellectuelle entre lui et les animaux du dernier ordre." (Essai sur l'entendement humain, II, 9, 13-14)
Le point commun entre Descartes et Locke : l' huître est un des animaux les plus imparfaits. La différence : pour Locke, l' huître, loin d' être réductible à un ensemble matériel, a des idées parce qu'elle a des sens, même si sa sensibilité est réduite et donc ses idées pauvres. Dit autrement : le plus parfait des animaux du dernier ordre peut avoir autant d' esprit que le plus imparfait du plus perfectionné des animaux.
Quand, dans les Nouveaux essais sur l' entendement humain (1704), Philalèthe (le représentant de Locke) expose à Théophile la position du philosophe anglais, Leibniz met alors ces mots dans la bouche de son porte-parole :
" Fort bien, et je crois qu' on en peut dire autant des plantes " (II, 8).
À la question " l' huître a-t-elle un esprit ?", Locke et Leibniz s' entendent donc pour répondre, contre Descartes, affirmativement. Une fois cette argumentation mise en place, qui introduit une continuité entre l' humain et l' animal du point de vue de la sensibilité, on peut donc soutenir que de ce point de vue tel animal est supérieur à tel homme. En écho, deux passages de Singer :
" En général, s'il nous faut choisir entre la vie d' un être humain et celle d' un autre animal nous devons sauver celle de l' humain ; mais il peut y avoir des cas particuliers où l'inverse sera vrai, quand l' être humain en question ne possède pas les capacités d'un humain normal. " (La libération animale, 1993, p. 55-56)
" Tuer un chimpanzé est pire que tuer un être humain qui, du fait d'un handicap mental congénital, n'est pas et ne sera jamais une personne." (Questions d'éthique pratique, 1997, p. 120)
C'est le principe des vases communicants : révision à la hausse des animaux, révision à la baisse des hommes.

Commentaires

1. Le mercredi 18 avril 2012, 11:03 par marie-anne paveau
très beau texte, que j'ai intégré à un billet sur REALISTA : http://realista.hypotheses.org/1062
merci pour le texte et pour la licence CC
2. Le mercredi 18 avril 2012, 16:03 par Philalèthe
Merci beaucoup !
Juste une remarque : le pseudo est Philalèthe (qui aime la vérité) :-)
3. Le vendredi 20 avril 2012, 11:19 par Cédric Eyssette
Dans le bestiaire platonicien, l'huître est aussi l'un des animaux les plus imparfaits.
Cf. Timée, 92b : « La quatrième espèce, celle qui vit dans l'eau, provient de ceux qui étaient tombés au plus bas degré de la sottise et de l'ignorance. Ceux qui les ont remodelés ne les ont même pas jugés dignes de respirer l'air pur, tant leur âme pleine de désordres avait d'impureté ; au lieu de leur faire respirer un air léger et pur, les dieux les ont précipités dans les profondeurs où ils inhalent une eau trouble. De là vient le peuple des poissons et celui des coquillages et de tous les animaux qui vivent dans l'eau ; en châtiment de leur ignorance la plus basse, ils se sont vus attribuer les demeures les plus basses. »
On le voit aussi dans les comparaisons suivantes :
– Phèdre 250c : « dans une lumière pure, nous étions purs ; nous ne portions pas la marque de ce tombeau que sous le nom de “corps” nous promenons à présent avec nous, attachés à lui comme l'huître à sa coquille. »
– République, X 611d-e : « C'est ainsi que nous contemplons l'âme, dans un état où elle est sujette à une myriade de maux […]. Il faut porter notre regard sur son amour de la sagesse et nous représenter ce à quoi elle s'attache et ce dont elle recherche la compagnie, en raison de sa parenté avec ce qui est divin, immortel et éternel ; il faut penser à ce qu'elle deviendrait si elle s'engageait tout entière à la suite d'un tel être et si, portée par un tel élan, elle s'arrachait aux fonds marins où elle gît à présent, en se délestant des couches pétrifiées et des coquillages dont elle est incrustée. »
– Philèbe, 21c : « De plus, étant dépourvu de mémoire, il te serait sans doute même impossible de te souvenir que tu as joui, pas plus que le plaisir qui se produit à l'instant ne pourrait te laisser de souvenir. Ne possédant pas d'opinion vraie, tu croirais ne pas jouir au moment où tu jouis et, incapable de raisonner, tu serais incapable de prévoir aucune jouissance à venir. Ce n'est pas une vie d'homme que tu vivrais, mais celle d'un mollusque ou d'un animal marin vivant dans une coquille. »
4. Le vendredi 20 avril 2012, 18:28 par Philalèthe
Merci beaucoup, Cédric, pour ces textes précieux !

La philosophie, produit de l' esprit ou du jugement ?

" Ce qu'on appelle esprit consiste pour l'ordinaire à assembler des idées, et à joindre promptement et avec une agréable variété celles en qui on peut observer quelque ressemblance ou quelque rapport, pour en faire de belles peintures qui divertissent et frappent agréablement l'imagination : au contraire le jugement consiste à distinguer exactement une idée d'avec une autre, si l'on peut y trouver la moindre différence, afin d'éviter qu'une similitude ou quelque affinité ne nous donne le change en nous faisant prendre une chose pour l'autre. Il faut, pour cela, faire autre chose que chercher une métaphore et une allusion, en quoi consistent, pour l'ordinaire ces belles et agréables pensées qui frappent si vivement l'imagination, et qui plaisent si fort à tout le monde, parce que leur beauté paraît d'abord, et qu' il n'est pas nécessaire d'une grande application d'esprit pour examiner ce qu'elles renferment de vrai, ou de raisonnable. L' esprit satisfait de la beauté de la peinture et de la vivacité de l'imagination, ne songe point à pénétrer plus avant. Et c'est en effet choquer en quelque manière ces sortes de pensées spirituelles, que de les examiner par les règles sévères de la vérité et du bon raisonnement ; d'où il paraît que ce qu'on nomme esprit, consiste en quelque chose qui n'est pas tout à fait d'accord avec la vérité et la raison." (Locke, Essai sur l' entendement humain, II, 11, 2)

Commentaires

1. Le vendredi 20 avril 2012, 11:30 par Cédric Eyssette
Dans le roman de George Harrar, _L'homme-toupie_, le personnage principal, Evan Birch, est un professeur de philosophie spécialiste de Wittgenstein, qui est soupçonné de meurtre. À la page 73 de l'édition Gallimard, on trouve la scène suivante : les deux garçons d'Evan Birch, des jumeaux, essaient d'embrouiller leur père en se faisant passer l'un pour l'autre, ce qui donne lieu ensuite à une courte discussion avec sa femme, Ellen.
« – Vous ne m'aurez pas, vous savez.
– D'accord, papa.
Ils quittaient la chambre quand Evan s'adressa à Ellen.
– Je n'ai jamais été aussi embarrasé pour mettre un nom sur chacun d'eux depuis leur petite enfance.
– Ils ont essayé de te mystifier et rien d'autre, chéri. Les bouquins nous avaient prévenus qu'ils passeraient par ce stade.
– Alors, comment se fait-il que tu ne te trompes pas ?
– Je vois leurs différences et toi, tu vois leurs ressemblances.
Il sentit une pointe de fierté dans sa voix ; elle voyait les différences, et lui les ressemblances. Faire une distinction aussi précise que possible entre des objets ou des concepts semblables était la mission première de la philosophie. Il eût voulu s'y montrer meilleur. »
2. Le vendredi 20 avril 2012, 18:37 par Philalèthe
Ingénieusement trouvé !
Ce wittgensteinien est trop sensible à l'air de famille :-)

lundi 16 avril 2012

La guerre philosophique : développement lockéen d'une métaphore kantienne.

On se rappelle de :
" Le champ de bataille de ces combats sans fin, voilà ce qu'on nomme Métaphysique " ( Préface de la première édition de la Critique de la raison pure, 1781).
Locke, plus ou moins un siècle avant Kant, avait développé la comparaison de l'activité philosophique à une activité militaire :
" Dans les controverses il arrive la même chose que dans le siège d' une ville, où pourvu que la terre sur laquelle on veut dresser les batteries, soit ferme, on ne se met point en peine d'où elle est prise, ni à qui elle appartient : il suffit qu'elle serve au besoin. Mais comme je me propose dans la suite de cet ouvrage d' élever un bâtiment uniforme, et dont toutes les parties soient bien jointes ensemble, autant que mon expérience et les observations que j'ai faites, me le pourront permettre, j'espère de le construire de telle manière sur ses propres fondements, qu' il ne faudra ni piliers, ni arcs-boutants pour le soutenir. Que si mon édifice s'avère n'être qu'un château en l'air, je ferai du moins en sorte qu'il soit tout d'une pièce, et qu' il ne puisse être enlevé que tout à la fois." Essai sur l'entendement humain, I, 3, 25, trad. Coste, légèrement modifiée par Philippe Hamou).
La fin de la comparaison fait de la philosophie une activité de construction de systèmes.
Or, beaucoup de philosophes ne s'y retrouveraient pas de nos jours, qui veulent moins démolir un édifice pour en bâtir un autre, que vérifier la solidité d'une échauguette ou d'un pont-levis. S' ils lancent des boulets, ce n'est pas pour investir la place et la dominer à leur tour mais en vue de contraindre le propriétaire des lieux à revoir un détail de son architecture s'il se trouve que le tir, bien ajusté, réussit à faire des dégâts. Si la force militaire est d' autant plus respectée qu' elle menace d' une destruction massive, il n'en va pas de même de l'arsenal philosophique. On ne juge plus sa valeur à sa puissance de feu mais à sa capacité à faire trembler, plus qu' à détruire, un petit ouvrage dans le paysage philosophique. S'il connaît les nouvelles règles du jeu, l'attaqué ne rend pas la pareille mais mesure tranquillement les dégâts.

Commentaires

1. Le jeudi 8 novembre 2012, 17:51 par Sandra
C'est là une belle image, effectivement. Que dire alors des penseurs de la déconstruction ? Il faudrait leur consacrer un petit paragraphe ;)
On trouve un éclaircissement du passage cité de Kant sur http://www.les-philosophes.fr/kant-...

vendredi 13 avril 2012

L’homme, mouche et vers (Nietzsche / Locke)

Quand on lit les premières lignes de Vérité et mensonge au sens extra-moral, écrit par Nietzsche en 1873, on a un frisson cioranesque causé par l’adoption refroidissante du point de vue de Sirius :
« Au détour de quelque coin de l’univers inondé des feux d’innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’ « histoire universelle », mais ce ne fut cependant qu’une minute. Après quelques soupirs de la nature, la planète se congela et les animaux intelligents n’eurent plus qu’à mourir. »
Quelques lignes plus loin, Nietzsche compare l’homme à une mouche :
« Si nous pouvions comprendre la mouche, nous nous apercevrions qu’elle évolue dans l’air animée de cette même passion et qu’elle sent avec elle voler le centre du monde. » ( Écrits posthumes, 1870-1873, Gallimard, p.277)
Or, bien que, mieux, parce que croyant en un Dieu infini, Locke a eu recours à une comparaison proche et ayant la même fonction : réviser à la baisse la valeur de la connaissance humaine.
« Si l’homme n’avait reçu que quatre de ces sens, les qualités qui sont les objets du cinquième sens, auraient été aussi éloignées de notre connaissance, imagination et conception, que le sont présentement les qualités qui appartiennent aux sixième, septième ou huitième sens, que nous supposons possibles, et dont on ne saurait dire, sans une grande présomption, que quelques autres créatures ne puissent être enrichies, dans quelque autre partie de ce vaste Univers. Car quiconque n’aura pas la vanité ridicule de s’élever au-dessus de tout ce qui est sorti de la main du Créateur, mais considérera sérieusement l’immensité de ce prodigieux édifice, et la grande variété qui paraît sur la Terre, cette petite et si peu considérable partie de l’Univers sur laquelle il se trouve placé, sera porté à croire que dans d’autres habitations de cet Univers il peut y avoir d’autres êtres intelligents dont les facultés lui sont aussi peu connues, que les sens ou l’entendement de l’homme sont connus à un ver (c’est moi qui souligne) caché dans le fond de son cabinet. »
Toutes choses égales par ailleurs, la comparaison lockéenne est encore plus humiliante que celle inventée par Nietzsche. Au moins la mouche explore, le ver, rampant lui, est coincé dans un sombre recoin !
Fontenelle, trois ans plus tôt, dans l’Entretien sur la pluralité des mondes était resté beaucoup plus pusillanime dans son évocation des habitants non-humains de la Terre.

À quoi pense un foetus ? Descartes et Locke.

On connaît sans doute ce passage de la lettre de Descartes à Hyperaspites (août 1641) :
“ Je n’ai d’ailleurs pas affirmé sans raison que l’âme humaine, où qu’elle soit, même dans le ventre de la mère, pense toujours : en effet, peut-on souhaiter un argument plus certain et plus évident que la preuve par laquelle j’ai montré que la nature ou essence de l’âme consiste en ceci qu’elle pense, de même que l’essence du corps consiste en ceci qu’il est étendu ? Aucune chose, en effet, ne peut jamais être privée de sa propre essence, et, pour cette raison, j’estime qu’il ne faut pas croire celui qui nie que son âme a pensé pendant le temps où il ne se souvient pas avoir eu conscience qu’elle pensait, plus que s’il niait que son corps était étendu pendant qu’il n’a pas eu conscience que ce corps avait de l’extension. Toutefois, je ne me persuade pas pour autant que l’esprit de l’enfant médite sur les choses métaphysiques dans le ventre de la mère ; au contraire, s’il est permis de conjecturer d’une chose que nous ne voyons pas, l’expérience nous montrant que nos esprits sont tellement joints à des corps qu’ils sont presque toujours affectés par eux et que, bien qu’en un corps adulte et sain, une âme vigilante jouisse de quelque liberté pour penser à d’autres objets que ceux qui lui sont présentés par les sens, pareille liberté ne se trouve ni chez les malades, ni chez ceux qui dorment, ni chez les enfants, et qu’elle est d’ordinaire d’autant moindre que l’ âge est plus tendre, rien n’est donc plus conforme à la raison que de penser qu’un esprit, récemment uni au corps d’un enfant, n’est occupé qu’à percevoir ou à sentir confusément les seules idées de douleur, de plaisir, de chaleur, de froid, et autres semblables, qui naissent de cette union, pour ainsi dire de ce mélange. Pourtant cet esprit n’a pas moins en lui les idées de Dieu, de lui-même, et de toutes les vérités évidentes, que ne les ont les hommes adultes quand ils n’y font pas attention ; car il ne les acquiert pas par après avec l’âge ; et je ne doute pas que s’il était dégagé des liens du corps, il les trouveraient en lui. »
Par comparaison on appréciera ces quelques lignes de Locke, 48 ans plus tard :
« Le fœtus dans le ventre de la mère ne diffère pas beaucoup de l’état d’un végétal ; et il passe la plus grande partie du temps sans perception ou pensée, ne faisant guère autre chose que dormir dans un lieu, où il n’a pas besoin de téter pour se nourrir, et où il est environné d’une liqueur, toujours également fluide, et presque toujours également tempérée, où les yeux ne sont frappés d’aucune lumière, où les oreilles ne sont guère en état de recevoir aucun son, et où il n’y a que peu, ou point de changement d’objets qui puissent émouvoir les sens » (Essai sur l’entendement humain, II, 1, 21, trad. Coste)

Locke contre la thèse : l' âme pense toujours ou Il arrive qu'en visant Descartes on atteigne sans le savoir Freud !

Après avoir nié la réalité des idées innées, John Locke continue d'argumenter contre le cartésianisme en refusant à l'âme la propriété de penser toujours. À cette fin, il invoque l' expérience commune selon laquelle on n' a pas conscience de penser toujours : le souvenir du sommeil sans rêves. Or, de manière amusante, on peut lire (anachroniquement bien sûr) certaines de ses lignes comme jetant aussi le soupçon - mais pour nous seulement- sur la croyance freudienne dans une pensée inconsciente. Par exemple, ce passage :
" Réveillez un homme d'un profond sommeil, et demandez-lui à quoi il pensait dans ce moment. S'il ne sent pas lui-même qu'il ait pensé à quoi que ce soit dans ce temps-là, il faut être grand devin pour pouvoir l'assurer qu'il n' a pas laissé de penser effectivement. Ne pourrait-on pas lui soutenir avec plus de raison, qu'il n'a point dormi ? C'est là sans doute une affaire qui passe la philosophie ; et il n' y a qu'une révélation expresse qui puisse découvrir à un autre, qu'il y a dans mon âme des pensées, lorsque je ne puis point y en découvrir moi-même. Il faut que ces gens aient la vue bien perçante pour voir certainement que je pense, lorsque je ne le saurais voir moi-même, et que je déclare expressément que je ne le vois pas" (Essai sur l'entendement humain, I, II, 19, trad. Coste)
On réalise que, si on peut voir, à la rigueur, ce passage comme critiquant la psychanalyse, c'est parce qu' au-delà de leurs différences Descartes le rationaliste et Locke l'empiriste partagent la thèse que " thinking consists in being conscious that one thinks", ce qui conduit Locke à soutenir que la proposition " l'homme pense et n'en a pas conscience" est aussi inintelligible que cette autre " l'homme a faim et n'en a pas conscience".

L'argument d'autorité, vu par Locke à travers deux métaphores.

" Ce ne sont que des lambeaux, entièrement inutiles à ceux qui les ramassent, quoiqu'ils vaillent leur prix étant joints à la pièce d'où ils ont été détachés : monnaie d'emprunt, toute pareille à ces pièces enchantées qui paraissent de l'or entre les mains de celui dont on les reçoit, mais qui deviennent des feuilles, ou de la cendre dès qu'on vient à s'en servir." (Essai sur l'entendement humain, Livre I, III, 23, trad. Coste)

mardi 10 avril 2012

Locke sur Pythagore et Euphorbe

En écho à un billet déjà ancien sur l'identité de l'esprit en termes pythagoriciens, ces lignes de Locke où le philosophie anglais défend la position que l'idée de l'identité n'est point innée :
" Si l'idée de l'identité (pour ne parler que de celle-ci) est naturelle, et par conséquent si évidente et si présente à notre esprit, que nous devions la connaître dès le berceau, je voudrais bien qu'un enfant de sept ans, ou même un homme de soixante-dix ans, me dît, si un homme qui est une créature composée de corps et d'âme, est le même lorsque son corps est changé ; si Euphorbe et Pythagore qui avaient eu la même âme, n'étaient qu'un même homme, quoiqu'ils eussent vécu éloignés de plusieurs siècles l'un de l'autre ; et, si le coq dans lequel cette même âme passe ensuite, était le même qu' Euphorbe et que Pythagore (...). Car supposé que tout le monde n'ait pas la même idée de l'identité que Pythagore, et mille de ses sectateurs en ont eu, quelle est donc la véritable idée de l'identité, celle qui nous est naturelle, et qui est proprement née avec nous ? Ou bien, y a-t-il deux idées d'identité, différentes l'une de l'autre, qui soient pourtant toutes deux innées ?" (Essai sur l'entendement humain, Livre I, chapitre 3, trad. Coste)

lundi 9 avril 2012

Adieu le soleil, bonjour la chandelle ! ou Nuit platonicienne / nuit lockéenne.

Dans l' avant-propos de l' Essai sur l'entendement humain (1689), John Locke défend contre le scepticisme la possibilité d' une connaissance vraie dans les limites d'un entendement fini :
" Jamais, dis-je, nous n'aurons sujet de nous plaindre du peu d'étendue de nos connaissances, si nous appliquons uniquement notre esprit à ce qui peut nous être utile, car en ce cas-là il peut nous rendre de grands services. Mais si, loin d'en user de la sorte, nous venons à ravaler l'excellence de cette faculté que nous avons d'acquérir certaines connaissances, et à négliger de la perfectionner par rapport au but pour lequel elle nous a été donnée, sous prétexte qu'il y a des choses qui sont au-delà de sa sphère, c'est un chagrin puéril, et tout à fait inexcusable." (trad. Coste)
Puis, à la suite de ces lignes, le philosophe anglais réécrit, si on me permet l'expression, l'allégorie de la caverne en révisant à la baisse, que dis-je ? en privant de toute pertinence la croyance platonicienne dans la possibilité d'une connaissance vraie de l'absolu :
" Car, je vous prie, un valet paresseux et revêche qui pouvant travailler de nuit à la chandelle, n'aurait pas voulu le faire, aurait-il bonne grâce de dire pour excuse que le Soleil n'étant pas levé, il n'avait pas pu jouir de l'éclatante lumière de cet astre ? Il en est de même à notre égard, si nous négligeons de nous servir des lumières que Dieu nous a données. Notre esprit est comme une chandelle que nous avons devant les yeux, et qui répand assez de lumière pour nous éclairer dans toutes nos affaires. Nous devons être satisfaits des découvertes que nous pouvons faire à la faveur de cette lumière."
Commentons en termes platoniciens : le valet n'est pas dans la caverne, il perçoit bel et bien la réalité du monde mais de nuit. Car dans le monde lockéen, il fait toujours nuit. En revanche, dans le monde platonicien, qui ressemble par cette propriété au monde terrestre réel, le jour se lève. Aussi la perception de nuit dans l'allégorie sert-elle d'exercice en vue de la perception du jour :
" Je crois bien qu'il (Platon se réfère ici au prisonnier échappé de la caverne) aurait besoin de s'habituer , s'il doit en venir à voir les choses d' en haut. Il distinguerait d'abord plus aisément les ombres, et après cela, sur les eaux, les images des hommes et des autres êtres qui s'y reflètent, et plus tard encore ces êtres eux-mêmes. À la suite de quoi, il pourrait contempler plus facilement, de nuit (c'est moi qui souligne), ce qui se trouve dans le ciel, et le ciel lui-même, en dirigeant son regard vers la lumière des astres et de la lune." (La république, 516 a, trad. Brisson)
Locke termine ce cinquième paragraphe en inventant une seconde métaphore, mais non plus pour le lecteur enclin au platonisme (j' ose dire, à un réalisme à visage divin), mais pour celui porté à un scepticisme de type cartésien, c'est-à-dire qui ravale le vraisemblable au rang du faux :
" Que si nous voulons douter de chaque chose en particulier, parce que nous ne pouvons pas les connaître toutes avec certitude, nous serons aussi déraisonnables qu'un homme qui ne voudrait pas se servir de ses jambes pour se tirer d'un lieu dangereux, mais qui s'opiniâtrerait à y demeurer et à y périr misérablement, sous prétexte qu'il n'aurait point d'ailes pour échapper avec plus de vitesse."

lundi 26 mars 2012

Armchair stoicism ou l’enthousiasme philosophique dans sa version la plus ordinaire.

“ Il paraît y avoir une grande ressemblance entre la secte des stoïciens et celle des pyrrhoniens, malgré leur perpétuel antagonisme, et toutes deux semblent fondées sur cette maxime erronée, que ce qu’un homme peut accomplir quelquefois et dans certaines dispositions, il le peut accomplir toujours et dans toute disposition. Quand l’esprit, par des réflexions stoïques, se trouve ravi en un sublime enthousiasme pour la vertu, et fortement épris d’une espèce quelconque d’honneur ou de bien public, les dernières peines corporelles, les pires souffrances ne prévaudront pas sur un si haut sentiment du devoir ; et peut-être même, grâce à celui-ci, est-il possible de sourire ou d’exulter au milieu des tortures. S’il peut, réellement et effectivement, en arriver ainsi quelquefois, encore mieux peut-il se faire qu’un philosophe, dans son école ou même dans son cabinet, se façonne à un tel enthousiasme, et supporte en imagination la peine la plus aiguë ou l’événement le plus funeste qu’il lui soit possible de concevoir. Mais comment supportera-t-il cet enthousiasme lui-même ? La tension de son esprit se relâche, et ne peut être rappelée à volonté ; des occupations le viennent détourner ; des malheurs l’attaquent à l’improviste ; et le philosophe s’abaisse par degrés jusqu’à devenir un homme du peuple. » (Hume, Dialogues sur la religion naturelle, 1779, p. 14, Vrin, traduction de Maxime David).
On pense à La Rochefoucauld écrivant, un siècle plus tôt à peu près : « La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir. Mais les maux présents triomphent d’elles ».
Texte anglais :
" There appears a great resemblance between the sects of the Stoics and Pyrrhonians, though perpetual antagonists; and both of them seem founded on this erroneous maxim, That what a man can perform sometimes, and in some dispositions, he can perform always, and in every disposition. When the mind, by Stoical reflections, is elevated into a sublime enthusiasm of virtue, and strongly smit with any species of honour or public good, the utmost bodily pain and sufferings will not prevail over such a high sense of duty; and it is possible, perhaps, by its means, even to smile and exult in the midst of tortures. If this sometimes may be the case in fact and reality, much more may a philosopher, in his school, or even in his closet, work himself up to such an enthusiasm, and support in imagination the acutest pain or most calamitous event which he can possibly conceive. But how shall he support this enthusiasm itself? The bent of his mind relaxes, and cannot be recalled at pleasure; avocations lead him astray; misfortunes attack him unawares; and the philosopher sinks by degrees into the plebeian.".

mardi 20 mars 2012

Georges Canguilhem, recensant un ouvrage d’ Emmanuel Berl (Mort de la morale bourgeoise), fait penser (sans le vouloir) à Pierre Bourdieu

« La bourgeoisie, selon Berl et sans doute selon la vérité, tient en deux mots, droit acquis et héritage. Ainsi s’explique, et sans y voir de machiavélisme, que la culture entendue comme prestige des langues anciennes et par-dessus tout du latin, langue des Codes et des Digestes, soit l’idéal pédagogique de la bourgeoisie. Berl voit dans la culture, en fait sinon en droit, moins une formation de l’esprit qu’un memento de mots de passe. Pouvoir dire à propos Tu quoque, mi fili et Quousque tandem Catilina c’est montrer qu’on est d’une classe ou qu’on a rapport avec elle. Ainsi la culture secondaire est moins un moyen d’universelle communion spirituelle que le Sésame, ouvre-toi ! d’un certain milieu social. On voudrait pouvoir protester, surtout quand on vit de dispenser ladite culture (la pensée d’un homme en place…). Et pourtant qui donc a pu prendre au sérieux pendant une heure le métier d’examinateur au baccalauréat sans avoir le sentiment qu’il donne l’estampille à un incontestable faux-semblant ? » (Libres Propos, décembre 1930 in Œuvres complètes, tome 1, p.327, Vrin, 2011)

mardi 13 mars 2012

" Je me méfie de tous les gens à systèmes et je les évite. La volonté de système est un manque de probité" (Nietzsche, Le crépuscule des idoles, 1888)

" En vérité, la manière habituelle de présenter les travaux philosophiques me déconcerte. Les ouvrages de philosophie sont écrits comme si leurs auteurs étaient convaincus de dire le dernier mot sur le sujet. Or, tous les philosophes ne pensent certainement pas qu'à la fin des fins et par la grâce de Dieu ils ont trouvé la vérité et érigé une forteresse imprenable autour d'elle. Nous sommes tous au fond bien plus modestes que cela. À juste titre. Pour avoir longuement cogité le point de vue qu'il présente, un philosophe a une idée relativement juste de ses points faibles ; il se sent peu à son aise dans les endroits où l'on fait peser un grand poids intellectuel sur quelque chose qui est peut-être trop fragile pour le supporter, dans les forums où l'on pourrait entreprendre d'éclaircir le point de vue en question, de mettre à jour ses postulats invérifiés.
Une forme d'activité philosophique consiste en quelque sorte à fourrer les choses dans quelque périmètre rigide de forme spécifique. Toutes ces choses qui sont là dehors, il faut les y faire entrer. Vous tentez de fourrer de force le matériau dans la zone rigide ; ça passe bien d'un côté, de l'autre ça achoppe. Alors vous retournez la pièce et vous appuyez sur la protubérance, ce qui en fait aussitôt apparaître une autre ailleurs. Et vous forcez de nouveau et vous rognez les angles pour que les choses s'ajustent et vous pressez jusqu'à ce que, enfin, presque tout trouve une place plus ou moins instable ; et tout ce qui ne colle pas, on le jette au loin, de sorte que ça passera inaperçu. (Certes, ce n'est pas aussi grossier que cela. Il faut aussi compter avec les chatteries et les cajoleries. Et tout le cinéma...) Rapidement, vous trouvez un angle d'où tout paraît en ordre et vous vous empressez de prendre un instantané ; en réglant l'obturateur à une vitesse grand V pour éviter que l'on ne puisse remarquer l'apparition de quelque nouvelle protubérance. Puis, retour à la chambre noire pour retoucher les accrocs, les bavures et les imperfections du périmètre. Il ne reste ensuite qu'à publier la photographie en expliquant : voilà exactement comment sont les choses, sans manquer de souligner comment rien ne s'ajuste correctement dans toute autre forme.
Aucun philosophe ne dit : " Voilà d'où je suis parti, voici où je suis arrivé ; la grande faiblesse de mon travail vient de ce que je suis parti de là pour arriver ici ; en particulier, voici les déformations les plus notables, les pressions, les poussées, les lacérations, les creusages, les étirements et le burinage, bref voici tout ce que j'ai commis en cours de route ; sans parler de toutes les choses que j'ai laissées de côté ou que j'ai feint d'ignorer et de tout ce que j'ai évité de regarder."
La répugnance des philosophes devant les failles qu'ils perçoivent dans leurs propres idées n'est pas, je le pense, une simple question d'honnêteté et d'intégrité philosophiques, même si ça l'est ou, tout au moins, si ça le devient sitôt que le phénomène est conscient. Cette répugnance est liée aux fins que poursuivent les philosophes en formulant leurs idées. Pourquoi se démènent-ils pour faire tout entrer de force dans ce seul et unique périmètre rigide ? Pourquoi pas un autre périmètre, ou, carrément, pourquoi ne pas laisser les choses où elles sont ? À quoi ça nous sert d'avoir tout dans un même périmètre ? Pourquoi y tenons-nous ? (De quoi cela nous protège-t-il ?)" (Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, Avant-Propos, 1974)
Trois manières de philosopher sont donc esquissées :
1) fourrer tout dans un périmètre rigide de forme spécifique et faire semblant que tout entre.
2) fourrer tout dans un tel périmètre en montrant bien que tout est loin d'y rentrer. C'est donc la manière de Nozick.
3) laisser les choses où elles sont. C'est peut-être la voie de Wittgenstein : " La philosophie ne saurait interférer en aucune façon avec l'usage effectif du langage, elle ne peut ultimement que le décrire. En effet, elle ne peut pas non plus lui fournir la moindre fondation. Elle laisse toutes choses en l' état." (Recherches philosophiques, 124)

Commentaires

1. Le lundi 26 mars 2012, 17:26 par caracal
Comme quoi la philosophie se légitime bien plus en tant que moyen qu'en tant que but. En tant que but, elle tue la pensée; en tant que moyen, elle la porte.

dimanche 11 mars 2012

Sur le respect : Pascal, Kant et Canguilhem.

Pascal a fait la distinction entre le respect commandé par les usages et celui motivé par le mérite, comme le montre le fragment 95 (édition Le Guern) :
« Que la noblesse est un grand avantage, qui dès dix-huit ans met un homme en passe (=met un homme dans une position favorable), connu et respecté comme un autre pourrait avoir mérité à cinquante ans. C’est trente ans gagnés sans peine. »
Le respect, qui incommode devant les grands (fragment 30) et qui précisément les distingue (fragment 75), a pour Pascal une double origine : la première, lointaine et historique, est l’établissement d’un rapport de forces favorable au type d’homme désormais respecté ; la seconde, proche et psychologique, est dans l’imagination qui fait voir comme important en soi tel ou tel individu.
La première origine que Pascal associe métaphoriquement à des « cordes de nécessité », est présentée, entre autres, dans ce passage :
« Les cordes qui attachent le respect des uns envers les autres en général sont des cordes de nécessité ; car il faut qu’il y ait différents degrés, tous les hommes voulant dominer et tous ne le pouvant pas, mais quelques-uns le pouvant.
Figurons-nous donc que nous les voyons commencer à se former. Il est sans doute qu’ils se battront jusqu'à ce que la plus forte partie opprime la plus faible, et qu’enfin il y ait un parti dominant. Mais quand cela est une fois déterminé, alors les maîtres, qui ne veulent pas que la guerre continue, ordonnent que la force qui est entre leurs mains succédera comme il leur plaît : les uns le remettent à l’élection des peuples, les autres à la succession des naissances, etc »
Dans la suite de ce même fragment 677, Pascal clarifie la deuxième origine, identifiée, elle, à des « cordes d’imagination » :
« Et c’est là où l’imagination commence à jouer son rôle. Jusque-là la pure force l’a fait. Ici c’est la force qui se tient par l’imagination en un certain parti, en France des gentilshommes, en Suisse des roturiers, etc.
Or ces cordes qui attachent donc le respect à tel et à tel en particulier sont des cordes d’imagination »
Certes, si la force est la cause première de la domination sociale, celle-ci, une fois mise en place, continue d’en faire un certain usage. Il ne s’agit plus alors de casser les résistances des rivaux mais de se perpétuer par la production de la soumission, d’où les « accompagnements » dont parle le texte suivant et sans lesquels l’imagination ne jouerait pas son rôle dans la genèse du respect :
“ La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d’officiers et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur font que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ses accompagnements, imprime dans leurs sujets le respect et la terreur parce qu’on ne sépare point dans la pensée leurs personnes d’avec leurs suites qu’on y voit d’ordinaire jointes » (fragment 23).
Ce respect d’imagination n’est pourtant pas sans rapport avec l’autre qu’on pourrait désigner du nom de respect de raison. Pascal va jusqu’à dire que c’est le second qui est la raison du premier :
« Les vrais chrétiens obéissent aux folies néanmoins, non pas qu’ils respectent les folies, mais l’ordre de Dieu qui pour la punition des hommes les a asservis à ces folies » (fragment 12)
Pascal fait donc en fait deux genèses du respect des grands: la première a des causes qui peuvent passer inaperçues à ceux qui le manifestent (causes historiques et causes psychologiques) ; la seconde, vraie au moins des chrétiens, a des raisons : même s’ils ne sont pas victimes de leur imagination, ils ont une bonne raison d’agir comme tout le monde face aux grands.
Kant, par rapport à Pascal, ne reconnaîtra plus qu’un seul respect, le respect moral (en allemand, die Achtung). On connaît le passage du chapitre trois du livre I de la première partie de la Critique de la raison pratique :
« Un homme peut aussi être un objet d’amour, de crainte, ou d’admiration, et même d’étonnement, sans être pour cela un objet de respect. Son humeur enjouée, son courage et sa force, la puissance qu’il doit au rang qu’il occupe parmi les autres peuvent m’inspirer ces sentiments, sans que j’éprouve encore pour autant de respect intérieur pour sa personne. Je m’incline devant un grand, disait Fontenelle, mais mon esprit ne s’incline pas. Et moi j’ajouterai : devant un homme de condition inférieure, roturière et commune, en qui je vois la droiture de caractère portée à un degré que je ne trouve pas en moi-même, mon esprit s’incline, que je le veuille ou non, si haute que je maintienne la tête pour lui faire remarquer la supériorité de mon rang » (Œuvres philosophiques, Tome 3, La Pléiade, p. 701)
On réalise donc que, si Kant limite l’extension du concept de respect en le spécialisant, si on peut dire, moralement, néanmoins il soutient qu’il est bon socialement de s’incommoder devant les grands et d’incommoder les petits, si on se trouve être un grand.
C’est par rapport à ce contexte que je souhaite faire connaître un texte de jeunesse de Georges Canguilhem. Ce dernier, disciple d’ Alain, était à l’époque pacifiste et antimilitariste. Voici un passage de l’article publié le 20 Février 1928 dans Libres propos, journal d’ Alain :
« Le système militaire classe de sa propre autorité les hommes en inférieurs et supérieurs, et hisse les pavillons (l’article commençait par la phrase suivante : « quand le pavillon couvre la marchandise, on s’attend à de la contrebande »). L’inférieur ne doit pas seulement obéissance et soumission aveugle mais respect. Or, si la valeur d’un homme est un rapport et n’est conclue qu’après épreuve, il suit qu’un sentiment comme le respect ne va pas sans un rapport aussi, et n’est justifiable qu’à proportion de la valeur qui le mérite. Un respect mécanique et sur commande se nie. Par contre si l’on laisse chacun juge du respect qu’il doit, il y aura des juges sévères. Ainsi, le salut militaire obligatoire, marque extérieure du respect, est le fruit d’une expérience séculaire. On conçoit sans peine les saluts et les vivats de mercenaires qui choisissaient leur chef et leur maître, qui pouvaient le déposer, au besoin le tuer, et le remplacer par celui qui leur semblait le plus hardi et le plus équitable. Il y avait au moins un semblant de spontanéité. Maintenant au contraire les mains se préparent dès qu’un képi anonyme paraît à un tournant de rue. Cette politesse forcée est laide. » (Œuvres complètes, volume 1, p.192, Vrin, 2011)
Ce qui justifie la dénonciation par Canguilhem du « respect mécanique » - que Kant et Pascal reconnaissaient comme, bel et bien, aveugle au mérite – est la croyance, dans ces lignes du moins, d’une genèse possiblement morale de la hiérarchie sociale. En effet, à la différence du chef « hardi » et « équitable » des mercenaires, l’adjudant ( que Canguilhem a pris dans d’autres articles de la même année comme cible - et de manière plutôt drôle - ) exige le salut, même s’il est lui-même lâche et injuste. Ce qui se dessine donc dans ce texte est l’appel à un ordre social où les degrés de pouvoir social sont justifiés par des degrés de valeur morale. On peut se demander si, par-delà Kant et Pascal, Canguilhem n’est pas revenu ici à l’ordre platonicien tel qu’il est articulé dans La République. C’est-à-dire à un ordre où il n’y a plus de désaccord entre l’inclination de l’esprit et celle du corps.
On peut toujours rêver.