Lisant Platon, on est par moments irrésistiblement porté à penser aux événements contemporains. C'est ce que produit en moi en tout cas la lecture du passage suivant de La République ( texte écrit entre - 385 et - 370 ). Platon y analyse comment, dans un régime oligarchique où les dominants ont comme valeur centrale l'argent, ceux-ci font pour augmenter leurs biens ( c'est Socrate qui parle en premier, Adimante lui donnant la réplique ). À toutes fins utiles, on rappellera que, dans ce texte, la cité désigne la société gouvernée par un État :
" - Ceux qui commandent dans cette constitution politique n'exercent leur commandement, je pense, qu'en se fondant sur la quantité de leurs possessions ; ils ne consentent pas à contrôler par une législation les jeunes qui se dissipent dans l'indiscipline, pour les empêcher de dépenser leurs biens et leur éviter la ruine. Leur but est de leur prêter sur hypothèque, de manière à devenir ensuite propriétaires des biens de ces gens-là, pour être encore plus riches et plus considérés.
- C'est ce qu'ils désirent le plus.
- Or n'est-il pas évident d'emblée que dans une cité, on ne peut estimer la richesse et acquérir en même temps la modération requise, et qu'au contraire on en arrive nécessairement à négliger l'une ou l'autre ?
- C'est assez clair, dit-il.
- Ainsi, dans les oligarchies, c'est en négligeant la modération et en tolérant l'indiscipline que les dirigeants réduisent parfois à la pauvreté des hommes qui n'étaient pas dépourvus de qualités par leur naissance.
- C'est certain.
- Ceux-là demeurent inactifs dans la cité, où ils sont, je pense, bien pourvus d'aiguillons et armés, les uns criblés de dettes, les autres couverts d'infamie, les autres des deux à la fois ; remplis de haine, ils complotent contre ceux qui se sont approprié leurs biens et contre tout le monde, désireux d'une seule chose : voir apparaître un régime nouveau.
- C'est bien cela.
- Quant aux financiers, ils se tiennent cois et font mine de ne pas les apercevoir, mais ils ne manquent pas de darder leur aiguillon, c'est-à-dire leur argent, contre ceux du groupe des pauvres qui se laissent faire ; multipliant par cent les intérêts de leur capital patrimonial, ils font proliférer dans la cité les faux bourdons (comprenez les malfaiteurs) et les mendiants.
- Comment, en effet, n'y seraient-ils pas nombreux ?
- Et par ailleurs, repris-je, un tel mal qui se propage comme un incendie, ils ne consentent pour l'éteindre aucun des moyens qu'il faudrait : ils ne veulent ni de ce moyen que j'ai mentionné qui consiste à contrôler les dépenses arbitraires du bien de chacun, ni de cet autre moyen consistant à faire une législation en vue de supprimer de tels abus.
- Quelle législation ?
- Une loi qui viendrait en complément du contrôle, et qui contraindrait les citoyens à se soucier de la vertu. Si, en effet, on prescrivait de conclure la plupart des contrats de gré à gré aux risques du prêteur, les citoyens rechercheraient la richesse avec moins d'impudence, et on verrait moins se développer dans la cité ces maux que nous décrivions à l'instant.
- Beaucoup moins, dit-il.
- À présent, au contraire, repris-je, pour toutes ces raisons précisément, les gouvernants réduisent dans la cité les gouvernés à une situation de ce genre. Pour ce qui est d'eux et de leurs enfants, ne voit-on pas les jeunes profiter d'une vie de luxe et devenir incapables de tout effort pour les activités du corps et de l'esprit ? Ne sont-ils pas mous et indolents, incapables de discipline dans les plaisirs et dans les peines ?
- Si, en effet.
- Et eux-mêmes, les pères, négligeant tout le reste, hormis l'argent, ne développent pas davantage le souci de la vertu que les pauvres." ( 555c-556c. éd. Brisson, p. 1721-1722 )
- C'est ce qu'ils désirent le plus.
- Or n'est-il pas évident d'emblée que dans une cité, on ne peut estimer la richesse et acquérir en même temps la modération requise, et qu'au contraire on en arrive nécessairement à négliger l'une ou l'autre ?
- C'est assez clair, dit-il.
- Ainsi, dans les oligarchies, c'est en négligeant la modération et en tolérant l'indiscipline que les dirigeants réduisent parfois à la pauvreté des hommes qui n'étaient pas dépourvus de qualités par leur naissance.
- C'est certain.
- Ceux-là demeurent inactifs dans la cité, où ils sont, je pense, bien pourvus d'aiguillons et armés, les uns criblés de dettes, les autres couverts d'infamie, les autres des deux à la fois ; remplis de haine, ils complotent contre ceux qui se sont approprié leurs biens et contre tout le monde, désireux d'une seule chose : voir apparaître un régime nouveau.
- C'est bien cela.
- Quant aux financiers, ils se tiennent cois et font mine de ne pas les apercevoir, mais ils ne manquent pas de darder leur aiguillon, c'est-à-dire leur argent, contre ceux du groupe des pauvres qui se laissent faire ; multipliant par cent les intérêts de leur capital patrimonial, ils font proliférer dans la cité les faux bourdons (comprenez les malfaiteurs) et les mendiants.
- Comment, en effet, n'y seraient-ils pas nombreux ?
- Et par ailleurs, repris-je, un tel mal qui se propage comme un incendie, ils ne consentent pour l'éteindre aucun des moyens qu'il faudrait : ils ne veulent ni de ce moyen que j'ai mentionné qui consiste à contrôler les dépenses arbitraires du bien de chacun, ni de cet autre moyen consistant à faire une législation en vue de supprimer de tels abus.
- Quelle législation ?
- Une loi qui viendrait en complément du contrôle, et qui contraindrait les citoyens à se soucier de la vertu. Si, en effet, on prescrivait de conclure la plupart des contrats de gré à gré aux risques du prêteur, les citoyens rechercheraient la richesse avec moins d'impudence, et on verrait moins se développer dans la cité ces maux que nous décrivions à l'instant.
- Beaucoup moins, dit-il.
- À présent, au contraire, repris-je, pour toutes ces raisons précisément, les gouvernants réduisent dans la cité les gouvernés à une situation de ce genre. Pour ce qui est d'eux et de leurs enfants, ne voit-on pas les jeunes profiter d'une vie de luxe et devenir incapables de tout effort pour les activités du corps et de l'esprit ? Ne sont-ils pas mous et indolents, incapables de discipline dans les plaisirs et dans les peines ?
- Si, en effet.
- Et eux-mêmes, les pères, négligeant tout le reste, hormis l'argent, ne développent pas davantage le souci de la vertu que les pauvres." ( 555c-556c. éd. Brisson, p. 1721-1722 )
Commentaires
Quant à vos deux dernières phrases, elles sont bien inquiétantes. Si les études de philosophie ont cet effet, alors que penser de son enseignement obligatoire dans les classes terminales ? Doit-on voir comme une corruption de la jeunesse ce qu'on défend comme une institution précieuse ? Institution, que certains rêvent même d'étendre en-deça de la Terminale ! Certes je reconnais que ça a quelque chose de chauvin, voire de comique, de penser que les citoyens des pays qui n'enseignent pas la philosophie avant l'entrée à l'Université ont l'esprit moins libre que les Français qui sont passés par la Terminale... Le discours que tiennent les profs de philo sur la dimension émancipatrice de leur enseignement ne serait-il alors qu'une idéologie professionnelle, un ensemble de justifications largement illusoires comme en secrète n'importe quelle profession ?
Le seconde interrogation que font naître vos lignes est la suivante : comment réformer la philosophie pour qu'elle ait la fonction qu'on lui attribue ? Ou bien faut-il compter sur autre chose que la philosophie pour aider à distinguer le n'importe quoi du sérieux ? Faut-il compter plutôt sur une éducation scientifique sérieuse ? Par sérieuse, je veux dire qui ne se contente pas de transmettre aux élèves des connaissances scientifiques mais qui les habitue à avoir certaines qualités intellectuelles et morales les rendant aptes à la découverte de la vérité. La philosophie ne vaut-elle rien du tout si elle ne va pas avec une formation scientifique sérieuse ? Loin que ça soit la philosophie qui viendrait au secours de la science, ça serait alors plutôt le contraire...
Je ne crois pas que les livres ineptes que vous mentionnez représentent un grave danger pour l'enseignement en lycée ; en effet les élèves arrivant en Terminale ne les ont pas lus et les enseignants s'en méfient on ne peut plus. En revanche je crains que ce ne soient ces livres que les adultes qui ont, comme on dit, aimé la philo en Terminale, consomment quand ils veulent reprendre contact avec la discipline.
Un danger possible (et supplémentaire peut-être) me semble ailleurs : dans beaucoup de matières les cours sont comment dire ? aérés au sens où, pour ne pas fatiguer l'élève, peu habitué au plan fixe au cinéma ou à la télé, enclin à zapper sur son ordi, aimant la vitesse et le scoop etc., l'enseignant coupe la leçon avec des images, des chansons, des exercices ludiques, du concret, comme on aime à dire. Or, il va de soi qu'enseigner la philo de manière à épargner tout effort à l'élève conduirait sans doute à ne plus l'enseigner du tout. Il faut donc résister à une pression forte qui va dans ce sens et qui peut détourner l'élève-consommateur du type d'attention requis.
Reste sans doute que ce n'est pas le plus grave car il doit être possible de faire des compromis avec ces nouvelles façons pédagogiques sans pour autant dénaturer complètement le contenu.
En revanche ce qui handicape fortement l'enseignement de la philo aujourd'hui, c'est la pauvreté du vocabulaire et l'incorrection du point de vue syntaxique.
Néanmoins il y a toujours une petite minorité d'élèves qui chaque année et dans toutes les séries étonne par son excellence.
Petite minorité seulement, reprochera-t-on, mais depuis que la philo est enseignée en lycée, je crois qu'il en a toujours été ainsi et qu'il n' y a jamais eu d'âge d'or : je m'appuie en particulier sur les plaintes d'Alain concernant l'extrême médiocrité de ses élèves, alors qu'il enseignait à une époque où le recrutement était, pour faire vite, bourgeois, avec à peu près 3% d'une classe d'âge qui avait le bachot (chiffre correspondant à 1940)
En fait la philo est difficile, tous les esprits, à la suite de mille causes, sont inégalement aptes à y réussir et on ne doit pas baisser les exigences pour donner à chacun la satisfaction que de philosophe en puissance qu'il serait il est devenu comme il devait le devenir philosophe en acte !
terminale le professeur de philosophie nous emmena voir les célèbres émissions du CNDP de Dina Dreyfus , où apparaissaient les gloires d'alors, Hyppolite, Foucault, Bourdieu, Canguilhem, Aron, interviewés par le
jeune Badiou.
que les émissions qu'on voit à la télé.