lundi 29 juin 2015

L'allégorie de la caverne et la révision à la hausse de l'ombre : lecture de Platon par Jean-Bertrand Pontalis.

Dans Traversée des ombres (2003), Jean-Bertrand Pontalis porte le jugement suivant sur l'allégorie de la caverne, présentée par Platon dans La République :
" Et comme elle m'a d'emblée séduit, dès ma classe de philosophie, l'allégorie de la caverne souterraine où les hommes qui y demeurent depuis l'enfance ne voient sur un mur que des ombres d'objets qui sont pour eux la réalité. Je devais être trop platonicien à l'époque ; je n'avais su qu'accompagner, admiratif, la délivrance des prisonniers, leur lente progression de la caverne vers la lumière, de l'ombre vers le soleil, du reflet, de l'image, vers l'idée. J'avais passé outre la souffrance des prisonniers prétendument libérés. Or c'est bien d'un arrachement d'une extrême violence qu'il est question, comme le fut peut-être notre arrachement de la caverne maternelle, comme l'est pour beaucoup l'arrachement brutal de nos rêves au profit, si l'on peut dire, de la seule réalité. Je lis : " Qu'on détache un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser soudain, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière, tous ces mouvements le feront souffrir et l'éblouissement l'empêchera de regarder les objets dont il voyait les ombres tout à l'heure.(...) Si on le forçait à regarder la lumière même, ne crois-tu pas que les yeux lui feraient mal et qu'il se déroberait aux choses qu'il peut regarder ? Et si on le tirait de là par la force, qu'on lui fît gravir la montée rude et escarpée et qu'on ne le lâchât pas avant de l'avoir traîné dehors à la lumière du soleil, ne penses-tu pas qu'il souffrirait et se révolterait d'être ainsi traité ?"
Douleur, révolte face à trop de lumière, à la lumière implacable. Un soleil qui éblouit, un soleil qui tue. Confrontés par force à l'idée pure, sans ombre, des philosophes, ne choisirions-nous pas plutôt de rester, comme les prisonniers, au plus près des ombres ?
Pourquoi instituer en principe absolu la séparation de la lumière et de l'ombre ? Sommes-nous voués à répéter la division originelle : "Dieu sépare la lumière et le noir, Dieu appelle la lumière le jour et nuit le noir" ? Je me refuse à séparer le jour et la nuit. La nuit n'est pas ténèbres et nos jours ne sont pas lumineux. J'ai toujours présent en moi ce titre de Sylvie Germain Le Livre des Nuits. Les plus beaux poèmes, les plus grands romans sont des enfants de la nuit, des enfants du silence aussi. C'est qu'ils transforment nos visions nocturnes en des mots qui ne le leur sont pas infidèles."
Certes, mais de tels mots ne parviennent à ce but que parce qu'ils font la lumière sur les phénomènes obscurs ! Peu importe l'objet de la connaissance, s'il y a connaissance, c'est parce que précisément on voit clairement et précisément la réalité en jeu...
Et puis le soleil platonicien non seulement ne tue pas mais ne brûle même pas. Il éclaire et engendre...
Par ailleurs la psychanalyse existerait-elle si Freud n'avait pas abordé en homme des Lumières des phénomènes mal connus ?
Quant au philosophe, il n'est pas celui qui ignore les ombres ! L'allégorie le met en évidence : il vise à faire voir l'ombre comme ombre, précisément à en acquérir et à en donner une connaissance vraie, lumineuse si possible.
Pour terminer, un seul prisonnier est libéré, ce qui n'est pas sans importance au sens où l'allégorie laisse penser ainsi qu'une personne libérée peut en libérer une autre mais échoue à en libérer plusieurs, et encore plus un grand nombre, comme le prouve la fin du texte où la masse emprisonnée se débarrasse de l'homme seul qui prétend les libérer tous.
En somme est-on jamais trop platonicien ?

dimanche 28 juin 2015

Le stoïcien, le déprimé et le poète.

Dans Frère du précédent (2006), Jean-Bertrand Pontalis mentionne un trait de son adolescence, sa capacité à "métaphoriser", plus clairement à voir dans quelque chose ce qu'en toute rigueur elle n'est pas. Il en décrit quelques manifestations :
" (...) soudain, ce pavé recouvert d'une fine couche de pluie se muait en un visage lumineux de jeune femme ; ce passant anonyme qui pressait le pas pour aller où ? se transformait, sans que je sois pour rien dans cette métamorphose instantanée, en un oiseau prenant son envol ; ces platanes alignés le long du boulevard étaient les colonnes d'un temple, j'étais transporté à Olympie."
Comme on s'y attend, il associe ce regard sur les choses à celui du poète :
" Au fond, ce que je découvrais en identifiant, par exemple un pavé et un visage, un passant et un roseau, c'était le pouvoir de la poésie, c'était la métaphore présente dans la perception que nous avons des choses. Pas seulement dans la perception, pas seulement dans notre regard ; dans les choses elles-mêmes."
L'auteur présente alors deux types de perception opposés à la sienne : celle de "tous ceux qui ont les pieds sur terre" et qu'il associe à son entourage, précisément à sa mère, et celle dont on fait l'expérience dans la dépression. C'est cette dernière qui me retient :
" Beaucoup plus tard, cette incapacité à "métaphoriser", si je puis dire, la réalité, je l'ai retrouvée à l'oeuvre, sur son versant négatif, destructeur, chez les déprimés : une table est une table, elle l'est à jamais, un mur est un mur qui bouche tout l'horizon, un cendrier est un cendrier, sa fonction est de recueillir les cendres."
En somme, pour le déprimé, les choses ne disent plus rien.
Je pense alors à une manière de décrire les choses que les stoïciens ont préconisée, pour en finir avec la séduction qu'elles exercent quand elles disent trop, beaucoup trop. Dans Évaluation et contre-pouvoir, portée éthique du jugement de valeur dans le stoïcisme romain (Millon, 2014), Sandrine Alexandre s'y réfère comme à "un procédé de redescription dégradante" (p.160). Le texte, bien connu, qui exemplifie au mieux ce procédé, est de Marc-Aurèle (je le cite dans la traduction qu'en donne Sandrine Alexandre) :
" On peut se faire une représentation de ce que sont les mets et les autres aliments de ce genre, en se disant : ceci est le cadavre d'un poisson ; cela le cadavre d'un oiseau ou d'un porc ; et encore en disant du Falerne, qu'il est le jus d'un grapillon ; de la robe prétexte qu'elle est du poil de brebis ; de l'accouplement, qu'il est le frottement d'un boyau, avec un certain spasme, l'éjaculation d'un peu de morve." (Pensées, VI, 13)
Qu'est-ce qui distingue ici le stoïcien du déprimé vu par Jean-Bertrand Pontalis ? D'abord, mais entre autres, le philosophe désenchante volontairement la chose car il veut la désarmer et s'en protéger ; ensuite, ne se contentant pas de la tautologie (" ce n'est qu'un poisson, qu'un rapport sexuel etc."), il met en relief le dessous peut-être dégoûtant mais réel des choses.
Ils ont cependant un point commun : à eux on ne la leur fait pas, croient-ils.
Peut-on alors dire qu'un des exercices stoïciens revient à jouer au déprimé, voire à surjouer le rôle, en mettant en relief l'envers moche du désirable ? Le stoïcien en attend la neutralisation des choses, celle-ci devant exclure deux émotions incompatibles avec la sagesse: la jubilation délirante et le désabusement triste.
Quant au poète, s'il refuse de prendre les choses pour ce qu'elles sont, ce n'est pas qu'il est victime d'un délire l'éloignant du réel ; bien plutôt, il sait que, quelquefois, le meilleur moyen de connaître ce qu'elles sont est de faire voir ce qu'elles ont en commun avec d'autres choses qui, pour l'esprit prosaïque et réaliste, pour l'esprit scientifique, et pour le déprimé, chacun des trois ayant ses raisons, ne sont pas elles du tout.
Reste qu' en fin de compte le poète a un point commun avec le stoïcien : les deux savent en effet ce que, quelquefois, on gagne à faire des détours.

Commentaires

1. Le lundi 29 juin 2015, 22:23 par dual
On peut remarquer que cet extrait de Pontalis sur la dépression en dit trop peu sur elle, surtout chez un clinicien qui a une expérience qu'on peut supposer approfondie de cette pathologie. La raison en est sans doute qu'il n'a pas, du moins dans ce contexte, l'ambition d'en faire une description exhaustive. Réglerait-il à cette occasion des comptes avec sa mère ? Laissons à ses confrères le soin
d'en décider ! Il faut en effet ignorer ou oublier la gravité des formes les plus aiguës de cet effondrement mental pour se contenter de dire que, pour le déprimé, « les choses ne disent plus rien » ou, plus exactement, sont réduites à n'être que ce qu'elles sont, dans une sorte de platitude fonctionnelle bornée, sans aucune échappée métaphorique possible qui délivre la perception d'une routine anesthésiante. A moins d'utiliser la locution courante « ça ne me dit rien » comme expression du taedium vitae, pour décliner toute occupation proposée comme diversion, ce qui est aussi métaphorique et loin de la dépression mélancolique sévère.
Par ailleurs, si les choses étaient ainsi laissées à leur neutralité, on ne comprendrait pas comment le déprimé pourrait ressentir la moindre expérience de perception comme un écrasement, une oppression, voire un anéantissement de soi. Comment le ciel pourrait-il « peser comme un couvercle », s'il n'était que le ciel ? On objectera peut-être que c'est là l'image poétique de quelqu'un qui (re)trouve les mots adéquats pour décrire une expérience dont il est sorti et parce qu'il en est sorti. Mais en prononçant ou en écrivant les mots que la dépression lui a auparavant ôtés, il n'a aucunement l'impression de trahir l'expérience qu'ils tentent de décrire après-coup. D'autre part, si l'on se réfère à la description incroyablement précise et poignante que William Styron propose de sa descente aux enfers dans Face aux ténèbres, on jugera éloignée de la réalité la description de la dépression comme « incapacité à métaphoriser ». Il observait sur lui-même que l'intensité de l'angoisse et de la souffrance psychique était telle qu'elle le détournait de la perception même du monde. Le monde se tait parce seule la souffrance parle.
2. Le mercredi 1 juillet 2015, 22:15 par Philalèthe
Merci de vos remarques enrichissantes.
À vrai dire je ne voulais pas explorer ce qu'est la dépression à travers ce billet mais encore une fois me centrer sur ce " retour aux choses mêmes " que pratique le stoïcisme. J'étais porté à le voir comme identification de l'essence des choses mais Sandrine Alexandre me détourne de cette idée avec sa référence à la redescription dégradante. Aussi, sans chercher à savoir si la définition du déprimé est bonne ou non, je l'ai reprise car cet homme que Pontalis appelle le déprimé aurait si on suit Alexandre un point commun avec le stoïcien : un penchant négativiste. Chez lui ce serait maladie alors que le stoïcien en ferait un remède en vue de la santé de l'esprit.
3. Le jeudi 2 juillet 2015, 15:14 par Philalèthe
Dans En marge des jours (2002). Jean-Bertrand Pontalis écrit :
" Les mots du déprimé sont pauvres - il le sait, il en souffre. Ils ne parviennent même pas à dire sa misère, ils ne traduisent pas : ils la reflètent. Rien ne lui dit rien, telle est sa plainte. Plus douloureuse encore que l'impuissance à parler, que son inappétence généralisée, le constat que le monde est tombé comme lui dans le silence, est désespérément muet. Donner la parole aux arbres et aux oiseaux (c'est le plus facile), au vent comme aux pierres (plus difficile), rendre cette parole aérienne au lieu qu'elle reste rivée au sol, c'est à quoi parvient Supervielle-merveille, c'est ce qui me donne confiance dans les pouvoirs fragiles de l'analyse. Le psychanalyste n'est pas un poète, tant s'en faut, mais il arrive que par sa médiation ce que nous appelons à tort  "les choses" ou le "monde extérieur" soient, plus intensément que nous, une parole vivante."
Certes fait défaut ici le stoïcien, le troisième homme étant cette fois le psychanalyste. 
Je me demande cependant si on ne peut pas dire de lui qu'il veut enlever la parole aux choses, elles qui sont si parlantes qu'on tombe sous leur charme. 
Elles deviennent alors les éléments muets d'un décor dans lequel il joue son rôle, en se voyant en même temps au-delà de tout décor, de toute scène. 
C'est lui qui est devenu aérien après avoir rivé tout le reste au sol.
4. Le jeudi 2 juillet 2015, 15:38 par dual
En effet, mes remarques ne reviennent pas à oublier que c'était la question du stoïcisme, à travers l'étude de Sandrine Alexandre déjà évoquée dans des échanges précédents, qui était au centre de votre réflexion. Je voudrais simplement dire au lecteur avisé et enthousiaste de William Styron que vous êtes, si j'en juge par le billet du lundi 19 septembre 2011 (je réagis avec retard, mais nous ne sommes pas dans l'éphémère de l'actualité!), que votre jugement sur Face aux ténèbres était un peu expéditif et injuste en parlant à son propos d’ « œuvre mineure », (vous ajoutiez « parfois un peu pauvre »!). Vous n'en reteniez d'ailleurs que le passage sarcastique sur la thérapie infantilisante par l'art et le portrait en effet fort drôle de la psychologue qui en était chargée pendant l'hospitalisation de Styron. Il se trouve que ce passage se termine tout de même par un mouvement de sympathie à son égard !..
Maintenant quand on tombe sur le passage suivant (que je n'ai pas eu de mal à retrouver après l'allusion à Baudelaire et à son ciel-couvercle) on se dit qu'on n'a pas affaire à une œuvre mineure :
« Par une journée radieuse, alors que je me promenais dans les bois en compagnie de mon chien, un vol d'oies du Canada passa très haut en cacardant au-dessus des arbres qu'embrasaient leur frondaison, un spectacle et une musique qui d'ordinaire m'eussent mis la joie au cœur, le passage des oiseaux me fit m'arrêter net, cloué par la peur et je restais là figé et impuissant, frissonnant, conscient pour la première fois d'avoir été frappé non par de simples angoisses dues au manque, mais par une maladie grave dont j'étais capable, et ce également pour la première fois, de m'avouer le nom et la réalité. En regagnant la maison, je ne parvins pas à chasser de mon esprit la phrase de Baudelaire, exhumée d'un lointain passé, qui depuis plusieurs jours rodait à la lisière de ma conscience : « J'ai senti passé sur moi le vent de l'aile de l'imbécillité ». (Gallimard, 1990, pp.71-72)
Ce qui est aérien, ici, devient un fardeau insoutenable...
Quant au psychanalyste, il se rêve poète, tout en niant l'être, pour donner corps au fantasme de son efficacité supposée. Avec cependant la modestie nécessaire :" ... il arrive que par sa médiation..." Ce "il arrive" en dit long sur la prudence qu'il convient d'observer lorsqu'on évoque ce que l'analyse est capable de faire ou de ne pas faire, notamment dans le cas de pathologies sévères. Mais c'est une autre question...

lundi 15 juin 2015

Iatromathématique.

Dans Le chef-d'oeuvre inconnu(1831), Balzac écrit à propos du peintre Frenhofer :
" Le vieillard était alors en proie à l'un de ces découragements profonds et spontanés dont la cause est, s'il faut en croire les mathématiciens de la médecine, dans une digestion mauvaise, dans le vent, la chaleur, ou quelque empâtement des hypocondres; et, suivant les spiritualistes, dans l'imperfection de notre nature morale."
L'expression "les mathématiciens de la médecine" éveille ma curiosité... Bien sûr, rien sur Internet... Mais, ouf, mon Dictionnaire universel du 19ème siècle (tome neuvième, 1873) vient à mon secours... J'y apprends que Balzac aurait pu aussi bien, mais moins clairement, mentionner les iatromathématiciens, les partisans de la iatromathématique, définie ainsi par Larousse :
" Ancien système de pathologie, dans lequel on essayait d'expliquer par des calculs les phénomènes morbides, en partant de l'hypothèse qu'ils étaient tous les résultats des lois de l'hydraulique et de la mécanique."
Ça me semble donc être l'héritage du mécanisme cartésien et, plus ou moins, l'ancêtre du matérialisme physicaliste.
" Mais laissons là le prétentieux jargon de notre époque, le bonhomme s'était purement et simplement fatigué à parachever son mystérieux tableau."
Retour à la folk psychology !

Commentaires

1. Le mercredi 17 juin 2015, 14:27 par Dual
La langue française propose, bien entendu, pour « folk psychology » « psychologie populaire », mais encore «psychologie naïve». «Psychologie spontanée » serait une traduction qui ne serait pas malvenue non plus. Dans tous les cas, l'extrait de Balzac vise à ce que nous penchions en faveur de cette « naïveté » ou de cette « spontanéité »-là plutôt qu'en faveur de cette pseudo-science verbeuse prisée par tous les Diafoirus de service...
2. Le mercredi 17 juin 2015, 15:32 par Philalèthe
Oui, j'aurais pu écrire "psychologie du sens commun" au lieu de "folk psychology" ; c'est sans doute parce que j'ai mis du temps à  comprendre cette expression en langue anglaise que je suis bêtement fier aujourd'hui de la ressortir !
Mais quel rapport avec "la pseudo-science verbeuse" ? Je ne vois pas là de quoi vous parlez. Tout de même pas de la philosophie de l'esprit, excusez-moi, je veux dire, de la philosophy of mind ?
3. Le mercredi 17 juin 2015, 16:28 par dual
Je parle bien entendu de celle qui est décrite et brocardée dans l'extrait de Balzac qui hérite visiblement du ton railleur de Molière...
Je ne pensais pas un seul instant à la philosophie de l'esprit !..
4. Le mercredi 17 juin 2015, 16:53 par Philalèthe
D'accord !
Reste à voir quelles relations existent entre le prétentieux jargon dénoncé par l'auteur et la philosophie de l'esprit de notre époque. Il peut y avoir aussi des parentés et pas simplement une relation d'opposition.
5. Le mercredi 17 juin 2015, 17:29 par dual
Sachant que Balzac évoque ici un état dépressif ou mélancolique, je ne vois pas en quoi il faudrait se référer à la philosophie de l'esprit et non pas directement au discours psychiatrique, notamment dans sa prétention à la scientificité, au XIXème siècle et au-delà. Il peut toutefois arriver à la philosophie de l'esprit de réfléchir sur les processus mentaux en s'appuyant sur l'étude de leurs manifestations pathologiques. Quant à savoir si c'est un domaine où sévit un jargon prétentieux, je ne m'aventurerai pas à citer des noms !
Sous-entendez vous que tout projet relevant d'un réductionnisme matérialiste de l'esprit est une imposture dans sa prétention à "faire science" (comme on dit) ?
Le "jargon" peut aussi bien s'épanouir dans les thèses anti-matérialistes...
6. Le mercredi 17 juin 2015, 18:20 par Philalèthe
En toute rigueur, la iatro-mathematique semble être une psychiatrie matérialiste et physicaliste,  relevant d ' une conception de l ' esprit réductionniste. Or cette dernière est une des options possibles en philosophie de l ' esprit. 
Quant à la question de la parenté,  elle ne visait pas le jargon, mais la proximité théorique. Y a-t-il ou non rupture épistémologique entre ce que Balzac identifiait comme jargon prétentieux et la neuropsychiatrie contemporaine ?
7. Le mercredi 17 juin 2015, 19:07 par dual
Ce qui donne chez Balzac un caractère comique voire burlesque aux "explications" avancées par les iatromathématiciens, du moins tels qu'il les caricature, est qu'elles invoquent pêle-mêle des causes internes (digestion, "empâtement"... ) et des causes externes (météorologiques) à l'organisme, autrement dit elles n'hésitent pas à faire flèche de tout bois sans se préoccuper de la priorité causale de tel ou tel facteur par rapport à d'autres. Dans la neuropsychiatrie contemporaine, il serait bien surprenant qu'on tombe dans un tel fourre-tout, puisqu'elle fait le pari du rôle déterminant d'un seul type de facteurs (le neurochimique)
du moins dans ses formes les plus réductionnistes.
8. Le samedi 27 juin 2015, 15:15 par Philalethe
Incohérence peut-être mais reste la même ligne matérialiste, qu'on se réfère au vent ou à l'empâtement des hypochondres.

mercredi 27 mai 2015

Contre un platonisme de la fuite, pour un réalisme sans Réalité !

Dans Vérité et véracité (2002), Bernard Williams prend position contre une lecture de Platon visant à "se procurer un sentiment de pureté et de libération" (Gallimard, 2006, p.173) et donnant accès à "une libération qui nous éloigne de l'humanité" (p.174). Manifestement il condamne tout autant "l'espoir que la règle autoritaire de la raison pourrait améliorer la situation du monde ordinaire" (ibid.) et juge qu'il "a toutes chances de s'éteindre" (p.175). Mais la position du sage volontairement désengagé ne lui convient pas plus (librement on peut lire les lignes qui suivent comme une dénonciation aussi de l'apolitisme épicurien . " l'enquêteur reste à l'extérieur de la caverne et laisse le monde politique en butte aux effets naturels et incurables des appétits, de la violence, de la ruse.").
Néanmoins Williams discerne dans l'oeuvre de Platon une autre ligne, qui permettrait "une libération au bénéfice de l'humanité" (p.174) sans faire le détour par une Réalité absolue ( la réalité suffit à ce philosophe réaliste qui craint qu'à la doter d'une majuscule, on ne soit porté à la juger définitivement cachée "par l'écran de notre expérience ou de notre langage" (p.157)). Il esquisse ainsi une interprétation de l'allégorie de la Caverne qui fait émerger (ce qui correspond chez Platon à) l'extérieur de la caverne de la conscience lucide des insuffisances de ce qu'il y a dans la réalité :
" Platon lui-même s'est précisément trouvé pris dans cette ambiguïté. Dans le fameux mythe de la Caverne de sa République, il propose le tableau d'une évasion hors de la pénombre et de la banalité de la vie quotidienne, en particulier de la vie politique, vers un monde politique de clarté et de lumière. Il y a une ambiguïté qui est normale dans la métaphore dualiste elle-même. Elle oppose une promesse métaphysique au vécu quotidien mais le contenu de la promesse est représenté inévitablement avec les mots du quotidien. En invoquant le soleil, elle nous rappelle qu'il y a déjà quelque chose ici, dans le monde naturel, auquel nous attachons du prix. Toutes les oeuvres dans lesquelles Platon nous apporte la promesse de son dualisme portent la marque de ce conflit implicite. Parfois, il laisse entendre que la vraie beauté et la vraie valeur n'appartiennent pas du tout à ce monde et que ce qui est ici en est seulement une image ou un rappel, une madeleine à la place d'un amour. Mais ailleurs, avec plus de justesse, il laisse entendre que ce dont nous avons besoin est ici, mais seulement sous une forme incomplète, jamais totalement satisfaisante." (p.174)
À quoi revient alors le platonisme s'il ne vise pas la connaissance d'une Réalité à laquelle le sensible participe seulement ? Que reste-il de l'esprit platonicien, une fois les Idées éclipsées ?
Williams semble compter pour satisfaire le désir de vérité, que les Formes étaient censées combler, sur la pratique de la science, pas n'importe laquelle, une science dure, comme la physique par exemple. S'appuyant sur Primo Levi, Williams attend de la science en question qu'elle fasse prendre nettement conscience de la distinction entre la réalité et le désiré et qu'elle permette de cultiver les "vertus de la vérité" (p.175), l' exigence du philosophe anglais étant aussi que ces vertus aient de quoi s'exercer dans la recherche de la vérité en général, ailleurs en tout cas que dans les sciences.
La science comme propédeutique, c'est aussi une thèse nietzschéenne, bonne à rappeler tant domine aujourd'hui l'idée d'un NIetzsche perspectiviste et post-moderne :
" À tout prendre, les méthodes scientifiques sont un fruit de la recherche au moins aussi important que n'importe quel autre de ses résultats ; car c'est sur l'intelligence de la méthode que repose l'esprit scientifique, et tous les résultats de la science ne pourraient empêcher, si ces méthodes venaient à se perdre, une recrudescence de la superstition et de l'absurdité reprenant le dessus. Des gens intelligents peuvent bien apprendre tout ce qu'ils veulent des résultats de la science, on n'en remarque pas moins à leur conversation, et notamment aux hypothèses qui y paraissent, que l'esprit scientifique leur fait toujours défaut : ils n'ont pas cette méfiance instinctive pour les aberrations de la pensée qui a pris racine dans l'âme de tout homme de science à la suite d'un long exercice. Il leur suffit de trouver une hypothèse quelconque sur une matière donnée, et les voilà tout feu tout flamme pour elle, s'imaginant qu'ainsi tout est dit. Avoir une opinion, c'est bel et bien pour eux s'en faire les fanatiques et la prendre dorénavant à coeur en guise de conviction. Y a-t-il une chose inexpliquée, ils s'échauffent pour la première fantaisie qui leur passe par la tête et ressemble à une explication ; il en résulte continuellement , surtout dans le domaine de la politique, les pires conséquences. C'est pourquoi tout le monde devrait aujourd'hui connaître à fond au moins une science ; on saurait tout de même alors ce que c'est que la méthode, et tout ce qu'il faut d'extrême circonspection." (Humain, trop humain I, 635)
À titre de remarque conclusive et légèrement marginale, demandons-nous si l'usage de l'Internet ne maximise pas généralement et au mieux l'obtention des résultats scientifiques au dépens de l'intelligence des méthodes.
Si la réponse est positive, se pose un problème : comment à l'école faire d' Internet un moyen d'acquérir et de développer les qualités conditionnant les méthodes en question et leur exercice ?

Commentaires

1. Le vendredi 12 juin 2015, 20:15 par dual
Dans l'esprit de Nietzsche, du moins celui qui échappe au perspectivisme auquel on tend ordinairement à le réduire, on pourrait peut-être comparer les résultats de la science à des édifices auxquels on refuse de retirer l'échafaudage, non seulement pour en rendre la construction compréhensible et la réparation possible, mais pour en assurer la stabilité même...
2. Le samedi 13 juin 2015, 09:00 par Philalèthe
Pour en rester à ce texte de Nietzsche, disons que le constructeur se perfectionne épistémiquement en montant comme il se doit l'échafaudage et que la nature du bâtiment importe peu, pourvu qu'il soit solide.
C'est cette idée de solidité qui me laisse penser que, l'échafaudage enlevé, le bâtiment tiendrait.
3. Le samedi 13 juin 2015, 09:56 par dual
Oui, le bâtiment tiendrait, mais la séparation d'un résultat de ses conditions d'établissement risquerait de favoriser à la longue l'attitude superstitieuse voire religieuse à l'égard de la science dont parle Nietzsche. Il y a une façon de croire en la science qui entre en contradiction avec le véritable esprit scientifique, fait de circonspection et d'auto-défiance. Russell et d'autres diront la même chose...
4. Le samedi 13 juin 2015, 10:12 par Philalèthe
Je vous l'accorde sans réserve.

Comment distinguer une action vicieuse d'une action symbolique ?

" Le fait de boire est à un moment un symbole et à un autre moment de l'ivrognerie " écrit Ludwig Wittgenstein en avril 1930.
À la lumière de cette phrase, on peut lire la fin du Banquet de Platon :
" Alors qu'Agathon se lève pour aller s'installer près de Socrate, soudain toute une bande constituant un komos arrive devant les portes, et, les ayant trouvées ouvertes - quelqu'un était en train de sortir -, ils entrent directement, viennent vers nous et s'installent sur les lits. Un tumulte générale emplit la salle : et sans aucune règle, on fut obligé de boire une grande quantité de vin.
Alors, racontait Aristodème, Éryximaque, Phèdre et quelques autres se levèrent et partirent. Lui-même, disait Aristodème, fut pris de sommeil, et il dormit très longtemps, car les nuits étaient longues. Il ne se réveilla qu'à l'approche du jour, alors que les coqs chantaient déjà.
Quand il fut réveillé, il vit que les autres dormaient ou s'en étaient allés, et que seuls Agathon, Aristophane et Socrate étaient encore éveillés et buvaient dans une grande coupe qu'ils se passaient de gauche à droite. Socrate discutait avec eux.
De cette discussion, Aristodème disait ne pas se souvenir, car il ne l'avait pas suivie depuis le début, et il avait la tête lourde. En gros cependant, Socrate les forçait de convenir que c'est au même homme qu'il sied de savoir composer des comédies et des tragédies, et que l'art qui fait le poète tragique est aussi celui qui fait le poète comique. Ils se trouvaient forcés de l'admettre, même s'ils ne suivaient pas très bien la discussion ; ils dodelinaient de la tête. Le premier à s'endormir fut Aristophane, puis ce fut le tour d'Agathon, alors qu'il faisait grand jour déjà.
Alors Socrate, après les avoir de la sorte endormis, se leva et partit. Aristodème le suivit comme à son habitude. Socrate se rendit au Lycée, se lava et passa le reste de la journée comme s'il s'agissait de n'importe quelle autre journée. À la fin de la journée, vers le soir, il rentra chez lui pour se reposer." (Oeuvres complètes, Flammarion, 2008, p. 157-158)
On demandera de quoi ici boire est symbole : pour Socrate de maîtrise de soi, pour tous les participants de respect des usages du banquet.
Avant Wittgenstein, Sénèque a peut-être aussi dénoncé la confusion entre symbole et ivrognerie :
"On prétend que Solon et Arcésilas avaient un faible pour le vin.On a accusé Caton d'être un ivrogne, mais on aurait plutôt fait de réhabiliter l'ivrognerie que d'arriver à rabaisser un Caton !" (De la tranquillité de l'âme, Laffont, 1993, p. 370).
Reste que le fait de boire serait pour Sénèque moins symbole de maîtrise de l'esprit que de lucidité sur les limites de la maîtrise de l'esprit :
" Il faut ménager notre esprit et lui accorder de temps à autre un répit qui fera sur lui l'effet d'un aliment réparateur (...) On peut même pousser à l'occasion jusqu'à l'ivresse, en lui demandant non pas l'abrutissement mais le calme : car elle dissipe les soucis, modifie totalement l'état de l'âme et guérit la tristesse, comme elle guérit certaines maladies (...) Il faut, par moments, arracher l'âme à elle-même, la rendre exultante et libre, et écarter quelque temps l'austère sobriété." (ibidem)
Socrate exemplifie l'impassibilité permanente, Sénèque fait de l'ivresse passagère une des conditions possibles de l'impassibilité durable. Dans le premier cas, le vin glisse sur Socrate, dans le second, il pénètre le sage mais avec son accord.
Les cyniques à leur manière paraissent avoir cultivé cette distinction entre symbole et vice.
Manger dans des endroits réservés au culte, péter ou faire l'amour en public etc., autant de vertus exemplifiées par eux et prises pour de l'intempérance et de l'impudeur par les non-cyniques.
Pour donner raison à ces chiens, il faut, bien sûr, maintenir ferme la différence entre être un vicieux victime du wishful thinking et être un vertueux dénonçant en fait le vice.

Commentaires

1. Le vendredi 29 mai 2015, 08:28 par dual informel
Ou encore apporter un coq déplumé et le montrer (sans un mot ?) aux platoniciens parvenus à la définition de l'homme comme bipède sans plumes, au terme de leur laborieuse méthode de la dichotomie.
Rien d'ordurier ni d'insultant, juste de la "provoc". A quoi imperturbablement, Platon aurait répliqué par la correction suivante : bipède sans plumes... à ongles plats. Mais ce n'est pas historiquement garanti !
2. Le mercredi 3 juin 2015, 08:23 par Philalethe
Montrer un coq déplumé est une action tout à fait distincte des actions mentionnées dans le billet puisque, si elle peut paraître énigmatique, elle ne court cependant en rien le risque d'être qualifiée de vicieuse.
3. Le jeudi 4 juin 2015, 13:23 par dual informel
Tout à fait d'accord, sauf aux yeux d'un platonicien étroitement dogmatique...
Maintenant, il faut noter que ce qui sauve un acte donné de son caractère censément "vicieux" est sans conteste le commentaire lapidaire et spirituel qui l'accompagne, comme le (trop?) célèbre : "Plût au ciel qu'il suffît de se frotter le ventre pour apaiser sa faim !" qui érige (si l'on peut dire) la masturbation en ethos philosophique...
4. Le samedi 6 juin 2015, 12:10 par Philalèthe
Tout à fait ! On peut donc vraiment douter qu'on puisse être muet et cynique. 
D'où un problème : quelles sont les pratiques philosophiques essentiellement liées à la parole ? 
Il me semble qu'un épicurien peut tomber dans le mutisme sans cesser pour cela d'être un épicurien authentique. Le mutisme (pathologique, s'entend) peut même redoubler l'aphasie sceptique, qui, dans un tel cas, est alors surdéterminée. Quant au stoïcien, tout dépend de sa fonction sociale : s'il est esclave, c'est compatible ; en revanche s'il est empereur... 
Enfin à part les cyniques, les trois autres représentants peuvent être des maîtres muets, à condition bien sûr que les disciples, eux, ne manquent pas de mots, moins pour éclairer les conduites que pour les diffuser en en donnant les raisons.

mardi 26 mai 2015

Peut-on reconnaître sans conservatisme l'existence de formes définitives ?

En avril 1930, Ludwig Wittgenstein dans une réflexion consacrée à Spengler écrit :
" (...) L'idée que les instruments à cordes ont acquis leur forme définitive entre 15-1600 est d'une portée considérable (et tout un symbole). Il se trouve simplement que pour la plupart des hommes, une telle pensée lorsqu'elle est exprimée sans beaucoup tourner autour au pot, ne leur dit rien du tout. C'est comme si quelqu'un croyait qu'un homme ne cesse de se développer de manière illimitée et qu'on lui disait : regarde, la fontanelle d'un enfant se referme au bout d'un certain nombre d'années et cela suffit à montrer que le développement en arrive partout à une fin, que partout le développement parvient un jour à son terme et que ce qui se développe sera un jour un tout achevé, à la différence d'une saucisse qui peut atteindre la longueur que l'on veut." (Carnets de Cambridge et de Skjolden, Puf, perspectives critiques, 1999, p.35)
Ces lignes sont importantes pour contrer l'idée que toute transformation apportée à un objet par la technologie est un progrès du point de vue de ses fonctions ( un exemple, le e-book serait le livre en mieux ). La confusion sur le sujet vient de ce que la transformation en question a si elle est innovante comme condition nécessaire un progrès dans les capacités de transformer la matière concernée. Il va de soi que si le transformateur parvient à persuader l'opinion que l'objet accomplit encore mieux sa fonction initiale, à son gain économique se joint la réjouissance du consommateur.
Mais, si l'on pense réfrigérateurs, voitures, ordinateurs, portables sur le modèle des instruments de musique, on se défait de la croyance que les progrès technologiques, par définition, ne cessent de perfectionner les fonctions des objets qu'ils modifient.
La référence au corps humain à travers la fontanelle permet aussi de poser le problème suivant : y a-t-il une fin dans le développement des capacités psychologiques de l'homme ? Entre autres le conte de Borges Funes el memoroso illustre l'idée qu'au-delà de certaines limites le développement de la mémoire devient un handicap. Certes ce domaine est plus délicat car l'idée de fonction de l'esprit et de développement optimal de l'homme est souvent liée à une métaphysique finaliste qui pour le moins est contestée. Reste que ,sans ces présupposés métaphysiques, il est sensé de se demander si, pour en revenir à l'exemple précédent, l'e-book permet une meilleure intelligence d'une oeuvre écrite que le livre traditionnel.
Ces réflexions bien sûr traduisent aussi un scepticisme certain par rapport au trans-humanisme, conception selon laquelle les capacités humaines, autant physiques que psychologiques, sont d'autant plus extensibles qu'on saura intégrer à l'esprit, au cerveau, plus généralement au corps humains des artefacts technologiques performants.

samedi 23 mai 2015

Contre l'écran ! Pour une éducation non numérique !

En 2006, Russell Banks dans un entretien avec Jean-Michel Meurice dit à propos de la télévision les lignes suivantes ( on les lira en ayant aussi à l'esprit nos plus modernes écrans ) :
" Nous avons fait quelque chose qui n'avait encore jamais été fait. En tant qu'espèce, il nous incombait de protéger nos enfants parce qu'il faut longtemps - plus que dans toute autre espèce - à un petit d'homme pour devenir adulte, pour apprendre à se socialiser de manière humaine. Jadis, lorsque l'espèce était en évolution, nous avions d'abord protégé les petits des intempéries, des tigres à dents de sabre, des forces amorales de l'univers ; nous les protégeons jusqu'à ce qu'ils soient en mesure de prendre soin d'eux-mêmes. À notre époque, les forces amorales de l'univers sont avant tout économiques. Nous connaissons tous ces plaisanteries sur le représentant qu'on empêche d'entrer dans la maison - on referme la porte en lui coinçant le pied. En réalité, ces plaisanteries parlent de protéger les plus jeunes et les plus vulnérables, ceux qui ne sont pas capables de faire la distinction entre publicité et réalité. Mais aujourd'hui nous avons introduit le tigre à dents de sabre dans la caverne et nous lui avons dit : installe-toi bien confortablement près du feu. Et maintenant nous laissons le représentant garder les enfants pendant que nous sortons.
C'est une situation très dangereuse. Nous avons colonisé nos propres enfants. Comme il ne nous reste plus de peuples à coloniser sur la planète, comme il ne reste plus de gens incapables de faire la distinction entre de la verroterie ou des babioles et des objets de valeur, comme nous n'avons plus personne à qui acheter l'île de Manhattan en la troquant contre quelques perles de verre et des haches, nous en sommes venus à coloniser nos propres enfants. C'est un processus d'auto-colonisation. La vieille truie dévore sa portée." (Amérique, notre histoire, 2006, Actes-Sud, p.126-127)

Commentaires

1. Le jeudi 28 mai 2015, 10:29 par agel senplac
Casati et Simone parlent de colonisation numérique.
Mais est-ce que l'on peut se coloniser soi même? Cela ressemble tout autant à une servitude volontaire. Albert Memmi dans son portrait du colonisé remarque que le colonisé en vient à aimer son statut.

Comment décoloniser ? Cesser de lire sur écrans ? Mais les bibliothèques s'y transfèrent. L'éducation se numérise peu à peu ( c'est un aspect de la réforme du collège qui a été peu discuté). bientôt le vote.
2. Le mercredi 3 juin 2015, 08:44 par Philalethe
Sans doute doit-on aussi utiliser les écrans pour mettre en garde contre eux. 
Quant à l'éducation qui se numérise, elle devra parvenir à développer chez les élèves les plus jeunes une rationalité en mesure de leur permettre plus tard de voir l'Internet comme une immense bibliothèque  ne leur servant que si, avec ou sans lui, ils ont appris à bien raisonner. 
C'est sans doute possible de faire, en tant que professeur et dès le plus jeune âge de l'élève, un usage pédagogique raisonnable de l'écran mais rien n'assure que ce ne sera pas plus difficile par ce moyen-là que par les moyens antérieurs à la naissance de l'Internet, d'arriver au but de l'éducation : former des personnes éclairées et critiques. 
Plus simplement on mesure à quel point l'intégration au cours de philosophie de films n'assure pas du tout du bon usage du film dans la réflexion philosophique, tant est délicat le passage de la narration du scénario du film à une construction conceptuelle en mesure d'éclairer une argumentation ! En fait généralement seuls les élèves déjà armés conceptuellement tirent un profit manifeste de la projection d'un film. Mais il y a comme avec l'Internet une illusion qui procède de l'attrait du nouveau et de la croyance erronée qu'un progrès technologique est nécessairement un progrès dans la connaissance.
3. Le samedi 6 juin 2015, 21:36 par dual informel
Il n'est pas suffisant de souligner la difficulté de l'usage pédagogique d'un support filmique dans un cours de philosophie (ou de n'importe quelle discipline) pour marquer légitimement sa réticence à son égard, encore moins pour y renoncer, car cette difficulté vaut pour tous les moyens, y compris les plus classiques, notamment la projection d’œuvres d'art, la visite de musées, l'audition de concerts, etc., pour nourrir, par exemple, la réflexion sur l'art, la peinture, la sculpture, la musique... Ce que vous dites d'un film «(« seuls les élèves déjà armés conceptuellement tirent un profit manifeste de la projection d'un film ») s'applique également au commentaire de n'importe quelle image ou document iconographique. Le problème n'est donc pas l'introduction de moyens dont la nouveauté même entretiendrait l'illusion qu'on vaincrait par là tous les obstacles. Il revient au professeur d'attirer l'attention sur les objectifs recherchés, les outils conceptuels mis en œuvre à cette occasion, pour bien faire entendre aux élèves que le support utilisé n'est pas l'essentiel, quand bien même on les initie, dans ce cadre, à ce qu'il est convenu d'appeler le langage cinématographique. L'expérience que j'ai de l'usage de films en cours de philosophie (éventuellement avec des intervenants compétents) m'a montré que beaucoup d'élèves qui étaient plutôt muets dans les cours « ordinaires » - et pas obsolètes pour autant - devenaient fort réactifs et diserts au cours de ce genre de séances où chacun était invité à formuler un jugement sur la projection qui ne pouvait évidemment pas se borner à un « j'aime » ou « j'aime pas ». Bref, l'argumentation, dans ce contexte, consiste à justifier un jugement esthétique, à discerner éventuellement les éléments moraux, idéologiques qui peuvent s'y glisser pour prétendument l'étayer. En outre, lorsqu'un élève se risque à proposer une interprétation ou à supposer telle ou telle intention chez l'auteur, il est incité énergiquement à défendre sa cause, ne serait-ce que par les protestations des élèves qui sont en désaccord avec lui. Il n'y a donc aucun obstacle à ce que l'apprentissage de la rigueur logique passe par ce moyen ni aucune raison de montrer plus de perplexité à son égard qu'à d'autres.
4. Le dimanche 7 juin 2015, 09:19 par Philalèthe
Il faut bien distinguer : initier à la philosophie par le cinéma (plus généralement par l'art) et initier à la philosophie du cinéma (de l'art). 
Il va de soi que la seconde tâche implique la connaissance (à un degré qu'on laissera indéterminé) de ce sur quoi on philosophe - passons donc des films en classe si on fait un cours de philosophie du cinéma.
Quant à la première, elle m'apparaît comme le détour qu'on fait pour des raisons pédagogiques parce que l'accès direct à la philosophie, par les mots "abstraits" n'est plus possible pour la plupart. Ce détour peut être fait habilement ou non bien sûr. 
Mais que voudrait dire initier à la philosophie par l'Internet ? En général on se réfère à une présentation ludique, courte, visuelle. Il n'y a plus d'oeuvre d'art, sauf à entendre l'expression dans un sens démagogique et flatteur. Mais n'a-t-on pas les moyens aussi avec notre parole d'amuser, de détendre en vue d'apprendre ? Replacer les élèves à l'école dans un Internet où ils sont du matin au soir est-il le meilleur moyen de leur donner les vertus épistémiques qu'on désapprend en zappant ?
Que l'école véhicule une réflexion sur l'Internet est bien sûr une chose indispensable. Elle aurait à coeur d'expliquer comment faire de lui un usage vertueux épistémiquement.

mercredi 20 mai 2015

Dans Vérité et véracité (2002), Bernard Williams réfléchit aux transformations qu'une population subit au contact des croyances d'une autre. Il défend que ce changement peut être interprété comme " un processus intellectuel d'apprentissage et pas seulement comme le triomphe sociétal d'un style de vie ou d'une organisation sur une autre." Suit alors sans surprise une dénonciation de l'explication relativiste ordinaire d'un tel changement (la population se mettrait à parler comme la population qui l'influence, rien de plus) : " Un relativisme trivial intervient souvent à cet instant, pour dire que ce qu'ils disent est vrai " pour eux " et que ce que nous disons est vrai "pour nous". Si cela veut dire quelque chose, cela constitue une forme d'interprétation, une forme qui, en particulier, comprend leurs affirmations, et les nôtres de telle façon qu'elles n'impliquent pas des explications qui se contrediraient mutuellement (...) Ce style de relativisme se présente souvent, non sans complaisance, comme une garantie de l'égalité des hommes, un refus d'imposer nos conceptions aux autres, mais, en fait, si tant est qu'il fasse quelque chose, il se contente d'imposer une de nos conceptions plutôt qu'une autre. Il déclare forfait avant que le vrai travail de compréhension des ressemblances et des différences entre les hommes soit même entamé." (Gallimard, 2006, p 72-73) Or il existe aussi une conception relativiste de la philosophie : selon elle, par exemple Platon n'aurait pas plus, ou moins, raison que Nietzsche ; chaque philosophie formant une totalité auto-suffisante à juger selon ses propres critères internes de vérité et de cohérence, on pourrait seulement affirmer que c'est dans le cadre de la pensée de Platon, Nietzsche, etc. que p est vrai ou non ou que plusieurs propositions sont logiquement compatibles ou non. Reste que le texte cité, à quelques aménagements près, garde a`mes yeux toute sa force contre cette forme noble de relativisme ou peut-être plus exactement, cette forme vulgaire de relativisme appliquée à un objet noble. Le vrai travail de compréhension commencerait alors quand on chercherait à déterminer dans quelle mesure les philosophes se ressemblent ou diffèrent dans leur connaissance de la réalité. Certes cela donnerait une histoire de la philosophie que certains jugeraient honteuse, étayant leur condamnation sur l'argument suivant : " il n'existe pas de définition neutre philosophiquement de la réalité et pas plus de connaissance neutre de la réalité " et donc concluant que c'est un philosophe embusqué qui nécessairement se cacherait derrière le prétendu historien non-relativiste. En fait ce que je viens d'écrire revient finalement à reconnaître une platitude : que le philosophe relativiste ne peut pas accepter une histoire non relativiste de la philosophie. Bien sûr mais rien à craindre de son verdict : il ne peut pas vouloir faire partager universellement les raisons de son refus sans se mettre en contradiction avec lui-même, histoire bien connue, mais, à première vue, pas encore définitivement assimilée. " Mais assimiler quelque chose définitivement en philosophie, voilà une manière de parler bien scientiste ! " entends-je vociférer. Commentaires 1. Le jeudi 21 mai 2015, 10:45 par dual informel Bonjour, c'est, si je ne m'abuse, exactement le même problème qui se pose à la lecture de Philosophie de l'histoire de la philosophie de Martial Guéroult (ouvrage inachevé paru 3 ans après sa mort, Aubier-Montaigne, 1979). Par exemple, ce passage :« Ils [les systèmes philosophiques] valent, comme ils le prétendent, d’une façon exclusive et absolue, ils sont des vérités totales et non partielles, mais chacun dans sa sphère. Or cette absoluité à l’intérieur d’une sphère propre n’est possible que parce qu’il ne s’agit pas pour chacun d’eux de refléter une réalité qui lui est extérieure, mais de constituer chacun une réalité qui lui est propre et intérieure. » Autrement dit, il n'y a pas de réalité extérieure à laquelle puisse être confronté et jaugé un système philosophique quelconque : le réel étant toujours déjà une image que la pensée s'en forge, l'idée d'une adéquation entre le discours et son objet disparaît d'elle-même. Pour un système philosophique, "avoir une vérité" risque bien de se réduire à "avoir du sens", deux choses fort distinctes, comme chacun l'admettra. Cette discussion, menée par Bouveresse dans le détail, peut être prolongée ici : http://books.openedition.org/cdf/17... 2. Le jeudi 21 mai 2015, 12:48 par Philalèthe Oui, bien sûr ! Merci d'expliciter ce que j'avais effectivement en vue. La citation de Guéroult tombe à point.

Dans Vérité et véracité (2002), Bernard Williams réfléchit aux transformations qu'une population subit au contact des croyances d'une autre. Il défend que ce changement peut être interprété comme " un processus intellectuel d'apprentissage et pas seulement comme le triomphe sociétal d'un style de vie ou d'une organisation sur une autre." Suit alors sans surprise une dénonciation de l'explication relativiste ordinaire d'un tel changement (la population se mettrait à parler comme la population qui l'influence, rien de plus) :
" Un relativisme trivial intervient souvent à cet instant, pour dire que ce qu'ils disent est vrai " pour eux " et que ce que nous disons est vrai "pour nous". Si cela veut dire quelque chose, cela constitue une forme d'interprétation, une forme qui, en particulier, comprend leurs affirmations, et les nôtres de telle façon qu'elles n'impliquent pas des explications qui se contrediraient mutuellement (...) Ce style de relativisme se présente souvent, non sans complaisance, comme une garantie de l'égalité des hommes, un refus d'imposer nos conceptions aux autres, mais, en fait, si tant est qu'il fasse quelque chose, il se contente d'imposer une de nos conceptions plutôt qu'une autre. Il déclare forfait avant que le vrai travail de compréhension des ressemblances et des différences entre les hommes soit même entamé." (Gallimard, 2006, p 72-73)
Or il existe aussi une conception relativiste de la philosophie : selon elle, par exemple Platon n'aurait pas plus, ou moins, raison que Nietzsche ; chaque philosophie formant une totalité auto-suffisante à juger selon ses propres critères internes de vérité et de cohérence, on pourrait seulement affirmer que c'est dans le cadre de la pensée de Platon, Nietzsche, etc. que p est vrai ou non ou que plusieurs propositions sont logiquement compatibles ou non.
Reste que le texte cité, à quelques aménagements près, garde a`mes yeux toute sa force contre cette forme noble de relativisme ou peut-être plus exactement, cette forme vulgaire de relativisme appliquée à un objet noble. Le vrai travail de compréhension commencerait alors quand on chercherait à déterminer dans quelle mesure les philosophes se ressemblent ou diffèrent dans leur connaissance de la réalité.
Certes cela donnerait une histoire de la philosophie que certains jugeraient honteuse, étayant leur condamnation sur l'argument suivant : " il n'existe pas de définition neutre philosophiquement de la réalité et pas plus de connaissance neutre de la réalité " et donc concluant que c'est un philosophe embusqué qui nécessairement se cacherait derrière le prétendu historien non-relativiste.
En fait ce que je viens d'écrire revient finalement à reconnaître une platitude : que le philosophe relativiste ne peut pas accepter une histoire non relativiste de la philosophie. Bien sûr mais rien à craindre de son verdict : il ne peut pas vouloir faire partager universellement les raisons de son refus sans se mettre en contradiction avec lui-même, histoire bien connue, mais, à première vue, pas encore définitivement assimilée.
" Mais assimiler quelque chose définitivement en philosophie, voilà une manière de parler bien scientiste ! " entends-je vociférer.

Commentaires

1. Le jeudi 21 mai 2015, 10:45 par dual informel
Bonjour,
c'est, si je ne m'abuse, exactement le même problème qui se pose à la lecture de Philosophie de l'histoire de la philosophie de Martial Guéroult (ouvrage inachevé paru 3 ans après sa mort, Aubier-Montaigne, 1979). Par exemple, ce passage :« Ils [les systèmes philosophiques] valent, comme ils le prétendent, d’une façon exclusive et absolue, ils sont des vérités totales et non partielles, mais chacun dans sa sphère. Or cette absoluité à l’intérieur d’une sphère propre n’est possible que parce qu’il ne s’agit pas pour chacun d’eux de refléter une réalité qui lui est extérieure, mais de constituer chacun une réalité qui lui est propre et intérieure. » Autrement dit, il n'y a pas de réalité extérieure à laquelle puisse être confronté et jaugé un système philosophique quelconque : le réel étant toujours déjà une image que la pensée s'en forge, l'idée d'une adéquation entre le discours et son objet disparaît d'elle-même. Pour un système philosophique, "avoir une vérité" risque bien de se réduire à "avoir du sens", deux choses fort distinctes, comme chacun l'admettra. Cette discussion, menée par Bouveresse dans le détail, peut être prolongée ici : http://books.openedition.org/cdf/17...
2. Le jeudi 21 mai 2015, 12:48 par Philalèthe
Oui, bien sûr ! Merci d'expliciter ce que j'avais effectivement en vue. La citation de Guéroult tombe à point.

dimanche 17 mai 2015

Au fait !

" Leur langue ne leur sert plus qu'à se tenir au fait." (Karl Kraus, Les cent derniers jours de l'humanité, Acte I, scène 29)

jeudi 14 mai 2015

Épicure jugé par un psychanalyste.

Dans En marge des nuits (2010), Jean-Bertrand Pontalis, qui a alors 86 ans, intitule son cinquième chapitre
Désaccord avec Épicure. Je ne crois pas qu'un épicurien serait troublé par cette critique, mais, quand l'épicurien cessera d'argumenter, impeccablement conforme à l'École, je crains pour lui, s'il n'est plus jeune, qu'en homme ordinaire, sans l'avouer peut-être, il ne reconnaisse la part de vérité des lignes suivantes :
" "L'homme et la mort ne se rencontrent jamais car, quand il vit, elle n'est pas là et, quand elle survient, c'est lui qui n'est plus." Mon ami Jean P. me citait souvent ce propos d'Épicure alors que, j'en avais mille preuves, il ne cessait, guettant l'annonce des morts de ses congénères, de penser à sa propre mort et redoutait d'être  quand elle viendrait le saisir.
Fausse évidence d'Épicure. D'abord parce que, tout au long de la vie et depuis l'enfance, chacun a pu rencontrer la mort de ses proches, qui anticipe la sienne. Ensuite parce que la mort est en nous sous différents masques : affaiblissement ou extinction de tout désir, temps morts, pans entiers de notre existence qui s'effacent, perception angoissante du temps qui passe et alors l'éphémère cesse d'être l'instant de bonheur qu'il lui arrive d'être, il inscrit la fin dans le commencement. Enfin, si je ne puis me représenter mort - contradiction dans les termes -, je peux craindre la maladie incurable, je peux être saisi d'effroi devant la perspective d'une agonie, ce combat perdu d'avance. je n'oublierai jamais celle de N.: ses halètements précipités, sa recherche désespérée du souffle, ce regard vide qui ne voyait plus rien ni personne.
Jean P. avait-il lu La mort d'Ivan Illitch ? Le Doulou de Daudet ? Et Épicure, l'apôtre du plaisir, a-t-il pris plaisir à mourir ? A-t-il connu la douleur d'aimer ?
Notre existence : entre la vie et la mort. Ou, mieux - est-ce ce que voulait dire Lacan ? -, "entre deux morts", le néant d'avant, le néant d'après.
Notre naissance : un accident, un minuscule accident, une intempestive apparition dans l'infini défilé des morts.
Il existe un travail interne de la mort comme il existe un travail, interne, lui aussi des rêves. ils sont antinomiques. Car le rêve est mémoire, résurrection, par bribes, du passé, il nie l'effacement, l'irréversibilité du temps, conjure l'oubli des morts. La mort en nous, elle, effectue un travail de sape, insidieusement destructeur, comme un cancer longtemps silencieux. Elle morcelle, fragmente, délie ce qui, tant bien que mal, formait un ensemble."

Commentaires

1. Le jeudi 25 juin 2015, 12:36 par Maël Goarzin
Cette critique du rapport d’Epicure à la mort est intéressante en ce qu’elle met en évidence deux positions totalement différentes, qui s’éclairent d’autant plus lorsque l’on y confronte la position stoïcienne.
Pour Epicure, dont l’objectif est la tranquillité de l’âme, l’ataraxie ou l’absence de troubles, propose à travers son quadruple remède (tetrapharmakon) de considérer la mort d’un point de vue physique, pour ce qu’elle est, c’est-à-dire cessation de toute sensation, afin de ne plus craindre la mort. Il répond à une crainte en essayant de la supprimer. On voit toute la contradiction avec la démarche psychanalytique, qui, au contraire, fait tous les efforts possibles pour éviter de refouler ce type de craintes. On voit bien dans ce passage, fort intéressant, de Jean-Bertrand Pontalis, qu’il y a une nette volonté de prendre en charge le caractère destructeur et angoissant de la mort.
La position épicurienne et le travail de réflexion sur la sensation et la mort comme privation de sensation pourrait de prime abord ressembler à la réflexion stoïcienne concernant la mort: il faut accepter la mort (la nôtre comme celle des autres) comme quelque chose d’indifférent, qui ne dépend pas de nous, et qui n’est donc ni un bien ni un mal moral. C’est une façon, comme pour Epicure, de mettre la mort à distance pour évacuer la crainte de la mort qui trouble la sérénité de l’âme.
Et pourtant, le stoïcisme ne se contente pas de ce rapport à la mort. La méditation de la mort, qui permet à celui qui pratique cet exercice d’accepter le destin, ou la Providence divine, n’a pas pour but d’évacuer la mort, mais de l’accepter comme un fait, et d’y consentir, peu importe quand et où elle survient.
On a donc trois attitudes très différentes face à la mort, et si ce texte met bien en évidence l’opposition entre épicurisme et psychanalyse, la lecture des textes stoïciens (Epictète et Marc Aurèle par exemple) révèle une troisième attitude possible, qui prend à la fois en compte la crainte de la mort (comme la psychanalyse), mais ne tente pas de l'évacuer (comme l'épicurisme), mais de l'accepter pleinement.
2. Le vendredi 26 juin 2015, 22:00 par Philalethe
Merci beaucoup pour cette intéressante typologie des attitudes possibles face à la mort.
Elle me permet aussi de réaliser qu'un stoïcien n'est pas troublé par la critique de Pontalis mais je crains que, quand le stoïcien cessera d'argumenter, impeccablement conforme à l'École, il ne reconnaisse la vérité des lignes du psychanalyste !
Plaisanterie à part, la croyance selon laquelle la mort n'est pas un mal mais un indifférent est-elle plus et au mieux qu'une croyance tenue pour vraie, voire vraie ? Est-il psychologiquement possible de parvenir à se confronter à la mort dans l'apathie par la médiation de la philosophie et de ses exercices ? Autrement dit, peut-on agir conformément à la croyance en jeu, vraie ou tenue pour vraie ?
Il y a au moins un doute, nourri par exemple par le récit de Montaigne, expliquant que son effort continuel pour devenir indifférent face à sa mort s'avère sans efficacité à l'occasion d'un accident dangereux dont il est victime (une chute de cheval,je crois) ; ce qui le conduit à ne plus méditer sur la mort à venir, jugeant vain un tel effort.
On peut néanmoins éclairer cette situation de manière un peu plus généreuse par la maxime de La Rochefoucauld selon laquelle la philosophie peut quelque chose contre les maux passés et à venir mais rien contre les maux présents. Ce qui reviendrait dans ce cas à reconnaître que le stoïcien pourrait supporter mieux qu'un autre la mort passée des gens auxquels il tenait ou la mort quand elle n'est que lointaine. Mais il échouerait alors face à la situation par rapport à laquelle précisément la croyance dans l'indífférence est jugée indispensable, l'expérience de la mort proche, la sienne ou celle d'autrui.
3. Le samedi 27 juin 2015, 15:11 par Philalèthe
Vous apprécierez peut-être ces lignes de Jean- Bertrand Pontalis tirées de Elles (2007) :
" Il y a quelque temps, j'assistai à une représentation de Phèdre à la Comédie-Française. Un vers de Racine m'est resté en mémoire : " Est-ce un si grand malheur que de cesser de vivre ?".
Ces mots-là, j'aimerais les prononcer à mon tour le jour où... Ce serait ma manière de décevoir la mort, d'amoindrir sa victoire, son triomphe : tu te crois la plus forte, tu crois que tu m'infliges une défaite qui me rend fou de douleur, tu te réjouis d'avance de plonger dans le chagrin ceux que j'aime et qui m'aimaient, et, moi, je te déclare : tu te trompes, tu n'es rien, et, même si je n'y crois qu'à demi et, à dire vrai, pas du tout, je te murmure ces mots, et tu les entends, je le sais : "Est-ce un si grand malheur que de cesser de vivre ?".
Mais tant qu'on vit, ne veut-on pas lui résister ? 
En revanche, résistance ou pas, est-on jamais un seul instant,  quand il s'agit de notre mort, face à son triomphe ? N'est-ce pas aussi le sens de la leçon épicurienne : personne n'est jamais en face de sa mort. 
Vouloir regarder la mort sans baisser les yeux est vain. 
La mort, contrairement à la leçon de  la maxime de La Rochefoucauld, n'est pas le soleil.

mercredi 13 mai 2015

Est-on libre de croire ce qu'on veut ? Une démonstration logique des limites de la logique !

L'Écrivain lui explique qu'en un sens tout ce que nous lisons est en partie inventé.
Même les infos ?
Même les infos.
Même sur Internet ?
Surtout sur Internet.
Et les photos et les vidéos ? Les photos ne mentent pas, man.
Tout ment.
Si tout est mensonge, alors y a rien de vrai.
Tu as tout compris, Kid. À peu près. Ça veut dire qu'on ne peut jamais vraiment connaître la vérité de quoi que ce soit.
Où est-ce que tu as appris ça ? À la fac ?
Ouais. À Brown.
C'est quoi, ça, Brown ?
L'université où je suis allé.
(...)
Le Kid ouvre sa deuxième cannette de bière et dit à l'Écrivain : Si, comme t'as dit, tout est mensonge et qu'il n'y a rien de vrai, alors, que l'histoire du Professeur soit des conneries ou pas n'a aucune importance. C'est bien ce que tu dis ?
Ce que tu crois a de l'importance, par contre. C'est tout ce qu'on a pour agir. Et puisque tu es ce que tu fais, tes actions te définissent. Si tu crois que rien n'est vrai simplement parce que tu ne peux pas prouver logiquement que quelque chose est vrai, tu ne feras rien. Tu ne seras rien. Tu finiras par passer ta vie dans un fauteuil à bascule à regarder l'horizon en attendant une réponse qui ne viendra jamais. Autant être mort. C'est un vieux problème philosophique.
Alors, j'ai un vieux problème philosophique, dit le Kid.
(...)
Tu essayes de penser cette affaire logiquement, mais tu manques trop de rigueur. Et puis, même si tu étais rigoureux, ça ne te servirait pas. Laisse-moi te montrer les limites de la logique. D'abord oublie le bien et le mal. Oublie-les totalement. Et oublie même l'argent. L´Écrivain demande alors au Kid de tout retirer de l'équation, sauf des considérations de logique pure.
Quelle équation ?
Soit l'histoire du Professeur est vraie, X, soit elle est fausse, Y.
Ouah, de quoi tu causes, là ?
Elles ne peuvent pas être vraies toutes les deux, d'accord ? X et Y. Donc, il faut que l'une des deux soit fausse.
Ouais, j'veux bien.
Ce qui signifie que soit X, soit Y est vrai pour P.
C'est quoi ce truc de P ?
Le Professeur.
D'accord. Le Professeur, c'est P.
Bien. Ton problème, si tu t'en remets à la logique, c'est que tu ne peux pas affirmer que X est vrai pour P, ni que Y est vrai pour P. Tout ce que tu peux affirmer, c'est que soit X, soit Y est vrai pour P.
Hé, mec, c'est par là qu'on a commencé. C'est bien le putain de problème.
C'est un problème uniquement si tu t'en remets à la logique. C'est ça, que je veux te montrer. Ce qu'il te faut faire, Kid, c'est laisser tomber la logique, admettre ses limites, arrêter de rien croire et te mettre à croire ! C'est le seul moyen, qui te donnera la liberté d'agir. Sinon, tu seras coincé, pétrifié dans ton incrédulité. Pratiquement mort.
(...)
Ce qu'il sait, pourtant, c'est que si rien n'est vrai, alors rien n'est réel. La logique le lui dit. Et si rien n'est réel, alors rien n'a d'importance. Ce qui signifie qu'on est libre de croire ce qu'on veut." (Russell Banks, Lointain souvenir de la peau, Actes Sud, 2012, p. 503 à 521 passim)

Commentaires

1. Le dimanche 17 mai 2015, 14:35 par dual informel
Ce qui est limité, c'est l'exploitation relativiste des limites de la logique. On joue (l'auteur ou les contraintes de l'intrigue, qui le sait ?) avec l'ambiguïté du mot "vérité"...
Roman remarquable, par ailleurs.
2. Le dimanche 17 mai 2015, 14:47 par Philalethe
Oui, ça va de soi, j'ai hésité à mettre logique entre guillemets mais j'ai finalement jugé que le point d'exclamation final était assez ironique.

mardi 12 mai 2015

Juste croire ou chercher du lourd ?

" Il demande à l'écrivain : Alors, tu crois vraiment à l'histoire du Professeur, c'est ça ?
Absolument.
Mais comment tu sais qu'elle est vraie ? Au lieu de simplement croire qu'elle est vraie ?
Tu veux savoir si j'ai des preuves ? Du genre preuves scientifiques ? Non, bien sûr, je n'en ai pas. Pratiquement rien, dans le comportement humain, ne peut être connu de cette manière. Même notre comportement à nous. Il faut juste choisir ce qu'on croit et agir en conséquence.
Ouais, bon, moi, il faut que je sache si cette histoire est vraie ou pas. Parce que s'il s'agit juste de croire, je peux aller d'un côté comme de l'autre. Et si je vais d'un côté, mon "comportement humain" sera pas le même que si je vais de l'autre et vice versa. Quel que soit le côté où je vais, j'aurai peur que ce ne soit pas le bon côté, et mon comportement humain sera pas bon non plus. On est pas dans un roman ou dans un film, tu comprends, où des conneries de ce genre n'ont aucune importance puisqu' à la fin on sait ce qui s'est réellement passé.
L'Écrivain se met à rire et secoue la tête. Tu vas chercher du lourd, là, Kid. Mais à ta place, je ne m'en ferais pas pour ça. Qu'il se soit suicidé ou que quelqu'un d'autre, connu ou inconnu, l'ait tué, le Professeur est mort et bien mort, Tu as livré son DVD à sa veuve et je suppose que tu as reçu ton paiement qui, d'après ce que je sais par Cat, consiste en une bonne provision de billet de cent dollars. C'est bien ça ?
Ouais, c'est ça.
Donc, que tu croies l'histoire du Professeur ou pas, ta vie demain se déroulera à peu près de la même façon qu'hier. Tu peux vivre là-bas sur ton house-boat comme Huckleberry Finn sur son radeau jusqu'à ce que tu tombes sur quelque chose de mieux. Tout ça, mon p'tit gars, me paraît assez sympa. Je ne vois pas comment ton "comportement humain" sera affecté dans un sens ou dans l'autre par le fait que tu n'as pas de preuve scientifique de la véracité de l'histoire du Professeur. Tout ce qu'il te faut, Kid, c'est croire ! Juste croire !
Non, fait le Kid. Bien sûr, c'est facile à dire, pour toi. T'es un écrivain. Mais pour des gens comme moi, croire des choses, c'est pas si facile. Chaque fois que j'ai cru quelqu'un ou quelque chose, ma vie a été complètement foutue en l'air.
Désolé, Kid. Désolé, désolé. (Russell Banks, Lointain souvenir de la peau, Acte Sud, 2011, p.501-502)