dimanche 22 novembre 2015

La défense cynique de la masturbation : une révision à la hausse d'un élément de la panoplie sexuelle satyrique.


« Il se masturbait constamment en public et disait : « Ah ! si seulement en se frottant aussi le ventre, on pouvait calmer sa faim ! » (VI 69)
L'éloge de la masturbation par Diogène de Sinope va de pair avec une conception de la relation sexuelle comme moyen rapide de satisfaire un besoin naturel. Dans les deux cas, le sage ne fait pas toute une histoire de la sexualité ; il est encore plus loin de justifier l'art de l'amour. Vite fait, bien fait, en somme ! Mais tout cela on le sait déjà.
En revanche je découvre, en lisant Les cités grecques (2015) de Jean-Manuel Roubineau, qu'on peut voir la pratique solitaire du cynique sous un autre jour. Dans le passage consacré à l'étude de la pédérastie comme patronage amoureux, l'historien cherche moins à décrire les pratiques réelles (bien difficiles à connaître) qu'à faire connaître les représentations de ce que doivent être les relations entre l'amant (l'éraste) et l'aimé (l'éromène). C'est dans ce cadre qu'il oppose une sexualité noble à une sexualité que j'appellerais donc ignoble, cette dernière étant attribuée au satyre :
" La masturbation était considérée comme caractéristique des esclaves, et, en contexte iconographique, était prêtée à des personnages grotesques comme les satyres (...) À l'inverse du théâtre comique, l'iconographie de la pédérastie s'emploie à souligner "la noblesse de la relation pédérastique", en adossant les scènes idéalisées de pédérastie aux scènes représentant des comportements sexuels excessifs, déviants : les satyres constituent, de ce point de vue, le parfait contre-modèle de l'idéal pédérastique. les rapports sexuels des satyres ont lieu entre égaux et sous une forme conçue comme dégradante (sodomie, fellation, sexe de groupe ou masturbation). À défaut d'égaux, les satyres copulent avec différentes races animales ou monstrueuses, chevaux, mules, daims, sphinges, ou n'hésitent pas à se soulager en s'aidant d'un col de jarre." (p.288-290)
Faire de la masturbation une pratique cautionnée philosophiquement revient donc à rompre avec la division que la culture grecque a faite entre une sexualité admirable et une autre méprisable. Enlevant tout prix à l'attachement amoureux, le cynisme extrait de l'ensemble des pratiques prohibées par la culture celle qui de toute évidence assure l'autarcie qu'il cherche.
Il ne s'agit pas dans un tel cadre de s'encanailler auprès des prostituées ou de se complaire à une pratique vicieuse. Non, indifférent aux hiérarchies purement conventionnelles et dans une totale indépendance d'esprit par rapport aux croyances collectives, le cynique prélève ce qui, du point de vue de la raison, sert objectivement ses fins éthiques.

vendredi 20 novembre 2015

Antisthène ou comment se conformer à l'ordre établi pour des raisons cyniques.

J'ai déjà consacré plusieurs billets à Antisthène, en particulier à propos de sa conception du plaisir et des femmes. Mais la lecture du livre de Jean-Manuel Roubineau, Les cités grecques (VIème-IIème siècle av. J.C.), essai d'histoire sociale (PUF, 2015) me pousse à éclairer un point particulier. En effet Diogène Laërce dans les Vies et doctrines des philosophes illustres rapporte le fait suivant :
" Ayant vu un jour un homme adultère traîné en justice, il dit : "Malheureux que tu es ! À quel danger tu aurais pu y échapper pour une obole !" (VI, 4)
Or, conduire à préférer la fréquentation d'une prostituée bon marché à la transgression de l'ordre conjugal, c'est la fonction d'une loi légalisant les lieux de prostitution, loi adoptée à Athènes au début du 6ème siècle à l'instigation de Solon. C'est à lui que s'adresse Xénarque, un personnage des Deipnosophistes d'Athénée, dont Jean-Manuel Roubineau cite les lignes suivantes :
" C'est à toi qu'est due une découverte utile à tout le genre humain, Solon, puisque c'est toi, dit-on, qui y pensas le premier, une mesure démocratique et vitale, oui, par Zeus ! (et c'est bien à moi qu'il convient de le dire, Solon). Tu vis que la ville était pleine de jeunes gens, que la nature les contraignait durement, qu'ils avaient des égarements contraires à la morale. Alors tu achetas des femmes et tu les installas dans des endroits où elles fussent à la disposition de tous et toutes prêtes. Elles se tiennent là entièrement nues. Ne te laisse pas tromper. Regarde tout. Tu ne te sens pas bien ? Tu as des envies ? La porte est ouverte, une obole. Précipite-toi. Pas de façons, pas de chichis. On ne se dérobe pas. Tout de suite, comme tu veux, de la manière que tu veux. Tu peux partir. Envoie-la se faire pendre. Tu t'en fiches." (XIII, 569 d-f).
Sous cet éclairage, comment comprendre le conseil d' Antisthène ?
À première vue, il encourage au respect de l'ordre social ; comme l'écrit Roubineau, " Solon met en place un dérivatif aux pulsions des jeunes hommes, qui, non mariés, aux premiers temps de leur carrière sexuelle (...) peinent à discipliner leurs pulsions, et sont susceptibles de nouer des relations sexuelles prohibées avec des jeunes filles à marier ou des femmes mariées, relations qui menaceraient à la fois l'ordre social et le marché matrimonial." (p.58). Mais peut-on attribuer une pensée "conservatrice" à un philosophe cynique ? En fait ce serait, je crois, une erreur. L'homme adultère a ,aux yeux du cynique, fait un détour inutile et dangereux pour satisfaire un besoin naturel qu'il aurait pu soulager par le chemin facile de la relation sexuelle tarifée. Recommander l'usage de la prostituée plutôt que la jouissance de la femme mariée ne procède donc pas de la volonté de respecter l'ordre établi ; il s'agit de réduire au maximum la dépense sociale quand le désir porte à une relation sexuelle.
''Aimer est le grand point, qu’importe la maîtresse ?
Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ?''
On sait en outre que, s'il s'agit d'un simple désir de plaisir sexuel, le cynisme a recommandé un chemin encore plus court et plus économique..

Commentaires

1. Le vendredi 20 novembre 2015, 23:09 par Elias
"Mais peut-on attribuer une pensée "conservatrice" à un philosophe cynique ? En fait ce serait, je crois, une erreur. L'homme adultère a ,aux yeux du cynique, fait un détour inutile et dangereux pour satisfaire un besoin naturel qu'il aurait pu soulager par le chemin facile de la relation sexuelle tarifée."
Soit, le cynique ne souscrit pas à la norme sociale qui condamne l'adultère. Mais invoquer le danger auquel les défenseurs de ces normes exposent le cynique pour justifier qu'il s'y plie, n'est ce pas courir le risque de priver le cynisme de son mordant. Les multiples provocations de Diogène ne l'exposaient-elle pas à des dangers sans nécessité ?
2. Le samedi 21 novembre 2015, 08:21 par Philalethe
Merci de votre remarque car elle permet d'apporter une précision qui en effet manque à ce billet.
Être traîné en justice n'est pas un danger pour le cynique mais pour l'homme ordinaire, à qui Antisthène, se plaçant du point de vue de ce dernier, donne une leçon de cynisme. Du point de vue du philosophe, le détour par la femme mariée est seulement totalement inutile.
Ceci ne veut pas dire que le cynisme n'a pas contesté l'institution du mariage. Tout au contraire il l'a fait radicalement (cf par exemple D.L. VI 72-73 : " Il (Diogène) demandait la communauté des femmes, ne parlant même pas de mariage, mais d'accouplement d'un homme qui a séduit une femme avec une la femme séduite."). Un passage de la République de Zénon est encore plus net : " Ils pensent que les femmes doivent être communes parmi les sages, de sorte que n'importe qui s'unisse à n'importe quelle femme mariée.").
Suzanne Husson à ce propose parle de radicalisation de la position platonicienne exprimée dans la République.
On peut donc comprendre le conseil ainsi : " Ne joue pas le jeu social de l'adultère, n'importe quelle femme venue faisant l'affaire !" Or, dans une cité grecque non cynique, où les femmes sont privatisées par les hommes dans le cadre du foyer, ce qui tient lieu de première femme venue est la moins coûteuse des prostituées.
On peut se demander si dans une cité où le désir sexuel serait satisfait de la manière cynique la prostituée aurait une quelconque fonction. J'en doute.

jeudi 12 novembre 2015

Discours de Diotime à Socrate, aveugle de naissance.

Dans Philosopher ou faire l'amour (2014), Ruwen Ogien présente le problème suivant :
" Si la naissance de l'amour est étroitement liée à la perception de la beauté physique de l'aimé, les aveugles peuvent-ils connaître ce sentiment ? " (p.66).
Le problème ne le retient que quelques lignes mais Ruwen Ogien a le temps de lancer une pique à Platon :
" Les avis sont évidemment partagés.
Si les aveugles sont capables d'aimer comme tout nous incite à le penser, une idée platonicienne tombe d'elle-même : c'est le spectacle de la beauté physique masculine qui déclencherait le mouvement d'ascension spirituelle au cours duquel se construit l'amour véritable. Les platoniciens chercheront probablement un compromis qui respecte l'intuition que les aveugles sont capables d'aimer, sans ôter la place centrale qu'ils donnent au spectacle de la beauté corporelle dans l'éveil de l'amour."
Revenons au Banquet, texte de Platon auquel Ruwen Ogien fait ici allusion, Diotime y détaillant le parcours initiatique qui donne accès à la contemplation de la beauté absolue :
" C'est en prenant son point de départ dans les beautés d'ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s'élever toujours, comme au moyen d'échelons, en passant d'un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n'est autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi." ( 211-bc, éd. Brisson)
Qu'un aveugle puisse juger beau un corps n'est pas douteux, mais le tact, le goût, l'odorat n'étant pas des sens esthétiques, ne reste que l'ouïe. Diotime, s'adressant à Socrate privé de la vue, tiendrait donc le propos suivant concernant le jeune homme aveugle à initier :
" Dans un premier temps, s'il est bien dirigé par celui qui le dirige, il n'aimera qu'une seule voix et alors il enfantera de beaux discours ; puis il constatera que la beauté qui réside en une voix quelconque est soeur de la beauté qui se trouve dans une autre voix, et que, si on s'en tient à la beauté de cette sorte, il serait insensé de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside dans toutes les voix. Une fois que cela sera gravé dans son esprit, il deviendra amoureux de toutes les belles voix et son impérieux amour pour une seule voix se relâchera ; il le dédaignera et le tiendra pour peu de chose. Après quoi c'est la beauté qui se trouve dans les âmes qu'il tiendra pour plus précieuse que celle qui se trouve dans la voix, en sorte que, même si une personne ayant une âme admirable, se trouve ne pas avoir une voix d'un charme éclatant, il se satisfait d'aimer un tel être, etc."
Je ne suis pas platonicien et je n'ai pas non plus fait de compromis : j'ai seulement expliqué à un élève aveugle le discours de Diotime.
On note d'ailleurs que dans cette version hétérodoxe le passage du physique au moral est plus naturel que dans le texte original car c'est aussi la voix par laquelle se manifeste possiblement la beauté de l'âme. Alors que le texte authentique suppose un saut brutal entre le physique vu et le moral compris, lui, en revanche, par le sens de l'ouïe, dans ce texte fantaisiste, il n'y a pas de solution de continuité entre l'amour des personnes dans leur dimension physique et l'amour de ces mêmes personnes dans leur dimension morale, l'ouïe passant seulement de la perception de la valeur musicale de la voix à la compréhension de la valeur éthique de ce que dit la voix.
Certes, c'est une autre paire de manches de parvenir à adapter à l'élève aveugle l'allégorie de la Caverne : il faut distinguer écho d'un son imité, son imité, son d'origine, mais comment conduire du son d'origine à l'origine sonore de tout son, je veux dire, bien sûr à la Forme du Bien ?
Mais, bien avant, quel sera le son qui servira de transition entre le son imité et le son d'origine ? Ce son qui est l'équivalent sonore des ombres et des reflets, auxquels le prisonnier, une fois sorti de la Caverne, doit s'habituer avant de parvenir à percevoir les sons réels et non plus leurs images ? Doit-on encore recourir à la métaphore de l'écho ? Y aurait-il alors deux types d'écho, celui qui renvoie les imitations de sons et un autre qui renverrait les sons objets d'imitation ? Peut-être.
Reste l'énigmatique incarnation sonore du Bien...

mercredi 4 novembre 2015

Dégonflement de métaphores ou le danger des galipettes verbales.

Sénèque dans le De ira mentionne les "ombres de passions", "le prélude des passions", et plus précisément "ce premier choc dont l'âme est ébranlée à la pensée d'une offense". En est affecté même le sage quand, face à une situation, il est contraint contre sa volonté de ressentir une émotion colérique, un premier mouvement d'emportement : Sandrine Alexandre dans Évaluation et contre-pouvoir, portée éthique et politique du jugement de valeur dans le stoïcisme romain (Vrin, 2014) se réfère à ce propos à des "quasi-passions", à des "réactions pré-passionnelles".
Or, je lis dans un passage des Mouettes (1942) de Sándor Márai une description fine de cet état d'impuissance affective dont même le philosophe le plus achevé, selon Sénèque, ne peut faire l'économie ; le personnage vient de voir entrer dans son bureau une jeune femme qui est l'exact portrait d'une autre femme aimée par lui il y a longtemps et qui s'est suicidée :
" Il a l'impression que le sang "envahit son coeur" mais en même temps il sait que ce n'est qu'une hyperbole littéraire, rencontrée dans des livres superficiels. Dans la réalité, ce "torrent de sang" est une impossibilité physiologique. Le sang retourne toujours naturellement vers le coeur mais cet étourdissement n'a rien à voir avec le rythme de la circulation sanguine. On rencontre souvent ce genre de lieu commun sentimental. Je suis pâle, se dit-il encore, et il se redresse, se tenant dans une pénombre protectrice car il ne veut pas que la femme remarque sa pâleur. " (Livre de poche, 2013, p.22)
C'est à travers les métaphores de la passion que le personnage a conscience de l'impact affectif. Or, c'est à ces expressions que s'applique ici le procédé de redescription dégradante : ces mots, loin de décrire au mieux ce qu'il ressent, sont ravalés au rang de stéréotypes de mauvaise littérature. Et par là-même la représentation que le personnage se fait de son propre état redevient exacte et banale. C'est affaire de machine corporelle, et en plus déformée par les clichés ! Mais l'affaire n'est pas si simple, car à ce premier état succède, tout autant contre son gré, une quasi-passion de joie et c'est encore une fois en désamorçant la bombe verbale à travers laquelle il en prend conscience que ce très haut fonctionnaire va parvenir à ne rien manifester :
" À présent, il pense : non, c'en est trop. Et cela le met soudain en joie.
Cette joie foudroyante, nerveuse, exagérée, traverse son corps, comme si une main d'une habileté démoniaque lui avait injecté quelque substance responsable de cette bonne humeur délirante et effrayante qui se répand en fourmillant dans ses membres. Il faut que je fasse très attention, se dit-il, sinon ça va dégénérer. Encore un instant et si ce maudit fourmillement et cette satanée démangeaison quelque part dans mon corps ou mon âme ou dans mes nerfs ne s'arrêtent pas, si je ne fais pas attention, si l'envie ne passe pas, je vais me mettre à rire... Rire ? Non, m'esclaffer, exploser, hurler ! À en frapper la table d'hilarité. À me jeter sur le divan, les poings serrés contre mon ventre, à me tenir les côtes tellement je hennirai ! Ça fera un scandale si je ne maîtrise pas cette compulsion que jamais encore je n'ai expérimentée de ma vie ; un esclandre tel que les employés surgiront de la pièce voisine, appelleront le ministère et les pompiers et m'enverront à l'asile et à la retraite. Dans une seconde, je vais me mettre à rire à pleine gorge, se dit-il ; ces mots-là il ne les aime pas, pense-t-il aussi. Mais ils se présentent à son insu, claironnant leur vulgaire signification avec gaieté et à pleins poumons comme s'ils rentraient enfin à la maison ; les mots se répandent dans son âme, prennent place et font des galipettes dans son cerveau et dans sa bouche ; encore une seconde et il les crachera sous forme de rire, il les crachera devant la jeune femme, sur le tapis, au milieu de la pièce, devant Dieu et le monde."
Ici Sandor Marai est un "un homme intellectuellement fort", expression de Robert Musil se désignant lui-même en tant qu'il se sert de la description de la réalité pour "surprendre des connaissances affectives et des ébranlements intellectuels que l'on ne peut saisir ni de façon générale ni conceptuellement, mais uniquement dans le papillottement des cas particuliers." (À propos des livres de Robert Musil, 1913 in Essais, p.48).

jeudi 29 octobre 2015

"Philosopher" attaché.

Dans Les cercueils de zinc (Christian Bourgois, 1990), Svetlana Alexievitch rapporte le témoignage d'une mère de soldat russe tué en Afghanistan :
" Il aurait pu faire un bon historien. Un savant. Il vivait de livres : " Quel pays merveilleux, la Grèce antique." (...) aux vacances d'hiver, il était allé à Moscou. J'y ai un frère, il est colonel en retraite. Youra lui confia qu'il voulait entrer à la faculté de philosophie de l'université. Mon frère était contre :
- Tu es un gars honnête, Youra. Être philosophe à notre époque, c'est dur : il faut mentir aux autres et à soi-même. Si tu dis la vérité, tu finiras en prison ou dans une maison de fous." (p.52)
Pour mémoire, la fin de l'allégorie platonicienne :
" - Quant à celui qui entreprendrait de les détacher et de les conduire en haut, s'ils avaient le pouvoir de s'emparer de lui de quelque façon et de le tuer, ne le tueraient-ils pas ? " (Flammarion, éd.Brisson, p.1681-1682)

jeudi 22 octobre 2015

Épicure et les expériences de mort imminente

Dans une interview accordée par Michel Bitbol au Journal du CNRS nº 275 en rapport avec son livre La conscience a-t-elle une origine ? (2014), je lis :
" Il semble absurde de prétendre vivre sa propre mort, car, comme l'écrit Épicure, "quand la mort est là, nous ne sommes plus." Mais les expériences de mort imminente manifestent des états d'amplification des ressentis, et de distension extrême du temps vécu, qui invitent à critiquer la chronologie épicurienne, purement extérieure."
Or, je ne comprends pas du tout en quoi l'existence de telles expériences fragilise l'argument épicurien ; au contraire du seul fait qu'on se réfère à des expériences, on consolide l'argument d'Épicure ! En effet, le patient qui, au sortir d'un coma, fait état d'une expérience de mort imminente, n'est par définition pas mort ; après avoir vécu une situation où, comme on dit "le pronostic vital est engagé", il fait un récit rapportant des souvenirs d'images oniriques. Il a failli mourir, n'est pas mort et dit ce qu'il croit avoir vécu ou a vécu dans le moment où il a failli mourir. Il a donc bel et bien eu une expérience de vivant, même si cette expérience est centrée sur l'idée de sa mort (ou plus prudemment, même s'il dit avoir eu une expérience centrée sur l'idée de sa mort). Or, qu'a dit Épicure sinon que la mort est la limite entre la possibilité et l'impossibilité de l'expérience ? Loin d'être extérieure, la chronologie épicurienne est intérieure et donne comme condition nécessaire de la vie intérieure la sensibilité à l'expérience extérieure.
Reprenons : le patient n'est pas mort et n'a pas ressuscité. Il vit ses souvenirs de coma comme des souvenirs d'entrée dans l'autre monde mais soyons voltairiens : il ne suffit pas qu'on croie entrer dans l'autre monde, ou quitter son corps etc. pour que réellement ces choses aient lieu.

Commentaires

1. Le dimanche 25 octobre 2015, 20:31 par escape lang
l'éminent physicien confond en effet l'expérience de la mort et la mort.
" Quand les croq'morts vinrent chez lui,
Quand les croq'morts vinrent chez lui ;
Ils virent qu'c'était un' belle âme,
Comme on n'en fait plus aujourd'hui.
Âme,
Dors, belle âme !
Quand on est mort, c'est pour de bon,
Digue dondaine, digue dondaine,
Quand on est mort, c'est pour de bon,
Digue dondaine, digue dondon !
(Laforgue)
2. Le mercredi 28 octobre 2015, 18:16 par Elias
En effet, ce n'est pas sur l'opposition intérieur / extérieur que Bitbol devrait jouer pour critiquer Epicure mais plutôt sur une opposition entre la mort comme événement et la mort comme processus. Tout le problème étant alors de distinguer ce processus de celui de la vie.
3. Le jeudi 29 octobre 2015, 19:53 par Philalethe
à escape lang : merci pour les vers de Laforgue !
à elias : il semble que la phase de l'agonie correspond à ce processus et est donc déterminable mais qu'il y ait des qualia de l'agonisant n'est en rien nouveau et ne réfute pas plus Épicure. Si on découvrait qu'une personne cliniquement morte a encore des qualia par exemple à cause d'états cérébraux corrélatifs et toujours associés à des expériences vécues, on modifierait la définition de la mort et on déclarerait rétrospectivement que la personne en question n'était en fait pas encore morte. Vu qu'Épicure a défini la mort comme un état matériel ne rendant plus possible l'expérience, il va de soi que par définition on ne peut pas prendre comme objet sa mort...
4. Le vendredi 30 octobre 2015, 18:58 par escape llang
Vous sous estestimez Laforgue. I refute l'idéalislme quantique, sans le savoir.
5. Le vendredi 30 octobre 2015, 19:08 par Philalèthe
Ah le chat !
6. Le samedi 7 novembre 2015, 13:55 par Michel Bitbol
L’argument d’Epicure est correct, mais son sens est plus limité qu’on ne le pense habituellement. Je maintiens qu’il ne vaut qu’à condition d’adopter un point de vue extérieur à l’être qui meurt. De ce point de vue extérieur, on voit un corps qui ne bouge plus, et on essaie de se figurer « ce que c’est d’être » cette entité immobile et inexpressive ; on conclut évidemment qu’il n’a pas d’expérience d’être-mort, qu’il n’y a pas de « qualia » associés à un tel état. Mais si l’on adopte par la pensée le point de vue de la personne qui est en train de mourir (d’un arrêt cardiaque, par exemple), les choses sont bien différentes : cette personne vit un flux d’expérience qui, d’après un certain nombre de récits, aboutit souvent à un sentiment d’uni-totalité et d’éternité. La dernière expérience de la personne est donc, dans ce cas, une expérience de coextensivité avec un temps sans fin. Qu’elle n’ait plus du tout d’expérience ensuite n’a aucune importance, car il n’y a même pas d’«ensuite» de son point de vue. La personne qui se vit unie et éternelle dans ce que nous (de notre point de vue extérieur) considérons comme ses derniers instants, n’a même pas le temps d’examiner de façon critique ce vécu. Elle n’a plus suffisamment de futur objectif devant elle pour évaluer la crédibilité (ou le caractère illusoire) de sa remarquable expérience. Et donc, pour elle, tout se passe comme si elle avait devant elle un horizon illimité, qui n’est autre que la perspective ouverte par son ultime présent.
Voir le chapitre 14 de mon livre "La conscience a-t-elle une origine?"
7. Le dimanche 8 novembre 2015, 10:06 par Philalethe
Merci beaucoup de venir en personne clarifier votre position.
Je m'interroge d'abord sur la possibilité de généraliser à l'homme en train de mourir l'état que nous connaissons seulement à partir des quelques témoignages, nécessairement rares, dont nous disposons.
On pourrait faire l'hypothèse que le sentiment dont vous parlez est spécifique au patient sur le point de mourir et qui par chance n'est pas mort, la récupération d'une certaine normalité jouant alors un rôle causal dans l'expérience du sentiment.
Bien sûr, un tel sentiment ne peut en aucune manière apporter un soutien aux croyances religieuses, on peut aussi se demander s'il est vécu dans toutes les cultures ou s'il est déterminé par l'appartenance à une culture qui développe des idées d'éternité, de totalité, etc.
Enfin, et c'est le coeur de notre échange, même si tout homme vivait ses derniers instants en ressentant ce sentiment, ce fait psychologique n'affaiblirait pas l'argument épicurien qui consiste seulement à soutenir qu'il n'y a pas d'expérience de l'après-mort (cet argument repose aussi, c'est vrai, sur l'idée que le passage de la sensibilité à l'insensibilité est instantané). Qu'il y ait un ressenti dans les derniers instants de la vie devait faire partie des croyances d'Épicure, car c'est une idée commune, ne serait-ce que par l'observation de la souffrance des agonisants. Or cette référence au sentiment dont vous parlez n'est qu'une précision certes inattendue et un peu paradoxale, qu'on apporte à la croyance selon laquelle tant qu'on n'est pas mort, on ressent quelque chose.
Plus, le fait que ce sentiment d'éternité n'est pas associé à de la douleur renforcerait la thèse épicurienne que la mort n'est pas à craindre en doublant l'idée qu'on ne vit pas sa mort de celle que ce qu'on vit avant sa mort n'est pas subjectivement effrayant, tout au contraire.
En tout cas cet échange me donne envie de lire votre ouvrage. Je vous remercie encore une fois de votre participation.

mercredi 21 octobre 2015

Sénèque (52), lettre 11 : le corps n'est pas le sujet de l'esprit.

La onzième lettre à Lucilius est réconfortante car elle traite des faiblesses naturelles et comme elle les présente irrémédiables, elle nous réconcilie avec ce qui en nous refusait à notre désespoir de se conformer au modèle stoïcien.
Voici, dans l'ordre de présentation de Sénèque, ces défauts, ces taches qui ne partent pas, quel que soit le degré de sagesse : le rougissement (rubor), la suée (sudor), le tremblement des genoux (tremunt genua), le claquement des dents (dentes colliduntur), la langue qui fourche (lingua titubat), le pincement des lèvres (labra concurrunt). Mais c'est sur le rougissement que la lettre est centrée : il touche autant le jeune ami de Lucilius, rencontré à l'improviste par Sénèque (subito deprehensus) que des grands hommes (gravissimis viris) comme Sylla, Pompée, Fabianus.
Ces défauts naturels (naturalia vitia) sont la manifestation du pouvoir de la nature (natura vim suam exercet) et avertissent des limites de la sagesse : la nature se rappelle ainsi, même aux plus vigoureux (illo vitio sui robustissimos admonet). Certes ils faiblissent avec le temps et avec le savoir-faire (ars) mais ne disparaissent jamais.
Si Sénèque privilégie le rougissement, c'est sans doute parce qu'il vérifie vraiment bien ce qu'il dit de toutes ces propriétés physiques constitutives, qu'aucun acteur ne peut les produire volontairement. Le sage stoïcien n'est donc pas un homme nouveau ; sans hubris, il se coltine avec un corps qui a sa logique à lui : la sagesse (sapientia) n'a pas d'empire (imperio) sur lui ; Noblot rend bien dans sa traduction les métaphores juridico-politiques qui font du corps une réalité ne pouvant pas être assujettie car elle a sa propre loi :
" sui juris sunt, injussa veniunt, injussa discedunt ", " ils sont autonomes et ce n'est pas sur intimation qu'ils se présentent, qu'ils se retirent."
En somme, " sage rougissant " n'est pas un oxymore. Et il est à remarquer que ces tares handicapent précisément dans la présentation publique de soi-même : suant, bafouillant, rougissant, le sage peut faire mauvaise figure. Sénèque ne croit pas au corps lisse et poli, corrélat de la communication réussie. Mais ces faiblesses ne sont-elles que physiques ?
Pas vraiment, elles manifestent plutôt des propriétés psychologiques : le jeune ami de Lucilius traduit par son rougissement sa verecundia (sa pudeur, son respect, sa modestie) ; Sylla est violentissime (violentissimus) quand il rougit mais Fabianus, lui, exprime par la rougeur de son visage, comme le jeune ami, sa pudor. En tout cas, réserve ou agressivité ne sont en rien des actions, elles sont de l'ordre du premier mouvement que le stoïcisme a toujours reconnu comme la réaction irrationnelle précèdant naturellement la reprise de soi. Nécessaires mais marginales chez le sage, elles font partie de cette part de l'esprit que le stoïcisme n'a jamais prétendu pouvoir supprimer mais sur lequel, après lui avoir laissé sa part, se construit la justesse de la représentation.
Bien sûr "certains ont le sang calme" (quidam lenti sanguinis sunt) mais ce hasard génétique n'est ni suffisant, ni nécessaire pour être stoïcien.
Le stoïcisme est finalement à la portée de tous les sangs.

dimanche 18 octobre 2015

Sénèque (51) lettre 10 : le maître, en Ami jugeant les amis possibles de son ami.


 " Fuge multitudinem " (Sénèque, lettre 10)
On peut lire Sénèque dévotement, ou universitairement. On peut aussi le lire avec amusement. La dixième lettre à Lucilius s'y prête.
Sénèque y reprend le conseil déjà donné dans la lettre 7 : il faut fuir la foule et se retirer en soi-même (recede in te ipse), en ajoutant cependant : " attache-toi à ceux qui te rendront meilleur, ouvre ta porte à ceux que tu as espoir de rendre toi-même meilleurs." (trad. Noblot).
C'est par rapport à cette lettre, de peu antérieure, qu'est notable la radicalisation du conseil donné à Lucilius par Sénèque dès les premières lignes de cette dixième lettre :
" Fuge multitudinem, fuge paucitatem, fuge etiam unum."
Noblot a traduit ainsi : " fuis la foule, fuis les sociétés particulières, fuis même le tête-à tête " ; je préfère traduire, moins librement : " fuis la foule, fuis le petit nombre, fuis même un seul homme."
Sénèque donne alors la raison de cette exclusion de tout interlocuteur :
" Non habeo, cum quo te communicatum velim " ( " je ne connais personne avec qui j'aimerais à te voir en commerce " Noblot). Manifestement Sénèque se place dans la position de l'Ami, je désigne ainsi l'ami en mesure de choisir le meilleur ami possible pour son ami ; quelques lignes plus loin :
" non invenio, cum quo te malim esse quam tecum." ( Noblot : " je cherche en vain avec qui tu serais mieux, à mon gré, qu'avec toi-même ", traduction personnelle : " je ne trouve pas avec qui je préférerais que tu sois plutôt qu'avec toi-même " )
Mais cette élimination de toute relation possible avec un autre ( à part Sénèque, hors-champ, pour ainsi dire ) ne revient pas à instaurer explicitement une relation de dépendance de Lucilius par rapport à Sénèque, car c'est à lui-même, Lucilius, que Sénèque confie Lucilius !
Sénèque oppose alors deux solitudes : la mauvaise, qui enfonce dans leur vice l'ignorant (inprudens), le souffrant (lugens), l'inquiet (timens) et la bonne, qui délivre celui qui est sur la voie de l'amélioration, des défauts des autres, contagieux comme l'a expliqué la lettre 7 dans une réflexion sur les risques d'assister en spectateur à un combat de gladiateurs. Cette bonne solitude est réservé à qui a des potentialités (" je me rappelle les beaux mouvements passionnés - magno animo- qui t'ont inspiré certaines paroles, l'énergie dont elles débordaient - quaedam verba (...) quanti roboris plena -) mais Sénèque reste tout de même lucide et n'est pas assuré de leur actualisation ( " comprends donc quelles espérances je fonde sur toi (...) (l'espérance désigne un bien non assuré) ")
Mais alors Lucilius, seul, ne s'adressera donc à personne ? Si au dieu ! C'est au dieu (j'évite de traduire comme Noblot : " à Dieu ") que Lucilius demandera "bonam mentem" (que Noblot traduit par "sagesse"), "bonam valitudinem animi, deinde tunc corporis" (Noblot : "la santé de l'âme et seulement ensuite celle du corps"). D'un point de vue strictement académique, la liste des trois biens est passablement hétérogène, car les deux premiers dépendent de soi alors que le second est quelque chose que même nos efforts ne peuvent pas assurer, mais Lucilius est un novice et la prière adressée au dieu, à défaut d'être efficace objectivement, peut l'être subjectivement en renforçant le disciple dans sa détermination à devenir stoïcien (la lettre 41 évoquera "cette sagesse (bonam mentem) qu'il serait déraisonnable d'appeler par des voeux (quam stultum est optare), alors que (l'on) peu(t) l'obtenir de (s)oi-même (cum possis a te impetrare)" )
Sénèque finit cette courte lettre par une distinction entre deux types de voeux (vota) : les extrêmement honteux (turpissima) qu'on aimerait pouvoir dire dans "l'oreille de la statue" (''ad aurem simulacri")(lettre 41) et ceux qui sont dignes d'un apprenti, mais bien sûr, comme on vient de le voir, seulement d'un apprenti. Le sage stoïcien, lui, ne prie aucun dieu.

samedi 17 octobre 2015

Sénèque (50), lettre 9 (6) : se sentir heureux, est-ce être heureux ?


Nous nous émerveillons devant certains animaux qui passent indemnes au travers de la flamme. Le sage n'est-il pas une bien plus grande merveille ? Il passe au milieu des épées, des écroulements, des flammes, et il part sans dommage ni perte." (Sénèque, lettre 9)
Dans les dernières lignes de la longue neuvième lettre à Lucilius, consacrée à l'amitié, Sénèque soutient que la condition nécessaire et suffisante du bonheur est de se sentir heureux : " Non est beatus, esse se qui non putat " " n'est pas heureux celui qui ne pense pas l'être " (traduction personnelle)
Aucune situation (status) n'est une condition nécessaire du bonheur car toute situation peut apparaître mauvaise à celui qui s'y trouve.
Sénèque met alors dans la bouche de Lucilius l'objection suivante :
" S'il dit qu'il est heureux, ce possesseur d'une honteuse fortune (ille turpiter dives), ce maître de tant d'esclaves, esclave lui-même de plus de maîtres (ille multorum dominus sed plurium servus), en ferons-nous un heureux sur sa déclaration ? " (trad. Noblot)
Sénèque distingue alors dire (dicere) de penser (sentire, et non plus putare) : " Non quid dicat, sed quid sentiat, refert, nec quid uno die sentiat, sed quid assidue." que Noblot traduit ainsi : " Ce n'est pas ce qu'il peut dire qui importe, mais ce qu'il pense, et non pas la pensée d'un jour, mais celle de tous les instants."
Manifestement Sénèque prévient l'objection suivante qu'il ne formule pourtant pas : " mais le riche en question ne peut-il pas constamment se penser heureux ?". Si c'est possible, la conscience du bonheur n'est pas une condition suffisante du bonheur. À cette objection qui conduirait à reconnaître qu'un homme peut se sentir heureux alors qu'il ne se conduit pas raisonnablement, Sénèque répond :
" Au reste, n'appréhende point qu'un aussi précieux trésor (le latin est plus sobre : res tanta, une si grande chose) passe à un indigne. Le sage seul est satisfait de ce qu'il a. Tout ce qui n'est pas la sagesse est travaillé du dégoût de soi (omnis stultitia laborat fastidio sui)." (trad. Noblot
On note une certaine ressemblance entre cette position stoïcienne et la position que Kant exprime dans la Métaphysique des moeurs :
" (Tout homme) peut sans doute par des plaisirs et des distractions s'étourdir ou s'endormir, mais il ne saurait éviter parfois de revenir à soi ou de se réveiller, dès lors qu'il perçoit la voix terrible (de la conscience). Il est bien possible à l'homme de tomber dans la plus extrême bassesse morale où il ne se soucie plus de cette voix, mais il ne peut éviter de l'entendre."
Le point commun aux deux philosophes est l'idée que, pour connaître sa valeur morale négative, on n'a besoin que de sa conscience, à condition de l'écouter sur la durée. Quant à la valeur morale positive, c'est une autre affaire, Kant jugeant impossible d'être constamment satisfait de soi moralement (" Qu'en est-il de la satisfaction pendant l'existence ? Elle est inaccessible sous le rapport moral (satisfaction de soi-même dans la bonne conduite" Anthropologie), identifiant donc une telle conscience à une illusion et à un obstacle à la moralité (elle-même condition nécessaire et suffisante d'un bonheur possible, à défaut d'être réel le temps de la vie).

dimanche 11 octobre 2015

La vierge Marie et les 72 autres.


À l'école, ce n'est malheureusement plus l'usage d'entrer dans les détails, il suffit de maîtriser "les fondamentaux". En vue de réviser à la hausse la valeur quasi nulle accordée aujourd'hui aux petits riens, voici une note de Richard Dawkins dans The God Delusion (2006) :
" La plus célèbre des erreurs de traduction qui émaillent la Bible est celle dans Isaïe du terme almah désignant en hébreu une jeune femme et traduit en grec par parthenos "vierge". Ce contresens qu'il est facile de faire allait être considérablement amplifié pour donner lieu à la légende grotesque selon laquelle la mère de Jésus était vierge ! Le seul concurrent qui puisse prétendre au titre de champion des contresens de tous les temps concerne aussi les vierges. Ibn Warraq a démontré avec un brio irrésistible que dans la promesse d'accorder soixante-douze vierges à tout martyr musulman, le mot "vierges" aurait dû être traduit par "raisins secs blancs transparents comme le cristal". Si cette erreur avait été mieux connue, combien de victimes innocentes auraient-elles pu être sauvées ? (Ibn Warraq, "Des vierges, quelles vierges ?", Free Inquiry, 26 : 1, 2006, 45-46) " (Pour en finir avec Dieu, p.126)
Ceci dit, j'ai beau soutenir sans réserves les enquêtes libres, je me demande si Richard Dawkins a vraiment raison de se réjouir que dans un hôtel anglais (et non américain, comme je l'ai écrit précédemment), précisément The Mortal Man Hotel (Lake District), la Gideon Bible ait été remplacée par The God Delusion...

Commentaires

1. Le lundi 12 octobre 2015, 15:46 par dual
Il est vraiment peu vraisemblable que cette jubilation, chez Dawkins, de voir la Gideon Bible remplacée par son propre ouvrage dans un hôtel britannique (et non américain) puisse être prise au sérieux, sans quoi ce serait, en effet, pure inconséquence de sa part...
2. Le lundi 12 octobre 2015, 17:49 par Philalèthe
Merci pour la correction géographique !
Ceci dit, faites une petite enquête et vous découvrirez que Dawkins est un athée militant (si, en plus, vous suivez ses tweets, vous ne douterez plus de son activisme).
3. Le lundi 12 octobre 2015, 18:30 par dual
Tout athée militant qu'il est, ce que personne n'ignore, on conçoit mal comment il pourrait se réjouir de voir son livre jouer le même rôle que la Bible, opposé qu'il se montre à toute forme de consolation, jugée mensongère ou illusoire, par quoi il définit le discours religieux, réduction certainement discutable. A moins de considérer comme insincère ou de surface son refus de tout dogmatisme, y compris et avant tout scientifique.
4. Le lundi 12 octobre 2015, 18:43 par Philalèthe
Ce n'est pas parce qu'un livre est mis à la même place qu ' un autre qu ' on attend de lui qu ' il joue le même rôle que le livre remplacé.  Dawkins pense mettre le savoir scientifique à la place de la religion. 
5. Le lundi 12 octobre 2015, 20:11 par dual
Oui, la "place" est une chose, le "rôle" en est une autre. Dawkins approuverait tout à fait.
6. Le lundi 12 octobre 2015, 20:38 par Ariane
Bonjour,
J'avais quant à moi lu cette histoire de raisins sur Wikipédia, dans l'article consacré à Christoph Luxenberg.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Chris...
"Il indique que le mot houri, fréquemment interprété par les commentateurs musulmans comme vierges aux grands yeux (qui serviront le croyant au Paradis ; Coran 44:54, 52:20 ,55:72, 56:22) signifie en réalité raisins blancs [...]. Luxenberg affirme aussi que le passage de la sourate 24 du Coran ordonnant aux femmes de se couvrir, un des textes fondant la doctrine du hijab, leur ordonne en réalité de « serrer leur ceinture autour de leur taille »."
7. Le lundi 12 octobre 2015, 20:44 par Philalèthe
à Dual
C'est qui vous qui avez écrit "on conçoit mal comment il pourrait se réjouir de voir son livre jouer le même rôle que la Bible"
Vous êtes vite agacé quand on vous lit comme vous lisez les autres, avec une attention minutieuse, voire soupçonneuse !
8. Le lundi 12 octobre 2015, 22:08 par dual
Malentendu ?
Je ne vois pas où est l'agacement, mais c'est sans gravité...
La brièveté (souhaitable) des remarques conduit peut-être à un manque de clarté : Dawkins ne pourrait en effet se réjouir de voir son livre jouer le même RÔLE que la Bible, étant donné sa conception de la religion, alors que ce serait le cas s'il en prenait la PLACE.
Si raisins il y avait dans cette affaire, ce n'était pas ceux de la colère...

samedi 26 septembre 2015

Redescription dégradante et pouvoir d'abstraction.

Au coiffeur de Casanova en mesure d'admirer la beauté de la comtesse sans se fixer sur sa verrue et en connaissant exactement les conditions artisanales de la genèse de sa beauté, j'opposerai deux personnages de Kundera, F. qui parle ici et Jean-Marc auquel il s'adresse :
" - Je me vois debout devant toi, continua F., disant quelque chose sur les filles. Tu te rappelles, ça me choquait toujours qu'un beau corps soit une machine à sécrétions ; je t'ai dit que je supportais mal de voir une jeune fille se moucher. Et je te revois : tu t'es arrêté, tu m'as dévisagé et tu m'as dit d'un ton curieusement expérimenté, sincère, ferme : se moucher ? moi, il me suffit de voir comment son oeil clignote, de voir ce mouvement de la paupière sur la cornée, pour que je ressente un dégoût que je peux à peine surmonter." (L'identité, 1997).
F. et Jean-Marc n'ont pas besoin de mobiliser le procédé de redescription dégradante, tant spontanément ils sont enclins à dégrader le corps désirable. Tout au contraire, F., au moins, gêné manifestement par sa sensibilité à la machinerie secrétante des beaux corps, aurait dû s'entraîner à l'abstraction :
" Bien des hommes sont malheureux par manque de ce pouvoir d'abstraction. Le prétendant pourrait faire un bon mariage s'il pouvait seulement fermer les yeux sur une verrue au visage de sa bien-aimée, ou sur un vide dans sa denture. C'est bien une inconvenance particulière de notre faculté d'attention que de se fixer justement , fût-ce de manière involontaire, sur une défectuosité d'autrui, de diriger les regards sur un bouton manquant à la veste ou sur l'absence d'une dent ou sur un défaut coutumier d'élocution, de plonger par là l'autre dans la confusion, mais de gâcher aussi son propre jeu dans ses rapports avec lui. Quand l'essentiel est de bon aloi, c'est agir non seulement avec équité, mais aussi avec un sens avisé que de passer sur les côtés fâcheux d'autrui ou même de l'état momentané de notre propre fortune ; mais cette faculté d'abstraire est une vigueur d'esprit qui ne peut s'acquérir que par la pratique." (Kant, Anthropologie, La Pléiade, p.950)
Fermer les yeux sur une verrue est radicalement différent d'imaginer la matière neutre sur laquelle, comme on dit quelquefois aujourd'hui, survient la beauté. En effet, dans le premier cas, on s'efforce de ne pas voir le réel visible, alors que dans le second on vise à voir le réel invisible à l'aide de l'imagination affermie par la conception .
À propos, quand Marcel Duchamp, désireux de désenchanter l'oeuvre d'art, encourageait à pratiquer le ready-made inversé (prendre un tableau de Rembrandt pour table à repasser), n'était-il pas, à sa manière nihiliste, un héritier de Marc-Aurèle ?
Quant au psychanalyste, il s'est entraîné, lui, à faire abstraction de ce qui dans l'analysé n'est pas défectueux.

vendredi 25 septembre 2015

" Je suis Caligula "



" Caligula manda qu'on transférât de la Grèce à Rome les simulacres des dieux, objets de la dévotion religieuse autant que merveilles de l'art, parmi lesquels le Jupiter Olympien, pour y substituer la tête de ses propres statues." (Suétone, Vies des douze Césars, Livre de Poche, 1990, p.275)

Commentaires

1. Le vendredi 25 septembre 2015, 20:59 par Elias
Malheureux, vous n'avez donc pas compris que les selfies devant la Joconde témoignaient d'une forme de respect et n'avaient rien de narcissique ?
2. Le vendredi 25 septembre 2015, 22:21 par Philalethe
Merci pour l'article !
Mais l'auteur n'a-t-il pas comme préjugé la croyance que le nouveau correspond toujours au meilleur ? 
Signé : le paniqué moral.
3. Le dimanche 27 septembre 2015, 00:12 par Elias
"l'auteur n'a-t-il pas comme préjugé la croyance que le nouveau correspond toujours au meilleur ? "
C'en est même caricatural !
Et l'argumentation n'est pas un modèle de rigueur. La réponse à l'accusation de narcissisme est particulièrement spécieuse.
Le narcissisme est une qualification psychiatrique
or les selfies sont un phénomène social
donc ...
L'auteur semble oublier qu'il y a des usages du terme narcissisme plus larges que l'usage psychiatrique étroit. On peut penser au titre de l'ouvrage de C. Lasch, La culture du narcissisme.
Quant à l'accusation de panique moral, elle ne me semble guère plus pertinente : le phénomène suscite davantage du mépris amusé qu'une quelconque panique morale.
4. Le dimanche 27 septembre 2015, 16:27 par Philalethe
" Nous ne décidons pas une fois pour toutes en entrant en classe de sociologie de laisser nos "valeurs" à la porte. Il ne s'agit pas simplement de prémisses conscientes que nous pouvons abandonner. Elles continuent à influencer notre pensée à un niveau beaucoup plus profond, et c'est seulement un échange ouvert et continu avec ces différents points de vue qui nous aidera à corriger certaines des distorsions qu'elles engendrent" écrit Charles Taylor dans L' âge séculier (2007). 
Le philosophe canadien a pris soin de préciser quelques lignes avant qu'il n'est pas "en train de défendre une idée "post-moderne" selon laquelle nous sommes emprisonnés dans nos propres conceptions et ne pouvons rien faire pour nous convaincre rationnellement."

C'était déjà la thèse de Bourdieu, Chamboredon et Passeron en 1968 dans Le métier de sociologue

mardi 22 septembre 2015

Le coiffeur de Casanova, lucide et admiratif à la fois.

Dans le billet précédent, j'ai une fois de plus traité la question de la redescription dégradante mise en oeuvre par Marc-Aurèle, le stoïcien présupposant que voir une chose sous un aspect dégradant cause la fin de l'attrait exercé par cette chose. Mais est-ce vrai ?
Giuseppe, le coiffeur de Casanova à Bolzano, paraît reconnaître la réalité d'une beauté dont pourtant il connaît et les limites et les conditions de production. C'est du moins ainsi que le présente l'écrivain hongrois Sandor Márai dans La conversation de Bolzano (1940) :
" " La comtesse est-elle belle ? " demanda un jour l'étranger, avec plus de politesse et de détachement que d'intérêt. Le coiffeur se prépara à répondre. Il posa sur le rebord de la cheminée les fers à friser, les ciseaux et le peigne, leva sa main fine, blanche et libertine, avec de longs doigts, comme le curé qui bénit l'assemblée pendant la messe, il s'éclaircit la gorge et, d'une voix d'abord sourde puis chantante, avec des roulades aux inflexions de plus en plus aiguës, il commença : " La comtesse a les yeux noirs. Sur la joue gauche, près de son menton duveteux où se creuse une fossette, elle a une minuscule verrue que le pharmacien a déjà brûlée à l'acide sulfurique, mais qui a tout de même fini par repousser. La comtesse masque sa verrue avec une mouche." Il raconta tout cela, et d'autres détails encore, comme s'il récitait une leçon. Il parlait avec objectivité, comme un rapin qui rend compte des qualités et des faiblesses d'un chef-d'oeuvre, avec cette froide objectivité qui, dans sa bouche, correspondait à la plus haute admiration, une admiration plus forte et plus fervente que l'enthousiasme. Parce que Giuseppe voyait la comtesse tous les jours, avant le petit et le grand lever, au moment où les soubrettes brûlaient le duvet de ses jambes à l'aide de coquilles de noix chauffées, puis faisaient reluire les ongles de ses orteils avec du sirop, enduisaient d'huile son noble corps et parfumaient de vapeur d'ambre ses cheveux avant de les peigner. " La comtesse est belle !" dit-il sévèrement (...)" ( Le Livre de Poche, p.119-120 )

Commentaires

1. Le mardi 22 septembre 2015, 20:32 par Dual
Et si le coiffeur en question voulait signifier par là que cette beauté est son œuvre à lui, comme elle est celle des soubrettes ?
La description préalable des outils du métier posés sur la cheminée n'est pas anodine...
Ou alors il faut imaginer un Héraclite d'aujourd'hui qui dirait : "il y aussi des dieux dans la machinerie corporelle"
2. Le mardi 22 septembre 2015, 22:00 par Philalethe
Ah vous préférez transformer un mystère en une médiocre affaire d'amour-propre. Mais rien dans les pages qui précèdent ne suggèrent que cette interprétation est la bonne...
Je ne sais pas si la solution héraclitéenne est meilleure, qui consiste à diviniser le réel dans ses recoins les plus sales.
Le coiffeur, que je rêve ici en porte-parole anti-stoïcien plus que je ne le prends pour le personnage de Márai qu'il est, me semble envier la toge prétexte tout en sachant qu'elle n'est que laine teinte.
3. Le mercredi 23 septembre 2015, 14:23 par Dual
Qu'importe la médiocrité de l'amour-propre, si le résultat est convaincant grâce à la maîtrise du métier ? D'autant qu'un Casanova ne faisait pas le difficile pour démêler beauté naturelle et beauté factice.
Quant à la phrase d'Héraclite, une interprétation possible en est qu'il faut peut-être réviser la perception immédiate de choses que nous jugeons hâtivement sales ou répugnantes. Pourquoi faudrait-il se défendre contre la séduction de certaines apparences et accepter la répulsion (tout aussi irréfléchie) que d'autres suscitent en nous ?
4. Le mercredi 23 septembre 2015, 19:03 par Philalethe
Je n'ai jamais soutenu que la référence à l'amour-propre du coiffeur est incompatible avec la beauté objective de la coiffure ! Je suis juste sûr que si en disant que la comtesse est belle, Giuseppe se fait un compliment à lui-même, on ne peut plus lui attribuer la froide objectivité qui reconnaît à la fois la beauté, ses limites, et ses conditions de production, ce que fait le texte de Márai.
Quant à attribuer un côté attirant au dégoûtant, cela revient à nier le problème que poserait le fait psychologique hypothétique de la reconnaissance simultanée du beau et du non-attirant dans le même objet. Le présupposé du procédé de redescription dégradante est qu'on ne peut être attiré que par quelque chose dont on n'a pas les aspects dégoûtants à l'esprit et que la prise en compte de ces aspects supprime nécessairement l'attraction.
5. Le mercredi 23 septembre 2015, 21:31 par Dual
Si vous voulez le dernier mot sur le présent sujet, je vous le laisse volontiers, mais pas toutefois sans ajouter que je n'ai jamais prétendu attribuer un « côté attirant au dégoûtant »(où voyez-vous cela ?). Je ne vois pas non plus la nécessité de répondre sur le premier point qui ne correspond en rien au commentaire que j'ai proposé de vos propos.
Ce que j'observe c'est que, dans votre dernière réponse, vous vous préoccupez apparemment du sens de l'extrait au plus près du contexte, alors qu'auparavant, vous « rêviez » son coiffeur en « porte-parole antistoïcien » plus que vous ne preniez le personnage pour « ce qu'il est » chez Marai. Mais laissons cela.
Concernant maintenant la « froide objectivité » prétendue du portait de la comtesse et de sa beauté, ce qui rend vraiment perplexe est le choix du mot « rapin » qui donne une tout autre teneur aux propos dudit coiffeur et limite sérieusement, du point de vue du narrateur et donc du lecteur, le degré de « lucidité » qu'on peut raisonnablement lui prêter.
Merci pour cet échange !
6. Le mercredi 23 septembre 2015, 22:35 par Philalethe
Excusez-moi si je vous ai mal compris mais ne vous énervez donc pas... Professeur, vous devez avoir raison de me reprendre...
J'ai juste voulu donner à mon rêve toutes les chances de devenir réalité, oubliant que je devais me contenter de le voir comme strictement imaginaire... passant sans cohérence de la fantaisie à la rigueur et vice-versa... Heureusement, désigné par le destin, vous êtes venu me rappeler au principe de réalité textuelle, moi la victime du principe de plaisir interprétatif...
Mais est-ce si grave d'avoir parlé dans ce salon blagueur d'un coiffeur comme on parle ordinairement chez les coiffeurs ?
7. Le jeudi 24 septembre 2015, 05:07 par calep gapens
Je signale , dans le même ordre d'effet,
le poème de Swift, The Lady's dressing room, où apparaissent les vers célèbres:
Oh! Celia, Celia, Celia shits!
8. Le jeudi 24 septembre 2015, 09:33 par Dual
De Celia à Albertine, ou encore de la verrue aux gros grains, le non moins célèbre :
"D'abord, au fur et à mesure que ma bouche commença à s'approcher des joues que mes regards lui avaient proposé d'embrasser, ceux-ci se déplaçant virent des joues nouvelles ; le cou, aperçu de plus près et comme à la loupe, montra, dans ses gros grains, une robustesse qui modifia le caractère de la figure. Les dernières applications de la photographie […] je ne vois que cela qui puisse, autant que le baiser, faire surgir de ce que nous croyions une chose à aspect défini, les cent autres choses qu'elle est tout aussi bien, puisque chacune est relative à une perspective non moins légitime. […] Comme si, en accélérant prodigieusement la rapidité des changements de perspective et des changements de coloration que nous offre une personne dans nos diverses rencontres avec elle, j'avais voulu les faire tenir toutes en quelques secondes pour recréer expérimentalement le phénomène qui diversifie l'individualité des êtres et tirer les unes des autres, comme d'un étui, toutes les possibilités qu'il renferme – dans ce court trajet de mes lèvres vers sa joue, c'est dix Albertine que je vis." Le côté de Guermantes.
9. Le jeudi 24 septembre 2015, 16:10 par Philalethe
@ calep gapens
Merci !
Ce poème va dans le sens de  la croyance stoïcienne dans l'efficacité du procédé de redescription dégradante, efficacité extrême dans ce cas puisque les aspects dégoûtants de la "haughty" Goddess Celia sont dans l'esprit de Strephon associés après son exploration des coulisses à n'importe quelle femme. C'est un point que Marc-Aurèle laisse dans l'ombre : l'apprenti sage doit-il redécrire négativement chaque exemplaire pour échapper à la tentation ou bien la redescription d'un exemplaire vaut-elle pour le type tout entier (" l'odeur d'un coquillage putréfié suffit pour accuser toute la mer " écrit Jules Renard dans son Journal en 1887 ) ? Je penche pour la deuxième hypothèse...
À noter cependant que Strephon, lui, a l'expérience sensorielle directe du dégoûtant alors que Marc-Aurèle compte seulement sur la représentation intellectuelle de ce dernier. Il lui en demande peut-être trop car l'expérience directe des aspects cachés doit avoir un pouvoir sur l'esprit que n'a pas la simple imagination de ceux-ci, encore moins leur simple conception. En fait il s'agit non d'une redescription dégradante que d'une découverte dégradante, le point commun reste le côté volontaire des deux.
Jules Renard a multiplié les redescriptions dégradantes, dès les premières pages du Journal (il a 23 ans), on lit par exemple " appelons la femme un bel animal sans fourrure dont la peau est très recherchée " ; manifestement il se sert du procédé pour prendre ses distances : " quand il voyait une jolie femme au teint animé par une course, embellie par une agitation quelconque, il ne manquait pas de se dire qu'en ce moment même elle devait avoir le derrière suant, et cela l'en dégoûtait tout de suite" (4 mars 1890).
On peut se demander si l'habitude de redécrire ainsi les femmes n'engendre pas le vice de la misogynie !
D'où un problème : quel est le juste milieu dans l'usage de la redescription dégradante !? 
10. Le jeudi 24 septembre 2015, 16:52 par Philalethe
à Dual
Merci !
Dans ces lignes de Proust il s'agit à mes yeux non de redescription dégradante mais de redescription amplificatrice.
11. Le jeudi 24 septembre 2015, 18:46 par Dual
Très juste !
Mais comparés à l'activité excrétoire de Célia,
la verrue et le duvet de la comtesse, dans le discours du coiffeur, ne relèvent-ils pas de ce même "effet de loupe" ? Auquel cas il ne s'agit pas non plus, chez Marai, d'une redescription dégradante caractéristique...
Avouez que l'élan du désir, dans l'exemple de Proust, est susceptible d'être quelque peu désappointé par la rencontre inattendue de la ..."robustesse". Dé-féminisation inopinée de la partenaire qui n'équivaut pas, nous en sommes d'accord, à une dégradation...
12. Le jeudi 24 septembre 2015, 21:48 par Philalethe
En fait ce qui a retenu mon attention dans le texte de Márai est moins la verrue que la référence aux conditions matérielles rendant possible la beauté ; en effet avant de lire le livre de Sandrine Alexandre et d'y trouver donc l'expression "procédé de redescription dégradante", je préférais voir cette manière de parler des choses comme une mise en relief de la dimension matérielle, physique des choses en-deça de la valeur qu'elles reçoivent ; j'étais donc porté à soutenir que Marc-Aurèle faisait voir ce que sont vraiment les choses, leur essence au fond ; en effet le plat de poisson est vraiment "le cadavre d'un poisson" ; la robe prétexte n'est vraiment rien de plus que "poil de brebis trempé dans le sang d'un coquillage" ; il s'agissait donc à mes yeux moins de dégradation que de matérialisation. En fait ce procédé ne dégrade la chose que du point de vue de celui qui abusivement la surévalue. Sinon, pour qui est éclairé, il la perce à jour plus qu'il ne la rabaisse, il la passe aux rayons x pour ainsi dire.
Ces précisions vous permettent peut-être de mieux comprendre pourquoi de manière un peu bizarre en effet je présente une mise en relief de la genèse matérielle de la beauté sous le titre " procédé de redescription dégradante", que je reprends donc avec quelques réserves en fait.
Quant à votre remarque sur Proust, je vous accorde à ce propos qu'on peut parler de redescription amplificatrice virtuellement dégradante :-), procédé qu'on trouve chez Spinoza dans une lettre à Hugo Boxel : "la plus belle main, vue au microscope, doit paraître horrible"