samedi 23 janvier 2016

Philosopher sous l'Occupation (4) : il faut lire Élie Rabier !

Élie Rabier, mort en 1932, n'a pas philosophé sous l'Occupation mais sans le vouloir il a fait philosopher les candidats nancéiens au bac 1943 à travers son mot. Ce mot a été tiré du Discours prononcé le 2 août 1886 à l'occasion de la distribution des prix du Concours Général.
Mais qui était donc Élie Rabier, bien oublié aujourd'hui ? Un article très précis de Yves Verneuil dans la revue Histoire de l'éducation me renseigne bien utilement.
Julien Benda a beau l'avoir durement classé dans La jeunesse d'un clerc (1936) parmi les « beaux parleurs dont (il) sentai(t) durement le néant », il semble plus intéressant que ce jugement sévère ne le laisse penser.
Élie Rabier a un parcours exemplaire : ancien élève de l' ENS, agrégé, il est reconnu par tous comme un professeur de lycée exceptionnel : à 43 ans, il est nommé directeur de l'enseignement secondaire, poste qu'il occupera jusqu'en 1907. Ce haut fonctionnaire, animé de convictions spiritualistes, a écrit dans l'Encyclopédie des sciences religieuses deux articles, l'un hostile au matérialisme et un autre, consacré au positivisme, en faveur des miracles.
Mais son opus magnum, ce sont les Leçons de philosophie, publiées en 1884 alors qu'il était professeur au lycée Charlemagne à Paris et rééditées jusqu'en 1912.
L'argumentation de Rabier frappe immédiatement par sa clarté, sa précision, sa rigueur : aussi y abondent des textes bien meilleurs que celui choisi pour le bac 43. Mieux, certains passages restent utiles et éclairants pour les bacheliers d'aujourd'hui, par exemple ces lignes nettes sur les différences entres les états cérébraux et les états mentaux :
Distinction des faits physiologiques et des faits psychologiques : On l'a quelquefois contestée. Plus d'un savant a prétendu absorber la psychologie dans la physiologie. En effet, la physiologie est l'étude des fonctions des organes : de la circulation, fonction du coeur et des autres vaisseaux sanguins ; de la respiration, fonction des poumons ; de la digestion, fonction de l'estomac, etc. Mais que sont la pensée, le sentiment, la volonté sinon des fonctions du cerveau ? La psychologie, ou étude des fonctions du cerveau, n'est donc qu'un chapitre de la physiologie ou étude des fonctions en général.
Cette assimilation entre les faits spirituels ou fonctions de la vie mora!e, et !es faits organiques ou fonctions de la vie physique est inexacte. Car entre ces deux ordres de fonctions ou de faits il existe à plusieurs égards une opposition radicale.
Opposition de nature : les uns sont, et les autres ne sont pas des mouvements des organes. Ces fonctions diffèrent d'abord par leur nature même, Les fonctions organiques sont purement et simplement des mouvements de l'organe et d'une matière sur laquelle il agit. La digestion, la circulation, sont complètement connues et définies, dès qu'on connaît !es mouvements de l'estomac et de la matière digérée, les mouvements des vaisseaux sanguins et du sang. En dehors de ces mouvements, il ne reste plus rien à connaître (sinon d'autres mouvements des organes voisins, comme les nerfs, etc.), pour avoir la science complète de ces fonctions. Considérons maintenant la pensée ou le sentiment. Sans doute la pensée a dans le cerveau quelques-unes de ses conditions. Nous dirons, si l'on y tient, toutes ses conditions, sauf à retirer plus tard, s'il y a lieu, cette concession. Toujours est-il que la pensée n'est pas une fonction du cerveau, au même sens que ce mot fonction avait tout à l'heure. Tout à l'heure fonction signifiait mouvement : la pensée est-elle un mouvement ? Un matérialiste peut bien dire, avec quelque apparence de raison, que la pensée est un effet, une résultante des mouvements cérébraux. Mais il ne peut dire sans absurdité manifeste que la pensée est un mouvement du cerveau. Soit en effet, un mouvement quel qu'il soit, rectiligne, curviligne, en spirale dextre ou senestre: qu'est-ce que l'analyse la plus minutieuse peut saisir de commun entre ce mouvement et une pensée si humble, si pauvre qu'elle soit, fût-ce une simple sensation, comme la sensation d'amertume, ou la sensation du bleu ? Un mouvement n'est jamais, en somme, que le transport d'un morceau de matière d'un lieu dans un autre : quel rapport de ressemblance y a-t-il entre ce fait et la conscience du bleu? Loin d'être identiques, ces deux faits sont aussi distincts que deux faits peuvent l'être; et, comme dit M. Taine, " l'analyse, au lieu de combler l'intervalle qui les sépare, semble l'élargir à l'infini."
Les uns sont, les autres ne sont pas inhérents aux organes. Mais si la pensée n'est pas un mouvement, il n'est donc pas vrai qu'elle soit inhérente à l'organe cérébral, qu'elle soit cet organe même dans un certain état. Il n'est pas vrai non plus, par conséquent, qu'une connaissance complète du cerveau en mouvement nous donnerait une connaissance complète de cette prétendue fonction. Loin de là, on peut supposer tous les mouvements du cerveau connus et définis aussi bien que ceux des planètes ou ceux d'une machine peuvent l'être, on n'aura pas encore l'idée, même la plus vague, de la prétendue fonction du cerveau, la pensée. La science absolue de ces mouvements, telle que Dieu lui-même peut la posséder, ne nous ferait pas même soupçonner, si nous ne savions pas d'ailleurs, par la conscience,le simple fait de l'existence de la pensée. C'est ainsi que, si l'animal éprouve certaines sensations d'une autre espèce que les nôtres, la science la plus parfaite de ce qui se passe dans son cerveau ne nous fera jamais connaître la nature de ces sensations. C'est ainsi encore que la science la plus parfaite des fonctions de l'appareil de l'ouïe, ou de l'appareil de la vue ne saurait donner au sourd, l'idée du son, à l'aveugle l'idée de la couleur.
Par conséquent, que l'on dise que les mouvements du cerveau, phénomènes antécédents ou concomitants de la pensée, sont une fonction du cerveau, au même titre et dans le même sens que la digestion est une fonction de l'estomac, rien de plus juste. Mais prétendre que la pensée elle-même, qui est radicalement distincte de tous ces mouvements, n'est, comme ces mouvements eux-mêmes qu'une fonction du cerveau, au même titre et dans le même sens que la digestion est une fonction de l'estomac, c'est désigner par un même mot deux rapports absolument différents.
Par suite, les uns peuvent se localiser et non pas les autres. Cette opposition absolue de nature entraîne deux autres différences entre les faits ou fonctions organiques et les faits ou fonctions psychologiques. Les faits organiques étant des mouvements de certaines masses matérielles, occupent dans le corps certaines places que l'on peut assigner. On peut donc les localiser : on localise la circulation du sang, la sécrétion de la bile, etc. Au contraire, les faits psychologiques, n'étant pas inhérents à la matière même, n'ont aucune étendue, par suite ils ne sauraient occuper aucune portion de l'espace : ils ne sont, à parler rigoureusement, nulle part. On parle, il est vrai, de la localisation dans l'encéphale de diverses fonctions psychologiques. Ainsi Broca a localisé la fonction du langage dans la troisième circonvolution frontale de l'hémisphère gauche du cerveau. Mais dans quel sens faut-il l'entendre? Ce qu'on a localisé, ou qui peut l'être, ce sont les actions physiologiques qui sont la condition des fonctions spirituelles, mais non ces fonctions spirituelles elles-mêmes. On peut scruter tant qu'on voudra les circonvolutions, on n'y rencontrera jamais la pensée d'un mot. Admettons qu'on y découvre quelque jour les mots imprimés comme ils peuvent l'être sur de la cire : qu'a de commun cette représentation matérielle du mot avec la conscience psychologique du mot ? Le cerveau, d'après quelques savants, serait comme une sorte de magasin de clichés photographiques. Soit : mais, entre ces clichés et la pensée, la différence est tout aussi grande qu'entre les objets extérieurs eux-mêmes et la pensée. Il ne suffit pas que des phénomènes matériels aient lieu sous la boîte crânienne pour devenir pensée. Donc tout ce qui est condition physique de la pensée et de la conscience peut se localiser ; la pensée et la conscience ne se localiseront jamais.
Par suite encore les uns peuvent se mesurer et non pas les autres. En outre, les faits physiologiques étant des mouvements de la matière étendue, sont, par suite, en eux-mêmes et directement, mesurables, puisque l'étendue est chose qui se mesure. Ils commencent en un point, ils finissent en un autre point dont la distance au premier peut être assignée. On peut mesurer les mouvements des bras qui gesticulent et des jambes qui marchent ; on peut mesurer de même, avec plus ou moins de difficulté, les mouvements de la langue, du cœur, de l'estomac. On conçoit aussi qu'un être qui aurait des organes des sens assez subtils et des instruments assez précis, pourrait mesurer l' amplitude des vibrations cérébrales qui correspondent, par exemple, au sentiment amour, ou au sentiment haine. Mais puisque les faits de conscience n'ont aucune étendue, et que l'étendue est la seule chose qui se mesure directement, les faits de conscience ne peuvent être directement mesurés."
À mes yeux, ces lignes peuvent encore aujourd'hui faire réfléchir aux limites d'un matérialisme grossier. Certes tout ce que Rabier a écrit n'a pas si bien vieilli. Si on veut faire sourire les élèves français et justifier aux États-Unis la référence au warning triggers, qu'on donne à lire ces lignes qui fleurent mauvais la colonisation :
" Qui pourrait soutenir que toutes les fonctions spirituelles, cette raison capable de connaître les lois éternelles des nombres et des figures, et de s'élever jusqu'à l'infini, cette imagination qui peut créer les chefs-d'oeuvre de l'art, cette puissance d'aimer qui, éprise d'enthousiasme pour le vrai, le beau et le bien, peut inspirer tous les dévouements et tous les sacrifices, cette volonté enfin qui peut réaliser en nous ce qu'il y a de plus grand au monde, le bien moral, ne doivent se proposer d'autre but que de pourvoir aux nécessités du corps?
L'homme qui se serait oublié à ce point pourrait recevoir des leçons, même des peuplades les plus barbares, même des animaux. Le sauvage misérable, dès qu'il s'est péniblement affranchi de la tyrannie du besoin et qu'il a un moment à lui, se plaît au chant, à la danse, à l'ornementation,à la parure; c'est le premier bégaiement de l'art et le premier essai d'une vie supérieure."
Que les "primitifs" parviennent au mieux à bégayer, c'est dur à digérer, en revanche les lignes qui suivent sur les animaux sont plutôt dans l'air de notre temps, discrètement certes :
"Chez les animaux eux-mêmes, du moins chez les animaux supérieurs, certaines fonctions semblent se détacher de la vie purement corporelle. Quelques-uns se montrent sensibles à l'éclat des couleurs, à la douceur des sens. Il en est qui se plaisent à jouer entre eux, et qui exécutent, comme nos enfants, de véritables drames. Or, le jeu, c'est déjà l'annonce de l' affranchissement et le prélude à la vie libre de l'esprit. " Malheur, a dit Schiller, à l'être qui ne joue pas et que le souci de sa conservation absorbe tout entier !"
Donc ne vous oubliez pas, lisez Rabier !

Commentaires

1. Le samedi 23 janvier 2016, 21:13 par Elias
"C'est ainsi que, si l'animal éprouve, certaines sensations d'une autre espèce que les nôtres, la science la plus parfaite de ce qui se passe dans son cerveau ne nous fera jamais connaître la nature de ces sensations. C'est ainsi encore que la science la plus parfaite des fonctions de l'appareil de l'ouïe, ou de l'appareil de la vue ne saurait donner au sourd, l'idée du son, à l'aveugle l'idée de la couleur."
What is it like to be a bat ?
2. Le samedi 23 janvier 2016, 22:06 par Philalèthe
Oui, j'ai pensé la même chose.
Rabier se réfère aussi aux qualia...
3. Le dimanche 24 janvier 2016, 11:09 par Françoisloth
Merci pour ces extraits qui questionnent, effectivement, ce qui plus tard sera appelé « la théorie de l’identité de l’esprit et du cerveau ». Les propriétés physiques du cerveau, intuitivement, ne nous apparaissent pas comme des propriétés de la pensée mais la corrélation systématique entre les deux familles de propriétés est troublante. Rabier refuse que la pensée soit réduite à une fonction biologique et use d’observations (non-localisation, mesure inaccessible en troisième personne, etc.) que renieraient pas les antiréductionnistes d’aujourd’hui. L’intuition qui nous incline à supposer une distinction entre le « mental » et le « physique » se conjugue manifestement à toutes les étapes des avancées de la science. On a l’impression que ce n’est pas tant le matérialisme de l’espace des connaissances scientifiques qui depuis Galilée avance avec ses mathématiques et ses appareils de mesure et nourrit cette propension au dualisme, qu’une sorte d’inaptitude philosophique à se doter d’une métaphysique qui nous fasse comprendre la posture de l’identité de l’esprit et du cerveau que nous prescrit, en sous-main, la science. Oui - il a raison Ravier - l’esprit n’est pas une propriété que l’on peut ranger et mesurer sous la catégorie « physique » mais si l’on soutient que l’esprit est une réalité, comme semble le faire aussi Ravier, alors soit c’est une propriété émergente et il nous faut expliquer le saut qui se produit entre le physique et le mental, soit le phénomène de la pensée, en particulier le fameux « what it is like » qu’évoque Elias est aussi réel et concret que ce que peut mesurer la science physique.
Fichtre ! Lire Ravier et envisager le panpsychisme…
4. Le dimanche 24 janvier 2016, 19:01 par calsen glap
Je possède la Logique, de Rabier ( achetée pour 5 euros) qui est assez bonne, nourrie de Bain, de Mill et d'Hamilton. Si j'avais eu un tel cours en terminale ! Benda l'a eu comme professeur à Charlemagne, vers 1880. Il ne jurait alors que par les mathématiques.
Les textes que vous citez font penser à Taine, de l'intelligence, qui démarque lui-même Mill et Bain.
l'article de Verneuil dit qu'il avait une allure de "Sarrazin" et était protestant. Bel exemple d'intégration républicaine à retenir. Donnons aux banlieues à lire Rabier.
5. Le mardi 26 janvier 2016, 12:06 par Philalethe
à François Loth : merci pour le commentaire.
Il semble que Rabier ait une position dualiste interactionniste :
" la liaison des deux espèces de phénomènes n'est pas moins certaine que leur distinction. Les deux vies qui s'écoulent parallèlement en nous semblent communiquer par des canaux secrets qui les font se maintenir toujours au même niveau. C'est souvent dans la vie consciente que le physiologiste trouvera les causes des changements organiques (mouvements de locomotion, mouvements d'expression, certains cas de maladies, etc.). C'est souvent dans la vie organique que le psychologue trouvera les raisons des phénomènes psychologiques (mémoire et maladie de la mémoire, perception des sens, passion, rêve, hallucination, folie, etc.)"
C'est amusant de voir qu'il utilise l'opposition cause / raison à l'envers de l'usage le plus courant aujourd'hui.
6. Le mardi 26 janvier 2016, 19:31 par Philalethe
à calsen glap : j'avoue que quand je compare les textes de Rabier aux manuels de philosophie contemporains à destination du secondaire je suis impressionné et un peu honteux pour eux. Ça allait avec le fait aussi que les professeurs demandaient plus aux élèves d'apprendre que de penser par eux-mêmes.
Le Cuvillier était aussi quelque chose.
Je ne savais pas que Benda avait eu Rabier comme professeur. Merci pour ces connaissances.

vendredi 22 janvier 2016

Philosopher sous l'Occupation (3)

Au bac 1943, peu de citations sont données à commenter. Mais, Pétain à part, quels sont donc les auteurs convoqués ? À Nancy, c'est un "psychologue contemporain" qui prête à réfléchir à travers ses lignes :
" L'habitude est un facteur essentiel du comportement le plus intelligent, le plus plastique. Tout comportement intelligent aboutit sans cesse à de nouvelles habitudes. Savoir monter des mécanismes, c'est faire économie d'effort, et c'est créer l'outil nécessaire au travail."
Qui est donc ce psychologue ? Je crois que Google va m'aider mais ce texte a beau se retrouver sur un site payant d'aide à la dissertation, il reste sans auteur déterminé.
Passons à l'autre texte que les candidats de Nancy pouvaient travailler :
" La liberté morale, comme tout ce qui a quelque valeur en ce monde, doit être conquise de haute lutte et sans cesse défendue... Nul n'est libre s'il ne mérite d'être libre, la liberté n'est ni un droit ni un fait : elle est une récompense."
Le candidat apprend que c'est une pensée de M. Payot, tirée de son Éducation de la volonté. Je relève que - ce n'est pas anodin sans doute - le titre n'est pas donné au complet, le voici sans censure : Éducation de la volonté morale laïque et solidarité. Itinéraire intellectuel et combats pédagogiques au cœur de la IIIe République C'est un livre déjà ancien (1895), écrit par un philosophe-pédagogue, radical et laïcard, mort en 1940. Au bac 2016, on ne pourra pas donner de texte d'un philosophe plus contemporain que Michel Foucault, mort il y a 32 ans.
Si le candidat d'Annecy a en tête les lignes de Pétain, il rapprochera Payot de Pétain car les deux font de la liberté une conquête. Pétain y parlait sans préciser de la liberté, Jules Payot ici traite de liberté morale, c'est bien du point de vue du régime. Et gare aux candidats qui confondraient liberté morale et liberté politique !
En philo-sciences à Nancy, ils avaient aussi deux textes et encore une fois, un des deux est anonyme, le voici :
" Il faut bien remarquer que les faits et les lois ne sont pas radicalement distincts. Whewell, le premier, je crois, a fait justement remarquer que les vues théoriques établies par une génération d'hommes deviennent, quand elles sont bien consolidées, les faits sur lesquels travaille la génération suivante et sur lesquels elle bâtit de nouvelles hypothèses. L'existence de l'air a dû être une idée explicative avant d'être un fait. Les lois de Képler sont devenues, un siècle plus tard, les faits sur lesquels s'appuyait la théorie de Newton."
Je reviens encore bredouille de la chasse à l'auteur ("logicien contemporain") de ce texte d'épistémologie, au demeurant bien contemporain de nous-mêmes par son insistance sur la dimension théorique des faits,
Le second texte est convenu en comparaison :
" La philosophie est un principe de force intellectuelle, parce qu'elle complète et couronne les études scientifiques ; elle est un principe de force morale parce qu'elle complète et couronne les humanités."
Comme s'ils avaient saisi la différence de portée entre les deux textes, les responsables des sujets ont appelé le premier pensée, et le second mot.
Il est d' Élie Rabier (1846-1932), agrégé de philosophie, directeur de l'enseignement secondaire en 1889. Mais cet homme mérite un billet à lui tout seul...

mardi 19 janvier 2016

Philosopher sous l'Occupation (2)

Ayant présenté dans un précédent billet le premier sujet de philosophie, très tendancieux, du Baccalauréat de l'année 1943 dans l'académie de Grenoble (série Philosophie-Lettres), je dois désormais rendre justice à ceux qui ont choisi les sujets. En effet, la lecture de mon billet pourrait laisser penser le lecteur qu'en ces temps sombres la servilité politique dominait les fonctionnaires de l' Éducation Nationale, mais manifestement les deux autres sujets sont d'une autre envergure. Voici d'abord le second d'entre eux :
" Peut-on constituer une morale indépendante, pour ses principes et pour ses fins, de toute croyance ou de tout postulat métaphysique ?"
Dit autrement, toute morale est-elle nécessairement fondée sur une religion ou sur une métaphysique ?
Première remarque : la question ne pourrait pas être donnée telle quelle au Bac 2016 car la métaphysique n'est plus au programme de notions et le concept en question n'est pas non plus inclus dans l'ensemble des repères conceptuels, accompagnant le programme de notions. En revanche y appartiennent ceux de fin et de principe, mais pas celui de postulat (cependant la démonstration reste au programme, comme la religion et la morale). À noter aussi que, dans ce sujet, le terme croyance semble une abréviation de croyance religieuse (aujourd'hui, sa présence dans un sujet demeure une source d'embrouilles pour les élèves : croire est-ce ne pas être certain, tenir pour vrai ou avoir la foi ? - il est vrai que leur professeur a dû clarifier les choses, vu que le doublet croire/savoir est un élément des repères conceptuels).
Vu tout ceci, une formulation moderne et approximative du sujet de 1943 pourrait être :
"La morale est-elle indépendante de la religion ?"
Plus de termes techniques, mais du coup, plus proche de la langue ordinaire, le sujet est beaucoup plus ambigu que le sujet de départ.
Seconde remarque : habituellement, le candidat démuni mais astucieux cherche dans les autres sujets de quoi nourrir sa réflexion (il tire par exemple des arguments du texte à expliquer) ; or, ce candidat en 1943 aurait pu traiter le deuxième sujet avec le premier, la maxime de Pétain. Rappelons-la :
" La liberté et la justice sont des conquêtes. Elles ne se maintiennent que par les vertus qui les ont engendrées : le travail, le courage, la discipline et l'obéissance aux lois."
Ici Pétain n'est pas platonicien, plutôt humaniste : la justice n'est pas une Forme éternelle mais une fin produite par les vertus. Le Maréchal paraît aussi juspositiviste : la justice est le respect de la légalité, rien de plus.
Appliquons désormais ces remarques au problème du second sujet : on pourrait constituer une morale indépendante, pour ses principes et pour ses fins, de toute croyance ou de tout postulat métaphysique ; en effet les principes seraient ceux du Droit positif de l'État Français et la fin serait la réalisation des valeurs visées par les vertus : travailler, c'est accomplir sa profession dans le strict respect de l'organisation corporatiste des métiers ; être courageux, c'est résister à la lâche tentation de fuir la liberté et la justice possibles pour des idéaux vides et illusoires, enfin être discipliné et obéissant c'est ne pas se laisser envahir par des désirs et des craintes qui nous détourneraient de la Loi et c'est tout au contraire s'y conformer scrupuleusement.
Le candidat pourrait alors mettre en évidence que, si on fondait la morale sur la métaphysique, le risque serait grand de mettre en danger l'unité nationale, tant la métaphysique est un champ de batailles (Kampfplatz dans la langue de Hitler)
Quant au troisième sujet, le voici :
" Le progrès matériel, le progrès intellectuel, le progrès moral."
Beau sujet conceptuel qui se prête à des développements analytiques. On ne pourrait pas plus le donner de nos jours pour la raison qu'impérativement les deux sujets de dissertation doivent avoir une forme interrogative (seuls concours général, Capes et agrégation confrontent les candidats à des notions ou a des expressions sans interrogation explicite). Mais qu'aurait écrit un candidat marqué par la propagande nationale ?
J'imagine :
1) Le progrès matériel et les limites du matérialisme
2) Le progrès intellectuel et les risques de l'illusion
3) Le progrès moral comme seul fondement des progrès matériel et intellectuel authentiques (pour la définition du progrès moral, cf supra la maxime de Pétain)
Qu'on ne me juge pas trop sévèrement pour avoir commenté Pétain sans prendre en compte l'ensemble de son oeuvre philosophique. J'ai juste appliqué la directive accompagnant aujourd'hui au Bac le texte à expliquer : la connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise, il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Commentaires

1. Le jeudi 21 janvier 2016, 00:21 par Elias
Très amusante la remarque du dernier paragraphe !
Ce serait une expérience intéressante de donner à étudier, selon cette consigne du bac, un texte d'un infréquentable (Pétain, Staline, Mussolini etc.) sans indiquer le nom de l'auteur.
2. Le jeudi 21 janvier 2016, 12:34 par Philalethe
Si vous avez des textes de ce type (de ces types :-) , envoyez-les moi ! Merci d'avance.

mercredi 6 janvier 2016

" La France est en guerre " : est-ce ou non une déclaration paranoïaque ?

En 2005, Jacques Sémelin a publié un livre dont je recommande la lecture aujourd'hui, car il aide à mettre dans une perspective historique les violences récentes qui nous ont tant bouleversés : il s'agit de Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides. Voici les dernières lignes de la dernière partie, je les cite car elles nous font gagner en clairvoyance :
" Au moment de conclure, nous retrouvons ces rapports inextricables entre réel et imaginaire qui sont au coeur du premier chapitre de ce livre. Ayons donc la lucidité d'appliquer cette analyse à nous-mêmes, dans cette période historique qui est la nôtre. Certes, il y a des raisons objectives d'être inquiets quant à la possibilité de nouveaux attentats terroristes. Et cependant, nous autres, Occidentaux, ne sommes-nous pas en train de devenir de grands "paranos" ? Car il est bien difficile de faire la part entre les risques réels d'actions terroristes et ce qui demeure purs fantasmes, associés à la psychose d'un terrorisme de destruction massive que nombre d'agents de la sécurité antiterroriste ont évidemment intérêt à amplifier. Les chefs d'État eux-mêmes ont avantage à jouer le risque terroriste pour se présenter comme les garants de la sécurité de tous. Pour défier cet inquiétant futur, le regard de l'historien est sans doute celui qui nous aide le plus à prendre du recul par rapport à nos convulsions du présent. Je pense notamment à la grande oeuvre de Jean Delumeau, dont le titre est précisément La Peur en Occident... Sauf que son étude porte sur l'évolution de l'Europe entre le XIVème et le XVIIIème siècle. Mais l'ouvrage a pour sous-titre "Une cité assiégée". Et que trouve-t-on, entre autres, dans la table des matières ? La peur des juifs, bien sûr la peur des femmes, évidemment mais aussi la "menace musulmane" ! Il y a là, n'en doutons pas, matière à réflexion sur la "nouveauté" de nos propres peurs en ce XXIème siècle naissant." (Points-Essais, p.569-570)

dimanche 27 décembre 2015

Philosopher sous l' Occupation (1)

En Juin 1943, les candidats au bac de Philosophie-Lettres dans l ' académie de Grenoble pouvaient philosopher sur le sujet suivant :
" Vous commenterez, en l'appliquant soit à la liberté soit à la justice, cette maxime du Maréchal Pétain : "La liberté et la justice sont des conquêtes. Elles ne se maintiennent que par les vertus qui les ont engendrées : le travail, le courage, la discipline et l ' obéissance aux lois. " (Paris, librairie Vuibert, 1944, p.8)
Dans le cadre de l ' état d ' urgence, ne serait-il pas légitime de donner comme sujet au bac 2016 une maxime du Président Hollande sur la sécurité et la liberté ?

Commentaires

1. Le mardi 26 janvier 2016, 04:37 par lang lescap
Je rétablis le commentaire qui avait sauté .
En 1943, le président du jury du bac à Grenoble ( il était sauf erreur doyen de la faculté) devait être Jacques Chevalier, philosophe catholique connu pour avoir été à la fois un disciple de Bergson, ami de Franco, et le premier ministre de l'éducation du gouvernement de Vichy. Les deux, apparemment, ne sont pas incompatibles.

Chevalier devait être revenu à Grenoble à cette époque, quand Carcopino prit sa place dans le gouvernement Darlan ( là aussi la latin n'était pas incompatible). Chevalier imposa l'enseignement catholique dans Vichy. La loi sur le statut des juifs en 1940 ne lui posa pas de problème. Mais quand Bergson mourut il présenta les condoléances de la France, au grand dam des collaborationnistes de Vichy.
Sa notice Wikipedia écrit qu'il sauva quelques juifs à Grenoble
"Pitié mon Dieu, sauvez la France au nom du Sacré Coeur"
Il fut déchu de la nationalité française en 1945, condamné à vingt ans de travaux forcés,puis grâcié.
2. Le mardi 26 janvier 2016, 11:49 par Philalethe
Ces précisions éclairent en effet ce sujet surprenant. Merci beaucoup !
3. Le mardi 26 janvier 2016, 13:35 par Lange Lescap
Il serait intéressant de voir si d'autres sujets de ce genre ont été donné dans d'autres académies à la même époque.
Ce ne serait pas étonnant, c'était une époque de propagande.
Mais sommes nous sûrs nous mêmes, 70 ans plus tard, d'être vraiment à l'abri de la propagande dans les sujets de philo du bac?
Cela dit, je vous avoue que , regardant de temps en temps ces sujet
en 2015 la série S a eu quelque part un beau sujet :
La politique échappe-t-elle à l'exigence de vérité ?
tout n'est pas perdu !
4. Le mardi 26 janvier 2016, 19:02 par Philalethe
Session de sept-oct 1943
"En quoi consistent d'après vous la valeur morale et l'importance sociale de la famille ?" (Aix-Marseille)
" Le rôle de la famille, de la profession, de la patrie, dans le développement de l'agent moral." (Clermont).
En revanche, à Grenoble, Pétain a été remplacé par Pascal et plus aucun sujet tendancieux.
À Nancy, c'est sur la famille encore mais problématisé :
" Quels sont les problèmes moraux que pose l'existence de la famille ? Quelle solution convient-il d'apporter à ces problèmes ?"
Quant aux sujets d'aujourd'hui, je ne crois pas qu'on puisse jamais y voir de la propagande, juste quelquefois des présupposés facilement discutables.
Aujourd'hui les sujets étant nationaux, c'est donc tous les lycéens de S qui devaient travailler sur politique et vérité.

dimanche 20 décembre 2015

Socrate et l'esclave dans le Criton : l'élévation morale illustrée a contrario par la bassesse sociale.

Dans le Criton, les Lois, s'adressant à Socrate, lui parlent comme s'il voulait s'évader et éviter le châtiment légalement requis contre lui :
" (...) sans montrer aucune considération pour nous, les Lois, tu projettes de nous détruire en entreprenant de faire ce que précisément ferait l'esclave le plus vil, puisque tu projettes de t'enfuir en violant les contrats et les engagements que tu as pris envers nous comme citoyen ?" (52c)
C'est bien sûr au niveau extérieur de la seule conduite de la fuite que Socrate ressemblerait à l'esclave; la vilénie de ce dernier ne peut pas rompre un contrat, jamais passé, mais ne pas faire ce que la société athénienne exige de lui. En revanche, quelques lignes plus loin, ces mêmes Lois mettent on ne peut plus clairement en évidence la liberté du citoyen Socrate :
" Dans ces conditions, tu transgresses les contrats et les engagements que tu as pris avec nous, des accords et des engagements que tu as conclus sans y avoir été contraint, sans avoir été trompé par une ruse ni avoir été forcé de prendre une décision précipitée (...)" (52e)
Les Lois reprennent ensuite la comparaison entre Socrate et l'esclave : elles ont envisagé deux possibilités d'exil pour Socrate, ou dans un cité réglée, ou dans une cité déréglée, qu'exemplifie la Thessalie. Elles imaginent alors l'accueil, nécessairement déréglé, qu'on lui y ferait :
" Peut-être y prendrait-on plaisir à t'entendre raconter de quelle façon bouffonne tu t'es évadé de prison, revêtu d'un déguisement, d'une peau de bête ou d'un autre travestissement habituellement utilisé par les esclaves qui s'enfuient, bref en ayant modifié l'aspect qui est le tien."
Fuyard, l'esclave se dissimule au point d'imiter la bête, comme devrait le faire Socrate pour passer inaperçu. Fuyant Athènes, le philosophe non seulement imiterait ainsi la fuite de l'esclave, mais encore en imiterait la feinte en jouant à la bête.
Une dernière fois, les Lois vont comparer Socrate à un esclave, mais sous un nouvel aspect : en effet, pour que personne ne lui fasse honte de la préférence qu'il a donnée à la vie sur la vertu, Socrate devrait sur sa terre d'exil faire profil bas :
" Ce sera donc en flattant tout le monde et en te conduisant comme un esclave que tu vivras dès lors." (53e)
Manifestement, dans ce dialogue, l'esclave, sous la triple figure du fuyard, du travesti et du flatteur, a une valeur éthique en harmonie avec sa position sociale : au plus bas de la hiérarchie morale comme de la hiérarchie statutaire, homme qui se déguise au sens figuré avant de le faire dès qu'il le peut au sens propre, il est celui que Socrate ne doit surtout pas être.
Certes, plus tard, les premiers cyniques, disciples de Socrate, imiteront l'animal mais pour montrer, eux, leur excellence humaine au-delà des artifices vains et trompeurs des rôles sociaux.

samedi 19 décembre 2015

Sándor Márai, lecteur attentif du Criton.

Sándor Márai, terminant ses Mémoires de Hongrie, explique pourquoi en 1948 il a décidé de s'exiler :
" (...) il ne suffit plus de se taire, il faut dire "non" par ses paroles et par ses actes et quitter cette zone contaminée. Ce "non", lourd de conséquences, demande un sacrifice que l'on n'a le droit de demander à personne, sinon à soi-même. Dans le Criton (ce petit volume ayant survécu au siège, je le pris un jour dans ma bibliothèque pour y rechercher le passage en question), Socrate affirme que tout citoyen a le droit de quitter son pays s'il ne veut pas participer à des actions qu'il juge contraires aux intérêts de celui-ci. Dans sa Civil disobedience, Thoreau, cet ermite hérétique des forêts nord-américaines (vivant sans le moindre livre, se nourrissant de racines et de miel sauvage, celui-là n'avait guère eu la possibilité de méditer sur le Criton), déclare ceci : pour protester contre un crime dont on refuse d'être le complice, il faut, en dernier recours, quitter son foyer. Babits, lui, n'était ni le premier ni le dernier à rappeler que "parmi les criminels, on est complice quand on reste muet". Élever la voix dans de telles circonstances n'est pas seulement un droit, c'est aussi un devoir." (p.403)
Dans le Criton, Socrate pose centralement le problème de savoir s'il est juste de quitter Athènes alors qu'une condamnation à mort illégitime mais légale a été prononcée contre lui. Or, partant du principe qu'il ne faut jamais commettre l'injustice, c'est-à-dire faire du tort à quelqu'un, même quand on en a été victime, Socrate en tire la conclusion qu' accepter de quitter le territoire athénien illégalement, comme le lui propose Criton, nuirait à l'État et aux Lois et serait donc une injustice. Dans ces conditions, "il faut, au combat, au tribunal, partout ou bien faire ce qu'ordonne la cité, c'est-à-dire la patrie, ou bien l'amener à changer d'idée en lui montrant en quoi consiste la justice." (51c).
C'est la leçon bien connue du Criton : il est légitime de subir une condamnation illégitime quand elle est formulée légalement dans le cadre des Lois de la Cité. Cependant Márai a raison d'en tirer aussi une autre leçon, plus discrète mais tout autant contenue dans le dialogue, qui, elle, justifie indéniablement son projet d'exil légal. En effet les Lois reconnaissent au citoyen le droit de quitter la Cité :
" Nous proclamons pourtant qu'il est possible à tout Athénien qui le souhaite, après qu'il a été mis en possession de ses droits civiques et qu'il a fait l'expérience de la vie publique et pris connaissance de nous, les Lois, de quitter la cité, à supposer que nous ne lui plaisions pas (Márai ici comprend "nous ne lui plaisions plus"), en emportant ce qui est à lui, et aller là où il le souhaite. Aucune de nous, les Lois, n'y fait obstacle, aucune non plus n'interdit à qui de vous le souhaite de se rendre dans une colonie, si nous, les Lois et la cité, ne lui plaisons pas, ou même de partir pour s'établir à l'étranger, là où il le souhaite, en emportant ce qu'il possède." (51-d)
Donc ne pas quitter le territoire que les Lois régissent est identifié comme une preuve de reconnaissance de leur valeur. Sándor Márai est ainsi autorisé par Platon à quitter la Hongrie dès qu'il réalise que les lois hongroises ne font qu'institutionnaliser l'invasion soviétique, consécutive à la libération du territoire de l'emprise de l'Allemagne nazie.
Certes Sándor Márai est tout de même partiellement infidèle à la leçon platonicienne en paraissant transformer en devoir de s'exiler en protestant ce que les Lois se contentent de présenter comme un droit au départ. Mais il faut dire aussi que la loi russe différait des Lois auxquelles Platon donnait la parole, en privant le citoyen hongrois du pouvoir de partir avec ses biens, pour la raison simple qu'elle l'en avait antérieurement dépossédé.

vendredi 11 décembre 2015

Aller-retour Caverne-Soleil, une variante de l'allégorie platonicienne.

Dans ses remarquables Mémoires de Hongrie, Sándor Márai écrit à propos d'un voyage fait en hiver 1946 :
" Je me rendis d'abord à Rome, puis à Naples. Le soleil brillait sur le Pausilippe - son éclat devait m'accompagner pendant tout mon voyage et même plus tard, après mon retour en Hongrie. Ce fut le seul souvenir positif de mon expédition en Europe de l'Ouest, le seul qui m'incitât à y revenir. Plus tard, en quittant mon pays pour ne plus y retourner, ce fut à cet appel que j'obéis. J'allai directement au Pausilippe, pour plonger, tête la première, dans sa lumière, tel le suicidé qui, après une longue hésitation, se débarrasse de sa bouée et se jette dans le Niagara.
Dans la Lumière, la pure Lumière, oui - après cette obscurité démente, je retournai enfin à la Lumière, là ou il est impossible de tricher, où il est inutile de mentir, où tout, le vrai comme le faux, se manifeste dans une clarté aveuglante. Oui, j'affrontais la Lumière, qui avait jailli d'ici avant de se répandre à travers toute l'Europe obscure et sauvage. Et, fùt-ce une dizaine d'années plus tard, alors que je grelottais , sous les néons de la nuit new-yorkaise, j'évoquais toujours avec le même bonheur la lumière du Pausilippe.
Pourtant, si l'on peut se baigner dans la lumière, si l'on peut s'y plonger comme dans l'Océan, il est impossible d'y vivre, tant elle vous éblouit. Vivre - réfléchir, agir - n'est possible que dans la pénombre. Aussi, fermant les yeux, m'étirai-je une dernière fois au sommet de ces hauteurs du sud avant de prendre le train pour Paris.
À la frontière française, je faillis être arrêté. Le douaniers examina à la loupe chacun de mes pauvres effets : il me soupçonnait de vouloir introduire en contrebande...quoi, au juste ? Je l'ignore. Sans doute ce que rapportent, d'ordinaire, les contrebandiers qui viennent de la Lumière pour regagner l'Obscurité." (Le livre de poche, p.286-287)

vendredi 4 décembre 2015

Mutadis mutandis, le prolo sadique, un des universaux humains ?

" En passant, un après-midi du printemps de 1946, par l'avenue qui, autrefois, portait le nom d' Andrássy, je vis, sur le balcon de l'immeuble sis au numéro 60, quelques gaillards en uniformes rutilants, appartenant à ce détachement spécial que l'on nommait Sûreté de l'État. Après une journée de travail bien remplie - mais peut-être s'accordaient-ils seulement une pause -, hilares, les mains sur les hanches, ils regardaient les passants qui, las et soucieux, avançaient sur le trottoir. Pleins de morgue, ils savaient qu'ils pouvaient, par un simple coup de sifflet, convoquer n'importe lequel de ces piétons dans cet immeuble de sinistre réputation, le traîner dans la chambre des tortures et lui faire subir les pires supplices, sans rendre de comptes à personne. À ma grande consternation, leurs visages me semblaient familiers : oui, c'étaient les mêmes qui, un an auparavant, sous le règne des nazis, occupaient ce même balcon. Ils avaient simplement changé de nom.
Dans les caves et dans les bureaux aux fenêtres grillagées où se déroulaient des interrogatoire musclés, avec tous les moyens imaginés par la férocité humaine, les agents de l'AVO, de la Sûreté de l'État, venaient relayer les assassins nazis pour organiser la Terreur, qui seule était capable d'imposer à la population cette immense escroquerie appelée communisme.
Monstre échappé d'un cauchemar, la Terreur réapparut donc dans la ville. Un gaz mortel, d'une insupportable fétidité, se répandit dans l'air. Que pouvait-on faire contre ces individus plastronnant sur le balcon de la Maison de la Torture ? Jamais pyromane ne deviendra pompier, jamais l'assassin ne se convertira en boucher ou en chirurgien... L'expérience montre assez que toute pédagogie se révèle impuissante contre les penchants naturels de l'être humain - par exemple, contre sa barbarie. L'homme qui porte le désir de meurtre dans ses gènes restera un assassin, fût-ce sous les dehors d'un politicien. Les hommes qui, emplis d'eux-mêmes, regardaient les passants du haut de cette fourrière sise au 60 de l'avenue Andrássy, avaient obtenu la plus grande satisfaction dont un individu de cette espèce puisse rêver : le droit d'être cruel et la certitude de l'impunité. N'agissaient-ils pas, après tout, "dans l'intérêt du peuple" ? N'étaient-ils pas les piliers les plus solides du Régime, de cette Réalité ? (Il s'est même trouvé un poète hongrois pour les exhorter, dans des vers joliment tournés, à "accomplir leur devoir". Était-ce à cette espèce d'homme que songeait De Quincey en évoquant la compassion que l'on ne peut s'empêcher d'éprouver envers ceux qui acceptent de jouer un tel rôle ?)
Mais à quelle espèce appartenaient ces hommes qui venaient de revêtir l'uniforme ? À celle du "prolo sadique" (lequel n'a rien de commun avec le "prolétaire" humilié et pressuré de toutes parts). Ce marginal armé d'une matraque constitue à la fois une figure romanesque et une redoutable réalité : il exerce son métier en toutes circonstances, sans jamais réfléchir, sans éprouver le moindre scrupule, tel le bourreau qui noue avec une précision toute professionnelle la corde autour du cou d'un condamné à mort. Un prolo sadique en uniforme - telle était la définition sociologique exact de l'agent de la Sûreté sur le balcon de cette fourrière.
Au fond, ce genre de prolo est le pire adversaire qu'on puisse rencontrer sur son chemin. Pire que le bandit, car ce dernier est -au moins- personnellement engagé dans les crimes qu'il commet. Le prolo, jamais. Il se présente au-devant de la scène de l'histoire sur le seul ordre de ses supérieurs, et donc dégagé de toute responsabilité. Il endosse alors son uniforme flambant neuf, se pourlèche les babines, retrousse ses manches et se met au travail, avec zèle et satisfaction. Ainsi s'était-il déjà présenté sur ce même balcon un an auparavant, sûr et fier de lui, en considérant la foule d'un air supérieur. Cet expert avait enfin trouvé un travail épanouissant, à la mesure de ses vraies capacités. " Que Dieu bénisse notre sain labeur !" semblait-il dire." (Mémoires de Hongrie 1971, Le livre de poche, p.232-234)

mercredi 2 décembre 2015

L'expertise est bonne pour les esclaves ! Aux hommes libres de décider !

La démocratie contre les experts (2015) est certes en premier lieu un livre d'histoire : Paulin Ismard s'y consacre à l'étude des esclaves publics en Grèce Ancienne. Ceux-ci, jouant le rôle de fonctionnaires au service de la polis, sont utilisés par les cités grecques pour leur savoir d'expert. Cependant, loin d'y gagner des droits civiques, ces esclaves assurent par leur existence séparée que la cité est gouvernée seulement par des hommes non sélectionnés pour leur compétence mais obligés par leur statut d'hommes libres à délibérer sur les affaires communes.
Pour le dire vite, les hommes libres prennent ensemble les décisions politiques et les esclaves mettent leur expertise au service de la réalisation de ces choix. Le lieu du savoir "politique" est servile et ne se confond pas avec celui du pouvoir, libre.
Loin d'être soumis aux directives des experts, les assemblées démocratiques les instrumentalisent en vue de réaliser la politique décidée par elles. Rien d'étonnant à ce que dans les dernières pages de l'ouvrage, l'auteur se laisse aller à rêver :
" Imaginons un instant que le dirigeant de la Banque Centrale européenne, le directeur des Compagnies républicaines de sécurité comme celui des Archives nationales, les inspecteurs du Trésor public tout comme les greffiers des tribunaux soient des esclaves, propriétés à titre collectif du peuple français ou, plus improbable encore, d'un peuple européen. Transportons-nous, en somme, au sein d'une République dans laquelle certains des plus grands "serviteurs" de l'État seraient ses esclaves. Quelle serait l'allure de la place de la Nation au soir des grandes manifestations parisiennes, si des cohortes d'esclaves devaient en déloger les derniers occupants ? Supposons que l'une de ces manifestations ait pour objet l'austérité budgétaire imposée par les traités européens : la politique monétaire de l'Union serait-elle différente si le directeur de la Banque centrale était un esclave que le Parlement pouvait revendre, ou fouetter, s'il s'acquittait mal de sa tâche ? Poursuivons : dans ce même Parlement, quelle forme emprunterait la délibération entre députés si les esclaves étaient le seul personnel attaché de façon permanente à l'institution, alors que les parlementaires seraient renouvelés tous les ans ? Le tableau laisse songeur..." (p.206)
Ceci dit, si cet ouvrage retient particulièrement mon attention, c'est parce qu'il interprète de manière intéressante trois passages de Platon.
Les deux premiers sont des passages très connus.
D'abord, dans le Protagoras, le mythe de Prométhée :
" Le mythe de Protagoras frappe ainsi par trois éléments qui renvoient au contexte de son élaboration, celui du régime démocratique athénien. La capacité politique procède tout d'abord d'une rupture radicale avec l'ordre des dêmiourgikai technai, ces savoirs spécialisés placés au service de la communauté, dont les dêmosioi (les esclaves publics) ont en partie hérité. Sous la double dimension de l'aidôs et de la dikê, le politique est ensuite pensé comme une capacité offerte au genre humain par les dieux ; en ce sens, elle ne constitue en rien un savoir spécialisé mais bien plutôt une capacité qui mérite d'être régulièrement entretenue : " Cette excellence politique n'est pas naturelle ni ne survient au petit bonheur, mais elle s'enseigne et n'advient à un homme que par l'exercice." Sa spécificité tient enfin à ce qu'elle est également répartie entre tous les hommes ; le récit de Protagoras offre ainsi une assise légendaire à une valeur cardinale de l'idéologie démocratique athénienne, l'isonomia (le "partage égal" des charges politiques) (...) Tandis que l'acquisition des dêmiourgikai technai procède de la transmission verticale d'un savoir établi une fois pour toutes, l'apprentissage de la vertu résulte au contraire d'une circulation horizontale, entre égaux, se déployant tout au long de l'existence." (p.149-150)
On comprend donc que la décision politique se constitue dans le cadre d'une délibération collective, les esclaves étant chargés de régler les détails techniques.
Second passage : quand Socrate fait trouver au petit esclave du Ménon une démonstration géométrique :
" En faisant comparaître un homme dépourvu d'identité propre, interdit de parole dans la cité et qui, pourtant, peut accéder à la connaissance dont procède la réminiscence, il s'agirait pour Socrate d'opposer à l'épistémologie sophistique un savoir qui ne doit rien à l'ordre civique et à son dialogisme - autre manière de démontrer que le savoir authentique n'a pas sa place dans la cité démocratique (...) la scène offre une chambre d'écho au régime des savoirs propre à la cité démocratique, dissociant un savoir public, issu de la délibération entre égaux, d'un savoir qui ne doit rien à l'univers de la cité, au point qu'un être dépourvu de toute identité civique puisse s'en faire le porte-parole - et la lecture platonicienne suggère que l'esclave est la figure par excellence à travers laquelle se manifeste l'écart entre ces deux conceptions du savoir." (p. 160-161)
Pour terminer, à la fin du Phédon , le dialogue entre l'esclave et Socrate :
" Le dêmosios (l' esclave public) trouve ainsi sa place au centre de ''La mort de Socrate'' peinte par David en 1787. Le tableau est en effet composé autour de l'étrange duo formé par l'esclave public et le philosophe : alors que l'esclave, de dos, tourne son regard vers sa gauche en retenant ses larmes, le philosophe, de face, s'adresse à ses disciples disposés vers la droite, tandis que la coupe de ciguë passe de l'un à l'autre. Le jeune esclave de dos, le vieux sage de face, la clarté de la pensée socratique qui s'offre à la pleine lumière, l'esclave dont le visage reste plongé dans les ténèbres, comme si les deux personnages étaient l'envers et l'avers d'une même figure : qu'a donc vu David dans cette scène que l' exégèse platonicienne persiste à ignorer ?
(...) Le dêmosios n'est en rien l'un des disciples de Socrate et, s'il a participé à de nombreuses conversations avec lui, comme le philosophe l'affirme, les logoi sokratikoi se sont bien gardés d'en rapporter le contenu. Célébré par Socrate, le comportement de l'esclave est en réalité construit par contraste avec l'attitude des disciples, tétanisés à l'idée de la mort du maître. Face aux disciples abattus, l'esclave donne l'exemple du noble comportement à adopter devant la mort du maître.
Alors que les disciples pleurent sur leur propre sort, comme le reconnaîtra Phédon, c'est par générosité et noblesse d'âme (hôs gennaiôs) que l'esclave pleure Socrate. Mieux que tous les disciples réunis, le dêmosios comprend le comportement de Socrate. Sa compassion le projette aux côtés du philosophe quand les disciples observent impuissants la disparition de leur maître. Aucun d'entre eux ne sera d'ailleurs gratifié de l'adieu (chairê) que Socrate lance à l'esclave et si Phédon clôt son récit par la célébration en Socrate du meilleur (aristos), du plus sage (phrônimotatos) et du plus juste (dikaiotatos) de tous les hommes, c'est en écho au discours de l'esclave qui avait prononcé l'éloge, selon une même structure ternaire, de l'homme le plus noble (gennaiotatos), le plus doux (praotatos) et le meilleur (aristos)." (p.189-190)
Concluons : Paulin Ismard ne s'est pas contenté en historien de mettre en relief la fonction paradoxale de l'esclave public, à la fois expert et exclu ; il a pointé dans le texte platonicien comment le philosophe à deux reprises a identifié l'esclave public à un dépositaire de savoir, mais, dans le texte philosophique, à la différence de ce qui a lieu réellement dans la cité, l'esclave public possède non un savoir spécialisé mais un savoir universel, autant mathématique qu'éthique.

Commentaires

1. Le dimanche 6 décembre 2015, 18:25 par sang capelle
Finalement, le sort le plus enviable est celui des clercs aux temps médiévaux. Sans pouvoir, sans argent, mais experts quand même, en universalité, et quand même respectés un peu plus que les esclaves anciens.

dimanche 22 novembre 2015

La défense cynique de la masturbation : une révision à la hausse d'un élément de la panoplie sexuelle satyrique.


« Il se masturbait constamment en public et disait : « Ah ! si seulement en se frottant aussi le ventre, on pouvait calmer sa faim ! » (VI 69)
L'éloge de la masturbation par Diogène de Sinope va de pair avec une conception de la relation sexuelle comme moyen rapide de satisfaire un besoin naturel. Dans les deux cas, le sage ne fait pas toute une histoire de la sexualité ; il est encore plus loin de justifier l'art de l'amour. Vite fait, bien fait, en somme ! Mais tout cela on le sait déjà.
En revanche je découvre, en lisant Les cités grecques (2015) de Jean-Manuel Roubineau, qu'on peut voir la pratique solitaire du cynique sous un autre jour. Dans le passage consacré à l'étude de la pédérastie comme patronage amoureux, l'historien cherche moins à décrire les pratiques réelles (bien difficiles à connaître) qu'à faire connaître les représentations de ce que doivent être les relations entre l'amant (l'éraste) et l'aimé (l'éromène). C'est dans ce cadre qu'il oppose une sexualité noble à une sexualité que j'appellerais donc ignoble, cette dernière étant attribuée au satyre :
" La masturbation était considérée comme caractéristique des esclaves, et, en contexte iconographique, était prêtée à des personnages grotesques comme les satyres (...) À l'inverse du théâtre comique, l'iconographie de la pédérastie s'emploie à souligner "la noblesse de la relation pédérastique", en adossant les scènes idéalisées de pédérastie aux scènes représentant des comportements sexuels excessifs, déviants : les satyres constituent, de ce point de vue, le parfait contre-modèle de l'idéal pédérastique. les rapports sexuels des satyres ont lieu entre égaux et sous une forme conçue comme dégradante (sodomie, fellation, sexe de groupe ou masturbation). À défaut d'égaux, les satyres copulent avec différentes races animales ou monstrueuses, chevaux, mules, daims, sphinges, ou n'hésitent pas à se soulager en s'aidant d'un col de jarre." (p.288-290)
Faire de la masturbation une pratique cautionnée philosophiquement revient donc à rompre avec la division que la culture grecque a faite entre une sexualité admirable et une autre méprisable. Enlevant tout prix à l'attachement amoureux, le cynisme extrait de l'ensemble des pratiques prohibées par la culture celle qui de toute évidence assure l'autarcie qu'il cherche.
Il ne s'agit pas dans un tel cadre de s'encanailler auprès des prostituées ou de se complaire à une pratique vicieuse. Non, indifférent aux hiérarchies purement conventionnelles et dans une totale indépendance d'esprit par rapport aux croyances collectives, le cynique prélève ce qui, du point de vue de la raison, sert objectivement ses fins éthiques.

vendredi 20 novembre 2015

Antisthène ou comment se conformer à l'ordre établi pour des raisons cyniques.

J'ai déjà consacré plusieurs billets à Antisthène, en particulier à propos de sa conception du plaisir et des femmes. Mais la lecture du livre de Jean-Manuel Roubineau, Les cités grecques (VIème-IIème siècle av. J.C.), essai d'histoire sociale (PUF, 2015) me pousse à éclairer un point particulier. En effet Diogène Laërce dans les Vies et doctrines des philosophes illustres rapporte le fait suivant :
" Ayant vu un jour un homme adultère traîné en justice, il dit : "Malheureux que tu es ! À quel danger tu aurais pu y échapper pour une obole !" (VI, 4)
Or, conduire à préférer la fréquentation d'une prostituée bon marché à la transgression de l'ordre conjugal, c'est la fonction d'une loi légalisant les lieux de prostitution, loi adoptée à Athènes au début du 6ème siècle à l'instigation de Solon. C'est à lui que s'adresse Xénarque, un personnage des Deipnosophistes d'Athénée, dont Jean-Manuel Roubineau cite les lignes suivantes :
" C'est à toi qu'est due une découverte utile à tout le genre humain, Solon, puisque c'est toi, dit-on, qui y pensas le premier, une mesure démocratique et vitale, oui, par Zeus ! (et c'est bien à moi qu'il convient de le dire, Solon). Tu vis que la ville était pleine de jeunes gens, que la nature les contraignait durement, qu'ils avaient des égarements contraires à la morale. Alors tu achetas des femmes et tu les installas dans des endroits où elles fussent à la disposition de tous et toutes prêtes. Elles se tiennent là entièrement nues. Ne te laisse pas tromper. Regarde tout. Tu ne te sens pas bien ? Tu as des envies ? La porte est ouverte, une obole. Précipite-toi. Pas de façons, pas de chichis. On ne se dérobe pas. Tout de suite, comme tu veux, de la manière que tu veux. Tu peux partir. Envoie-la se faire pendre. Tu t'en fiches." (XIII, 569 d-f).
Sous cet éclairage, comment comprendre le conseil d' Antisthène ?
À première vue, il encourage au respect de l'ordre social ; comme l'écrit Roubineau, " Solon met en place un dérivatif aux pulsions des jeunes hommes, qui, non mariés, aux premiers temps de leur carrière sexuelle (...) peinent à discipliner leurs pulsions, et sont susceptibles de nouer des relations sexuelles prohibées avec des jeunes filles à marier ou des femmes mariées, relations qui menaceraient à la fois l'ordre social et le marché matrimonial." (p.58). Mais peut-on attribuer une pensée "conservatrice" à un philosophe cynique ? En fait ce serait, je crois, une erreur. L'homme adultère a ,aux yeux du cynique, fait un détour inutile et dangereux pour satisfaire un besoin naturel qu'il aurait pu soulager par le chemin facile de la relation sexuelle tarifée. Recommander l'usage de la prostituée plutôt que la jouissance de la femme mariée ne procède donc pas de la volonté de respecter l'ordre établi ; il s'agit de réduire au maximum la dépense sociale quand le désir porte à une relation sexuelle.
''Aimer est le grand point, qu’importe la maîtresse ?
Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ?''
On sait en outre que, s'il s'agit d'un simple désir de plaisir sexuel, le cynisme a recommandé un chemin encore plus court et plus économique..

Commentaires

1. Le vendredi 20 novembre 2015, 23:09 par Elias
"Mais peut-on attribuer une pensée "conservatrice" à un philosophe cynique ? En fait ce serait, je crois, une erreur. L'homme adultère a ,aux yeux du cynique, fait un détour inutile et dangereux pour satisfaire un besoin naturel qu'il aurait pu soulager par le chemin facile de la relation sexuelle tarifée."
Soit, le cynique ne souscrit pas à la norme sociale qui condamne l'adultère. Mais invoquer le danger auquel les défenseurs de ces normes exposent le cynique pour justifier qu'il s'y plie, n'est ce pas courir le risque de priver le cynisme de son mordant. Les multiples provocations de Diogène ne l'exposaient-elle pas à des dangers sans nécessité ?
2. Le samedi 21 novembre 2015, 08:21 par Philalethe
Merci de votre remarque car elle permet d'apporter une précision qui en effet manque à ce billet.
Être traîné en justice n'est pas un danger pour le cynique mais pour l'homme ordinaire, à qui Antisthène, se plaçant du point de vue de ce dernier, donne une leçon de cynisme. Du point de vue du philosophe, le détour par la femme mariée est seulement totalement inutile.
Ceci ne veut pas dire que le cynisme n'a pas contesté l'institution du mariage. Tout au contraire il l'a fait radicalement (cf par exemple D.L. VI 72-73 : " Il (Diogène) demandait la communauté des femmes, ne parlant même pas de mariage, mais d'accouplement d'un homme qui a séduit une femme avec une la femme séduite."). Un passage de la République de Zénon est encore plus net : " Ils pensent que les femmes doivent être communes parmi les sages, de sorte que n'importe qui s'unisse à n'importe quelle femme mariée.").
Suzanne Husson à ce propose parle de radicalisation de la position platonicienne exprimée dans la République.
On peut donc comprendre le conseil ainsi : " Ne joue pas le jeu social de l'adultère, n'importe quelle femme venue faisant l'affaire !" Or, dans une cité grecque non cynique, où les femmes sont privatisées par les hommes dans le cadre du foyer, ce qui tient lieu de première femme venue est la moins coûteuse des prostituées.
On peut se demander si dans une cité où le désir sexuel serait satisfait de la manière cynique la prostituée aurait une quelconque fonction. J'en doute.

jeudi 12 novembre 2015

Discours de Diotime à Socrate, aveugle de naissance.

Dans Philosopher ou faire l'amour (2014), Ruwen Ogien présente le problème suivant :
" Si la naissance de l'amour est étroitement liée à la perception de la beauté physique de l'aimé, les aveugles peuvent-ils connaître ce sentiment ? " (p.66).
Le problème ne le retient que quelques lignes mais Ruwen Ogien a le temps de lancer une pique à Platon :
" Les avis sont évidemment partagés.
Si les aveugles sont capables d'aimer comme tout nous incite à le penser, une idée platonicienne tombe d'elle-même : c'est le spectacle de la beauté physique masculine qui déclencherait le mouvement d'ascension spirituelle au cours duquel se construit l'amour véritable. Les platoniciens chercheront probablement un compromis qui respecte l'intuition que les aveugles sont capables d'aimer, sans ôter la place centrale qu'ils donnent au spectacle de la beauté corporelle dans l'éveil de l'amour."
Revenons au Banquet, texte de Platon auquel Ruwen Ogien fait ici allusion, Diotime y détaillant le parcours initiatique qui donne accès à la contemplation de la beauté absolue :
" C'est en prenant son point de départ dans les beautés d'ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s'élever toujours, comme au moyen d'échelons, en passant d'un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n'est autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi." ( 211-bc, éd. Brisson)
Qu'un aveugle puisse juger beau un corps n'est pas douteux, mais le tact, le goût, l'odorat n'étant pas des sens esthétiques, ne reste que l'ouïe. Diotime, s'adressant à Socrate privé de la vue, tiendrait donc le propos suivant concernant le jeune homme aveugle à initier :
" Dans un premier temps, s'il est bien dirigé par celui qui le dirige, il n'aimera qu'une seule voix et alors il enfantera de beaux discours ; puis il constatera que la beauté qui réside en une voix quelconque est soeur de la beauté qui se trouve dans une autre voix, et que, si on s'en tient à la beauté de cette sorte, il serait insensé de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside dans toutes les voix. Une fois que cela sera gravé dans son esprit, il deviendra amoureux de toutes les belles voix et son impérieux amour pour une seule voix se relâchera ; il le dédaignera et le tiendra pour peu de chose. Après quoi c'est la beauté qui se trouve dans les âmes qu'il tiendra pour plus précieuse que celle qui se trouve dans la voix, en sorte que, même si une personne ayant une âme admirable, se trouve ne pas avoir une voix d'un charme éclatant, il se satisfait d'aimer un tel être, etc."
Je ne suis pas platonicien et je n'ai pas non plus fait de compromis : j'ai seulement expliqué à un élève aveugle le discours de Diotime.
On note d'ailleurs que dans cette version hétérodoxe le passage du physique au moral est plus naturel que dans le texte original car c'est aussi la voix par laquelle se manifeste possiblement la beauté de l'âme. Alors que le texte authentique suppose un saut brutal entre le physique vu et le moral compris, lui, en revanche, par le sens de l'ouïe, dans ce texte fantaisiste, il n'y a pas de solution de continuité entre l'amour des personnes dans leur dimension physique et l'amour de ces mêmes personnes dans leur dimension morale, l'ouïe passant seulement de la perception de la valeur musicale de la voix à la compréhension de la valeur éthique de ce que dit la voix.
Certes, c'est une autre paire de manches de parvenir à adapter à l'élève aveugle l'allégorie de la Caverne : il faut distinguer écho d'un son imité, son imité, son d'origine, mais comment conduire du son d'origine à l'origine sonore de tout son, je veux dire, bien sûr à la Forme du Bien ?
Mais, bien avant, quel sera le son qui servira de transition entre le son imité et le son d'origine ? Ce son qui est l'équivalent sonore des ombres et des reflets, auxquels le prisonnier, une fois sorti de la Caverne, doit s'habituer avant de parvenir à percevoir les sons réels et non plus leurs images ? Doit-on encore recourir à la métaphore de l'écho ? Y aurait-il alors deux types d'écho, celui qui renvoie les imitations de sons et un autre qui renverrait les sons objets d'imitation ? Peut-être.
Reste l'énigmatique incarnation sonore du Bien...

mercredi 4 novembre 2015

Dégonflement de métaphores ou le danger des galipettes verbales.

Sénèque dans le De ira mentionne les "ombres de passions", "le prélude des passions", et plus précisément "ce premier choc dont l'âme est ébranlée à la pensée d'une offense". En est affecté même le sage quand, face à une situation, il est contraint contre sa volonté de ressentir une émotion colérique, un premier mouvement d'emportement : Sandrine Alexandre dans Évaluation et contre-pouvoir, portée éthique et politique du jugement de valeur dans le stoïcisme romain (Vrin, 2014) se réfère à ce propos à des "quasi-passions", à des "réactions pré-passionnelles".
Or, je lis dans un passage des Mouettes (1942) de Sándor Márai une description fine de cet état d'impuissance affective dont même le philosophe le plus achevé, selon Sénèque, ne peut faire l'économie ; le personnage vient de voir entrer dans son bureau une jeune femme qui est l'exact portrait d'une autre femme aimée par lui il y a longtemps et qui s'est suicidée :
" Il a l'impression que le sang "envahit son coeur" mais en même temps il sait que ce n'est qu'une hyperbole littéraire, rencontrée dans des livres superficiels. Dans la réalité, ce "torrent de sang" est une impossibilité physiologique. Le sang retourne toujours naturellement vers le coeur mais cet étourdissement n'a rien à voir avec le rythme de la circulation sanguine. On rencontre souvent ce genre de lieu commun sentimental. Je suis pâle, se dit-il encore, et il se redresse, se tenant dans une pénombre protectrice car il ne veut pas que la femme remarque sa pâleur. " (Livre de poche, 2013, p.22)
C'est à travers les métaphores de la passion que le personnage a conscience de l'impact affectif. Or, c'est à ces expressions que s'applique ici le procédé de redescription dégradante : ces mots, loin de décrire au mieux ce qu'il ressent, sont ravalés au rang de stéréotypes de mauvaise littérature. Et par là-même la représentation que le personnage se fait de son propre état redevient exacte et banale. C'est affaire de machine corporelle, et en plus déformée par les clichés ! Mais l'affaire n'est pas si simple, car à ce premier état succède, tout autant contre son gré, une quasi-passion de joie et c'est encore une fois en désamorçant la bombe verbale à travers laquelle il en prend conscience que ce très haut fonctionnaire va parvenir à ne rien manifester :
" À présent, il pense : non, c'en est trop. Et cela le met soudain en joie.
Cette joie foudroyante, nerveuse, exagérée, traverse son corps, comme si une main d'une habileté démoniaque lui avait injecté quelque substance responsable de cette bonne humeur délirante et effrayante qui se répand en fourmillant dans ses membres. Il faut que je fasse très attention, se dit-il, sinon ça va dégénérer. Encore un instant et si ce maudit fourmillement et cette satanée démangeaison quelque part dans mon corps ou mon âme ou dans mes nerfs ne s'arrêtent pas, si je ne fais pas attention, si l'envie ne passe pas, je vais me mettre à rire... Rire ? Non, m'esclaffer, exploser, hurler ! À en frapper la table d'hilarité. À me jeter sur le divan, les poings serrés contre mon ventre, à me tenir les côtes tellement je hennirai ! Ça fera un scandale si je ne maîtrise pas cette compulsion que jamais encore je n'ai expérimentée de ma vie ; un esclandre tel que les employés surgiront de la pièce voisine, appelleront le ministère et les pompiers et m'enverront à l'asile et à la retraite. Dans une seconde, je vais me mettre à rire à pleine gorge, se dit-il ; ces mots-là il ne les aime pas, pense-t-il aussi. Mais ils se présentent à son insu, claironnant leur vulgaire signification avec gaieté et à pleins poumons comme s'ils rentraient enfin à la maison ; les mots se répandent dans son âme, prennent place et font des galipettes dans son cerveau et dans sa bouche ; encore une seconde et il les crachera sous forme de rire, il les crachera devant la jeune femme, sur le tapis, au milieu de la pièce, devant Dieu et le monde."
Ici Sandor Marai est un "un homme intellectuellement fort", expression de Robert Musil se désignant lui-même en tant qu'il se sert de la description de la réalité pour "surprendre des connaissances affectives et des ébranlements intellectuels que l'on ne peut saisir ni de façon générale ni conceptuellement, mais uniquement dans le papillottement des cas particuliers." (À propos des livres de Robert Musil, 1913 in Essais, p.48).