lundi 29 août 2016

Contre l'expression libre : quand communiquer et expérience veulent dire quelque chose qu'il vaut la peine d'apprendre.

"Recevoir une communication, c'est avoir une expérience élargie et transformée. Nous participons à ce qu'un autre a pensé et senti, et partant notre propre attitude s'en trouve plus ou moins modifiée ; d'ailleurs, celui qui communique s'en trouve lui-même affecté. Essayez de faire part, avec précision et aussi complètement que possible (with fullness and accuracy), d'une expérience à quelqu'un d'autre, surtout si ce que vous avez à communiquer est quelque peu compliqué, et vous découvrirez que votre propre attitude à l'égard de votre expérience en sera changée : autrement vous aurez recours à des explétifs (expletives) et à des exclamations (ejaculations). L'expérience doit être formulée pour être communiquée. Pour la formuler, il faut s'en dégager, la voir comme quelqu'un d'autre la verrait, examiner quel point de contact elle a avec la vie d'un autre, de manière à l'exprimer en permettant à ce dernier d'en apprécier la signification. Sauf s'il s'agit de lieux communs et de clichés (catch phrases), il nous faut assimiler par l'imagination une partie de l'expérience d'un autre pour être en mesure de lui parler intelligemment de notre propre expérience. Toute communication est de l'art." (John Dewey, Démocratie et éducation, 1916, Armand colin, 2011, p. 83-84)

samedi 27 août 2016

Un monde peuplé presque intégralement de stoïciens (un rêve de La Bruyère)

"Se faire valoir par des choses qui ne dépendent point des autres, mais de soi seul, ou renoncer à se faire valoir : maxime inestimable et d’une ressource infinie dans la pratique, utile aux faibles, aux vertueux, à ceux qui ont de l’esprit, qu’elle rend maîtres de leur fortune ou de leur repos : pernicieuse pour les grands, qui diminuerait leur cour, ou plutôt le nombre de leurs esclaves, qui ferait tomber leur morgue avec une partie de leur autorité, et les réduirait presque à leurs entremets et à leurs équipages ; qui les priverait du plaisir qu’ils sentent à se faire prier, presser, solliciter, à faire attendre ou à refuser, à promettre et à ne pas donner ; qui les traverserait dans le goût qu’ils ont quelquefois à mettre les sots en vue et à anéantir le mérite quand il leur arrive de le discerner ; qui bannirait des cours les brigues, les cabales, les mauvais offices, la bassesse, la flatterie, la fourberie ; qui ferait d’une cour orageuse, pleine de mouvements et d’intrigues, comme une pièce comique ou même tragique, dont les sages ne seraient que les spectateurs ; qui remettrait de la dignité dans les différentes conditions des hommes, de la sérénité, sur leurs visages ; qui étendrait leur liberté ; qui réveillerait en eux, avec les talents naturels, l’habitude du travail et de l’exercice ; qui les exciterait à l’émulation, au désir de la gloire, à l’amour de la vertu ; qui, au lieu de courtisans vils, inquiets, inutiles, souvent onéreux à la république, en ferait ou de sages économes, ou d’excellents pères de famille, ou des juges intègres, ou de bons officiers, ou de grands capitaines, ou des orateurs, ou des philosophes ; et qui ne leur attirerait à tous nul autre inconvénient, que celui peut-être de laisser à leurs héritiers moins de trésors que de bons exemples." (Du mérite personnel, 11)

mercredi 24 août 2016

Figures du cygne chez Platon et Baudelaire.

Dans le texte platonicien de l'allégorie de la caverne, l'évasion du prisonnier est une sortie vers les hauteurs du Bien. En revanche l'évasion est sans issue vraiment libératrice dans ces trois strophes extraites du Cygne de Baudelaire :
" Un cygne qui s'était évadé de sa cage,
Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.
Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec
Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,
Et disait, le coeur plein de son beau lac natal :
" Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ?"
Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,
Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,
Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,
Comme s'il adressait des reproches à Dieu."
Comme il est différent ce cygne baudelairien des cygnes platoniciens, tant reliés ici-bas à l'au-delà qu'ils chantent en mourant :
" Eux, dès qu'ils sentent qu'il leur faut mourir, le chant qu'ils chantaient déjà auparavant, ils le chantent alors de façon plus fréquente et plus éclatante, tout à la joie d'aller retrouver le dieu qu'ils servent." (Phédon 85a)
Oiseaux d'Apollon, ils partagent avec Socrate la prescience des biens qu'ils trouveront après la mort (ibid., 85b).
Entre le cygne baudelairien, définitivement loin du ciel, et le cygne socratique, qui y est déjà en pensée, peut-être la mouche wittgensteinienne occupe-t-elle une place intermédiaire, se butant contre les parois du piège mais potentiellement libérée..
Certes le ciel de la mouche wittgensteinienne n'est pas le Ciel.

Commentaires

1. Le samedi 27 août 2016, 19:29 par angle pselac
et le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui ?
Un cygne d'autrefois se souvient que c'est lui
Magnifique mais qui sans espoir se délivre
Pour n'avoir pas chanté la région où vivre
Quand du stérile hiver a resplendi l'ennui.

mardi 23 août 2016

Bloguer n'est pas semer.

"Disséminer est autre chose qu'éparpiller au loin. On sème les graines non en les jetant n'importe comment, mais en les distribuant de sorte qu'elles prennent racine et aient une chance de pousser." (John Dewey, Le public et ses problèmes, 1927)

lundi 15 août 2016

Malheurs animaux, malheurs humains.


On sait que le stoïcisme est un providentialisme : aussi c'est un spécisme, au sens de Singer, car les espèces animales y sont mises par nature au service des hommes. Reste un point commun : hommes et animaux sont identiquement massacrés.
Épictète vient de soutenir que, si Ménélas n'avait pas jugé que c'était un bien pour lui de partir en guerre pour récupérer sa femme, Hélène, alors on n'aurait pas eu l' Iliade, pas plus que l'Odyssée (Pascal n'aurait donc pas dû écrire "Le nez de Cléopâtre : s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé." mais " Le nez de Cléopâtre : si Marc-Antoine n'avait pas jugé aimable le nez de Cléopâtre, etc."). Mais revenons au dialogue entre Épictète et son élève, c'est ce dernier qui dit :
" - Des faits aussi considérables dépendent donc d'une si petite chose ?
- Qu'appelles-tu "faits aussi considérables" ? Des guerres, des séditions, la mort d'un grand nombre d'hommes, la destruction de cités ? Qu'y a-t-il de grands dans tout cela ?
- Ce n'est rien ?
- Mais qu'y a-t-il de grand dans la mort d'une multitude de moutons, dans l'incendie et la destruction d'une grande quantité de nids d'hirondelles ou de cigognes ?
- Les deux choses sont-elles semblables ?
- Tout à fait semblables. Ici ce sont des corps humains qui périssent, là des corps de boeufs et de moutons. Incendies de pauvres habitations humaines ici, de nids de cigogne là. Qu'y a-t-il de grand ou de terrible ? Ou alors montre-moi la différence qu'il y a, en tant qu'habitation, entre une maison d'homme et un nid de cigogne.
- Dans ce cas, la cigogne et l'homme sont semblables ?
- Que veux-tu dire ? Pour le corps, tout à fait semblables. La seule différence, c'est que l'un construit sa maisonnette avec des poutres, des tuiles et des briques, et l'autre avec des branches et de la boue.
- Un homme n'est donc pas différent d'une cigogne ?
- Loin de moi cette idée, mais ce n'est pas en cela qu'ils diffèrent.
- En quoi alors l'homme est-il différent ?
- Cherche et tu trouveras que la différence est ailleurs. Vois si elle n'est pas en ce que l'homme a une conscience refléchie de ce qu'il fait, vois s'il n'est pas différent par la sociabilité, la loyauté, la réserve, la sûreté (du jugement), l'intelligence." (Entretiens, I, 28, trad. Muller, Vrin, p.133-134)
Manifestement c'est le massacre des hommes qui est révisé à la baisse et identifié à un massacre de bêtes. Loin de défendre que les animaux souffrent autant que les bêtes, Épictète transmet l'idée qu'on doit voir les guerres entre hommes comme un phénomène aussi naturel que les destructions des animaux. Le Bien n'est pas dans la paix entre les hommes (Épictète n'envisage même pas qu'on puisse faire la paix avec les animaux, qu'elle soit celle de l'abolitionnisme ou du welfarisme). Les malheurs humains sont aussi insignifiants que les malheurs animaux :
"La grande défaite d'Alexandre, était-ce quand, suivant la légende, les Grecs lancèrent leur attaque et saccagèrent Troie, quand ses frères périrent ? Pas du tout; car on ne subit jamais de défaite par l'action d'autrui. Ce n'était là que saccage de nids de cigogne (...)
- Ainsi quand les femmes sont enlevées, les enfants emmenés en captivité, les hommes égorgés, ce ne sont pas là des maux ?"
De fait il n'y a de ruine que mentale et intérieure :
" Voilà les défaites humaines, voilà le siège et la ruine de la cité : lorsque les jugements sont renversés, quand ils sont détruits."

dimanche 14 août 2016

Le courtisan et le saint.


" Qui considérera que le visage du prince fait toute la félicité du courtisan, qu'il s'occupe et se remplit pendant toute sa vie de le voir et d'en être vu, comprendra un peu comment voir Dieu peut faire toute la gloire et tout le bonheur des saints." (Les caractères ou les moeurs de ce siècle, De la cour, 75)
C'est une pensée inattendue. La Bruyère dénonce généralement la cour et la vanité des courtisans, mais ici il note un point commun entre l'homme vain et le saint (pour La Bruyère, le saint n'est confondu ni avec le clerc, ni avec le dévot, ni même avec l'homme de bien : tantôt le mot désigne l'excellence morale et religieuse, tantôt l'être sanctifié et prié par les vivants) : quoique l'un soit accaparé par un bien imaginaire et l'autre éclairé par le Bien, tous deux partagent la même propriété d'être rendu heureux par la vue de ce qu'ils tiennent pour le Bien, l'un à tort, l'autre à juste titre. Du coup on ne peut pas distinguer Dieu du prince par l'effet qu'ils produisent sur ceux qui les honorent, sauf à opposer peut-être bonheur terrestre à bonheur céleste. Le prince et Dieu ne se distinguent dans ces quelques lignes que par leur valeur intrinsèque, indépendante de ce qu'ils produisent (des réalités incommensurables produisent donc des effets psychologiques qui se ressemblent). À noter que Hobbes, à l'inverse de La Bruyère, oppose le bonheur strictement humain à la béatitude surnaturelle, il écrit en effet dans le Léviathan (Chapitre VI) :
"De quelle sorte est la félicité que Dieu destine à ceux qui l'honorent dévotement, on ne peut pas le savoir avant le moment d'en jouir : il s'agit en effet de joies qui sont pour l'heure aussi incompréhensibles qu'est inintelligible l'expressions scolastique de vision béatifique."
Ignorant que La Bruyère est un penseur catholique et hostile aux esprits forts, on pourrait à tort lire en athée ce chapitre 75 à la lumière de ce qu'écrivait Georges Duby concernant la position de la prière :
"De son Dieu, le chrétien entend être le "fidèle" - et c'est pourquoi la posture du vassal prêtant hommage, à genou, tête nue, mains jointes, devient à cette époque celle de la prière." (Le temps des cathédrales, l'art et la société, 980-1420, Gallimard, 1976, p.61)
Dieu serait alors imaginé à partir du prince. Mais il ne s'agit pas de cela ici. On relèvera pour finir que si le plaisir du courtisan est autant lié à l'activité (voir) qu'à la passivité (être vu), il découle en toute rigueur de l'analogie que le plaisir du saint est aussi d'être vu de Dieu : en cela il se distingue de l'homme de mérite mais ressemble au glorieux ("Il coûte à un homme de mérite de faire assidûment sa cour, mais par une raison bien opposée à celle que l’on pourrait croire : il n’est point tel sans une grande modestie, qui l’éloigne de penser qu’il fasse le moindre plaisir aux princes s’il se trouve sur leur passage, se poste devant leurs yeux, et leur montre son visage : il est plus proche de se persuader qu’il les importune, et il a besoin de toutes les raisons tirées de l’usage et de son devoir pour se résoudre à se montrer. Celui au contraire qui a bonne opinion de soi, et que le vulgaire appelle un glorieux, a du goût à se faire voir, et il fait sa cour avec d’autant plus de confiance qu’il est incapable de s’imaginer que les grands dont il est vu pensent autrement de sa personne qu’il fait lui-même." Du mérite personnel, 14). Il se distingue tout autant par ce trait du prisonnier platonicien qui d'abord contemple une Réalité qui ne peut pas le voir et qui ensuite ne prend pas de plaisir à la contemplation elle-même mais à la conscience du changement dont cette contemplation est l'aboutissement (Platon dans le récit de l'allégorie décrit les progrès du prisonnier d'un point de vue cognitif et non du point de vue du bonheur).
Par leur dépendance à l'égard d'un visage, attribut d'un être jugé supérieur, le saint et le courtisan tiennent aussi de la femme ( "Une femme est aisée à gouverner, pourvu que ce soit un homme qui s’en donne la peine. Un seul même en gouverne plusieurs ; il cultive leur esprit et leur mémoire, fixe et détermine leur religion ; il entreprend même de régler leur cœur. Elles n’approuvent et ne désapprouvent, ne louent et ne condamnent, qu’après avoir consulté ses yeux et son visage." Des femmes, 45)
On retiendra finalement de cette pensée de La Bruyère que la fréquentation des endroits où les vices s'étalent permet une connaissance approchée de ce que les vertus rendent possible.

samedi 13 août 2016

Épictète et La Bruyère sur la Cour.

"Comment se fait-il qu'on devienne instantanément un homme sensé lorsque César vous a préposé à sa chaise percée ? Comment pouvons-nous dire sur le champ : "Félicion m'a parlé avec beaucoup de bon sens" ? Je voudrais qu'il fût chassé de son tas d'excrément pour qu'il te parût aussi sot qu'avant ! Épaphrodite avait à son service un cordonnier, qu' il vendit parce qu'il n'était bon à rien. Par chance, un affranchi de César l'acheta et il devint cordonnier de l'empereur. Tu aurais vu alors comme Épaphrodite lui manifestait son estime ! "Comment va le bon Félicion ? Que je t'embrasse !" Puis, si l'un de nous posait la question : "Que fait le maître ?", on lui répondait . " Il consulte Félicion sur une affaire." Mais ne l'a-t-il pas vendu parce qu'il n'était bon rien ? Qui donc en a soudain fait un homme sensé ?" (Entretiens, I, 19)
"Que d'amis, que de parents naissent en une nuit au nouveau ministre ? Les uns font valoir leurs anciennes liaisons, leur société d'études, les droits du voisinage ; les autres feuillettent leur genéalogie, remontent jusqu'à un trisaïeul, rappellent le côté paternel et le maternel ; l'on veut tenir à cet homme par quelque endroit, et l'on dit plusieurs fois le jour que l'on y tient ; on l'imprimerait volontiers : c'est mon ami, et je suis fort aise de son élévation ; j'y dois prendre part, il m'est assez proche. Hommes vains et dévoués de la fortune, fades courtisans, parliez-vous ainsi il y a huit jours ? Est-il devenu, depuis ce temps plus homme de bien, plus digne du choix que le prince en vient de faire ? Attendiez-vous cette circonstance pour le mieux connaître ?" (De la cour, 57)
Jean Brun dans un de ses cours : "Y en a qui bandent seulement quand ils serrent la main des puissants"

vendredi 12 août 2016

Portrait du philosophe en sacrificateur.

Épictète se rapporte dans les lignes qui suivent à un des "pères fondateurs" du stoïcisme :
"Si nous avons besoin de Chrysippe, ce n'est pas pour lui-même, c'est pour prendre clairement conscience de la nature. Nous n'avons pas davantage besoin du sacrificateur pour lui-même, mais parce que nous croyons que par son intermédiaire nous allons connaître l'avenir et les signes envoyés par les dieux ; nul besoin non plus des entrailles pour elles-mêmes, mais parce que c'est par elles que les signes sont donnés ; et nous n'admirons ni le corbeau, ni la corneille, mais le dieu qui, par eux, nous envoie des signes." (Entretiens, I,17)
On découvre ici que la science sur laquelle repose l'éthique stoïcienne est pensée en termes réalistes : le savoir scientifique fait connaître la Réalité. Les prétendants au titre de stoïciens contemporains devront donc non seulement batailler contre le savoir scientifique contemporain (en désaccord avec le providentialisme stoïcien) mais aussi contre les conceptions anti-réalistes de la science (on ne peut pas en toute logique être idéaliste et stoïcien à la fois).
Cette éthique grandiose repose sur une conception de la science comme connaissance grandiose d'un univers lui-même grandiose.
Elle ne résiste pas à la transformation de la science en connaissance modeste d'un univers dépourvu intrinsèquement de toute valeur.

jeudi 11 août 2016

Que faut-il faire avant de prendre soin de son âme ?

Dans les Entretiens (I, 17), Épictète pose le problème de l'analyse de la raison : par quoi peut-elle être analysée sinon par elle-même ? En effet si c'est une autre raison qui doit analyser la raison, on entre dans une régression à l'infini. Mais Épictète s'imagine interrompu par un disciple avide de "conseils de vie" :
"Oui, mais il est plus urgent de prendre soin de son âme " et autres propos du même genre." (trad. Muller, Vrin, p. 97)
Épictète rétablit alors la priorité de la logique sur l'éthique (dit autrement, aucune éthique ne peut être sérieusement défendue tant qu'on ne dispose pas des moyens de connaître la vérité et de vérités justifiant la valeur de l'éthique en question) :
"Veux-tu m'entendre sur cette question ? Écoute. Supposons que tu me dises : " J'ignore si ton argumentation est vraie ou fausse ", ou bien que, dans le cas où j'emploierais un mot ambigu, tu me demandes : " Distingue les significations "; eh bien, je ne supporterai pas non plus tes interruptions et je te répondrai : "Mais il y a plus urgent !". C'est la raison pour laquelle je pense, on place la logique en tête, tout comme nous commençons par examiner la mesure quand nous mesurons le blé."
Ce billet vient à l'appui d'un précédent, destiné comme celui-ci à rappeler que l'éthique était pensée par les stoïciens comme fondée sur une connaissance vraie de la réalité (d'où une conséquence : l'ontologie stoïcienne, étant détruite par la science, au premier plan l'évolutionnisme, l' éthique qui en dépend ne peut pas être conservée avec l'idée qu'elle a une indépendance par rapport aux prétendues connaissances qui étaient censées la justifier).
Ressusciter le stoïcisme aujourd'hui passerait par un combat perdu d'avance contre le savoir sur l'univers dont nous disposons.
La morale stoïcienne était en un sens une morale scientifique.

mercredi 27 juillet 2016

Le fondamentalisme : contre-coup d' une politique moralement minimaliste ?

" Demander aux citoyens démocratiques de laisser au vestiaire leurs convictions morales et religieuses au moment d'entrer dans l'espace public peut apparaître comme un moyen sûr de garantir tolérance et respect mutuels dans la discussion. En pratique cependant, l'inverse peut être vrai. Traiter d'importantes questions publiques tout en prétendant le faire dans des conditions de neutralité qui ne peuvent pas être obtenues est le meilleur moyen de s'assurer des retours de bâton et du ressentiment. Le politique vidé de tout engagement moral substantiel entraîne un appauvrissement de la vie civique. C'est aussi la porte ouverte aux moralismes étriqués et intolérants. Les fondamentalistes appuient fortement là où les libéraux craignent d'avoir la main trop lourde." (Michael J.Sandel, Justice, Albin Michel, 2016, p.357)

Commentaires

1. Le jeudi 28 juillet 2016, 17:48 par Elias
Cela me semble faire écho à certaines considérations qu'on lit actuellement à propos du rôle de la laïcité dans l'explication de la surreprésentation des francophones parmi les djihadistes. Voir par exemple ce texte récent d'Olivier Roy
"La surreprésentation des francophones parmi les djihadistes est déterminante, non pas parce que ceux-ci auraient souffert de la laïcité française, puisque la plupart d’entre eux n’avaient pas de pratiques religieuses avant de devenir djihadistes, mais parce que l’espace francophone a un problème de déculturation bien plus grand que les autres, que ce soit en France, en Belgique ou même au Maghreb.
Le fondamentalisme vient d’abord de la déculturation du religieux, qui est porteuse de violence symbolique susceptible de se transformer en violence réelle. [...] La laïcité française n’arrange pas les choses, non pas à cause de sa pratique autoritaire, mais parce qu’elle participe de la déculturation du religieux en refusant sa pratique publique."
source : http://cjpp5.over-blog.com/2016/07/...
2. Le mercredi 3 août 2016, 10:43 par Philalèthe
Merci de ce rapprochement !
Éthicien de la vertu, Sandel défend la valeur d'une politique de la vertu, d'un Droit positif vertueux. Prendre en compte aussi les religions (et pas seulement les réflexions philosophiques) dans "une politique de l'engagement moral" n'est pas justifié par un souci de n'exclure aucune culture mais par l'effort de déterminer avec les religions la vie bonne, qu'il comprend de manière absolutiste mais aussi faillibiliste, en dehors de tout relativisme culturaliste mais aussi en dehors de tout intérêt pour une restauration, fût-elle aristotélicienne.
Voici les presque dernières lignes du livre :
" Certains considèrent comme une transgression civique tout engagement public sur des questions relatives à la vie bonne ; ils y voient un outrepassement des limites de la raison publique libérale. Nous pensons souvent qu'il faudrait soustraire la politique et le droit aux considérations morales et religieuses parce que ces dernières autoriseraient la contrainte et encourageraient l'intolérance, C'est une inquiétude légitime. Dans les sociétés pluralistes, il existe des désaccords moraux et religieux entre les citoyens. Même si, comme j'y ai insisté, la neutralité de l´État en la matière est impossible, cela implique-t-il nécessairement que la politique menée s'affranchisse de l'exigence de respect mutuel ?
Je crois qu'à cette question l'on peut répondre non. Il nous faut cependant pour cela une vie civique plus dense et plus engagée que celle à laquelle nous nous sommes accoutumés. Au cours des dernières décennies, nous en sommes venus à supposer que c'est respecter les convictions morales et religieuses de nos concitoyens que de les ignorer (au moins à des fins politiques) afin de ne pas les perturber et de conduire notre vie publique - autant que possible sans s'y référer. Mais cette attitude d'évitement traduit une forme de respect trompeuse. Souvent elle implique la suppression du désaccord moral plus que son évitement. Cela peut entraîner des retours de bâton et nourrir le ressentiment."
Du livre se dégage l'idée que ce que nous appelons laïcité (le concept n'apparaît pas dans l'ouvrage) repose sur une idée particulière de la vie bonne et n'est en rien neutre éthiquement. Dans une telle conception, soit le Droit positif repose sur une idée de la vie bonne implicite (même s'il est défini comme indépendant de l'éthique), soit il va de pair avec une explicitation de la base éthique qui justifie l'accord au sein du droit positif de tel ou tel droit subjectif. Mais une idée de la vie bonne peut ne pas être conforme à ce qu'est la vie bonne (d'où ma référence à l'absolutisme et au faillibilisme).
3. Le jeudi 11 août 2016, 18:41 par Angela Cleps
Tout le problème est de savoir ce que "laisser au vestiaire leurs convictions morales et religieuses au moment d'entrer dans l'espace public"
Cela veut-il dire : les abandonner ? ou bien : en faire abstraction ?
la laïcité n'a jamais voulu dire le premier, mais le second. Le second est très difficile; il suppose une éducation , à laquelle la plupart de ceux qui ont des convictions religieuses et des pratiques du même ordre ont bien du mal à se débarrasser. Mais c'est arrivé : bien des juifs, des catholiques et des protestants en France dans le passé ont gardé leurs convictions religieuses, mais les ont mises non pas au vestiaire , mais en sourdine, ce qui veut dire qu'ils ont éprouvé bien des dilemmes et des tensions. Cela demande une éducation. Cela a pris en gros deux siècles en France.
Pas clair que l'Islam ait atteint ce niveau , et puisse faire le même chemin, et c'est tout le problème.
4. Le vendredi 12 août 2016, 11:18 par Astwin
"Mais une idée de la vie bonne peut ne pas être conforme à ce qu'est la vie bonne (d'où ma référence à l'absolutisme et au faillibilisme)." Ces deux conceptions s'affrontent et peuvent difficilement trouver d'accord, même par l'éducation à la laïcité à la française. En effet, ceux qui ont une conception absolutiste peuvent avoir le plus grand mal à accepter que le Droit positif puisse contredire leur spiritualité et ainsi poser des difficultés quant à la cohérence de leur propre vie au risque même de considérer que la société se dégrade. A contrario, cette conception absolutiste peut être vue comme une menace du bien-vivre ensemble par ceux qui ne la partagent pas en s'inquiétant éventuellement du prosélytisme qui pourrait s'en dégager et qui heurterait leurs convictions personnelles.
5. Le vendredi 12 août 2016, 11:23 par Philalèthe
Oui, accepter pour un croyant la laïcité revient à voir sa religion doublement, en termes absolus quand il la pratique, et, en termes relatifs quand, en tant que citoyen, il la place sur le même plan quant à sa valeur que les autres religions, l'agnosticisme, l'athéisme, etc. Cette position qui revient à être dedans la religion et en dehors à des moments différents repose sur la subordination de la morale religieuse à la morale laïque, rationnelle, et nécessairement à une révision à la baisse de la religion à laquelle on adhère. Une telle révision à la baisse, liée à la transformation des croyances religieuses en croyances privées est certes conditionnée par une éducation mais elle s'est constituée aussi dans un contexte de déchristianisation qui a aussi bien conduit sous les coups de boutoir des sciences à une lecture non-littérale des textes sacrés.
6. Le samedi 13 août 2016, 02:09 par Angela Cleps
je ne vois pas pourquoi le croyant ne pourrait pas , même en régime laïque - c'est à dire même en ne manifestant pas sa croyance publiquement - voir sa religion en termes absolus. L'habit ne fait pas le moine.
En revanche, dans un monde sécularisé, le croyant aura du mal dans des décisions quant aux rapports entre les sexes, quant à la vie et la mort, etc.
Pourquoi devrait il renoncer à sa morale religieuse ?
7. Le samedi 13 août 2016, 09:36 par Philalèthe
à Angela :
Voir sa religion seulement en termes absolus revient à ne pas confiner sa valeur à la sphère privée et à exiger que l'espace public soit organisé en fonction d'elle. Il ne suffit pas qu'elle règle les rapports entre les sexes, avec la vie et la mort etc. Mais je suis d'accord avec vous si vous voulez dire que dans le cadre de la laïcité, dans la vie privée la religion fournit des normes inconditionnelles. Mais, "sorti de chez lui", le croyant éclairé, pour parler comme Bouveresse, relativisera la valeur de cela même à quoi il conférait une valeur indiscutable.
8. Le samedi 13 août 2016, 09:43 par Philalèthe
à Astwin
D'accord mais ce que laisse penser Sandel est que la laïcité repose sur une idée de la vie absolument bonne et que sa neutralité morale est totalement illusoire. Et le problème qu'il soulève est le suivant : une vie, où le religieux et le spirituel sont confinés dans l'espace privé, est-elle une vie réellement bonne ? Il va de soi que chez Sandel ne se cache pas derrière la formulation du problème l'exigence d'un fondamentalisme religieux particulier.
9. Le samedi 13 août 2016, 18:10 par angela
Je ne vois pas pourquoi le croyant, même éclairé , devrait relativiser la valeur de sa religion et son engagement, une fois entré dans l'espace public. Il peut faire ce qu'ont fait les chrétiens dans l'empire romain: faire semblant de respecter les dieux et César. Evidemment, quand il exigera que César obéisse au christianisme, il y aura du rififi .
10. Le dimanche 14 août 2016, 09:40 par Philalèthe
à Angela :
Mais le croyant que vous décrivez là n'a rien d'éclairé, si être éclairé veut dire concevoir que d'autres religions et aussi bien l'athéisme peuvent aller avec valeur spirituelle et morale (cf Bouveresse in Que peut-on faire de la religion ? "Pour le croyant l'espace de sa religion a cessé largement de coïncider non seulement avec l'espace de la religion tout court qu'il accepte de voir occupé également par d'autres religions, mais aussi avec l'espace de la spiritualité, qu'il est capable de partager sans conflit avec bon nombre d'incroyants.").
Le croyant qui fait semblant n'est juste qu'un absolutiste prudent, convaincu dans son for intérieur que la bonne politique devrait se subordonner aux normes et valeurs religieuses. Le croyant sincèrement laïque navigue, comme le dit encore Bouveresse. entre un point de vue "engagé" qui s'exprime dans sa vie privée et un point de vue "désengagé" où il se voit occupant parmi les autres un point de vue parmi d'autres (voir sa religion de ce point de vue "désengagé" fait d'ailleurs courir le risque de n'y voir qu'une tradition culturelle, à laquelle on tient seulement par conditionnement social).

lundi 11 juillet 2016

" C'est mon choix ! "

" En appeler à la liberté dans le choix de nos projets fondamentaux comme critère de la la qualité d'une vie est (...) vulnérable à l'objection faisant valoir que les plans qu'une personne adopte peuvent ne s'attacher qu'à des choses triviales (ou pire) (...). Il ne serait pas correct de classer la qualité d'une vie consacrée à la collecte des trombones ou au rafermissement abdominal à un rang élevé au motif qu'elle procède d'une décision prise librement de poursuivre ces projets. Au lieu de cela, il faudrait plutôt regretter que les intérêts des personnes fidèlement exprimés dans la décision, soient si aveugles et banals." (Philip Kitcher, Science, vérité et démocratie, 2010, PUF, p.243-244)

samedi 2 juillet 2016

Pas de sagesse possible sans compétence en logique !

Qui est porté à identifier le stoïcisme à un art de vivre, voire à un style de vie, doit lire avec attention le chapitre 7 du livre I des Entretiens d' Épictète ; la leçon s'adresse au disciple qui penserait pouvoir accéder à la sagesse en faisant l'impasse sur la logique ; or, pas d'excellence humaine, explique le philosophe, sans capacité à détecter les sophismes et cette capacité ne s'acquiert pas simplement par l'acceptation de principes méthodologiques formels, elle requiert en effet l'exercice de la pensée rationnelle :
" Qu'est-ce qui est exigé dans un raisonnement ? De poser le vrai, de rejeter le faux et, si l'évidence fait défaut, de suspendre le jugement ? - C'est suffisant, dit quelqu'un. - Suffit-il donc, si l'on veut éviter de se tromper dans le maniement de la monnaie, d'avoir entendu dire : " Accepte les bonnes drachmes et refuse les fausses " ? - Non - Que faut-il ajouter ? N'est-ce pas la capacité d'identifier les bonnes drachmes et les fausses et de les distinguer les unes des autres ? Par conséquent, ce qui a été dit pour le raisonnement ne suffit pas non plus, n'est-ce pas ? N'est-il pas nécessaire d'être capable d'identifier et de distinguer le vrai, le faux et ce qui manque d'évidence ? - Si, c'est nécessaire." (trad. Muller, p.64)
Il s'agit de " perfectionner notre raison " : Épictète juge indispensable pour cela autant la connaissance théorique des différents types de raisonnement que l'expertise logique à l'oeuvre dans l'échange d'arguments. Certes une faute logique n'est pas identique à une faute morale, mais, dans l'ordre de la pensée, ne pas respecter les règles de la raison est aussi grave qu'un parricide dans l'ordre de l'action :
" - Alors, si je m'égare dans ces questions, ai-je pour autant tué mon père ? - Esclave, où y avait-il un père à tuer ? Qu'as-tu donc fait ? La seule faute qu'on pouvait commettre en l'occurrence, tu l'as commise. C'est précisément ce que j'ai objecté à Rufus quand il me reprochait de ne pas avoir découvert un unique point omis dans un syllogisme. Je lui dis : " Ce n'est pas comme si j'avais incendié la Capitole ! " Il me répondit : " Esclave, dans le cas présent, cette omission, c'est le Capitole." Les seules fautes sont-elles donc d'incendier le capitole et de tuer son père ? Tandis qu'user de ses représentations au hasard, sottement, n'importe comment, ne pas suivre un raisonnement, une démonstration, un sophisme, et en général ne pas apercevoir ce qui, dans une question et dans une réponse, est conforme ou non conforme à ce qu'on soutient, rien de tout cela n'est une faute." (ibid. p.67)
Il n'y a pas de faute plus grave dans l'ordre de la pensée que de ne pas respecter les normes qui conditionnent la connaissance vraie. Or, dans la mesure où la conduite morale juste repose nécessairement sur la connaissance vraie, on peut en conclure qu'il n'y a pas dans le stoïcisme de sagesse pratique possible sans connaissance et respect des règles de la pensée rationnelle.
C'est pourquoi si on est fidèle à l'idée centrale de cette philosophie, que la morale vraie est en accord avec une connaissance vraie de la réalité, se pose le problème de savoir comment réformer aujourd'hui le stoïcisme pour l'accorder à ce que les sciences nous apprennent désormais de la réalité. N'en garder que la dimension pratique reviendrait à lui être infidèle en profondeur.

vendredi 1 juillet 2016

Comment juger rationnellement une philosophie ?

Le livre de Daniel Andler, La silhouette de l'humain. Quelle place pour le naturalisme dans le monde d'aujourd'hui ?, ne porte pas vraiment sur Heidegger. On y lit cependant :
" Si l'on estime que les convictions national-socialistes de Heidegger ont contribué de manière décisive au contenu même de sa philosophie, on peut être tenté de blâmer ceux qui défendent ou illustrent cette philosophie, même si l'on ne dispose pas d'objection conceptuelle décisive à lui opposer (...) Si l'on estime que la philosophie de Nietzsche ou de Heidegger est susceptible d'inspirer une politique ou une attitude que l'on juge immorale ou nocive, on peut être tenté de rejeter leur philosophie, sans égard pour leurs mérites intellectuels." (p.460-461)
Le but de Daniel Andler n'est certes pas de refaire une virginité à la philosophie de Heidegger, il est en réalité de poser les conditions d'un jugement équitable sur le naturalisme. Plus généralement, pour juger une philosophie, il faut autant dissocier sa valeur de celle des conditions de sa genèse que de celle des effets pratiques de sa diffusion. En toute rigueur, une philosophie pourrait être nazie par certaines conditions de sa genèse et nazie par certains des effets sociaux qu'elle cause. On ne pourrait pas en déduire qu'elle est fausse, même si on avait prouvé que toutes les croyances du nazisme sont dépourvues de vérité et que toutes ses pratiques sont moralement inacceptables.
Dans ces conditions, on réalise la portée d'une connaissance du contexte historique d'une philosophie : elle éclaire sur les causes de cette philosophie mais elle ne fait pas l'économie d'une réflexion sur ses raisons et leur valeur. Il en va de même en ce qui concerne l'utilité des biographies des philosophes.
Il va donc de soi que l'évaluation de la valeur de vérité d'une philosophie mobilise alors d'autres compétences que celles requises pour réagir moralement à des faits historiques.

Commentaires

1. Le jeudi 14 juillet 2016, 19:37 par gelan scalpal
Mais n'est-ce pas le boulot du philosophe du juger la valeur -à la fois intellectuelle, éthique, politique et morale d'une philosophie? C'est la tâche de base, et elle se fait selon des critères propres à la philosophie même. Après on peut s'interroger sur les causes, qui seules intéressent le naturaliste. Comment ce dernier, s'il s'engage dans son programme, va-til passer des causes aux raisons. Votre auteur ne semble pas avoir vu que Hic Rhodus hic Saltus
2. Le vendredi 15 juillet 2016, 07:50 par Philalèthe
Certes si le naturalisme est seulement interrogation sur les causes et affirmation que seuls existent causes et effets naturels, il ne peut même pas se justifier et donner ses raisons sans s'auto-réfuter. Mais le travail du naturaliste ne consiste-t-il pas aussi à tenter de naturaliser les raisons ? Autrement dit à expliquer comment d'un monde de faits naturels émergent des normes.
3. Le jeudi 4 août 2016, 05:02 par gelan scalpal
comme disait De Gaulle : " vaste programme"

jeudi 30 juin 2016

Épictète, obscurci par Bréhier, clarifié par Muller.

Dans le chapitre 4 du livre 1 des Entretiens d' Épictète, le philosophe stoïcien oppose à Socrate, impassible face à la mort selon le Criton, les lamentations de Priam et d' Œdipe puis écrit :
" Quel est en effet le sujet des tragédies, sinon les souffrances d'hommes qui s'étonnent devant les choses extérieures parce qu'elles se montrent à eux à travers la valeur qu'ils leur donnent ? Serait-ce une erreur qu'on dût vous enseigner, en disant que les choses extérieures et indépendantes de notre volonté ne nous concernent en rien, je consentirais, pour mon compte, à une telle erreur, d'où j'attends une vie calme et tranquille." (trad. Bréhier, la Pléiade, p. 818)
Lisant pour la première fois ce texte, j'ai été étonné car il semble préférer le bonheur à la vérité au point de ne pas condamner une erreur qui rendrait heureux. Un tel passage semble soutenir excellemment la thèse selon laquelle les philosophies anciennes auraient avant tout une finalité pratique et eudémonique ( thèse qu'on associe aux travaux de Pierre Hadot ).
Récemment, alerté par une recension de Sandrine Alexandre soulignant le manque de fidélité de la traduction de Bréhier et portant sur la nouvelle traduction, plus exacte, que Rober Muller a donnée des Entretiens, j'ai pris connaissance de la manière dont Muller a traduit le texte qui m'avait tant surpris. Voici la nouvelle version :
" Les tragédies sont-elles autre chose que la représentation en vers tragiques des souffrances d'hommes fascinés par les choses extérieures ? S'il fallait être trompé pour apprendre qu'aucune des choses extérieures et soustraites à notre choix ne nous concerne, je consentirais volontiers, pour ma part, à une telle tromperie, qui me permettrait de mener ensuite une vie sereine et sans trouble." (p.55)
Le texte perd alors de son obscurité, d'autant plus que le traducteur éclaire la référence à la tromperie par la note suivante : " au spectacle de la tragédie, par l'illusion théâtrale ".
Épictète n'approuve pas une croyance fausse par le fait qu'elle rend heureux, mais accepte une fiction pourvu qu'en son sein une vérité utile y soit transmise.
C'est la reconnaissance de la littérature comme véhicule de la vérité.
Robert Muller a bien raison dans son introduction d'affirmer qu' " Épictète est foncièrement rationaliste. "

mercredi 29 juin 2016

Pour une politique à visage humain, contre un réalisme à visage animal.

Machiavel :
" Les animaux dont le Prince doit savoir revêtir les formes sont le renard et le lion. Le premier se défend mal contre le loup, et l'autre donne facilement dans les pièges qu'on lui tend. Le Prince apprendra du premier à être adroit , et de l'autre à être fort." (Le Prince, chap. XVIII)
Épictète :
" (...) ces hommes en petit nombre qui croient être nés pour la loyauté, la pudeur, la sécurité dans l'usage des représentations, ne pensent rien de méprisable, ni de vulgaire d'eux-mêmes, tandis que la majorité fait le contraire : " Que suis-je, en effet ? disent ces derniers. Un misérable petit homme " (un troisième chimpanzé, dirait Jared Diamond), et encore : " Lamentable chair que la mienne !" Lamentable en effet, mais tu possèdes quelque chose de meilleur que cette chair. Pourquoi l'abandonner pour te fondre en la chair ? Cette parenté avec la chair est cause que, lorsque nous penchons vers elle, les uns deviennent semblables à des loups, à savoir perfides, insidieux, nuisibles, les autres à des lions, c'est-à-dire violents, brutaux, sauvages ; mais la majorité d'entre nous devient renard et tout ce qu'il y a de disgracié parmi les animaux. En effet, qu'est-il d'autre, l'homme insolent et méchant, qu'un renard ou quelque chose de plus disgracié et de plus méprisable encore ? Veillez-y donc et faites attention à ne pas descendre au niveau de ces créatures disgraciées." (Entretiens, I, 3, trad. Muller)
On objectera la différence, réelle, entre se laisser aller à un comportement animal et avoir des raisons de simuler l'animal. Certes le stoïcien jugerait néanmoins que le prix de l'efficacité attendue d'une telle comédie défigurante est trop lourd à payer pour que l'homme politique philosophe y consente.
Cela dit, Machiavel n' a pas exclu qu'on puisse réussir politiquement tout en étant stoïcien pratiquant, il reste que dans un tel cas on est servi par les circonstances :
" Marc-Aurèle le philosophe, Pertinax et Alexandre, princes recommandables par leur clémence, leur amour pour la justice et la simplicité de leurs moeurs, périrent tous, à l'exception du premier qui vécut et mourut honoré, parce qu'étant parvenu à l'empire par voie d'hérédité, il n'en avait obligation ni aux troupes, ni au peuple ; ce qui, joint à ses autres qualités, le rendit cher à tous et lui facilita les moyens de les contenir dans le devoir." (chap.XIX)

lundi 27 juin 2016

Philosopher par gros temps.

Dans le premier chapitre du livre I des Entretiens, Épictète défend qu´" enchaînés à une foule de choses, nous sommes alourdis et entraînés par elles " (traduction Robert Muller, Vrin, 2015). Puis il prend un exemple destiné à illustrer notre dépendance , il s'agit de notre souci du temps qu'il fait :
" Voilà pourquoi, si les conditions sont défavorables à la navigation, nous restons assis à nous tourmenter, nous scrutons sans arrêt le ciel : " Quel vent fait-il ? Un vent du nord." Qu'avons-nous à faire de lui ? " Quand le Zéphyr va-t-il souffler ?" Quand il lui plaira, mon cher, à lui ou à Éole. Ce n'est pas toi que le dieu a établi dispensateur des vents, c'est Éole. Que faire ? Organiser au mieux ce qui dépend de nous, et user des autres choses comme la nature les a faites. "Et comment les a-t-elle faites ? " Comme le dieu veut."
Aujourd'hui, face à la télévision, nous restons assis à nous faire tourmenter par les avis météo des experts et nous scrutons sans arrêt le ciel qu'ils font apparaître sur nos écrans, même si le temps dont ils parlent concerne d'autres lieux que le nôtre et n'est en rien susceptible d'interférer dans nos projets. Éole est donc devenu plus puissant que jamais par la crainte que ses serviteurs humains font naître même chez ceux qui ne pâtiront pas du tout de ses décisions : nous sommes bien à l'époque de la solidarité météorologique et du souci universel à propos des temps particuliers. Il est donc plus difficile encore d'être stoïcien, vu qu' à l'inquiétude spontanée s'ajoute l'inquiétude de l'homme qui se donne comme devoir de savoir tout ce qui se place sur la planète, devoir que nous rappellent sans cesse les vendeurs de connexion.
Mais à dire vrai ces lignes d' Épictète ne m'intéressent pas seulement par le fait d'attirer indirectement notre attention sur la lourde tâche d'être stoïcien à une époque de performances technologiques. Elles m'étonnent bien plutôt car elles précèdent d'autres lignes qui sans transition présentent, après la dépendance par rapport au temps, l'indépendance par rapport à sa propre décapitation.
Le personnage concerné est Plautius Lateranus. Tacite nous apprend que, membre de la conjuration de Pison destiné à renverser Néron, il devait le premier agresser l'empereur et le jeter au sol (Annales, XV 53, 2). Mais le complot échouant, il est condamné à avoir la tête tranchée. Tacite, sans détailler l'exécution, le décrit comme plenus constantii silentii, soit empli d'une fermeté silencieuse. Épictète fait en revanche entrer Lateranus dans les personnages d'exempla :
" Néron, à Rome, avait ordonné de le décapiter ; il tendit la nuque, reçut le coup, mais comme ce dernier avait été trop faible, il eut un bref mouvement de recul puis tendit de nouveau la nuque."
Suivront encore, avant la fin du chapitre, deux situations du même type concernant aussi deux membres de la conjuration de Pison, précisément Thrasea et Agrippinus.
Épictète est donc passé de la souffrance par rapport au temps, obstacle possible à une navigation, à celle causée par la persécution politique, précisément celle de la mort ( à travers Lateranus ) et de l'exil ( à travers Thrasea et Agrippinus ).
Mais comment comprendre la mise sur le même plan de deux obstacles si différents par leurs conséquences ?
Les défaites politiques en fait ne sont pas essentiellement différentes des contrariétés météorologiques ; ne dépendant in fine pas de nous, elles doivent être l'occasion de manifester notre choix raisonnable, qui, lui, dépend complètement de nous. L' identité ontologique du coup de vent néfaste et de la condamnation à mort justifie le passage sans transition d'un "mal" mineur à un "mal" majeur pour la raison qu' en réalité ces "maux" n'en sont pas.
Doit-on ajouter que supporter le temps est un exercice en vue de faire bonne figure face aux coups vraiment plus durs du destin ? Rien dans ce premier chapitre ne permet de voir la conduite face au temps contrariant comme une sorte de propédeutique à la politique persécutrice. Certes Épictète insiste sur l'importance de l'entraînement (Muller), de la méditation (Bréhier) mais il s'agit ici de s'exercer non à vaincre de fait le facile mais à anticiper par la pensée comment on vaincra le difficile, voire ce qui est apparemment insurmontable. Après avoir fait penser son public à la mort, à la prison, à l'exil, aux fers, à la décapitation, Épictète conclut :
" Voilà ce à quoi devraient s'entraîner ceux qui s'adonnent à la philosophie, ce qu'ils devraient écrire chaque jour, ce à quoi ils devraient s'exercer."
On notera ici le rôle de l'écriture : écrire les normes vraies prépare à les appliquer vraiment. Loin de voir l'écriture comme un obstacle à la pensée du vrai, Épictète lui confie la fonction de contribuer à la moralisation du progressant.

samedi 18 juin 2016

Ce qu'une dissertation de philosophie ne devrait pas être.

" L'art de persuader (...) repose sur une considération superficielle des rapports mutuels des concepts ; ceux-ci, de plus, ne sont définis que dans un sens favorable au but qu'on se propose. Voici l'artifice auquel on recourt d'ordinaire : lorsque la sphère du concept que l'on considère n'est comprise qu'en partie dans une seconde, et l'est aussi partiellement dans une autre toute différente, on la donne pour contenue totalement ou dans l'une ou dans l'autre, selon l'intérêt de celui qui parle. Traite-t-on de la passion, par exemple, on peut à volonté en faire rentrer l'idée ou dans le concept de la force la plus puissante, de l'agent le plus énergique qui soit au monde, ou, au contraire, dans le concept de la déraison, qui lui-même se trouve renfermé dans celui de faiblesse et d'impuissance. On peut, en se servant toujours du même procédé, l'appliquer à chacun des concepts qu'amène la suite du discours.
Presque toujours, dans la circonscription d'un concept, se trouvent plusieurs sphères d'autres idées dont chacune contient quelque chose du domaine du premier concept, mais avec une compréhension propre beaucoup plus étendue ; de celle-ci on a soin de ne mettre en évidence que la sphère où l'on veut faire entrer le premier concept, en omettant et en dissimulant toutes les autres. C'est sur un tel escamotage que sont fondés, à vrai dire, tous les artifices de la persuasion et les sophismes les plus subtils.
(...) J'ai pris pour exemple le concept de voyage. Sa sphère empiète sur celle de quatre autres, sur chacune desquelles l'orateur peut insister à son gré ; celles-ci, à leur tout, pénètrent dans d'autres, quelquefois dans deux ou trois en même temps, à travers lesquelles celui qui parle peut se diriger, comme s'il n'avait pas d'autre voie, pour arriver finalement au bien ou au mal, selon le but qu'il se propose. Il importe seulement, en passant d'une sphère à l'autre, d'aller toujours du centre (représenté par le concept principal) à la périphérie, sans jamais revenir sur ses pas. On peut, selon le faible de l'auditeur, présenter cette sophistique soit dans un discours suivi, soit dans les formes rigoureuses du syllogisme." (Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, P.U.F, p.82-83)
Par exemple, voyager est onéreux (la sphère du concept de voyage empiète sur la sphère du concept d'onéreux), ce qui est onéreux ruine, ce qui ruine cause l'indigence, ce qui cause l'indigence est mauvais, donc voyager est mauvais.
Inversement voyager chasse l'ennui, ce qui chasse l'ennui réjouit, ce qui réjouit est agréable, ce qui est agréable est bon, donc voyager est bon.
Je n'ignore pas que la mise en garde schopenhauerienne aujourd'hui peut paraître excessive par son exigence, car combien d'élèves ont une maîtrise lexicale assez étendue pour être en mesure d'aligner ces chaînes conceptuelles ?
Mais si on n'est pas apte linguistiquement à avoir ces associations d'idées que Schopenhauer condamne, on n'a pas non plus la capacité d' explorer ces possibilités conceptuelles afin de chercher ce qui en elles peut être vrai.
Si la maîtrise de la langue n'est pas une condition suffisante de la réflexion philosophique, elle en est une condition nécessaire et on trompe gravement l'élève en lui faisant croire que ce qui compte avant tout, c'est son désir de réflexion...
On mesure alors le danger de vouloir initier à la philosophie à des niveaux où l'apprentissage du français n'est pas encore une affaire réglée.

Commentaires

1. Le samedi 18 juin 2016, 18:11 par Elias
Je souscris à vos remarques sur le texte de Schopenhauer, mais je crains que les partisans de l'évaluation par compétences n'en tirent argument pour nous demander de "valoriser" la présence de sophismes dans les copies.
2. Le samedi 18 juin 2016, 18:28 par Philalèthe
Mais c'est peut-être déjà ce que nous sommes encouragés à faire en cours d'année pour familiariser, initier, donner confiance etc. et ultimement au bac couronner quelques borgnes pour tenir compagnie aux trop rares rois...
3. Le dimanche 19 juin 2016, 16:50 par Arnaud
Je dois ne pas être suffisamment à jour pour comprendre comment (et par qui) les professeurs de philosophie sont "encouragés" à "valoriser" chez les élèves des raisonnements fallacieux du type sophisme du gruyère ou du cheval bon marché et cher...
4. Le dimanche 19 juin 2016, 17:31 par Philalèthe
Il ne s'agit pas du tout d'encourager à produire ces syllogismes ridicules ! Prenez le temps d'explorer les chemins visibles sur le schéma ; c'est plutôt une pensée du type : x est (possiblement) y, or y est (possiblement) z, donc x est z. Loin d'être surprenants comme les syllogismes auxquels vous vous référez, ces enchaînements ont la vraisemblance pour eux. Je corrigeais le bac quand je lisais ces pages de Schopenhauer, le sujet était : " le travail éduque-t-il ? "; or, certains devoirs ressemblaient à ça ; la première partie était un enchaînement de ce type court et simple ; la deuxième partie était un enchaînement plus long, moins attendu, mieux défendu rhétoriquement ; pas besoin alors d'une troisième partie, la deuxième remportait le morceau. Saupoudré de quelques références, ça fait encore mieux.
5. Le dimanche 19 juin 2016, 18:58 par Arnaud
J'admets avoir forcé le trait, mais il est clair que le procédé d’enchaînement des propositions est fondamentalement le même, dans son principe, dans la production de sophismes que vous appelez "ridicules" - parce que leur conclusion est manifestement contradictoire - et dans celle de sophismes jugés plus "subtils" - parce que leur conclusion est vraisemblable ou ne choque pas la raison.
Qu'il soit "subtil" ou "ridicule", un sophisme reste un sophisme et vous avez bien employé le mot "encourager", pour dénoncer une dérive "rhétorique" de l'argumentation philosophique. La question est celle de savoir qui porte la responsabilité d'une telle situation, sinon nous n'aurions affaire, dans ce billet, qu'à l'antienne de la baisse du niveau des élèves, avec le couplet habituel sur l'insuffisance de l'enseignement du français en amont : « On mesure alors le danger de vouloir initier à la philosophie à des niveaux où l'apprentissage du français n'est pas encore une affaire réglée. »
6. Le dimanche 19 juin 2016, 21:59 par Philalèthe
Je chante en effet plus ou moins toujours la même antienne !

lundi 13 juin 2016

Sancho en philosophe pascalien.

Teresa, la femme de Sancho Pança, ne veut pas sortir de sa condition, même si son mari, illusionné par Don Quichotte, rêvant de devenir gouverneur d'une île, le lui fait miroiter. Elle pense que si jamais on lui donnait un jour du "doña", on dirait du mal d'elle pour avoir été pauvre autrefois. C'est alors que Sancho la rassure en mettant en avant le pouvoir transfigurant de l'imagination ; l' écuyer dit tenir ces propos " du père prédicateur qui est venu prêcher au village, lors du dernier carême :
" Or, il disait, si je me souviens bien, que toutes les choses présentes que les yeux peuvent voir se présentent, sont et persistent en notre mémoire beaucoup mieux et avec plus de force que les choses passées (...) De là vient que lorsque nous voyons une personne bien mise et vêtue de beaux habits, avec toute la pompe de ses valets, il semble que nous soyons poussés malgré nous et comme incités à lui garder le respect, même s'il nous vient à la mémoire, en cet instant-là, en quel bas étage nous avons connu cette personne. Car cette ignominie, qu'elle touche à la pauvreté ou au lignage, du moment qu'elle est passée, n'existe plus et la seule chose qui existe c'est celle que nous avons sous les yeux."( Don Quichotte, II, chapitre VI, p. 554, La Pléiade )
On pense à Pascal :
" Qui dispense la réputation ? Qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ? (...) Nous ne pouvons pas voir un avocat en soutane et le bonnet en tête, sans une opinion avantageuse de sa suffisance."
Certes, avant Pascal et Cervantès, il y a eu Montaigne : par exemple dans ce passage où il dénonce non la raison et la logique mais le fait que ceux qui s'en disent les professionnels ne sont ni raisonnables, ni logiques :
" Qui a pris de l'entendement en la logique ? où sont ses belles promesses ? " Nec ad melius vivendum nec ad commodius disserendum." (...) Ayez un maistres és arts, conferez avec luy : que ne nous faict-il sentir cette excellence artificielle, et ne ravit les femmes et les ignorants , comme nous sommes, par l'admiration de la fermeté de ses raisons, de la beauté de son ordre ? que ne nous domine-il et persuade comme il veut ? Un homme si avantageux en matiere et en conduicte, pourquoy mesle-il à son escrime les injures, l'indiscretion et la rage ? Qu'il oste son chapperon, sa robbe et son latin ; qu'il ne batte pas nos aureilles d'Aristote tout pur et tout cru, vous le prendrez pour l'un d'entre nous, ou pis." ( Essais, III, VIII)
On est aujourd'hui très sensible à la fausseté des apparences mais elles proliférent comme jamais sur notre écran.
Et, à titre personnel, que pouvons-nous donc faire de mieux que frapper l'imagination des autres par notre rejet ostensible des atours appâtants ?
Plus généralement, notre imagination ne se repaît-elle pas dorénavant de l'apparence du naturel ?

dimanche 12 juin 2016

Et si Dieu était spéciste ?

Si on accepte que Dieu est l'unique représentant de l'espèce Dieu (espèce qui pourrait être en voie de disparition), on peut éclairer le problème du mal en attribuant au Créateur des croyances spécistes. Qu'est-ce qui assure en effet que Dieu n'est pas avec les hommes comme nous sommes avec les autres espèces animales ?
Leibniz l'évoque, sans y croire certes, dans la préface des Essais de théodicée(1710) :
" Quelques-uns même sont allés jusqu'à dire que Dieu en use effectivement ainsi : et sous prétexte que nous sommes comme un rien par rapport à lui, ils nous comparent avec les vers de terre, que les hommes ne se soucient point d'écraser en marchant, ou en général avec les animaux qui ne sont point de notre espèce, que nous ne nous faisons aucun scrupule de maltraiter." (GF, p.35)

samedi 11 juin 2016

What is it like to be a cow ?

Aujourd'hui c'est un lieu commun, sans doute navrant, de dire que ce n'est pas notre esprit mais notre cerveau qui fait toutes les opérations intellectuelles dont nous nous enorgueillissons et plus généralement de soutenir qu'il est la seule cause de tous nos processus mentaux : c'est le cerveau qui classe, juge, interprète, ressent, etc.
C'est peut-être la quatrième blessure narcissique : après la thèse selon laquelle l'homme ni ne connaît ni ne contrôle son esprit (voyez Freud), domine l'idée qu'au fond ce qu'on appelle l'esprit n'est que le cerveau.
Or, cette cérébralisation de l'esprit humain n'a-t-elle pas son pendant dans la spiritualisation du cerveau animal ?
Je vois en tout cas un exemple de cette opération de réhabilitation extrême de l'animal dans quelques lignes tirées de L'éthique à table. Pourquoi nos choix alimentaires importent., ouvrage au demeurant intéressant, écrit par Peter Singer et Jim Mason (L'Âge d'Homme, 2015) . Les auteurs tiennent à nous expliquer que les vaches ont une vie émotionnelle intense ; après avoir soutenu que ces herbivores se lient d'amitié et gardent aussi rancune, Singer et Mason écrivent :
" Plus remarquable encore, les vaches peuvent être enthousiastes quand elles réussissent à relever un défi intellectuel. Donald Broom, professeur de bien-être animal à l'Université de Cambridge, a mis des vaches face à un problème - comment ouvrir une porte pour obtenir de la nourriture - tout en mesurant leurs ondes cérébrales. Broom rapporte que lorsqu'elles trouvent la solution, " leur activité cérébrale montre leur excitation, leur rythme cardiaque augmente, et certaines sautent même en l'air. Nous avons appelé cela leur moment Eureka " ". (p.124-125)
Voir dans la vache un être qui ressemble à Archimède est sans doute aussi discutable que de voir dans Archimède rien d'autre que son cerveau.
Certes spiritualiser l'animal non humain favorise la diffusion de l'anti-spécisme. Ainsi dans le même ouvrage, Estiva Reus peut-elle ne pas hésiter à demander aux lectrices de se mettre à la place des truies :
" Imaginez-vous dans la situation d'une truie prisonnière à vie d'un bâtiment fermé. Vous êtes réduite à l'état de machine à enfanter ; vous êtes périodiquement inséminée artificiellement ; vous êtes dans l'incapacité de prendre convenablement soin de vos petits car entourée de barreaux qui vous interdisent d'aller vers eux ; vous ne pouvez qu'attendre qu'ils s'approchent pour téter ; ils vous sont enlevés à un âge où ils auraient encore besoin de votre présence ; vous n'avez jamais l'initiative pour continuer votre existence comme vous l'entendez ; vous vivez à l'étroit dans un univers de métal et de béton ; vous serez tuée jeune mais déjà usée par vos conditions d'existence." (p.118)
Il semble ici que l'appel à l'empathie se fait au prix d'une anthropomorphisation douteuse.
Mais alors comment rendre justice aux animaux non humains sans à tort les humaniser ?

Commentaires

1. Le dimanche 12 juin 2016, 10:47 par Arnaud
L'allusion (ou l'hommage ?) à Thomas Nagel exigerait : how is it like to be a cow ?...
Sachant que le cerveau est tout de même un organe dont on reconnaît rituellement l'extraordinaire complexité et donc le caractère encore "mystérieux", le réductionnisme dont vous vous indignez à propos d'Archimède n'est peut-être pas aussi humiliant qu'il y paraît.
Ce n'est qu'une suggestion...
Quant à la révolution copernicienne, certains auteurs ont fait remarquer à juste titre qu'elle n'est aucunement une blessure narcissique, si l'on y voit la fin de la distinction entre le sublunaire et le supralunaire.
2. Le lundi 13 juin 2016, 09:20 par Philalethe
Oups ! Que ferais-je sans vous ? Merci de me lire avec soin... Je vais essayer à l'avenir d'être plus précautionneux.
Certes du point de vue de l'amour-propre mieux vaut identifier l'esprit à un organe complexe qu'à un organe fruste mais la question n'est pas d'amour-propre : si l'esprit n'est plus que le cerveau, c'est la causalité mentale qui est réduite à une fiction et, par là-même c'est notre manière ordinaire de parler de nous qui devient illusoire et en plus sans qu'on en ait une, meilleure, de rechange... Mais vous savez tout ça...
Cela dit, je visais dans ce billet une position commune, celle que les médias nous encouragent à avoir en mythifiant largement les neuro-sciences comme on peut s'en convaincre en lisant le livre de Daniel Andler La silhouette de l'humain. Quelle place pour le naturalisme dans le monde aujourd'hui ? (2016)
Certes on peut penser que les lycéens disant, sous l'influence des médias présentant les neuro-sciences "l'esprit, c'est le cerveau" sont plus près de la vérité que des lycéens disant sous l'influence des prêtres "l'esprit survivra au corps"... Mais cela n'engage que moi !
3. Le lundi 13 juin 2016, 11:14 par Arnaud
Merci pour votre réponse.
Vous m'incitez à lire Daniel Andler (qui mérite en effet tous les lauriers qu'on voudra)
4. Le mardi 14 juin 2016, 07:47 par Philalèthe
Ah, vous devez bien vous amuser avec moi !
Mais que mérite Daniel Laurier, lui ?
5. Le mercredi 15 juin 2016, 10:53 par Arnaud
Toute notre estime, autant que le blog qui lui a donné naissance...
6. Le jeudi 16 juin 2016, 08:12 par Philalèthe
7. Le jeudi 16 juin 2016, 09:38 par Arnaud
Le lapsus était tout à fait pardonnable, en effet.
Encore une ignorance de ma part ...
8. Le jeudi 16 juin 2016, 18:30 par Philalèthe
Heureusement que Daniel Laurier existe car, auteur d'une oeuvre, il mérite pour cela au moins une certaine quantité d'estime, que mon blog reçoit donc par là même selon vous.
En revanche, comme on ne peut pas avoir d'estime pour un être qui n'existe pas et qui, à la différence du personnage de fiction, n'a aucune propriété, la quantité nulle d'estime que vous accordiez au départ à ce fantôme se rapportait tout autant à mon blog !
9. Le jeudi 16 juin 2016, 20:02 par Arnaud
Il faut se rendre à l'évidence : un compliment entaché d'une grossière faute de logique n'est pas recevable. Le proverbe "c'est l'intention qui compte" doit humblement s'incliner devant l'exigence de rigueur. On se le tient pour dit...