dimanche 30 octobre 2016

Les balivernes antiques à notre secours ?

Dans un entretien en mai 2007 pour Philomag, Paul Veyne a dit :
"Un stoïcien à qui l’on fait mal souffre comme tout le monde. Tout ce qu’il peut faire, c’est mettre inutilement son point d’honneur à ne pas pousser des cris. Sénèque l’avoue lui-même : on n’y arrive jamais. Le stoïcisme est une énorme baliverne. Une faribole qui feint de croire que les pulsions, le corps n’existent pas. Même les saints craignent la mort ; on n’échappe pas à la condition humaine."

Commentaires

1. Le dimanche 30 octobre 2016, 18:22 par Elias
Dans son introduction aux oeuvres de Sénèque chez Bouquins, Paul Veyne n'utilisait peut-être pas le terme baliverne mais sur le fond il disait déjà la même chose.
2. Le samedi 26 novembre 2016, 03:01 par angela cleps
Il suffit d'être interviewé par un magazine pour perdre tout son latin

jeudi 27 octobre 2016

On ne peut pas demander aux capacités théoriques plus que la connaissance de la vérité.

Que peut-on attendre de la théorie ?
Dans les Entretiens (II, 24), Épictète traite du talent oratoire, "ce talent de bien dire et d'embellir le langage (...) et de l'arranger, comme fait le coiffeur pour la chevelure." (trad. Muller). Un tel talent, on le voit, a une fonction : produire "des discours en termes à la fois élégants et appropriés" grâce à "un certain style, avec une certaine variété et une certaine subtilité dans les termes." Le style est un moyen, certes indispensable, car "c'est par la parole et par une transmission verbale qu'il faut aller vers la perfection, purifier sa faculté de choix et rendre droite sa faculté d'user des représentations". Mais le style n'est qu'un moyen : dit autrement, on doit passer par lui, et non s'y arrêter ; Épictète s'adresse ainsi à qui cultive le style pour lui-même :
" Homme, tu as oublié ta destination ; tu ne devais pas te rendre à cette hôtellerie, seulement y passer. "Mais elle est bien jolie, cette hôtellerie." Il y en a tant d'autres qui le sont, tant de jolies prairies aussi - comme lieux de passage, sans plus."
La destination consiste à faire un usage pratique de la faculté de choix (proairesis) de manière à mener la meilleure des vies : la destination de la vie est pratique. Le talent oratoire ne peut pas faire plus que fournir un instrument au service de la pratique.
Or, Épictète établit discrètement et dans les dernières lignes du chapitre un parallèle entre le talent oratoire et ce que j'appellerai le talent théorique; ce parallèle est justifié d'abord parce que l'accès à la perfection passe nécessairement aussi par des principes théoriques et ensuite parce que certains s'installent dans la théorie, comme on cultive le style pour lui-même. La théorie est à leur goût, ils parviennent par exemple à " analyser les syllogismes aussi bien que Chrysippe". Mais par un tel raisonnement Épictète n'enlève pas de la valeur à la théorie, il veut juste rappeler que le talent théorique ne sert qu'à produire une connaissance théorique, tel le talent oratoire qui ne sert qu'à bien utiliser la langue. L'erreur théorique qu'il dénonce est que cultiver la théorie puisse apporter autre chose qu'une perfection cognitive : la théorie n'est pas faite pour la pratique, non la finalité de la théorie est de produire des vérités théoriques, comme la fonction des yeux est de voir. Ce que dénonce Épictète est la croyance qu'il suffit de faire de la théorie pour avoir une vie excellente. Il rappelle que la capacité pratique découle non de la théorie mais de l'effort de mise en pratique de la théorie :
" Qu'est-ce qui empêche celui qui parle comme Démosthène de subir un échec ? Qu'est-ce qui empêche un homme capable d'analyser les syllogismes aussi bien que Chrysippe d'être malheureux, de pleurer, d'éprouver de l'envie, en un mot d'être dans le trouble et la misère ? Absolument rien. Tu vois bien que c'étaient là des hôtelleries sans valeur, que le but était ailleurs. Quand je m'adresse ainsi à certains, ils croient que je dénigre l'étude de la parole ou celle des principes théoriques. Mais ce n'est pas le cas ; ce que je dénigre, c'est de ne jamais cesser de s'y adonner et d'y mettre toutes ses espérances."
La fonction de la théorie n'est pas de rendre heureux, elle est d'apporter la vérité. Mais celui qui veut être heureux devra s'appuyer sur la vérité mais sans compter sur elle seulement. Il devra plutôt compter sur le développement de ses capacités pratiques. La mise en pratique de la théorie ne veut dire ni que la théorie naît de la pratique ni qu'elle a comme finalité la pratique. Elle signifie qu'il ne faut pas compter sur la seule connaissance de la vérité pour parvenir à la meilleure des vies possibles.
De même qu'on peut diriger sa vue parfaite vers des objets qu'il serait sage de ne pas regarder, de même on peut faire un mauvais usage d'une théorie parfaite, mais elle n'en devient pas pour autant une théorie imparfaite.

samedi 22 octobre 2016

Comme il n'est pas sage de vivre sa philosophie !

Diogène Laërce à propos de Pyrrhon :
" Il était conséquent (avec ces principes) jusque par sa vie, ne se détournant de rien, ne se gardant de rien, affrontant toutes choses, voitures, à l'occasion, précipices, chiens, et toutes choses de ce genre, ne s'en remettant en rien à ses sensations. Il se tirait cependant d'affaire, à ce que dit Antigone de Caryste, grâce à ses familiers qui l'accompagnaient." (IX, 62)
Épictète dans les Entretiens se référant aux Académiciens :
" Si j'étais l'esclave de l'un de ceux-là, quand bien même il me faudrait chaque jour être fouetté jusqu'au sang, je m'emploierais à le torturer. "Esclave, verse de l'huile dans le bain." Je prendrais de la saumure, et j'irais lui en verser sur la tête." Qu'est-ce que ça veut dire ? - J'ai eu une représentation indiscernable de celle de l'huile, tout à fait semblable à elle, je te le jure par ta Fortune ! - Apporte-moi ma tisane." Je remplirais un bol de vinaigre et le lui apporterais. "Ne t'ai-je pas demandé de la tisane ? - Si, maître ; c'est de la tisane. - N'est-ce pas du vinaigre ? - Pourquoi serait-ce du vinaigre plutôt que de la tisane ? - Prends-en et sens ; prends-en et goûte. - Comment donc le sais-tu si les sens nous trompent ?" Si parmi les esclaves j'avais eu trois ou quatre camarades du même sentiment que moi, je l'aurais fait crever de rage et forcé à se pendre ou à changer d'opinion." (II, 20)
Les familiers de Pyrrhon tiennent le scepticisme pour une théorie seulement et protègent, pour cela, le philosophe ; l'esclave cynique, lui, applique impeccablement la théorie et donc met en danger et son maître et la théorie.

Commentaires

1. Le samedi 29 octobre 2016, 13:31 par Elias
Cet extrait des Entretiens est formidable !
Il y a quelque chose de jubilatoire dans cette manière de donner une leçon à un adversaire en le confrontant aux conséquences pratiques de ses positions théoriques.
2. Le samedi 29 octobre 2016, 17:51 par Philalèthe
Si on peut en croire Arrien, Épictète a dû être aussi un pédagogue très fort, sans ménagements pour l'élève, mais clair, direct, frappant.

jeudi 20 octobre 2016

Dans la famille des Stoïciens, vous faites partie de l'aristocratie ou du petit peuple ?

Il y a peu, je citais un texte d´Épictète mentionnant la chaise percée.
Aujourd'hui il s'agit de vase de nuit : est-ce raisonnable de présenter le vase de nuit à un autre ? Ce qui est en jeu n'est pas de savoir si c'est raisonnable de satisfaire les fantaisies de tel ou tel, mais, plus précisément, si c'est raisonnable de jouer un rôle social caractérisé essentiellement par la soumission aux désirs d'un dominant.
Un premier raisonnement est envisagé, qui justifie une réponse positive à la question posée : si on refuse d'apporter le vase, alors on souffrira d'un mauvais traitement ; en revanche, si on accepte, on sera nourri. Mais un deuxième raisonnement est présenté : c'est tellement indigne d'apporter le pot de chambre, qu'on juge que non seulement on ne doit pas soi-même le faire mais qu'on ne doit pas non plus laisser autrui le faire.
Manifestement le premier raisonnement est tenu par l'esclave, le second par quelqu'un dégagé de l'obligation et adoptant une position de surplomb. Certes il est tentant de l'identifier à la position du stoïcien, soit d'Épictète. Mais les choses sont en fait un peu plus compliquées.
Épictète défend d'abord la valeur du premier raisonnement :
" Si tu me demandes : "Vais-je ou non présenter le vase ?", je te dirai qu'il vaut mieux recevoir de la nourriture que de n'en pas recevoir, que c'est une plus grande indignité d'être brutalisé que de ne pas l'être ; par suite, si c'est cela que tu prends comme mesure des choses qui te concernent, va et présente le vase." (Entretiens, I,2, traduction Robert Muller)
Le raisonnement a sa logique car il s'appuie sur deux bonnes raisons qui sont de sens commun mais il vaut du point de vue de qui se pense avant tout comme esclave : dans ce cadre, un esclave est effectivement plus rabaissé quand il est frappé que quand il ne l'est pas. Le raisonneur-esclave s'est donné une valeur limitée et il raisonne correctement sur une telle base. Le raisonneur nº2, lui, se donne une bien plus grande valeur :
" "Mais c'est indigne de moi !" "
À quoi Épictète répond :
" Il t' appartient à toi, non à moi, d'introduire cet élément dans l'examen de la question; car c'est toi qui te connais, qui sais combien tu vaux à tes yeux, à quel prix tu te vends : les uns se vendent à tel prix, les autres à tel autre."
La tournure (faussement) relativiste de la réplique ("je vaux ce que je crois valoir") surprend. Mais on va découvrir qu´Épictète va classer les hommes en fonction de leur aptitude à "atteindre les sommets" et que chacun a les moyens de découvrir son degré d'excellence.
Cette distinction dans la valeur se présente au moyen d'une comparaison entre les parties de la toge sénatoriale, comparaison paradoxale pour une philosophie qui déprécie les uniformes et les réduit à leur stricte matière ou à un vain ornement (qu'on se rappelle l'analyse de Marc-Aurèle : "cette pourpre c'est du poil de brebis mouillé d'un sang de coquillage" ou qu'on ait en tête les paroles qu'Épictète met dans la bouche de Diogène : "la nudité vaut mieux que toute toge prétexte" (I, 24)) :
" Toi tu te sentais obligé de te préoccuper de la manière de ressembler aux autres hommes, comme le simple fil ne veut pas avoir quoi que ce soit qui le distingue des autres. Moi je veux être la bande de pourpre, cette petite pièce brillante qui donne au reste sa distinction et sa beauté. Pourquoi me dire : "Conforme-toi à la majorité des gens" ? Et comment serai-je encore la bande de pourpre ?"
Afin d'illustrer l'excellence purpurine, Épictète donne l'exemple de Helvidius Priscus, qui s'est opposé héroïquement à l'empereur Vespasien. À qui conteste l'utilité d'un tel geste, Épictète répond :
" Et de quelle utilité la pourpre est-elle pour le vêtement ? Que fait-elle d'autre que de se faire remarquer sur lui comme pourpre et d'être proposée comme un beau modèle pour le reste ?"
Priscus avait jugé qu'en tant que sénateur il devait se rendre au Sénat malgré l'interdiction impériale. Tel athlète, lui, préfère mourir plutôt que de se laisser castrer. Tel philosophe, jugeant que sa barbe est une propriété inséparable du rôle de philosophe, préfèrera avoir la tête coupée, plutôt que la barbe. Épictète fait alors parler un disciple dubitatif :
" "À quoi reconnaîtrons-nous, chacun pour notre compte, ce qui est conforme à notre rôle ?"
En effet il ne s'agit pas d'un rôle d'homme, qui serait le même pour tout membre de l'espèce. C'est un rôle lié à une fonction sociale (celle de sénateur, d'athlète, de philosophe, etc.) mais il ne fait pas partie, si l'on me permet l'expression, de "la description du poste". C'est le rôle confronté à une situation d'urgence, à des circonstances dangereuses. "Que faire ?" est alors un problème car le sénateur, l'athlète, le philosophe ne sont dans un tel cas plus face à une tâche de la routine sénatoriale ou sportive ou philosophique. Épictète fournit une réponse se référant autant à l'aptitude naturelle exceptionnelle qu'à l'exercice développant ce caractère d'élite :
" Quand un lion attaque, répondit Épictète, à quoi le taureau (et lui seul) reconnaît-il ses aptitudes, et d'où vient qu'il soit seul à se jeter en avant pour défendre le troupeau entier ? N'est-il pas évident que lorsqu'on possède des aptitudes on en a immédiatement conscience ? Ainsi quiconque parmi nous a des aptitudes de ce genre n'ignorera pas non plus qu'il les possède. Cependant ce n'est pas tout d'un coup qu'on devient taureau ni qu'un homme devient généreux, mais il faut avoir pratiqué les exercices d'hiver, il faut s'y être préparé et ne pas se lancer à la légère dans des activités totalement inappropriées. "
Mais s'agit-il bien de nature ? Chacun ne peut-il pas devenir taureau par l'exercice ? En ces temps démocratiques on l'espère mais non... Épictète exclut bel et bien que l'excellence humaine soit à la portée de tout homme :
" Examine seulement à quel prix tu vends ta faculté de choix. S'il n'y a pas d'autre issue, homme, du moins ne la vends pas à bas prix. Les actes grandioses et exceptionnels conviennent peut-être à d'autres, à Socrate et à ses pareils. " Pourquoi alors, si nous sommes nés pour cela, les hommes ne deviennent-ils pas tous (ou du moins la plupart) semblables à eux ?" Les chevaux deviennent-ils tous rapides,les chiens deviennent-ils tous habiles à suivre une piste ? Quoi ? Parce que je ne suis pas bien doué par nature, devrais-je pour cela renoncer à prendre soin de moi ? Loin de moi cette idée !"
Il y a en effet un "stoïcisme pour les nuls" ; de même que chacun ne peut pas gagner aux Jeux Olympiques mais peut faire du sport, de même que chacun ne peut pas devenir, tel Trump, un milliardaire mais peut bien gérer ses affaires, chacun peut être stoïcien selon ses moyens :
" Je ne serai pas Milon, et cependant je ne néglige pas mon corps ; ni Crésus, et cependant je ne néglige pas les biens qui m'appartiennent. Et en général, il n'est aucune autre chose dont nous renoncions à prendre soin sous prétexte que nous désespérons d'atteindre les sommets."
Il s'agit donc de bien se connaître pour savoir si on est "coq de race ou coq de basse extraction" (II,2)
Le stoïcisme qu'on nous vend aujourd'hui, dépourvu de sa physique, de sa métaphysique, de sa logique et de tous ses beaux attraits, vise si manifestement à conquérir les foules qu' il délaisse à coup sûr les nobles coqs au profit de ceux de la plèbe.

lundi 3 octobre 2016

Boomorphisme.

J'ai déjà cité ces lignes de Xénophane, telles que Clément d'Alexandrie les rapporte dans les Stromates:
« Cependant si les bœufs, les chevaux et les lions
Avaient aussi des mains, et si avec ces mains
Ils savaient dessiner, et savaient modeler
Les œuvres qu’avec art seuls les hommes façonnent,
Les chevaux forgeraient des dieux chevalins,
Et le bœufs donneraient aux dieux forme bovine :
Chacun dessinerait pour son dieu l’apparence
Imitant la démarche et le corps de chacun. » (V, 110)
Louis Guilloux les avait peut-être à l'esprit en écrivant dans Le sang noir :
" Si l'on avait pu rêver que les boeufs aient jamais vécu en société à l'image des hommes, et qu'eût germé dans leur cervelle de boeufs, l'idée de construire une église à leur image, cette bâtisse opaque eût fourni un merveilleux exemple d'architecture bovine, sur quoi la sagacité des petits archéologues bovins eût pu s'exercer." (Le Livre de Poche, 1969, tome II, p.85)

Commentaires

1. Le mardi 4 octobre 2016, 20:52 par Arnaud
A vrai dire, il n'est pas difficile d'imaginer ce que serait, pour les bœufs, l'étable de la Loi, par ailleurs, à coup sûr, source d'inspiration principale de leur architecture.
Sérieusement, comment Guilloux aurait-il pu écrire ce passage sans penser à Xénophane ?

mercredi 21 septembre 2016

La mouche de Wittgenstein, faite homme ?

" "Où en étions-nous ?
- ... un art qui enseigne aux hommes à se conduire dans la vie.
- Bon. Enchaînons. En titre : "Morale individuelle et morale sociale." Écrivez !"
Le dos voûté, les mains au fond des poches, il reprit sa dictée, d'une voix pleine de saccades et d'irritation, d'un ton qui réprouvait chacune de ses paroles. L'oeil mort derrière le lorgnon, cherchant la lumière comme un souvenir, il avait l'air d'une grosse mouche prisonnière, bourdonnant contre une vitre. Dans les silences de sa dictée, sa bouche se crispait, ses lèvres minces semblaient disparaître, avalées, et la pointe du menton remontait. Les plumes grinçaient. Il continuait : " "Une question se pose : celle de savoir si la morale individuelle doit être subordonnée à la morale sociale, ou au contraire la sociale à l'individuelle, ou si les deux morales doivent être juxtaposées et benéficier de droits égaux. Selon certains philosophes..."" (Louis Guilloux, Le sang noir, 1935, éd. Livre de Poche, 1969, p.249)
Si la mouche emprisonnée symbolise l'homme pris au piège des problèmes philosophiques, le professeur de philosophie du secondaire est on ne peut plus mouche parce qu'il doit faire connaître des problèmes philosophiques très divers, suggérer une multiplicité de solutions contradictoires et poser en plus comme problème philosophique l'identité du problème philosophique lui-même .
Peut-on dire de la mouche secondaire qu'elle est payée à passer sans fin d'un piège à l'autre alors que la mouche universitaire gagnerait sa vie à explorer un seul piège ?
Mais la mouche peut être comédienne, faisant comme si elle venait buter aux parois alors que, les voyant venir de loin et accoutumée à leur résistance, elle les effleure à peine. Elle se donne seulement en spectacle, jouant à vouloir sortir du labyrinthe mais, s'étant fait une raison, elle se sait condamnée à y rester.
Les spectateurs aiment bien voir les mouches passer leur temps à se débattre. Certains les prennent au sérieux et compatissent, la plupart les gaussent. Néanmoins quelques-uns, rarissimes, en vont jusqu'à se rêver mouches.

Commentaires

1. Le jeudi 22 septembre 2016, 18:04 par Elias
Une partie du numéro de la mouche comédienne consiste à essayer de convaincre les spectateurs qu'eux aussi sont des mouches dans la bouteille même s'ils ne s'en étaient jamais rendus compte jusque là.

dimanche 18 septembre 2016

Se contenter de sa part de sexe.

Épictète adresse des paroles très dures à l'homme adultère :
" Mais qui te fera confiance ? Ne veux-tu pas qu'en conséquence on te jette toi aussi sur un tas d'ordures, comme un ustensile inutile, comme une ordure (Bréhier disait "fumier") ?" (Entretiens, Livre II, 4, traduction R.Muller)
L'accusé se défend, prétendant respecter les normes de l'école stoïcienne :
" Mais quoi ? Les femmes ne sont-elles pas par nature communes ?"
C'est alors qu´Épictète compare la légitime non à un cochon de lait tout entier mais à une portion de cette même viande :
" Le cochon de lait lui aussi est commun aux invités ; mais les parts une fois faites, vas-y, si tu le juges bon, enlève la part de ton voisin de table, vole-la à son insu, ou tends la main et goberge-toi ; et si tu ne peux arracher un morceau de viande, plonge tes doigts dans la graisse et lèche-les. Joli convive, et commensal bien socratique !"
La femme, comme le cochon de lait, a une fonction naturelle, mais telle femme n'est pas par nature faite pour tel homme (on est loin du mythe aristophanesque du Banquet). C'est "l'homme de loi" qui répartit les conjointes. Ne pas séduire la femme d'un autre est donc un devoir social, un officium.
Mais l' homme adultère sermonné par Épictète ne comprend peut-être pas bien ce que veut dire "se conformer à la nature" ; il croit que c'est réduire la chose à sa fonction naturelle (le cochon de lait est fait pour être mangé) alors que, pour le stoïcien, c'est prendre au sérieux tout autant la fonction sociale de la chose (or, on mange le cochon de lait au cours d'un repas pris en commun).
Plus généralement le philosophe stoïcien joue le jeu social selon les règles mais sans aller jusqu'à penser que les règles en question sont autres que sociales précisément. Ainsi le cochon de lait, à la différence du melon de Bernardin de Saint-Pierre, n'est pas fait pour être mangé en parts mais, les parts une fois distribuées, c'est raisonnable de ne pas prendre celle du voisin.
Le stoïcisme d'Épictète a beau être un providentialisme (qui s'exprime ici par un sexisme cru), il ne tombe pas dans l'excès de voir dans tout usage social la réalisation d'une fonction naturelle.
Certes, mais comment pouvons-nous aujourd'hui nous convertir au stoïcisme, nous qui ne croyons pas plus dans les fonctions naturelles que dans l'évidence des fonctions sociales ?

vendredi 16 septembre 2016

Quand le bordel est le monde des Idées.

" Ah ! là ! là ! Que ne pouvait-il filer ! Rompre sa chaîne ! Mais depuis longtemps, il n'était plus, comme les autres, qu'un homme des fonds, garrotté. Peu probable qu'il ait jamais l'audace d'un acte de délivrance. Ici, rien ne poussait au joyeux courage libérateur : tout poussait à un courage désespéré, où la mort coïncidait avec la levée d'écrou. Monde fini. Usé jusqu'à la corde. Ah ! là ! là ! oui : filer. Foutre le camp aux Indes néerlandaises ou ailleurs.
Contempler ton azur ô mer équatoriale !
brûler la politesse à cette soi-disant civilisation dont... à laquelle... la guerre du Droit et tout le sacro-saint fourbi ! Filer, oublier et renaître !
D'autres qu'il admirait avaient eu ce courage. Du jour au lendemain, ils avaient rompu leur ban d'infamie, brisé l'amarre qui les enchaînait à un présent, à un passé, à un avenir également ignobles. Libres, ils avaient couru toute leur chance. Mais lui... " Mais moi ? Est-ce qu'on file ? Java est loin ! " Il ne filerait jamais que jusqu'à sa petite villa, au bord de la mer, et toute la journée il chasserait, pêcherait des coquillages, bouquinerait, si l'envie lui en revenait. Il se baignerait dans une solitude, mais pour combien de temps encore, inviolée ? La mer serait tiède...
Homme libre, toujours, tu chériras la mer... (Louis Guilloux, Le sang noir, 1935)
Le ciel du cygne baudelairien paraìt être devenu une destination exotique, inaccessible pour Cripure, petit professeur de philosophie.
En fait la réalité absolue des Idées, c'est en fonctionnaire que Cripure y a accès, une fois par an, à l'occasion du bac :
" Il écrivait à l'avance à la patronne pour qu'on lui retînt une chambre et passait là trois ou quatre jours dans la compagnie des filles qui, elles au moins, avaient, n'est-ce pas, sur les autres femmes et en général sur l'humanité soit-disant civilisée un avantage primordial : celui d'être absolument vraies (...) C'était pour lui comme une sorte de Java à portée de la main."
Que sont devenues les Idées ! On ne les trouve même pas dans les grandes idées de l'époque, toutes mystificatrices, toutes justificatrices de massacres.
Et ce n'est donc pas le cours de philo qui les apporte aux futurs bacheliers, "ces petits messieurs, pauvres gosses volés, dupés scandaleusement."
Non, elles se trouvent plutôt dans un avatar inattendu : la chair des filles, précieuse non pour le plaisir qu'elle donne ("Il couchait peu avec elles"), mais pour exhiber le fond sordide et sinistrement réel du monde.

Commentaires

1. Le samedi 17 septembre 2016, 19:06 par angela Cleps
Au moins Cripure n'avait pas besoin de séduire ses étudiantes, comme l'image courante du prof de philo au cinéma le laisse croire ( Bruno Kremer dans je ne sais plus quel film avec Vanessa Paradis, Catherine Deneuve dans Les Voleurs, etc.)
2. Le samedi 17 septembre 2016, 20:14 par Arnaud
Noce blanche (me semble-t-il) de Jean Claude Brisseau, tout à fait oubliable...
3. Le samedi 17 septembre 2016, 20:39 par Elias
Sur l'image du prof de philo qui couche avec ses élèves on peut aussi citer Terminale de Francis Girod (sur un scénario de Gérard Miller).
4. Le samedi 17 septembre 2016, 20:54 par Arnaud
Sans oublier L'homme irrationnel de Woody Allen (2015), mais, à la suite de la coucherie, le film s'achève sur la tentative de meurtre de l'étudiante... Mais nous sommes loin de Guilloux.
5. Le dimanche 18 septembre 2016, 19:27 par Philalèthe
J'explique dans le post de ce dimanche pourquoi  il ne faut pas coucher avec ses élèves, pas plus qu'avec ses disciples.

samedi 10 septembre 2016

Comment remettre les autres à leur place si l'Autre n'existe pas ?

Dans les Entretiens (I, 30), Épictète donne ce conseil à son disciple :
" Quand tu vas trouver un homme haut placé, garde à l'esprit qu'un autre regarde d'en haut ce qui arrive, et que tu dois lui plaire à lui plutôt qu'au premier." (Vrin, 2015)
Cet autre, plus haut que les puissants, c'est Zeus, dieu.
Dans le chapitre précédent, le disciple devait savoir qu'il est appelé par Dieu à témoigner :
" " Dans quel rôle montes-tu à présent sur scène ? " Dans celui d'un témoin cité par le dieu. " Avance-toi et témoigne pour moi : car tu es digne d'être produit par moi comme témoin (...) Quel témoignage rends-tu au dieu ? (...) Est-ce là le témoignage que tu t'apprêtes à donner ? Est-ce ainsi que tu vas déshonorer l'appel qu'il t'a adressé parce qu'à ses yeux tu méritais cet honneur, et parce qu'il t'a jugé digne de te convoquer pour un témoignage d'une telle importance ?"
Il faut prendre au sérieux cette manière de parler, ce n'est pas à la multitude, aux "petits enfants" qu' Épictète s'adresse. En toute rigueur à la foule, au "petit enfant" on ne s'adresse pas en lui disant la vérité : au choix, on les applaudit ou on se tait.
Ce qui revient à dire que l'éthique stoïcienne est fondée sur une croyance dans la réalité du divin. Le sage s'élève au niveau du dieu.
Mais alors, si la réalité n'est plus que nature, sans Dieu pour la justifier, on ne peut plus voir les rôles sociaux d'en haut avec la certitude que ce qui compte réellement pour bien vivre, est non pas le costume ("leurs masques, leurs cothurnes, leurs robes"), mais la voix qui témoigne en faveur de Dieu.
Pas moyen donc de promouvoir une éthique stoïcienne sur fond d'athéisme. Ce ne serait que singerie.

Commentaires

1. Le dimanche 18 septembre 2016, 11:45 par Elias
"Pas moyen donc de promouvoir une éthique stoïcienne sur fond d'athéisme. Ce ne serait que singerie."
Pourtant certains essayent sérieusement, en invoquant notamment des textes de Marc-Aurèle
https://howtobeastoic.wordpress.com...
2. Le dimanche 18 septembre 2016, 19:24 par Philalèthe
Certes c'est une question polémique car le problème est de savoir ce que veut dire rester fidèle à une philosophie. Or, certains pensent qu'on peut rester très fidèle en trahissant beaucoup. 
Il est question aussi de déterminer l'essence du stoïcisme, tout dépend alors si on le prend comme pratique ou si on le voit comme théorie justifiant une pratique. Je l'ai déjà dit, à mes yeux, le stoïcien prétend justifier sa morale par sa connaissance scientifique du monde (certes quelques-uns jugeront que du seul fait d'employer ici des concepts non stoïciens, je cesse d'être fidèle au stoïcisme au moment même où j'en identifie l'essence...)

vendredi 2 septembre 2016

Une farce d'inspiration stoïcienne.


C'est Sancho qui parle :
" - Ah ! On veut plaisanter avec moi ? Monsieur fait le bouffon ? Très bien ! Et là, maintenant, où alliez-vous ?
- Prendre l'air, seigneur.
- Et où prend-on l'air dans cette isle ?
- Là où il souffle.
- Bien, vous répondez fort à propos ! Vous avez beaucoup d'esprit, jeune homme, mais c'est moi, figurez-vous, qui suis l'air, et qui vous souffle en poupe droit vers la prison. Allez, qu'on l'arrête et qu'on l'emmène, je vais l'y faire dormir, et sans air, cette nuit !
- Par Dieu, dit le jeune homme, vous voudriez me faire dormir en prison ? Autant essayer de me faire roi !
- Et pourquoi donc ne pourrai-je pas te faire dormir en prison ? repartit Sancho. N'ai-je point le pouvoir de t'arrêter et de te relâcher tant qu'il me plaira ?
- Si grand que soit votre pouvoir, dit le jeune homme, il ne suffira pas à me faire dormir en prison.
- Ah, non ? Comment cela ? répliqua Sancho, emmenez-le sur-le-champ là où ses propres yeux le détromperont, même si le geôlier veut user avec toi de sa libéralité intéressée : je lui infligerai une amende de deux mille ducats s'il te laisse mettre un pied hors de la prison.
- Tout cela est plaisanterie, dit le garçon, et je défie quiconque au monde de me faire dormir en prison.
- Dis-moi, démon, s'écria Sancho, aurais-tu quelque ange gardien pour te sortir de là et t'enlever les fers que je compte te faire mettre ?
- Maintenant, monsieur le gouverneur, répondit le garçon d'un air enjoué, soyons raisonnables et venons-en au fait. Mettons que vous m'expédiiez en prison et qu'on m'y mette aux fers et aux chaînes, qu'on m'enferme dans un cachot et que, menacé d'une lourde peine s'il me laisse sortir, le geôlier exécute les ordres reçus : avec tout cela, si je ne veux pas dormir, mais rester toute la nuit sans fermer l'oeil, avec tout votre pouvoir, en aurez-vous assez, monsieur le gouverneur, pour me faire dormir si moi je ne veux pas ?
- Non, assurément ! s'écria le secrétaire, et cet homme a bien tiré son épingle du jeu.
- Ainsi, dit Sancho, si vous restez sans dormir ce sera uniquement de par votre volonté et non pour contrevenir à la mienne ?
- Non, monsieur, répondit le garçon, cette pensée ne m'a même pas effleuré.
- Bon, que Dieu vous garde, reprit Sancho, rentrez dormir chez vous, et Dieu vous donne un bon sommeil car je ne veux pas vous en priver ; mais, un bon conseil, ne plaisantez pas trop avec les gens de justice parce que vous pourriez en trouver un qui vous fasse rentrer la farce dans le gosier." (Don Quichotte, II, chapitre XLIX, La Pléiade, p.870-871)

Commentaires

1. Le lundi 5 septembre 2016, 11:58 par Celpas Nagel
Merci de cet excellent rappel. Le Quijote est bourré d'allusions philosophiques en effet, comme le fameux épisode où l'on présente à Sancho une version du paradoxe du pendu

lundi 29 août 2016

Contre l'expression libre : quand communiquer et expérience veulent dire quelque chose qu'il vaut la peine d'apprendre.

"Recevoir une communication, c'est avoir une expérience élargie et transformée. Nous participons à ce qu'un autre a pensé et senti, et partant notre propre attitude s'en trouve plus ou moins modifiée ; d'ailleurs, celui qui communique s'en trouve lui-même affecté. Essayez de faire part, avec précision et aussi complètement que possible (with fullness and accuracy), d'une expérience à quelqu'un d'autre, surtout si ce que vous avez à communiquer est quelque peu compliqué, et vous découvrirez que votre propre attitude à l'égard de votre expérience en sera changée : autrement vous aurez recours à des explétifs (expletives) et à des exclamations (ejaculations). L'expérience doit être formulée pour être communiquée. Pour la formuler, il faut s'en dégager, la voir comme quelqu'un d'autre la verrait, examiner quel point de contact elle a avec la vie d'un autre, de manière à l'exprimer en permettant à ce dernier d'en apprécier la signification. Sauf s'il s'agit de lieux communs et de clichés (catch phrases), il nous faut assimiler par l'imagination une partie de l'expérience d'un autre pour être en mesure de lui parler intelligemment de notre propre expérience. Toute communication est de l'art." (John Dewey, Démocratie et éducation, 1916, Armand colin, 2011, p. 83-84)

samedi 27 août 2016

Un monde peuplé presque intégralement de stoïciens (un rêve de La Bruyère)

"Se faire valoir par des choses qui ne dépendent point des autres, mais de soi seul, ou renoncer à se faire valoir : maxime inestimable et d’une ressource infinie dans la pratique, utile aux faibles, aux vertueux, à ceux qui ont de l’esprit, qu’elle rend maîtres de leur fortune ou de leur repos : pernicieuse pour les grands, qui diminuerait leur cour, ou plutôt le nombre de leurs esclaves, qui ferait tomber leur morgue avec une partie de leur autorité, et les réduirait presque à leurs entremets et à leurs équipages ; qui les priverait du plaisir qu’ils sentent à se faire prier, presser, solliciter, à faire attendre ou à refuser, à promettre et à ne pas donner ; qui les traverserait dans le goût qu’ils ont quelquefois à mettre les sots en vue et à anéantir le mérite quand il leur arrive de le discerner ; qui bannirait des cours les brigues, les cabales, les mauvais offices, la bassesse, la flatterie, la fourberie ; qui ferait d’une cour orageuse, pleine de mouvements et d’intrigues, comme une pièce comique ou même tragique, dont les sages ne seraient que les spectateurs ; qui remettrait de la dignité dans les différentes conditions des hommes, de la sérénité, sur leurs visages ; qui étendrait leur liberté ; qui réveillerait en eux, avec les talents naturels, l’habitude du travail et de l’exercice ; qui les exciterait à l’émulation, au désir de la gloire, à l’amour de la vertu ; qui, au lieu de courtisans vils, inquiets, inutiles, souvent onéreux à la république, en ferait ou de sages économes, ou d’excellents pères de famille, ou des juges intègres, ou de bons officiers, ou de grands capitaines, ou des orateurs, ou des philosophes ; et qui ne leur attirerait à tous nul autre inconvénient, que celui peut-être de laisser à leurs héritiers moins de trésors que de bons exemples." (Du mérite personnel, 11)

mercredi 24 août 2016

Figures du cygne chez Platon et Baudelaire.

Dans le texte platonicien de l'allégorie de la caverne, l'évasion du prisonnier est une sortie vers les hauteurs du Bien. En revanche l'évasion est sans issue vraiment libératrice dans ces trois strophes extraites du Cygne de Baudelaire :
" Un cygne qui s'était évadé de sa cage,
Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.
Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec
Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,
Et disait, le coeur plein de son beau lac natal :
" Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ?"
Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,
Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,
Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,
Comme s'il adressait des reproches à Dieu."
Comme il est différent ce cygne baudelairien des cygnes platoniciens, tant reliés ici-bas à l'au-delà qu'ils chantent en mourant :
" Eux, dès qu'ils sentent qu'il leur faut mourir, le chant qu'ils chantaient déjà auparavant, ils le chantent alors de façon plus fréquente et plus éclatante, tout à la joie d'aller retrouver le dieu qu'ils servent." (Phédon 85a)
Oiseaux d'Apollon, ils partagent avec Socrate la prescience des biens qu'ils trouveront après la mort (ibid., 85b).
Entre le cygne baudelairien, définitivement loin du ciel, et le cygne socratique, qui y est déjà en pensée, peut-être la mouche wittgensteinienne occupe-t-elle une place intermédiaire, se butant contre les parois du piège mais potentiellement libérée..
Certes le ciel de la mouche wittgensteinienne n'est pas le Ciel.

Commentaires

1. Le samedi 27 août 2016, 19:29 par angle pselac
et le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui ?
Un cygne d'autrefois se souvient que c'est lui
Magnifique mais qui sans espoir se délivre
Pour n'avoir pas chanté la région où vivre
Quand du stérile hiver a resplendi l'ennui.

mardi 23 août 2016

Bloguer n'est pas semer.

"Disséminer est autre chose qu'éparpiller au loin. On sème les graines non en les jetant n'importe comment, mais en les distribuant de sorte qu'elles prennent racine et aient une chance de pousser." (John Dewey, Le public et ses problèmes, 1927)

lundi 15 août 2016

Malheurs animaux, malheurs humains.


On sait que le stoïcisme est un providentialisme : aussi c'est un spécisme, au sens de Singer, car les espèces animales y sont mises par nature au service des hommes. Reste un point commun : hommes et animaux sont identiquement massacrés.
Épictète vient de soutenir que, si Ménélas n'avait pas jugé que c'était un bien pour lui de partir en guerre pour récupérer sa femme, Hélène, alors on n'aurait pas eu l' Iliade, pas plus que l'Odyssée (Pascal n'aurait donc pas dû écrire "Le nez de Cléopâtre : s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé." mais " Le nez de Cléopâtre : si Marc-Antoine n'avait pas jugé aimable le nez de Cléopâtre, etc."). Mais revenons au dialogue entre Épictète et son élève, c'est ce dernier qui dit :
" - Des faits aussi considérables dépendent donc d'une si petite chose ?
- Qu'appelles-tu "faits aussi considérables" ? Des guerres, des séditions, la mort d'un grand nombre d'hommes, la destruction de cités ? Qu'y a-t-il de grands dans tout cela ?
- Ce n'est rien ?
- Mais qu'y a-t-il de grand dans la mort d'une multitude de moutons, dans l'incendie et la destruction d'une grande quantité de nids d'hirondelles ou de cigognes ?
- Les deux choses sont-elles semblables ?
- Tout à fait semblables. Ici ce sont des corps humains qui périssent, là des corps de boeufs et de moutons. Incendies de pauvres habitations humaines ici, de nids de cigogne là. Qu'y a-t-il de grand ou de terrible ? Ou alors montre-moi la différence qu'il y a, en tant qu'habitation, entre une maison d'homme et un nid de cigogne.
- Dans ce cas, la cigogne et l'homme sont semblables ?
- Que veux-tu dire ? Pour le corps, tout à fait semblables. La seule différence, c'est que l'un construit sa maisonnette avec des poutres, des tuiles et des briques, et l'autre avec des branches et de la boue.
- Un homme n'est donc pas différent d'une cigogne ?
- Loin de moi cette idée, mais ce n'est pas en cela qu'ils diffèrent.
- En quoi alors l'homme est-il différent ?
- Cherche et tu trouveras que la différence est ailleurs. Vois si elle n'est pas en ce que l'homme a une conscience refléchie de ce qu'il fait, vois s'il n'est pas différent par la sociabilité, la loyauté, la réserve, la sûreté (du jugement), l'intelligence." (Entretiens, I, 28, trad. Muller, Vrin, p.133-134)
Manifestement c'est le massacre des hommes qui est révisé à la baisse et identifié à un massacre de bêtes. Loin de défendre que les animaux souffrent autant que les bêtes, Épictète transmet l'idée qu'on doit voir les guerres entre hommes comme un phénomène aussi naturel que les destructions des animaux. Le Bien n'est pas dans la paix entre les hommes (Épictète n'envisage même pas qu'on puisse faire la paix avec les animaux, qu'elle soit celle de l'abolitionnisme ou du welfarisme). Les malheurs humains sont aussi insignifiants que les malheurs animaux :
"La grande défaite d'Alexandre, était-ce quand, suivant la légende, les Grecs lancèrent leur attaque et saccagèrent Troie, quand ses frères périrent ? Pas du tout; car on ne subit jamais de défaite par l'action d'autrui. Ce n'était là que saccage de nids de cigogne (...)
- Ainsi quand les femmes sont enlevées, les enfants emmenés en captivité, les hommes égorgés, ce ne sont pas là des maux ?"
De fait il n'y a de ruine que mentale et intérieure :
" Voilà les défaites humaines, voilà le siège et la ruine de la cité : lorsque les jugements sont renversés, quand ils sont détruits."

dimanche 14 août 2016

Le courtisan et le saint.


" Qui considérera que le visage du prince fait toute la félicité du courtisan, qu'il s'occupe et se remplit pendant toute sa vie de le voir et d'en être vu, comprendra un peu comment voir Dieu peut faire toute la gloire et tout le bonheur des saints." (Les caractères ou les moeurs de ce siècle, De la cour, 75)
C'est une pensée inattendue. La Bruyère dénonce généralement la cour et la vanité des courtisans, mais ici il note un point commun entre l'homme vain et le saint (pour La Bruyère, le saint n'est confondu ni avec le clerc, ni avec le dévot, ni même avec l'homme de bien : tantôt le mot désigne l'excellence morale et religieuse, tantôt l'être sanctifié et prié par les vivants) : quoique l'un soit accaparé par un bien imaginaire et l'autre éclairé par le Bien, tous deux partagent la même propriété d'être rendu heureux par la vue de ce qu'ils tiennent pour le Bien, l'un à tort, l'autre à juste titre. Du coup on ne peut pas distinguer Dieu du prince par l'effet qu'ils produisent sur ceux qui les honorent, sauf à opposer peut-être bonheur terrestre à bonheur céleste. Le prince et Dieu ne se distinguent dans ces quelques lignes que par leur valeur intrinsèque, indépendante de ce qu'ils produisent (des réalités incommensurables produisent donc des effets psychologiques qui se ressemblent). À noter que Hobbes, à l'inverse de La Bruyère, oppose le bonheur strictement humain à la béatitude surnaturelle, il écrit en effet dans le Léviathan (Chapitre VI) :
"De quelle sorte est la félicité que Dieu destine à ceux qui l'honorent dévotement, on ne peut pas le savoir avant le moment d'en jouir : il s'agit en effet de joies qui sont pour l'heure aussi incompréhensibles qu'est inintelligible l'expressions scolastique de vision béatifique."
Ignorant que La Bruyère est un penseur catholique et hostile aux esprits forts, on pourrait à tort lire en athée ce chapitre 75 à la lumière de ce qu'écrivait Georges Duby concernant la position de la prière :
"De son Dieu, le chrétien entend être le "fidèle" - et c'est pourquoi la posture du vassal prêtant hommage, à genou, tête nue, mains jointes, devient à cette époque celle de la prière." (Le temps des cathédrales, l'art et la société, 980-1420, Gallimard, 1976, p.61)
Dieu serait alors imaginé à partir du prince. Mais il ne s'agit pas de cela ici. On relèvera pour finir que si le plaisir du courtisan est autant lié à l'activité (voir) qu'à la passivité (être vu), il découle en toute rigueur de l'analogie que le plaisir du saint est aussi d'être vu de Dieu : en cela il se distingue de l'homme de mérite mais ressemble au glorieux ("Il coûte à un homme de mérite de faire assidûment sa cour, mais par une raison bien opposée à celle que l’on pourrait croire : il n’est point tel sans une grande modestie, qui l’éloigne de penser qu’il fasse le moindre plaisir aux princes s’il se trouve sur leur passage, se poste devant leurs yeux, et leur montre son visage : il est plus proche de se persuader qu’il les importune, et il a besoin de toutes les raisons tirées de l’usage et de son devoir pour se résoudre à se montrer. Celui au contraire qui a bonne opinion de soi, et que le vulgaire appelle un glorieux, a du goût à se faire voir, et il fait sa cour avec d’autant plus de confiance qu’il est incapable de s’imaginer que les grands dont il est vu pensent autrement de sa personne qu’il fait lui-même." Du mérite personnel, 14). Il se distingue tout autant par ce trait du prisonnier platonicien qui d'abord contemple une Réalité qui ne peut pas le voir et qui ensuite ne prend pas de plaisir à la contemplation elle-même mais à la conscience du changement dont cette contemplation est l'aboutissement (Platon dans le récit de l'allégorie décrit les progrès du prisonnier d'un point de vue cognitif et non du point de vue du bonheur).
Par leur dépendance à l'égard d'un visage, attribut d'un être jugé supérieur, le saint et le courtisan tiennent aussi de la femme ( "Une femme est aisée à gouverner, pourvu que ce soit un homme qui s’en donne la peine. Un seul même en gouverne plusieurs ; il cultive leur esprit et leur mémoire, fixe et détermine leur religion ; il entreprend même de régler leur cœur. Elles n’approuvent et ne désapprouvent, ne louent et ne condamnent, qu’après avoir consulté ses yeux et son visage." Des femmes, 45)
On retiendra finalement de cette pensée de La Bruyère que la fréquentation des endroits où les vices s'étalent permet une connaissance approchée de ce que les vertus rendent possible.

samedi 13 août 2016

Épictète et La Bruyère sur la Cour.

"Comment se fait-il qu'on devienne instantanément un homme sensé lorsque César vous a préposé à sa chaise percée ? Comment pouvons-nous dire sur le champ : "Félicion m'a parlé avec beaucoup de bon sens" ? Je voudrais qu'il fût chassé de son tas d'excrément pour qu'il te parût aussi sot qu'avant ! Épaphrodite avait à son service un cordonnier, qu' il vendit parce qu'il n'était bon à rien. Par chance, un affranchi de César l'acheta et il devint cordonnier de l'empereur. Tu aurais vu alors comme Épaphrodite lui manifestait son estime ! "Comment va le bon Félicion ? Que je t'embrasse !" Puis, si l'un de nous posait la question : "Que fait le maître ?", on lui répondait . " Il consulte Félicion sur une affaire." Mais ne l'a-t-il pas vendu parce qu'il n'était bon rien ? Qui donc en a soudain fait un homme sensé ?" (Entretiens, I, 19)
"Que d'amis, que de parents naissent en une nuit au nouveau ministre ? Les uns font valoir leurs anciennes liaisons, leur société d'études, les droits du voisinage ; les autres feuillettent leur genéalogie, remontent jusqu'à un trisaïeul, rappellent le côté paternel et le maternel ; l'on veut tenir à cet homme par quelque endroit, et l'on dit plusieurs fois le jour que l'on y tient ; on l'imprimerait volontiers : c'est mon ami, et je suis fort aise de son élévation ; j'y dois prendre part, il m'est assez proche. Hommes vains et dévoués de la fortune, fades courtisans, parliez-vous ainsi il y a huit jours ? Est-il devenu, depuis ce temps plus homme de bien, plus digne du choix que le prince en vient de faire ? Attendiez-vous cette circonstance pour le mieux connaître ?" (De la cour, 57)
Jean Brun dans un de ses cours : "Y en a qui bandent seulement quand ils serrent la main des puissants"

vendredi 12 août 2016

Portrait du philosophe en sacrificateur.

Épictète se rapporte dans les lignes qui suivent à un des "pères fondateurs" du stoïcisme :
"Si nous avons besoin de Chrysippe, ce n'est pas pour lui-même, c'est pour prendre clairement conscience de la nature. Nous n'avons pas davantage besoin du sacrificateur pour lui-même, mais parce que nous croyons que par son intermédiaire nous allons connaître l'avenir et les signes envoyés par les dieux ; nul besoin non plus des entrailles pour elles-mêmes, mais parce que c'est par elles que les signes sont donnés ; et nous n'admirons ni le corbeau, ni la corneille, mais le dieu qui, par eux, nous envoie des signes." (Entretiens, I,17)
On découvre ici que la science sur laquelle repose l'éthique stoïcienne est pensée en termes réalistes : le savoir scientifique fait connaître la Réalité. Les prétendants au titre de stoïciens contemporains devront donc non seulement batailler contre le savoir scientifique contemporain (en désaccord avec le providentialisme stoïcien) mais aussi contre les conceptions anti-réalistes de la science (on ne peut pas en toute logique être idéaliste et stoïcien à la fois).
Cette éthique grandiose repose sur une conception de la science comme connaissance grandiose d'un univers lui-même grandiose.
Elle ne résiste pas à la transformation de la science en connaissance modeste d'un univers dépourvu intrinsèquement de toute valeur.

jeudi 11 août 2016

Que faut-il faire avant de prendre soin de son âme ?

Dans les Entretiens (I, 17), Épictète pose le problème de l'analyse de la raison : par quoi peut-elle être analysée sinon par elle-même ? En effet si c'est une autre raison qui doit analyser la raison, on entre dans une régression à l'infini. Mais Épictète s'imagine interrompu par un disciple avide de "conseils de vie" :
"Oui, mais il est plus urgent de prendre soin de son âme " et autres propos du même genre." (trad. Muller, Vrin, p. 97)
Épictète rétablit alors la priorité de la logique sur l'éthique (dit autrement, aucune éthique ne peut être sérieusement défendue tant qu'on ne dispose pas des moyens de connaître la vérité et de vérités justifiant la valeur de l'éthique en question) :
"Veux-tu m'entendre sur cette question ? Écoute. Supposons que tu me dises : " J'ignore si ton argumentation est vraie ou fausse ", ou bien que, dans le cas où j'emploierais un mot ambigu, tu me demandes : " Distingue les significations "; eh bien, je ne supporterai pas non plus tes interruptions et je te répondrai : "Mais il y a plus urgent !". C'est la raison pour laquelle je pense, on place la logique en tête, tout comme nous commençons par examiner la mesure quand nous mesurons le blé."
Ce billet vient à l'appui d'un précédent, destiné comme celui-ci à rappeler que l'éthique était pensée par les stoïciens comme fondée sur une connaissance vraie de la réalité (d'où une conséquence : l'ontologie stoïcienne, étant détruite par la science, au premier plan l'évolutionnisme, l' éthique qui en dépend ne peut pas être conservée avec l'idée qu'elle a une indépendance par rapport aux prétendues connaissances qui étaient censées la justifier).
Ressusciter le stoïcisme aujourd'hui passerait par un combat perdu d'avance contre le savoir sur l'univers dont nous disposons.
La morale stoïcienne était en un sens une morale scientifique.

mercredi 27 juillet 2016

Le fondamentalisme : contre-coup d' une politique moralement minimaliste ?

" Demander aux citoyens démocratiques de laisser au vestiaire leurs convictions morales et religieuses au moment d'entrer dans l'espace public peut apparaître comme un moyen sûr de garantir tolérance et respect mutuels dans la discussion. En pratique cependant, l'inverse peut être vrai. Traiter d'importantes questions publiques tout en prétendant le faire dans des conditions de neutralité qui ne peuvent pas être obtenues est le meilleur moyen de s'assurer des retours de bâton et du ressentiment. Le politique vidé de tout engagement moral substantiel entraîne un appauvrissement de la vie civique. C'est aussi la porte ouverte aux moralismes étriqués et intolérants. Les fondamentalistes appuient fortement là où les libéraux craignent d'avoir la main trop lourde." (Michael J.Sandel, Justice, Albin Michel, 2016, p.357)

Commentaires

1. Le jeudi 28 juillet 2016, 17:48 par Elias
Cela me semble faire écho à certaines considérations qu'on lit actuellement à propos du rôle de la laïcité dans l'explication de la surreprésentation des francophones parmi les djihadistes. Voir par exemple ce texte récent d'Olivier Roy
"La surreprésentation des francophones parmi les djihadistes est déterminante, non pas parce que ceux-ci auraient souffert de la laïcité française, puisque la plupart d’entre eux n’avaient pas de pratiques religieuses avant de devenir djihadistes, mais parce que l’espace francophone a un problème de déculturation bien plus grand que les autres, que ce soit en France, en Belgique ou même au Maghreb.
Le fondamentalisme vient d’abord de la déculturation du religieux, qui est porteuse de violence symbolique susceptible de se transformer en violence réelle. [...] La laïcité française n’arrange pas les choses, non pas à cause de sa pratique autoritaire, mais parce qu’elle participe de la déculturation du religieux en refusant sa pratique publique."
source : http://cjpp5.over-blog.com/2016/07/...
2. Le mercredi 3 août 2016, 10:43 par Philalèthe
Merci de ce rapprochement !
Éthicien de la vertu, Sandel défend la valeur d'une politique de la vertu, d'un Droit positif vertueux. Prendre en compte aussi les religions (et pas seulement les réflexions philosophiques) dans "une politique de l'engagement moral" n'est pas justifié par un souci de n'exclure aucune culture mais par l'effort de déterminer avec les religions la vie bonne, qu'il comprend de manière absolutiste mais aussi faillibiliste, en dehors de tout relativisme culturaliste mais aussi en dehors de tout intérêt pour une restauration, fût-elle aristotélicienne.
Voici les presque dernières lignes du livre :
" Certains considèrent comme une transgression civique tout engagement public sur des questions relatives à la vie bonne ; ils y voient un outrepassement des limites de la raison publique libérale. Nous pensons souvent qu'il faudrait soustraire la politique et le droit aux considérations morales et religieuses parce que ces dernières autoriseraient la contrainte et encourageraient l'intolérance, C'est une inquiétude légitime. Dans les sociétés pluralistes, il existe des désaccords moraux et religieux entre les citoyens. Même si, comme j'y ai insisté, la neutralité de l´État en la matière est impossible, cela implique-t-il nécessairement que la politique menée s'affranchisse de l'exigence de respect mutuel ?
Je crois qu'à cette question l'on peut répondre non. Il nous faut cependant pour cela une vie civique plus dense et plus engagée que celle à laquelle nous nous sommes accoutumés. Au cours des dernières décennies, nous en sommes venus à supposer que c'est respecter les convictions morales et religieuses de nos concitoyens que de les ignorer (au moins à des fins politiques) afin de ne pas les perturber et de conduire notre vie publique - autant que possible sans s'y référer. Mais cette attitude d'évitement traduit une forme de respect trompeuse. Souvent elle implique la suppression du désaccord moral plus que son évitement. Cela peut entraîner des retours de bâton et nourrir le ressentiment."
Du livre se dégage l'idée que ce que nous appelons laïcité (le concept n'apparaît pas dans l'ouvrage) repose sur une idée particulière de la vie bonne et n'est en rien neutre éthiquement. Dans une telle conception, soit le Droit positif repose sur une idée de la vie bonne implicite (même s'il est défini comme indépendant de l'éthique), soit il va de pair avec une explicitation de la base éthique qui justifie l'accord au sein du droit positif de tel ou tel droit subjectif. Mais une idée de la vie bonne peut ne pas être conforme à ce qu'est la vie bonne (d'où ma référence à l'absolutisme et au faillibilisme).
3. Le jeudi 11 août 2016, 18:41 par Angela Cleps
Tout le problème est de savoir ce que "laisser au vestiaire leurs convictions morales et religieuses au moment d'entrer dans l'espace public"
Cela veut-il dire : les abandonner ? ou bien : en faire abstraction ?
la laïcité n'a jamais voulu dire le premier, mais le second. Le second est très difficile; il suppose une éducation , à laquelle la plupart de ceux qui ont des convictions religieuses et des pratiques du même ordre ont bien du mal à se débarrasser. Mais c'est arrivé : bien des juifs, des catholiques et des protestants en France dans le passé ont gardé leurs convictions religieuses, mais les ont mises non pas au vestiaire , mais en sourdine, ce qui veut dire qu'ils ont éprouvé bien des dilemmes et des tensions. Cela demande une éducation. Cela a pris en gros deux siècles en France.
Pas clair que l'Islam ait atteint ce niveau , et puisse faire le même chemin, et c'est tout le problème.
4. Le vendredi 12 août 2016, 11:18 par Astwin
"Mais une idée de la vie bonne peut ne pas être conforme à ce qu'est la vie bonne (d'où ma référence à l'absolutisme et au faillibilisme)." Ces deux conceptions s'affrontent et peuvent difficilement trouver d'accord, même par l'éducation à la laïcité à la française. En effet, ceux qui ont une conception absolutiste peuvent avoir le plus grand mal à accepter que le Droit positif puisse contredire leur spiritualité et ainsi poser des difficultés quant à la cohérence de leur propre vie au risque même de considérer que la société se dégrade. A contrario, cette conception absolutiste peut être vue comme une menace du bien-vivre ensemble par ceux qui ne la partagent pas en s'inquiétant éventuellement du prosélytisme qui pourrait s'en dégager et qui heurterait leurs convictions personnelles.
5. Le vendredi 12 août 2016, 11:23 par Philalèthe
Oui, accepter pour un croyant la laïcité revient à voir sa religion doublement, en termes absolus quand il la pratique, et, en termes relatifs quand, en tant que citoyen, il la place sur le même plan quant à sa valeur que les autres religions, l'agnosticisme, l'athéisme, etc. Cette position qui revient à être dedans la religion et en dehors à des moments différents repose sur la subordination de la morale religieuse à la morale laïque, rationnelle, et nécessairement à une révision à la baisse de la religion à laquelle on adhère. Une telle révision à la baisse, liée à la transformation des croyances religieuses en croyances privées est certes conditionnée par une éducation mais elle s'est constituée aussi dans un contexte de déchristianisation qui a aussi bien conduit sous les coups de boutoir des sciences à une lecture non-littérale des textes sacrés.
6. Le samedi 13 août 2016, 02:09 par Angela Cleps
je ne vois pas pourquoi le croyant ne pourrait pas , même en régime laïque - c'est à dire même en ne manifestant pas sa croyance publiquement - voir sa religion en termes absolus. L'habit ne fait pas le moine.
En revanche, dans un monde sécularisé, le croyant aura du mal dans des décisions quant aux rapports entre les sexes, quant à la vie et la mort, etc.
Pourquoi devrait il renoncer à sa morale religieuse ?
7. Le samedi 13 août 2016, 09:36 par Philalèthe
à Angela :
Voir sa religion seulement en termes absolus revient à ne pas confiner sa valeur à la sphère privée et à exiger que l'espace public soit organisé en fonction d'elle. Il ne suffit pas qu'elle règle les rapports entre les sexes, avec la vie et la mort etc. Mais je suis d'accord avec vous si vous voulez dire que dans le cadre de la laïcité, dans la vie privée la religion fournit des normes inconditionnelles. Mais, "sorti de chez lui", le croyant éclairé, pour parler comme Bouveresse, relativisera la valeur de cela même à quoi il conférait une valeur indiscutable.
8. Le samedi 13 août 2016, 09:43 par Philalèthe
à Astwin
D'accord mais ce que laisse penser Sandel est que la laïcité repose sur une idée de la vie absolument bonne et que sa neutralité morale est totalement illusoire. Et le problème qu'il soulève est le suivant : une vie, où le religieux et le spirituel sont confinés dans l'espace privé, est-elle une vie réellement bonne ? Il va de soi que chez Sandel ne se cache pas derrière la formulation du problème l'exigence d'un fondamentalisme religieux particulier.
9. Le samedi 13 août 2016, 18:10 par angela
Je ne vois pas pourquoi le croyant, même éclairé , devrait relativiser la valeur de sa religion et son engagement, une fois entré dans l'espace public. Il peut faire ce qu'ont fait les chrétiens dans l'empire romain: faire semblant de respecter les dieux et César. Evidemment, quand il exigera que César obéisse au christianisme, il y aura du rififi .
10. Le dimanche 14 août 2016, 09:40 par Philalèthe
à Angela :
Mais le croyant que vous décrivez là n'a rien d'éclairé, si être éclairé veut dire concevoir que d'autres religions et aussi bien l'athéisme peuvent aller avec valeur spirituelle et morale (cf Bouveresse in Que peut-on faire de la religion ? "Pour le croyant l'espace de sa religion a cessé largement de coïncider non seulement avec l'espace de la religion tout court qu'il accepte de voir occupé également par d'autres religions, mais aussi avec l'espace de la spiritualité, qu'il est capable de partager sans conflit avec bon nombre d'incroyants.").
Le croyant qui fait semblant n'est juste qu'un absolutiste prudent, convaincu dans son for intérieur que la bonne politique devrait se subordonner aux normes et valeurs religieuses. Le croyant sincèrement laïque navigue, comme le dit encore Bouveresse. entre un point de vue "engagé" qui s'exprime dans sa vie privée et un point de vue "désengagé" où il se voit occupant parmi les autres un point de vue parmi d'autres (voir sa religion de ce point de vue "désengagé" fait d'ailleurs courir le risque de n'y voir qu'une tradition culturelle, à laquelle on tient seulement par conditionnement social).