mardi 23 janvier 2018

La raison des rideaux : un éloge de la lumière tamisée.

Tant que le soleil est allégorique, on peut le regarder en face ; certes le prisionnier échappé de la caverne aura besoin de temps mais il y arrivera (La République, VII, 516b).
En revanche, quand le soleil est le vrai, il est comme la mort, on ne peut pas le regarder en face, La Rochefoucauld l'a écrit (maxime 26, édition de 1678).
Mais peut-on raisonner au soleil ? Ce n'est pas l'avis de Théodore-Malebranche qui presse Ariste de s'enfermer à l'intérieur, et ce dernier se prend au jeu :
" Ariste : (...) Doublons le pas... Grâce à Dieu, nous voici arrivés au lieu destiné à nos entretiens. Entrons... Asseyez-vous... Qu'y a-t-il qui puisse nous empêcher de rentrer en nous-mêmes pour consulter la Raison ? Voulez-vous que je ferme tous les passages de la lumière, afin que les ténèbres fassent éclipser tout ce qu'il y a de visible dans cette chambre et qui peut frapper nos sens ?
Théodore : Non, mon cher. Les ténèbres frappent nos sens aussi bien que la lumière. Elles effacent l'éclat des couleurs. Mais à l'heure qu'il est, elles pourraient jeter quelque trouble, ou quelque petite frayeur dans notre imagination. Tirez seulement les rideaux. Ce grand jour nous incommoderait un peu, et peut-être trop d'éclat à certains objets... Cela est fort bien ; asseyez-vous." (Entretiens sur la métaphysique et sur la religion, Vrin, 2017, p. 158)
Rendre le sensible insignifiant, ce n'est donc pas le rendre invisible : trop de lumière et les couleurs prendront le pouvoir, dopant l'imagination ! Pas de lumière et l'imagination, cette fois impressionnée par le noir, fera encore des siennes !

Commentaires

1. Le jeudi 25 janvier 2018, 15:45 par gerardgrig
C'est un peu étrange, ce philosophe qui manque singulièrement d'attention et de concentration, au point de se laisser dissiper par des objets trop éclairés, et qui a peur dans le noir, parce qu'il croit aux fantômes ! Les idées nouvelles ne viennent-elles pas de tout ce qui nous bouscule et nous importune dans notre monde trop tranquille ? N'est-ce pas une joie de l'esprit de contempler les formes et les couleurs du monde ? L'obscurité n'est-elle pas propice à la méditation ? Et surtout, ce philosophe ne dit pas l'essentiel : s'il faut suffisamment de lumière, c'est pour voir l'Autre en chair et en os, avec ce qu'il dit par ses mimiques, ses gestes et son regard, car le vrai dialogue a toujours une épaisseur humaine. Enfin, la lumière tamisée et le rideau ne conviendraient-ils pas plutôt au décor du libertinage ? Il est vrai qu'il y a eu des libertins de pensée.
En tout cas, on ne dira pas, comme s'il s'agissait de théâtre : "La philosophie ? Rideau !".
2. Le jeudi 25 janvier 2018, 16:22 par Philalèthe
Ah, vous réagissez en philosophe empiriste, sensualiste, pensant que les idées viennent de la perception ! Malebranche le rationaliste déprécie la perception au profit de la raison, le sensible au profit de l'intelligible. 
Quant au dialogue, il le croit d'autant plus fécond qu'on peut faire abstraction du corps de l'autre dont le nom ne s'écrira pas avec une majuscule, celle-ci est réservée à la Raison, à Dieu. 
Quant au libertinage... Lisez le titre de la première partie du chapitre XX du premier livre de son opus De la recherche dela vérité :
" Que nos sens ne nous sont donnés que pour la conservation de notre corps."
Pour enfoncer le clou, quelques lignes tirées de ce même ouvrage :
" Ainsi ceux qui veulent s'approcher de la vérité pour être éclairés de sa lumière, doivent commencer par la privation du plaisir. Ils doivent éviter avec soin tout ce qui touche et tout ce qui partage agréablement l'esprit : car il faut que les sens et les passions se taisent, si l'on veut entendre la parole de la vérité " (Livre IV, chapitre XI, II, La Pléiade, p. 452)
3. Le samedi 27 janvier 2018, 17:36 par gerardgrig
Les conseils pratiques, pour le confort du dialogue des philosophes, ont une utilité marginale. Mais n'est-ce pas tout l’enseignement de la sagesse, qui a une utilité marginale ? Il y a un âge « philosophique », ou bien une petite santé limitative, qui nous mettent définitivement à l’abri des pulsions guerrières et reproductives. Comme dans le cas des crises qui s'achèvent toutes seules, ou des conflits qui n’ ont plus de combattants, on pourrait dire que les conseils de sagesse sont utiles, mais quand on n’ en a plus vraiment besoin.
4. Le samedi 27 janvier 2018, 21:04 par Philalèthe
Ah, là, vous sortez les armes lourdes !
Je doute en fait qu'il suffise que libido et agressivité s'affaiblissent pour accéder à la sagesse, les fins de vie seraient plus sereines si c'était le cas. Je ne crois pas non plus que la sagesse ait comme conditions nécessaires une libido et une agressivité faibles. Le cynique donne une forme philosophique à son agressivité, l'épicurien a une sexualité sans amour mais pas sans plaisir, quant au stoïcien, sa sexualité et son agressivité peuvent s' exprimer dans le cadre de ses devoirs. Ces sagesses ne sont pas des rationalisations de l'asthénie mais plutôt des stylisations de la vie brute.
Mais qui a été réellement sage, me direz-vous ? Des stoïciens, comme Marc-Aurèle, Épictète, Sénèque ont eu sans cesse conscience de la distance entre ce qu'ils furent et ce qu'ils auraient dù être ; s'ils s'enseignent, comme Marc-Aurèle, ou enseignent aux autres ce qu'on devrait être, c'est précisément parce qu'ils ne sont pas des sages en acte, mais plutôt des apprenants. Sans doute qu'on ne peut pas faire mieux que tendre vers cet idéal régulateur qu'est le sage, mais ce n'est pas rien. Sur ce point, je partage l'avis de La Rochefoucauld : cet enseignement de la sagesse peut beaucoup contre les maux passés et à venir même si les maux présents la réduisent à des mots sans portée.
Certes, plus dubitativement, on peut aussi voir l'enseignement de la sagesse, dans son émission comme dans sa réception, comme un divertissement, au sens de Pascal, associé à une satisfaction d'amour-propre. Même si son efficace se réduisait à cela, elle ne serait pas nulle..

lundi 22 janvier 2018

Nazisme et herméneutique du soupçon : valeur et limite du rapprochement.

Quel rapport établir entre le nazisme et la philosophie ? J'ai posé la question il y a longtemps déjà à travers un texte surprenant de Julien Benda. Aujourd'hui ce sont quelques lignes du dernier livre de Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie (Gallimard, 2017), qui relance mon intérêt :
" Cette herméneutique biologique et médicale, cette lecture raciologique de l'art, est également mobilisée pour d'autres réalités culturelles, comme la philosophie grecque : une oeuvre philosophique n'est pas l'expression abstraite d'une idéalité absolue. Elle est incarnée, fille de son temps, du sol et du sang. Avant la rédaction de Mein Kampf par Hitler (1924) ou du Mythe du XXème siècle par Alfred Rosenberg (1935), l'idéalité philosophique, cette prétention sinon à l'absolu, du moins au général, avait déjà été interrogée par les philosophes du soupçon, qui en avaient montré toute la relativité à un temps, à un lieu, voire à une idiosyncrasie physique : Marx avait référé la pseudo-universalité philosophique à ses conditions de production socio-économiques, Nietzsche avait disserté sur le "problème de Socrate ", cette idiosyncrasie du raté qui se voue par ressentiment à la dialectique, et Freud avait rendu le moi et la raison du sujet victorien plus humbles devant les puissances formidables du ça.
Les nazis participent pleinement de cette démarche du soupçon adressé à la raison, d'autant plus que son règne est solidaire du cosmopolitisme libéral et délétère imposé par la Révolution Française et l'idéologie des droits de l'homme. Curieusement, c'est de Freud que, sans oublier Nietzsche, les nazis sont les plus proches. Eux aussi développent une exégèse psychophysique des oeuvres de l'esprit, à la réserve, d'importance, que ni Freud ni Nietzsche ne lient l'expression de la pensée ou de la création artistique à un quelconque déterminisme racial." (pp. 26.27)
Qui parle d'idéologie des droits de l'homme ? Est-ce l'historien qui écrit ces lignes ou son objet d'étude, les nazis ? On ne sait pas vraiment.
Reste que le mot d'idéologie est pertinent pour qualifier le nazisme. Le nazisme comme idéologie : cela le remet à sa place, du point de vue de la connaissance.
Certes, vues par un historien, il n'y a peut-être pas un abîme entre une idéologie et une philosophie : dans les deux cas, au minimum, elles peuvent être des documents éclairant l'objet de l'historien. Mais, quand un philosophe lit Freud ou Nietzsche ou Marx, il ne met pas longtemps à identifier ce qui distingue leurs textes des textes des intellectuels nazis : d'un côté a work in progress avec une richesse et une complexité argumentatives destinées à s'approcher de la vérité, de l'autre une argumentation propagandiste qui singe la philosophie. Aussi les textes de Freud, Nietzsche, Marx gardent-ils aujourd'hui leur pouvoir de stimuler la réflexion et grâce à eux les élèves qui le désirent mettent en question leurs certitudes, s'élèvent intellectuellement ; ceux de Hitler ou de Rosenberg, qui singent la vraie réflexion rationnelle, ne trompent que ceux qui n'ont pas assez cultivé la philosophie pour ne pas être sensible à l'immense différence entre un corpus philosophique et un corpus idéologique, ce qui ne veut pas dire que certaines oeuvres ne sont pas difficilement classables, ce qui ne veut pas dire non plus que certaines lignes de grands philosophes ne sont pas dignes d'eux...
Prendre au sérieux l'idéologie nazie ne doit pas conduire à voir entre elle et les philosophies du soupçon un air de famille pour la bonne raison qu'il ne suffit pas que des thèses déterministes biologistes soient défendues (toujours) par Hitler et (ici et là) par Nietzsche pour qu'on y voie deux oeuvres ressemblantes car le jugement doit porter autant sur les thèses que sur ce qui les précède et les suit dans les textes où elles se trouvent et dans les autres textes du philosophe en question. Ainsi, entre un subtil rhéteur et un franc philosophe qui soutiennent la même thèse, il y aura toujours un monde entre leurs modalités d'argumentation et leur propre rapport avec la thèse présentée. Dit autrement, on l'aura compris, la vieille distinction platonicienne entre convaincre et persuader n'a pas pris à mes yeux un coup de vieux, malgré la déconstruction et le brouillage relativiste et post-moderniste des frontières. On peut donc imaginer une épreuve de philosophie où l'élève, l'étudiant, face à des textes anonymes, devraient distinguer ceux porteurs d'argumentations défendables (à défaut d'être vraies) et ceux défendant des argumentations faibles.
Certes, pour croire dans cette distinction, on pourra bien avoir critiqué "vérité" et "raison" mais ça aura été en respectant la vérité et la raison qu'on l'aura fait...

Commentaires

1. Le lundi 22 janvier 2018, 23:06 par Arnaud
« Il n’y a jamais eu de science sans présupposés, une science ‘objective’, vierge de valeurs et dépourvue de vision du monde. Le fait que le système de Newton a conquis le monde n’a pas été la conséquence de sa vérité et de sa valeur intrinsèque ou de sa force de persuasion, mais plutôt un effet secondaire de l’hégémonie politique que les Britanniques avaient acquise à cette époque et qui s’est transformée en empire. […] Les faits sont simplement les suivants : une idée née des Lumières –c’est-à-dire une idée issue de la civilisation occidentale à une époque bien précise- s’est érigée en vérité absolue et a proclamé qu’elle était un critère valable pour tous les peuples et à toutes les époques. Nous avons là un parfait exemple d’impérialisme occidental, une impudente affirmation de sa suprématie. »
La citation est de Ernst Krieck, idéologue nazi convaincu, qui écrivait ces mots en 1942
2. Le mardi 23 janvier 2018, 16:12 par Philalèthe
Oui, le nazisme a une dimension relativiste. Ces lignes sont-elles tirées de La loi du sang (Chapoutot, 2014) ?
Le texte est en tout cas bien choisi donc embarrassant : valeur et limite de l'opposition !
Plus sérieusement : ces lignes mettent bien en évidence que pour savoir à quoi on a affaire il faut le contexte qui n'est sans doute pas seulement l'ouvrage duquel les lignes sont tirées et les autres ouvrages du même auteur mais aussi le contexte social etc. 
Bien sûr en sceptique on peut penser qu'on appelle idéologie la philosophie de l'ennemi ou philosophie notre propre idéologie... Mais je reste favorable à une conception disons réaliste de la philosophie, malgré sa diversité. Certes, entre des textes facilement identifiables comme philosophie (la CRP) ou comme idéologie (Mein Kampf), il y en a dont le classement dans un ou l'autre des deux ensembles fera polémique...
À moins que l'opposition dans mon discours ne soit qu'un vieux reste en moi d'une influence althussérienne...
3. Le mardi 23 janvier 2018, 17:58 par Arnaud
Cette citation n'est, hélas, que de seconde main : elle est tirée de Pseudosciences et postmodernisme de Sokal, mais étant donné la date indiquée (1942) elle provient probablement de Natur und Wissenschaft de Ernst Krieck...
4. Le mardi 23 janvier 2018, 20:10 par Philalèthe
Merci !
Je trouve dans Chapoutot (2014) cette citation de Krieck tirée de sa contribution en 1939 au livre de Wilhelm Pinder et Alfred Stange, Deutsche Wissenschaft. Arbeit und Aufgabe :
" La philosophie telle qu'on l'entend généralement est caractérisée par un principe universaliste. Le fait que la vision du monde national-socialiste (...) met fin à tout universalisme pour le remplacer par le principe de la race, devait conduire logiquement à déclarer la fin de la philosophie (...) pour la remplacer par une cosmologie et une anthropologie raciste."
5. Le mercredi 24 janvier 2018, 20:54 par gerardgrig
Au palmarès des inclassables, le Nietzsche de « La Généalogie de la morale » et le Jeune Marx tiendraient bien leur place. Ils ont réussi le tour de force d'être antisémites, tout en ne l'étant pas, ou bien l’inverse. On aurait tendance à dire que la philosophie est une chose trop complexe, et qu’ elle devrait rester ésotérique, car bien souvent, nous autres simples mortels, nous n’ y entendons goutte.
6. Le dimanche 28 janvier 2018, 09:34 par Julius Bendus
merci pour cette référence à Chapoutot. Il
a , à mon sens, tout à fait raison. Bien sûr Marx, Nietzsche , et peut être aussi Freud ( mais sans doute bien moins ce dernier car il te tenaient comme incarnant la science juive) ne sont pas des idéologues nazis. Mais les nazis ont appris auprès d'eux à se référer aux origines des idées dans la vie, dans le monde social, dans l'inconscient, et à référer les thèses des penseurs philosophes à leurs sources causales. Combien de passages de Nietzsche jugeant Kant sur ses habitudes mentales? Les nazis sont bien entendu des philosophes de bazar, mais ils ont compris que Marx, Nietzsche et Freud usaient sans cesse de l'argument génétique ( ou si vous préférez confondre le contexte de découverte avec celui de justification). Cet argument génétique est le ferment de l'anti-rationalisme.
J'avais donc fondamentalement raison, dans le texte que vous citiez sur votre blog en 2010 , de voir dans l'existentialisme aussi, dans le culte de la vie, la source de l'anti-raison.
7. Le dimanche 28 janvier 2018, 09:55 par Philalèthe
Je suis d'accord avec vous, Julius Bendus : la destruction d'une thèse par la seule identification d'un contexte de découverte nécessairement toujours local et contingent ne prend pas en compte ce que Bourdieu a exposé clairement, le fait qu'on peut avoir un intérêt particulier à découvrir des vérités universelles, tout le problème étant pour une société d'instituer des lieux de recherches où chacun a un intérêt personnel à produire des propositions vraies, donc impersonnelles.
Et je suis d'accord pour appeler philosophie de bazar une idéologie. Maic ce qui me frappe dans cette affaire, est qu'une lecture purement historique des textes nazis révise largement à la hausse leur valeur intellectuelle. Chapoutot insiste souvent sur le sérieux des constructions nazies sans assez mettre en relief par exemple leur incohérence, par exemple le fait que les nazis accusent le Traité de Versailles d'être injuste, ce qu'ils ne devraient pas faire logiquement du point de vue de leur morale qui justifie le plus fort.
8. Le dimanche 28 janvier 2018, 15:46 par gerardgrig
Dans ce domaine, la sophistique des Nazis était inépuisable. En 1919, nous n’ étions pas les plus forts, nous avions triché !
Les Nazis étaient très informés. Mais ils connaissaient les grands auteurs surtout par des ouvrages de seconde main. De toute façon, ils n'en gardaient que ce qui pouvait servir leur idéologie, au prix de quelques manipulations. Leur information suivait parfois un trajet étrange, une « chaîne causale déviante » dirait notre Pr Scalpel, comme par exemple quand ils redécouvraient Clausewitz en lisant Lénine, qui en avait fait la Bible de sa stratégie. En retour, Lénine et Trotski s' initieront au vitalisme et à l'apologie de la force, par la lecture de Jack London.
Sur la réévaluation intellectuelle du nazisme, il y a eu le livre facile de Vullierme, « Miroir de l’Occident ». Pour lui, le nazisme est le pur produit de la civilisation occidentale, et il reviendra. Hitler n’ était pas seulement l’ auteur d’ un livre de propagande pour Feldwebels. C’ était, paraît-il, un vrai penseur, l’auteur de nombreux ouvrages, dont l’un portant déjà sur la mondialisation économique. On n’ en sait pas plus, mais on se doute que son livre d'économie ne doit pas comporter beaucoup de maths et de stats, mais plutôt une forte dose d’ idéologie complotiste.
9. Le lundi 29 janvier 2018, 08:59 par Julius Bendus
J'ai lu le livre de Vuillmerme, qui est fort intéressant. Il voit dans les nazis des imitateurs de Taylor, et des planificateurs . Il ne faut pas oublier qu'il y avait parmi eux des gens intelligents, comme Speer.
Un philosophe peut toujours se faire récupérer par une idéologie, même quand il ne donne pas cette forme à ses écrits, à la différence de Marx et de Nietzsche, dont il faut quand même dire qu'ils ne sont pas toujours au top au niveau théorique.
10. Le lundi 29 janvier 2018, 16:49 par gerardgrig
Dans "La Généalogie de la morale", Nietzsche reprenait la théorie de l'invasion aryenne, avec ses conquérants caucasiens aux cheveux blonds qui s'étaient répandus dans l'Inde du Nord et en Europe, qui étaient les véritables importateurs de l'hindouisme, et qui étaient la noblesse d'un d'âge d'or dont il fallait retrouver les valeurs. Cette théorie était largement admise au XIXème siècle. Néanmoins, le nazisme a rendu cette théorie dangereuse, outre qu'elle est âprement discutée par les archéologues, car les fouilles n'ont mis à jour aucun vestige pouvant la justifier.
Néanmoins les véritables vestiges, pouvant valider cette théorie, auraient été produits par l'étude comparée de la mythologie et de l'organisation sociale ternaire des peuples de langues indo-européennes, comme chez Georges Dumézil, ainsi que par la linguistique, qui reconnaît le sanskrit comme racine de ces langues. Ces études ne s'appuient pas sur des coïncidences. Il reste que les travaux de Dumézil ont aussi suscité une polémique, et qu'il vaut mieux prendre des pincettes pour en parler dans une discussion d'amis.
11. Le jeudi 1 février 2018, 16:51 par Philalèthe
à Julius Bendus :
Certes, mais y a-t-il eu un seul grand philosophe " au top d'un point de vue théorique " ? Le progrès (au sens neutre) de la philosophie ne naît-il pas de l'existence constante de failles théoriques dans toute philosophie ? Sans compter les insuffisances empiriques, sans cesse identifiables  grâce aux progrès des sciences.
12. Le lundi 5 février 2018, 02:40 par Julius Bendus
Etre au top ne veut évidemment pas dire
être infaillible. Cela veut dire : s'efforcer
de chercher honnêtement la vérité et ne pas en dire plus qu'on n'en sait ni donner des explications dont le seul critère est qu'elles satisfont leurs auteurs. Marx et Nietzsche, de même que Freud, ne sont pas toujours au top. Quant aux failles empiriques, la philosophie n'est pas la science. Mais elle a aussi le devoir de ne pas la contredire, et si une de ses théories (de la philosophie) va contre la science, d'exercer son droit d'examen sur elle-même, pas sur la science.
13. Le lundi 5 février 2018, 08:57 par Philalèthe
La difficulté avec cette subordination partielle de la philo à la science vient de ce que le philosophe n'a plus les moyens de s'assurer que  les connaissances produites par les scientifiques sont vraies, il doit donc leur faire confiance, mais imaginez une confiance de ce genre à une époque où la biologie était raciste ! Certes on peut espérer que par suite de l'efficacité d'une division accrue du travail intellectuel, depuis que les philosophes ne peuvent plus être scientifiques, toutes les sciences ont bel et bien fait leur "rupture épistémologique" et qu'elles sont donc productrices de vérités, mais si le raisonnement semble acceptable pour la physique ou la bio, l'est-il vraiment pour les sciences humaines ?
14. Le lundi 5 février 2018, 18:05 par gerardgrig
Le problème ne se poserait peut-être pas si les scientifiques lisaient Ronald Dworkin. Ils comprendraient que le monde est vrai parce que le monde est beau, et que cela s’inscrit dans une religion sans Dieu.

mercredi 17 janvier 2018

Garder raison par gros temps.

Voici une phrase qui me plaît, ajustée à notre époque, bien que son auteur ne soit pas un de nos contemporains :
" Aujourd'hui, on n'ose plus dire du bien de l'entendement et de la raison, et l'on tient le "rationalisme" pour mort en s'efforçant d'être irrationnel et peu raisonnable."
Elle est de Hans Schwarz, un des rares kantiens professionnels, à avoir cherché à populariser la pensée du philosophe de Königsberg en plein nazisme. Son livre s'appelle Kant und die Gegenwart - Volkstümlich dargestellt. Johann Chapoutot, qui est la source de mon billet à travers son dernier ouvrage, La révolution culturelle nazie (Gallimard, 2017), traduit le titre du livre de Hans Schwarz par Kant pour aujourd'hui- Essai de vulgarisation. L'historien français reconnaît que ladite traduction est "faible", c'est, écrit-il, " un Kant pour la race, pour le Volkstum ." (p. 126). À dire vrai, il y a dans Volkstum moins l'idée de race que celle du peuple dans sa dimension traditionnelle, on pourrait tenter Kant et le présent. Pour le peuple allemand. Sans tourner autour du pot, disons que l'auteur nazifie Kant mais modérément, d'où la phrase initiale, si peu nazie. Je laisse découvrir l'analyse que Johann Chapoutot fait de ce léger détournement.
On peut lire aussi dans le même ouvrage un article qui revisite Eichmann dans un sens vraiment non-arendtien. Jugez plutôt :
" Adolf Eichmann semble avoir été le roué metteur en scène de sa banalité, un acteur confirmé, qui a su jouer de stéréotypes rebattus et mettre son image, surjouée, de petit besogneux inoffensif au service de la défense. Il n'est pas exclu que le choc de l'enlèvement par le Mossad, de la prison, de l'interrogatoire puis du procès, ainsi que la peur d'une possible issue fatale aient altéré le caractère d' Eichmann au moment où il comparaît. Mais l'homme timide, réservé et obséquieux qui se présente aux juges et aux caméras ne correspond toutefois guère, s'il a vraiment changé, à l'homme plutôt sur de lui et parfois emporté que les témoins et anciens Kameraden décrivent." (p. 217-218)
Au fond de la caverne, Hannah Arendt n'aurait-elle donc vu que l'ombre d'Adolf Eichmann ?

mardi 16 janvier 2018

La banalité du mal, un conte de soldat discipliné ?

M'appuyant sur le livre de Christian Ingrao, '' Croire et détruire. les intellectuels dans la machine de guerre SS '' (2010), j'ai déjà mis en doute la vérité historique de l'interprétation présentée par Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal. La lecture de KL, une histoire des camps de concentration nazis de Nikolaus Wachsmann (Gallimard, 2017) ne fait que renforcer ce doute :
" Le déni fut le moyen de défense par défaut employé par les captifs SS. Sous sa forme la plus extrême, il culmina dans l'affirmation que tout avait été bien dans les KL. " Dachau était un bon camp ", proclama Martin Weiss avant son procès, et Joseph Kramer protesta qu'il n'avait " jamais reçu aucune plainte des prisonniers " ; les anciens détenus qui parlaient de violence et de torture. Les enseignements majeurs de la SS des camps n'avaient pas été oubliés, les inculpés continuant à décrire les prisonniers comme des déviants et eux-mêmes comme des gens corrects. " J'ai servi comme soldat de carrière ", déclara Oswald Pohl du haut de la potence.
Cette image de soi comme simple soldat, omniprésente chez les inculpés des camps, fut une autre forme de déni. Après tout, les initiatives locales de SS dévoués, qui aspiraient à l'idéal du fanatique " soldat politique ", avaient fait beaucoup pour accentuer la terreur à l'intérieur des KL. Mais dorénavant, tout comme le ferait Adolf Eichmann à Jérusalem plusieurs années plus tard, un grand nombre d'accusés se dépeignaient comme des sous-fifres sans convictions idéologiques : ils avaient simplement fait leur devoir. Alors que ce conte du soldat discipliné était spécifique au sexe, les femmes SS inculpées avancèrent un argument similaire. L'ancienne responsable du bunker de Ravensbrück, par exemple, déclara au tribunal qu'elle avait été " un petit rouage inerte dans une machine ". (p. 821-822)
Il semble donc que la défense banalisante présentée par Adolf Eichmann en 1961 non seulement n'était pas sincère (ou du moins n'était pas éclairée par une bonne mémoire) mais en plus n'avait rien d'original : c'était la reprise d'un plaidoyer expérimenté des années avant. Dans son prologue, Nikolaus Wachsmann avait mis en garde contre les lectures philosophiques de l'histoire :
" Les écrits plus philosophiques sur les camps de concentration ont souvent été réducteurs également. Depuis la fin du régime nazi, d'éminents penseurs ont cherché des vérités cachées et prêté aux camps une signification profonde pour valider leurs croyances morales, politiques ou religieuses, ou pour saisir quelque chose d'essentiel à propos de la condition humaine. Cette quête de sens est légitime, bien sûr, car le choc que les KL portèrent à la foi dans le progrès et la civilisation en faisait des emblèmes de la capacité de l'humanité à basculer dans l'inhumanité. " Tous les systèmes qui reposent sur la bonté naturelle de l'homme en resteront ébranlés à jamais ", avertit François Mauriac à la fin des années 1950. Certains écrivains ont attribué depuis aux camps une qualité mystérieuse. D'autres sont parvenus à des conclusions plus concrètes et ont décrit les KL comme les produits d'une mentalité allemande particulière ou de la face obscure de la modernité. Une des contributions les plus influentes vient du sociologue Wolfgang Sofsky qui décrit le camp de concentration comme une manifestation du " pouvoir absolu ", au-delà de toute rationalité ou idéologie. Cependant, son étude stimulante souffre des mêmes limites que certaines autres réflexions générales sur les camps. Dans sa quête de réponses universelles, elle transforme les camps en entités intemporelles et abstraites ; l'archétype du camp chez Sofsky est une construction anhistorique complète qui voile le caractère central du système des KL, à savoir sa nature dynamique." (p. 26)
Dans quelle mesure la contribution de Hannah Arendt a-t-elle les défauts que Wachsmann dénonce chez Sofsky et autres philosophes ? Plus généralement, comment la philosophie, qui doit se rapporter à l'histoire pour éclairer certains de ses problemes, doit-elle le faire sans manifester ce que les historiens dénoncent comme des vices épistémiques spécifiquement philosophiques ?
Certes l'idée que l'histoire a une complexité défiant les mises en système philosophique est elle-même une idée philosophique plutôt simple.

Commentaires

1. Le mercredi 24 janvier 2018, 16:17 par gerardgrig
Dans le domaine de la recherche sur les camps nazis, on assiste à un retour de balancier. Elle était orientée par le postulat existentialiste de la banalité du mal et elle était donc intentionnaliste. La recherche explore maintenant l'explication gradualiste des camps. Néanmoins, si elle a un point de vue enrichissant sur la question, ne risque-t-elle pas d'ouvrir la boîte de Pandore du révisionnisme ? Dans l'hypothèse gradualiste, il y a l'idée que le nazisme était antisémite et criminel, mais qu'il n'était pas fondamentalement génocidaire. Il aurait pris ce tournant en 1942, parce qu'il y était acculé sous la pression des événements. Le KL, le vrai modèle du camp nazi, serait ainsi devenu à l'occasion un camp d'extermination, par accident, et il aurait pu en être autrement. L'hypothèse gradualiste a de nombreux arguments. Dans "Mein Kampf", Hitler ne théorise pas la solution finale. Au début de la guerre, les Einsatzgruppen ne sont pas prévus pour le crime politique de masse, et ils seront remplacés pour cela par les Einsatzkommandos. En outre, les Nazis ont aussi cherché des solutions alternatives, comme le projet de déportation des Juifs à Madagascar ou au Moyen-Orient.
2. Le mercredi 24 janvier 2018, 19:52 par Philalèthe
Je ne crois pas que l'hypothèse intentionnaliste va nécessairement avec l'idée de la banalité du mal ; cette dernière est aussi compatible avec l'hypothèse gradualiste.
Il ne faut pas avoir peur de formuler la vérité par crainte du révisionnisme car d'abord le passage de l'intentionnalisme au gradualisme ne révise en rien la réalité du génocide. Ensuite le révisionnisme se nourrit du faux, il n'est ni servi ni handicapé par le vrai qui ne l'intéresse pas. Le vrai ne le tuera pas, c'est lui qui risque d'affaiblir la recherche de la vérité, alors ne lui facilitons pas le travail en craignant de trouver des vérités "dérangeantes"...

lundi 15 janvier 2018

L.F. Céline vu par Ernst Jünger.

En ces temps de polémiques sur la valeur des pamphlets de Céline, le portrait que fait Ernst Jünger de lui (il l' appelle Merline) dans son premier journal parisien, à la date du 7 décembre 1941, est sans appel :
" L'après-midi à l'Institut allemand, rue Sainte-Dominique. Là, entre autres personnes, Merline, grand, osseux, robuste, un peu lourdaud, mais alerte dans la discussion ou plutôt dans le monologue. Il y a, chez lui, ce regard des maniaques, tourné en dedans, qui brille comme au fond d'un trou. Pour ce regard, aussi, plus rien n'existe ni à droite, ni à gauche ; on a l'impression que l'homme fonce vers un but inconnu. " J'ai constamment la mort à mes côtés " - et, disant cela, il semble montrer du doigt, à côté de son fauteuil, un petit chien qui serait couché là.
Il dit combien il est surpris, stupéfait, que nous, soldats, nous ne fusillions pas, ne pendions pas, n'exterminions pas les Juifs - il est stupéfait que quelqu'un disposant d'une baïonnette n'en fasse pas un usage illimité. " Si les bolcheviks étaient à Paris, ils vous feraient voir comment on s'y prend ; ils vous montreraient comment on épure la population, quartier par quartier, maison par maison. Si je portais la baïonnette, je saurais ce que j'ai à faire."
J'ai appris quelque chose, à l'écouter parler ainsi deux heures durant, car il exprimait de toute évidence la monstrueuse puissance du nihilisme. Ces hommes-là n'entendent qu'une mélodie, mais singulièrement insistante. Ils sont comme des machines de fer qui poursuivent leur chemin jusqu'à ce qu'on les brise.
Il est curieux d'entendre de tels esprits parler de la science, par exemple de la biologie. Ils utilisent tout cela comme auraient fait les hommes de l'âge de pierre ; c'est pour eux uniquement un moyen de tuer les autres.
La joie de ces gens-là, aujourd'hui, ne tient pas au fait qu'ils ont une idée. Des idées, ils en avaient déjà beaucoup ; ce qu'ils désirent ardemment, c'est occuper des bastions d'où pouvoir ouvrir le feu sur de grandes masses d'hommes et répandre la terreur. Qu'ils y parviennent et ils suspendent tout travail cérébral, quelles qu'aient été leurs théories au cours de leur ascension. Ils s'abandonnent alors au plaisir de tuer ; et c'était cela, cet instinct du massacre en masse qui, dès le début, les poussait en avant, de façon ténébreuse et confuse.
Aux époques où l'on pouvait encore mettre la croyance à l'épreuve, de telles natures étaient plus vite identifiées. De nos jours, elles vont de l'avant sous le capuchon des idées. Quant à celles-ci, elles sont ce qu'on voudra , il suffit, pour s'en rendre compte, de voir comme on rejette ces guenilles, une fois le but atteint." (Premier journal parisien, p.256-257, Journaux de guerre 1939-1948, La Pléiade, 2008)
Les mots et les idées qui vont avec étaient-ils, aux yeux de Céline, de pâles remplaçants des baïonnettes, juste des moyens d'appeler à utiliser les vraies armes ?
Serait-il alors conforme aux intentions de l'auteur de lire ses pamphlets comme des tracts engageant à assassiner ? S'égarerait-on alors à les voir comme des objets littéraires ?
En tout cas, presque trois ans plus tard, à la date du 22 Juin 1944, Ernst Jünger n'a pas changé d'opinion sur Céline :
" (Heller) m'a raconté que Merline, aussitôt après le débarquement, avait demandé d'urgence des papiers à l'ambassade et s'était déjà réfugié en Allemagne. Curieux de voir comme des êtres capables d'exiger de sang-froid la tête de millions d'hommes s'inquiètent de leur sale petite vie. Les deux faits sont liés."
Ernst Jünger ne pouvait pas imaginer que comme lui, Céline serait édité dans la Pléiade. Le sachant , devons-nous désormais penser à la vie de Céline comme à la " sale petite vie " d'un grand écrivain ?

Commentaires

1. Le mercredi 17 janvier 2018, 17:01 par gerardgrig
On ne clora pas de sitôt le débat sur la responsabilité de Céline, écrivain de la Collaboration. Le Journal de Jünger, qui en fait le portrait dans le style d'un moraliste français, est important à cet égard. On s'étonne avec Jünger de la rapidité avec laquelle Céline quitte la France, bien avant le départ du gouvernement à Sigmaringen. Il projetait déjà son exil au Danemark, où l'on a dit que le Consul de Norvège, Nordling, qui avait sauvé Paris, interviendra pour faire retarder l'extradition de Céline, en attendant que la fièvre de l'Épuration retombe. En temps de paix, Céline avait beaucoup voyagé et il s'était fait quantité de relations. On dit qu'il déplaçait les foules, dans les capitales européennes, pour venir l'entendre, après la publication de "Voyage au bout de la nuit".
Chez les écrivains de la Collaboration, qui restent centrés sur la France, tout le monde assume et paie. Suarez et Brasillach sont fusillés, Drieu se suicide, Ramon Fernandez choisit le bon moment pour mourir. Même Jacques Benoist-Méchin, grand ponte de la Collaboration, qui racontera l'étrange épisode du scandale de Céline à l'Ambassade d'Allemagne en 1944, fut arrêté, condamné à mort et gracié. On dirait que Céline ne tenait pas trop à ses idées, et qu'il ne craignait pas de les déconsidérer en prenant la fuite.
Il semble que l'antisémitisme était pour lui une opportunité, après un passage à vide, une source d'inspiration qu'il avait choisie cyniquement, sans se soucier des dégâts que cela pouvait provoquer. Dans des entretiens à la fin de sa vie, il disait qu'il avait fait de la rhétorique pour broder sur le thème du complotisme, et qu'après "Mort à crédit", il n'avait en principe plus rien à dire.
Pour s'excuser, il jouera aussi sur le fait que son antisémitisme était histrionique, qu'il était une sorte de performance artistique. Céline a joué au délateur, à l'agent secret, avec une carte de membre du Sicherheitsdienst, qui l'envoie accomplir une mission à Saint-Malo, aussi mystérieuse que sa mission de 1914, qui lui avait valu une pluie de décorations et de sinécures. Il y a eu l'épisode de la débâcle allemande, chez Otto Abetz, rapporté par Benoist-Méchin, et que la mythomanie de Céline a enrichi. Dans ce que rapporte Jünger, Céline est complètement déconnecté, à contretemps, décalé. Il joue à donner des leçons d'antisémitisme à l'Institut culturel allemand, qui est un outil de propagande destiné à rassurer les Français sur la politique nazie, notamment en ce qui concerne le sort des Juifs. Et Céline ne s'adresse pas à des Nazis, mais à des amoureux de la culture française, comme Jünger, qu'il cherche à provoquer ou à choquer !
Pour les appels au meurtres à la baïonnette, c'est aussi le discours décomplexé des anciens de 14-18, qui sont allés à l'école du crime de masse. La référence à la révolution russe, c'est l'idée que les Bolchéviques sont les inspirateurs des Nazis. Après la guerre, l'extrême-droite renaissante dira que les Soviétiques ont inventé les camps, et que les Nazis n'ont fait que les imiter.
2. Le mercredi 17 janvier 2018, 19:18 par Philalèthe
C'est vrai que ce ne sont pas les Nazis qui ont inventé les camps. Ce sont les Espagnols à Cuba, les Allemands en Namibie, les États-Unis aux Philippines, les Britanniques en Afrique du Sud, autrement dit, ce sont les États coloniaux qui ont inventé les camps de concentration. 
Vrai aussi que les Russes ont utilisé les camps avant les Nazis, dès la Révolution . Mais les camps soviétiques étaient moins meurtriers que les camps nazis (90% des détenus ont survécu au Goulag, moins de la moitié aux KL). Les deux ouvrages de Margarete Buber-Neumann, le premier sur le Goulag où elle a été en premier ("Déportée en Sibérie"), puis le second sur Ravensbruck, mettent en évidence que, comme l'a dit Arendt, le camp russe est le purgatoire et le camp nazi l'enfer.
Ensuite il n'y a aucune preuve justifiant l'idée que les Nazis, qui connaissaient la terreur soviétique et fantasmaient dessus, auraient imité les Russes : on peut faire une généalogie allemande des camps, c'est ce que fait Nikolaus Wachsmann dans son histoire des camps nazis, ouvrage remarquable à mes yeux.
3. Le jeudi 18 janvier 2018, 17:28 par gerardgrig
Notre cher Raoul Nordling, qui a donné son nom à de nombreuses rues en France, n'était pas Consul de Norvège, pays qui avait un régime collaborationniste, mais Consul de Suède, pays neutre. S'il y avait un Consul de Norvège, il avait dû prendre la poudre d'escampette. La pièce "Diplomatie", adaptée au cinéma, montre bien comment Nordling a sauvé Paris grâce à la discussion et à la négociation.
Pourtant, dans cet épisode, on a imprimé la légende, comme on dit. La véritable menace de destruction de Paris venait de l'ordre d'Hitler au Général Speidel de tirer des fusées sur la capitale, depuis la base de Margival, dans l'Aisne. Cet ordre ne fut pas exécuté, et la capitale ne fut pas rasée.
Ce que Céline a ignoré complètement, lui qui ne croyait à rien, sinon au style, c'est qu'il y avait eu une résistance au nazisme, sous des formes variées, et pas seulement une résistance de la dernière heure.
4. Le vendredi 19 janvier 2018, 19:38 par Philalèthe
NORDLING, cher en tout cas à Céline qui n'arrête pas dans ses lettres de demander son soutien, et auquel il manifeste avec les majuscules toute sa reconnaissance une fois le verdict tombé au procès de 1950...
Feuilletant les lettres de Céline dans la Pléiade, je découvre celle envoyée à Paulhan du 22-10-51, où Céline réagit au passage du Journal de Jünger qui fait l'objet de ce billet, disant ne pas connaître l'écrivain allemand et se sentant injustement persécuté (à remarquer que la note de Henri Godard, qualifiant de "pesant" le passage en question, me paraît, elle, injuste... Je préfère votre comparaison avec les moralistes !). À propos, croyez-vous recevable l'hypothèse selon laquelle Merline ne renverrait pas à Céline mais à un certain Merlin, " collaborateur exalté et Waffen SS " ? Il semble que c'est la parole de Jünger qui l'emporte, non ?
5. Le samedi 20 janvier 2018, 16:33 par gerardgrig
Il y a bien eu un Merlen Philippe, dont le nom s'écrit aussi « Merlin », parce qu’il se prononce ainsi. C'était un Pataphysicien, égaré dans la Collaboration, qui dirigeait le journal « Jeune Force de France » et qui s'engagea dans la Division Charlemagne, avant de se suicider. Jünger le connaissait peu ou prou et il est possible qu’ il se soit servi de son nom, que les Allemands prononçaient « Merline », pour attribuer un pseudonyme à Céline dans son Journal. Mais la traduction de Jünger vendit la mèche, ce qui faillit lui attirer un procès en diffamation. Céline était alors dans la négation et le révisionnisme.
On ne voit pas le vrai Merlin en pilier de l’Institut culturel allemand, venant étaler son nihilisme comme un familier des lieux qui prend ses aises. Merlin n’ était pas de la même génération que Céline. Plutôt que d’aller mettre les pieds dans le plat à l’Hôtel de Monaco, il préférait exalter les Chantiers de Jeunesse et partir faire la guerre à l’Est.
Jünger et Malaparte étaient d’anciens anarcho-fascistes déçus, fascinés par la guerre, qui avaient sublimé leur nihilisme dans le culte de l’Art et de la Nature. Pour eux, Céline était le mauvais élève de la classe, qui en faisait trop et mal à propos, qui avait découvert le nazisme tardivement au Canada, qui exploitait le filon inusable de l'antisémitisme et qui suivait le chemin tordu et scabreux d’une « écriture du désastre ».
Céline sera réhabilité par la jeune génération des Hussards, emmenée par Roger Nimier, qui excusait la Collaboration par le mythe gaullo-vichyste du glaive et du bouclier. Céline était un précurseur, pour ces Hussards insolents, provocateurs et anticonformistes de droite, qui pratiquaient un égotisme stendhalien à base d'émotions artistiques.
6. Le samedi 20 janvier 2018, 18:11 par Philalèthe
Merci beaucoup pour ces précisions sur Merlin !
D'abord un mot sur le général Speidel. Je réalise qu'il avait déjà manifesté son indépendance par rapport aux ordres de ses supérieurs en protégeant Jünger quand Goebbels lui avait demandé de faire retirer par l'écrivain la référence - à la date du 29 mars 1940 - au psaume LXXIII (favorable à Israël) de Jardins et routes. Pages de Journal 1939-1940 , " Je ne commande pas à l'esprit de mes officiers ", avait-il répondu.
Quant à caractériser Jünger d' "anarcho-fasciste", je suis dubitatif. 
Pour ce qui est de son prétendu fascisme : il n'a jamais été membre du N.S.D.A.P, il a décliné en 1927 comme en 1933 l'offre de devenir député nazi au Reichstag comme il a refusé en 1929 de participer au congrès nazi de Nüremberg ; il a refusé tout autant en 1933 de devenir membre de l' Académie allemande de poésie, majoritairement favorable à Hitler. Dès 1933, il est inquiété par les nazis au point de juger bon de quitter Berlin pour aller vivre dans une petite ville du Harz. En 1934, lors de la quatrième édition d' Orages d'acier, il supprime tous les passages excessivement nationalistes récupérables par les Nazis. Cela dit, il reste vrai que le Führer l'avait, semble-t-il, à la bonne, sans doute essentiellement pour son courage remarquable pendant la guerre 14-18.
Pour ce qui est de son supposé anarchisme : ancien combattant hostile au Traité de Versailles et à la République de Weimar, proche des Corps Francs, membre du Stahlhelm, c'est un révolutionnaire de droite radical. Membre de l'association Fichte, il n'a rien contre l'Etat en soi, il se dit bien plutôt nationaliste tout en ayant, semble-t-il, un style de dandy bohème. On pourrait peut-être le caractériser comme un nationaliste de droite, révolutionnaire et anti-nazi.
Je doute aussi que son amour de la nature et de l'art soit une sublimation d'un quelconque nihilisme (dans les journaux de la guerre 14-18, il y a déjà cette étonnante sensibilité au beau naturel alors qu'il est entouré de morts et de blessés, au coeur même de combats apocalyptiques.) Mais peut-être que certains passages nihilistes sont sortis de ma mémoire...
7. Le dimanche 21 janvier 2018, 22:22 par gerardgrig
J’ admets qu’ il est aventureux de parler d’anarcho-fascisme. Dans la période qui nous intéresse, celle du protonazisme, on se déclare plutôt national-révolutionnaire, national-bolchevik ou socialiste-national. Mais à cette époque troublée, quand la guerre tarde à se terminer et provoque des révolutions, on essaie d’inventer de nouvelles façons de penser la politique, de trouver une sorte de troisième voie, en mélangeant des éléments hétérogènes. Il y a des mixtes politiques, très nouveaux, qui trompent même des penseurs comme Heidegger, lequel participe au mouvement des SA.
S’ il est pertinent de parler d’anarcho-fascisme pour définir ce qui sous-tend le protonazisme, on devrait peut-être analyser la fusion de ses éléments disparates, plutôt que les analyser isolément. Dans son livre sur les origines du totalitarisme, Hannah Arendt montre comment des hommes de troupe se mettent en réseaux, ou plutôt en faisceaux, pour créer un embryon de Parti, afin d'accélérer le pourrissement de la société. Une fois parvenu au pouvoir, le Parti épure sa base anarchisante, pour mieux semer l’ anarchie dans la superstructure étatique, qui devient une sorte d’anarchie couronnée. Il multiplie les doublons, pour paralyser les institutions. Quant à Hitler, il ne signe rien. Il donne des instructions verbales, dans son langage codé à lui, que son premier cercle traduit en faisant de la paperasse. En bout de chaîne, c’ est un illustre inconnu, comme Eichmann, qui sous-traite l’ essentiel du génocide, et qui ne sait trop que faire d'une responsabilité ou d'une culpabilité.
On ne sait toujours pas bien qui détenait le pouvoir : l'Armée ou Hitler ? Et qui est responsable de l'épisode nazi : Hitler ou les Allemands ?
Pour les Nazis, Jünger était un protonazi qui avait mal tourné. Pour Hitler, c' était aussi un instrument de propagande, comme Rommel et sa guerre sans haine. Jünger faisait de la résistance passive et intellectuelle, en prenant certains risques.
8. Le lundi 22 janvier 2018, 18:34 par Philalèthe
"Pour les Nazis, Jünger était un protonazi qui avait mal tourné." Oui, c'est vraisemblable.
Quant aux deux autres grandes questions, je dirais qu'Hitler et l'armée avaient le pouvoir et que ni Hitler tout seul ni tous les Allemands ne sont responsables de "l'épisode nazi".
Plaisanterie à part, les progrès de la connaissance historique me semblent favoriser l'hypothèse gradualiste au dépens de l'intentionnaliste. Pour être plus précis, la lecture du pavé de Nikolaus Wachsmann suggère qu'en ce qui concerne du moins l'histoire des camps de concentration, l'hypothèse intentionnaliste prend l'eau.

samedi 6 janvier 2018

Ce que la philosophie ne doit pas être !

Dans Véracité et vérité (2002), Bernard Williams s'en prend aux négateurs (deniers) ; ce ne sont pas des sceptiques qui, selon lui, se contentent de douter de la possibilité de la connaissance de la vérité ; non, les négateurs, eux, mettent en question l'existence même de la vérité. À vrai dire, Bernard Williams prend au sérieux ces négateurs même s'il pense qu'ils ont tort. En effet ils réalisent lucidement et entre autres qu'on ne peut pas faire l'économie de l'interprétation dans certains domaines comme les sciences historiques par exemple, mais, au lieu de prendre la mesure de la difficulté de distinguer entre interprétations raisonnables et interprétations tendancieuses, " ils ont l'impression que cela a quelque chose à voir avec la vérité et (...) ils étendent leur inquiétude à la notion de vérité elle-même." (Gallimard, 2006, p.19).
Ce qui m'intéresse aujourd'hui est ce qui, d'après Bernard Williams, pousse ces négateurs à ne pas s'en tenir à une simple méfiance épistémique quant aux interprétations :
" (...) animés du désir bien connu de dire quelque chose qui soit à la fois immensément général, profondément important et rassurant de simplicité (...) " (ibidem)
Williams ne le dit pas, mais ce désir n'est-il pas satisfait aussi par la religion ? L'idée me vient au souvenir de ce qu'écrit Freud dans L'avenir d'une illusion (1927). Traitant des dogmes religieux, Freud écrit :
" Comme ils nous renseignent sur ce qui, dans la vie, nous semble le plus important et le plus intéressant, ces dogmes sont estimés particulièrement haut." (trad. Marie Bonaparte, PUF, Paris, 1973, p.35)
Freud a été aussi sensible à l'excessive généralité de tout système philosophique, même s'il a jugé que la philosophie, à cause de son élitisme et de sa difficulté, n'était pas, à la différence de la religion, une menace sérieuse pour la science :
" (...) la philosophie s'accroche à l'illusion de pouvoir livrer une image du monde cohérente et sans lacune, qui doit pourtant s'écrouler à chaque nouveau progrès du savoir." (Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Gallimard, Paris, p.214-215).
Mais ce désir pointé par Bernard Williams, n'est-il pas possiblement et plus couramment au sein des classes, au coeur même de l'enseignement basique de la philosophie, d'autant plus que l'auditoire est jeune, avide de formules bouleversantes, systématiques et simples à la fois ? Dans ces conditions, apprendre à philosopher sérieusement, c'est cultiver, à contre-courant, dans l'auditoire l'amour du particulier, le souci du secondaire, l'acceptation de la complexité. L'élève devra comprendre que, pour éviter d'être un bullshiter, il aura à se casser la tête sur un problème particulier qui, une fois clarifié, ne clarifiera pas tout. Or, c'est difficile à transmettre car, même s'il a acquis dans sa scolarité un réel esprit scientifique et pas seulement des connaissances scientifiques (ce qui est rare), l'élève attend de l'enseignement philosophique qu'il lui donne accès à de quoi satisfaire le désir repéré par Bernard Williams. S'il est porté à aimer la philo, c'est souvent, sinon contre la science, du moins pour cesser d'être contraint par la discipline qu'elle exige. Comment lui faire accepter que la vérité ne fait pas de cadeau, nulle part, et qu'on ne s'en approche que si on a discipliné le désir de l'avoir toute et tout de suite ?

Commentaires

1. Le dimanche 7 janvier 2018, 18:28 par Geels Clanap
Freud ne connaissait, en matière de philosophie, que la philosophie universitaire de son époque, très élitiste en effet. Des gens comme Spengler ou Keyserling n'étaient pas vraiment tenus comme philosophes, même s'ils sont des précurseurs de nos philosophes pour foules. Mais s'il avait connu les Onfray, Badiou, et autres, il n'aurait pas dit que la philosophie n'est pas comme la religion une menace pour la science
2. Le dimanche 7 janvier 2018, 20:11 par Philalèthe
Oui, la nuisance de la philosophie, je veux dire sa capacité à nuire aux progrès de la raison, est  proportionnelle à sa popularité et inversement proportionnelle à sa qualité...

dimanche 17 décembre 2017

L'honnête homme, un pis-aller, entre Dieu et le spécialiste.

On peut définir de plusieurs manières ce que le classicisme appelle un honnête homme. Partons de sa propriété la plus fréquemment citée, celle de savoir un peu sur tout. Mais pourquoi faire l'éloge d'un savoir complètement incomplet ?
Appelons spécialiste qui a un savoir incomplètement complet : on dira de lui par exemple " il est un mathématicien " (pensée 35, édition Brunschwicg) ou même " c'est un bon mathématicien " (pensée 36). Mais de quoi manque un bon mathématicien ? On peut juger ce manque relationnellement ou intrisèquement.
Le spécialiste manque d'abord de quelque chose relativement à autrui, il ne voit autrui que sous l'aspect de sa spécialisation. À quoi autrui réagit en déclarant :
" Mais je n'ai que faire de mathématiques ; il me prendrait pour une proposition." (ibid.) - proposition a chez Pascal un sens mathématique ou théologique, seul le premier convient ici -
Pascal oppose donc celui que j'appelle le spécialiste, notre auteur ignorant ce mot, à l'honnête homme dont la valeur est de voir autrui sous tous ses aspects :
" L'homme est plein de besoins : il n'aime que ceux qui peuvent les remplir tous (...) Il faut donc un honnête homme qui puisse s'accomoder à tous mes besoins généralement." (ibid.)
Mais ce terme de spécialiste ne renvoie pas qu'au savant, il désigne aussi qui dispose d'un métier déterminé :
" " C'est un bon guerrier " - Il me prendrait pour une place assiégée." (ibid.)
On comprend alors ce qu'explicite Pierre Chaunu : " La morale de l'honnête homme (...) suppose la rente, l'assurance du lendemain, la certitude que confère la seigneurie ou l'office héréditaire." (La civilisation de l'Europe classique, Paris, Arthaud, 1966, p.605)
Soit, mais ne vaut-il pas d'être honnête homme pour soi aussi ? N'est-ce pas un bien intrinsèque ? Certes, mais, aux yeux de Pascal, deux états seraient meilleurs que celui de l'honnête homme :
- tout savoir sur tout, mais n'est-ce pas la propriété d'un être infini ? (" Pourquoi ma connaissance est-elle bornée, ma taille, ma durée à cent ans plutôt qu'à mille ?" pensée 208)
- reste alors une propriété possiblement humaine, compatible avec la finitude : avoir un savoir complètement incomplet, à l'exception d'un domaine sur lequel on saurait tout, Pascal n'excluant donc pas qu'on puisse être spécialiste d'un point et savoir un peu sur tout le reste :
"Puisqu'on ne peut être universel et savoir tout ce qui se peut savoir sur tout, il faut savoir peu de tout. Car il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d'une chose ; cette universalité est la plus belle. Si on pouvait avoir les deux, encore mieux, mais s'il faut choisir, il faut choisir celle-là (...) " (pensée 37)
À noter que Michel Le Guern donne une autre version de ce fragment : " Puisqu'on ne peut être universel et savoir pour la gloire tout ce qui se peut savoir sur tout, il faut savoir un peu de tout ", ce qui ajoute au savoir complet sur tout une motivation désintéressée bien étrangère à la concupiscence humaine (on pourrait en effet un savoir complet sur tout en vue de fins intéressées, pratiques, tel celui d'un possible homme aux mille et un métiers).
Si les honnêtes hommes sont appelés aussi "gens universels" par Pascal (pensée 34), c'est d'une universalité faible qu'il s'agit, à l'image des possibilités limitées de l'homme.
Mais peut-on être encore honnête homme aujourd'hui ? La seule possiblité à notre disposition n'est-elle pas de travailler à acquérir un savoir incomplètement incomplet ? En somme, savoir peu sur peu.

Commentaires

1. Le jeudi 18 janvier 2018, 16:37 par gerardgrig
Il serait peut-être intéressant de revenir à l'origine de l'Honnête Homme, dans les Traités du Jésuite Baltasar Gracián, que Madame de Sablé a fait connaitre aux Salons et aux moralistes du Grand Siècle. L'Honnête Homme, que l'on a aussi appelé " l'Homme universel" est "El Discreto". Dans l'évolution de Gracián vers le pessimisme et le désenchantement, l'Honnête Homme est l'homme de bien et de bonne compagnie, qui a des vertus morales et sociales. Mais il est une étape intermédiaire entre le Héros (qui inspirera "Le Cid") et l'Homme de cour de l'"Oracle manuel et art de prudence". Le dernier stade sera "El Criticón", roman pédagogique totalement désenchanté.
Chez Gracián, l'Honnête Homme cultive le bon goût, "el buen gusto", qui manifeste ce mélange de discrétion et de prudence qui s'appelle l'élégance, car il recherche toujours le meilleur pour lui-même, chez les philosophes, les artistes et les historiens. Il a une sorte de supériorité aimable, une allure, une aisance, peut-être une désinvolture, que Jankélévitch appellera le "je-ne-sais-quoi". Il n'est pas douteux que l'Honnête Homme est un séducteur, qui a le désir d'apparaître pour exercer un ascendant et se faire apprécier, en provoquant une cristallisation, l'"engaño", sur son personnage.
L'Honnête Homme n'est pas l'Homme de cour, mais il est déjà un peu machiavélien et un peu jésuite, quand il manie la casuistique pour maîtriser les apparences, saisir les occasions et s'adapter aux circonstances. Il saisit le "kaïros" comme les Sophistes. Il emprunte sa prudence à l'Homme de cour, mais elle rappelle aussi la sagesse pratique des Stoïciens et des Épicuriens. Il n'a pas de manichéisme moral et il n'est pas certain qu'il existe une essence derrière l'apparence. Dans l'action pure, il est aussi l'homme de bon choix ("El hombre de buena elección", Chapitre X de "El Discreto"), ce qui traduit encore son élégance, quand il recherche le succès.
L'Honnête Homme de Gracián cultive l'"agudeza", l'acuité spirituelle, qui se manifeste dans le demi-mot, "el medio decir". S'il ne cherche pas à changer de rang, c'est pour ne pas provoquer l'hostilité de ses semblables. Avec ses ennemis, il enduit ses paroles "de miel".
En France, les moralistes jansénistes ont évacué le jésuitisme de l'Honnête Homme de Gracián, qui avait pour fond la croyance au libre-arbitre. Chez La Rochefoucauld, la prudence est la manifestation de la faiblesse de l'homme, qui ignore que l'amour-propre est le ressort de toutes ses actions. Pour Pascal, l'Honnête Homme est celui qui sait un peu de tout, et qui en sait beaucoup dans son domaine, mais dans un but désintéressé.
2. Le jeudi 18 janvier 2018, 19:45 par Philalèthe
Oui, " l'art de la prudence " est au coeur de l'oeuvre de Gracián mais en revanche je ne trouve pas dans La Rochefoucauld cette conception négative de la prudence que vous lui attribuez. Le Duc approuve les éloges qu'on fait d'elle (maxime 65) : elle " sert utilement contre les maux de la vie " (maxime 182). Banalement il la juge incompatible avec l'amour (maxime supprimée 47). À dire vrai, LR n'en parle guère. Certes on ne fait rien de grand avec elle ! " Elle ne saurait nous assurer du moindre événement." dit-il encore dans la maxime 65. Les éthiques aristocratiques et héroïques ne la chérissent pas... 
Cela dit, Valéry semble avoir vu dans l'oeuvre de Gracián un appel au dépassement . " Comme dit Gracián " Et enfin (ayant plus ou moins conseillé mille canailleries) et - de plus (!) il faut être un saint." Il a raison. Il faut être un saint - c'est-à-dire - rien qui ne soit (ou ne puisse être) orienté vers mieux que soi - ou mieux que la veille." écrit-il dans un cahier de 1932. Écrivant à Gide , trente ans plus tôt, il ne paraît pas avoir été d'un autre avis ; le 26 Juin 1902, en effet, à propos de L'Homme de cour, il dit : " La moitié au moins du livre est de premier ordre ; un mélange de nuances et de formules nettes ; et dans ce style, l'exposé de la roublardise au milieu d'un agréable parfum de vertu..." Valéry semble avoir apprécié en Gracián ce qui correspond à son propre perfectionnisme. Je ne crois pas quand même qu'il ait cultivé beaucoup cet auteur.
3. Le vendredi 19 janvier 2018, 09:40 par gerardgrig
Je crois que la Maxime 75 de La Rochefoucauld, sur la prudence comme présomption de l'amour-propre, est éclairante : « La prudence la plus consommée ne saurait nous assurer du plus petit effet du monde, parce que, travaillant sur une matière aussi changeante et aussi inconnue qu’est l’homme, elle ne peut exécuter sûrement aucun de ses projets ; d’où il faut conclure que toutes les louanges dont nous flattons notre prudence ne sont que des effets de notre amour-propre, qui s’applaudit en toutes choses, et en toutes rencontres. » (Maxime 75, première édition (1665)). Pour Gracián, la prudence est une providence intime, qui nous procure "tout le secours que nous demandons aux dieux", ce qui était plutôt scandaleux pour un Janséniste. Néanmoins, La Rochefoucauld avait une admiration secrète pour Gracián, à qui il avait emprunté une trentaine de maximes, parce que Gracián faisait ressortir les faiblesses de l'âme humaine, même quand il lui attribuait le pouvoir de piloter l'existence de manière avisée.
4. Le vendredi 19 janvier 2018, 18:12 par Philalèthe
Cette maxime est en effet passée à travers les mailles de mon filet... Cela dit,  je n'arrive pas à mettre la main sur elle dans l'édition de la Pléiade : celle-ci me donne dans l'édition hollandaise de 1664 (nº14) et dans le manuscrit Liancourt (nº55) un texte sensiblement différent (j'écris en italiques le passage commun aux deux textes) :
" On élève la prudence jusques au ciel, et il n'est sorte d'éloges qu'on ne lui donne. Elle est la règle de nos actions, et de nos conduites : elle est la maîtresse de la fortune : elle fait le déclin des empires ; sans elle a tous les maux : avec elle on a tous les biens : et comme disait autrefois un poète, quand nous avons la prudence il ne nous manque aucune divinité, pour dire que nous trouvons dans la prudence tout le secours, que nous demandons aux dieux. Cependant la prudence la plus consommée ne saurait nous assurer du plus petit effet du monde, parce que travaillant sur une matière aussi changeante, et aussi commune, qu'est l'homme, elle ne peut exécuter sûrement aucun de ses projets. Dieu seul, qui tient tous les coeurs des hommes entre ses mains, et qui peut quand il lui plaira en accorder les mouvements, fait aussi réussir les choses qui en dépendent. D'où il faut conclure, que toutes les louanges, dont notre ignorance et notre vanité flatte notre prudence, sont autant d'injures que nous faisons à la providence."
LR révise ici à la baisse la valeur de la prudence en atténuant son pouvoir causal au profit de celui de Dieu, sans qui la prudence échouerait. C'est donc la Providence qui est en dernière instance (sic) le ressort de toutes les actions, même de celles causées par la prudence.  Il semble que LR nie ici non la valeur de la prudence mais sa suffisance causale. C'est un LR chrétien qui s'exprime ici. Bien sûr un janséniste ne peut que partager la condamnation de cette illusion jouissive pour l'amour-propre.

samedi 16 décembre 2017

Conseil pédagogique : la lassitude des délassements.

" Il ne faut point détourner l'esprit ailleurs, sinon pour le délasser, mais dans le temps où cela est à propos, le délasser quand il faut, et non autrement ; car qui délasse hors de propos, il lasse ; et qui lasse hors de propos délasse, car on quitte tout là ; tant la malice de la concupiscence se plaît à faire tout le contraire de ce qu'on veut obtenir de nous sans nous donner du plaisir, qui est la monnaie pour laquelle nous donnons tout ce qu'on veut." (Pensée 24, éd. Brunschvicg)
Nombreux ceux qui aujourd'hui se lassent d'être délassés hors de propos. Par peur de trop les lasser, on les lasse bel et bien.

vendredi 15 décembre 2017

Avis aux stoïciens !

Ernst Jünger a écrit à partir de ses carnets quatre ouvrages sur son expérience de guerrier dans les tranchées en 14-18 : Orages d'acier (1920), Le combat comme expérience intérieure (1922), Le Boqueteau 125 (1924) et, pour finir, Feu et sang (1925). De ces textes on tire l'idée d'un homme rare, aussi courageux que chanceux, aussi poète que lucide observateur. La plus factuelle des oeuvres est aussi la plus connue, Orages d'acier, les carnets y sont suivis de près et c'est toute la guerre vécue par l'auteur qui y apparaît. Le combat comme expérience intérieure est la plus philosophique ; Jünger n'y donne pourtant pas des leçons, pas plus qu'il n'y écrit une philosophie de l'histoire, non, il adopte plutôt une position de surplomb, mais doucement, sans hauteur ostentatoire. S'il fallait l'identifier avec des étiquettes d'école, je le dirais hésitant entre nietzschéisme et hegélianisme, avec quand même une préférence pour Hegel, mais tout cela discrètement, par touches, sans didactisme, mais peu importe. C'est du texte que j'appelle le plus philosophique que je voudrais partager quelques lignes assez désabusées sur le pouvoir de la raison, elles décrivent l'état d'esprit au moment crucial de l'assaut :
" À quoi sert donc de s'être blindé trois semaines de temps pour cette heure, jusqu'à se croire dur et sans faille ? À quoi sert-il de s'être dit : " La mort ? Et puis après ? De toute façon, il faut bien y passer." Rien n'y fait, car, tout d'un coup, d'être pensant, on redevient être d'émotions, le jouet de fantasmes contre lesquels l'arme de la raison la plus acérée reste impuissante. Ce sont des facteurs que nous nions d'ordinaire, faute de pouvoir les faire entrer dans nos calculs. Mais dans le vécu de l'instant, toute dénégation est vaine, ces profondeurs inconnues possèdent une réalité plus haute et plus convaincante que tout ce qui paraît familier dans la lumière du midi." (La Pléiade, p.587)
J'ai beaucoup consommé : du Marc-Aurèle, de l' Épictète ; il me fallait donc un antidote.

Commentaires

1. Le mardi 9 janvier 2018, 12:26 par gerardgrig
Plutôt que le Jünger de la guerre comme expérience intérieure, j'ai préféré celui de la résistance intellectuelle dans "Sur les falaises de marbre", publié en 1939. Il posait le problème de l'émigration intérieure comme moyen de lutte contre la tyrannie : avec le nazisme, fallait-il partir ou rester ? Si l'on restait, on devait avoir toutes les vertus d'un sage antique.
2. Le mercredi 10 janvier 2018, 15:55 par Philalèthe
Intéressant. Dans les journaux de la guerre 14-18, Jünger, sauf à me tromper, ne parle pas du tout des sages antiques. Le conflit est évalué à la lumière de la philosophie de l'histoire, dans une optique nationalo-nietzchéo-hegélienne et quand Hitler a commencé à monter en puissance, Jünger a pris soin d'éliminer tous les passages "philosophiques" possiblement récupérables par les nazis. Mais ses textes et son courage pendant la guerre lui ont valu, semble-t-il, un certain respect de la part de Hitler qui a toujours dit " On laisse Jünger tranquille ".
Quant au sage, de quel type aurait-il dû être pour ne pas être inquiété sous le nazisme ? Épicurien, je pense, ou sceptique. Un stoïcien se serait opposé frontalement au nazisme, un cynique s'en serait moqué...
3. Le jeudi 11 janvier 2018, 11:25 par gerardgrig
La passion de Jünger pour les sciences naturelles le rapprochait d'Aristote. Néanmoins, Jünger a toujours contesté un argument du Stagirite, celui de l'homme comme animal politique qui possède le logos. Pour Jünger, la question du pouvoir devait s'enraciner dans la biologie. Cette biopolitique de l'élémentaire, qui soutenait que l'homme ne crée pas spontanément un État, l'a amené à se rapprocher du mouvement "national-révolutionnaire", dans son livre "Le Travailleur", même si Jünger ne fut jamais nazi.
4. Le vendredi 12 janvier 2018, 16:42 par Philalèthe
C'est une des choses qui frappent le plus quand on lit Orages d'acier : la capacité de l'auteur, au coeur de l'horreur de la guerre de tranchées, à être attentif aux plantes, précisément à la domination des plantes sauvages sur les plantes domestiques, ravagées, elles, et cela dans un cadre plus esthétique que savant, même si les plantes sont désignées précisément. Jünger est sensible aussi aux oiseaux, notant par exemple l'indifférence de l'alouette aux bombardements.  Je ne crois pas que les notations sur la flore ou la faune aient une dimension allégorique, symbolique. À la rigueur, ça pourrait être une forme de vitalisme, quelque chose comme " au sein de la guerre qui est aussi la vie des hommes, continue de bouillonner la vie sous les formes les plus belles."

samedi 9 décembre 2017

La montre qui nous fait défaut.

" Ceux qui jugent d'un ouvrage sans règle sont, à l'égard des autres, comme ceux qui (n'ont pas de) montre à l'égard des autres. L'un dit : " Il y a deux heures " ; l'autre dit : " Il n'y a que trois quarts d'heure ". Je regarde ma montre, et je dis à l'un : " Vous vous ennuyez " ; et à l'autre : " Le temps ne vous dure guère " ; car il y a une heure et demie, et je me moque de ceux qui disent que le temps me dure à moi, et que j'en juge par fantaisie : ils ne savent pas que je juge par ma montre." ( Pensée nº 5, édition Brunschvicg )
Nostalgie du classicisme...