mardi 1 septembre 2020

Une nouvelle adaptation de l'allégorie de la caverne chez Cicéron : où le temps de l'otium est celui de l'erreur.

 Dans les Premiers Académiques, II, Cicéron reproche à Antiochus (d' Ascalon) d'avoir trahi la cause sceptique modérée, celle de la Nouvelle Académie, en opérant une sorte de retour vers un dogmatisme d'inspiration stoïcienne.

 Mais pourquoi a-t-il trahi ? Certains, écrit Cicéron, ont soutenu que c'était dans le seul but de se singulariser afin d'avoir une école à lui " dans l'espoir que les disciples qui le suivaient s'appelleraient Antiochiens ". Mais Cicéron l'explique par un autre motif, pas plus noble pour autant : par conformisme, il n'aurait pas pu supporter la pression exercée sur lui par les opinions philosophiques dominantes :

" Pour moi, je pense qu'il n'a pu résister à l'assaut de tous les philosophes réunis. Et en effet, sur tous les autres points, il y a bien des idées communes à tous les philosophes ; l'opinion des Académiciens (entendez la Nouvelle Académie) est la seule que les autres philosophes n'approuvent pas. Aussi a-t-il cédé." (Les Stoïciens, Gallimard, La Pléiade, 1962, p. 219-220)

Suit une comparaison qui est la raison d'être de ce billet. J'y vois un avatar de l'allégorie platonicienne de la caverne :

" Comme les gens qui ne supportent pas le soleil près des boutiques neuves, il s'est mis, tout suant, à l'ombre des Anciens Académiciens, comme ceux-là à l'ombre des terrasses."

Le soleil qui brille sur les Nouveaux Académiciens ne devrait pas être si brûlant, vu qu'il n'est plus l'astre du Vrai mais seulement celui du Probable. Mais c'est peut-être précisément la douleur que donne l'incertitude du Probable qui conduit à chercher l'ombre dans la terrasse platonico-stoïcienne de l'Ancienne Académie. Cette nouvelle mouture de l'allégorie platonicienne  a perdu de la sombreur de son modèle : plus de caverne, plus de prisonniers, juste des coins tranquilles à l'ombre. D'un autre côté, le soleil y a pris un air plus authentique, il chauffe à blanc  : loin de pouvoir le fixer sereinement, on y sue et on le fuit. On notera que l'otium est du côté de l'erreur et le business, le negotium en plein essor, du côté de la vérité.

La comparaison ne manque pas d'audace car elle semblait mieux convenir pour caractériser un fugitif du platonico-stoïcisme, venant trouver ombrage dans la pensée du Probable...

vendredi 21 août 2020

Remarque d'esprit wittgensteinien : des limites logiques de la gratitude.

 Dans Littérature et morale, André Gide écrit :

" Je ne peux pas plus être reconnaissant à Dieu de m'avoir créé, que je ne pourrais lui en vouloir de ne pas être - si je n'étais pas." (Journal 1887-1925, Gallimard, La Pléiade, p. 252)

Ne pas pouvoir ici  désigne  une incapacité non psychologique mais logique : être reconnaissant, c'est reconnaître la valeur d'un bien qu'on nous a donné et sans lequel on nous aurait sinon nui, du moins laissé en notre état (la reconnaissance est aussi la reconnaissance de la valeur du fait de donner un tel bien). La gratitude est donc liée à la pensée de ce qu'on serait, si le bien ne nous avait pas été donné. Dans ces conditions, le bien ne peut pas être notre existence elle-même, pour la raison qu'on ne peut pas concevoir ce qu'aurait été pour nous le fait de ne pas nous accorder un tel bien. 

Transposons aux parents et inversons le sentiment : je ne peux pas plus accuser mes parents de m'avoir créé que les remercier de ne pas m'avoir fait.

Wittgenstein avait expliqué que des problèmes insolubles naissent quand on utilise les mots en dehors de leur champ possible d'application (il pensait que tous les problèmes philosophiques sont de ce type, ce qui est discutable). La question de savoir si on nous a nui en nous donnant la vie pose un problème insoluble de ce type puisque nuire à quelqu'un suppose lui enlever un bien dont il aurait joui, si on ne lui avait pas nui. Certes on peut nuire à quelqu'un en lui enlevant la vie (même s'il n'est plus là pour se lamenter de la perte), mais on ne peut pas nuire à quelqu'un en ne lui donnant pas la vie, condition nécessaire des possibles nuisances et bienfaits. Donc notre vie comme le don de notre vie ne peuvent pas  être pensés comme des bienfaits justifiant nos remerciements.

dimanche 16 août 2020

André Gide, protestant proto-existentialiste : une glorieuse liberté.

 À 22 ans, le 3 janvier 1892, André Gide écrit dans son journal un texte qui a un air de famille avec ce que dira Jean-Paul Sartre, 53 ans plus tard en 1945, lors de sa célèbre conférence publiée sous le titre L'existentialisme est un humanisme :

" Je m'inquiète de ne savoir qui je serai ; je ne sais même pas celui que je veux être ; mais je sais bien qu'il faut choisir. Je voudrais cheminer sur des routes sûres, qui mènent seulement où j'aurais résolu d'aller ; mais je ne sais pas ; je ne sais pas ce qu'il faut que je veuille. Je sens mille possibles en moi ; mais je ne puis me résigner à n'en vouloir être qu'un seul. et je m'effraie, chaque instant, à chaque parole que j'écris, à chaque geste que je fais, de penser que c'est un trait de plus, ineffaçable, de ma figure qui se fixe ; une figure hésitante, impersonnelle ; une lâche figure, puisque je n'ai pas su choisir et la délimiter fièrement. Seigneur, donnez-moi de ne vouloir qu'une seule chose et de la vouloir sans cesse.

La vie d'un homme est son image. À l'heure de mourir, nous nous refléterons dans le passé, et, penchés sur le miroir de nos actes, nos âmes reconnaîtront ce que nous sommes. Toute vie s'emploie à tracer de nous-mêmes un ineffaçable portrait. Le terrible, c'est qu'on ne le sait pas ; on ne songe pas à se faire beau. On y songe en parlant de soi ; on se flatte ; mais notre terrible portrait, plus tard, ne nous flattera pas. On raconte sa vie et l'on ment ; mais notre vie ne mentira pas ; elle racontera notre âme, qui se présentera devant Dieu dans sa posture habituelle. 

On peut dire alors ceci, que j'entrevois, comme une sincérité renversée (de l'artiste) : il doit, non pas raconter sa vie telle qu'il l'a vécue, mais la vivre telle qu'il la racontera. Autrement dit : que le portrait de lui, qui sera sa vie, s'identifie au portrait idéal qu'il souhaite ; et, plus simplement : qu'il soit tel qu'il se veut." (Journal 1887-1925, Gallimard, La Pléiade, 1996, p. 149)

Il y a eu un existentialisme chrétien, représenté, entre autres, par le catholique Gabriel Marcel. Aussi bien, dans le cadre d'un existentialisme non-athée, on pourrait voir ces lignes gidiennes comme l'ébauche d'un existentialisme protestant avant la lettre. Les thèmes sartriens du projet, de l'angoisse, de la responsabilité sont en effet traités dans le premier paragraphe. Certes le jeune Gide mêle à la reconnaissance de sa liberté ce que Sartre a désigné du nom de mauvaise foi, puisqu'appelant Dieu au secours il n'a pas conscience de que le même Sartre appellera le  délaissement.

Quant au deuxième paragraphe, il annonce l'idée sartrienne que notre identité est déterminée par nos actions. Bien sûr, Gide évoque ici fort religieusement le jugement objectif de Dieu, tandis que Sartre donne seulement aux autres, précisément à ceux qui nous survivront et qui nous connaîtront, la responsabilité de faire notre portrait, et ce portrait, à la différence de celui fait par ce Dieu hypothétique, reflètera d'abord leur propre projet, leurs propres choix (" être mort, c'est être en proie aux vivants.")

C'est sans doute le côté un peu dandy du dernier paragraphe qui différencie le plus ces lignes du texte auquel je les compare. De ce choix de vie gidien, dont on ne sait pas trop encore en 1892 jusqu'où il s'émancipe de l'idéal chrétien de pureté de l'âme, Sartre aurait dit que c'est un projet parmi d'autres et il l'aurait sans doute jugé trop égocentrique, trop personnel. En effet rien dans ces lignes de Gide ne laisse transparaître ce que Sartre appellera la responsabilité de soi par rapport à toute l'humanité, responsabilité qui justifiera une écriture au service de la liberté de tous et non, comme ici, au service de la diffusion de l'image de sa propre excellence.

samedi 15 août 2020

Taureau en état de péché mortel.

 En 1893, André Gide fait un voyage en Espagne avec sa mère. Mais, dans son journal de l'époque, on ne trouve aucune description du pays visité, seulement ces lignes étranges, hostiles à la tauromachie :

" Courses de taureaux. Qu'on tue quelqu'un parce qu'il est en colère, c'est bien ; mais qu'on mette en colère quelqu'un pour le tuer, cela est absolument criminel.On tue le taureau en état de péché mortel. On l'y a mis. Il ne demandait, lui, qu'à paître. Etc." (Journal 1887-1925, Gallimard, La Pléiade, p.160)

Voyons ces lignes en tant qu'argumentation, sans attribuer celle-ci à l'auteur du journal (une note précise qu'elles sont nées d'une discussion avec Charles Gide, l'oncle hostile à la corrida). Ce qui en fait l'étrangeté, c'est ce qu'elles contiennent d'une part, de contemporain et de caricatural et d'autre part, d'archaïque. Le contemporain : l'humanisation de l'animal au point de le traiter en personne. L'animal est-il un sujet ? demande-t-on quelquefois aujourd'hui. Le caricatural : la transformation du taureau en sujet chrétien  (transformation approximative car il ne semble pas que  Gide aille jusqu'à lui donner le libre-arbitre !) relève sans doute de l'ironie. L'archaïque : quand on lit la première phrase, on pense à ce passage de la correspondance de Spinoza où le philosophe justifie la mise à mort d'un homme enragé :

" Celui qui devient enragé par la morsure d'un chien est excusable, mais l'on a pourtant le droit de l'étrangler." (Oeuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, p. 1295)   

Curieux texte donc : au moment même où le taureau est élevé au rang de personne morale, le forcené y est assimilé à un animal nuisible.


                                                                                                                                                                      

mardi 11 août 2020

Des sérénités face aux incidents : de deux sortes d'objectivité.

 Dans ses " Notes d'un voyage en Bretagne " (1891), André Gide, qui a 22 ans, écrit :

" Parler des incidents m'est insupportable ; ils ne prennent pour moi de l'existence que lorsque leur impression sur moi influe de quelque façon sur mon âme ; sinon ils me semblent d'une fastidieuse contingence. Des impressions plutôt ! " (Journal 1887-1925, Gallimard, La Pléiade, 1996, p. 90)
Gide se réfère ici à une réaction spontanée et idiosyncrasique. Le chercheur de sagesse pourrait la lui envier, même si, dans son cas, tous les incidents, il le dit, ne sont pas reçus avec la même équanimité. Il semble d'ailleurs que l'impact superficiel ou profond d'un incident sur son esprit ne dépende pas de lui. On verra plus loin pourquoi.
En revanche, si on est un apprenti stoïcien, on réalise que c'est tout un travail pour que l'impression reste à la surface de l'âme. Rappelons que la doctrine du Portique n'a jamais soutenu qu'on pût ne pas ressentir l'impact des incidents sur soi, le problème étant de savoir s'y prendre pour qu'ils ne génèrent pas en l'âme des passions. Dit en termes pompeux, comment faire pour que, de la ride sur l'eau de mon âme, ne naisse pas une tempête ?
Un des arguments destinés à éviter cette bouleversante genèse est que ces incidents sont, non d'une fastidieuse contingence, mais d'une merveilleuse nécessité : ils ne pouvaient pas ne pas arriver et leur apparition est indispensable au développement de la Nature (ou de Dieu ou de la Raison).
Si on les supportait en se disant qu'ils sont aléatoires et sans intérêt, on serait peut-être simplement résigné à vivre dans un monde absurde. Rien à voir avec le stoïcisme.

En janvier 1890, André Gide éclairait sur son type de tranquillité d'âme. L'occasion en est l'enterrement d'une tante. Le texte commence par une remarque générale sur l'émotion et le langage :

" Je ne dirais point ces choses, car l'émotion perdrait sa fleur de spontanéité sincère, à être analysée pour l'écrire." (ibidem, p. 113)

C'est prudent en effet de ne pas confondre l'effet que ça faisait d'avoir une émotion avec l'ensemble des jugements portés par soi sur elle, plus tard. En fait, dans la situation qui nous intéresse, il s'agirait de l'effet que ça faisait de ne presque pas avoir d'émotion :

" L'impression au reste n'a pas été très forte. Cela est encore resté très objectif. Mon esprit me dictait trop les impressions à avoir : elles ne me saisissaient pas."

On pourrait concevoir une maîtrise de soi qui fasse barrière au saisissement. Mais ici le narrateur paraît obéir aux ordres de son esprit, condamné en somme par ce dernier à rester le spectateur d'une scène généralement émouvante pour les autres, contraint à voir la scène d'une certaine manière neutre et objective. Mais pourquoi ? Gide va donner une explication mais d'abord il enregistre une exception :

" Pourtant une émotion très douloureuse, à voir ma tante Charles pleurer. Ses larmes me faisaient plus de mal que si je les pleurais. Je l'aurais voulue respectée par la tristesse ; et toujours un joli sourire pensif sur les lèvres."

Puis le narrateur laisse de côté l'exception et se lance dans une explication de sa faible sensibilité ordinaire :

" Je pense maintenant que ce qui m'empêche d'avoir l'impression vive, c'est de ne pas me sentir seul. Je m'occupe trop de ceux qui m'entourent."

C'est l'occasion de comparer à nouveau la conduite décrite par le narrateur à la conduite stoîcienne. À un enterrement, le stoïcien se conduirait comme on doit se conduire selon des règles dictées par la cérémonie, la relation avec la personne décédée, etc. Si par exemple il soutenait un parent du défunt, ce ne serait pas par pitié, passion déraisonnable, mais par souci de jouer comme il faut le rôle particulier qui lui est échu. Une chose est sûre : ce n'est pas l'attention portée aux autres qui le détournerait de ses propres émotions. En effet c'est d'un même mouvement raisonnable qu'il serait, à la fois et en même temps, attentif comme il se doit à autrui et sans passion. En revanche, pour parler en termes kantiens, le souci du narrateur pour ceux qui l'entourent est pathologique, c'est en ce sens qu'il n'est pas, comme on l'a dit, maître de lui. Aussi parce qu'il n'est en rien maître de son souci d'autrui, ce dernier ne peut-il disparaître qu'à une seule condition : la disparition des autres.

" Ainsi, j'aurais voulu, tout seul, voir le beau cadavre (ce mot est hideux) de ma tante. Le premier mort que j'aurais vu. Alors j'aurais laissé mes larmes, et la pensée aurait erré."

On se rappelle que les stoïciens face aux réalités impressionnantes se fixent pour but de les réduire à ce qu'elles sont, matériellement parlant, en les détachant de toutes leurs connotations sociales et habituelles (par exemple, " La Légion d'honneur, ce n'est qu'un petit morceau de tissu rouge ", " Un cancer, ce n'est qu'un ensemble de cellules qui se développent à leur manière ", etc.). La perception du cadavre devrait alors avoir un air de famille avec celles du médecin légiste ou du croque-mort. Donc qualifier le cadavre de beau serait, comme le qualifier de laid, une atteinte à cette sorte de neutralité descriptive dont la fonction est précisément d'empêcher la genèse dans l'esprit de passions incontrôlables.

Manifestement le narrateur gidien, à la différence du stoïcien, souffre de sa froideur. Dans sa conduite, il ne diffère peut-être guère d'un apprenti stoïcien. Mais son flegme n'est que l'effet de la victoire de certaines passions sur d'autres. Les humiens pensent d'ailleurs que la maîtrise de soi ne peut jamais avoir d'autre origine !

mardi 4 août 2020

Peut-on vraiment se voir comme on voit un autre ?

" Le corps est la meilleure image de l'âme ". Cette remarque de Wittgenstein, tirée des Recherches philosophiques, convient bien pour rendre compte de la connaissance que je prends d'autrui : ses actions, ses paroles, ses gestes, mimiques, etc., sans être son âme, l'exprime, la manifeste, l'incarne (je laisse de côté ce qui en toute rigueur distingue l'expression de la manifestation et de l'incarnation...). Quant à ce que moi-même, je ressens, pense etc., à première vue, j'en ai connaissance immédiatement, sans passer par l'observation physique de moi, ou, plus exactement, sans passer par l'observation de moi en tant qu'être physique. Certes autrui, éclairé par la remarque de Wittgenstein, pourrait me recommander de me voir comme si j'étais un autre et, par exemple, pour évaluer l'intensité de mon amour pour telle personne, de prendre en compte, non ce que je ressens " au coeur de mon intériorité ", mais ce que je fais, dis etc. en relation avec ladite personne. On conviendra qu'un tel effort, sans doute instructif, reste malaisé et que les leçons qu'on en tire coexistent souvent, sans les modifier, avec celles de l'introspection. 

Or, un texte d' André Gide, tiré de Si le grain ne meurt, évoque une connaissance de soi qui paraît étrangement dériver immédiatement d'une interprétation de son propre corps, précisément de son propre visage. En voici les premières lignes où l'auteur se décrit en tant que poseur :

" Depuis que j'avais posé pour Albert (il venait d'achever mon portrait) je m'occupais beaucoup de mon personnage ; le souci de paraître précisément ce que je sentais que j'étais, ce que je voulais être : un artiste, allait jusqu'à m'empêcher d'être, et faisait de moi ce que l'on appelle un poseur. Dans le miroir d'un petit bureau-secrétaire, hérité d' Anna, que ma mère avait mis dans ma chambre et sur lequel je travaillais, je contemplais mes traits, inlassablement, les étudiais comme un acteur, et cherchais sur mes lèvres, dans mes regards, l'expression de toutes les passions que je souhaitais éprouver. Surtout j'aurais voulu me faire aimer ; je donnais mon âme en échange." (Souvenirs et voyages, Gallimard, La Pléiade, p. 235)

Jusqu'à présent, rien de bien surprenant. Comme un dandy ou un comédien, le narrateur veut se faire un corps à l'image de son âme, que le ressenti de celle-ci soit réel ou désiré réel. Les lignes qui suivent sont en revanche plus surprenantes :

" En ce temps, je ne pouvais écrire, et j'allais presque dire : penser, me semblait-il, qu'en face de ce petit miroir ; pour prendre connaissance de mon émoi, de ma pensée, il me semblait que, dans mes yeux, il me fallait d'abord les lire. Comme Narcisse, je me penchai sur mon image ; toutes les phrases que j'écrivais alors en restent quelque peu courbées." (ibid.)

On note, c'est précieux,  que le narrateur ne prétend pas décrire le processus réel de la connaissance de lui-même, mais bien plutôt ce que, du présent de son écriture, il juge lucidement n'être qu'une opinion sur ce processus. 
Reste tout de même la singularité du processus imaginé : il découvrirait sa pensée sur son visage comme il le ferait de la pensée d'autrui s'il était face à lui. En toute rigueur, la comparaison que Gide fait avec Narcisse n'est d'ailleurs  pas tout à fait justifiée car, à la différence du narrateur, Narcisse ne se découvre pas à travers son reflet mais croit découvrir un autre que lui à travers sa propre image, tel un animal qui n'aurait pas atteint le stade du miroir... Et quand Narcisse réalise que c'est lui qui se reflète dans " la source limpide dont les eaux brillaient comme de l'argent " (Ovide, Métamorphoses, III, Folio-Classiques, 1992, p. 119), ce qu'il voit de son image ne lui apprend plus rien sur lui-même.

Une énigme psychologique semble alors apparaître : comment peut-on passer de la comédie où il s'agit de jouer un rôle à l'étude où il s'agit de savoir qui on est ? Comment  l'apparence qu'on maîtrise se transforme-t-elle en apparence qui nous instruit ? Comment fait-on étonnamment autre ?

La solution, qui fait disparaître du même coup l'énigme, est peut-être que le narrateur ne fait que  passer d'un faire-semblant à un autre, l 'ultime pose étant de se faire croire qu'on a perdu l'accès direct à son esprit. Il semble en tout cas que, s'il ne s'agissait pas d'une comédie faite à soi-même, qu'on pourrait qualifier de mensonge à soi-même ou de mauvaise foi, voire d'illusion, la reprise par soi du cogito deviendrait strictement impossible : si la seule preuve de ma pensée était l'image de mon visage pensant, il suffirait de douter de la réalité de cette image pour douter de la réalité de ma pensée, le doute lui-même n'apparaissant pas autrement que sous la forme, peut-être, d'une certaine moue, en tout cas sous une forme corporelle.

S'il ne s'agit pas d'une pose plus sophistiquée que les autres, cette aventure intime fait penser aux déformations de l'esprit, inattendues, quelquefois amusantes et toujours d'étiologie neurologique, avec lesquelles Oliver Sacks nous a familiarisés dans, entre autres, L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau.

vendredi 31 juillet 2020

Déracinez-vous ! Contre les particularités.

Dans la revue L'Occident, en juillet 1902, André Gide a écrit des lignes qui valent contre tous les barrésiens d'hier et d'aujourd'hui :

" Pour que se forme et s'affermisse le sentiment d'unité d'un pays, il faut que les divers éléments qui le composent se mêlent, se croisent et fusionnent. La doctrine de l'enracinement, trop rigoureusement appliquée, risquerait, en protégeant et en accentuant l'hétérogénéité des divers éléments français, de les faire à jamais se mésentendre, de former des Bretons, des Normands, des Lorrains, des Basques, plus bretons, normands, lorrains et basques... que français. Rien de plus particulier que l'esprit de province ; de moins particulier que le génie français. Il est bon qu'il naisse des Français comme Hugo

 ... d'un sang breton et lorrain à la fois,  (Souvenirs et voyages, Gallimard, La Pléiade, 2001, p.5-6)

mardi 28 juillet 2020

Sarah est désormais introuvable !

Dans les Stromates (le mot grec peut se traduire par " mélanges ", voire, avec quelque anachronisme, par " patchwork "), Clément d'Alexandrie interprète allégoriquement le passage de la Genèse où Sarah, ne pouvant avoir un enfant d'Abraham, lui demande de féconder sa servante égyptienne, Agar. Cette dernière, enceinte du maître,  ne respectant plus alors sa maîtresse, Abraham la rend à Sarah pour qu'elle en fasse ce qu'elle veut.
Voici le texte de Clément dans la traduction donnée par Étienne Gilson dans son extraordinaire Histoire de la philosophie médiévale, publiée en 1922 mais citée ici dans l'édition de 1944 (Payot, 1986, p. 50) :

" La Sagesse (Sarah), qui cohabitait avec le fidèle - car il est entendu qu'Abraham est le fidèle et le juste - était encore stérile et sans enfants dans cette première génération, puisqu'elle n'en avait pas encore donné à Abraham ; et elle voulait à bon droit que le juste, qui avait encore à progresser, s'unît d'abord à la science du monde - car c'est le monde qui signifie allégoriquement l'Égypte - pour engendrer d'elle Isaac par la volonté de la divine providence. Celui qui s'est d'abord instruit dans les sciences peut donc s'élever de là jusqu'à la Sagesse, qui les domine, et d'où naît la race d'Israël. On voit d'abord par là que la sagesse peut s'acquérir par l'étude, puisque Abraham l'a fait, en passant des vérités les plus hautes à la foi et à la justice, qui sont de Dieu... Mais on voit en outre pourquoi Abraham (le juste) dit à Sarah (la Sagesse) : " Voici ta servante, elle est entre tes mains, fais-en ce que tu veux." C'est qu'il ne retient de la philosophie du monde que ce qu'elle a d'utile. En d'autres termes, Abraham veut dire : assurément, je prends la science du monde parce qu'elle est jeune, et je la garderai : mais ta science à toi, je l'honore et je la respecte comme la maîtresse absolue."

Aujourd'hui, il ne reste plus qu' Agar à aimer... 
Agar a certes de multiples visages, elle en change même quelquefois, elle n'est donc jamais lassante et il est même impossible de prévoir comment demain elle saura nous surprendre... 
Certes il existe encore dans la philosophie quelque chose qui s'appelle la métaphysique, mais son avatar le plus rigoureux ne cherche qu'à connaître le mobilier basique du monde, pour ainsi dire le squelette d' Agar... Cette métaphysique largement révisée à la baisse par rapport à ses ambitions ancestrales s'interrogera par exemple sur ce qu'est une propriété, au sens où l'on dit que telle telle chose a telle propriété. Éclairée par les sciences, elle vise en effet à en clarifier les fondements non scientifiques.
Elle ne nous donne malheureusement  aucune possibilité de trouver Sarah. Bien sûr abondent celles qui se font passer pour Sarah, mais qui se laisse désormais prendre à leurs pìèges ? 
Il arrive alors que, pour mieux vivre, on se fabrique de bric et de broc une poupée qu'on appelle Sarah...

vendredi 17 juillet 2020

Quand le corps accuse l'âme.

Fréquemment aujourd'hui on parle de nos devoirs par rapport à notre corps. Il n'est plus le tombeau de l'âme, c'est elle qui l'emprisonne. On reste certes dualiste (on a un esprit et un corps, radicalement différents) mais on a renversé la hiérarchie : c'est le corps qui commande et on doit lui obéir. On ne dit donc plus à la mode platonicienne : " Quel malheur d'avoir un corps ! " mais " Quel malheur d'avoir une âme ! ".
On pourrait croire cette pensée bien moderne, mais Plutarque dans Sur le désir et le chagrin attribue à Démocrite une manière de voir qui entretient avec ladite pensée une certaine ressemblance :

" Le procès du corps contre l' âme à propos des passions semble être ancien. Démocrite, rapportant la cause du malheur à l' âme, dit que si le corps obtenait de lui intenter un procès à propos de ce qu'il a souffert et du mauvais traitement dont il a été l'objet tout au long de la vie, et qu' il (i.e. apparemment : l' homme en question) devienne lui-même juge de l'accusation, il aurait plaisir à condamner l'âme, pour avoir détruit telle partie du corps par ses néglicences et l'avoir affaibli par les beuveries, pour avoir corrompu et déchiré telle autre partie par sa recherche des plaisirs, de la même façon que si un instrument ou un outil était en mauvais état, il accusait celui qui le manie sans ménagement." (Les débuts de la philosophie. Des premiers penseurs grecs à  Socrate, André Laks et Glenn W. Most, Fayard, 2016, p. 1041)

À noter trois différences (au moins) entre ce texte et l'antienne mentionnée : d'abord Démocrite est matérialiste et conçoit la psyché comme composée d'atomes, alors que bien souvent les adeptes des droits du corps reprennent, certainement sans  le savoir, le vieux dualisme cartésien ; ensuite, si l'on en croit un autre texte de Plutarque, Préceptes de santé, Démocrite en ayant cette pensée aurait eu en vue les individus nuisibles à la société, l'âme étant accusée de mal se conduire avec son corps et donc in fine avec autrui. Il semble donc que le procès que le corps fait à l'âme est justifié par des raisons morales. C'est en revanche par hédonisme ou eudémonisme qu'ordinairement on reproche à quelqu'un de ne pas donner à son corps ce à  quoi il a droit. Enfin, on doit aussi noter que si Démocrite utilise un vocabulaire juridique, il n'attribue au corps et à l'âme ni droit ni devoir.

Pour terminer, relevons qu'à la différence de Platon, dans le Phédon par exemple, Démocrite dans ces lignes juge que le vice de l'âme n'est pas un effet du corps, mais une cause du vice corporel.

vendredi 26 juin 2020

Pourquoi donc l'ours de La Fontaine a-t-il si mal raisonné ?

L'ours de la fable L'ours et l'amateur de jardins de La Fontaine est devenu un personnage philosophique depuis que Vincent Descombes en a fait en 2007 l'incarnation du mauvais raisonnement pratique. Voulant débarrasser le visage de son ami endormi d'une mouche, il lance sur l'insecte ennemi un pavé qui, dans un même élan, écrase et l'insecte et le dormeur. 
Manifestement Vincent Descombes était  fidèle à la morale de la fable, qui se conclut en effet par ces deux vers :

" Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami,
Mieux vaudrait un sage ennemi."

Mais d'où  vient cette ignorance ? Pourquoi l'ours raisonne-t-il donc si mal ? Plus généralement, pourquoi raisonne-t-on mal, pratiquement parlant ? La fable semble donner plusieurs raisons, mais à la fin une seule bonne se dégagera.

D'abord l'ours, parce qu'il vit seul, est porté à déraisonner :

" (...) la raison d'ordinaire
N'habite pas longtemps chez les gens séquestrés."

Première  piste : le raisonnement pratique se cultiverait en société. Ainsi, ayant observé d'autres ours raisonner à moitié et en souffrir, il aurait appris à corriger son raisonnement spontané.

Ensuite, la solitude permanente a engendré souffrance et tristesse :

" (...) tout ours qu'il était,
Il vint à s'ennuyer de cette triste vie."

Deuxième piste : le raisonnement pratique réussi aurait comme conditions bien-être et entrain.

On notera ensuite que l'échec mortifère, qui est au centre de la fable, est précédé d'un premier échec, véniel certes mais traduisant aussi un raisonnement pratique défaillant. En effet, l'ours, ayant rencontré un autre esseulé, et désireux, comme lui, de mettre un terme à sa solitude, chacun à cette fin voulant attirer l'ami potentiel chez lui, 

" l'ours, très mauvais complimenteur,
Lui dit : Viens t'en me voir (...) "

L' amateur de jardins, lui, n'allant pas droit au but, y parvient grâce au nombre de ses détours :

" (...) Seigneur,
Vous voyez mon logis ; si vous me vouliez faire
Tant d'honneur que d'y prendre un champêtre repas,
J'ai des fruits, j'ai du lait : ce n'est peut-être pas 
De nos seigneurs les ours le manger ordinaire ;
Mais j'offre ce que j'ai (...)"

Le premier raisonnement pratique de l'ours est distinct du second, fatal, puisque c'est, pourrait-on dire, un échec au premier degré. En plus, il est causé par une connaissance insuffisante de l'esprit humain, moins modifiable que l'ours ne le  croit (le second sera causé par en quelque sorte une connaissance insuffisante du corps humain, plus modifiable que l'ours ne le pense).
Reste que la paire d'amis se crée. S' y instaure une division du travail manifestement au service de l'ami humain mais contentant les deux. À  l'occasion, relevons la sottise probable de l'ours, troisième facteur explicatif du catastrophique raisonnement pratique :

" Et bien qu'on soit, à ce qu'il semble,
Beaucoup mieux seul qu'avec des sots,
Comme l'ours en un jour ne disait pas deux mots,
L'homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage.
L'ours allait à la chasse, apportait du gibier ;
Faisait son principal métier 
D'être bon émoucheur ; écartait du visage
De son ami dormant ce parasite ailé 
Que nous avons mouche appelé."

Quelle surprise !  L'ours a tué son ami en réalisant une tâche habituelle, qu'il savait donc faire, sans compter qu'il réalisait correctement d'autres fonctions, à première vue plus élaborées, comme chasser... Les pistes antérieures perdent, semble-t-il, de leur crédibilité. Reste la sottise. Mais comment peut-elle causer l'échec d'un savoir-faire ? 

" Un jour que le vieillard dormait d'un profond somme,
Sur le bout de son nez une allant se placer,
Mit l'ours au désespoir ; il eut beau la chasser.
Je l'attraperai bien, dit-il (...) "

On retrouve l'idée de la souffrance comme corruptrice du raisonnement pratique. Mais d'où vient le désespoir en question ? Il semble être intimement lié à une blessure d'amour-propre. Incapable d'accepter que la réalité résiste à son savoir-faire, l'ours, emporté par ce qui semble être une sorte de colère, règle mal son problème pratique parce que les passions le rendent précipité et inapte à régler le problème théorique des effets d'un pavé sur un visage. 
L'erreur dans le raisonnement pratique s'enracine ici dans l'erreur théorique d'un praticien certes exercé mais blessé. S'il n'a pas bien ajusté le monde à  ses désirs, c'est d'abord parce qu'il n'a pas correctement ajusté les représentations de son esprit au monde.
Il visait juste sans penser juste.







samedi 13 juin 2020

Contexte de découverte et contexte de justification.

Dans le Tractatus theologico-politicus, Spinoza contextualise à l'extrême la Bible, manière de faire comprendre que le sens du texte dit sacré n'est accessible que si on connaît tout des conditions historiques dans lesquelles il a été écrit, tout des caractéristiques psychologiques et des intentions de ses auteurs, tout de la langue hébraïque dans laquelle il a été formulé. Pas étonnant que Spinoza en conclue que, ces connaissances contextuelles faisant souvent défaut, ce que veut dire tel passage de la Bible est tout simplement inintelligible. Dit autrement, pour justifier le sens du texte, il faut découvrir, en dehors du texte, des faits historiques qui l'expliquent. 
Mais faut-il toujours reconstituer patiemment le contexte historico-culturel d'un texte pour en saisir le sens et pouvoir se prononcer sur sa vérité ?  

" Il n'en est pas de même à l'égard des choses que nous pouvons saisir par l'entendement et dont nous formons aisément un concept : les choses qui de leur nature se perçoivent aisément, ne peuvent jamais être exprimées si obscurément qu'elles ne soient facilement entendues, conformément au proverbe : À celui qui entend, une parole suffit. Euclide, qui n'a écrit que des choses extrêmement simples et parfaitement intelligibles, est aisément explicable pour tous et en toutes langues ; pour saisir sa pensée, en effet, et être assuré d'en avoir trouvé le vrai sens, il n'est pas nécessaire d'avoir une connaissance entière de la langue où il a écrit ; une connaissance très commune et presque enfantine suffit ; il est inutile aussi de connaître la vie de l'auteur, le but où il tendait et ses moeurs, de savoir en quelle langue il a écrit, pour qui, en quel temps, non plus que les fortunes du livre, les diverses leçons du texte et enfin quels hommes ont décidé de le recueillir. Ce que je dis d' Euclide, il faut le dire de tous ceux qui ont écrit sur les matières qui de leur nature sont perceptibles " (La Pléiade, p. 727-728).

Dit autrement, dès qu' un texte a un contenu rationnel, le contexte de découverte a une importance secondaire, le reconstituer servant seulement (mais ce n'est pas rien !) à faire une histoire vraie des découvertes de la raison humaine et donc, pour l'histoire des mathématiques, c'est bien sûr important de contextualiser les Éléments d'Euclide. Mais le point essentiel est plutôt de savoir si les justifications du contenu rationnel en question sont optimales.
Mettons cette distinction en rapport avec un fait récent : une nouvelle traduction de l' Éthique vient de paraître, basée sur un manuscrit découvert au Vatican en 2010. Or Spinoza a pensé non produire le système spinoziste mais écrire sous la dictée de la raison. Si on partage cette vue, cette découverte est donc anecdotique. En revanche, si on lui donne une grande importance, c'est qu'on lit Spinoza, comme lui a voulu lire la Bible, ce qui revient à enlever à son texte le statut de texte rationnel.

Le cas Spinoza à part, on voit ce qu'a d'insatisfaisant toute enquête visant à réviser à la baisse la portée cognitive des textes scientifiques par seulement une enquête exhaustive sur leurs conditions culturelles de production. Cette révision ne peut se faire que bien plus difficilement, c'est-à-dire en participant à la science déterminée dont ils sont les produits.

lundi 8 juin 2020

L'essentiel et le secondaire.

" On a toujours beaucoup plus de chances d'apprendre un événement extraordinaire par le journal que de le vivre ; en d'autres termes, c'est dans l'abstrait que se passe de nos jours l'essentiel (das Wesentlichere), et il ne reste plus à la réalité que l'accessoire (das Belanglosere) " écrit le narrateur dans L'homme sans qualités (I, 18). 

J'aimerais bien qu'il en soit encore ainsi aujourd'hui : qu'on apprenne " le plus essentiel " (c'est la traduction littérale de das Wesentlichere) dans les journaux et que ce soit " dans l'abstrait " qu' on y ait accès. 
Mais d'abord, depuis longtemps l'abstraction des mots est de plus en plus éclipsée par le concret des images. 
Et ensuite, " le plus accessoire " (Musil a employé ici aussi un comparatif) a envahi les journaux et tous les " supports informatifs ".

Il fut pourtant un temps où on pouvait opposer le sérieux du Monde par exemple à la frivolité, pour rester aimable, d' Ici-Paris ou de France-Soir. Il était facile en plus de ne jamais entrer en contact avec les journaux qu'on tenait pour sans intérêt (belanglos peut aussi se traduire de cette manière). Il suffisait de ne pas prendre en mains un journal, disons inessentiel ! Mais aujourd'hui, avec la rapidité de l'immatériel,  il faut être d'une vigilance presque divine pour ne pas recevoir sur notre écran le pire, confusément mêlé au meilleur. 
En effet, comme il est usuel depuis des décennies déjà d'associer à tort essentiellement le sérieux au dogmatisme, voire au mépris et à l'arrogance, comme aussi la compréhension du sérieux coûte généralement plus d'efforts que celle du ludique (même si le ludique distingué ne cesse de redoubler de finesse pour ne pas être confondu avec son frère populaire), les journaux dits les plus sérieux se plaisent à présenter mêlés l'essentiel et le secondaire et en plus, les deux traités à la manière joueuse et ludique, prenant pour modèle une certaine école, pour laquelle on ne doit apprendre qu'en riant et souriant. 

Et puis, qui prend encore vraiment au sérieux l'opposition entre l'essentiel et l'accessoire ? N'a-t-on pas, dira-t-on, le droit de penser que l'opposition elle-même est accessoire, car qu'est-ce que l'essentiel sinon ce qu'on prend pour tel ? Certes, il faut dire que dans l'histoire n'importe quoi, même l'inexistant, a été pris pour l'essentiel, ce qui rend spontanément sceptique quant aux chances de disposer un jour d'une détermination de l'essentiel qui ne soit pas qu'illusion ou expression de nos craintes.

Doit-on pour autant  renoncer à  " dégager l'essentiel " comme on renonce à une croyance théologique parce qu'elle dépasse de très loin le pouvoir de la raison ? Il va de soi que sans tomber dans un relativisme excessif,  l'essentiel recherché  ici se déterminera dans un cadre spatio-temporel fini en rapport avec un domaine déterminé.

dimanche 7 juin 2020

Le pessimisme faussement lucide.

" Aux époques où il semble que tout aille bien, alors qu'elles subissent intérieurement cette régression à laquelle sont soumises probablement toutes choses, sans excepter le développement intellectuel lorsqu'on lui refuse toute idée nouvelle et tout effort particulier, la première question à se poser devrait être celle-ci : que peut-on faire là contre ? Mais la confusion de l'intelligence et de la bêtise, de la vulgarité et de la beauté est, justement dans ces époques-là, si grande, si inextricable, qu'il paraît évidemment plus simple à beaucoup de gens de croire à un mystère au nom duquel ils proclament la dégénérescence progressive et fatale de quelque chose qui échappe à tout jugement exact et se révèle d'une solennelle imprécision. Il est parfaitement indifférent, au fond, que ce quelque chose soit " la race ", " le végétarisme " ou " l'âme " ; la seule chose qui importe,  comme dans tout pessimisme bien compris, c'est d'avoir trouvé l'élément inéluctable sur quoi se reposer." (L'homme sans qualités, p. 77-78)

Certes nous vivons à une époque où il semble que tout aille mal. Mais, si aux époques où on croit que tout va bien, c'est le contraire qui se passe, comme si le principe d'inertie s'appliquait au-delà des limites de la physique, il semble logique de conclure qu' aux époques où domine un pessimisme général, la régression poursuit tout aussi tranquillement son oeuvre, sauf qu'on pourrait croire que désormais et heureusement elle est bien identifiée. 
Or, Musil suggère ici qu'il n'en est rien, parce qu'il est complexe de déterminer en vérité ce qui dans la réalité est bien ou mal. Il doit donc y avoir dans l'ensemble des réflexions qui se veulent intelligentes sur, par exemple, la bêtise, des analyses tout à fait bêtes. Musil a en effet clairement lancé l'avertissement : " si la bêtise, en effet, vue du dedans, ne ressemblait pas à s'y méprendre au talent, si, vue du dehors, elle n'avait pas toutes les apparences du progrès, du génie, de l'espoir et de l'amélioration, personne ne voudrait être bête et il n'y aurait pas de bêtise. Tout au moins serait-il aisé de la combattre " (I, 16, p. 73-74). De cette bêtise à l'allure intelligente, parce qu'elle va, entre autres, avec le sentiment chez celui qui la manifeste de dépasser les apparences (dans ce cas, ce sont les apparences rassurantes qui sont, croit-on, percées à jour), Musil donne trois exemples de croyances pessimistes, inquiétantes par leurs affirmations, mais rassurantes par le fait que chacune pense avoir découvert la cause première du mal insidieux. 
De nos jours, ce pessimisme trop vite comblé, trop peu honnête, intellectuellement parlant, paraît certes moins malin que celui que cible Musil, vu qu' il est en accord, lui, avec l'air du temps. Mais, ayant le consensus doxique pour lui, il n'en est que plus redoutable. Ainsi, sans être en rien climatosceptique, pourrait-on légitimement penser que " le changement climatique " ou d'autre concepts mobilisant une masse de bonnes volontés manifestent aussi notre manière contemporaine de laisser tomber l'approfondissement de la complexité de la réalité. 
Bien sûr  on ne gagnera rien à  remplacer ces formules jugées au fond trop simples par une référence toujours répétée à " la complexité ".

samedi 6 juin 2020

La stupeur du philosophe.

" (...) À la suite de ces réflexions, Ulrich eut une curieuse inspiration. Il imagina que le grand philosophe catholique Thomas d' Aquin (mort en 1274), ayant à grand effort rangé dans un ordre parfait les idées de son temps, était allé plus loin encore dans cette entreprise ; et que, à peine achevé ce nouveau travail, resté  jeune par quelque grâce spéciale, et sortant par la porte voûtée de sa maison, une pile d'in-folios sous le bras, un tramway lui passait en sifflant sous le nez. La stupeur du " Doctor universalis " (ainsi appelait-on le célèbre Thomas), l'impossibilité où il se trouvait de comprendre, amusaient fort Ulrich." (L'homme sans qualités, I, Le Seuil, p. 74)

Philippe Jaccottet rend ici de manière très euphémisée ce qu'a fait Thomas après avoir mis en ordre les pensées de son époque. En effet Musil dit qu' " il est allé encore plus radicalement dans les profondeurs " (noch gründlicher in die Tiefe gegangen). Et pourtant la vue du tramway le laisse coi. Sa stupéfaction peut se comprendre de deux manières : soit le tramway prend du temps à  se dissoudre dans le thomisme, soit il est insoluble. Je suis enclin à choisir la deuxième option. Car si on prend le thomisme comme système, la machine " tramway " repose sur une physique inconcevable pour Saint-Thomas. Peut-on faire une parabole de ce petit récit amusant ? Aussi profonde et organisée que serait une philosophie, elle serait toujours mise en défaut par le développement des sciences et des techniques.
Marc-Aurèle avait exclu cette stupeur thomiste :

" Quand on voit ce qui est maintenant, on a tout vu, et ce qui s'est passé depuis l'éternité, et ce qui se passera jusqu'à l'infini ; car tout est pareil en gros et en détail." (Pensées, VI, 37, La Pléiade, p. 1185)

On pourrait donner raison à Marc-Aurèle en se disant que les objets techniques ont beau changer avec le progrès des sciences, reste la nature humaine. Ainsi l' éthique demeurerait la partie incorruptible d'une philosophie réussie, la stupeur de Thomas prenant fin au moment où il verrait sortir du tram extraordinaire les hommes de toujours. 
Cependant la suite du texte de Musil suggère que les objets techniques ne sont pas seulement des éléments d'un décor ; le motocycliste, la championne de tennis et la nageuse paraissent inconcevables sans les gratte-ciel et l'électricité, au sens où leur corps assurément  et, semble-t-il aussi, leur ressenti sont " modelés " par l'environnement technique :

" Un motocycliste fonçait dans la rue vide, bras et jambes en O, et remontait la perspective dans un bruit de tonnerre ; son visage reflétait le sérieux d'un enfant qui donne à  ses hurlements la plus grande importance. Ulrich se souvint alors de la photographie d'une célèbre championne de tennis qu'il avait vue dans un magazine quelques jours auparavant ; elle se tenait sur la pointe du pied, une jambe découverte jusqu'au dessus de la jarretière, lançant l'autre dans la direction de sa tête, tandis qu'elle brandissait  sa raquette le plus haut possible pour attraper ue balle ; tout cela avec la mine d'une gouvernante anglaise. Dans le même numéro se trouvait la photographie d'une nageuse se faisant masser après la compétition ; auprès d'elle, l'une à ses pieds, l'autre à son chevet, se tenaient deux dames d'aspect sévère, en costume de ville ; la nageuse était couchée sur le dos, toute nue, un genou relevé dans une pose abandonnée, le masseur avait les mains posées dessus, il portait une blouse de médecin, et son regard sortait de la photographie comme si cette femme avait été dépecée et sa chair suspendue à une patère. Voilà ce que l'on commençait alors à voir, et ce sont des choses que l'on est bien forcé d'admettre d'une manière ou d'une autre, comme l'on reconnait l'existence des gratte-ciel et de l'électricité." (L'homme sans qualités, I, Le Seuil, p. 74-75)

Si l'on accepte avec Wittgenstein que le corps est la meilleure image de l'âme humaine, la conscience que la nageuse a de sa nudité ainsi que celle que les infirmières (?) et le masseur ont de la nudité de leur patiente semblent avoir une nouveauté que ne paraissent pas bien  rendre les concepts de pudeur, d'impudeur etc. Il n'est peut-être pas non plus correct de se référer à l'infantilisme pour désigner l'attitude du motocycliste ; du moins,  le qualificatif " infantile " paraît exiger des précisions contextuelles exigées par les modalités stupéfiantes de la manifestation de ce défaut.

Thomas était peut-être en droit de conclure que, même après réflexion, le tramway n'est soluble qu'en gros dans le système qui porte son nom.




mardi 2 juin 2020

Déménagement.

Je vais cesser d' honorer Ramón sur ce blog mais je continue sur Facebook dans le groupe Lectrices et lecteurs de Ramón Gómez de la Serna.
Ici je continue d'honorer tous les autres honorables ! 

samedi 30 mai 2020

" S'il vient vous demander conseil, c'est qu'il a déjà choisi la réponse." (Sartre)

" Jérémie, accablé de tristesse et en proie à un profond dégoût de la vie, prophétisa des calamités aux Juifs ; si bien que Josias ne voulut pas le consulter, mais s'adressa à une femme de ce temps qu'il jugeait plus apte, en raison de son naturel féminin, à lui révéler la miséricorde de Dieu." (Traité des autorités théologique et politique, La Pléiade, p.639)

Est-ce une sorte de care avant la lettre ? Pas vraiment, car homme ou femme, le prophète ne fait qu'exprimer ce que son imagination lui dépeint de l'avenir. Non seulement il n'a jamais aucun savoir sur Dieu (pas plus qu'il n'a de savoir transmis par Dieu), mais souvent il n'a pas de savoir sur lui-même. Il ne comprend pas ce qu'il dit, au sens où il ne comprend pas ce que veulent dire ses propres paroles prophétiques :

" Celles de Zacharie étaient trop obscures pour qu'il pût les entendre lui-même sans explication, comme il ressort du récit qu'il en donne ; celles de Daniel,  même expliquées, ne purent être entendues par le prophète lui-même." (ibid. p. 640) 

Cognitivement, en termes spinozistes, les prophètes sont nuls. Pour savoir la vérité sur Dieu, il faut raisonner, pas imaginer. Pas de doute que si une "prophétie " est réalisée, c'est par chance, par hasard ou parce  que tel prophète a le sens des possibles. Mais Spinoza ne  dit pas cela, pas plus qu'il n'aborde la question de la réalisation des prophéties. Ce qui l'intéresse, c'est ce qui se passe en amont de la prophétie. 

On pourrait se dire que ces lignes de Spinoza ont perdu de leur portée, vu que, sous notre climat culturel, les prophètes au sens propre se font rares et courent le risque de ne pas être pris au sérieux. Certes, mais restent les prophètes au sens figuré, par exemple pour les plus impressionnants et les plus savants d'entre eux, ceux qui lisent l'avenir dans Marx ou dans Nietzsche ou dans Heidegger etc. Sans compter avec la masse des prophètes plus ordinaires, moins universitaires, qui s'appuient sur leurs intuitions, leurs expériences, leurs lectures. C'est pour éveiller notre vigilance par rapport à ces prophètes non-religieux au sens strict qu'il faut lire le chapitre II du Tractatus theologico-politicus .
Spinoza énumère en effet les différentes causes qui justifient la méfiance vis-à-vis des affirmations des prophètes, petits ou grands : par exemple, ce qu'ils disent  est conditionné par leur humeur, leur tempérament et la réception de ce qu'ils disent est à  son tour conditionné par la relation entre l'humeur de l'auditeur et la leur. Mais entrent en ligne de compte aussi dans le destin des prophéties, comment elles sont écrites : " l'élégance, la brièveté, la sévérité, la rudesse, la prolixité et l'obscurité " (ibid.). 
Le savoir de la relativité du prophète et des prophéties (et ce savoir apparaît ici essentiellement psychologique) libère de la croyance dans de telles prophéties et incline à voir les prophéties comme des indices et des expressions de tel ou tel type d'hommes. 
Autre raison de lire ce Spinoza-là, celui du Tractatus : son habileté à se faire comprendre des bons entendeurs, malgré la censure et la persécution : rien ne dit que les temps ne reviendront pas où il faudra connaître sur le bout des doigts ce savoir-faire de la dissimulation.

mercredi 27 mai 2020

L' être humain, en effet, peut aussi aisément manger de l'homme qu'écrire " La critique de la raison pure " (Robert Musil)

Quand il aborde dans le Traité des autorités théologique et politique la question de la prophétie biblique, Spinoza tient à faire du prophète un homme comme les autres, contre l'idée qu'il serait éclairé par le contact avec une réalité transcendante. C'est en vue de supprimer la possibilité d' hommes surhumains que le philosophe écrit la note suivante :

" Bien que certains hommes soient avantagés de dons que la nature n'a point accordés aux autres, on ne dit pas que les premiers se situent au-dessus de l'humanité, à moins que leurs dons (sans pareils) ne puissent être ramenés sous la définition de la nature humaine. Par exemple, la taille d'un géant est exceptionnelle, et cependant humaine. La facilité d'improvisation poétique n'est pas donnée à tous, et cependant elle est humaine. Humaine aussi est l'aptitude à imaginer différents objets, les yeux ouverts, avec autant de vivacité que si on les avait devant soi. En revanche, si qui que ce soit disposait d'un moyen de saisir les idées, et de principes de connaissance refusés aux autres hommes, il ne resterait plus dans les bornes de la nature humaine." (La Pléiade, p. 632)

Vu que les prophètes ont une disposition à  imaginer extraordinaire et que l'imagination, essentiellement dépendante de la perception, est un accès médiocre à la réalité à cause précisément des limites sensorielles, les prophètes sont autant limités que la plupart des hommes au niveau de la connaissance rationelle de la réalité. Mais pour la même raison qu'il n'existe pas plus de sous-chat que de sur-chat, ça serait tout autant erroné de les mépriser comme des sous-hommes  que de les déifier comme des sur-hommes.
En ces temps qui divinisent aussi facilement qu'ils diabolisent, j'ai jugé bon de rappeler la version de l'humanisme spinoziste, sans indulgence pour les amateurs d'au-delà ou d'en-deçà.

mardi 26 mai 2020

Capricho n°6


" Diario del preso feliz.

Fue sentenciado a cadena perpetua, pero inventó para salvarse a la abrumadora sentencia la estratagema de llevar un diario íntimo en que describía la vida que iba haciendo como sucedida en libertad: "Hoy en Niza..." "Hoy en el Cairo..."
El director del presidio al enterarse del caso le llamó reprendiéndole duramente porque aquel diario con sus suposiciones significaba un acto de evasión prohibida por leyes y reglamentos.
Despojado de su diario fugativo el preso feliz se murió de tristeza."

" Le journal du prisonnier heureux.

Il fut condamné à la perpétuité, mais il inventa pour survivre à  cette condamnation accablante le stratagème consistant à écrire un journal intime où il décrivait la vie qu'il menait comme si elle avait lieu en liberté : " Aujourd'hui à Nice...", " Aujourd'hui  au Caire...".
Le directeur de la prison, informé de son cas, le convoqua pour le réprimander sévèrement, vu que ce journal avec ce qu'il supposait revenait à un acte d'évasion, évasion interdite par les lois et les règlements.
Dépouillé de son journal de liberté, le prisonnier heureux mourut de tristesse."

Explorations étymologiques.

Le 6 octobre 1944, Ernst Jünger écrit :

" Glanes de lecture : Arbeiten über morphologische und taxonomische Entomologie, volume IV, numéro I.
On y cite un article sur la mouche à miel dans l'Inde ancienne, publié en 1886 par le professeur Ferdinand Karsch sous le pseudonyme de " Canus ".
Rappelle celui de J. Ch. F. Haug, qui signait " Hophtalmos "." (Feuillets de Kirchhorst, Journaux de guerre (1939-1948), La Pléiade, p. 745)

Les auteurs de l'édition font correspondre à ces lignes la note suivante :

" Haug (...) a effectivement signé ses écrits de ce pseudonyme : aug renvoie en allemand à Auge, " oeil ", d'où ophtalmos, mot grec auquel il a ajouté  le H initial de son nom. Ferdinand Karsch (1853-1936), entomologiste et anthropologue allemand, semble pour sa part avoir transposé le mot allemand Harsch " neige tôlée " dans le latin canus, " d'un blanc brillant "." (p. 1244)

Or, il y a erreur très probablement à propos de l'élucidation du second pseudo. En effet der Arsch est en allemand un mot vulgaire qu'on peut traduire par " cul ", d'où K/anus, transformé en Canus, qui en latin veut dire blanc en parlant des cheveux, de la barbe et par extension, vénérable. Ainsi Ferdinand Karsch imitait dans l'invention de son pseudonyme son lointain et vénérable collègue, à la difference près que Karsch a privilégié le latin au grec.
 C'est donc un peu comme si un certain Monsieur Cul avait pris le pseudo de Curieux...

lundi 25 mai 2020

Des livres à ne pas mettre entre toutes les mains.

Aujourd'hui où l'on est prêt à publier des livres visant à rendre la philosophie facile pour tous et donc entre autres des livres à consommer aux toilettes ou à la plage, par exemple, mais comme je sais la masse d'approximations, voire d'erreurs qui sont diffusées ainsi, c'est un grand plaisir de relire la fin de la préface  de Spinoza à son Traité des autorités théologiques et politiques :

" À ceux qui ne sont pas philosophes, je ne recommande point mon traité, car je n'ai aucune raison d'escompter qu'il puisse leur plaire. Je sais, en effet combien sont enracinés les préjugés, auxquels tant d'hommes s'adonnent sous couleur de religion. Et je sais qu'il n'est pas plus possible de délivrer la foule de la superstition, que de la crainte. L'entêtement lui tient lieu de constance et, loin de se laisser gouverner par la raison, elle s'abandonne à des élans impulsifs pour décerner ou louanges, ou blâmes. À lire ces pages, je n'invite donc ni la foule, ni ceux qui cèdent aux mêmes passions qu'elle. Je préférerais leur voir ignorer cet ouvrage, plutôt qu'exercer leur malveillance, en y appliquant une interprétation qui serait erronée, d'après leur coutume invariable." (Oeuvres complètes, La Pléiade, 1954, p. 616)

C'est une position épicurienne, pré-Aufklärung. Nietzsche la reprendra. Promue aujourd'hui, elle sera accusée d'être méprisante et égoïste.
Peut-être sera-t-on moins en butte aux attaques, si on précise, devoir de lucidité, que la foule, c'est aussi soi-même en tant qu'on ne se surveille pas intellectuellement et qu'il faut toujours résister à la foule en nous, si vivante, si spontanée, quelquefois si brilante, même.
Bien sûr cette résistance suppose qu'on peut opposer, quelquefois au moins, la vérité aux erreurs et aux mensonges et qu'à défaut de vérité, on peut se taire ou au moins présenter ses opinions comme telles.
Mais les affirmations claironnantes nous font croire si facilement que nous aussi, on peut participer à la victoire de ce qu'elles appellent quelquefois leur vérité. Et puis qu'on a le droit de se tromper...
Sauf qu'on a en réalité le devoir de ne pas se tromper et que face à nos erreurs la honte de les avoir faites devrait nous envahir. Mais qui est prêt aujourd'hui à donner de la valeur à la honte et au remords ? Une telle valer suppose  la réalité du défaut, ici du défaut intellectuel.
Mais combien alors hurleront au dogmatisme ?

dimanche 24 mai 2020

Jünger et Spinoza : même nécessaire, le méchant reste vraiment immoral.

" Le sage (...), dont l'âme s'émeut à peine, mais, qui, par une certaine nécessité éternelle, est conscient de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d'être,  mais possède toujours la vraie satisfaction de l'âme. Si, il est vrai, la voie que je viens d'indiquer paraît très ardue, on peut cependant la trouver.'' 

Cela, Spinoza l'écrit dans les dernières lignes de l' Éthique. J'ai pensé à elles en lisant les réflexions d' Ernst  Jünger, dans son journal  le 26 mai 1944, face à un chef de bataillon disant qu'il descendrait de sa propre main le premier déserteur qu'il trouverait :

" En de telles rencontres, une sorte de nausée me saisit. Je dois parvenir à un niveau d'où je puisse observer ces choses comme on contemple les évolutions des poissons autour d'un récif corallien, les danses des insectes dans une prairie, ou comme un médecin examine le malade. Comprendre avant tout, que de tels faits sont de mise dans les cercles de bassesse. Il reste encore de la faiblesse dans mon dégoût : je participe encore trop au monde du sang. Il faut pénétrer la logique de la violence, se garder de tomber dans l'enjolivement à la Millet ou à la Renan, se garder aussi de l'infamie du bourgeois qui, bien à l'abri sous un toit, fait la morale aux acteurs d'une atroce bagarre. Quand on n'est pas mêlé au conflit, qu'on en rende grâces à Dieu ; mais on n'en est pas pour autant élevé au rang de sage."

Je ne sous-entends pas que Ernst Jünger soit un modèle de sage spinoziste, ou même de sage tout court. D'ailleurs je ne le vois nulle part dans son journal prendre une telle posture, ni même formuler l'ambition d'atteindre un idéal de ce type. Reste qu'il partage avec Spinoza la reconnaissance de la valeur de la connaissance vraie et précisément de la connaissance vraie portant sur les faits horribles, révoltants. Ce qui exclut qu'on les associe  l'indicible. Mais que les faits humains les plus immoraux soient aussi intelligibles que les phénomènes naturels ou que les pathologies les plus répugnantes n'enlève rien à la valeur de l'émotion morale, la nausée, qu'ils déclenchent chez les témoins. On pourrait penser en effet que si toutes les actions humaines sont vues, du point de vue de Sirius, comme aussi nécessaires que les phénomènes obéissant le plus strictement aux lois naturelles, alors le bien et le mal ne sont que des apparences pour la sensibilité humaine. Inversement, si l'atrocité des hommes et leur méchanceté sont au centre de l'attention, n'est-ce pas incohérent de les voir comme poissons, insectes etc. enfin comme des êtres qui n'ont pas de responsabilité et qu'il est ridicule d'accuser ? Or, Ernst Jünger paraît tenir les deux positions : même s'il dénonce le jugement moral émis par celui qui, en dehors du jeu dangereux se donne confortablement l'illusion d'être plus moral que les autres, il ne rejette en rien le jugement moral et sa part de vérité. Le chef de bataillon appartient bel et bien au cercle de la bassesse. C'est la raison pour laquelle toute esthétisation de la bassesse, voir la référence à  Millet, est rejetée aussi comme une euphémisation de l'horreur. Horreur  qui ne doit pas non plus être relativisée à la lumière d'un avenir plus lumineux, c'est du moins ainsi que je comprends la mention de Renan.
En ce sens, Ernst Jünger a quelque chose de spinoziste, précisément l'idée que,  même si le méchant est nécessité à être méchant, le jugement condamnant sa méchanceté est justifié par de bonnes raisons.

samedi 23 mai 2020

Le cannibalisme supérieur.

Le 16 Février  1944, Ernst Jünger fait à propos de tortionnaires allemands une remarque d'une portée encore actuelle :

" Dans la soirée, un chef de groupe a fait un exposé sur la manière dont on essaye, selon toutes les règles de l'art, de tirer les vers du nez aux aviateurs anglais et américain descendus par les nôtres. La technique de ces procédés est répugnante ; nos grands-parents eussent encore considéré comme indigne d'eux de poser la moindre question de ce genre à un prisonnier. Mais aujourd'hui,  l'homme est devenu pour l'homme une matière première d'une sorte particulière, une matière dont on tire du travail, des informations ou d'autres choses. C'est un état que l'on peut qualifier de cannibalisme supérieur. On ne tombe pas à proprement parler entre les mains d'anthropophages, quoique cela puisse aussi arriver, mais on est pris dans les méthodes des psychologues, des chimistes et des spécialistes de la recherche raciale, des pseudo-médecins et autre fureteurs de cette sorte. C'est ainsi que d'étranges démons, sur les grands tableaux de Bosch, découpent et dépècent avec leurs instruments les hommes nus qu'ils capturent."

Il semble y avoir donc deux types de cannibalisme supérieur. L'un est éclairé et se sert des hommes qu'il étudie pour produire des vérités dont l'usage va desservir ces mêmes hommes, parce que les actions, appuyées sur ces vérités, ne satisfont que les intérêts des cannibales. L'autre ne fait que nuire aux hommes, en s'imaginant pourtant être justifié par un savoir ici imaginaire. N'entre donc pas dans la catégorie du cannibale supérieur celui qui nuit aux hommes en croyant qu'il leur est bénéfique, on pourra l'appeler le cannibalisme inconscient.
Quant aux cannibalisés, ils peuvent réaliser qu'ils sont dévorés ou non. Pas de doute, dans le contexte où écrivait Jünger, les victimes le savaient. Aujourd'hui, quand on ouvre son ordinateur, généralement on le sait tout autant car circulent sur Internet moult messages sur ses méfaits ; nous sommes donc des cannibalisés éclairés, du moins jusqu'à un certain point. Peu certes savent différencier précisément les identités des divers cannibales. On ne sait pas trop non plus si les cannibales réels de ce monde virtuel sont, eux,  éclairés ou non. On aimerait bien au moins qu'ils ne le soient pas.
Bien sûr, l'immense différence entre les victimes des cannibales du temps de Jünger et nous, mis à part la différence abyssale entre les torts subis, est que nous sommes en général des victimes consentantes. La raison en est que nous ne sommes jamais de pures victimes. Pas sûr que nous soyons toujours des cannibalisés cannibales à leur tour, mais nous croyons souvent que ce que nous perdons en étant dévorés est largement compensé par ce que nous gagnons. C'est peut-être vrai mais qui dit que de ce monde où la plupart a de bonnes raisons de penser qu'ils sortent gagnants du jeu, avec seulement la perte de quelques plumes, n'en naîtra pas un autre où la plupart aura de bonnes raisons de penser qu'ils en sortent perdants ?

mardi 19 mai 2020

Greguería n° 357

" Lo que hay que hacer en la vida  es sacar de una gota de luz un mundo de luz."

" Ce qu'il faut faire dans la vie, c'est tirer un monde de lumière d'un brin de lumière."

lundi 18 mai 2020

Voir l'ordinaire comme extraordinaire.

Le 17 janvier 1944, Ernst Jünger écrit dans son journal :

" Conversation avec le Dr Schnath, l'archiviste de Hanovre ; retour de Basse-Saxe, il me dit avoir observé un trait singulier. Lorsqu'on a pris l'habitude de séjourner dans des villes détruites et que l'on arrive ensuite dans celles qui, comme Hildesheim, Goslar ou Halberstadt, sont restées intactes, on a le sentiment de se trouver au milieu d'un univers muséal ou dans les coulisses d'un opéra. Cette impression prouve, mieux que les destructions elles-mêmes, à quel point nous sommes sortis de l'ancienne réalité, de notre image innée de l' Histoire."


Le douanier intérieur.

Pendant le confinement, certains livres  tombaient des mains. Parmi eux, ceux qui respiraient la sécurité et  suggéraient un quotidien sans difficultés. Le 17 décembre 1943, Ernst Jünger évoque ce décalage entre ce que contient l'écrit et ce qui est vécu présentement par son  lecteur potentiel :

" Feuilleté le Journal des Goncourt. Étranges changements chez le lecteur que produit cette guerre. On sent  que d'énormes masses de livres ne passeront pas les douanes spirituelles qu'elle a établies. Ce sont là des domaines où la destruction demeure presque inaperçue. Ainsi, les mites font leurs ravages dans  les armoires fermées. On prend un livre en main et l'on découvre qu'il a perdu son charme comme une amante à qui l'on a souvent songé avec nostalgie, mais dont la beauté n'a pas  survécu à certaines crises, certaines aventures. L'ennui se chargera de faire le tri de ce qui est durable, plus implacablement que tout censeur, que toute mise à l'index. Mais il est à prévoir qu'en revanche les plus grands y gagneront ; donc, surtout la Bible." (Journaux de guerre, II 1939-1948, La Pléiade, 2008)

Jünger évoque un vieillissement irréversible mais quelquefois l'amante est seulement vue comme vieille. Le temps des épreuves une fois passé, joyeusement, on la retrouve inaltérée.
Les changements ne sont pas non plus nécessairement collectifs, telle  transformation à l'échelle de la vie personnelle rendant  illisibles pour un temps au moins certains livres dont on connaît bien pourtant la vraie valeur.
Mais il est souvent difficile de savoir si le douanier intérieur est rendu plus clairvoyant par les temps nouveaux ou si ceux-ci le rendent en fait aveugle à la grandeur persistante de certains livres. Insuffisamment  perspicace, il ne saurait pas percevoir au-delà d'un certain parfum de sécurité : le livre qui aurait pu éclairer les nouveautés qu'il vivait, il l'a pris trop vite pour le produit d'un monde disparu.
Il va de soi que d'autres lecteurs, ou les mêmes à d'autres moments, ont formé différemment leur douanier en ne l'autorisant qu'à laisser passer les ouvrages où l'on peut se réfugier et oublier la réalité.
Il se peut aussi que ce douanier, gardien de la nostalgie, ne réalise pas  que ces mêmes ouvrages, interprétés par un autre esprit, aideraient aussi bien à  mieux comprendre la réalité du moment.