vendredi 27 novembre 2020

Stoïcisme de salon

 En 1939, le premier avril, Michel Leiris écrit :

" Toreo de salon : ne pouvoir faire figure que lorsque c'est de tout repos et qu'il n'y a pas de taureau ; puis, le taureau là, perdre tout style et toute intelligence, ne même plus se rappeler qu'il y a un toreo. Rêver d'un calme, propice aux poses esthètes ; s'y ennuyer, quand on y est, parce qu'alors tout est gratuit. Ne le quitter que pour la peur, et perdre alors toute tenue, et rêver de ce calme où l'on poura reprendre les poses qu'on méprisait. Tel est mon lot. Tout cela basé sur une notion fausse du prestige, notion purement narcissique, donc accrochée à ce que précisément j'ai peur de perdre, sans rien d'extérieur à moi - tout compte fait - qui puisse me faire accepter l'idée de cette perte." (Journal 1922-1989, 1992, Gallimard, p. 322)

jeudi 26 novembre 2020

La colère nihiliste ou l'humiliation du destin

 Le 26 Mars 1925, Michel Leiris, roseau pensant fulminant, écrit dans son journal :

" Je ne puis voir ma vie autrement que dans sa totalité, et le seul point que je sois jamais capable  de me fixer dans l'avenir est, ou bien le lendemain même du jour présent, ou bien ma mort. Pas de point intermédiaire, donc pas de projets auxquels je tienne vraiment, en un mot pas de grands désirs. 
  Je suis sur terre, serré entre naissance et mort, comme entre les planches d'un cercueil où je tremble de peur.
  Et j'emmerde tout ce que j'ai écrit jusqu'à présent sur ce cahier, les phrases prétentieuses que m'a dictées je ne sais quelle incommensurable connerie.
  Merde pour la vie con du seigneur j'encule la mort l'univers me fait chier salopes et putasseries d'étoiles je vous enquiquine et vous pisse dans le vagin grande pouffiasse de pesanteur je te dégueule et je te chie dans la bouche." (Gallimard, 1992, p. 96)

On comparera avec Pascal :

" Entre nous et l'enfer ou le ciel, il n'y a que la vie entre deux qui est la chose du monde la plus fragile. " (Fragment 142, éd. Le Guern, Folio, 1977, p. 139)

Le même Pascal voyait de la grandeur à connaître sa misère :

" La grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se connaît misérable : un arbre ne se connaît pas misérable.
C'est donc être misérable que de [se] connaître misérable, mais c'est être grand que de connaître qu'on est misérable." (fragment 105)

Dans un de ses derniers textes, les 10-11 Juillet 1988, Leiris écrit :

" Un désespéré qui ne cesse d'espérer qu'il finira  par prendre son mal en patience." (ibid., p. 804)

Même l'écriture ne suffit pas à compenser le malheur de son existence, comme il le remarque le 14 septembre 1983 :

" Dérision de l'écriture qui quand les choses vont à peu près, semble une panacée contre les mots* mais cesse de pouvoir être pratiquée quand elle vont par trop mal."
* maux (correction d'un lapsus peut-être trop significatif ! (24-09-83)" (ibid. p. 771)

On comparera aussi avec le célèbre texte de Kant tiré de la conclusion de la Critique de la raison pratique :

" Deux choses remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. " (Oeuvres philosophiques, II,  La Pléiade, p. 801-802)

On notera que Kant relève, comme Pascal, ce qu'a d'humiliant le ciel étoilé :

" La première vision d'une multitude innombrable de mondes anéantit pour ainsi dire mon importance, en tant que je suis une créature animale, qui doit restituer la matière dont elle fur formée à la planète (à un simple point dans l'univers), aprés avoir été douée de force vitale (on ne sait comment) pendant un cours laps de temps." (ibid.)

Mais ce qui fait défaut manifestement à Leiris, puisqu'il associe ses pensées à des " conneries ",  c'est la  possibilité que Pascal et Kant ont eue de réviser à la hausse la valeur de l'homme en se centrant sur quelque chose en lui de manifestement supra-animal (pour Pascal, être une créature à l'image de Dieu, pour Kant, être doté d'exigences morales). Aux yeux d'un kantien, Leiris vomissant ses injures obscènes à la face de l'univers est sans doute encore pire dans la bassesse et l'aveuglement que celui qui croit dans l'astrologie :

" La contemplation du monde a commencé par le spectacle le plus merveilleux que les sens de l'homme puissent offrir, et que l'entendement , s'il veut en saisir la vaste étendue, puisse supporter et elle  a abouti - à l'astrologie." (p. 803)

Le pendant théorique de l'astrologie, c'est-à-dire le produit de l'inculture de la raison morale, c'est, pour Kant, le fanatisme et la superstition. Peut-on alors désigner du nom de superstition nihiliste l'attitude de Leiris face à l'apparente absence de sens de l'univers ?
Un usage plus réfléchi de la raison  a rendu possible, selon Kant, l'astronomie : y a-t-il au-delà des éructations de Leiris une vraie moralité qui naîtrait d'un développement constant et ordonné de la raison éthique ?

lundi 16 novembre 2020

Julien Benda, bien avant Lucien Febvre, appelle à écrire une Histoire de l'amour.

" Un jour, il leur demandait de quand datait l'amour, — j'entends l'amour moderne, l'amour- luxe, l'amour savant, l'amour que l'on conduit au lieu qu'il vous conduise, et qui est au besoin sexuel ce qu'est la gourmandise à l'alimentation. Visiblement, ils ne se l'étaient jamais demandé, ils croyaient qu'il y a toujours eu des « amants », comme d'autres croient qu'il y a toujours eu des ouvriers, des banquiers. Ce serait pourtant intéressant de voir la genèse de cet amour, les conditions historiques de sa naissance, ses progrès. Gaston Pâris le fait dater du roman de Tristan. Comme s'il ne connaissait pas déjà l'amour-luxe, cet ancien qui soupire : " Je t'aimerai, ma chérie, bien portante ou malade "(Properce, II, XXI). Quel beau livre à faire : Histoire de l'amour." (Dialogue d'Éleuthère, Paris, Émile-Paul Frères, 1920, p. 149-150)

Très surpris de lire dans cet ouvrage de Julien Benda publié pour la première fois en 1911 un appel à écrire une histoire de l' amour, 30 ans avant l'article pionnier de Lucien Febvre intitulé La sensibilité et l'histoire : comment reconstituer la vie affective d'autrefois ? dans lequel on lit, sur la fin, les lignes suivantes :

" Nous n'avons pas d'histoire de l'Amour, qu'on y pense. Nous n'avons pas d'histoire de la Mort. Nous n'avons pas d'histoire de la Pitié, ni non plus de la Cruauté. Nous n'avons pas d'histoire de la Joie. Grâce aux Semaines de Synthèse d'Henri Berr, nous avons eu une rapide esquisse d'une histoire de la Peur. Elle suffirait à montrer de quel puissant intérêt de telles histoires pourraient être... Quand je dis : nous n'avons pas d'histoire de l'Amour, ni de la Joie — entendez bien que je ne réclame pas une étude sur l'Amour, ou la Joie, à travers tous les temps, tous les âges, et toutes les civilisations. J'indique une direction de recherche. Et je ne l'indique pas à des isolés. À des physiologistes purs. À des moralistes purs. À des psychologues purs, au sens mondain et traditionnel du mot. Non. Je demande l'ouverture d'une vaste enquête collective sur les sentiments fondamentaux des hommes et leurs modalités." (Annales d' Histoire Sociale, volume 3, 1-2, juin 1941, p. 18)

Éleuthère manifeste-t-il sa liberté d'esprit par rapport à l'histoire, telle que la concevaient ordinairement ses contemporains, ou bien reprend-il à son compte une idée exprimée déjà avant lui ? Julien Benda a-t-il une dette par rapport à Nietzsche et précisément à la deuxième partie de Humain, trop humain, intitulée Pour servir à l'histoire des sentiments moraux ?

dimanche 15 novembre 2020

L'erreur, condition de la beauté ?

 Le 18 avril 1925, Michel Leiris écrit :

" Il n'y a de beauté que dans l'erreur, l'erreur à qui l'on sait donner autant de beauté qu'à la vérité. Tous nos écrits ne doivent donc être que des tissus de mensonge, pour les autres comme pour nous-mêmes, mais présentés assez habilement pour que nous puissions être les premiers à nous prendre à leur piège.
Les religions, la magie, les sciences occultes, le merveilleux, la poésie, la pataphysique, toutes les formes de protestation contre la vie terrestre et de refus de s'adapter à elle, autant de magnifiques erreurs.
Je crois à mon éternité, parce que cette croyance est la plus haute erreur que je connaisse." (Journal 1922-1989, Gallimard, 1992, p. 99)

À la fin de sa vie, le 16 décembre 1982, il écrit :

" Pour pessimiste que je passe auprès de Z[ette] et auprès de bien des membres de mon entourage, je suis obligé de constater que, d'une manière ou d'une autre, j'ai toujours cru au Père Noël." (ibid., p. 763)
 
Le 8 juin 1973, il avait fait l'inventaire des avatars du Père Noël :

" Mes optimismes délirants :
vers l'âge de 20 ans, avoir cru que la poésie pouvait transfigurer la vie ;
en 1931, avoir cru qu'un long voyage me permettrait de faire peau neuve ;
vers 1934, avoir cru que l'Espagne - pas encore franquiste - pourrait être un pays où vivre (je parlais d'y acheter une maison) ;
en 1944, avoir cru que la Libération allait changer la France*
et plus tard, avoir considéré la Chine, puis Cuba, comme des pays en marche vers la perfection...
D'une manière générale : avoir sous-estimé - en dépit de mes craintes - l'horreur que serait le vieillissement (Leiris a 72 ans quand il écrit ces lignes) ; quant à l'évolution du monde, m'être fié à l'idée de " progrès " (ce progrès devrait-il passer par la dure phase de la Révolution).
Et j'en oublie ! Ainsi :
avoir cru que l'ethnologie serait utile aux peuples ethnographiques ;
avoir compté sur la psychanalyse pour être plus heureux ;
m'être imaginé qu'on peut se reposer sur l'idée qu'on a une oeuvre derrière soi (comme si 1) cette oeuvre n'avait pas toute chance d'apparaître, voire de s'avérer - rétrospectivement - dérisoire et comme si 2) la seule chose qui puisse importer n'était pas l'activité présente**)
* Et que la fin de l'hitlérisme serait la fin du racisme.
** De même que ce n'est pas de ses conquêtes passées (celles d'hier, et non d'aujourd'hui ou de demain) que s'occupera Don Juan. D'ailleurs, n'est-ce pas s'avouer déjà défunt que " se reposer sur ses lauriers " ? (ibid., p. 663)



samedi 14 novembre 2020

Amour craintif et amour audacieux.

 À la date du 10 décembre 1924, Michel Leiris écrit dans son journal :

" L'amour craintif : serrer une partie du monde extérieur pour avoir l'illusion d'en conjurer les lois. Désir d'un amour partagé : être tout l'univers pour une fraction de l'univers, afin de pouvoir croire que notre fin sera la fin du monde.
On fait l'amour comme certains disent leur chapelet pendant l'orage." (Gallimard, 1992, p. 83)

Ce jour-là, Michel Leiris n'a écrit que ces quelques lignes, venant après cette courte phrase :

" " Le mauvais génie d'un roi " (les rois peureux, cloîtrés, s'ennuient enveloppés de longs manteaux, le sceptre pointé en l'air (sic) pour déjouer la foudre, derrière une grille de lance)."

À première vue, la pensée d'un pouvoir militaire sur la défensive a conduit le diariste à celle d'un amour peureux, cloîtré, réactif.
Me demandant ce qui serait l'opposé de cet amour-remède, je trouve l'amour-exposition des cyniques Hipparchia et Cratès :

" Après avoir pris le même vêtement que lui, elle circula en compagnie de son mari, eut commerce avec lui en public et se rendit aux dîners." ( Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 97, Le Livre de Poche, 1999, p. 760)

C'est l'amour audacieux : s'unir à une partie du monde extérieur en vue d'en modifier les lois. Être vu de tout l'univers, uni à une fraction de l'univers, afin que notre fin soit la fin de tous.
On fait l'amour comme certains disent leur speech à Hyde Park.

vendredi 13 novembre 2020

Que peut bien être une oeuvre d'art lyrique ?

 Le 23 Août 1924, Michel Leiris écrit dans son journal :

" Une oeuvre d'art est avant tout un parcours à effectuer : partir des moyens propres à l'art choisi comme mode d'expression, pour aboutir au lyrisme. J'aime Picasso et Masson, parce qu'ils partent de moyens proprement picturaux et parviennent au lyrisme. Je n'aime ni Braque, ni même Chirico, le premier parce qu'il part de la peinture et n'aboutit qu'à la peinture, - le second parce qu'il est prend déjà le lyrisme comme point de départ." (Gallimard, 1992, p. 61-62)

Les noms propres ici ne comptent pas à mes yeux et je ne crois pas pouvoir donner un sens très exact à ce que Leiris appelle le lyrisme. En tout cas, quelles qu'en soient les nuances, le lyrisme désigne en général une manière personnelle de s'élever à la hauteur de  quelque chose d'autre que soi-même. 
À partir de là, s'esquissent trois types d'oeuvre d'art : l'oeuvre d'art qui ne vise à rien faire  connaître d'autre qu'elle-même (la comprendre revient à explorer ses propriétés intrinsèques, formelles), l'oeuvre d'art qui vise directement l'affirmation d'une position d'élévation (elle semble alors être proche de l'oeuvre à thèse, à la différence  que l'oeuvre à thèse ne prétend pas être l'exposition d'une attitude strictement personnelle) et enfin l'oeuvre d'art qui indirectement par l' exploration des propriétés de la matière qu'elle travaille (il ne sera donc pas indifférent que ce soit le pastel ou la pierre ou autre chose), dépasse le formalisme, le matiérisme en incarnant dans cette même matière sinon une connaissance, du moins une manière personnelle de voir la chose jusqu'à laquelle elle s'élève, qu'il s'agisse d'une femme, d'un paysage, d'un événement etc. 
Prise dans le dernier sens, l'oeuvre d'art  aura des conditions différentes d'existence selon qu'on ait ou non une position réaliste concernant la hauteur des choses. Si l'on pense que seules les réalités vraiment élevées justifient l'oeuvre lyrique, alors on distinguera parmi les artistes les plus talentueux formellement ceux qui ont élevé à tort les choses sans valeur de ceux qui ont su rendre hommage dans leur art à la hauteur des choses.




mercredi 11 novembre 2020

Le doute cartésien comme métaphore d'un bombardement, certes libérateur.

 Dans De la littérature considérée comme une tauromachie, préface que Michel Leiris en 1946 écrit pour une réédition de L'âge d'homme, on trouve une référence inattendue au doute cartésien dans le cadre d'une description du Havre détruit par les bombardements de 1944 :

" Le Havre est actuellement en grande partie détruit et j'aperçois cela de mon balcon, qui domine le port d'assez loin et d'assez haut pour qu'on puisse estimer à sa juste valeur l'effarante table rase que les bombes ont faite du centre de la ville comme s'il s'était agit de renouveler, dans le monde le plus réel, sur un terrain peuplé d'êtres vivants, la fameuse opération cartésienne." (Gallimard, 1946, p. 11)

Leiris aurait-il risqué la comparaison si les bombardements, au lieu d'être alliés, avaient été allemands ? En tout cas, la comparaison incline à remettre en mémoire ce que, selon le même Descartes, peut gagner une ville à être, on ne dira pas reconstruite, mais du moins construite selon les plans d'un seul architecte :

" Ainsi ces anciennes cités, qui, n'ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues, par succession de temps, de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu'un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu'encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d'art qu'en ceux des autres ; toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c'est plutôt la fortune, que la volonté de quelques hommes usant de raison, qui les a ainsi disposés." (Discours de la méthode, deuxième partie).

Certes c'est Descartes qui lui-même a choisi de comparer ses opinions à une maison qu'il faut détruire pour la rebâtir à neuf sur des fondations inébranlables. Mais ce n'est pas la destruction d'une ville entière : en effet douter de ses opinions est une entreprise individuelle sans retentissement sur le collectif et sans même d'impact sur les actions de celui qui doute. D'où le malaise face à cette métaphore qui a sa part de justesse certes mais est aussi en partie inconvenante, ce qui en fait, il est vrai, le sel. L'autre limite de la métaphore est qu'elle évoque une destruction quasi instantanée. Or, on le sait, le doute cartésien ne foudroie en rien les opinions établies dans l'esprit : il est un lent travail de sape, difficile pour le sapeur et progressif dans ses effets : rien ne s'effondre d'un coup. Enfin on dira qu'un bombardement peut tout liquider, alors que le doute cartésien, loin de pouvoir tout raser, fait apparaître l'éternel indestructible, la pensée du cogito.

mardi 10 novembre 2020

Michel Leiris : un ton nietzschéen.

 À la date du 5 août 1924, Michel Leiris écrit dans son journal :

" " Quand le diable devient vieux, il se fait ermite."
La plupart de nos désirs refoulés ne le sont qu'à cause de leur faiblesse ou de leur décrépitude et non grâce à la puissance de notre volonté. Nous sommes fiers de triompher de nos passions, car nous ne voyons pas qu'elles se sont usées d'elles-mêmes. En cela nous ressemblons en tous points à l'ivrogne qui reste sobre durant un certain temps à la suite d'une grande soûlerie, s'imaginant obéir à un sentiment de dignité, alors qu'il n'est mû que par les nausées et la crainte des maux d'estomac. C'est d'ailleurs ce mécanisme de sublimation qui nous permet seul de ne pas périr de dégoût quand nous regardons en nous-même.
La sublimation réalise une véritable transmutation des valeurs ; elle est la pierre philosophale de notre esprit, teignant pour nos yeux le plomb en or. Et peut-être l'existence de cet instinct est-elle l'unique preuve de l'existence d'un sens moral, puisque nous essayons tant bien que mal - en les rognant, les rembourrant, les maquillant - de faire cadrer nos actes avec un certain idéal. La différence fondamentale entre l'homme et l'animal résiderait plutôt dans cet instinct de sublimation que dans la faculté de concevoir et d'imaginer. La sublimation serait donc le signe même de l'âme, - mais aussi son noeud gordien, impossible à dénouer, puisqu'elle prouve tout aussi bien notre bassesse (nos désirs les plus nobles n'étant que des désirs bas sublimés) que notre dignité (le besoin d'idéal nous poussant à travestir l'abjection de nos instincts). Voilà cette " grandeur et misère de l'homme " dont parle Pascal, [noeud gordien que Dieu seul est capable de trancher]." (Gallimard, 1992, p. 55-56)


mercredi 7 octobre 2020

En rester au glaçon : " Efface l'imagination. Arrête cette agitation. Dans le temps, fixe le présent." (Marc-Aurèle, Pensées, VII, 29)

 " Un homme à qui l'on a bandé les yeux en lui expliquant qu'on allait lui trancher la gorge peut éventuellement, au moment où on lui place un glaçon sur le cou, juger faussement qu'il a mal, alors qu'en réalité il ne ressent qu'une sensation de froid. Toutefois, il nous semble intuitivement que ce qui lui apparaissait introspectivement, et qu'il aurait pu remarquer, s'il avait prêté suffisamment attention, et s'il n'avait pas été perturbé par sa crainte, est bien une sensation de froid, non de douleur." (François Kammerer, Conscience et matière. Une solution matérialiste au problème de l'expérience consciente., Éditions matériologiques, Paris, 2019, p. 99)

D'un point de vue stoïcien, non seulement on est capable de ne pas mal juger ce qu'on ressent, mais on a l'obligation de ne pas le faire et  au contraire celle de bien juger ce qu'on ressent. Ne pas rendre le monde affolant et faux en le doublant d'opinions précipitées, s'en tenir à ce qui se passe présentement sans anticiper douteusement et souvent faussement la suite. Certes si on ressent une douleur, celui qui me reproche de croire la ressentir formule une accusation injustifiée. Mais si on juge qu'on ressent une douleur, il en va tout autrement : le jugement peut en effet être faux s'il est causé par la crainte de bientôt ressentir la douleur en question.

Certes le stoïcisme ne préparait pas à affronter des simulacres d'égorgement, mais des égorgements réels, des tortures non psychologiques. Que fait théoriquement le stoicien s'il va être égorgé pour de bon ? Il ne peut plus compter sur le contrôle de son imagination mais seulement sur la révision à la baisse de ce que son imagination lui présente : ce qui va être égorgé, c'est son corps et pas lui-même en tant qu'esprit. Le bourreau ne peut pas nuire à son esprit, car ce dernier lui échappe. Le futur égorgé garde jusqu'au bout l'usage de son esprit : à lui d'en faire bon usage, c'est-à-dire de juger que le mal n'est pas à l'extérieur et qu'il ne dépend que de lui de l'éviter en connaissant la vérité sur la réalité. La vérité contient deux thèses, une descriptive : cet égorgement fait partie de la Pièce, une normative : il faut jouer la Pièce correctement jusqu'au final.

dimanche 4 octobre 2020

L'Idée platonicienne meurt à Delphes.

 Michel Leiris, en 1928, dans son journal, rapporte ainsi un de ses rêves :

" Je voyage à Delphes dans un pays montagneux, assez dangereux. J'arrive à Delphes et aperçois derrière le temple, toute une série de déserts qui s'étendent à perte de vue. Au bout de chaque désert, il y a une chaîne de montagnes. Derrière cette chaîne de montagnes, il y a un autre désert, limité lui-même par une chaîne de montagnes masquant un troisième désert et ainsi de suite. C'est l'ensemble de tous ces déserts limités qui constitue le vrai Désert, le DÉSERT en soi." (Gallimard, 1992, p. 131)

mardi 1 septembre 2020

Une nouvelle adaptation de l'allégorie de la caverne chez Cicéron : où le temps de l'otium est celui de l'erreur.

 Dans les Premiers Académiques, II, Cicéron reproche à Antiochus (d' Ascalon) d'avoir trahi la cause sceptique modérée, celle de la Nouvelle Académie, en opérant une sorte de retour vers un dogmatisme d'inspiration stoïcienne.

 Mais pourquoi a-t-il trahi ? Certains, écrit Cicéron, ont soutenu que c'était dans le seul but de se singulariser afin d'avoir une école à lui " dans l'espoir que les disciples qui le suivaient s'appelleraient Antiochiens ". Mais Cicéron l'explique par un autre motif, pas plus noble pour autant : par conformisme, il n'aurait pas pu supporter la pression exercée sur lui par les opinions philosophiques dominantes :

" Pour moi, je pense qu'il n'a pu résister à l'assaut de tous les philosophes réunis. Et en effet, sur tous les autres points, il y a bien des idées communes à tous les philosophes ; l'opinion des Académiciens (entendez la Nouvelle Académie) est la seule que les autres philosophes n'approuvent pas. Aussi a-t-il cédé." (Les Stoïciens, Gallimard, La Pléiade, 1962, p. 219-220)

Suit une comparaison qui est la raison d'être de ce billet. J'y vois un avatar de l'allégorie platonicienne de la caverne :

" Comme les gens qui ne supportent pas le soleil près des boutiques neuves, il s'est mis, tout suant, à l'ombre des Anciens Académiciens, comme ceux-là à l'ombre des terrasses."

Le soleil qui brille sur les Nouveaux Académiciens ne devrait pas être si brûlant, vu qu'il n'est plus l'astre du Vrai mais seulement celui du Probable. Mais c'est peut-être précisément la douleur que donne l'incertitude du Probable qui conduit à chercher l'ombre dans la terrasse platonico-stoïcienne de l'Ancienne Académie. Cette nouvelle mouture de l'allégorie platonicienne  a perdu de la sombreur de son modèle : plus de caverne, plus de prisonniers, juste des coins tranquilles à l'ombre. D'un autre côté, le soleil y a pris un air plus authentique, il chauffe à blanc  : loin de pouvoir le fixer sereinement, on y sue et on le fuit. On notera que l'otium est du côté de l'erreur et le business, le negotium en plein essor, du côté de la vérité.

La comparaison ne manque pas d'audace car elle semblait mieux convenir pour caractériser un fugitif du platonico-stoïcisme, venant trouver ombrage dans la pensée du Probable...

vendredi 21 août 2020

Remarque d'esprit wittgensteinien : des limites logiques de la gratitude.

 Dans Littérature et morale, André Gide écrit :

" Je ne peux pas plus être reconnaissant à Dieu de m'avoir créé, que je ne pourrais lui en vouloir de ne pas être - si je n'étais pas." (Journal 1887-1925, Gallimard, La Pléiade, p. 252)

Ne pas pouvoir ici  désigne  une incapacité non psychologique mais logique : être reconnaissant, c'est reconnaître la valeur d'un bien qu'on nous a donné et sans lequel on nous aurait sinon nui, du moins laissé en notre état (la reconnaissance est aussi la reconnaissance de la valeur du fait de donner un tel bien). La gratitude est donc liée à la pensée de ce qu'on serait, si le bien ne nous avait pas été donné. Dans ces conditions, le bien ne peut pas être notre existence elle-même, pour la raison qu'on ne peut pas concevoir ce qu'aurait été pour nous le fait de ne pas nous accorder un tel bien. 

Transposons aux parents et inversons le sentiment : je ne peux pas plus accuser mes parents de m'avoir créé que les remercier de ne pas m'avoir fait.

Wittgenstein avait expliqué que des problèmes insolubles naissent quand on utilise les mots en dehors de leur champ possible d'application (il pensait que tous les problèmes philosophiques sont de ce type, ce qui est discutable). La question de savoir si on nous a nui en nous donnant la vie pose un problème insoluble de ce type puisque nuire à quelqu'un suppose lui enlever un bien dont il aurait joui, si on ne lui avait pas nui. Certes on peut nuire à quelqu'un en lui enlevant la vie (même s'il n'est plus là pour se lamenter de la perte), mais on ne peut pas nuire à quelqu'un en ne lui donnant pas la vie, condition nécessaire des possibles nuisances et bienfaits. Donc notre vie comme le don de notre vie ne peuvent pas  être pensés comme des bienfaits justifiant nos remerciements.

dimanche 16 août 2020

André Gide, protestant proto-existentialiste : une glorieuse liberté.

 À 22 ans, le 3 janvier 1892, André Gide écrit dans son journal un texte qui a un air de famille avec ce que dira Jean-Paul Sartre, 53 ans plus tard en 1945, lors de sa célèbre conférence publiée sous le titre L'existentialisme est un humanisme :

" Je m'inquiète de ne savoir qui je serai ; je ne sais même pas celui que je veux être ; mais je sais bien qu'il faut choisir. Je voudrais cheminer sur des routes sûres, qui mènent seulement où j'aurais résolu d'aller ; mais je ne sais pas ; je ne sais pas ce qu'il faut que je veuille. Je sens mille possibles en moi ; mais je ne puis me résigner à n'en vouloir être qu'un seul. et je m'effraie, chaque instant, à chaque parole que j'écris, à chaque geste que je fais, de penser que c'est un trait de plus, ineffaçable, de ma figure qui se fixe ; une figure hésitante, impersonnelle ; une lâche figure, puisque je n'ai pas su choisir et la délimiter fièrement. Seigneur, donnez-moi de ne vouloir qu'une seule chose et de la vouloir sans cesse.

La vie d'un homme est son image. À l'heure de mourir, nous nous refléterons dans le passé, et, penchés sur le miroir de nos actes, nos âmes reconnaîtront ce que nous sommes. Toute vie s'emploie à tracer de nous-mêmes un ineffaçable portrait. Le terrible, c'est qu'on ne le sait pas ; on ne songe pas à se faire beau. On y songe en parlant de soi ; on se flatte ; mais notre terrible portrait, plus tard, ne nous flattera pas. On raconte sa vie et l'on ment ; mais notre vie ne mentira pas ; elle racontera notre âme, qui se présentera devant Dieu dans sa posture habituelle. 

On peut dire alors ceci, que j'entrevois, comme une sincérité renversée (de l'artiste) : il doit, non pas raconter sa vie telle qu'il l'a vécue, mais la vivre telle qu'il la racontera. Autrement dit : que le portrait de lui, qui sera sa vie, s'identifie au portrait idéal qu'il souhaite ; et, plus simplement : qu'il soit tel qu'il se veut." (Journal 1887-1925, Gallimard, La Pléiade, 1996, p. 149)

Il y a eu un existentialisme chrétien, représenté, entre autres, par le catholique Gabriel Marcel. Aussi bien, dans le cadre d'un existentialisme non-athée, on pourrait voir ces lignes gidiennes comme l'ébauche d'un existentialisme protestant avant la lettre. Les thèmes sartriens du projet, de l'angoisse, de la responsabilité sont en effet traités dans le premier paragraphe. Certes le jeune Gide mêle à la reconnaissance de sa liberté ce que Sartre a désigné du nom de mauvaise foi, puisqu'appelant Dieu au secours il n'a pas conscience de que le même Sartre appellera le  délaissement.

Quant au deuxième paragraphe, il annonce l'idée sartrienne que notre identité est déterminée par nos actions. Bien sûr, Gide évoque ici fort religieusement le jugement objectif de Dieu, tandis que Sartre donne seulement aux autres, précisément à ceux qui nous survivront et qui nous connaîtront, la responsabilité de faire notre portrait, et ce portrait, à la différence de celui fait par ce Dieu hypothétique, reflètera d'abord leur propre projet, leurs propres choix (" être mort, c'est être en proie aux vivants.")

C'est sans doute le côté un peu dandy du dernier paragraphe qui différencie le plus ces lignes du texte auquel je les compare. De ce choix de vie gidien, dont on ne sait pas trop encore en 1892 jusqu'où il s'émancipe de l'idéal chrétien de pureté de l'âme, Sartre aurait dit que c'est un projet parmi d'autres et il l'aurait sans doute jugé trop égocentrique, trop personnel. En effet rien dans ces lignes de Gide ne laisse transparaître ce que Sartre appellera la responsabilité de soi par rapport à toute l'humanité, responsabilité qui justifiera une écriture au service de la liberté de tous et non, comme ici, au service de la diffusion de l'image de sa propre excellence.

samedi 15 août 2020

Taureau en état de péché mortel.

 En 1893, André Gide fait un voyage en Espagne avec sa mère. Mais, dans son journal de l'époque, on ne trouve aucune description du pays visité, seulement ces lignes étranges, hostiles à la tauromachie :

" Courses de taureaux. Qu'on tue quelqu'un parce qu'il est en colère, c'est bien ; mais qu'on mette en colère quelqu'un pour le tuer, cela est absolument criminel.On tue le taureau en état de péché mortel. On l'y a mis. Il ne demandait, lui, qu'à paître. Etc." (Journal 1887-1925, Gallimard, La Pléiade, p.160)

Voyons ces lignes en tant qu'argumentation, sans attribuer celle-ci à l'auteur du journal (une note précise qu'elles sont nées d'une discussion avec Charles Gide, l'oncle hostile à la corrida). Ce qui en fait l'étrangeté, c'est ce qu'elles contiennent d'une part, de contemporain et de caricatural et d'autre part, d'archaïque. Le contemporain : l'humanisation de l'animal au point de le traiter en personne. L'animal est-il un sujet ? demande-t-on quelquefois aujourd'hui. Le caricatural : la transformation du taureau en sujet chrétien  (transformation approximative car il ne semble pas que  Gide aille jusqu'à lui donner le libre-arbitre !) relève sans doute de l'ironie. L'archaïque : quand on lit la première phrase, on pense à ce passage de la correspondance de Spinoza où le philosophe justifie la mise à mort d'un homme enragé :

" Celui qui devient enragé par la morsure d'un chien est excusable, mais l'on a pourtant le droit de l'étrangler." (Oeuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, p. 1295)   

Curieux texte donc : au moment même où le taureau est élevé au rang de personne morale, le forcené y est assimilé à un animal nuisible.


                                                                                                                                                                      

mardi 11 août 2020

Des sérénités face aux incidents : de deux sortes d'objectivité.

 Dans ses " Notes d'un voyage en Bretagne " (1891), André Gide, qui a 22 ans, écrit :

" Parler des incidents m'est insupportable ; ils ne prennent pour moi de l'existence que lorsque leur impression sur moi influe de quelque façon sur mon âme ; sinon ils me semblent d'une fastidieuse contingence. Des impressions plutôt ! " (Journal 1887-1925, Gallimard, La Pléiade, 1996, p. 90)
Gide se réfère ici à une réaction spontanée et idiosyncrasique. Le chercheur de sagesse pourrait la lui envier, même si, dans son cas, tous les incidents, il le dit, ne sont pas reçus avec la même équanimité. Il semble d'ailleurs que l'impact superficiel ou profond d'un incident sur son esprit ne dépende pas de lui. On verra plus loin pourquoi.
En revanche, si on est un apprenti stoïcien, on réalise que c'est tout un travail pour que l'impression reste à la surface de l'âme. Rappelons que la doctrine du Portique n'a jamais soutenu qu'on pût ne pas ressentir l'impact des incidents sur soi, le problème étant de savoir s'y prendre pour qu'ils ne génèrent pas en l'âme des passions. Dit en termes pompeux, comment faire pour que, de la ride sur l'eau de mon âme, ne naisse pas une tempête ?
Un des arguments destinés à éviter cette bouleversante genèse est que ces incidents sont, non d'une fastidieuse contingence, mais d'une merveilleuse nécessité : ils ne pouvaient pas ne pas arriver et leur apparition est indispensable au développement de la Nature (ou de Dieu ou de la Raison).
Si on les supportait en se disant qu'ils sont aléatoires et sans intérêt, on serait peut-être simplement résigné à vivre dans un monde absurde. Rien à voir avec le stoïcisme.

En janvier 1890, André Gide éclairait sur son type de tranquillité d'âme. L'occasion en est l'enterrement d'une tante. Le texte commence par une remarque générale sur l'émotion et le langage :

" Je ne dirais point ces choses, car l'émotion perdrait sa fleur de spontanéité sincère, à être analysée pour l'écrire." (ibidem, p. 113)

C'est prudent en effet de ne pas confondre l'effet que ça faisait d'avoir une émotion avec l'ensemble des jugements portés par soi sur elle, plus tard. En fait, dans la situation qui nous intéresse, il s'agirait de l'effet que ça faisait de ne presque pas avoir d'émotion :

" L'impression au reste n'a pas été très forte. Cela est encore resté très objectif. Mon esprit me dictait trop les impressions à avoir : elles ne me saisissaient pas."

On pourrait concevoir une maîtrise de soi qui fasse barrière au saisissement. Mais ici le narrateur paraît obéir aux ordres de son esprit, condamné en somme par ce dernier à rester le spectateur d'une scène généralement émouvante pour les autres, contraint à voir la scène d'une certaine manière neutre et objective. Mais pourquoi ? Gide va donner une explication mais d'abord il enregistre une exception :

" Pourtant une émotion très douloureuse, à voir ma tante Charles pleurer. Ses larmes me faisaient plus de mal que si je les pleurais. Je l'aurais voulue respectée par la tristesse ; et toujours un joli sourire pensif sur les lèvres."

Puis le narrateur laisse de côté l'exception et se lance dans une explication de sa faible sensibilité ordinaire :

" Je pense maintenant que ce qui m'empêche d'avoir l'impression vive, c'est de ne pas me sentir seul. Je m'occupe trop de ceux qui m'entourent."

C'est l'occasion de comparer à nouveau la conduite décrite par le narrateur à la conduite stoîcienne. À un enterrement, le stoïcien se conduirait comme on doit se conduire selon des règles dictées par la cérémonie, la relation avec la personne décédée, etc. Si par exemple il soutenait un parent du défunt, ce ne serait pas par pitié, passion déraisonnable, mais par souci de jouer comme il faut le rôle particulier qui lui est échu. Une chose est sûre : ce n'est pas l'attention portée aux autres qui le détournerait de ses propres émotions. En effet c'est d'un même mouvement raisonnable qu'il serait, à la fois et en même temps, attentif comme il se doit à autrui et sans passion. En revanche, pour parler en termes kantiens, le souci du narrateur pour ceux qui l'entourent est pathologique, c'est en ce sens qu'il n'est pas, comme on l'a dit, maître de lui. Aussi parce qu'il n'est en rien maître de son souci d'autrui, ce dernier ne peut-il disparaître qu'à une seule condition : la disparition des autres.

" Ainsi, j'aurais voulu, tout seul, voir le beau cadavre (ce mot est hideux) de ma tante. Le premier mort que j'aurais vu. Alors j'aurais laissé mes larmes, et la pensée aurait erré."

On se rappelle que les stoïciens face aux réalités impressionnantes se fixent pour but de les réduire à ce qu'elles sont, matériellement parlant, en les détachant de toutes leurs connotations sociales et habituelles (par exemple, " La Légion d'honneur, ce n'est qu'un petit morceau de tissu rouge ", " Un cancer, ce n'est qu'un ensemble de cellules qui se développent à leur manière ", etc.). La perception du cadavre devrait alors avoir un air de famille avec celles du médecin légiste ou du croque-mort. Donc qualifier le cadavre de beau serait, comme le qualifier de laid, une atteinte à cette sorte de neutralité descriptive dont la fonction est précisément d'empêcher la genèse dans l'esprit de passions incontrôlables.

Manifestement le narrateur gidien, à la différence du stoïcien, souffre de sa froideur. Dans sa conduite, il ne diffère peut-être guère d'un apprenti stoïcien. Mais son flegme n'est que l'effet de la victoire de certaines passions sur d'autres. Les humiens pensent d'ailleurs que la maîtrise de soi ne peut jamais avoir d'autre origine !

mardi 4 août 2020

Peut-on vraiment se voir comme on voit un autre ?

" Le corps est la meilleure image de l'âme ". Cette remarque de Wittgenstein, tirée des Recherches philosophiques, convient bien pour rendre compte de la connaissance que je prends d'autrui : ses actions, ses paroles, ses gestes, mimiques, etc., sans être son âme, l'exprime, la manifeste, l'incarne (je laisse de côté ce qui en toute rigueur distingue l'expression de la manifestation et de l'incarnation...). Quant à ce que moi-même, je ressens, pense etc., à première vue, j'en ai connaissance immédiatement, sans passer par l'observation physique de moi, ou, plus exactement, sans passer par l'observation de moi en tant qu'être physique. Certes autrui, éclairé par la remarque de Wittgenstein, pourrait me recommander de me voir comme si j'étais un autre et, par exemple, pour évaluer l'intensité de mon amour pour telle personne, de prendre en compte, non ce que je ressens " au coeur de mon intériorité ", mais ce que je fais, dis etc. en relation avec ladite personne. On conviendra qu'un tel effort, sans doute instructif, reste malaisé et que les leçons qu'on en tire coexistent souvent, sans les modifier, avec celles de l'introspection. 

Or, un texte d' André Gide, tiré de Si le grain ne meurt, évoque une connaissance de soi qui paraît étrangement dériver immédiatement d'une interprétation de son propre corps, précisément de son propre visage. En voici les premières lignes où l'auteur se décrit en tant que poseur :

" Depuis que j'avais posé pour Albert (il venait d'achever mon portrait) je m'occupais beaucoup de mon personnage ; le souci de paraître précisément ce que je sentais que j'étais, ce que je voulais être : un artiste, allait jusqu'à m'empêcher d'être, et faisait de moi ce que l'on appelle un poseur. Dans le miroir d'un petit bureau-secrétaire, hérité d' Anna, que ma mère avait mis dans ma chambre et sur lequel je travaillais, je contemplais mes traits, inlassablement, les étudiais comme un acteur, et cherchais sur mes lèvres, dans mes regards, l'expression de toutes les passions que je souhaitais éprouver. Surtout j'aurais voulu me faire aimer ; je donnais mon âme en échange." (Souvenirs et voyages, Gallimard, La Pléiade, p. 235)

Jusqu'à présent, rien de bien surprenant. Comme un dandy ou un comédien, le narrateur veut se faire un corps à l'image de son âme, que le ressenti de celle-ci soit réel ou désiré réel. Les lignes qui suivent sont en revanche plus surprenantes :

" En ce temps, je ne pouvais écrire, et j'allais presque dire : penser, me semblait-il, qu'en face de ce petit miroir ; pour prendre connaissance de mon émoi, de ma pensée, il me semblait que, dans mes yeux, il me fallait d'abord les lire. Comme Narcisse, je me penchai sur mon image ; toutes les phrases que j'écrivais alors en restent quelque peu courbées." (ibid.)

On note, c'est précieux,  que le narrateur ne prétend pas décrire le processus réel de la connaissance de lui-même, mais bien plutôt ce que, du présent de son écriture, il juge lucidement n'être qu'une opinion sur ce processus. 
Reste tout de même la singularité du processus imaginé : il découvrirait sa pensée sur son visage comme il le ferait de la pensée d'autrui s'il était face à lui. En toute rigueur, la comparaison que Gide fait avec Narcisse n'est d'ailleurs  pas tout à fait justifiée car, à la différence du narrateur, Narcisse ne se découvre pas à travers son reflet mais croit découvrir un autre que lui à travers sa propre image, tel un animal qui n'aurait pas atteint le stade du miroir... Et quand Narcisse réalise que c'est lui qui se reflète dans " la source limpide dont les eaux brillaient comme de l'argent " (Ovide, Métamorphoses, III, Folio-Classiques, 1992, p. 119), ce qu'il voit de son image ne lui apprend plus rien sur lui-même.

Une énigme psychologique semble alors apparaître : comment peut-on passer de la comédie où il s'agit de jouer un rôle à l'étude où il s'agit de savoir qui on est ? Comment  l'apparence qu'on maîtrise se transforme-t-elle en apparence qui nous instruit ? Comment fait-on étonnamment autre ?

La solution, qui fait disparaître du même coup l'énigme, est peut-être que le narrateur ne fait que  passer d'un faire-semblant à un autre, l 'ultime pose étant de se faire croire qu'on a perdu l'accès direct à son esprit. Il semble en tout cas que, s'il ne s'agissait pas d'une comédie faite à soi-même, qu'on pourrait qualifier de mensonge à soi-même ou de mauvaise foi, voire d'illusion, la reprise par soi du cogito deviendrait strictement impossible : si la seule preuve de ma pensée était l'image de mon visage pensant, il suffirait de douter de la réalité de cette image pour douter de la réalité de ma pensée, le doute lui-même n'apparaissant pas autrement que sous la forme, peut-être, d'une certaine moue, en tout cas sous une forme corporelle.

S'il ne s'agit pas d'une pose plus sophistiquée que les autres, cette aventure intime fait penser aux déformations de l'esprit, inattendues, quelquefois amusantes et toujours d'étiologie neurologique, avec lesquelles Oliver Sacks nous a familiarisés dans, entre autres, L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau.

vendredi 31 juillet 2020

Déracinez-vous ! Contre les particularités.

Dans la revue L'Occident, en juillet 1902, André Gide a écrit des lignes qui valent contre tous les barrésiens d'hier et d'aujourd'hui :

" Pour que se forme et s'affermisse le sentiment d'unité d'un pays, il faut que les divers éléments qui le composent se mêlent, se croisent et fusionnent. La doctrine de l'enracinement, trop rigoureusement appliquée, risquerait, en protégeant et en accentuant l'hétérogénéité des divers éléments français, de les faire à jamais se mésentendre, de former des Bretons, des Normands, des Lorrains, des Basques, plus bretons, normands, lorrains et basques... que français. Rien de plus particulier que l'esprit de province ; de moins particulier que le génie français. Il est bon qu'il naisse des Français comme Hugo

 ... d'un sang breton et lorrain à la fois,  (Souvenirs et voyages, Gallimard, La Pléiade, 2001, p.5-6)

mardi 28 juillet 2020

Sarah est désormais introuvable !

Dans les Stromates (le mot grec peut se traduire par " mélanges ", voire, avec quelque anachronisme, par " patchwork "), Clément d'Alexandrie interprète allégoriquement le passage de la Genèse où Sarah, ne pouvant avoir un enfant d'Abraham, lui demande de féconder sa servante égyptienne, Agar. Cette dernière, enceinte du maître,  ne respectant plus alors sa maîtresse, Abraham la rend à Sarah pour qu'elle en fasse ce qu'elle veut.
Voici le texte de Clément dans la traduction donnée par Étienne Gilson dans son extraordinaire Histoire de la philosophie médiévale, publiée en 1922 mais citée ici dans l'édition de 1944 (Payot, 1986, p. 50) :

" La Sagesse (Sarah), qui cohabitait avec le fidèle - car il est entendu qu'Abraham est le fidèle et le juste - était encore stérile et sans enfants dans cette première génération, puisqu'elle n'en avait pas encore donné à Abraham ; et elle voulait à bon droit que le juste, qui avait encore à progresser, s'unît d'abord à la science du monde - car c'est le monde qui signifie allégoriquement l'Égypte - pour engendrer d'elle Isaac par la volonté de la divine providence. Celui qui s'est d'abord instruit dans les sciences peut donc s'élever de là jusqu'à la Sagesse, qui les domine, et d'où naît la race d'Israël. On voit d'abord par là que la sagesse peut s'acquérir par l'étude, puisque Abraham l'a fait, en passant des vérités les plus hautes à la foi et à la justice, qui sont de Dieu... Mais on voit en outre pourquoi Abraham (le juste) dit à Sarah (la Sagesse) : " Voici ta servante, elle est entre tes mains, fais-en ce que tu veux." C'est qu'il ne retient de la philosophie du monde que ce qu'elle a d'utile. En d'autres termes, Abraham veut dire : assurément, je prends la science du monde parce qu'elle est jeune, et je la garderai : mais ta science à toi, je l'honore et je la respecte comme la maîtresse absolue."

Aujourd'hui, il ne reste plus qu' Agar à aimer... 
Agar a certes de multiples visages, elle en change même quelquefois, elle n'est donc jamais lassante et il est même impossible de prévoir comment demain elle saura nous surprendre... 
Certes il existe encore dans la philosophie quelque chose qui s'appelle la métaphysique, mais son avatar le plus rigoureux ne cherche qu'à connaître le mobilier basique du monde, pour ainsi dire le squelette d' Agar... Cette métaphysique largement révisée à la baisse par rapport à ses ambitions ancestrales s'interrogera par exemple sur ce qu'est une propriété, au sens où l'on dit que telle telle chose a telle propriété. Éclairée par les sciences, elle vise en effet à en clarifier les fondements non scientifiques.
Elle ne nous donne malheureusement  aucune possibilité de trouver Sarah. Bien sûr abondent celles qui se font passer pour Sarah, mais qui se laisse désormais prendre à leurs pìèges ? 
Il arrive alors que, pour mieux vivre, on se fabrique de bric et de broc une poupée qu'on appelle Sarah...

vendredi 17 juillet 2020

Quand le corps accuse l'âme.

Fréquemment aujourd'hui on parle de nos devoirs par rapport à notre corps. Il n'est plus le tombeau de l'âme, c'est elle qui l'emprisonne. On reste certes dualiste (on a un esprit et un corps, radicalement différents) mais on a renversé la hiérarchie : c'est le corps qui commande et on doit lui obéir. On ne dit donc plus à la mode platonicienne : " Quel malheur d'avoir un corps ! " mais " Quel malheur d'avoir une âme ! ".
On pourrait croire cette pensée bien moderne, mais Plutarque dans Sur le désir et le chagrin attribue à Démocrite une manière de voir qui entretient avec ladite pensée une certaine ressemblance :

" Le procès du corps contre l' âme à propos des passions semble être ancien. Démocrite, rapportant la cause du malheur à l' âme, dit que si le corps obtenait de lui intenter un procès à propos de ce qu'il a souffert et du mauvais traitement dont il a été l'objet tout au long de la vie, et qu' il (i.e. apparemment : l' homme en question) devienne lui-même juge de l'accusation, il aurait plaisir à condamner l'âme, pour avoir détruit telle partie du corps par ses néglicences et l'avoir affaibli par les beuveries, pour avoir corrompu et déchiré telle autre partie par sa recherche des plaisirs, de la même façon que si un instrument ou un outil était en mauvais état, il accusait celui qui le manie sans ménagement." (Les débuts de la philosophie. Des premiers penseurs grecs à  Socrate, André Laks et Glenn W. Most, Fayard, 2016, p. 1041)

À noter trois différences (au moins) entre ce texte et l'antienne mentionnée : d'abord Démocrite est matérialiste et conçoit la psyché comme composée d'atomes, alors que bien souvent les adeptes des droits du corps reprennent, certainement sans  le savoir, le vieux dualisme cartésien ; ensuite, si l'on en croit un autre texte de Plutarque, Préceptes de santé, Démocrite en ayant cette pensée aurait eu en vue les individus nuisibles à la société, l'âme étant accusée de mal se conduire avec son corps et donc in fine avec autrui. Il semble donc que le procès que le corps fait à l'âme est justifié par des raisons morales. C'est en revanche par hédonisme ou eudémonisme qu'ordinairement on reproche à quelqu'un de ne pas donner à son corps ce à  quoi il a droit. Enfin, on doit aussi noter que si Démocrite utilise un vocabulaire juridique, il n'attribue au corps et à l'âme ni droit ni devoir.

Pour terminer, relevons qu'à la différence de Platon, dans le Phédon par exemple, Démocrite dans ces lignes juge que le vice de l'âme n'est pas un effet du corps, mais une cause du vice corporel.

vendredi 26 juin 2020

Pourquoi donc l'ours de La Fontaine a-t-il si mal raisonné ?

L'ours de la fable L'ours et l'amateur de jardins de La Fontaine est devenu un personnage philosophique depuis que Vincent Descombes en a fait en 2007 l'incarnation du mauvais raisonnement pratique. Voulant débarrasser le visage de son ami endormi d'une mouche, il lance sur l'insecte ennemi un pavé qui, dans un même élan, écrase et l'insecte et le dormeur. 
Manifestement Vincent Descombes était  fidèle à la morale de la fable, qui se conclut en effet par ces deux vers :

" Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami,
Mieux vaudrait un sage ennemi."

Mais d'où  vient cette ignorance ? Pourquoi l'ours raisonne-t-il donc si mal ? Plus généralement, pourquoi raisonne-t-on mal, pratiquement parlant ? La fable semble donner plusieurs raisons, mais à la fin une seule bonne se dégagera.

D'abord l'ours, parce qu'il vit seul, est porté à déraisonner :

" (...) la raison d'ordinaire
N'habite pas longtemps chez les gens séquestrés."

Première  piste : le raisonnement pratique se cultiverait en société. Ainsi, ayant observé d'autres ours raisonner à moitié et en souffrir, il aurait appris à corriger son raisonnement spontané.

Ensuite, la solitude permanente a engendré souffrance et tristesse :

" (...) tout ours qu'il était,
Il vint à s'ennuyer de cette triste vie."

Deuxième piste : le raisonnement pratique réussi aurait comme conditions bien-être et entrain.

On notera ensuite que l'échec mortifère, qui est au centre de la fable, est précédé d'un premier échec, véniel certes mais traduisant aussi un raisonnement pratique défaillant. En effet, l'ours, ayant rencontré un autre esseulé, et désireux, comme lui, de mettre un terme à sa solitude, chacun à cette fin voulant attirer l'ami potentiel chez lui, 

" l'ours, très mauvais complimenteur,
Lui dit : Viens t'en me voir (...) "

L' amateur de jardins, lui, n'allant pas droit au but, y parvient grâce au nombre de ses détours :

" (...) Seigneur,
Vous voyez mon logis ; si vous me vouliez faire
Tant d'honneur que d'y prendre un champêtre repas,
J'ai des fruits, j'ai du lait : ce n'est peut-être pas 
De nos seigneurs les ours le manger ordinaire ;
Mais j'offre ce que j'ai (...)"

Le premier raisonnement pratique de l'ours est distinct du second, fatal, puisque c'est, pourrait-on dire, un échec au premier degré. En plus, il est causé par une connaissance insuffisante de l'esprit humain, moins modifiable que l'ours ne le  croit (le second sera causé par en quelque sorte une connaissance insuffisante du corps humain, plus modifiable que l'ours ne le pense).
Reste que la paire d'amis se crée. S' y instaure une division du travail manifestement au service de l'ami humain mais contentant les deux. À  l'occasion, relevons la sottise probable de l'ours, troisième facteur explicatif du catastrophique raisonnement pratique :

" Et bien qu'on soit, à ce qu'il semble,
Beaucoup mieux seul qu'avec des sots,
Comme l'ours en un jour ne disait pas deux mots,
L'homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage.
L'ours allait à la chasse, apportait du gibier ;
Faisait son principal métier 
D'être bon émoucheur ; écartait du visage
De son ami dormant ce parasite ailé 
Que nous avons mouche appelé."

Quelle surprise !  L'ours a tué son ami en réalisant une tâche habituelle, qu'il savait donc faire, sans compter qu'il réalisait correctement d'autres fonctions, à première vue plus élaborées, comme chasser... Les pistes antérieures perdent, semble-t-il, de leur crédibilité. Reste la sottise. Mais comment peut-elle causer l'échec d'un savoir-faire ? 

" Un jour que le vieillard dormait d'un profond somme,
Sur le bout de son nez une allant se placer,
Mit l'ours au désespoir ; il eut beau la chasser.
Je l'attraperai bien, dit-il (...) "

On retrouve l'idée de la souffrance comme corruptrice du raisonnement pratique. Mais d'où vient le désespoir en question ? Il semble être intimement lié à une blessure d'amour-propre. Incapable d'accepter que la réalité résiste à son savoir-faire, l'ours, emporté par ce qui semble être une sorte de colère, règle mal son problème pratique parce que les passions le rendent précipité et inapte à régler le problème théorique des effets d'un pavé sur un visage. 
L'erreur dans le raisonnement pratique s'enracine ici dans l'erreur théorique d'un praticien certes exercé mais blessé. S'il n'a pas bien ajusté le monde à  ses désirs, c'est d'abord parce qu'il n'a pas correctement ajusté les représentations de son esprit au monde.
Il visait juste sans penser juste.







samedi 13 juin 2020

Contexte de découverte et contexte de justification.

Dans le Tractatus theologico-politicus, Spinoza contextualise à l'extrême la Bible, manière de faire comprendre que le sens du texte dit sacré n'est accessible que si on connaît tout des conditions historiques dans lesquelles il a été écrit, tout des caractéristiques psychologiques et des intentions de ses auteurs, tout de la langue hébraïque dans laquelle il a été formulé. Pas étonnant que Spinoza en conclue que, ces connaissances contextuelles faisant souvent défaut, ce que veut dire tel passage de la Bible est tout simplement inintelligible. Dit autrement, pour justifier le sens du texte, il faut découvrir, en dehors du texte, des faits historiques qui l'expliquent. 
Mais faut-il toujours reconstituer patiemment le contexte historico-culturel d'un texte pour en saisir le sens et pouvoir se prononcer sur sa vérité ?  

" Il n'en est pas de même à l'égard des choses que nous pouvons saisir par l'entendement et dont nous formons aisément un concept : les choses qui de leur nature se perçoivent aisément, ne peuvent jamais être exprimées si obscurément qu'elles ne soient facilement entendues, conformément au proverbe : À celui qui entend, une parole suffit. Euclide, qui n'a écrit que des choses extrêmement simples et parfaitement intelligibles, est aisément explicable pour tous et en toutes langues ; pour saisir sa pensée, en effet, et être assuré d'en avoir trouvé le vrai sens, il n'est pas nécessaire d'avoir une connaissance entière de la langue où il a écrit ; une connaissance très commune et presque enfantine suffit ; il est inutile aussi de connaître la vie de l'auteur, le but où il tendait et ses moeurs, de savoir en quelle langue il a écrit, pour qui, en quel temps, non plus que les fortunes du livre, les diverses leçons du texte et enfin quels hommes ont décidé de le recueillir. Ce que je dis d' Euclide, il faut le dire de tous ceux qui ont écrit sur les matières qui de leur nature sont perceptibles " (La Pléiade, p. 727-728).

Dit autrement, dès qu' un texte a un contenu rationnel, le contexte de découverte a une importance secondaire, le reconstituer servant seulement (mais ce n'est pas rien !) à faire une histoire vraie des découvertes de la raison humaine et donc, pour l'histoire des mathématiques, c'est bien sûr important de contextualiser les Éléments d'Euclide. Mais le point essentiel est plutôt de savoir si les justifications du contenu rationnel en question sont optimales.
Mettons cette distinction en rapport avec un fait récent : une nouvelle traduction de l' Éthique vient de paraître, basée sur un manuscrit découvert au Vatican en 2010. Or Spinoza a pensé non produire le système spinoziste mais écrire sous la dictée de la raison. Si on partage cette vue, cette découverte est donc anecdotique. En revanche, si on lui donne une grande importance, c'est qu'on lit Spinoza, comme lui a voulu lire la Bible, ce qui revient à enlever à son texte le statut de texte rationnel.

Le cas Spinoza à part, on voit ce qu'a d'insatisfaisant toute enquête visant à réviser à la baisse la portée cognitive des textes scientifiques par seulement une enquête exhaustive sur leurs conditions culturelles de production. Cette révision ne peut se faire que bien plus difficilement, c'est-à-dire en participant à la science déterminée dont ils sont les produits.

lundi 8 juin 2020

L'essentiel et le secondaire.

" On a toujours beaucoup plus de chances d'apprendre un événement extraordinaire par le journal que de le vivre ; en d'autres termes, c'est dans l'abstrait que se passe de nos jours l'essentiel (das Wesentlichere), et il ne reste plus à la réalité que l'accessoire (das Belanglosere) " écrit le narrateur dans L'homme sans qualités (I, 18). 

J'aimerais bien qu'il en soit encore ainsi aujourd'hui : qu'on apprenne " le plus essentiel " (c'est la traduction littérale de das Wesentlichere) dans les journaux et que ce soit " dans l'abstrait " qu' on y ait accès. 
Mais d'abord, depuis longtemps l'abstraction des mots est de plus en plus éclipsée par le concret des images. 
Et ensuite, " le plus accessoire " (Musil a employé ici aussi un comparatif) a envahi les journaux et tous les " supports informatifs ".

Il fut pourtant un temps où on pouvait opposer le sérieux du Monde par exemple à la frivolité, pour rester aimable, d' Ici-Paris ou de France-Soir. Il était facile en plus de ne jamais entrer en contact avec les journaux qu'on tenait pour sans intérêt (belanglos peut aussi se traduire de cette manière). Il suffisait de ne pas prendre en mains un journal, disons inessentiel ! Mais aujourd'hui, avec la rapidité de l'immatériel,  il faut être d'une vigilance presque divine pour ne pas recevoir sur notre écran le pire, confusément mêlé au meilleur. 
En effet, comme il est usuel depuis des décennies déjà d'associer à tort essentiellement le sérieux au dogmatisme, voire au mépris et à l'arrogance, comme aussi la compréhension du sérieux coûte généralement plus d'efforts que celle du ludique (même si le ludique distingué ne cesse de redoubler de finesse pour ne pas être confondu avec son frère populaire), les journaux dits les plus sérieux se plaisent à présenter mêlés l'essentiel et le secondaire et en plus, les deux traités à la manière joueuse et ludique, prenant pour modèle une certaine école, pour laquelle on ne doit apprendre qu'en riant et souriant. 

Et puis, qui prend encore vraiment au sérieux l'opposition entre l'essentiel et l'accessoire ? N'a-t-on pas, dira-t-on, le droit de penser que l'opposition elle-même est accessoire, car qu'est-ce que l'essentiel sinon ce qu'on prend pour tel ? Certes, il faut dire que dans l'histoire n'importe quoi, même l'inexistant, a été pris pour l'essentiel, ce qui rend spontanément sceptique quant aux chances de disposer un jour d'une détermination de l'essentiel qui ne soit pas qu'illusion ou expression de nos craintes.

Doit-on pour autant  renoncer à  " dégager l'essentiel " comme on renonce à une croyance théologique parce qu'elle dépasse de très loin le pouvoir de la raison ? Il va de soi que sans tomber dans un relativisme excessif,  l'essentiel recherché  ici se déterminera dans un cadre spatio-temporel fini en rapport avec un domaine déterminé.

dimanche 7 juin 2020

Le pessimisme faussement lucide.

" Aux époques où il semble que tout aille bien, alors qu'elles subissent intérieurement cette régression à laquelle sont soumises probablement toutes choses, sans excepter le développement intellectuel lorsqu'on lui refuse toute idée nouvelle et tout effort particulier, la première question à se poser devrait être celle-ci : que peut-on faire là contre ? Mais la confusion de l'intelligence et de la bêtise, de la vulgarité et de la beauté est, justement dans ces époques-là, si grande, si inextricable, qu'il paraît évidemment plus simple à beaucoup de gens de croire à un mystère au nom duquel ils proclament la dégénérescence progressive et fatale de quelque chose qui échappe à tout jugement exact et se révèle d'une solennelle imprécision. Il est parfaitement indifférent, au fond, que ce quelque chose soit " la race ", " le végétarisme " ou " l'âme " ; la seule chose qui importe,  comme dans tout pessimisme bien compris, c'est d'avoir trouvé l'élément inéluctable sur quoi se reposer." (L'homme sans qualités, p. 77-78)

Certes nous vivons à une époque où il semble que tout aille mal. Mais, si aux époques où on croit que tout va bien, c'est le contraire qui se passe, comme si le principe d'inertie s'appliquait au-delà des limites de la physique, il semble logique de conclure qu' aux époques où domine un pessimisme général, la régression poursuit tout aussi tranquillement son oeuvre, sauf qu'on pourrait croire que désormais et heureusement elle est bien identifiée. 
Or, Musil suggère ici qu'il n'en est rien, parce qu'il est complexe de déterminer en vérité ce qui dans la réalité est bien ou mal. Il doit donc y avoir dans l'ensemble des réflexions qui se veulent intelligentes sur, par exemple, la bêtise, des analyses tout à fait bêtes. Musil a en effet clairement lancé l'avertissement : " si la bêtise, en effet, vue du dedans, ne ressemblait pas à s'y méprendre au talent, si, vue du dehors, elle n'avait pas toutes les apparences du progrès, du génie, de l'espoir et de l'amélioration, personne ne voudrait être bête et il n'y aurait pas de bêtise. Tout au moins serait-il aisé de la combattre " (I, 16, p. 73-74). De cette bêtise à l'allure intelligente, parce qu'elle va, entre autres, avec le sentiment chez celui qui la manifeste de dépasser les apparences (dans ce cas, ce sont les apparences rassurantes qui sont, croit-on, percées à jour), Musil donne trois exemples de croyances pessimistes, inquiétantes par leurs affirmations, mais rassurantes par le fait que chacune pense avoir découvert la cause première du mal insidieux. 
De nos jours, ce pessimisme trop vite comblé, trop peu honnête, intellectuellement parlant, paraît certes moins malin que celui que cible Musil, vu qu' il est en accord, lui, avec l'air du temps. Mais, ayant le consensus doxique pour lui, il n'en est que plus redoutable. Ainsi, sans être en rien climatosceptique, pourrait-on légitimement penser que " le changement climatique " ou d'autre concepts mobilisant une masse de bonnes volontés manifestent aussi notre manière contemporaine de laisser tomber l'approfondissement de la complexité de la réalité. 
Bien sûr  on ne gagnera rien à  remplacer ces formules jugées au fond trop simples par une référence toujours répétée à " la complexité ".

samedi 6 juin 2020

La stupeur du philosophe.

" (...) À la suite de ces réflexions, Ulrich eut une curieuse inspiration. Il imagina que le grand philosophe catholique Thomas d' Aquin (mort en 1274), ayant à grand effort rangé dans un ordre parfait les idées de son temps, était allé plus loin encore dans cette entreprise ; et que, à peine achevé ce nouveau travail, resté  jeune par quelque grâce spéciale, et sortant par la porte voûtée de sa maison, une pile d'in-folios sous le bras, un tramway lui passait en sifflant sous le nez. La stupeur du " Doctor universalis " (ainsi appelait-on le célèbre Thomas), l'impossibilité où il se trouvait de comprendre, amusaient fort Ulrich." (L'homme sans qualités, I, Le Seuil, p. 74)

Philippe Jaccottet rend ici de manière très euphémisée ce qu'a fait Thomas après avoir mis en ordre les pensées de son époque. En effet Musil dit qu' " il est allé encore plus radicalement dans les profondeurs " (noch gründlicher in die Tiefe gegangen). Et pourtant la vue du tramway le laisse coi. Sa stupéfaction peut se comprendre de deux manières : soit le tramway prend du temps à  se dissoudre dans le thomisme, soit il est insoluble. Je suis enclin à choisir la deuxième option. Car si on prend le thomisme comme système, la machine " tramway " repose sur une physique inconcevable pour Saint-Thomas. Peut-on faire une parabole de ce petit récit amusant ? Aussi profonde et organisée que serait une philosophie, elle serait toujours mise en défaut par le développement des sciences et des techniques.
Marc-Aurèle avait exclu cette stupeur thomiste :

" Quand on voit ce qui est maintenant, on a tout vu, et ce qui s'est passé depuis l'éternité, et ce qui se passera jusqu'à l'infini ; car tout est pareil en gros et en détail." (Pensées, VI, 37, La Pléiade, p. 1185)

On pourrait donner raison à Marc-Aurèle en se disant que les objets techniques ont beau changer avec le progrès des sciences, reste la nature humaine. Ainsi l' éthique demeurerait la partie incorruptible d'une philosophie réussie, la stupeur de Thomas prenant fin au moment où il verrait sortir du tram extraordinaire les hommes de toujours. 
Cependant la suite du texte de Musil suggère que les objets techniques ne sont pas seulement des éléments d'un décor ; le motocycliste, la championne de tennis et la nageuse paraissent inconcevables sans les gratte-ciel et l'électricité, au sens où leur corps assurément  et, semble-t-il aussi, leur ressenti sont " modelés " par l'environnement technique :

" Un motocycliste fonçait dans la rue vide, bras et jambes en O, et remontait la perspective dans un bruit de tonnerre ; son visage reflétait le sérieux d'un enfant qui donne à  ses hurlements la plus grande importance. Ulrich se souvint alors de la photographie d'une célèbre championne de tennis qu'il avait vue dans un magazine quelques jours auparavant ; elle se tenait sur la pointe du pied, une jambe découverte jusqu'au dessus de la jarretière, lançant l'autre dans la direction de sa tête, tandis qu'elle brandissait  sa raquette le plus haut possible pour attraper ue balle ; tout cela avec la mine d'une gouvernante anglaise. Dans le même numéro se trouvait la photographie d'une nageuse se faisant masser après la compétition ; auprès d'elle, l'une à ses pieds, l'autre à son chevet, se tenaient deux dames d'aspect sévère, en costume de ville ; la nageuse était couchée sur le dos, toute nue, un genou relevé dans une pose abandonnée, le masseur avait les mains posées dessus, il portait une blouse de médecin, et son regard sortait de la photographie comme si cette femme avait été dépecée et sa chair suspendue à une patère. Voilà ce que l'on commençait alors à voir, et ce sont des choses que l'on est bien forcé d'admettre d'une manière ou d'une autre, comme l'on reconnait l'existence des gratte-ciel et de l'électricité." (L'homme sans qualités, I, Le Seuil, p. 74-75)

Si l'on accepte avec Wittgenstein que le corps est la meilleure image de l'âme humaine, la conscience que la nageuse a de sa nudité ainsi que celle que les infirmières (?) et le masseur ont de la nudité de leur patiente semblent avoir une nouveauté que ne paraissent pas bien  rendre les concepts de pudeur, d'impudeur etc. Il n'est peut-être pas non plus correct de se référer à l'infantilisme pour désigner l'attitude du motocycliste ; du moins,  le qualificatif " infantile " paraît exiger des précisions contextuelles exigées par les modalités stupéfiantes de la manifestation de ce défaut.

Thomas était peut-être en droit de conclure que, même après réflexion, le tramway n'est soluble qu'en gros dans le système qui porte son nom.




mardi 2 juin 2020

Déménagement.

Je vais cesser d' honorer Ramón sur ce blog mais je continue sur Facebook dans le groupe Lectrices et lecteurs de Ramón Gómez de la Serna.
Ici je continue d'honorer tous les autres honorables !