mercredi 7 avril 2021

Les limites des bienfaits apportés au " sac de peau " ou ne pas tout miser sur le système vaso-dilatateur.

Il y a plusieurs manières de nier l'âme et ses raisons. On ne voudra pas dire par là que l'âme (je pourrais aussi bien dire ici l'esprit) est indépendante du cerveau, qu'elle lui survit, etc. On suggérera plus tôt que le bonheur ne peut pas compter que sur les mille et une techniques du corps qui fleurissent, sous leurs versions laïques ou religieuses. La méfiance présentée ici vis-à-vis d'une réduction matérialiste de la personne est d'inspiration religieuse, elle est donnée ici pour sa part de vérité, que la religion soit vraie ou non, et pour sa troublante ressemblance avec les versions psychanalytiques, ortho- ou hétérodoxes (mais combien de fois on a déjà insisté sur la parenté entre les examens chrétien et freudien de ses osbcurités !). C'est Georges Bernanos qui formule cette révision à la hausse des raisons animiques dans un roman de 1927, L'imposture :

" Par malheur, et pour le scandale de la Bête matérialiste, il n'est pas bon, ni sûr, de se croire tout à fait à l'abri, dans son sac de peau, des entreprises de l'âme. Éviter de scruter les intentions, se contraindre à ne connaître de l'événement moral que son contrecoup sur le système vaso-dilatateur mène à une déception très amère. L'homme peut bien se contredire, mais il ne peut entièrement se renier. L'examen de conscience est un exercice favorable, même aux professeurs d'amoralisme. Il définit nos remords, les nomme, et par ainsi les retient dans l'âme, comme en vase clos, sous la lumière de l'esprit. À les refouler sans cesse, craignez de leur donner une consistance et un poids charnels. On préfère telle souffrance obscure à la nécessité de rougir de soi, mais vous avez introduit le péché dans l'épaisseur de votre chair, et le monstre n'y meurt pas, car sa nature est double. Il s'engraissera merveilleusement de votre sang, profitera comme un cancer, tenace, assidu, vous laissant vivre à votre guise, aller et venir, aussi sain en apparence, inquiet seulement. Vous irez ainsi de plus en plus secrètement séparé des autres et de vous-même, l'âme et le corps désunis par un divorce essentiel, dans cette demi-torpeur que dissipera soudain le coup de tonnerre de l'angoisse, l'angoisse, forme hideuse et corporelle du remords. Vous vous réveillerez dans le désespoir qu'aucun repentir ne rédime, car à cet instant même expire l'âme. C'est alors qu'un malheureux écrase d'une balle un cerveau qui ne lui sert plus qu'à souffrir." (Le Livre de Poche, 1965, p. 27-28)

Loin de m' encourager à un tournant tala, ce texte à mes yeux insiste sur le danger (cognitif, eudémonique, peut-être éthique) de réduire tous les malaises à des causes, les raisons n'étant pas vraiment prises au sérieux et sans doute, sans la multiplication des stages de " développement personnel ", je ne l'aurais pas mis ainsi en valeur.
Bernanos engage en fait à se soucier d'avoir les raisons vraies de ses états, mettant ainsi en évidence les limites des gymnastiques purement physiques (on pourrait dire aussi bien neurologiques). Que Dieu n'existe pas et que l'inconscient soit une autre idole, voire une drôle d'idole, n'enlève rien à cette défense du sérieux des raisons de l'âme, envisagées dans leur contenu (sont-elles vraies ?) et dans leurs effets (sont-elles bénéfiques ?), Bernanos suggérant bien sûr le bénéfice des raisons vraies - ce qu'un athée mutatis mutandis peut  aussi, à sa façon, accepter, ou nier s'il croit que les raisons vraies ne laissent place à  aucune espérance justifiée, et n'apportent même pas le bien-être de leur possession...

Mais qu'on n'aille pas maintenant tomber dans les outrances à la Groddeck... Il y a une réalité des causes malgré l'autonomie des raisons ! 
Il y a en somme deux morts de l'âme, par aveuglement : ne pas voir les raisons, ne pas voir les causes. D'ailleurs la possibilité du divorce suppose bien le couple !



mardi 6 avril 2021

Wittgenstein : " Je ne suis pas wittgensteinien ".

 

À Sylvain C., assez inspiré pour m'avoir offert le livre de W.W. Bartley III un jour d'août 2015 !

Quel plaisir de lire Wittgenstein, une vie (1973) de William W. Bartley III ! D'abord, parce qu'il éclaire précisément l'engagement de Wittgenstein, tuteur éclairé, au service de ses élèves entre 1920 et 1926 dans trois villages autrichiens ! Comme le lecteur aimerait l'avoir eu pour maître ! Pas le souvenir d'avoir lu dans la biographie de Monk des détails si intéressants.

Mais surtout parce que ni wittgensteinolâtre, ni wittgensteinophobe, Bartley III me semble mettre le doigt où ça fait mal. Voyez ces lignes où on croit comprendre qu'on ne peut pas se défaire si facilement que ça de la recherche des essences :

" Il arrive souvent dans l'histoire de la philosophie qu'une nouvelle explication de l'erreur - et la pensée nouvelle de Wittgenstein appartient à cette classe - conduise à un programme de recherche qui a pour but de créer les conditions dans lesquelles de telles erreurs ne se produiront plus. Aussi allait-il en être de Wittgenstein. Personnellement, il ne prétendit jamais que toutes les disciplines spécifiquement identifiables ni toutes les activités dans lesquelles s'engageaient les hommes étaient des jeux de langage séparés ayant chacun leur propre ensemble de règles (ou leur grammaire); il pensait évidemment que les choses étaient plus compliquées que cela. Beaucoup de ses émules  firent cependant cette faute de supposer que chaque activité individuelle (droit, histoire, science, logique, éthique, politique, religion) avait sa grammaire ou sa logique particulière, que mêler la grammaire de l'une d'entre elles avec celle d'une autre conduisait à l'erreur philosophique et que c'était donc la nouvelle tâche du philosophe, son nouveau programme de recherche sous le règne de Wittgenstein, que de décrire en détail ces logiques ou ces grammaires séparées. Dans cet esprit, deux générations de philosophes anglais et américains se mirent à écire des livres aux intitulés tels que : Le vocabulaire de la politique, Le langage de la morale, La logique du discours moral, La logique de l'explication scientifique, Le langage de la critique littéraire, Le langage de la fiction, Les usages de l'argument, La logique des sciences, La logique des sciences, Le domaine de la logique, Le langage de l'éducation, La logique du langage religieux,  Foi et logique, Le discours chrétien, Le langage de la croyance chrétienne, La logique des termes de couleurs et ainsi de suite ad nauseam. Tout philosophe, aguerri dans son domaine ou frais émoulu de l'université disposait donc d'une " formule de recherche " simple permettant la production d'un livre ou d'un article savant : " Prenez une des phrases : " La logique de x ", " Le langage de x ", ou " la grammaire de x ", subsituez à x une activité ou une discipline du genre de celles qui sont mentionnées ci-dessus, écrivez un traité sur la matière ainsi créée." La facilité avec laquelle de tels programmes peuvent être menés à bien explique l'immense succès de cette manière wittgensteinienne de  philosopher. À preuve, chacun des titres a orné un livre ou une monographie réellement publiée. Si Russell avait su évaluer cet aspect des Investigations, il aurait mieux compris, bien qu'il en eut peut-être été attristé, que " toute une école trouve une grande sagesse dans les pages de ce livre."
Toutefois, Wittgenstein lui-même ne donna pas son adhésion à ce genre d'activité et ne s'y engagea pas. En fait la classification réelle des catégories, des jeux de langage, des règles grammaticales, quel que soit le nom qu'on utilise, même si l'on tient pour assuré qu'elle soit utile, n'est nullement tâche aisée. Wittgenstein le savait bien et la chose peut être montrée par quelques exemples. Pour illustrer les fautes de grammaire philosophique, on cite souvent le cas de la confusion d'une classe avec ses éléments, d'une Université (comme Oxford, Cambridge, Londres, Durham, Yale ou Santa Cruz) avec les Collèges qu'elle comprend, d'une compagnie de soldats avec les soldats qui la constituent. Avec quels critères distingue-t-on des catégories ? On suppose souvent que deux termes-sujets appartiennent à des catégories différentes auxquelles s'appliquent des grammaires différentes lorsque leur sont appropriées des espèces différentes de prédicats. On dira par exemple . " Les soldats sont gras " mais pas " La compagnie est grasse ", ou " Les collèges sont confortables ", mais pas " L'Université est confortable ". Semblablement, on suppose que deux termes-sujets appartiennent à la même catégorie lorsque les mêmes prédicats appartiennent à la même catégorie lorsque les mêmes prédicats peuvent leur être attribués : " être bien nourri " par exemple, peut s'appliquer à la fois aux soldats et aux marins de l'armée américaine. Il est pourtant facile de montrer que cette manière particulière de distinguer les jeux de langage ou les catégories échoue souvent : une personne et son corps peuvent être tous deux émaciés, alors qu'à première vue on penserait que les deux sujets appartiennent à des catégories différentes. Alors que dans beaucoup de contextes 2 et 0 seraient considérés comme appartenant à la même catégorie, le premier peut être utilisé comme diviseur, tandis que le second ne le peut pas. Voyez encore la différence entre les ondes électromagnétiques, les ondes lumineuses, les ondes sonores et les ondes dans l'eau : une approche par le sens commun pourrait mettre les premières dans une catégorie, les secondes et troisièmes dans une autre et les dernières dans une autre encore, alors qu'en physique les deux premières et les deux dernières espèces sont regroupées par la théorie qui veut que les ondes électromagnétiques et les ondes lumineuses soient les mêmes, et par la théorie qui veut que les ondes sonores et aquatiques oscillent dans un milieu matériel.
Le problème sous-jacent à tout ceci réside évidemment dans le fait que s'il est erroné d'appliquer des critères inappropriés à un objet particulier, il arrive souvent que nous ne puissions pas dire d'avance quels critères ou quelles catégories de critères seront appropriés ou inappropriés. Ceci sera également matière à exploration. C'est pourquoi il est sans doute erroné de demander en premier lieu à une critique donnée si elle est appropriée à son objet en ce qu'elle satisfait, par exemple, à une condition telle que " caractère scientifique ".  Il vaut peut-être mieux examiner sérieusement les bases de cette critique afin de découvrir quelles catégories d'objections on est prêt à accepter contre l'objet en question. Cette procédure pourrait bien réserver des surprises." ( Éditions Complexe, Paris, 1978, p. 137-138)

On peut se demander si l'exploration à laquelle Bartley III invite en vue d'éviter les erreurs de catégorie ne présuppose par une recherche de la connaissance des essences réelles et pas seulement des airs de famille apparents. Comme si la raison et son souci de découvrir la vérité se rappelaient nécessairement à l'attention de ceux qui voudraient en faire seulement des éléments d'un certain jeu de langage et  d'une certaine forme de vie.



dimanche 4 avril 2021

Un tapis de prière platonicien.

 C'est un rêve de Wittgenstein que William W. Bartley III rapporte dans Wittgenstein : une vie, 1973, Paris, éditions Complexe, 1978, p. 28) :

" Il faisait nuit. J'étais à l'extérieur d'une maison dont les fenêtres resplendissaient de lumière. Je me dirigeai vers une fenêtre pour regarder à l'intérieur. Là, sur le plancher, je remarquais un tapis de prière d'une beauté exquise que j'eus le désir immédiatement d'examiner. J'essayai d'ouvrir la porte de devant, mais un serpent sortit d'un bond pour m'empêcher d'entrer. J'essayai une autre porte, mais là aussi un serpent s'élança pour me barrer la route. Des serpents apparurent également aux fenêtres et s'opposèrent à toute tentative d'atteindre le tapis de prière."

L'auteur de l'ouvrage paraît enclin à une lecture freudienne (" Son élément central est une forme qui rappelle assez celle d'un pénis en érection."). Pas vraiment appâté par l'amorce, je vois plutôt dans ce récit une variante de l'allégorie de la caverne, avec des différences notables bien sûr : entre autres, l'accès au Précieux semble pouvoir être immédiat, même si rien n'interdit de penser le tapis comme l'intermédiaire lent entre le priant et le prié ; les contraintes hostiles sont externes et non internes (ça fait plus jeu vidéo) ; les animaux y jouent un rôle décisif alors que dans l'allégorie platonicienne,  que pourrait être l'accès au serpent, sinon la perception de l'ombre du faux serpent manipulé par le mauvais connaisseur de l'animal ? L'objet désiré semble être observable, analysable, examinable : il ne paraît pas prenant, absorbant, fascinant.

Certains y verront les anti-serpents du serpent biblique, sauf à penser que leur morsure possible est une forme subtile de tentation.

mardi 23 février 2021

Les essences platoniciennes contre les abstractions nationalistes : pour l'identité de l' Hêtre, contre l'identité française !

On ne doit pas lire Pierre Drieu La Rochelle en enfant de choeur ! 

Aussi ai-je conscience que le sens donné par moi au passage suivant de Gilles (1939), fait excessivement la part belle aux Formes platoniciennes aux dépens de celle, prééminente et superbe, que les personnages qui dialoguent (Gilles et son maître, le père Carentan), ainsi que vraisemblablement l'auteur lui-même, faisaient à la Terre, ou, plus précisément, à quelque chose comme une France déchue mais digne d'être éternelle. 

Reste qu' une fois cette infidélité avouée, je m'autorise à lire ces lignes comme invitant à distinguer les essences véritablement éternelles des constructions sociales et des idéaux historiques !

" Parmi eux, un hêtre magnifique.
- Tiens... éternellement Dieu voudra ce hêtre. Comment veux-tu que Dieu ne veuille pas toujours cette splendeur... Vois-tu, la création, c'est un hasard, une surprise entre les mille millions de possibilités de l'être. Mais ce hasard, Dieu en reviendra toujours à le caresser comme une chance ineffable...
- Mais pour ce qui est des hommes...
- Il y a de l'éternité dans l'homme comme dans les arbres.
- Mais pour ce qui est des Français...
- Il y a de l'éternité dans l'homme, je ne dis pas dans le Français.
- Mais, si, ici, dans ce lieu que nous nommons France, ce hêtre renaît éternellement, pourquoi pas les Français ?
- Des hommes, en tout cas, toujours...
- Et si la planète refroidit...
- C'est une autre paire de manches.
- Mais tu dis qu'il y a de l'éternité dans l'homme, dans l'arbre.
- Il y a en eux quelque chose qui participe de l'éternité. Ce que dit ce hêtre sera toujours redit, sous une forme ou sous une autre, toujours.
- Pourquoi me dis-tu tout cela ?
- Pour te consoler de la mort de la France." (Folio, 1973, p. 490-491)

mercredi 10 février 2021

Quand les astres sont des stars : comment Pierre Drieu La Rochelle revisite la chute de Thalès.

 " Les parents de Myriam Falkenberg étaient riches et avaient cru prendre grand soin de son éducation. Mais ils ne s'aimaient pas et ne l'aimaient pas. Sa mère n'aimait pas plus son père qu'aucune autre personne au monde. D'abord elle avait voulu être riche ; ensuite faire de la peinture ; puis, connaître des duchesses ; plus tard encore, être pauvre (cela consistait à fréquenter de riches ministres socialistes). Elle admirait qu'un homme fût un grand médecin, ou fît un grand voyage ; mais l'être sensible derrière la parade des gestes, elle l'ignorait. Comme l'astronome prêt à tomber dans un puits, elle était éblouie par un firmament de signes sociaux. Elle s'était tôt désintéressée de sa fille  qui ne saurait pas acquérir une situation brillante. Ses deux fils, qu'elle préférait, elle ne les avait pas plus approchés. Toutefois, elle avait jugé convenable de mourir de chagrin quand leur nom avait paru dans la liste des morts, au Figaro." (Gilles, Gallimard, 1939, Folio, p. 53-54)

On mesure l'inversion réalisée par Drieu La Rochelle en se rappelant de la cécité sociale qui caractérise ceux que Thalès symbolise dans le Théétète de Platon. Ainsi sont décrits " ceux qui perdent leur temps dans la quête du savoir " (173 c) :

" Ceux-là, oui, depuis leur jeunesse, d'abord ils ne savent pas le chemin pour se rendre au lieu de l' Assemblée, ni où se trouve le tribunal, le Conseil, ni un autre lieu où la cité s'assemble en commun ; lois et décrets, que ce soit au moment où ces assemblées en parlent, ou une fois promulgués, ne frappent ni leur vue, ni leur ouïe ; les efforts des partis pour s'assurer les magistratures, leurs réunions, les repas, les fêtes qu'ils organisent avec des joueuses de flûte, même en rêve cette activité ne leur vient pas à l'esprit. Et l'un d'entre eux connaît-il le bonheur ou le malheur dans la cité, ou l'entre d'entre eux a-t-il quelque handicap qui lui vient de ses ancêtres, soit par les hommes, soit par les femmes : il en est plus ignorant que du nombre de pintes, comme on dit, contenues dans la mer. Et tout cela, il ne sait même pas qu'il ne le sait pas. Car ce n'est même pas pour le plaisir d'être tenu en haute estime, qu'il s'en désintéresse : c'est qu'en fait son corps seul gît dans la cité, il y réside en étranger ; sa pensée, qui tient tout cela pour peu de chose et même pour rien, en éprouve du dédain, elle qui vole en tous sens, géomètre dans " les profondeurs de la terre ", comme dit Pindare, et sur ses étendues, astronome " au surplomb du ciel ", explorant enfin sous tous ses aspects la nature entière de chacun des êtres en général, sans s'abaisser elle-même vers rien de ce qui l'environne." (Théétète, Oeuvres complètes, Flammarion, 2008, p. 1930-1931)


jeudi 28 janvier 2021

Pierre Jouguelet : Aldous Huxley, le saint et le platonicien.

 Pierre Jouguelet (1913-1975) est peu connu. Né à Auxonne le 5 février 1913, élève de l' École Normale Supérieure de 1933 à 1936, agrégé de philosophie en 1936, prisonnier de guerre en Allemagne de 1940 à 1945, professeur de philosophie au Lycée du Parc de 1945 à 1973 - dans les dernières années il enseignait en Hypokhâgne -, il a écrit quelques articles, deux textes théoriques et un roman Les Jardins suspendus publié par Jean Lacroix en 1976 à L'âge d'homme. C'est sur son Aldous Huxley (1948, Les Éditions du Temps Présent) que je voudrais attirer l'attention. 

À lire l'ouvrage de Pierre Jouguelet, on découvre d'abord un critique puissant mais discret et rigoureux donc attentif à ne pas impressionner ni au niveau des mots ni au niveau des thèses : appuyé sur une ample culture classique, Pierre Jouguelet situe principalement Aldous Huxley par rapport à Dostoïevski, Gide, Claudel, Bernanos pour la littérature mais aussi par rapport à Hegel, Marx et Bergson, et surtout par rapport au catholicisme qui est sa foi.

Le livre porte en fin de compte sur la question de la libération, entendue dans un sens personnel plus que collectif.
Dans son roman, largement autobiographique, à en croire du moins la préface de Jean Lacroix, Pierre Jouguelet a présenté plusieurs personnages confrontés à des épreuves et, à cause des souffrances qu'elles occasionnent, mis sur la voie d' un échappement vers un autre niveau de réalité, sans pour autant que le lecteur ni les personnages eux-mêmes ne puissent savoir si cet autre niveau est quelque chose de plus qu'une illusion subjective. 
Dans l'ouvrage sur Huxley, Pierre Jouguelet s'intéresse aux deux temps de la libération : d'abord la destruction des idoles - et il se plaît alors à mettre en relief ce qu'il appelle le cynisme de Huxley, fait de souci des faits et des sciences, donc enclin à dégonfler et à réduire, défenseur de la raison et de la compréhension, contre les " pervertis laïusseurs " (Contrepoint, II) - ; ensuite l'élévation : c'est le mysticisme de Huxley qui est alors en jeu, en effet on ne peut pas vivre comme on doit en ne s'en tenant qu'aux faits. Ce mysticisme, Pierre Jouguelet l'approuve en tant que direction, tendance, mais on voit vite qu'il lui reproche son élitisme (pas besoin d'être cultivé pour accéder à Dieu), son oecuménisme (tous les Absolus ne se valent pas), son individualisme (sans l'aide de la grâce, le meilleur escaladeur ne monte pas jusqu'à Dieu et sans le soutien de l'Église - pas des hommes, aussi hauts puissent-ils être, mais des sacrements -, on ne sait pas si on a vraiment pris la bonne voie). 

Les lignes qui suivent situent la libération espérée par Huxley par rapport à Platon et au christianisme :

" On se souvient du sage platonicien. Il sort de la caverne, contemple le soleil, et revient délivrer les autres captifs. Ascension puis incarnation, et le catholique qui réserve au Christ ces deux mouvements remarque qu'ils ne conviennent guère à l'homme. La créature ne peut s'élever au ciel, mais seulement attendre au sol la Pentecôte. Elle n'a point à s'incarner, puisqu'elle est déjà et toujours dans le monde, mais à assumer des liens de chair et ses terrestres solidarités dans une sanctification collective qui constitue la vie de l'Église. Le saint ne connaît point l'aller et retour du sage platonicien. Avec une redoutable naïveté, l'Écriture lui demande comment il aimerait Dieu qu'il ne voit pas s'il n'aime pas ses frères qu'il voit, et il comprend qu'est illusion toute illumination qui ne l'incorpore point aux hommes. Il n'est pas question de retourner dans la caverne, car il ne peut en sortir qu'avec les autres, emporté dans une seule et universelle assomption. Avec les hommes vers Dieu, et non point vers les hommes par l'intermédiaire de Dieu. Aux étapes successives de l' Ascension, puis de l'Incarnation, il substitue un seul mouvement où se fondent, comme deux composantes inséparables, la Pentecôte et l'Assomption.
S'il possède le sens de la grâce, Huxley, nous semble-t-il, célébrerait volontiers la Pentecôte, mais non l' Assomption. Du schéma platonicien, il conserve le sentiment d'un itinéraire individuel, d'un va-et-vient où l'on trouve Dieu bien avant de retrouver ses frères. D'où la topographie de ses dialogues romanesques. Mr Propter el Pete, Bruno Rontini, et Sebastian Barnack, toujours la stalle du maître et l'escabeau du disciple, et le novice entrevoit Dieu derrière l'initié, il ne le sent point là entre eux. Le mystique de Huxley ne s'assied point à la table des hommes, il est une de ces langues de feu qui descendent sur leur front. Identifié à Dieu, et le catholique songe aux panthéistes, aux stoïciens ou à Spinoza. Le mur demeure qui le sépare de Huxley.
Qu'on ne parle point du péril de pharisaïsme qu'entraîne cette condescendance du mystique. De Jouvence à L'Éternité retrouvée, les porte-parole de Huxley deviennent de plus en plus simples et véritablement humbles. Il vaudrait mieux parler de leur solitude. Dieu est trop lourd pour les épaules d'un seul homme ; chargés de le porter aux foules, ils chancellent dans le désert. Qu'on se rappelle la méditation de Mr. Propter sur saint Pierre Claver, les soliloques de Bruno Rontini sur le petit nombre des élus, et plus encore les réflexions de Sebastian Barnack sur les vaines vertus des médiocres. Autant de contemplatifs qui restent prisonniers de leur élévation, enfermés dans la zone des glaciers." ((p. 222-224)

À lire les pages de Pierre Jouguelet, on en vient à se dire qu' Aldous Huxley devrait être plus lu, plus connu et moins réduit à son Brave New World et on se demande même s'il ne faudrait pas le hisser aussi haut que George Orwell. Cette impression est-elle seulement causée par la qualité du critique qui l'analyse ou par la valeur intrinsèque de l'oeuvre ? 

lundi 14 décembre 2020

Cioran sur Diogène et Bouddha

 Émile Cioran écrit le 4 novembre 1970 dans son cahier :


" Toutes proportions gardées, Diogène était aussi détaché de la vie que le Bouddha. (Ou plutôt: Diogène était un Bouddha cabotin, un Bouddha numéro. Fondamentalement, il était aussi attaché aux apparences que le sage hindou.) On décèle chez le cynique des velléités de sauveur, il voulait effectivement l'amélioration des hommes. Ses extravagances n'étaient pas gratuites. La foule le sentait bien, et les raffinés aussi. On l'aimait et on le redoutait. Sa supériorité sur le Bouddha est de n'avoir pas eu une doctrine cohérente, élaborée, d'avoir voulu rendre les hommes libres et rien d'autre. Libres, et non libérés. (La libération n'est peut-être qu'une chaîne de plus, la plus subtile en apparence, la plus lourde en fait, car on ne s'en débarrassera jamais)." (Cahiers 1957-1972, Gallimard, 1997, p. 870)

Quand on lit ce que Diogène Laërce rapporte à propos de Diogène de Sinope dans le livre VI des Vies et doctrines des philosophes illustres, en effet on a le sentiment que Diogène était  sacrément provocateur comme semblent l'avoir été aussi Antisthène, Cratès, Hipparchia. Avec raison, Cioran réalise que ces mises en scène n'avaient rien de gratuit :  elles montraient une doctrine. Mais on surestime peut-être la valeur que les cyniques donnaient à ce que Cioran appelle leurs " extravagances ". En effet, pour nous, qui ne disposons plus de leurs textes, elles ont le monopole de l'autorité et  nous apprennent ce qu'ils tenaient pour vrai, un peu comme si, tous les textes sacrés de la chrétienté disparaissant, on en était réduit à ausculter le sens des vitraux, des peintures, etc. En réalité, au moment même où Diogène faisait son numéro, il écrivait des textes : dialogues, tragédies, traités, lettres,  dont nous n'avons plus que les titres. Certes des oeuvres de ces listes que Diogène Laërce nous a fait connaître lui ont été attribuées à tort (cf à ce sujet la notice exhaustive que lui consacre Marie-Christine Hellmann dans le deuxième volume du Dictionnaire des philosophes antiques (CNRS Éditions, 1994). Mais on ne doute pas du fait que Diogène de Sinope, à la différence de Socrate, a voulu écrire et l'a bel et bien fait, ce qui enlève nécessairement un peu de relief à son côté poseur. 

Quant à la comparaison avec le Bouddha, qu'en penser ? Vaste sujet ! Qu'il ait voulu sauver les hommes,  on peut l'accorder ! Il est douteux en revanche qu'il n'ait pas eu de doctrine cohérente. Encore une fois, attention à ce que le côté clown ne cache pas le penseur. Penseur que la tradition fait héritier de Socrate et d'Antisthène, même si la recherche fait douter de cette généalogie simplificatrice, en partie diffusée par Diogène Laërce. En revanche l'opposition entre liberté immédiate et libération infinie semble tenir la route : devenir cynique paraît plus accessible et plus court que d'atteindre le nirvana. Une autre différence qui saute aux yeux : le cynique aboie et mord. Sans être malveillant, il tend à mépriser et à ridiculiser (Montaigne a sans doute raison d'écrire au chapitre 50 du premier livre des Essais que Diogène estimait les hommes autant que " des mouches ou des vessies pleines de vent "). Rien d'étonnant, vu que l'extinction de tous les désirs n'est pas à son programme : il veut juste se débarrasser de tous les attachements artificiels mais il n'a rien contre la vie. D'où ces agressions menées quelquefois contre les gens trop ordinaires pour les inciter à vivre plus simplement, plus raisonnablement. Cela va de soi que ces équipées hostiles sont aux yeux du bouddhiste des passions dont il faut se défaire. 


dimanche 13 décembre 2020

Soigner son image de marque !

Michel Leiris, à la fin de sa vie en 1988 (il a 87 ans), se décrit sans indulgence dans une série de notations intitulées avec humour  " images de marque ", en voici quelques-unes, qui frappent par leur lucidité sans concession :

" Un fou d'une autre sorte dont la fêlure est de croire encore qu'il parviendra un jour à la sagesse."

" Quelqu'un qui fut un enfant quelconque mais se voudrait vieillard prodige."

" Un stoïque dont l'unique courage est de rester fidèle à sa non-croyance."

" Un incrédule qui récuse tout système, n'importe quel d'entre eux lui semblant être un artifice truqueusement mis en oeuvre pour arranger les choses."

" Un moraliste qui se juge sans tache parce qu'il a dîné sans salir sa cravate."

" Un désespéré qui ne cesse d'espérer qu'il finira par prendre son mal en patience."

" Un avisé qui sait que se croire modeste (croire qu'on se sous-estime) est un comble de vanité."

" Un anxieux dont les soucis, graves ou futiles mais toujours lancinants, se succèdent sur le mode un clou chasse l'autre." (Journal 1922-1989, Gallimard, Paris, 1992, p. 801 à 805)

Il se peut qui sait ? que ces descriptions ne soient pas en fait toujours clairvoyantes et expriment une sorte de malveillance à l'égard de soi-même : ainsi la fréquentation assidue de La Rochefoucauld et de La Bruyère peut conduire leur lecteur admiratif à se méjuger. 
Reste que l'attitude cherchant à caractériser avec honnêteté sa propre identité a du prix, d'autant plus qu'aujourd'hui la flatterie destinée à endormir autrui en caressant son amour-propre et à le mettre ainsi de son côté, est souvent pratiquée, en privé et en public, par les familles et l' État, donnant, verbalement au moins, raison à tous, transformant souvent de simples victimes en héros malgré eux, donnant des titres intéressants à des fonctions sans intérêt, approuvant l'enfant, l'élève, l'étudiant au-delà de l'indispensable confiance requise par toute tâche éducative, transformant des orientations discutables en " choix-personnels-à-respecter ", etc.

Certes il est délicat de trouver le juste milieu entre la dévaluation et la surévaluation de soi, plus difficile encore que de fixer pour un objet un juste prix, tant est difficile à déterminer ici la réalité de la chose à estimer. Mais on ne sera pas aidé par autrui quand, au nom de la tolérance, de la liberté, de la responsabilité personnelle  etc., c'est-à-dire au nom de valeurs réelles mais ici appelées à tort, il renoncera à porter un jugement critique et bienveillant sur ce qu'on lui dit de nous, à charge de revanche. Or, cela fait sans doute partie de l'éthique de l'amitié de pouvoir comprendre sans approuver, juger sans rejeter, dénoncer sans exclure. Mais cela est difficile à accepter tant règne l'opinion que critiquer l'opinion d'autrui est toujours lui manquer de respect...



vendredi 27 novembre 2020

Stoïcisme de salon

 En 1939, le premier avril, Michel Leiris écrit :

" Toreo de salon : ne pouvoir faire figure que lorsque c'est de tout repos et qu'il n'y a pas de taureau ; puis, le taureau là, perdre tout style et toute intelligence, ne même plus se rappeler qu'il y a un toreo. Rêver d'un calme, propice aux poses esthètes ; s'y ennuyer, quand on y est, parce qu'alors tout est gratuit. Ne le quitter que pour la peur, et perdre alors toute tenue, et rêver de ce calme où l'on poura reprendre les poses qu'on méprisait. Tel est mon lot. Tout cela basé sur une notion fausse du prestige, notion purement narcissique, donc accrochée à ce que précisément j'ai peur de perdre, sans rien d'extérieur à moi - tout compte fait - qui puisse me faire accepter l'idée de cette perte." (Journal 1922-1989, 1992, Gallimard, p. 322)

jeudi 26 novembre 2020

La colère nihiliste ou l'humiliation du destin

 Le 26 Mars 1925, Michel Leiris, roseau pensant fulminant, écrit dans son journal :

" Je ne puis voir ma vie autrement que dans sa totalité, et le seul point que je sois jamais capable  de me fixer dans l'avenir est, ou bien le lendemain même du jour présent, ou bien ma mort. Pas de point intermédiaire, donc pas de projets auxquels je tienne vraiment, en un mot pas de grands désirs. 
  Je suis sur terre, serré entre naissance et mort, comme entre les planches d'un cercueil où je tremble de peur.
  Et j'emmerde tout ce que j'ai écrit jusqu'à présent sur ce cahier, les phrases prétentieuses que m'a dictées je ne sais quelle incommensurable connerie.
  Merde pour la vie con du seigneur j'encule la mort l'univers me fait chier salopes et putasseries d'étoiles je vous enquiquine et vous pisse dans le vagin grande pouffiasse de pesanteur je te dégueule et je te chie dans la bouche." (Gallimard, 1992, p. 96)

On comparera avec Pascal :

" Entre nous et l'enfer ou le ciel, il n'y a que la vie entre deux qui est la chose du monde la plus fragile. " (Fragment 142, éd. Le Guern, Folio, 1977, p. 139)

Le même Pascal voyait de la grandeur à connaître sa misère :

" La grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se connaît misérable : un arbre ne se connaît pas misérable.
C'est donc être misérable que de [se] connaître misérable, mais c'est être grand que de connaître qu'on est misérable." (fragment 105)

Dans un de ses derniers textes, les 10-11 Juillet 1988, Leiris écrit :

" Un désespéré qui ne cesse d'espérer qu'il finira  par prendre son mal en patience." (ibid., p. 804)

Même l'écriture ne suffit pas à compenser le malheur de son existence, comme il le remarque le 14 septembre 1983 :

" Dérision de l'écriture qui quand les choses vont à peu près, semble une panacée contre les mots* mais cesse de pouvoir être pratiquée quand elle vont par trop mal."
* maux (correction d'un lapsus peut-être trop significatif ! (24-09-83)" (ibid. p. 771)

On comparera aussi avec le célèbre texte de Kant tiré de la conclusion de la Critique de la raison pratique :

" Deux choses remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. " (Oeuvres philosophiques, II,  La Pléiade, p. 801-802)

On notera que Kant relève, comme Pascal, ce qu'a d'humiliant le ciel étoilé :

" La première vision d'une multitude innombrable de mondes anéantit pour ainsi dire mon importance, en tant que je suis une créature animale, qui doit restituer la matière dont elle fur formée à la planète (à un simple point dans l'univers), aprés avoir été douée de force vitale (on ne sait comment) pendant un cours laps de temps." (ibid.)

Mais ce qui fait défaut manifestement à Leiris, puisqu'il associe ses pensées à des " conneries ",  c'est la  possibilité que Pascal et Kant ont eue de réviser à la hausse la valeur de l'homme en se centrant sur quelque chose en lui de manifestement supra-animal (pour Pascal, être une créature à l'image de Dieu, pour Kant, être doté d'exigences morales). Aux yeux d'un kantien, Leiris vomissant ses injures obscènes à la face de l'univers est sans doute encore pire dans la bassesse et l'aveuglement que celui qui croit dans l'astrologie :

" La contemplation du monde a commencé par le spectacle le plus merveilleux que les sens de l'homme puissent offrir, et que l'entendement , s'il veut en saisir la vaste étendue, puisse supporter et elle  a abouti - à l'astrologie." (p. 803)

Le pendant théorique de l'astrologie, c'est-à-dire le produit de l'inculture de la raison morale, c'est, pour Kant, le fanatisme et la superstition. Peut-on alors désigner du nom de superstition nihiliste l'attitude de Leiris face à l'apparente absence de sens de l'univers ?
Un usage plus réfléchi de la raison  a rendu possible, selon Kant, l'astronomie : y a-t-il au-delà des éructations de Leiris une vraie moralité qui naîtrait d'un développement constant et ordonné de la raison éthique ?

lundi 16 novembre 2020

Julien Benda, bien avant Lucien Febvre, appelle à écrire une Histoire de l'amour.

" Un jour, il leur demandait de quand datait l'amour, — j'entends l'amour moderne, l'amour- luxe, l'amour savant, l'amour que l'on conduit au lieu qu'il vous conduise, et qui est au besoin sexuel ce qu'est la gourmandise à l'alimentation. Visiblement, ils ne se l'étaient jamais demandé, ils croyaient qu'il y a toujours eu des « amants », comme d'autres croient qu'il y a toujours eu des ouvriers, des banquiers. Ce serait pourtant intéressant de voir la genèse de cet amour, les conditions historiques de sa naissance, ses progrès. Gaston Pâris le fait dater du roman de Tristan. Comme s'il ne connaissait pas déjà l'amour-luxe, cet ancien qui soupire : " Je t'aimerai, ma chérie, bien portante ou malade "(Properce, II, XXI). Quel beau livre à faire : Histoire de l'amour." (Dialogue d'Éleuthère, Paris, Émile-Paul Frères, 1920, p. 149-150)

Très surpris de lire dans cet ouvrage de Julien Benda publié pour la première fois en 1911 un appel à écrire une histoire de l' amour, 30 ans avant l'article pionnier de Lucien Febvre intitulé La sensibilité et l'histoire : comment reconstituer la vie affective d'autrefois ? dans lequel on lit, sur la fin, les lignes suivantes :

" Nous n'avons pas d'histoire de l'Amour, qu'on y pense. Nous n'avons pas d'histoire de la Mort. Nous n'avons pas d'histoire de la Pitié, ni non plus de la Cruauté. Nous n'avons pas d'histoire de la Joie. Grâce aux Semaines de Synthèse d'Henri Berr, nous avons eu une rapide esquisse d'une histoire de la Peur. Elle suffirait à montrer de quel puissant intérêt de telles histoires pourraient être... Quand je dis : nous n'avons pas d'histoire de l'Amour, ni de la Joie — entendez bien que je ne réclame pas une étude sur l'Amour, ou la Joie, à travers tous les temps, tous les âges, et toutes les civilisations. J'indique une direction de recherche. Et je ne l'indique pas à des isolés. À des physiologistes purs. À des moralistes purs. À des psychologues purs, au sens mondain et traditionnel du mot. Non. Je demande l'ouverture d'une vaste enquête collective sur les sentiments fondamentaux des hommes et leurs modalités." (Annales d' Histoire Sociale, volume 3, 1-2, juin 1941, p. 18)

Éleuthère manifeste-t-il sa liberté d'esprit par rapport à l'histoire, telle que la concevaient ordinairement ses contemporains, ou bien reprend-il à son compte une idée exprimée déjà avant lui ? Julien Benda a-t-il une dette par rapport à Nietzsche et précisément à la deuxième partie de Humain, trop humain, intitulée Pour servir à l'histoire des sentiments moraux ?

dimanche 15 novembre 2020

L'erreur, condition de la beauté ?

 Le 18 avril 1925, Michel Leiris écrit :

" Il n'y a de beauté que dans l'erreur, l'erreur à qui l'on sait donner autant de beauté qu'à la vérité. Tous nos écrits ne doivent donc être que des tissus de mensonge, pour les autres comme pour nous-mêmes, mais présentés assez habilement pour que nous puissions être les premiers à nous prendre à leur piège.
Les religions, la magie, les sciences occultes, le merveilleux, la poésie, la pataphysique, toutes les formes de protestation contre la vie terrestre et de refus de s'adapter à elle, autant de magnifiques erreurs.
Je crois à mon éternité, parce que cette croyance est la plus haute erreur que je connaisse." (Journal 1922-1989, Gallimard, 1992, p. 99)

À la fin de sa vie, le 16 décembre 1982, il écrit :

" Pour pessimiste que je passe auprès de Z[ette] et auprès de bien des membres de mon entourage, je suis obligé de constater que, d'une manière ou d'une autre, j'ai toujours cru au Père Noël." (ibid., p. 763)
 
Le 8 juin 1973, il avait fait l'inventaire des avatars du Père Noël :

" Mes optimismes délirants :
vers l'âge de 20 ans, avoir cru que la poésie pouvait transfigurer la vie ;
en 1931, avoir cru qu'un long voyage me permettrait de faire peau neuve ;
vers 1934, avoir cru que l'Espagne - pas encore franquiste - pourrait être un pays où vivre (je parlais d'y acheter une maison) ;
en 1944, avoir cru que la Libération allait changer la France*
et plus tard, avoir considéré la Chine, puis Cuba, comme des pays en marche vers la perfection...
D'une manière générale : avoir sous-estimé - en dépit de mes craintes - l'horreur que serait le vieillissement (Leiris a 72 ans quand il écrit ces lignes) ; quant à l'évolution du monde, m'être fié à l'idée de " progrès " (ce progrès devrait-il passer par la dure phase de la Révolution).
Et j'en oublie ! Ainsi :
avoir cru que l'ethnologie serait utile aux peuples ethnographiques ;
avoir compté sur la psychanalyse pour être plus heureux ;
m'être imaginé qu'on peut se reposer sur l'idée qu'on a une oeuvre derrière soi (comme si 1) cette oeuvre n'avait pas toute chance d'apparaître, voire de s'avérer - rétrospectivement - dérisoire et comme si 2) la seule chose qui puisse importer n'était pas l'activité présente**)
* Et que la fin de l'hitlérisme serait la fin du racisme.
** De même que ce n'est pas de ses conquêtes passées (celles d'hier, et non d'aujourd'hui ou de demain) que s'occupera Don Juan. D'ailleurs, n'est-ce pas s'avouer déjà défunt que " se reposer sur ses lauriers " ? (ibid., p. 663)



samedi 14 novembre 2020

Amour craintif et amour audacieux.

 À la date du 10 décembre 1924, Michel Leiris écrit dans son journal :

" L'amour craintif : serrer une partie du monde extérieur pour avoir l'illusion d'en conjurer les lois. Désir d'un amour partagé : être tout l'univers pour une fraction de l'univers, afin de pouvoir croire que notre fin sera la fin du monde.
On fait l'amour comme certains disent leur chapelet pendant l'orage." (Gallimard, 1992, p. 83)

Ce jour-là, Michel Leiris n'a écrit que ces quelques lignes, venant après cette courte phrase :

" " Le mauvais génie d'un roi " (les rois peureux, cloîtrés, s'ennuient enveloppés de longs manteaux, le sceptre pointé en l'air (sic) pour déjouer la foudre, derrière une grille de lance)."

À première vue, la pensée d'un pouvoir militaire sur la défensive a conduit le diariste à celle d'un amour peureux, cloîtré, réactif.
Me demandant ce qui serait l'opposé de cet amour-remède, je trouve l'amour-exposition des cyniques Hipparchia et Cratès :

" Après avoir pris le même vêtement que lui, elle circula en compagnie de son mari, eut commerce avec lui en public et se rendit aux dîners." ( Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 97, Le Livre de Poche, 1999, p. 760)

C'est l'amour audacieux : s'unir à une partie du monde extérieur en vue d'en modifier les lois. Être vu de tout l'univers, uni à une fraction de l'univers, afin que notre fin soit la fin de tous.
On fait l'amour comme certains disent leur speech à Hyde Park.

vendredi 13 novembre 2020

Que peut bien être une oeuvre d'art lyrique ?

 Le 23 Août 1924, Michel Leiris écrit dans son journal :

" Une oeuvre d'art est avant tout un parcours à effectuer : partir des moyens propres à l'art choisi comme mode d'expression, pour aboutir au lyrisme. J'aime Picasso et Masson, parce qu'ils partent de moyens proprement picturaux et parviennent au lyrisme. Je n'aime ni Braque, ni même Chirico, le premier parce qu'il part de la peinture et n'aboutit qu'à la peinture, - le second parce qu'il est prend déjà le lyrisme comme point de départ." (Gallimard, 1992, p. 61-62)

Les noms propres ici ne comptent pas à mes yeux et je ne crois pas pouvoir donner un sens très exact à ce que Leiris appelle le lyrisme. En tout cas, quelles qu'en soient les nuances, le lyrisme désigne en général une manière personnelle de s'élever à la hauteur de  quelque chose d'autre que soi-même. 
À partir de là, s'esquissent trois types d'oeuvre d'art : l'oeuvre d'art qui ne vise à rien faire  connaître d'autre qu'elle-même (la comprendre revient à explorer ses propriétés intrinsèques, formelles), l'oeuvre d'art qui vise directement l'affirmation d'une position d'élévation (elle semble alors être proche de l'oeuvre à thèse, à la différence  que l'oeuvre à thèse ne prétend pas être l'exposition d'une attitude strictement personnelle) et enfin l'oeuvre d'art qui indirectement par l' exploration des propriétés de la matière qu'elle travaille (il ne sera donc pas indifférent que ce soit le pastel ou la pierre ou autre chose), dépasse le formalisme, le matiérisme en incarnant dans cette même matière sinon une connaissance, du moins une manière personnelle de voir la chose jusqu'à laquelle elle s'élève, qu'il s'agisse d'une femme, d'un paysage, d'un événement etc. 
Prise dans le dernier sens, l'oeuvre d'art  aura des conditions différentes d'existence selon qu'on ait ou non une position réaliste concernant la hauteur des choses. Si l'on pense que seules les réalités vraiment élevées justifient l'oeuvre lyrique, alors on distinguera parmi les artistes les plus talentueux formellement ceux qui ont élevé à tort les choses sans valeur de ceux qui ont su rendre hommage dans leur art à la hauteur des choses.




mercredi 11 novembre 2020

Le doute cartésien comme métaphore d'un bombardement, certes libérateur.

 Dans De la littérature considérée comme une tauromachie, préface que Michel Leiris en 1946 écrit pour une réédition de L'âge d'homme, on trouve une référence inattendue au doute cartésien dans le cadre d'une description du Havre détruit par les bombardements de 1944 :

" Le Havre est actuellement en grande partie détruit et j'aperçois cela de mon balcon, qui domine le port d'assez loin et d'assez haut pour qu'on puisse estimer à sa juste valeur l'effarante table rase que les bombes ont faite du centre de la ville comme s'il s'était agit de renouveler, dans le monde le plus réel, sur un terrain peuplé d'êtres vivants, la fameuse opération cartésienne." (Gallimard, 1946, p. 11)

Leiris aurait-il risqué la comparaison si les bombardements, au lieu d'être alliés, avaient été allemands ? En tout cas, la comparaison incline à remettre en mémoire ce que, selon le même Descartes, peut gagner une ville à être, on ne dira pas reconstruite, mais du moins construite selon les plans d'un seul architecte :

" Ainsi ces anciennes cités, qui, n'ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues, par succession de temps, de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu'un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu'encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d'art qu'en ceux des autres ; toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c'est plutôt la fortune, que la volonté de quelques hommes usant de raison, qui les a ainsi disposés." (Discours de la méthode, deuxième partie).

Certes c'est Descartes qui lui-même a choisi de comparer ses opinions à une maison qu'il faut détruire pour la rebâtir à neuf sur des fondations inébranlables. Mais ce n'est pas la destruction d'une ville entière : en effet douter de ses opinions est une entreprise individuelle sans retentissement sur le collectif et sans même d'impact sur les actions de celui qui doute. D'où le malaise face à cette métaphore qui a sa part de justesse certes mais est aussi en partie inconvenante, ce qui en fait, il est vrai, le sel. L'autre limite de la métaphore est qu'elle évoque une destruction quasi instantanée. Or, on le sait, le doute cartésien ne foudroie en rien les opinions établies dans l'esprit : il est un lent travail de sape, difficile pour le sapeur et progressif dans ses effets : rien ne s'effondre d'un coup. Enfin on dira qu'un bombardement peut tout liquider, alors que le doute cartésien, loin de pouvoir tout raser, fait apparaître l'éternel indestructible, la pensée du cogito.

mardi 10 novembre 2020

Michel Leiris : un ton nietzschéen.

 À la date du 5 août 1924, Michel Leiris écrit dans son journal :

" " Quand le diable devient vieux, il se fait ermite."
La plupart de nos désirs refoulés ne le sont qu'à cause de leur faiblesse ou de leur décrépitude et non grâce à la puissance de notre volonté. Nous sommes fiers de triompher de nos passions, car nous ne voyons pas qu'elles se sont usées d'elles-mêmes. En cela nous ressemblons en tous points à l'ivrogne qui reste sobre durant un certain temps à la suite d'une grande soûlerie, s'imaginant obéir à un sentiment de dignité, alors qu'il n'est mû que par les nausées et la crainte des maux d'estomac. C'est d'ailleurs ce mécanisme de sublimation qui nous permet seul de ne pas périr de dégoût quand nous regardons en nous-même.
La sublimation réalise une véritable transmutation des valeurs ; elle est la pierre philosophale de notre esprit, teignant pour nos yeux le plomb en or. Et peut-être l'existence de cet instinct est-elle l'unique preuve de l'existence d'un sens moral, puisque nous essayons tant bien que mal - en les rognant, les rembourrant, les maquillant - de faire cadrer nos actes avec un certain idéal. La différence fondamentale entre l'homme et l'animal résiderait plutôt dans cet instinct de sublimation que dans la faculté de concevoir et d'imaginer. La sublimation serait donc le signe même de l'âme, - mais aussi son noeud gordien, impossible à dénouer, puisqu'elle prouve tout aussi bien notre bassesse (nos désirs les plus nobles n'étant que des désirs bas sublimés) que notre dignité (le besoin d'idéal nous poussant à travestir l'abjection de nos instincts). Voilà cette " grandeur et misère de l'homme " dont parle Pascal, [noeud gordien que Dieu seul est capable de trancher]." (Gallimard, 1992, p. 55-56)


mercredi 7 octobre 2020

En rester au glaçon : " Efface l'imagination. Arrête cette agitation. Dans le temps, fixe le présent." (Marc-Aurèle, Pensées, VII, 29)

 " Un homme à qui l'on a bandé les yeux en lui expliquant qu'on allait lui trancher la gorge peut éventuellement, au moment où on lui place un glaçon sur le cou, juger faussement qu'il a mal, alors qu'en réalité il ne ressent qu'une sensation de froid. Toutefois, il nous semble intuitivement que ce qui lui apparaissait introspectivement, et qu'il aurait pu remarquer, s'il avait prêté suffisamment attention, et s'il n'avait pas été perturbé par sa crainte, est bien une sensation de froid, non de douleur." (François Kammerer, Conscience et matière. Une solution matérialiste au problème de l'expérience consciente., Éditions matériologiques, Paris, 2019, p. 99)

D'un point de vue stoïcien, non seulement on est capable de ne pas mal juger ce qu'on ressent, mais on a l'obligation de ne pas le faire et  au contraire celle de bien juger ce qu'on ressent. Ne pas rendre le monde affolant et faux en le doublant d'opinions précipitées, s'en tenir à ce qui se passe présentement sans anticiper douteusement et souvent faussement la suite. Certes si on ressent une douleur, celui qui me reproche de croire la ressentir formule une accusation injustifiée. Mais si on juge qu'on ressent une douleur, il en va tout autrement : le jugement peut en effet être faux s'il est causé par la crainte de bientôt ressentir la douleur en question.

Certes le stoïcisme ne préparait pas à affronter des simulacres d'égorgement, mais des égorgements réels, des tortures non psychologiques. Que fait théoriquement le stoicien s'il va être égorgé pour de bon ? Il ne peut plus compter sur le contrôle de son imagination mais seulement sur la révision à la baisse de ce que son imagination lui présente : ce qui va être égorgé, c'est son corps et pas lui-même en tant qu'esprit. Le bourreau ne peut pas nuire à son esprit, car ce dernier lui échappe. Le futur égorgé garde jusqu'au bout l'usage de son esprit : à lui d'en faire bon usage, c'est-à-dire de juger que le mal n'est pas à l'extérieur et qu'il ne dépend que de lui de l'éviter en connaissant la vérité sur la réalité. La vérité contient deux thèses, une descriptive : cet égorgement fait partie de la Pièce, une normative : il faut jouer la Pièce correctement jusqu'au final.

dimanche 4 octobre 2020

L'Idée platonicienne meurt à Delphes.

 Michel Leiris, en 1928, dans son journal, rapporte ainsi un de ses rêves :

" Je voyage à Delphes dans un pays montagneux, assez dangereux. J'arrive à Delphes et aperçois derrière le temple, toute une série de déserts qui s'étendent à perte de vue. Au bout de chaque désert, il y a une chaîne de montagnes. Derrière cette chaîne de montagnes, il y a un autre désert, limité lui-même par une chaîne de montagnes masquant un troisième désert et ainsi de suite. C'est l'ensemble de tous ces déserts limités qui constitue le vrai Désert, le DÉSERT en soi." (Gallimard, 1992, p. 131)

mardi 1 septembre 2020

Une nouvelle adaptation de l'allégorie de la caverne chez Cicéron : où le temps de l'otium est celui de l'erreur.

 Dans les Premiers Académiques, II, Cicéron reproche à Antiochus (d' Ascalon) d'avoir trahi la cause sceptique modérée, celle de la Nouvelle Académie, en opérant une sorte de retour vers un dogmatisme d'inspiration stoïcienne.

 Mais pourquoi a-t-il trahi ? Certains, écrit Cicéron, ont soutenu que c'était dans le seul but de se singulariser afin d'avoir une école à lui " dans l'espoir que les disciples qui le suivaient s'appelleraient Antiochiens ". Mais Cicéron l'explique par un autre motif, pas plus noble pour autant : par conformisme, il n'aurait pas pu supporter la pression exercée sur lui par les opinions philosophiques dominantes :

" Pour moi, je pense qu'il n'a pu résister à l'assaut de tous les philosophes réunis. Et en effet, sur tous les autres points, il y a bien des idées communes à tous les philosophes ; l'opinion des Académiciens (entendez la Nouvelle Académie) est la seule que les autres philosophes n'approuvent pas. Aussi a-t-il cédé." (Les Stoïciens, Gallimard, La Pléiade, 1962, p. 219-220)

Suit une comparaison qui est la raison d'être de ce billet. J'y vois un avatar de l'allégorie platonicienne de la caverne :

" Comme les gens qui ne supportent pas le soleil près des boutiques neuves, il s'est mis, tout suant, à l'ombre des Anciens Académiciens, comme ceux-là à l'ombre des terrasses."

Le soleil qui brille sur les Nouveaux Académiciens ne devrait pas être si brûlant, vu qu'il n'est plus l'astre du Vrai mais seulement celui du Probable. Mais c'est peut-être précisément la douleur que donne l'incertitude du Probable qui conduit à chercher l'ombre dans la terrasse platonico-stoïcienne de l'Ancienne Académie. Cette nouvelle mouture de l'allégorie platonicienne  a perdu de la sombreur de son modèle : plus de caverne, plus de prisonniers, juste des coins tranquilles à l'ombre. D'un autre côté, le soleil y a pris un air plus authentique, il chauffe à blanc  : loin de pouvoir le fixer sereinement, on y sue et on le fuit. On notera que l'otium est du côté de l'erreur et le business, le negotium en plein essor, du côté de la vérité.

La comparaison ne manque pas d'audace car elle semblait mieux convenir pour caractériser un fugitif du platonico-stoïcisme, venant trouver ombrage dans la pensée du Probable...

vendredi 21 août 2020

Remarque d'esprit wittgensteinien : des limites logiques de la gratitude.

 Dans Littérature et morale, André Gide écrit :

" Je ne peux pas plus être reconnaissant à Dieu de m'avoir créé, que je ne pourrais lui en vouloir de ne pas être - si je n'étais pas." (Journal 1887-1925, Gallimard, La Pléiade, p. 252)

Ne pas pouvoir ici  désigne  une incapacité non psychologique mais logique : être reconnaissant, c'est reconnaître la valeur d'un bien qu'on nous a donné et sans lequel on nous aurait sinon nui, du moins laissé en notre état (la reconnaissance est aussi la reconnaissance de la valeur du fait de donner un tel bien). La gratitude est donc liée à la pensée de ce qu'on serait, si le bien ne nous avait pas été donné. Dans ces conditions, le bien ne peut pas être notre existence elle-même, pour la raison qu'on ne peut pas concevoir ce qu'aurait été pour nous le fait de ne pas nous accorder un tel bien. 

Transposons aux parents et inversons le sentiment : je ne peux pas plus accuser mes parents de m'avoir créé que les remercier de ne pas m'avoir fait.

Wittgenstein avait expliqué que des problèmes insolubles naissent quand on utilise les mots en dehors de leur champ possible d'application (il pensait que tous les problèmes philosophiques sont de ce type, ce qui est discutable). La question de savoir si on nous a nui en nous donnant la vie pose un problème insoluble de ce type puisque nuire à quelqu'un suppose lui enlever un bien dont il aurait joui, si on ne lui avait pas nui. Certes on peut nuire à quelqu'un en lui enlevant la vie (même s'il n'est plus là pour se lamenter de la perte), mais on ne peut pas nuire à quelqu'un en ne lui donnant pas la vie, condition nécessaire des possibles nuisances et bienfaits. Donc notre vie comme le don de notre vie ne peuvent pas  être pensés comme des bienfaits justifiant nos remerciements.

dimanche 16 août 2020

André Gide, protestant proto-existentialiste : une glorieuse liberté.

 À 22 ans, le 3 janvier 1892, André Gide écrit dans son journal un texte qui a un air de famille avec ce que dira Jean-Paul Sartre, 53 ans plus tard en 1945, lors de sa célèbre conférence publiée sous le titre L'existentialisme est un humanisme :

" Je m'inquiète de ne savoir qui je serai ; je ne sais même pas celui que je veux être ; mais je sais bien qu'il faut choisir. Je voudrais cheminer sur des routes sûres, qui mènent seulement où j'aurais résolu d'aller ; mais je ne sais pas ; je ne sais pas ce qu'il faut que je veuille. Je sens mille possibles en moi ; mais je ne puis me résigner à n'en vouloir être qu'un seul. et je m'effraie, chaque instant, à chaque parole que j'écris, à chaque geste que je fais, de penser que c'est un trait de plus, ineffaçable, de ma figure qui se fixe ; une figure hésitante, impersonnelle ; une lâche figure, puisque je n'ai pas su choisir et la délimiter fièrement. Seigneur, donnez-moi de ne vouloir qu'une seule chose et de la vouloir sans cesse.

La vie d'un homme est son image. À l'heure de mourir, nous nous refléterons dans le passé, et, penchés sur le miroir de nos actes, nos âmes reconnaîtront ce que nous sommes. Toute vie s'emploie à tracer de nous-mêmes un ineffaçable portrait. Le terrible, c'est qu'on ne le sait pas ; on ne songe pas à se faire beau. On y songe en parlant de soi ; on se flatte ; mais notre terrible portrait, plus tard, ne nous flattera pas. On raconte sa vie et l'on ment ; mais notre vie ne mentira pas ; elle racontera notre âme, qui se présentera devant Dieu dans sa posture habituelle. 

On peut dire alors ceci, que j'entrevois, comme une sincérité renversée (de l'artiste) : il doit, non pas raconter sa vie telle qu'il l'a vécue, mais la vivre telle qu'il la racontera. Autrement dit : que le portrait de lui, qui sera sa vie, s'identifie au portrait idéal qu'il souhaite ; et, plus simplement : qu'il soit tel qu'il se veut." (Journal 1887-1925, Gallimard, La Pléiade, 1996, p. 149)

Il y a eu un existentialisme chrétien, représenté, entre autres, par le catholique Gabriel Marcel. Aussi bien, dans le cadre d'un existentialisme non-athée, on pourrait voir ces lignes gidiennes comme l'ébauche d'un existentialisme protestant avant la lettre. Les thèmes sartriens du projet, de l'angoisse, de la responsabilité sont en effet traités dans le premier paragraphe. Certes le jeune Gide mêle à la reconnaissance de sa liberté ce que Sartre a désigné du nom de mauvaise foi, puisqu'appelant Dieu au secours il n'a pas conscience de que le même Sartre appellera le  délaissement.

Quant au deuxième paragraphe, il annonce l'idée sartrienne que notre identité est déterminée par nos actions. Bien sûr, Gide évoque ici fort religieusement le jugement objectif de Dieu, tandis que Sartre donne seulement aux autres, précisément à ceux qui nous survivront et qui nous connaîtront, la responsabilité de faire notre portrait, et ce portrait, à la différence de celui fait par ce Dieu hypothétique, reflètera d'abord leur propre projet, leurs propres choix (" être mort, c'est être en proie aux vivants.")

C'est sans doute le côté un peu dandy du dernier paragraphe qui différencie le plus ces lignes du texte auquel je les compare. De ce choix de vie gidien, dont on ne sait pas trop encore en 1892 jusqu'où il s'émancipe de l'idéal chrétien de pureté de l'âme, Sartre aurait dit que c'est un projet parmi d'autres et il l'aurait sans doute jugé trop égocentrique, trop personnel. En effet rien dans ces lignes de Gide ne laisse transparaître ce que Sartre appellera la responsabilité de soi par rapport à toute l'humanité, responsabilité qui justifiera une écriture au service de la liberté de tous et non, comme ici, au service de la diffusion de l'image de sa propre excellence.

samedi 15 août 2020

Taureau en état de péché mortel.

 En 1893, André Gide fait un voyage en Espagne avec sa mère. Mais, dans son journal de l'époque, on ne trouve aucune description du pays visité, seulement ces lignes étranges, hostiles à la tauromachie :

" Courses de taureaux. Qu'on tue quelqu'un parce qu'il est en colère, c'est bien ; mais qu'on mette en colère quelqu'un pour le tuer, cela est absolument criminel.On tue le taureau en état de péché mortel. On l'y a mis. Il ne demandait, lui, qu'à paître. Etc." (Journal 1887-1925, Gallimard, La Pléiade, p.160)

Voyons ces lignes en tant qu'argumentation, sans attribuer celle-ci à l'auteur du journal (une note précise qu'elles sont nées d'une discussion avec Charles Gide, l'oncle hostile à la corrida). Ce qui en fait l'étrangeté, c'est ce qu'elles contiennent d'une part, de contemporain et de caricatural et d'autre part, d'archaïque. Le contemporain : l'humanisation de l'animal au point de le traiter en personne. L'animal est-il un sujet ? demande-t-on quelquefois aujourd'hui. Le caricatural : la transformation du taureau en sujet chrétien  (transformation approximative car il ne semble pas que  Gide aille jusqu'à lui donner le libre-arbitre !) relève sans doute de l'ironie. L'archaïque : quand on lit la première phrase, on pense à ce passage de la correspondance de Spinoza où le philosophe justifie la mise à mort d'un homme enragé :

" Celui qui devient enragé par la morsure d'un chien est excusable, mais l'on a pourtant le droit de l'étrangler." (Oeuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, p. 1295)   

Curieux texte donc : au moment même où le taureau est élevé au rang de personne morale, le forcené y est assimilé à un animal nuisible.


                                                                                                                                                                      

mardi 11 août 2020

Des sérénités face aux incidents : de deux sortes d'objectivité.

 Dans ses " Notes d'un voyage en Bretagne " (1891), André Gide, qui a 22 ans, écrit :

" Parler des incidents m'est insupportable ; ils ne prennent pour moi de l'existence que lorsque leur impression sur moi influe de quelque façon sur mon âme ; sinon ils me semblent d'une fastidieuse contingence. Des impressions plutôt ! " (Journal 1887-1925, Gallimard, La Pléiade, 1996, p. 90)
Gide se réfère ici à une réaction spontanée et idiosyncrasique. Le chercheur de sagesse pourrait la lui envier, même si, dans son cas, tous les incidents, il le dit, ne sont pas reçus avec la même équanimité. Il semble d'ailleurs que l'impact superficiel ou profond d'un incident sur son esprit ne dépende pas de lui. On verra plus loin pourquoi.
En revanche, si on est un apprenti stoïcien, on réalise que c'est tout un travail pour que l'impression reste à la surface de l'âme. Rappelons que la doctrine du Portique n'a jamais soutenu qu'on pût ne pas ressentir l'impact des incidents sur soi, le problème étant de savoir s'y prendre pour qu'ils ne génèrent pas en l'âme des passions. Dit en termes pompeux, comment faire pour que, de la ride sur l'eau de mon âme, ne naisse pas une tempête ?
Un des arguments destinés à éviter cette bouleversante genèse est que ces incidents sont, non d'une fastidieuse contingence, mais d'une merveilleuse nécessité : ils ne pouvaient pas ne pas arriver et leur apparition est indispensable au développement de la Nature (ou de Dieu ou de la Raison).
Si on les supportait en se disant qu'ils sont aléatoires et sans intérêt, on serait peut-être simplement résigné à vivre dans un monde absurde. Rien à voir avec le stoïcisme.

En janvier 1890, André Gide éclairait sur son type de tranquillité d'âme. L'occasion en est l'enterrement d'une tante. Le texte commence par une remarque générale sur l'émotion et le langage :

" Je ne dirais point ces choses, car l'émotion perdrait sa fleur de spontanéité sincère, à être analysée pour l'écrire." (ibidem, p. 113)

C'est prudent en effet de ne pas confondre l'effet que ça faisait d'avoir une émotion avec l'ensemble des jugements portés par soi sur elle, plus tard. En fait, dans la situation qui nous intéresse, il s'agirait de l'effet que ça faisait de ne presque pas avoir d'émotion :

" L'impression au reste n'a pas été très forte. Cela est encore resté très objectif. Mon esprit me dictait trop les impressions à avoir : elles ne me saisissaient pas."

On pourrait concevoir une maîtrise de soi qui fasse barrière au saisissement. Mais ici le narrateur paraît obéir aux ordres de son esprit, condamné en somme par ce dernier à rester le spectateur d'une scène généralement émouvante pour les autres, contraint à voir la scène d'une certaine manière neutre et objective. Mais pourquoi ? Gide va donner une explication mais d'abord il enregistre une exception :

" Pourtant une émotion très douloureuse, à voir ma tante Charles pleurer. Ses larmes me faisaient plus de mal que si je les pleurais. Je l'aurais voulue respectée par la tristesse ; et toujours un joli sourire pensif sur les lèvres."

Puis le narrateur laisse de côté l'exception et se lance dans une explication de sa faible sensibilité ordinaire :

" Je pense maintenant que ce qui m'empêche d'avoir l'impression vive, c'est de ne pas me sentir seul. Je m'occupe trop de ceux qui m'entourent."

C'est l'occasion de comparer à nouveau la conduite décrite par le narrateur à la conduite stoîcienne. À un enterrement, le stoïcien se conduirait comme on doit se conduire selon des règles dictées par la cérémonie, la relation avec la personne décédée, etc. Si par exemple il soutenait un parent du défunt, ce ne serait pas par pitié, passion déraisonnable, mais par souci de jouer comme il faut le rôle particulier qui lui est échu. Une chose est sûre : ce n'est pas l'attention portée aux autres qui le détournerait de ses propres émotions. En effet c'est d'un même mouvement raisonnable qu'il serait, à la fois et en même temps, attentif comme il se doit à autrui et sans passion. En revanche, pour parler en termes kantiens, le souci du narrateur pour ceux qui l'entourent est pathologique, c'est en ce sens qu'il n'est pas, comme on l'a dit, maître de lui. Aussi parce qu'il n'est en rien maître de son souci d'autrui, ce dernier ne peut-il disparaître qu'à une seule condition : la disparition des autres.

" Ainsi, j'aurais voulu, tout seul, voir le beau cadavre (ce mot est hideux) de ma tante. Le premier mort que j'aurais vu. Alors j'aurais laissé mes larmes, et la pensée aurait erré."

On se rappelle que les stoïciens face aux réalités impressionnantes se fixent pour but de les réduire à ce qu'elles sont, matériellement parlant, en les détachant de toutes leurs connotations sociales et habituelles (par exemple, " La Légion d'honneur, ce n'est qu'un petit morceau de tissu rouge ", " Un cancer, ce n'est qu'un ensemble de cellules qui se développent à leur manière ", etc.). La perception du cadavre devrait alors avoir un air de famille avec celles du médecin légiste ou du croque-mort. Donc qualifier le cadavre de beau serait, comme le qualifier de laid, une atteinte à cette sorte de neutralité descriptive dont la fonction est précisément d'empêcher la genèse dans l'esprit de passions incontrôlables.

Manifestement le narrateur gidien, à la différence du stoïcien, souffre de sa froideur. Dans sa conduite, il ne diffère peut-être guère d'un apprenti stoïcien. Mais son flegme n'est que l'effet de la victoire de certaines passions sur d'autres. Les humiens pensent d'ailleurs que la maîtrise de soi ne peut jamais avoir d'autre origine !

mardi 4 août 2020

Peut-on vraiment se voir comme on voit un autre ?

" Le corps est la meilleure image de l'âme ". Cette remarque de Wittgenstein, tirée des Recherches philosophiques, convient bien pour rendre compte de la connaissance que je prends d'autrui : ses actions, ses paroles, ses gestes, mimiques, etc., sans être son âme, l'exprime, la manifeste, l'incarne (je laisse de côté ce qui en toute rigueur distingue l'expression de la manifestation et de l'incarnation...). Quant à ce que moi-même, je ressens, pense etc., à première vue, j'en ai connaissance immédiatement, sans passer par l'observation physique de moi, ou, plus exactement, sans passer par l'observation de moi en tant qu'être physique. Certes autrui, éclairé par la remarque de Wittgenstein, pourrait me recommander de me voir comme si j'étais un autre et, par exemple, pour évaluer l'intensité de mon amour pour telle personne, de prendre en compte, non ce que je ressens " au coeur de mon intériorité ", mais ce que je fais, dis etc. en relation avec ladite personne. On conviendra qu'un tel effort, sans doute instructif, reste malaisé et que les leçons qu'on en tire coexistent souvent, sans les modifier, avec celles de l'introspection. 

Or, un texte d' André Gide, tiré de Si le grain ne meurt, évoque une connaissance de soi qui paraît étrangement dériver immédiatement d'une interprétation de son propre corps, précisément de son propre visage. En voici les premières lignes où l'auteur se décrit en tant que poseur :

" Depuis que j'avais posé pour Albert (il venait d'achever mon portrait) je m'occupais beaucoup de mon personnage ; le souci de paraître précisément ce que je sentais que j'étais, ce que je voulais être : un artiste, allait jusqu'à m'empêcher d'être, et faisait de moi ce que l'on appelle un poseur. Dans le miroir d'un petit bureau-secrétaire, hérité d' Anna, que ma mère avait mis dans ma chambre et sur lequel je travaillais, je contemplais mes traits, inlassablement, les étudiais comme un acteur, et cherchais sur mes lèvres, dans mes regards, l'expression de toutes les passions que je souhaitais éprouver. Surtout j'aurais voulu me faire aimer ; je donnais mon âme en échange." (Souvenirs et voyages, Gallimard, La Pléiade, p. 235)

Jusqu'à présent, rien de bien surprenant. Comme un dandy ou un comédien, le narrateur veut se faire un corps à l'image de son âme, que le ressenti de celle-ci soit réel ou désiré réel. Les lignes qui suivent sont en revanche plus surprenantes :

" En ce temps, je ne pouvais écrire, et j'allais presque dire : penser, me semblait-il, qu'en face de ce petit miroir ; pour prendre connaissance de mon émoi, de ma pensée, il me semblait que, dans mes yeux, il me fallait d'abord les lire. Comme Narcisse, je me penchai sur mon image ; toutes les phrases que j'écrivais alors en restent quelque peu courbées." (ibid.)

On note, c'est précieux,  que le narrateur ne prétend pas décrire le processus réel de la connaissance de lui-même, mais bien plutôt ce que, du présent de son écriture, il juge lucidement n'être qu'une opinion sur ce processus. 
Reste tout de même la singularité du processus imaginé : il découvrirait sa pensée sur son visage comme il le ferait de la pensée d'autrui s'il était face à lui. En toute rigueur, la comparaison que Gide fait avec Narcisse n'est d'ailleurs  pas tout à fait justifiée car, à la différence du narrateur, Narcisse ne se découvre pas à travers son reflet mais croit découvrir un autre que lui à travers sa propre image, tel un animal qui n'aurait pas atteint le stade du miroir... Et quand Narcisse réalise que c'est lui qui se reflète dans " la source limpide dont les eaux brillaient comme de l'argent " (Ovide, Métamorphoses, III, Folio-Classiques, 1992, p. 119), ce qu'il voit de son image ne lui apprend plus rien sur lui-même.

Une énigme psychologique semble alors apparaître : comment peut-on passer de la comédie où il s'agit de jouer un rôle à l'étude où il s'agit de savoir qui on est ? Comment  l'apparence qu'on maîtrise se transforme-t-elle en apparence qui nous instruit ? Comment fait-on étonnamment autre ?

La solution, qui fait disparaître du même coup l'énigme, est peut-être que le narrateur ne fait que  passer d'un faire-semblant à un autre, l 'ultime pose étant de se faire croire qu'on a perdu l'accès direct à son esprit. Il semble en tout cas que, s'il ne s'agissait pas d'une comédie faite à soi-même, qu'on pourrait qualifier de mensonge à soi-même ou de mauvaise foi, voire d'illusion, la reprise par soi du cogito deviendrait strictement impossible : si la seule preuve de ma pensée était l'image de mon visage pensant, il suffirait de douter de la réalité de cette image pour douter de la réalité de ma pensée, le doute lui-même n'apparaissant pas autrement que sous la forme, peut-être, d'une certaine moue, en tout cas sous une forme corporelle.

S'il ne s'agit pas d'une pose plus sophistiquée que les autres, cette aventure intime fait penser aux déformations de l'esprit, inattendues, quelquefois amusantes et toujours d'étiologie neurologique, avec lesquelles Oliver Sacks nous a familiarisés dans, entre autres, L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau.

vendredi 31 juillet 2020

Déracinez-vous ! Contre les particularités.

Dans la revue L'Occident, en juillet 1902, André Gide a écrit des lignes qui valent contre tous les barrésiens d'hier et d'aujourd'hui :

" Pour que se forme et s'affermisse le sentiment d'unité d'un pays, il faut que les divers éléments qui le composent se mêlent, se croisent et fusionnent. La doctrine de l'enracinement, trop rigoureusement appliquée, risquerait, en protégeant et en accentuant l'hétérogénéité des divers éléments français, de les faire à jamais se mésentendre, de former des Bretons, des Normands, des Lorrains, des Basques, plus bretons, normands, lorrains et basques... que français. Rien de plus particulier que l'esprit de province ; de moins particulier que le génie français. Il est bon qu'il naisse des Français comme Hugo

 ... d'un sang breton et lorrain à la fois,  (Souvenirs et voyages, Gallimard, La Pléiade, 2001, p.5-6)