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dimanche 18 septembre 2016

Se contenter de sa part de sexe.

Épictète adresse des paroles très dures à l'homme adultère :
" Mais qui te fera confiance ? Ne veux-tu pas qu'en conséquence on te jette toi aussi sur un tas d'ordures, comme un ustensile inutile, comme une ordure (Bréhier disait "fumier") ?" (Entretiens, Livre II, 4, traduction R.Muller)
L'accusé se défend, prétendant respecter les normes de l'école stoïcienne :
" Mais quoi ? Les femmes ne sont-elles pas par nature communes ?"
C'est alors qu´Épictète compare la légitime non à un cochon de lait tout entier mais à une portion de cette même viande :
" Le cochon de lait lui aussi est commun aux invités ; mais les parts une fois faites, vas-y, si tu le juges bon, enlève la part de ton voisin de table, vole-la à son insu, ou tends la main et goberge-toi ; et si tu ne peux arracher un morceau de viande, plonge tes doigts dans la graisse et lèche-les. Joli convive, et commensal bien socratique !"
La femme, comme le cochon de lait, a une fonction naturelle, mais telle femme n'est pas par nature faite pour tel homme (on est loin du mythe aristophanesque du Banquet). C'est "l'homme de loi" qui répartit les conjointes. Ne pas séduire la femme d'un autre est donc un devoir social, un officium.
Mais l' homme adultère sermonné par Épictète ne comprend peut-être pas bien ce que veut dire "se conformer à la nature" ; il croit que c'est réduire la chose à sa fonction naturelle (le cochon de lait est fait pour être mangé) alors que, pour le stoïcien, c'est prendre au sérieux tout autant la fonction sociale de la chose (or, on mange le cochon de lait au cours d'un repas pris en commun).
Plus généralement le philosophe stoïcien joue le jeu social selon les règles mais sans aller jusqu'à penser que les règles en question sont autres que sociales précisément. Ainsi le cochon de lait, à la différence du melon de Bernardin de Saint-Pierre, n'est pas fait pour être mangé en parts mais, les parts une fois distribuées, c'est raisonnable de ne pas prendre celle du voisin.
Le stoïcisme d'Épictète a beau être un providentialisme (qui s'exprime ici par un sexisme cru), il ne tombe pas dans l'excès de voir dans tout usage social la réalisation d'une fonction naturelle.
Certes, mais comment pouvons-nous aujourd'hui nous convertir au stoïcisme, nous qui ne croyons pas plus dans les fonctions naturelles que dans l'évidence des fonctions sociales ?

samedi 10 septembre 2016

Comment remettre les autres à leur place si l'Autre n'existe pas ?

Dans les Entretiens (I, 30), Épictète donne ce conseil à son disciple :
" Quand tu vas trouver un homme haut placé, garde à l'esprit qu'un autre regarde d'en haut ce qui arrive, et que tu dois lui plaire à lui plutôt qu'au premier." (Vrin, 2015)
Cet autre, plus haut que les puissants, c'est Zeus, dieu.
Dans le chapitre précédent, le disciple devait savoir qu'il est appelé par Dieu à témoigner :
" " Dans quel rôle montes-tu à présent sur scène ? " Dans celui d'un témoin cité par le dieu. " Avance-toi et témoigne pour moi : car tu es digne d'être produit par moi comme témoin (...) Quel témoignage rends-tu au dieu ? (...) Est-ce là le témoignage que tu t'apprêtes à donner ? Est-ce ainsi que tu vas déshonorer l'appel qu'il t'a adressé parce qu'à ses yeux tu méritais cet honneur, et parce qu'il t'a jugé digne de te convoquer pour un témoignage d'une telle importance ?"
Il faut prendre au sérieux cette manière de parler, ce n'est pas à la multitude, aux "petits enfants" qu' Épictète s'adresse. En toute rigueur à la foule, au "petit enfant" on ne s'adresse pas en lui disant la vérité : au choix, on les applaudit ou on se tait.
Ce qui revient à dire que l'éthique stoïcienne est fondée sur une croyance dans la réalité du divin. Le sage s'élève au niveau du dieu.
Mais alors, si la réalité n'est plus que nature, sans Dieu pour la justifier, on ne peut plus voir les rôles sociaux d'en haut avec la certitude que ce qui compte réellement pour bien vivre, est non pas le costume ("leurs masques, leurs cothurnes, leurs robes"), mais la voix qui témoigne en faveur de Dieu.
Pas moyen donc de promouvoir une éthique stoïcienne sur fond d'athéisme. Ce ne serait que singerie.

Commentaires

1. Le dimanche 18 septembre 2016, 11:45 par Elias
"Pas moyen donc de promouvoir une éthique stoïcienne sur fond d'athéisme. Ce ne serait que singerie."
Pourtant certains essayent sérieusement, en invoquant notamment des textes de Marc-Aurèle
https://howtobeastoic.wordpress.com...
2. Le dimanche 18 septembre 2016, 19:24 par Philalèthe
Certes c'est une question polémique car le problème est de savoir ce que veut dire rester fidèle à une philosophie. Or, certains pensent qu'on peut rester très fidèle en trahissant beaucoup. 
Il est question aussi de déterminer l'essence du stoïcisme, tout dépend alors si on le prend comme pratique ou si on le voit comme théorie justifiant une pratique. Je l'ai déjà dit, à mes yeux, le stoïcien prétend justifier sa morale par sa connaissance scientifique du monde (certes quelques-uns jugeront que du seul fait d'employer ici des concepts non stoïciens, je cesse d'être fidèle au stoïcisme au moment même où j'en identifie l'essence...)

lundi 15 août 2016

Malheurs animaux, malheurs humains.


On sait que le stoïcisme est un providentialisme : aussi c'est un spécisme, au sens de Singer, car les espèces animales y sont mises par nature au service des hommes. Reste un point commun : hommes et animaux sont identiquement massacrés.
Épictète vient de soutenir que, si Ménélas n'avait pas jugé que c'était un bien pour lui de partir en guerre pour récupérer sa femme, Hélène, alors on n'aurait pas eu l' Iliade, pas plus que l'Odyssée (Pascal n'aurait donc pas dû écrire "Le nez de Cléopâtre : s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé." mais " Le nez de Cléopâtre : si Marc-Antoine n'avait pas jugé aimable le nez de Cléopâtre, etc."). Mais revenons au dialogue entre Épictète et son élève, c'est ce dernier qui dit :
" - Des faits aussi considérables dépendent donc d'une si petite chose ?
- Qu'appelles-tu "faits aussi considérables" ? Des guerres, des séditions, la mort d'un grand nombre d'hommes, la destruction de cités ? Qu'y a-t-il de grands dans tout cela ?
- Ce n'est rien ?
- Mais qu'y a-t-il de grand dans la mort d'une multitude de moutons, dans l'incendie et la destruction d'une grande quantité de nids d'hirondelles ou de cigognes ?
- Les deux choses sont-elles semblables ?
- Tout à fait semblables. Ici ce sont des corps humains qui périssent, là des corps de boeufs et de moutons. Incendies de pauvres habitations humaines ici, de nids de cigogne là. Qu'y a-t-il de grand ou de terrible ? Ou alors montre-moi la différence qu'il y a, en tant qu'habitation, entre une maison d'homme et un nid de cigogne.
- Dans ce cas, la cigogne et l'homme sont semblables ?
- Que veux-tu dire ? Pour le corps, tout à fait semblables. La seule différence, c'est que l'un construit sa maisonnette avec des poutres, des tuiles et des briques, et l'autre avec des branches et de la boue.
- Un homme n'est donc pas différent d'une cigogne ?
- Loin de moi cette idée, mais ce n'est pas en cela qu'ils diffèrent.
- En quoi alors l'homme est-il différent ?
- Cherche et tu trouveras que la différence est ailleurs. Vois si elle n'est pas en ce que l'homme a une conscience refléchie de ce qu'il fait, vois s'il n'est pas différent par la sociabilité, la loyauté, la réserve, la sûreté (du jugement), l'intelligence." (Entretiens, I, 28, trad. Muller, Vrin, p.133-134)
Manifestement c'est le massacre des hommes qui est révisé à la baisse et identifié à un massacre de bêtes. Loin de défendre que les animaux souffrent autant que les bêtes, Épictète transmet l'idée qu'on doit voir les guerres entre hommes comme un phénomène aussi naturel que les destructions des animaux. Le Bien n'est pas dans la paix entre les hommes (Épictète n'envisage même pas qu'on puisse faire la paix avec les animaux, qu'elle soit celle de l'abolitionnisme ou du welfarisme). Les malheurs humains sont aussi insignifiants que les malheurs animaux :
"La grande défaite d'Alexandre, était-ce quand, suivant la légende, les Grecs lancèrent leur attaque et saccagèrent Troie, quand ses frères périrent ? Pas du tout; car on ne subit jamais de défaite par l'action d'autrui. Ce n'était là que saccage de nids de cigogne (...)
- Ainsi quand les femmes sont enlevées, les enfants emmenés en captivité, les hommes égorgés, ce ne sont pas là des maux ?"
De fait il n'y a de ruine que mentale et intérieure :
" Voilà les défaites humaines, voilà le siège et la ruine de la cité : lorsque les jugements sont renversés, quand ils sont détruits."

samedi 13 août 2016

Épictète et La Bruyère sur la Cour.

"Comment se fait-il qu'on devienne instantanément un homme sensé lorsque César vous a préposé à sa chaise percée ? Comment pouvons-nous dire sur le champ : "Félicion m'a parlé avec beaucoup de bon sens" ? Je voudrais qu'il fût chassé de son tas d'excrément pour qu'il te parût aussi sot qu'avant ! Épaphrodite avait à son service un cordonnier, qu' il vendit parce qu'il n'était bon à rien. Par chance, un affranchi de César l'acheta et il devint cordonnier de l'empereur. Tu aurais vu alors comme Épaphrodite lui manifestait son estime ! "Comment va le bon Félicion ? Que je t'embrasse !" Puis, si l'un de nous posait la question : "Que fait le maître ?", on lui répondait . " Il consulte Félicion sur une affaire." Mais ne l'a-t-il pas vendu parce qu'il n'était bon rien ? Qui donc en a soudain fait un homme sensé ?" (Entretiens, I, 19)
"Que d'amis, que de parents naissent en une nuit au nouveau ministre ? Les uns font valoir leurs anciennes liaisons, leur société d'études, les droits du voisinage ; les autres feuillettent leur genéalogie, remontent jusqu'à un trisaïeul, rappellent le côté paternel et le maternel ; l'on veut tenir à cet homme par quelque endroit, et l'on dit plusieurs fois le jour que l'on y tient ; on l'imprimerait volontiers : c'est mon ami, et je suis fort aise de son élévation ; j'y dois prendre part, il m'est assez proche. Hommes vains et dévoués de la fortune, fades courtisans, parliez-vous ainsi il y a huit jours ? Est-il devenu, depuis ce temps plus homme de bien, plus digne du choix que le prince en vient de faire ? Attendiez-vous cette circonstance pour le mieux connaître ?" (De la cour, 57)
Jean Brun dans un de ses cours : "Y en a qui bandent seulement quand ils serrent la main des puissants"

vendredi 12 août 2016

Portrait du philosophe en sacrificateur.

Épictète se rapporte dans les lignes qui suivent à un des "pères fondateurs" du stoïcisme :
"Si nous avons besoin de Chrysippe, ce n'est pas pour lui-même, c'est pour prendre clairement conscience de la nature. Nous n'avons pas davantage besoin du sacrificateur pour lui-même, mais parce que nous croyons que par son intermédiaire nous allons connaître l'avenir et les signes envoyés par les dieux ; nul besoin non plus des entrailles pour elles-mêmes, mais parce que c'est par elles que les signes sont donnés ; et nous n'admirons ni le corbeau, ni la corneille, mais le dieu qui, par eux, nous envoie des signes." (Entretiens, I,17)
On découvre ici que la science sur laquelle repose l'éthique stoïcienne est pensée en termes réalistes : le savoir scientifique fait connaître la Réalité. Les prétendants au titre de stoïciens contemporains devront donc non seulement batailler contre le savoir scientifique contemporain (en désaccord avec le providentialisme stoïcien) mais aussi contre les conceptions anti-réalistes de la science (on ne peut pas en toute logique être idéaliste et stoïcien à la fois).
Cette éthique grandiose repose sur une conception de la science comme connaissance grandiose d'un univers lui-même grandiose.
Elle ne résiste pas à la transformation de la science en connaissance modeste d'un univers dépourvu intrinsèquement de toute valeur.

jeudi 11 août 2016

Que faut-il faire avant de prendre soin de son âme ?

Dans les Entretiens (I, 17), Épictète pose le problème de l'analyse de la raison : par quoi peut-elle être analysée sinon par elle-même ? En effet si c'est une autre raison qui doit analyser la raison, on entre dans une régression à l'infini. Mais Épictète s'imagine interrompu par un disciple avide de "conseils de vie" :
"Oui, mais il est plus urgent de prendre soin de son âme " et autres propos du même genre." (trad. Muller, Vrin, p. 97)
Épictète rétablit alors la priorité de la logique sur l'éthique (dit autrement, aucune éthique ne peut être sérieusement défendue tant qu'on ne dispose pas des moyens de connaître la vérité et de vérités justifiant la valeur de l'éthique en question) :
"Veux-tu m'entendre sur cette question ? Écoute. Supposons que tu me dises : " J'ignore si ton argumentation est vraie ou fausse ", ou bien que, dans le cas où j'emploierais un mot ambigu, tu me demandes : " Distingue les significations "; eh bien, je ne supporterai pas non plus tes interruptions et je te répondrai : "Mais il y a plus urgent !". C'est la raison pour laquelle je pense, on place la logique en tête, tout comme nous commençons par examiner la mesure quand nous mesurons le blé."
Ce billet vient à l'appui d'un précédent, destiné comme celui-ci à rappeler que l'éthique était pensée par les stoïciens comme fondée sur une connaissance vraie de la réalité (d'où une conséquence : l'ontologie stoïcienne, étant détruite par la science, au premier plan l'évolutionnisme, l' éthique qui en dépend ne peut pas être conservée avec l'idée qu'elle a une indépendance par rapport aux prétendues connaissances qui étaient censées la justifier).
Ressusciter le stoïcisme aujourd'hui passerait par un combat perdu d'avance contre le savoir sur l'univers dont nous disposons.
La morale stoïcienne était en un sens une morale scientifique.

samedi 2 juillet 2016

Pas de sagesse possible sans compétence en logique !

Qui est porté à identifier le stoïcisme à un art de vivre, voire à un style de vie, doit lire avec attention le chapitre 7 du livre I des Entretiens d' Épictète ; la leçon s'adresse au disciple qui penserait pouvoir accéder à la sagesse en faisant l'impasse sur la logique ; or, pas d'excellence humaine, explique le philosophe, sans capacité à détecter les sophismes et cette capacité ne s'acquiert pas simplement par l'acceptation de principes méthodologiques formels, elle requiert en effet l'exercice de la pensée rationnelle :
" Qu'est-ce qui est exigé dans un raisonnement ? De poser le vrai, de rejeter le faux et, si l'évidence fait défaut, de suspendre le jugement ? - C'est suffisant, dit quelqu'un. - Suffit-il donc, si l'on veut éviter de se tromper dans le maniement de la monnaie, d'avoir entendu dire : " Accepte les bonnes drachmes et refuse les fausses " ? - Non - Que faut-il ajouter ? N'est-ce pas la capacité d'identifier les bonnes drachmes et les fausses et de les distinguer les unes des autres ? Par conséquent, ce qui a été dit pour le raisonnement ne suffit pas non plus, n'est-ce pas ? N'est-il pas nécessaire d'être capable d'identifier et de distinguer le vrai, le faux et ce qui manque d'évidence ? - Si, c'est nécessaire." (trad. Muller, p.64)
Il s'agit de " perfectionner notre raison " : Épictète juge indispensable pour cela autant la connaissance théorique des différents types de raisonnement que l'expertise logique à l'oeuvre dans l'échange d'arguments. Certes une faute logique n'est pas identique à une faute morale, mais, dans l'ordre de la pensée, ne pas respecter les règles de la raison est aussi grave qu'un parricide dans l'ordre de l'action :
" - Alors, si je m'égare dans ces questions, ai-je pour autant tué mon père ? - Esclave, où y avait-il un père à tuer ? Qu'as-tu donc fait ? La seule faute qu'on pouvait commettre en l'occurrence, tu l'as commise. C'est précisément ce que j'ai objecté à Rufus quand il me reprochait de ne pas avoir découvert un unique point omis dans un syllogisme. Je lui dis : " Ce n'est pas comme si j'avais incendié la Capitole ! " Il me répondit : " Esclave, dans le cas présent, cette omission, c'est le Capitole." Les seules fautes sont-elles donc d'incendier le capitole et de tuer son père ? Tandis qu'user de ses représentations au hasard, sottement, n'importe comment, ne pas suivre un raisonnement, une démonstration, un sophisme, et en général ne pas apercevoir ce qui, dans une question et dans une réponse, est conforme ou non conforme à ce qu'on soutient, rien de tout cela n'est une faute." (ibid. p.67)
Il n'y a pas de faute plus grave dans l'ordre de la pensée que de ne pas respecter les normes qui conditionnent la connaissance vraie. Or, dans la mesure où la conduite morale juste repose nécessairement sur la connaissance vraie, on peut en conclure qu'il n'y a pas dans le stoïcisme de sagesse pratique possible sans connaissance et respect des règles de la pensée rationnelle.
C'est pourquoi si on est fidèle à l'idée centrale de cette philosophie, que la morale vraie est en accord avec une connaissance vraie de la réalité, se pose le problème de savoir comment réformer aujourd'hui le stoïcisme pour l'accorder à ce que les sciences nous apprennent désormais de la réalité. N'en garder que la dimension pratique reviendrait à lui être infidèle en profondeur.

jeudi 30 juin 2016

Épictète, obscurci par Bréhier, clarifié par Muller.

Dans le chapitre 4 du livre 1 des Entretiens d' Épictète, le philosophe stoïcien oppose à Socrate, impassible face à la mort selon le Criton, les lamentations de Priam et d' Œdipe puis écrit :
" Quel est en effet le sujet des tragédies, sinon les souffrances d'hommes qui s'étonnent devant les choses extérieures parce qu'elles se montrent à eux à travers la valeur qu'ils leur donnent ? Serait-ce une erreur qu'on dût vous enseigner, en disant que les choses extérieures et indépendantes de notre volonté ne nous concernent en rien, je consentirais, pour mon compte, à une telle erreur, d'où j'attends une vie calme et tranquille." (trad. Bréhier, la Pléiade, p. 818)
Lisant pour la première fois ce texte, j'ai été étonné car il semble préférer le bonheur à la vérité au point de ne pas condamner une erreur qui rendrait heureux. Un tel passage semble soutenir excellemment la thèse selon laquelle les philosophies anciennes auraient avant tout une finalité pratique et eudémonique ( thèse qu'on associe aux travaux de Pierre Hadot ).
Récemment, alerté par une recension de Sandrine Alexandre soulignant le manque de fidélité de la traduction de Bréhier et portant sur la nouvelle traduction, plus exacte, que Rober Muller a donnée des Entretiens, j'ai pris connaissance de la manière dont Muller a traduit le texte qui m'avait tant surpris. Voici la nouvelle version :
" Les tragédies sont-elles autre chose que la représentation en vers tragiques des souffrances d'hommes fascinés par les choses extérieures ? S'il fallait être trompé pour apprendre qu'aucune des choses extérieures et soustraites à notre choix ne nous concerne, je consentirais volontiers, pour ma part, à une telle tromperie, qui me permettrait de mener ensuite une vie sereine et sans trouble." (p.55)
Le texte perd alors de son obscurité, d'autant plus que le traducteur éclaire la référence à la tromperie par la note suivante : " au spectacle de la tragédie, par l'illusion théâtrale ".
Épictète n'approuve pas une croyance fausse par le fait qu'elle rend heureux, mais accepte une fiction pourvu qu'en son sein une vérité utile y soit transmise.
C'est la reconnaissance de la littérature comme véhicule de la vérité.
Robert Muller a bien raison dans son introduction d'affirmer qu' " Épictète est foncièrement rationaliste. "

mercredi 29 juin 2016

Pour une politique à visage humain, contre un réalisme à visage animal.

Machiavel :
" Les animaux dont le Prince doit savoir revêtir les formes sont le renard et le lion. Le premier se défend mal contre le loup, et l'autre donne facilement dans les pièges qu'on lui tend. Le Prince apprendra du premier à être adroit , et de l'autre à être fort." (Le Prince, chap. XVIII)
Épictète :
" (...) ces hommes en petit nombre qui croient être nés pour la loyauté, la pudeur, la sécurité dans l'usage des représentations, ne pensent rien de méprisable, ni de vulgaire d'eux-mêmes, tandis que la majorité fait le contraire : " Que suis-je, en effet ? disent ces derniers. Un misérable petit homme " (un troisième chimpanzé, dirait Jared Diamond), et encore : " Lamentable chair que la mienne !" Lamentable en effet, mais tu possèdes quelque chose de meilleur que cette chair. Pourquoi l'abandonner pour te fondre en la chair ? Cette parenté avec la chair est cause que, lorsque nous penchons vers elle, les uns deviennent semblables à des loups, à savoir perfides, insidieux, nuisibles, les autres à des lions, c'est-à-dire violents, brutaux, sauvages ; mais la majorité d'entre nous devient renard et tout ce qu'il y a de disgracié parmi les animaux. En effet, qu'est-il d'autre, l'homme insolent et méchant, qu'un renard ou quelque chose de plus disgracié et de plus méprisable encore ? Veillez-y donc et faites attention à ne pas descendre au niveau de ces créatures disgraciées." (Entretiens, I, 3, trad. Muller)
On objectera la différence, réelle, entre se laisser aller à un comportement animal et avoir des raisons de simuler l'animal. Certes le stoïcien jugerait néanmoins que le prix de l'efficacité attendue d'une telle comédie défigurante est trop lourd à payer pour que l'homme politique philosophe y consente.
Cela dit, Machiavel n' a pas exclu qu'on puisse réussir politiquement tout en étant stoïcien pratiquant, il reste que dans un tel cas on est servi par les circonstances :
" Marc-Aurèle le philosophe, Pertinax et Alexandre, princes recommandables par leur clémence, leur amour pour la justice et la simplicité de leurs moeurs, périrent tous, à l'exception du premier qui vécut et mourut honoré, parce qu'étant parvenu à l'empire par voie d'hérédité, il n'en avait obligation ni aux troupes, ni au peuple ; ce qui, joint à ses autres qualités, le rendit cher à tous et lui facilita les moyens de les contenir dans le devoir." (chap.XIX)

lundi 27 juin 2016

Philosopher par gros temps.

Dans le premier chapitre du livre I des Entretiens, Épictète défend qu´" enchaînés à une foule de choses, nous sommes alourdis et entraînés par elles " (traduction Robert Muller, Vrin, 2015). Puis il prend un exemple destiné à illustrer notre dépendance , il s'agit de notre souci du temps qu'il fait :
" Voilà pourquoi, si les conditions sont défavorables à la navigation, nous restons assis à nous tourmenter, nous scrutons sans arrêt le ciel : " Quel vent fait-il ? Un vent du nord." Qu'avons-nous à faire de lui ? " Quand le Zéphyr va-t-il souffler ?" Quand il lui plaira, mon cher, à lui ou à Éole. Ce n'est pas toi que le dieu a établi dispensateur des vents, c'est Éole. Que faire ? Organiser au mieux ce qui dépend de nous, et user des autres choses comme la nature les a faites. "Et comment les a-t-elle faites ? " Comme le dieu veut."
Aujourd'hui, face à la télévision, nous restons assis à nous faire tourmenter par les avis météo des experts et nous scrutons sans arrêt le ciel qu'ils font apparaître sur nos écrans, même si le temps dont ils parlent concerne d'autres lieux que le nôtre et n'est en rien susceptible d'interférer dans nos projets. Éole est donc devenu plus puissant que jamais par la crainte que ses serviteurs humains font naître même chez ceux qui ne pâtiront pas du tout de ses décisions : nous sommes bien à l'époque de la solidarité météorologique et du souci universel à propos des temps particuliers. Il est donc plus difficile encore d'être stoïcien, vu qu' à l'inquiétude spontanée s'ajoute l'inquiétude de l'homme qui se donne comme devoir de savoir tout ce qui se place sur la planète, devoir que nous rappellent sans cesse les vendeurs de connexion.
Mais à dire vrai ces lignes d' Épictète ne m'intéressent pas seulement par le fait d'attirer indirectement notre attention sur la lourde tâche d'être stoïcien à une époque de performances technologiques. Elles m'étonnent bien plutôt car elles précèdent d'autres lignes qui sans transition présentent, après la dépendance par rapport au temps, l'indépendance par rapport à sa propre décapitation.
Le personnage concerné est Plautius Lateranus. Tacite nous apprend que, membre de la conjuration de Pison destiné à renverser Néron, il devait le premier agresser l'empereur et le jeter au sol (Annales, XV 53, 2). Mais le complot échouant, il est condamné à avoir la tête tranchée. Tacite, sans détailler l'exécution, le décrit comme plenus constantii silentii, soit empli d'une fermeté silencieuse. Épictète fait en revanche entrer Lateranus dans les personnages d'exempla :
" Néron, à Rome, avait ordonné de le décapiter ; il tendit la nuque, reçut le coup, mais comme ce dernier avait été trop faible, il eut un bref mouvement de recul puis tendit de nouveau la nuque."
Suivront encore, avant la fin du chapitre, deux situations du même type concernant aussi deux membres de la conjuration de Pison, précisément Thrasea et Agrippinus.
Épictète est donc passé de la souffrance par rapport au temps, obstacle possible à une navigation, à celle causée par la persécution politique, précisément celle de la mort ( à travers Lateranus ) et de l'exil ( à travers Thrasea et Agrippinus ).
Mais comment comprendre la mise sur le même plan de deux obstacles si différents par leurs conséquences ?
Les défaites politiques en fait ne sont pas essentiellement différentes des contrariétés météorologiques ; ne dépendant in fine pas de nous, elles doivent être l'occasion de manifester notre choix raisonnable, qui, lui, dépend complètement de nous. L' identité ontologique du coup de vent néfaste et de la condamnation à mort justifie le passage sans transition d'un "mal" mineur à un "mal" majeur pour la raison qu' en réalité ces "maux" n'en sont pas.
Doit-on ajouter que supporter le temps est un exercice en vue de faire bonne figure face aux coups vraiment plus durs du destin ? Rien dans ce premier chapitre ne permet de voir la conduite face au temps contrariant comme une sorte de propédeutique à la politique persécutrice. Certes Épictète insiste sur l'importance de l'entraînement (Muller), de la méditation (Bréhier) mais il s'agit ici de s'exercer non à vaincre de fait le facile mais à anticiper par la pensée comment on vaincra le difficile, voire ce qui est apparemment insurmontable. Après avoir fait penser son public à la mort, à la prison, à l'exil, aux fers, à la décapitation, Épictète conclut :
" Voilà ce à quoi devraient s'entraîner ceux qui s'adonnent à la philosophie, ce qu'ils devraient écrire chaque jour, ce à quoi ils devraient s'exercer."
On notera ici le rôle de l'écriture : écrire les normes vraies prépare à les appliquer vraiment. Loin de voir l'écriture comme un obstacle à la pensée du vrai, Épictète lui confie la fonction de contribuer à la moralisation du progressant.

jeudi 2 juin 2016

La philosophie, un jeu d'enfants : Épictète ou Montaigne ?


" Il y a un vieux proverbe : Je crains les gens d'un seul livre. Je ne les crains que s'ils sont ennuyeux : autrement, c'est l'ingénieux qui domine ; ils s'évertuent dans leur cercle et s'y font un monde. Le propre de l'esprit est ainsi de se mettre et de se retrouver tout entier dans les plis et les replis de chaque chose, une fois qu'il y est logé. La forme seule des systèmes varie et se renouvelle, non le fond. L'esprit humain a, je le crois, une infinité de manières différentes de faire le tour de sa loge et d'en fureter les coins ; mais elles peuvent se rapporter à quatre ou cinq principales. Ce qui a fait dire qu'en matière de philosophie (et si on ne s'élève pas au delà) l'humanité joue perpétuellement aux quatre coins changés. Quand donc, chez des auteurs tout différents, sous des formes toutes contraires, on retrouve des points semblables, il y a surprise comme d'une nouveauté et sourire ; et pourtant il ne faudrait pas tant s'étonner." (Sainte-Beuve, Port-Royal, livre III, La Pléiade, p.815)
" Comme dans notre espèce, deux éléments ont été mélangés, d'une part le corps que nous avons en commun avec les animaux, de l'autre la raison et la pensée que nous avons en commun avec les dieux, les uns penchent vers cette parenté qui est infortunée et immortelle, les autres, en petit nombre, vers la parenté divine et bienheureuse." (Épictète, Entretiens, Livre I, 3, traduction Muller, p.51)
" Sous deux chefs, toutes les philosophies y passent, et toutes celles d'alors, et celles qui, depuis, ont essayé d'autres noms. On souffrira que j'insiste encore pour compléter mon argument.
Épictète et Montaigne, on les peut donc prendre au moral comme les deux chefs de file de deux séries qui, poussées jusqu'au bout, ramassent en effet tous les philosophes :
Épictète, chef de file de tous ceux qui relèvent l'homme, la nature humaine, et la maintiennent suffisante ;
Qu'ils soient ou Stoïciens rigides, ou simplement Pélagiens, Sociniens, Déistes ; croyant à la conscience avant tout comme Jean-Jacques, au sentiment moral des Écossais, aux lois de la raison pure de Kant, ou simples et humbles psychologistes, comme tel de nos jours entre nos maîtres, que nous pourrions citer ; tous, ils se viennent ranger, bon gré, mal gré, sous Épictète, en ce sens qu'ils s'appuient tous sur le moi.
  • Puis Montaigne, sergent de bande, comme il dirait, et des Sceptiques et de tous ceux qui ne s'appuient pas sur la grandeur morale intérieure, sur la conscience une et distincte ; et en ce sens il préside non seulement aux Sceptiques purs (Bayle, Hume), mais à tous les autres qui infirment l'homme et lui contestent son point de vue du moi central et dominant : ainsi les Matérialistes empiriques, qui vivent au jour le jour et nient autre chose que l'expérience des sens (Gassendi) ; les Athées qui supposent l'homme s'en tirant comme il peut en ce triste monde, moyennant des lois artificielles qu'il s'impose et qui sont nécessaires à sa pauvre espèce pour ne pas s'entremanger (Hobbes) ; les Naturistes comme d'Alembert et Diderot, qui, tout en étant dans la bienveillance (d'Alembert), ou dans l'enthousiasme fréquent (Diderot), n'admettent de loi morale qu'une certaine affection, une certaine chaleur muable et propre à la nature de chaque animal ; les Panthéistes et Spinosistes (dont est déjà Diderot), qui, tout en admettant un grand ordre général et une loi du monde, y perdent l'homme comme un atome et un accident, comme une forme parmi une infinité de formes, lui nient sa liberté, et que son mal soit mal, que sa vertu soit vertu absolue. Et notez que ce Panthéisme et Spinosisme, que je range sous Montaigne, comme absorbant la nature humaine et le moi, rejoint pourtant à certains égard le Stoïcisme, qui commence la série opposée. Le cercle des systèmes est accompli." (ibid. p.821-823)

dimanche 14 février 2016

Providentialisme pour faire méditer, providentialisme pour faire sourire.

Épictète (Entretiens, I, XVI ) : " La nature a mis à notre disposition les êtres nés pour nous servir ; ils sont tout préparés et n'exigent aucun soin ; si bien qu'un petit enfant mène les brebis avec un bâton."
Ramón Gómez de la Serna (Greguerías) : " "Pan" es palabra tan breve para que podamos pedirlo con urgencia." (" "Pain" est un mot assez court pour que nous puissions en demander en urgence.")

samedi 4 avril 2015

Le prix à payer pour être un stoïcien éclairé ?

Dans un article intitulé Langage ordinaire et exercice spirituel, Sandra Laugier caractérise ainsi le stoïcisme :
" Le monde n'est pas tel qu'il devrait être, chacun en convient. Mais ce n'est que dans ce monde que je puis changer (et qu'il y a un sens à parler de changement) ; il n'y en a pas d'autre. C'est là ce qui définit le stoïcisme et sa forme d'exercice spirituel (changer ici et maintenant, comme par des exercices physiques)." (Davidson et Worms (ed), Pierre Hadot, l'enseignement des antiques, l'enseignement des modernes, Editions Rue d'Ulm, 2010, p.75)
Ces lignes, que l'auteur, dans l'article en question, répète plus ou moins identiquement à deux reprises (cf p.68) , sont surprenantes.
Certes le stoïcisme est aussi une éthique à laquelle on a accès par une modification de ses désirs, de ses croyances, de ses actions. Mais une telle transformation est-elle justifiée par le fait qu'il faut s'adapter à un monde qui "n'est pas tel qu'il devrait être" ? Qui est en fait le "chacun" auquel Sandra Laugier se réfère ?
En réalité c'est chacun de tous les insensés (appelons ainsi qui n'est ni sage ni progressant), de tous ceux qui, aveuglés par l'ignorance, déplorent l'état du monde. Mais le stoïcien lui sait que le monde est tel qu'il doit être. En tout cas, les Entretiens d'Épictète ne laissent aucun doute sur la conception providentialiste et finaliste qui est au centre de cette philosophie :
" Chaque événement arrivant dans le monde est une occasion facile de louer la providence, si l'on possède deux qualités, la faculté de voir d'ensemble les événements qui arrivent à chacun et le sentiment de reconnaissance." (I, VII, trad.Brehier-Aubenque)
Aussi le stoïcien n'a-t-il même pas à se soucier d'écrire une théodicée, en vue de défendre la justice de Dieu face aux innombrables maux qui affectent les justes, pour la raison que ce que l'insensé juge être des maux (la mort, la maladie, la souffrance, la spoliation etc) n'en sont réellement pas. Le seul mal est la présence en soi de désirs, de croyances et d'actions qui ne sont pas justifiés par une connaissance vraie de la réalité - réalité réussie, parfaite, rationnelle, insurpassable -. Or, il est dans le pouvoir de chacun de conformer ses désirs, ses croyances et ses actions à la vérité, ce que veut dire la formule "vivre selon la nature". Le monde est bien fait puisque l'homme éclairé peut y vivre heureux quoi qu'il y arrive car son bonheur dépend de sa volonté et de sa raison libres.
Bien sûr, si le mode de vie stoïcien repose systématiquement sur une conception finaliste et providentialiste de la réalité, vu que la science moderne s'est construite au 17ème siècle sur le rejet des causes finales dans l'explication des phénomènes naturels, un problème se pose : comment aujourd'hui peut-on à la fois reconnaître et la vérité des sciences expérimentales et la valeur du mode de vie stoïcien ?
Juger que les sciences apportent un savoir vrai (certes révisable et améliorable) semble amener à conclure que le stoïcisme se fonde sur une physique dépassée (mutatis mutandis comme l'astrologie) ; en revanche affirmer la valeur du stoïcisme dans sa totalité systématique doit conduire à douter des vérités des sciences expérimentales.
On se demande donc si le prix à payer pour sauver le stoïcisme n'est pas identique au prix à payer pour sauver une religion, par exemple la religion chrétienne : le réduire à une éthique sous peine d'avoir à sacrifier comme on l'a dit la science au stoïcisme.

Commentaires

1. Le dimanche 5 avril 2015, 14:35 par scane galep
On met Wittgenstein a toutes les sauces. Mais il y a une chose que le stoïcien n'est pas, c'est sceptique. Il est au contraire dogmatique.
2. Le lundi 6 avril 2015, 10:29 par Philalèthe
Si on prive le stoïcisme de ses fondements théoriques qui en  font un dogmatisme en effet du point de vue du scepticisme ancien déjà et  si on en fait une option éthique parmi d'autres (car pourquoi lui donner la priorité s'il n'est pas plus porteur de vérité que l'épicurisme, son rival ?), ne lui confère-t-on pas alors le statut que Wittgenstein donnait à la religion ? On pourrait alors se convertir à lui, se tourner vers lui comme un moyen de "faire son salut", en réservant à la science la seule fonction d'apporter un savoir. Cela reviendrait du coup à priver l'éthique de bonnes raisons théoriques. Peut-être est-ce à une telle transformation du stoïcisme en religion qu' a engagé Hadot. 

vendredi 20 mars 2015

Stoïcisme d'esclave, stoïcisme d'empereur.

" Ramener les grands et les grandeurs de ce monde à leur juste valeur, même sans méchanceté, pour un simple particulier, c'est une satisfaction. Pour un chef d'état, être l'empereur d'un théâtre d'ombres et le savoir, que lui reste-t-il pour tenir debout en dehors du devoir ?" (Gabriel Germain, Épictète et la spiritualité stoïcienne)

jeudi 12 mars 2015

Rendre justice à Pierre Hadot.

Suite à quelques réactions au précédent billet, je juge bon d'apporter les clarifications suivantes.
Mon intention était alors moins de rendre justice à Pierre Hadot, si célèbre déjà, que de faire connaître Gabriel Germain, oublié injustement peut-être.
J' ai découvert cet auteur grâce à une note de Victor Goldschmidt dans Le système stoïcien et l'idée de temps. P. 241, Victor Goldschmidt mentionne " cette belle étude, aussi compréhensive que personnelle que G.Germain a consacrée à Épictète et la spiritualité stoïcienne."
La lisant, je confirme sa valeur, pénétrante et originale, pionnière peut-être.
Au départ, je voulais intituler mon billet d'hier "Élément de généalogie d'une pensée" et j'ai changé d'avis, tant j'avais conscience de la modestie de l' apport !
Ce qui est surprenant en tout cas, est de ne trouver mention de Gabriel Germain dans aucun des index de noms propres des ouvrages suivants de Pierre Hadot : Qu'est-ce que la philosophie antique ? , Introduction aux "Pensées" de Marc-Aurèle et Études de philosophie antique. Pas plus de mention de son ouvrage dans la bibliographie des Exercices spirituels et philosophie antique. Plus étonnant encore : aucune mention de Gabriel Germain dans la bibliographie accompagnant l'édition de sa traduction du Manuel (2000) (en revanche Pierre Hadot y mentionne l'oeuvre de Th. Collardeau Étude sur Épictète (1903) que Germain mentionnait aussi en 1964). C'est moins étonnant de ne trouver le nom de G.Germain ni dans Le voile d'Isis, ni dans N'oublie pas de vivre.
Certes cela ne veut pas dire que Pierre Hadot ne s'y est jamais référé (je ne connais pas assez bien ses oeuvres pour l'assurer) mais je pense qu'on peut en conclure a minima que ce n'est pas une référence centrale pour lui.
Concernant la relation entre théorie et pratique dans le stoïcisme, d'après les textes dont nous disposons, deux positions me semblent bien défendables (on m'excusera de ne pas mobiliser dans ce bref billet les textes venant à l'appui) :
1) le stoïcisme est un système dont la théorie (physique, logique, morale) justifie une mise en pratique d'elle-même. 2) sont condamnables dans le cadre du système stoïcien autant une théorie sans mise en pratique qu'une pratique aveugle. La vie éthique est fondée sur une connaissance vraie du réel et une connaissance vraie du réel engage à une vie éthique.
À ma connaissance, ce que j'ai lu de Pierre Hadot est fidèle à ces deux positions (et il m'a sans doute aidé à les formuler !) : c'est parce que le stoïcisme est vrai qu'il mérite d'être vécu (et non pas pragmatiquement "c'est parce qu'il rend service pratiquement qu'on va le tenir pour vrai").
Cette solidarité entre la théorie et la pratique fait bien sûr courir un risque à la pratique s'il se trouve que la théorie est théoriquement affaiblie, pire réfutée.
Reste que, par son insistance sur la pratique (le retour à la pratique !), Pierre Hadot a popularisé, vulgarisé, contre son gré peut-être, l'idée de la valeur essentiellement pratique de la philosophique (ce que des philosophes comme Pascal Engel ont contesté de manière justifiée).
Si maintenant je me centre sur la personne de Pierre Hadot , telle que je l'ai découverte dans ses entretiens avec Carlier et Davidson - et non plus sur ses oeuvres savantes -, je dois avouer avoir eu l'impression que l'importance donnée par Pierre Hadot à la vie stoïcienne (et pas seulement à la pensée stoïcienne) était dans la continuité de sa vie religieuse passée (à noter aussi que dans ce texte autobiographique. aucune mention n'est faite non plus de Gabriel Germain. D'où cette question : Pierre Hadot avait-il lu l'Épictète de Gabriel Germain ? Si c'est le cas, l'a-t-il considéré comme quantité négligeable ? Ce serait à mes yeux injuste).
Ceci dit, il va de soi qu'éclairer le contexte de découverte (c'est dans le cadre d'une pratique catholique que Pierre Hadot découvre le stoïcisme) n'éclaire pas le contexte de justification, pour reprendre la distinction de Hans Reichenbach. En effet les conditions de justification d'une thèse, ses raisons, ne sont pas identiques aux causes de sa découverte.

Commentaires

1. Le vendredi 13 mars 2015, 13:10 par lage clapsen
moi j'ai lu jadis le livre Gabriel Germain sur Homère ( Ecrivains de toujours, Seuil). grâce à vous j'apprends ses travaux sur les stoïques.
Hadot a été "découvert" par Foucault. Le hadisme s'est propagé par foucaldisation de la philosophie antique.
Il est temps de réagir.
2. Le samedi 14 mars 2015, 18:23 par Sören Misengaard
Oui, aussi Foucault, dans ses dernières œuvres, a-t-il clairement reconnu sa dette envers Hadot. Mais voilà qu'on l'accuse d'avoir contribué à la radicalisation hadiste ?!
3. Le lundi 16 mars 2015, 15:51 par Décennie
Que ces billevesées n'empêchent pas Philalèthe de souffler ses 10 bougies...
Félicitations et longue vie !..
4. Le lundi 16 mars 2015, 16:21 par Philalèthe
Merci !
Mais on peut voir aussi tout ce blog comme billevesées...
5. Le mardi 17 mars 2015, 10:58 par clap senglag
Ce ne sont pas des billevesées. La question du hadisme est centrale dans la manière dont nous comprenons la philosophie antique et la philosophie tout court. Si Hadot ( et Foucault) ont raison, alors la recherche de la sagesse ne passe pas par la recherche de la vérité théorique. le contraire même de ce que l'on a tenu comme l'héritage des Grecs classiques. Une réinterprétation majeure de l'hellénisme, qui évidemment rejaillit sur tout l'histoire de la Grèce contemporaine et de la conception de l'Europe.
Ceux qui y voient des billevesées pensent-ils comme Hadot et Foucault ?
6. Le mardi 17 mars 2015, 19:08 par Philalethe
C'est important en effet de ne pas réviser à la baisse la vérité que la philosophie cherche, c'est la même que celle des sciences (l'idée de vérité philosophique est suspecte quand elle veut dire simplement opinion philosophique) ; certes la philo a ses problèmes à elle et ses méthodes mais elle n'a pas ses vérités...
Quant à Foucault, j'espère qu'il n'était pas foucaldien et que Hadot n'était pas hadiste ; je crois même qu'on peut trouver dans certains de leurs textes des passages anti-foucaldiens et anti-hadistes.
J'ai aimé par exemple lire Le courage de la vérité de Foucault sur le cynisme car j'ai eu l'impression que par endroits il cherchait à connaître le vérité (au sens ordinaire) sur le cynisme et qu'il éclairait en tout cas le chercheur.
Il ne faut pas que les mauvais disciples et leur intempérance théorique empêchent de chercher dans les maîtres ce qu'ils ont pu apporter de mieux.
C'est sûr que si on veut penser comme Foucault ou comme Hadot ou comme n'importe qui , aussi prestigieux qu'il soit, on est mal parti. On doit juste essayer de penser le mieux possible en respectant la vérité.
7. Le mercredi 18 mars 2015, 18:42 par Quixotte
A lire certaines réactions, il semble, en effet, que les deux auteurs en question soient jugés aussi sévèrement (et donc injustement) que les commentateurs – mais s'agit-il réellement de cela ? N'a-t-on pas plutôt affaire à des résumés sommaires ? - qui en simplifient outrageusement les thèses.
8. Le jeudi 19 mars 2015, 11:11 par gap senclac
"la philosophie n'a pas ses vérités" : alors il y a d'autres discours vrais que celui de la philosophie qui ont leur vérité ? C'est pas ce que j'ai lu dans Platon ou Aristote.
Quant aux auteurs Hadot ou Foucault , aussi subtils soient ils - subtils, forcément subtils - disent ils oui ou non que le but principal de la philosophie grecque n'est pas de parvenir à une connaissance théorique du monde, mais que la visée de cette philosophe a toujours été une sagesse pratique, celle du souci de soi, via des exercices spirituels ? Si c'est un simplification, alors il faut conclure que ce sont des auteurs simplistes.
9. Le vendredi 20 mars 2015, 09:37 par Philalethe
"la philosophie n'a pas ses vérités", je me suis exprimé trop vite, je voulais dire que, s'il y a vérité philosophique, c'est tout autant une vérité qu'une vérité scientifique ou une vérité ordinaire.
Concernant la philosophie grecque, sa visée est la connaissance théorique du monde et grâce à cette connaissance qu'on peut appeler scientifique, de manière un peu anachronique, elle est en même temps de permettre d'accéder à une vie meilleure. En restant dans l'anachronisme, on pourrait parler de morale scientifique !
Si je lis pour aller vite la quatrième de couverture de Qu'est-ce que la philosophie antique ?, j'apprends que "la philosophie procède toujours d'un choix initial pour un mode de vie, d'une vision globale de l'univers, d'une décision volontaire de vivre le monde avec d'autres, en communauté ou en école". Hadot ajoute : " de cette conversion de l'individu découle le discours philosophique qui dira l'option d'existence comme la représentation du monde."
Un tel texte subordonne la théorie au rang de justification a posteriori (rationalisation ?) d'un choix existentiel (de type sartrien ?) qui en l'absence de bonnes raisons théoriques a quelque chose d'irrationnel.
Si on appelle hadiste une telle position, elle me paraît en effet non conforme à la philosophie grecque qui est une recherche de connaissance de la vérité en vue de vivre en accord avec celle-ci.
La position hadiste en question ne me paraît pas tenable, c'est pour cela que j'espére que Hadot n'a pas été complètement hadiste. Que ceux qui connaissent l'oeuvre de Hadot dans tous ses détails  disent si ces formules citées plus haut gauchissent la position d'Hadot ou la reflètent parfaitement.
Quant à Foucault, reste que même s'il a pris cette position hadiste, ses cours sur la philosophie grecque abondent en remarques intéressantes, ce qui ne veut pas dire vraies, je vous l'accorde complètement ! C'est à voir au cas par cas.
10. Le vendredi 20 mars 2015, 10:07 par glance salep
Cher Philalèthe
C'est exactement au sens où vous le dites que je conteste le hadisme.
si les travaux théoriques auxquels les plus grands philosophes grecs se sont consacrés ne sont que des manières de justifier leurs choix de vie et des annexes à leurs exercices spirituels et autres gymnastiques eudémoniques , alors pourquoi se sont ils consacrés aux mathématiques, à la physique, à la logique et à la spéculation métaphysique? En quoi ces activités ne sont elles pas théoriques, et si elles le sont, en quoi sont elles des instruments d'une sagesse seulement pratique? Certes les mathématiques et la métaphysique peuvent nous donner accès à un topos noetikos dans lequel le sage peut trouver son bonheur spirituel, mais ce sont des études difficiles. en quoi l'étude des syllogismes modaux par exemple contribue-t-elle à une quête spirituelle au sens de Hadot? Cela n'empêche pas Hadot d'avoir raison pour 50% de la production philosophique antique.
11. Le vendredi 20 mars 2015, 10:30 par Quixote
Il me semble que le "il est temps de réagir" du premier message envoyé par l'amateur d'anagrammes a été compris par l'un des lecteurs (Misengaard) comme un trait d'humour. En réalité, il n'en est rien : les "auteurs simplistes" ou décrétés tels sont bel et bien à ses yeux une menace pour la philosophie, comme sans doute toute pensée avec laquelle il se trouve en désaccord.
Rendre justice à Pierre Hadot était l'intention initiale : voilà maintenant qu'on se contente du cas par cas pour sauver ce qui peut l'être de sa philosophie. C'est ce qui s'appelle une manœuvre de repli...
Il est temps de passer à autre chose ?
12. Le vendredi 20 mars 2015, 10:48 par Philalethe
À Quichotte, alias Décennie, alias Misengaard
C'est généreux de votre part de me faire croire que trois personnes différentes laissent des posts sur un même billet mais je préfère quand même pour la clarté et l'honnêteté de l'échange qu'on ne joue pas à répondre à un autre alors qu'en fait on multiplie les masques (quand on a un blog, on a connaissance des adresses IP).
Quant à passer à autre chose, je vous en prie, faites-le, en m'accordant par exemple  une réponse à la question suivante : trouve-t-on comme je l'espère des textes non hadistes de Hadot ?
Ce que vous appelez manoeuvre de repli peut être plus aimablement vu comme gain de lucidité. Mais aux hadistes d'intervenir !
13. Le vendredi 20 mars 2015, 11:53 par Philalethe
à Glance Salep
Si on prend le stoïcisme comme système, la physique, la logique et l'éthique se tiennent ; quant à l'épicurisme, il est aussi une science matérialiste et une théorie de la science. 
Quant à la connaissance de la réalité, elle fournit au stoïcien certes une satisfaction en tant que telle (Il y a ici entre autres des textes de Sénèque), mais elle le renforce dans la croyance de l'unité de la nature, de la rationalité de son organisation, croyance qui soutient à son tour la volonté de suivre la nature etc. Aussi ça me paraît risqué de distinguer la connaissance théorique cultivée pour elle-même de celle cultivée aussi pour mieux justifier la vérité de son mode de vie.
Quant à l'épicurien, comme vous le savez, il dénonce en effet le désir de la connaissance théorique comme fin en soi (à cause du souci incessant de découvrir de nouvelles vérités), il n'est donc pas un chercheur. En revanche c'est un scientifique réaliste qui justifie par sa connaissance vraie des atomes ses positions éthiques.
Certes, si on prend les oeuvres de Platon et d'Aristote, il y a manifestement une indépendance de la recherche théorique par rapport à la question du mode de vie juste.
Bien sûr dans l'Apologie de Socrate, le thème du souci de soi est explicite mais il est lié à une volonté de connaître la vérité. Cependant le Parménide est de la pure recherche métaphysique. Il faut donc prendre tout Platon au sérieux.
14. Le vendredi 20 mars 2015, 12:58 par Monfeu
Des masques ? N'en est-il pas de même pour "lage clapsen", "clap senglag", "gap senclac", "glance salep" ? On voit toutefois l'unité d'inspiration, me direz-vous, et ce n'est assurément qu'un demi masque.
Mais je vous donne entièrement raison : ici on ne badine pas. Je vais donc jouer ailleurs...
Merci sincèrement pour vos réponses et votre patience.
15. Le vendredi 20 mars 2015, 21:43 par pale glas en sac
Transparent , moi ?
A Philalèthe
Je conviens que l'épicurien n'est pas un amateur de logique, de maths ou sciences théoriques. Mais il se fatigue quand même à avoir des théories physiques.
Le stoicien renforce sans doute son sens de l'unité de la nature en l'étudiant. Mais pourquoi se fatiguerait il à faire de la spéculation logique s'il peut parvenir au même but sans se livrer à des travaux théoriques ?
Pourquoi, si je cherche la sagesse et l'unité du monde, ne monte-je pas plutôt sur le sommet du Taygète pour contempler la beauté du paysage, plutôt que de me casser la tête sur des sorites?
Pourquoi aller , comme Aristote, passer des jours entiers à faire de la biologie marine, si mon but est d'atteindre la paix spirituelle ?
Le gangster qui prépare le casse du siècle a un but. Le mathématicien aussi. Mais ce n'est pas le même.
16. Le samedi 21 mars 2015, 18:52 par Philalèthe
Ah, cher Pale, et pourquoi pas le Mont Gerbier de Jonc ?
Écoutez plutôt l'Empereur !
" L'Asie, l'Europe : des recoins du monde ; la mer tout entière, une goutte dans le monde ; l'Athos, une petite motte dans le monde." (VI, 36)
17. Le dimanche 22 mars 2015, 12:02 par Sac plengalen
Parce que le Taygète permet de contempler mieux l'étendue des dégats

mardi 10 mars 2015

Être un fidèle du stoïcisme, est-ce être fidèle au stoïcisme ?

Pierre Hadot a popularisé l'idée que la philosophie antique est essentiellement un mode de vie en particulier à travers son livre Qu'est-ce que la philosophie antique ? (1995) mais, trois décennies avant en 1964, Gabriel Germain écrivait :
" Épictète professeur. Peut-être convient-il de prévenir une confusion, née d'habitudes déraisonnables qui sont les nôtres. On s'étonnera un jour que notre temps se soit abandonné à cette idée absurde et dangereuse que l'enseignement de la philosophie est comparable à n'importe quel autre et qu'il suffit, pour conquérir le droit de s'y livrer, de satisfaire à des épreuves purement intellectuelles. Il est vrai : nous avons dissocié philosophie et sagesse, chassé avec hypocrisie la perennis philosophia au profit d'études spéciales, de telle façon que l'appel à la vérité unitive, exigence ou même tourment des jeunes esprits, ne trouve pour lui répondre que les voix des comparses. Même ainsi trahie et exilée, la philosophie reste une vivante, et l'on ne devrait aspirer à son service qu'après des années consacrées à purifier le corps et l'esprit. Les Anciens, eux aussi, ont connu les marchands de syllogisme, et il s'est toujours trouvé des niais pour les payer très cher ; mais, dans l'ensemble, ils sont restés fidèles à l'idéal du Maître de Sagesse." (Épictète et la spiritualité stoïcienne, Points Sagesse, p. 65-66)
Manifestement Germain, qui publie ce texte dans la collection "Maîtres Spirituels" du Seuil, rapproche le stoïcisme des religions sans pour autant l'identifier à l'une d'elles :
«  (…) À prendre le Stoïcisme comme créateur de la vie spirituelle, c'est sous la lumière de l'étude des religions, plutôt que de l'histoire de la philosophie, que nous avons à l'envisager. Il n'est pas d'histoire des religions anciennes qui ne soit amenée à lui donner son attention. Pour ses vrais fidèles, il a été l'âme de leur vie religieuse, comme l'ont été pour les leurs le néo-pythagorisme (qui est allé jusqu'à se former en confréries, avec leurs sanctuaires) et plus tard le néo-platonisme. Avec Sénèque, avec Épictète encore plus, préparons-nous à vivre en philosophie, avec le sérieux et l'intensité que l'on apporte ailleurs à vivre en religion, sinon avec les mêmes pratiques et les mêmes perspectives. »(ibidem p.37)
Voir le stoïcisme moins comme une théorie philosophique à évaluer en termes de vérité et de validité que comme une religion, incline à accorder une grande importance au réconfort et à la paix qu'il peut apporter aux vies de ceux qui se tournent vers lui.
Ce n'est pas forcément anecdotique ni malveillant de rappeler que Pierre Hadot a d'abord été un prêtre catholique et qu'il n'a quitté l'Eglise qu'à 30 ans. Lisant ses entretiens avec Jeanne Carlier et Arnold I.Davidson (La philosophie comme manière de vivre, Albin Michel, 2001), j'ai alors pensé que la conception que se faisait Hadot du stoïcisme était modelée par cet engagement religieux premier et pensé.

Commentaires

1. Le mercredi 11 mars 2015, 20:14 par Monfeu
Bonjour,
Bien entendu qu'il n' y a aucune malveillance, mais rapporter cette conception du stoïcisme à des circonstances biographiques particulières n'aide pas à en mesurer la pertinence. Or le problème de fond est là. Même en admettant les thèses de Hadot, dans son livre sur la philosophie antique qui insiste sur la philosophe comme « mode de vie », on ne doit pas négliger tout l'appareil des raisons qui prétendent en être la justification ou la légitimation. Et cette dimension théorique n'est pas seconde ou secondaire par rapport à la dimension pratique, puisque c'est par ce chemin que le « vrai » et le « valide » restent des notions fondamentales en philosophie. Faut-il nécessairement associer la « spiritualité » (stoïcienne ou autre) à cette méfiance à l'égard de l' « intelligence » (cf. la citation de Gabriel Germain) qui porte à croire que la philosophie ne peut demeurer « vivante » qu'en se détournant d'une rationalité réduite caricaturalement à des syllogismes desséchants ?
2. Le jeudi 12 mars 2015, 08:18 par Maël Goarzin
Bonjour,
Merci pour ces deux textes, qui sont très intéressants pour moi car je me pose précisément la même question concernant la généalogie de la pensée de Pierre Hadot. Savez-vous si Gabriel Germain est une référence récurrente chez Pierre Hadot dans son analyse du stoïcisme?
En ce qui concerne l'accent mis par Pierre Hadot sur la pratique philosophique, à côté du discours philosophique, il me semble qu'il ne serait pas tout à fait juste de réduire sa pensée à cette conception de la philosophie. Il rappelle lui-même le lien fondamental et indissociable entre théorie et pratique, entre discours philosophique et mode de vie philosophique. Il ne peut y avoir l'un sans l'autre. Voilà, ce qu'il dit. C'est la représentation caricaturale de la pensée de Pierre Hadot qui réduit la philosophie à une manière de vivre à mon avis A bien lire Pierre Hadot, et les stoïciens, qui vont tout à fait dans ce sens d'une complémentarité essentielle de la théorie et de la pratique, il ne me semble pas qu'il soit dit que la connaissance et la compréhension des doctrines philosophiques ne sont pas nécessaires à la vie philosophique. Le point mis en avant par Epictète à la fin du Manuel par exemple (chapitre 52), ou par Pierre Hadot dans Qu'est-ce que la philosophie antique? (voir, par exemple, p. 267) est de rappeler que cette connaissance des doctrines n'est pas suffisante, et que la mise en pratique de ces doctrines est nécessaire également.
3. Le jeudi 12 mars 2015, 12:27 par Philalethe
À Maël Goarzin et à Monfeu.
Merci pour vos posts. J'y réponds dans mon billet d'aujourd'hui.

lundi 9 mars 2015

Le sang et la pensée.

Dans son excellent Épictète et la spiritualité stoïcienne (1964), Gabriel Germain écrit :
" Comme tous les être vivants, l'homme est animé par le pneuma divin. Mais il participe à la nature divine de plus près que n'importe lequel d'entre eux, parce que son âme n'est pas seulement un "pneuma" doué de chaleur, suivant une formule de Zénon (S.V.F., I, 135), une "exhalaison" (anathymiasis) (ib.,139,141) sèche et chaude qui s'élève du sang (donc une âme matérielle, mais, elle aussi, d'une matière subtile)." (Points-Sagesse, 2006, p.32-33)
Je retiens "âme matérielle" puis je lis la note correspondant à ces lignes :
" Si cette conception de l'âme a des attaches avec des idées médicales du temps, elle continue également des notions très archaïques : les âmes des morts, dans la nékya odysséenne, reprennent mémoire et conscience en buvant le sang d'une victime. Sang, souffle, chaleur, pensée, vie, sont étroitement liés aux premiers âges de la réflexion humaine." (ibid., p.166-167)
Je me dis alors : à la lumière des neuro-sciences, cet archaïsme-là n'est-il pas plus proche de la vérité que la modernité cartésienne et notre dualisme ordinaire ?

Commentaires

1. Le mardi 10 mars 2015, 11:01 par Monfeu
Bonjour,
1°) Si la "vérité", sur ce sujet, se révèle à la "lumière" des neuro-sciences, alors le matérialisme ancien (Démocrite, Épicure, Lucrèce) n'en est-il pas tout aussi proche, sinon plus ? Et d'ailleurs, peut-on mesurer ce genre de distance ? Pour prétendre qu'une position théorique est "proche" de la vérité, il faut supposer celle-ci acquise et localisable.
2°) N'y a-t-il pas des dissensions philosophiques au sein des neurosciences, en dehors du fait qu'elles constituent un domaine pluridisciplinaire ?
3°) Le dualisme "ordinaire" est-il la même chose que la "modernité" cartésienne ? N'y a-t-il pas, de plus, une simplification rituelle de la pensée cartésienne sur ce point ? Denis Kambouchner rappelle utilement que ""l'esprit humain n'a pas besoin de corps pour penser" n'est pas un énoncé cartésien" (in Descartes n'a pas dit, Les belles lettres, 2015, p.89)
2. Le mardi 10 mars 2015, 18:45 par Philalèthe
Merci de vos commentaires.
1) a) C'est clair que si on est matérialiste Démocrite ouvre la voie. C'est plus difficile à dire concernant l'épicurisme à cause du clinamen attribué par Lucrèce à l'atome. 
b) Oui, la mesure de la proximité a une dimension métaphorique mais pour autant cela n'implique pas qu'il n'y ait pas des vérités acquises (c'est un fait médical par exemple que quand on opère d'une tumeur  à crâne ouvert le cerveau il arrive qu'on demande au patient en quoi la modification qu'on fait subir à  son cerveau a un effet sur son esprit).
2) À ma connaissance il n'y a pas de dissensions philosophiques au sein des neurosciences (il y a des discussions scientifiques). En revanche il y a des dissensions de ce type quand les neuroscientifiques philosophent sur l'esprit à partir des neurosciences.
3) a) Nous sommes spontanément dualistes (Descola dit que c'est une distinction universellement reconnue) et ce dualisme ordinaire est plus proche de la pensée de Descartes sur le sujet du rapport corps/esprit que de celle de Berkeley par exemple.
b) Le livre de Kambouchner est bien utile et ce travail devrait être fait pour chaque philosophe. Mais je ne l'ai pas lu. Reste que l'esprit a chez Descartes une réalité substantielle, ce qui implique qu'il est intrinsèquement intelligible sans qu'on le mette en relation avec le corps. Mais c'est clair que l'esprit ne peut pas avoir les idées de plaisir et de peine, ces idées que Descartes attribue au foetus dans la lettre à Hyperaspites, sans union avec le corps, pas plus que toutes les idées de la perception. Mais Descartes reconnaît aussi à l'esprit des idées innées (l'esprit du foetus a l'idée de Dieu).
3. Le mercredi 11 mars 2015, 10:00 par Monfeu
Merci pour votre réponse.
Sur le point n° 2: si l'on prend le cas de John Eccles (tant pis pour l'inactualité de l'exemple) il me semble qu'on ne peut rendre compte de ses travaux en disant qu'il « philosophe sur l'esprit à partir  des neurosciences » ou, du moins, cela demande quelques précisions. Il serait plus juste de dire qu'il tente de tirer d'arguments scientifiques (neurobiologiques) le moyen d'étayer la thèse d'une action spécifique de la conscience sur le cerveau, ce qui est typique d'une position dualiste (interactionniste) ouvertement anti-matérialiste. Il est difficile de dire si c'est cette position philosophique adoptée a priori qui guide ici l'argumentation scientifique (elle-même discutable quant à sa portée) ou bien, au contraire, si ce sont les travaux scientifiques qui ont déterminé l'adoption de cette perspective philosophique. Je serais enclin à croire que ce sont les positions philosophiques de l'auteur qui ont orienté la recherche et qu'il a tenté de leur donner une assise scientifique (cf. Evolution of the Brain, Creation of the Self : « I maintain that the human mystery is incredibly demeaned by scientific reductionism, with its claim in promissory materialism to account eventually for all of the spiritual world in terms of patterns of neuronal activity. This belief must be classed as a superstition. . . . we have to recognize that we are spiritual beings with souls existing in a spiritual world as well as material beings with bodies and brains existing in a material world. »)
On voit, par ailleurs, que le recours chez lui à la mécanique quantique – qui a été source de perplexité et de discussions sur son opportunité ou sa pertinence dans le domaine de la neurobiologie- est une stratégie pour plaider en faveur de l'indéterminisme et « sauver » la liberté au sens métaphysique du terme.
Dans ces conditions et lorsque des notions comme celles de « conscience », d' « événements mentaux », d' « esprit », etc., sont abordées, est-il si facile de différencier discussions scientifiques et dissensions philosophiques ? Mais, me direz-vous avec raison, la question se pose et s'est posée de la même manière dans des domaines étrangers à l' « esprit »...