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mardi 17 novembre 2009

La croyance dans le cogito, un effet essentiellement secondaire ?

Jon Elster, dans un article de 1983 States that are essentially by-products (Le laboureur et ses enfants Minuit 1986), se centre sur les effets essentiellement secondaires qu'il définit ainsi:
" Certains états mentaux et sociaux semblent avoir pour propriété de ne pouvoir se réaliser qu'en tant qu'effets secondaires d'actions entreprises à d'autres fins" (p.17)
Par exemple, la spontanéité (une spontanéité artificielle n'est pas une spontanéité réelle).
Le passage qui retient mon attention correspond à une argumentation destinée à soutenir la thèse que la croyance est un effet essentiellement secondaire.
Elster commence par citer un texte de Tocqueville tiré De la démocratie en Amérique et venant selon lui à son appui:
" Un grand homme a dit que l'ignorance était aux deux bouts de la science. Peut-être eût-il été plus vrai de dire que les convictions profondes ne se trouvent qu'aux deux bouts, et qu'au milieu est le doute. On peut considérer, en effet, l'intelligence humaine dans trois états distincts et souvent successifs. L'homme croit fermement, parce qu'il adopte sans approfondir. Il doute quand des objections se présentent. Souvent, il parvient à résoudre tous ces doutes, et alors il recommence à croire. Cette fois, il ne saisit plus la vérité au hasard et dans les ténèbres; mais la voit face à face et marche directement à sa lumière. (...) On peut compter que la majorité des hommes s'arrêtera toujours dans l'un de ces deux (premiers) états : elle croira sans savoir pourquoi, ou ne saura pas précisément ce qu'il faut croire. Quant à cette autre espèce de conviction réfléchie et maîtresse d'elle-même qui naît de la science et s'élève du milieu même des agitations du doute, il ne sera jamais donné qu'aux efforts d'un très petit nombre de l'atteindre."
Sans prétendre que les deux premières Méditations métaphysiques de Descartes soient visées par ce passage, je crois possible cependant de donner, en me référant à elles, ce philosophe comme exemple d'homme qui accède au savoir à partir des "agitations du doute".
Je suis donc surpris de lire le commentaire que fait Elster du texte de Tocqueville:
" Ce passage suggère que la deuxième forme, adulte, de la croyance est un effet essentiellement secondaire de l'apprentissage et de l'expérience. Il m'est impossible d'imaginer quelqu'un qui induirait le doute en lui-même pour atteindre la croyance réfléchie, car une personne si subtile n'accepterait pas de croire naïvement et dogmatiquement en premier lieu. Si la solution est à la portée de la main, alors le problème n'existe pas." (p.37-38)
Or, ne peut-on pas dire que Descartes a bel et bien induit le doute en lui-même pour atteindre la croyance réfléchie ?
Il me semble que l'argumentation d'Elster est double. En effet, vu que dans la suite il compare le désespoir au doute en soutenant à juste titre qu'un désespoir voulu n'est pas un désespoir authentique, un premier argument revient à défendre que le doute voulu n'est pas un doute authentique (il me semble que cet argument s'inspire de Wittgenstein). Ceci dit, dans le texte cité, l'argumentation est autre puisqu'un tel doute n'est pas identifié à un faux doute mais à un doute psychologiquement improbable: la personne subtile qui produirait le doute à des fins de connaissance ne peut pas être caractérisée, à cause de sa subtilité même, par les erreurs dont elle vise à se débarrasser au moyen du doute. Mais revenons à Descartes: en aucun moment, il n'a accepté de croire naïvement et dogmatiquement; il réalise seulement qu'autrefois il a cru naïvement. Le problème existe donc parce que le mal et sa solution ne sont pas contemporains.
Dans le cas de Descartes, on peut faire l'hypothèse de l'existence de deux doutes: un doute involontaire qui naît à la sortie de son éducation par l'expérience du décalage entre ce qui est transmis à l'école et ce qui est découvert dans l'investigation scientifique; plus un doute volontaire, prolongeant en un sens le premier mais qui est moins l'expérience d'une incertitude qu'une argumentation destinée à faire voir le certain sous l'aspect de l'hypothétique.
On peut soutenir que Descartes a induit le doute en lui-même pour savoir. Il n'a pas dans un premier temps douté puis dans un deuxième temps eu accès à la vérité comme effet non intentionnel de l'expérience du doute.
En revanche c'est défendable de dire qu'il n'a pas douté pour avoir accès au cogito. La croyance dans le cogito peut-elle donc être identifiée, elle, à un effet essentiellement secondaire ?
Si c'est le cas, l'enseignement de Descartes ne peut en aucune manière être fidèle à l'ordre que le philosophe a génétiquement suivi: en effet si on fait douter hyperboliquement les élèves, c'est dans l'intention de leur donner un accès indirect à une vérité inaccessible directement. En revanche, tant qu'on fait douter les élèves pour les faire parvenir à de l'indubitable, on reproduit à la lettre la démarche cartésienne.

Commentaires

1. Le mercredi 25 novembre 2009, 13:08 par patrick ducray
Désolé de vous avoir fait perdre patience !
Je me demande si en considérant l'hypothèse du Dieu trompeur, ou mieux celle du Malin génie, ça ne serait pas correct de soutenir que Descartes en un sens se manipule. Il trouve un truc pour se placer dans un état psychologique (la suspension totale du jugement), duquel il attend la connaissance, au moins la connaissance minimale qu'il n'y a pas de connaissance. Mais il trouve le cogito comme by-product. Ce n'est pas contradictoire avec l'engagement préalable. L'engagement préalable de douter se heurte au réalisme spontané de l'homme Descartes. C'est pour surmonter ce réalisme qui limite l'investigation philosophique que Descartes ne pouvant accéder directement au doute hyperbolique ruse et passe par la croyance dans un dieu rusé. Ce doute est la fin visée, plus précisément elle est ce qu'on attend de lui, le savoir, mais effet secondaire, apparaît la vérité du cogito.

mercredi 30 avril 2008

Le rêve épicurien de Descartes.

Dans une lettre adressée à Chanut, Descartes écrit:
" Je me plains de ce que le monde est trop grand, à raison du peu d'honnêtes gens qui s'y trouvent; je voudrais qu'ils fussent tous assemblés en une ville, et alors je serais bien aise de quitter mon ermitage, pour aller vivre avec eux, s'ils me voulaient recevoir en leur compagnie. Car encore que je fuie la multitude, à cause de la quantité des impertinents et des importuns qu'on y rencontre, je ne laisse pas de penser que le plus grand bien de la vie est de jouir de la conversation des personnes qu'on estime." (T.III Ed. Alquier p.645)
Au Paradis des philosophes, Descartes admire - au sens qu'il donnait à ce mot - les philosophes d'aujourd'hui: Internet leur permet de vivre avec leurs amis sans pour autant quitter leur ermitage...

Socrate derechef interprété par Descartes : humain mais pas trop humain.

Dans une des dernières lettres à la princesse Elisabeth, Descartes écrit :
« L’inclination à faire des vers, que votre Altesse avait pendant son mal, me fait souvenir de Socrate, que Platon dit avoir eu une pareille envie, pendant qu’il était en prison. Et je crois que cette humeur de faire des vers, vient d’une forte agitation des esprits animaux, qui pourrait entièrement troubler l’imagination de ceux qui n’ont pas le cerveau bien rassis, mais qui ne fait qu’échauffer un peu plus les fermes, et les disposer à la poésie. Et je prends cet emportement pour une marque d’un esprit plus fort et plus relevé que le commun. » (22 février 1649 éd. Alquié TIII p.888)
C’est encore une révision à la baisse – et très matérialiste – d’un signe de distinction socratique. Notez cependant que, pour avoir des esprits animaux, Socrate n’en a pas moins une fermeté d’esprit – et plus animal cette fois ! - qui le rehausse nettement par rapport au superstitieux qu’il était dans la lettre que Descartes consacrait à son génie (cf le billet d’hier).
Je me demande si un psychanalyste ne verrait pas dans ces lignes une obscure compréhension cartésienne de ce que les gens de son école désignent du nom de « sublimation »...

mardi 29 avril 2008

Le démon de Socrate interprété par Descartes.

" (...) J'ose croire que la joie intérieure a quelque secrète force pour se rendre la fortune plus favorable. Je ne voudrais pas écrire ceci à des personnes qui auraient l'esprit faible, de peur de les induire à quelque superstition; mais au regard de Votre Altesse, j'ai seulement peur de me voir devenir trop crédule. Toutefois j'ai une infinité d'expériences, et avec cela l'autorité de Socrate, pour confirmer mon opinion. Les expériences sont que j'ai souvent remarqué que les choses que j'ai faites avec un coeur gai, et sans aucune répugnance intérieure, ont coutume de me succéder heureusement, jusque-là même que, dans les jeux de hasard, où il n'y a que la fortune seule qui règne, je l'ai toujours éprouvée plus favorable, ayant d'ailleurs des sujets de joie, que lorsque j'en avais de tristesse. Et ce qu'on nomme communément le génie de Socrate n'a sans doute été autre chose, sinon qu'il avait accoutumé de suivre ses inclinations intérieures, et pensait que l'événement de ce qu'il entreprenait serait heureux, lorsqu'il avait quelque secret sentiment de gaieté, et, au contraire, qu'il serait malheureux, lorsqu'il était triste. Il est vrai pourtant que ce serait être superstitieux, de croire autant à cela, qu'on dit qu'il faisait; car Platon rapporte de lui que même il demeurait dans le logis, toutes les fois que son génie ne lui conseillait pas d'en sortir. Mais, touchant les actions importantes de la vie, lorsqu'elles se rencontrent si douteuses, que la prudence ne peut enseigner ce qu'on doit faire, il me semble qu'on a grande raison de suivre le conseil de son génie, et qu'il est utile d'avoir une forte persuasion que les choses que nous entreprenons sans répugnance, et avec la liberté qui accompagne d'ordinaire la joie, ne manqueront pas de nous bien réussir." (Lettre à Elisabeth, oct. ou nov. 1646 éd. Alquié p.679-680)
En 1641 dans la Quatrième Méditation Métaphysique, Descartes distinguait seulement deux types d'action libre: celle qui correspondait à un choix volontaire justifié par de bonnes raisons et celle qui correspondait à un choix volontaire arbitraire quand les bonnes raisons ne font pas plus pencher pour une option que pour une autre.
Apparaît ici un troisième type d'action libre: son origine est passionnelle, elle n'est pas précédée d'un choix - on suit une inclination désignée ici autant par le concept de joie que par celui de gaieté -, elle n'est pas éclairée et paradoxalement - parce qu'elle n'est pas justifiable dans une logique de prudence - elle est couronnée de succès.
Ce qui est énigmatique aussi, c'est que Descartes tient à distinguer deux versions de la thèse: l'une forte mais superstitieuse et adaptée aux esprits faibles et l'autre faible mais philosophique et convenable pour les esprits forts. Essayons de les expliciter:
a) version forte pour esprit faible ( on notera que paradoxalement aussi l'exemple de l'esprit faible est Socrate lui-même ): il faut toujours prendre comme guide de l'action la passion; si la passion est tristesse, il faut s'abstenir, si la passion est joie, il faut entreprendre.
b) version faible pour esprit fort: là encore il y a un paradoxe. En effet l'esprit éclairé sait que c'est seulement dans les affaires d'importance (et non comme on pourrait s'y attendre dans les affaire mineures) et quand la raison ne fournit aucune bonne raison déterminante qu'il faut se fier au sentiment ressenti.
Ce texte est étrange car en son coeur il y a une tension entre une perspective rationaliste (ce que Socrate personnifiait est réductible à un certain état d'âme, donc évacuation de la transcendance) et une perspective irrationaliste (le meilleur est quelquefois de se laisser conduire par ses sentiments même si on est incapable de rendre compte rationnellement de la valeur d'une telle inspiration). Ce qui complique les choses, c'est aussi que Descartes tient à distinguer un irrationalisme supersitieux (celui de Socrate) d'un irrationalisme rationnel (le sien).
Descartes nous offrirait-il ici une version laïque de la grâce ?

samedi 26 avril 2008

Promenades philosophiques.

A Guez de Balzac qui semble préférer la campagne, Descartes fait dans une lettre du 5 mai 1631 l'éloge de la vie en ville, précisément à Amsterdam:
" Je vais me promener tous les jours parmi la confusion d'un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées, et je n'y considère pas autrement les hommes que j'y vois, que je ferais les arbres qui se rencontrent en vos forêts, ou les animaux qui y paissent. Le bruit même de leur tracas n'interrompt pas plus mes rêveries que ferait celui de quelque ruisseau." (Oeuvres philosophiques éd.Alquié T.I p 292).
Cette promenade cartésienne - tout à fait néantisante, pour parler sartrien - représente à mes yeux l'envers de la promenade cynique: à dire vrai, ce n'est pas que le Chien dans une forêt transformerait en hommes les arbres, non, mais il serait si attentif à capter les regards pour les dresser par sa gymnastique philosophique qu'il serait bien loin de réduire leurs porteurs à des animaux-machines.
Apparemment moins respectueux que Descartes des occupations des uns et des autres, il leur donnerait tout de même la capacité de juger et de transporter dans leurs têtes pour la plupart les bêtises qu'il s'apprêterait justement à rectifier par sa déambulation jamais privée mais toujours didactique.
Ce n'est pas non plus comme l'épicurien que Descartes déambule dans la ville d'Amsterdam. S'il n'aurait pas le folie de lui enseigner quoi que ce soit, le disciple d'Epicure aurait néanmoins la conscience constante de l'humanité hostile de cette foule active.
Aussi circulerait-il entre les hommes comme le soldat entre les balles, d'une tranchée amicale à une autre tranchée amicale.

vendredi 4 mai 2007

Xénophane: comme Descartes dans son poêle ?

Athénée de Naucratis (première moitié du 3ème siècle après J.C.) dans le Banquet des Sophistes a rapporté quelques vers étonnants de Xénophane :
« Oui, c’est au coin du feu qu’il faut en deviser,
Tout au cœur de l’hiver, allongé sur un lit,
Passablement douillet, après un bon dîner,
En buvant du vin doux, et tout en grignotant
Des pois chiches grillés. C’est alors qu’on peut dire :
« Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Dis-moi quel est ton âge ?
Et quel âge avais-tu quand le Mède arriva ? »
Il y a ici deux énigmes : d’abord quel est le sujet de la conversation ? Ensuite pourquoi faut-il de telles conditions à cette conversation-là ? Précisons.
Celui qui parle semble faire connaissance d’un étranger mais est-ce le début d’une amitié ? Ou les premières étapes d’une enquête ? Quelle histoire commence exactement ? J’ai en tout cas la certitude que ce ne sont pas des questions philosophiques.
Mais surtout pourquoi faut-il tant de tranquillité et de confort pour poser ces questions si banales, si ordinaires ? Est-ce un paysan qui, éloigné de ses champs par l’hiver, prend enfin le temps de bavarder ?
Il me semble en tout cas que ce texte n’a pas de portée philosophique et que ce serait le surinterpréter outrageusement que de vouloir en faire d’une manière ou une autre le véhicule de quelque thèse.
Quelle n’est donc ma surprise à la lecture de la note que Jean-Paul Dumont lui consacre !
« Le thème général, celui de l’interrogation métaphysique qui suppose loisir et confort, apparaît ici pour la première fois et sera repris par Aristote, notamment au premier livre de l’Ethique à Eudème. »
A la rigueur, l’interprétation pourrait se défendre s’il n’y avait que les deux premières questions et encore… Mais les deux autres ne laissent pas de place au doute : c’est une interrogation historique et pas du tout métaphysique qui débute.
Et si on devait tenir compte du titre de l’œuvre dont ce passage est tiré, les Parodies ? Mais n’est-ce pas encore plus forcé d’y voir la parodie d’une interrogation métaphysique ?
A moins qu’il ne s’agisse d’attirer l’attention sur le ridicule de la disproportion entre l’abondance du décor et la maigreur du discours ?

vendredi 9 mars 2007

Héraclite et Descartes: pas de vulgarisation.

Et ses concitoyens, les Ephésiens ? Héraclite les rejette avec autant de détermination qu’il refusait de s’inscrire dans la continuité d’Homère et des philosophes que nous appelons présocratiques (Pythagore, Xénophane).
A l’origine de cette exclusion, il y a le bannissement par ostracisme d’Hermodore, « le plus précieux » des Ephésiens, à en croire les paroles que Laërce attribue à Héraclite (2). Le texte suggère que le prix qu’Héraclite lui donne exprime seulement l’amitié qui les unit mais d’autres sources apprennent qu’ Hermodore a été, avant son expulsion, un législateur éphésien prestigieux que les Romains avaient consulté afin de fixer le code juridique des Douze Tables.
D’avoir rejeté hors de la cité Hermodore qui, lui, en avait tant, les Ephésiens perdent, eux, toute valeur. Leur condamnation les condamne à s’abaisser au-dessous des enfants :
« Les adultes d’Ephèse auraient mieux fait de se pendre, tous, (quelle violence dans ces premières ligne ! Le suicide, après les coups portés au prince des poètes grecs…) et d’abandonner la cité aux enfants (…) » (2)
On discute pour savoir quelles opinions politiques attribuer à Héraclite mais ce passage donne raison à Serge Mouraviev quand il propose d’ « interpréter l’idéal héraclitéen comme celui d’une aisymnétie, espèce de régime présidentiel consistant à accorder démocratiquement un pouvoir considérable, mais limité par une constitution écrite, à un citoyen particulièrement valeureux et compétent, capable de garantir l’homonoia (la concorde) et de modérer les appétits excessifs. » (Dictionnaire des philosophes antiques T.III p.581).
Un tel pouvoir fort évoque le régime politique monarchique présenté par Platon dans la République, à la différence près (et elle est de taille) qu’il repose sur un fondement démocratique et suppose donc dès le départ une communauté d’hommes assez lucides et honnêtes pour choisir l’homme d’élite auquel il conviendra de confier un tel pouvoir.
Ce qui est très cohérent avec les lignes qui suivent immédiatement le passage consacré à Hermodore :
« On lui demanda aussi de faire office de législateur pour eux mais il dédaigna l’offre, parce que la cité était déjà sous l’emprise de sa mauvaise constitution. » (2)
Et c’est à nouveau le retour des enfants, non plus maîtres hypothétiques et impuissants d’une cité décomposée, mais compagnons de jeu du philosophe replié :
« S’étant retiré dans le temple d’Artémis, il jouait aux osselets avec les enfants ; les Ephésiens faisant cercle autour de lui, il leur dit : « Pourquoi vous étonner, coquins ? Est-ce qu’il ne vaut pas mieux faire cela que de mener avec vous la vie de la cité ? » (3)
Il y a du cynisme dans l’attitude : qu’on ne s’y trompe pas, ce ne sont pas les enfants qui sont élevés au rang de partenaires du philosophe mais les concitoyens qui sont réduits à être moins que rien car moins que des enfants.
En revanche ce ne serait pas correct d’identifier le choix du temple comme domicile à une volonté pré-cynique de désacraliser les lieux saints. En effet Diogène Laërce nous apprend quelques lignes plus loin qu’Héraclite déposa son livre « dans le temple d’Artémis, après s’être appliqué, selon certains, à l’écrire en un style plutôt obscur, pour que n’y eussent accès que ceux qui en avaient la capacité, et de peur qu’un style commun ne le rendît facile à dédaigner. » (6)
Comme il est fréquemment question de mépris ! « Méprisé lui-même par les Ephésiens » (15) qu’il méprise, Héraclite s’ingénie à faire échapper son ouvrage au statut d’objet méprisable et par le choix du lieu où il le place et par celui de la langue dans laquelle il l’écrit.
Je pense à Descartes qui écrit dans la préface des Méditations :
« Le chemin que je tiens pour expliquer (les questions de Dieu et de l’âme humaine) est si peu battu, et si éloigné de la route ordinaire, que je n’ai pas cru qu’il fût utile de la montrer en français, et dans un discours qui pût être lu de tout le monde, de peur que les faibles esprits ne crussent qu’il leur fût permis de tenter cette voie. » (traduction de Clerselier, édition de 1661 Oeuvres philosophiques TII Garnier p.390)
Plus haut il a tenu à préciser qu' en écrivant le Discours de la méthode en français, il n’avait pas le « dessein d’en (il s’agit des deux questions) traiter alors à fond, mais seulement comme en passant, afin d’apprendre par le jugement qu’on me ferait de quelle sorte j’en devrais traiter par après. »
Lecteurs du français: assez bons pour servir de mesure aux premières explorations métaphysiques, mais trop médiocres pour comprendre leurs aboutissements.
La langue savante n’est pas requise pour exprimer la pensée savante comme si elle ne pouvait essentiellement pas être véhiculée par la langue ordinaire, elle est juste destinée à rendre impossible la lecture aux hommes ordinaires. Ces derniers, parlant la langue populaire, ne peuvent accéder à la pensée savante mais risquent de le croire en reconnaissant leur idiome quotidien dans l’exposition de la métaphysique.
Autant chez Héraclite que chez Descartes, peur d’un rabaissement de leur œuvre au contact des simples.
Héraclite : peur d’être pris pour un quidam.
Descartes : peur d’être mal compris par n’importe qui.

dimanche 28 janvier 2007

Empédocle et Descartes: pour une médecine déductive ou Hippocrate contre Empédocle : introduction à la médecine expérimentale.

« Satyros dans les Vies dit qu’ (Empédocle) fut un très grand médecin. » (VIII 58)
« Certains médecins et sophistes disent qu’on ne saurait connaître la médecine, à moins de connaître la quiddité (l'essence) de l’homme, et qu’il faut l’avoir apprise pour prétendre soigner correctement les hommes. C’est à la philosophie que songent ceux qui tiennent ce propos ; ainsi que le font Empédocle ou d’autres qui ont écrit De la nature : ils commencent par dire ce qu’est la quiddité de l’homme, comment il a été engendré pour la première fois et d’où il a été façonné. Pour ma part, je tiens tout ce qui a pu être dit sur la nature par un sophiste ou un médecin, comme relevant moins de l’art médical que de la littérature, il n’existe pas de connaissance claire touchant la nature. » (Hippocrate De l’ancienne médecine XX traduction de Jean-Pierre Dumont in Les Présocratiques La Pléiade p.355)
« Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale. » (Descartes Préface aux Principes de la Philosophie La Pléiade p.566)

dimanche 10 décembre 2006

Pythagore et Descartes: deux manières différentes de sortir de chez soi.

Descartes dans le Discours de la Méthode (1637) a mis en évidence la valeur relative des voyages du point de vue de la connaissance de la vérité ; les livres l’ayant à ce sujet passablement déçu, il décide de chercher la vérité ou en lui-même ou « dans le grand livre du monde » : c’est cette voie qu’il explore en premier.
Mais il ne part pas à la recherche des savants des autres pays, l’exercice de la raison spéculative et purement théorique lui paraissant corrompu par le désir de se distinguer : s’éloigner des pensées communes n’a alors à ses yeux que ce seul but ; non, Descartes est plutôt curieux de s’instruire des raisonnements des hommes de métier car ils ont intérêt, eux, à ne pas se tromper pour ne pas échouer dans leurs entreprises.
Même s’il ne le dit pas explicitement, il semble que Descartes n’ait pas plus appris à cette école qu’à celle des précepteurs. Il tire cependant de ses voyages une conscience aigue de la diversité des mœurs et se défait d’un ethnocentrisme spontané qui l’encourageait à identifier les mœurs françaises aux meilleures mœurs possibles. Mais, vu que l’étude du livre du monde dura plusieurs années, cela reste un bilan plutôt maigre. On sait que c’est en lui-même que Descartes découvrira la vérité principielle sur laquelle il prétendra fonder une philosophie nouvelle.
Pythagore d’une certaine manière anticipe partiellement le processus de formation cartésien. Lui aussi écoute d’abord les maîtres, Phérécyde de Syros (cf les billets des 7 et 8-09-05) puis Hermodamas. Mais ils ne le comblent pas:
« Comme il était jeune et avide de savoir, il voyagea hors de sa patrie, et fut initié à tous les mystères, aussi bien grecs que barbares. Ainsi donc, il se rendit en Égypte, et c’est alors que Polycrate le recommanda par lettre à Amasis (roi d’Egypte) ; il apprit même leur langue, comme le dit Antiphon dans son ouvrage Sur ceux qui se sont distingués dans la vertu, et il alla aussi chez les Chaldéens et les Mages. Ensuite, en Crète, il pénétra en compagnie d’Epiménide dans la grotte de l’Ida (lieu légendaire de la naissance de Zeus), tout comme en Égypte il avait pénétré au cœur des sanctuaires ; il y apprit les doctrines secrètes relatives aux dieux. » (VIII 3)
Comme le jeune Descartes, Pythagore quitte sa patrie mais ce n’est pas pour « fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions » (Discours de la méthode Première Partie) et s’immerger dans une quotidienneté dont il espèrerait quelque enseignement ; tout au contraire, ce sont les multiples manifestations du divin auxquelles il est attentif. Sa manière à lui de sortir de la caverne, c’est d’entrer dans une autre, tant il cherche la Vérité dans le caché et le secret.
L’ayant trouvée, loin d’imiter Descartes qui écrit en français, langue vulgaire, pour la diffuser au-delà du cercle étroit de la raison universitaire, il recréera à l’échelle de son école les manières de faire des cultes à mystères. S’il faut en croire Isocrate (-437 -338) qui certes semble ne l’avoir guère aimé, Pythagore acquiert la célébrité non par la rupture avec l’ordre religieux établi mais bien plutôt en étant consacré par lui :
« Particulièrement pour tout ce qui est rites et pratiques cérémoniales dans les sacrifices il fit montre d’un zèle plus manifeste que les autres ; car, pensait-il, même si cela ne devait rien lui valoir de plus de la part des dieux, il en retirerait une excellente réputation auprès des hommes ; et ce fut précisément le cas. En effet il surpassa tout le monde en réputation au point que les jeunes, unanimement, brûlèrent de devenir ses disciples et que les aînés, de leur côté, virent avec plus de plaisir leurs propres enfants devenir ses disciples que se préoccuper de leurs affaires domestiques » (Busiris 28-29 traduction de Daniel Delattre)
Cette jeunesse, qui s’affole autour de Pythagore, n’a sans doute pas le même esprit que celle qui plus tard s’agglutinera autour de Socrate. Plus fidèle que cette dernière à l’éthique grecque traditionnelle, elle a comme valeur la gloire. Par ce côté « tala », Pythagore est vraiment, sans le savoir encore, l’anti-cynique : faire la cour aux prêtres, se laisser initier par eux puis ensuite les imiter au point de les éclipser, voilà qui aurait répugné à un Diogène de Sinope. Mais l’entreprise pythagoricienne ne fructifia pas.
Nietzsche, qui semble avoir particulièrement aimé de Pythagore l’idée du silence de cinq ans (« Une école de l’orateur. Lorsqu’on se tait pendant un an, on désapprend le bavardage et l’on apprend la parole. Les pythagoriciens furent les meilleurs hommes d’Etat de leur temps » Aurore IV 347) commente ainsi son échec :
« Insuccès des réformes. C’est à l’honneur de la civilisation supérieure des Grecs que, même en des temps assez reculés, les tentatives de fonder de nouvelles religions grecques aient plusieurs fois échoué ; cela fait croire qu’il y eut très anciennement en Grèce une foule d’individus différents dont les multiples misères ne s’abolissaient pas avec une unique ordonnance de foi et d’espérance. Pythagore et Platon, peut-être Empédocle, et bien antérieurement les enthousiastes orphiques firent effort pour fonder de nouvelles religions ; et les deux premiers avaient si véritablement l’âme et le talent des fondateurs de religions que l’on ne peut pas assez s’étonner de leur insuccès ; mais ils n’arrivèrent que jusqu’à la secte. Chaque fois que la réforme de tout un peuple ne réussit pas et que ce sont seulement des sectes qui lèvent la tête, on peut conclure que le peuple a déjà des tendances très multiples et qu’il commence à se détacher des grossiers instincts grégaires et de la moralité des mœurs : un grave état de suspens que l’on a l’habitude de décrier sous le nom de décadence des mœurs et de corruption, tandis qu’il annonce au contraire la maturité de l’œuf et le prochain brisement de la coquille. » (Le Gai Savoir III-149 trad. de Albert révisée par Lacoste)
Bizarrement c’est à cause d’un théorème mathématique que le nom de Pythagore est aujourd’hui connu ; cette survivance dans les esprits donne à son œuvre une rationalité proprement scientifique qu’elle n’a jamais eue et que, faute des catégories adéquates, Pythagore ne pouvait guère viser. Qu’on médite simplement sa manière de fêter la grande découverte :
« Apollodore, le spécialiste du calcul, dit qu’il avait offert en sacrifice une hécatombe (cent bœufs !), parce qu’il avait découvert que le carré de l’hypoténuse du triangle rectangle est égal à la somme des carrés des côtés. » (VIII 12)

vendredi 15 septembre 2006

Descartes et Pascal s’intéressaient-ils à la philosophie antique ? (3)

C’est un passage canonique de la première partie du Discours de la méthode (1637). Descartes y passe en revue les disciplines qu’on lui a enseignées. Après avoir traité de l’éloquence et de la poésie, il passe aux mathématiques :
« Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l’évidence de leurs raisons ; mais je ne remarquais point encore leur vrai usage, et pensant qu’elles ne servaient qu’aux arts mécaniques, je m’étonnais de ce que, leurs fondements étant si fermes et si solides, on n’avait rien bâti dessus de plus relevé. »
C’est par opposition aux mathématiques qu’il introduit son jugement sur les philosophes antiques :
« Comme, au contraire, je comparais les écrits des anciens païens qui traitent des mœurs, à des palais fort superbes et fort magnifiques qui n’étaient bâtis que sur du sable et sur de la boue. »
Bien que Descartes prenne souvent l’architecte comme métaphore du bâtisseur de savoir, si je n’ai pas de mal à imaginer un palais inesthétique reposant sur des fondations inébranlables, il me coûte de penser qu’il est possible de construire un monument remarquable sans assurer les fondations.
Reste l’idée, d’une grande clarté : les affirmations fondamentales des anciens philosophes ne valent rien, jugement qu’ on comprend aisément si on se rappelle que dans son opus magnum, les Méditations métaphysiques (1641), Descartes se donne comme tâche de démontrer, outre la distinction entre l’âme et le corps, l’existence de Dieu.
Il va alors de soi que les systèmes épicurien ou stoïcien, entre autres, n’ont pas à ses yeux des ontologies correctes.
La suite du texte suggère que Descartes vise au premier plan le stoïcisme :
« Ils élèvent fort haut les vertus, et les font paraître estimables par-dessus toutes les choses qui sont au monde ; mais ils n’enseignent pas assez à les connaître, et souvent ce qu’ils appellent d’un si beau nom n’est qu’une insensibilité ou un orgueil, ou un désespoir ou un parricide. »
Il suffirait d’enlever à cette citation un court passage (« mais…connaître ») pour en faire un texte digne de La Rochefoucauld, qui alors ne traiterait pas de certains philosophes anciens mais des hommes en général en tant que mus par l’amour-propre, « le plus grand de tous les flatteurs » (Maxime 4 Edition de 1678). Rappelons qu’en exergue du recueil, La Rochefoucauld a écrit :
« Nos vertus me sont, le plus souvent, que des vices déguisés ».
Dans le droit fil de l’interprétation cartésienne, Pascal pathologise aussi, si on me permet l'expression, le stoïcisme :
« Ils (les stoïques) concluent qu’on peut toujours ce qu’on peut quelquefois et que, puisque le désir de la gloire fait bien faire à ceux qu’il possède quelque chose, les autres le pourront bien aussi. Ce sont des mouvements fiévreux que la santé ne peut imiter. » ( Pensée 136 Ed. le Guern).
Pascal identifie clairement l'origine des errances de ces philosophes pré-chrétiens : leur manque de connaissance des Ecritures, d’où ces deux travers symétriques que sont l’orgueil (les stoïciens) et la paresse (les sceptiques) :
« Sans ces divines connaissances, qu’ont pu faire les hommes sinon ou s’élever dans le sentiment intérieur qui leur reste de leur grandeur passée (c’est le péché originel que les stoïciens ne prennent pas en compte), ou s’abattre dans la vue de leur faiblesse présente (c’est leur source divine que les sceptiques ignorent). Car ne voyant pas la vérité entière, ils n’ont pu arriver à une parfaite vertu ; les uns considérant la nature comme incorrompue, les autres comme irréparable, ils n’ont pu fuir ou l’orgueil ou la paresse qui sont les deux sources de tous les vices, puisqu’il ne peut sinon ou s’y abandonner par lâcheté, ou en sortir par l’orgueil. Car s’ils connaissaient l’excellence de l’homme, ils en ignorent la corruption, de sorte qu’ils évitaient bien la paresse, mais ils se perdaient dans la superbe et s’ils reconnaissaient l’infirmité de la nature, ils en ignorent la dignité, de sorte qu’ils pouvaient bien éviter la vanité (entendons celle des stoïciens) mais c’était en se précipitant dans le désespoir. De là viennent les diverses sectes des stoïques et des épicuriens, des dogmatistes et des académiciens etc. » (Pensée 194)
Pascal mène ici une entreprise de psychologisation de la philosophie ancienne : pour lui pas de philosophie saine sans confiance dans la Révélation.
Descartes, lui, a essayé de construire avec les seules armes de la raison bien dirigée un édifice qui ne doive rien aux croyances, même si ce qu’il fait monter de la terre ne se heurtera jamais à quoi que ce soit venu du Ciel.
D’ailleurs Pascal a écrit sur lui quatre mots assassins :
« Descartes inutile et incertain » (Pensée 702)
A ses yeux, les vies philosophiques ne valent pas mieux que les vies ordinaires. Réfléchissant sur l’ordre de présentation de ses pensées, il évoque une possibilité :
« Pour montrer la vanité de toutes sortes de conditions, montrer la vanité des vies communes et puis la vanité des vies philosophiques, pyrrhoniennes, stoïques. » (Pensée 588).
Curieux : le cynique, qui pourtant aurait fait pour ces philosophes classiques une cible idéale, n’est, à ma connaissance, pas mentionné.

Commentaires

1. Le mardi 19 septembre 2006, 22:43 par Nicotinamide
Et pour cause, il y a du cynique inachevé dans Pascal… Le moraliste, héritier de Montaigne, debout sur sa sagesse antique, est un remord vivant… Corrosif, vénéneux, percutant… Au lieu de dissiper les doutes, il les enfièvre. C’est un philosophe de l’Inquiétude. Son arrogance molle et sans conviction, son amour des libertés, sa crispation s’ancre dans le cynisme noble et le prolonge. Exemples :

« S’il se vante, je l’abaisse ;
s’il s’abaisse, je le vante
et le contredis toujours
jusqu’à ce qu’il comprenne
qu’il est un monstre incompréhensible. »

« Peu de chose nous console parce que peu de chose nous afflige. »

«Ô quelle vie heureuse dont on se délivre comme de la peste. »

« Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment. »

« C’est être superstitieux de mettre son espérance dans les formalités, mais c’est être superbe de ne vouloir s’y soumettre. »


Les cyniques étaient des moralistes c’est pourquoi leurs petits du XVIIème n’échappent pas à cette philosophie. La Bruyère, par exemple signe symboliquement par : « Antisthène : vendeur de marée. »

« Il y a des âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu ; capables d’une volupté, qui est celle d’acquérir ou de ne point perdre ; curieuses et avides du denier dix ; uniquement occupées de leurs débiteurs ; toujours inquiètes sur le rabais ou sur le décri des monnaies ; enfoncées et comme abîmées dans les contrats, les titres et les parchemins. De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l’argent. »