Diogène est mort très vieux, à 90 ans. Je rêve à ces si longues décennies de pédagogie cynique… Car s’il n’est peut-être pas très difficile d’être cynique une fois ou deux, comment rester un exemple de cynisme, tout en vivant si longtemps ? En plus Diogène, s’il est bien l’exilé de Sinope, est resté à Athènes jusqu'à la fin de sa vie. A la différence de ces sophistes ambulants qui vendent leurs charmes rhétoriques de ville en ville à un public toujours renouvelé, Diogène a dû être bien vite familier aux Athéniens. A moins qu’il n’ait été le cynisme fait homme, une institution en somme, dont chacun attendait les provocations rodées et répétitives. Je préfère l’imaginer à l’affût de la trouvaille, s’acharnant à présenter l’enseignement de la vertu à travers une action inédite ou une parole inouïe. En tout cas, il n’a pas raté ses morts.
1)Première version, les morts bestiales : Une mort de chien, au sens sale du terme. Le mordeur mordu en somme.
« Voulant partager un poulpe avec des chiens, il fut à ce point mordu au tendon du pied qu’il en mourut. » (D.L. VI, 75)
Cette mort animale a une version euphémisée, moins illustrative, plus discrète :
« Il fut saisi de coliques et mourut ainsi après avoir dévoré un poulpe cru. » (ibid.)
Ce Chien nonagénaire, dévoreur insatiable de chair crue, je l’interprète comme le contestataire inflexible de la culture et du cuit. Défenseur de la nature jusqu' à en mourir. Je n’oublie pas cet autre texte qui nous a appris que Diogène ne digérait pas cette viande non cuite qu’il se faisait un honneur de manger. Dernière figure du virtuose déguisé en homme grossier. Qu’il faut être surhumain pour vivre comme un animal, quand l’animalité n’est pas ce à quoi on est réduit par le pouvoir sadique des oppresseurs mais ce à quoi on s’oblige pour montrer de quoi un homme est capable ! Dans ces conditions, la deuxième version de la mort est porteuse de la même leçon.
2)La mort héroïque :
« D’autres prétendent qu’il retint volontairement sa respiration. » (ibid.)
C’est la version retenue par les amis:
« Selon leur habitude, ses amis vinrent le voir et ils le trouvèrent enveloppé dans son manteau, ce qui leur fit croire qu’il dormait. Mais il n’était pas ordinairement un endormi ni très enclin au sommeil. Ils déployèrent son manteau et s’aperçurent qu’il était inanimé. Ils interprétèrent alors ce geste comme un acte volontaire en vue d’échapper définitivement à la fuite. » (ibid.)
Qu’on ne s’y trompe pas ! Ce suicide est purement affirmatif. C’est la dernière leçon, pas l’ultime lâcheté ! Manifestation hyperbolique de la maîtrise de soi : l’asphyxie volontaire (non, pas s’enfermer la tête dans un sac en plastique à l’image de Bruno Bettelheim, mais ne plus respirer parce qu’on en a décidé ainsi.) Il faudrait être un dieu pour mourir ainsi. Diogène a donc choisi de ne pas mourir comme un homme, mais comme un surhomme ou une bête. Cependant les deux morts sont identiques car il faut être plus qu’un homme pour vivre aussi simplement qu’une bête !