vendredi 4 mars 2005

Monime le cynique.

Glorifions le temps d’une note éphémère ce disciple obscur de Diogène ! Il le mérite car il se convertit à la philosophie d’une étrange manière :
« Selon Sosicrate, il était le domestique d’un certain banquier de Corinthe. » (D.L. VI, 82)
S’il n’est pas comme Diogène fils de banquier, esclave, il sert un serviteur de l’argent. Les deux donc sont familiers des grosses sommes.
« Xéniade, qui avait acheté Diogène, descendait fréquemment chez ce banquier et il l’entretenait de l’excellence des paroles et des actes du philosophe, à tel point qu’il inspira à Monime une admiration passionnée pour Diogène. » (ibid.)
Vous êtes peut-être surpris ici que Diogène l’indépendant ait été aussi un esclave. On ne sait rien sur les circonstances qui ont permis à Ménippe d' écrire un livre au titre inattendu Diogène à vendre mais ce qui est rapporté dans cet ouvrage est bien clair. Si Diogène n’a pas pu échapper à l’esclavage, en revanche il s’est vendu de manière magistrale, au sens littéral du mot :
« Diogène se vit demander ce qu’il savait faire. « Diriger les hommes », répondit-il. Et il ajouta, en parlant au crieur : « Annonce donc : quelqu’un veut-il se procurer un maître ? (…) Il dit à Xéniade qui venait de l’acheter. « Tu devras m’obéir, même si je suis ton esclave, car même esclaves, un médecin ou un pilote doivent se faire obéir. » (VI, 28)
Je reviens à mon histoire : un maître Xéniade parle à un autre maître de son esclave qui est en fait son Maître. Monime est alors transporté par les paroles du maître maîtrisé et devient en somme cynique par ouï-dire. Voici comment :
« Simulant une subite démence, Monime se mit à lancer de tous côtés la menue monnaie et tout l’argent amassé sur la table du banquier, tant et si bien qu’à la fin son maître le congédia. » (VI, 82)
Ce n’est pas une falsification à l’image de Diogène (et/ou de son père), encore moins un hold-up, mais une dispersion, un dérangement, une « mise en désordre ». En un sens, Monime jette l’argent par les fenêtres. Mais, comme il brigue le statut de cynique, son geste est encore celui d’un imitateur timide qui certes transgresse mais à l’abri de l’irresponsabilité. Un coup de folie et voici Monime devenu sage ! Pour être en mesure un jour de se posséder, il faut jouer la possession. Je n’ai malheureusement pas d’autres faits et gestes à attribuer à Monime. Je sais seulement qu’il a écrit des « divertissements truffés d’un secret sérieux » (VI, 83). Est-ce au niveau de l’écrit l’analogue de sa scène inaugurale ? Des thèses dissimulées sous des foutaises ? Qui sait ? Il a écrit cependant deux études dont l’une porte le titre fort convenu d’Exhortation à la philosophie et dont l’autre a un intitulé un peu moins attendu, Les instincts. J’imagine qu’il ne devait pas en faire des éloges, tant la maîtrise de soi est au programme de l’école cynique ; même si le philosophe singe l’instinctif, il est à mille lieues de se laisser aller (note 1) Ce qui m’intéresse particulièrement chez Monime à vrai dire, c’est qu’il semble représenter une version sceptique du cynisme. Sextus Empiricus, le tardif théoricien du scepticisme, le cite dans son Contre les mathématiciens(VI, 48) :
« Il comparait les êtres à des peintures de théâtre, tout en supposant qu’ils ressemblaient aux impressions qui surviennent durant le sommeil ou la démence. »
Trois arguments clés du scepticisme sont ici étonnamment condensés et reviennent tous à faire douter de la réalité de la réalité : qu’il s’agisse du décor, du songe ou du délire, ces topoï seront abondamment repris dans la tradition postérieure. Qu’on se rappelle, entre autres, l’usage qu’en fera, environ deux mille ans plus tard, Descartes dans la première des six Méditations métaphysiques. Certes une telle mise en question de la réalité pose quelques problèmes. Les cyniques étaient jusqu’à présent des dogmatiques : c’est sur un fond de certitudes inébranlables qu’est adossée leur arrogance. Mais si « toute entreprise humaine n’est que fumée » (note 2), comme Ménandre l’a fait dire à Monime dans l’Ecuyer , pourquoi donc se donner la peine de se conduire cyniquement ? Je me plais à penser que son scepticisme n’était pas tout à fait systématique et visait seulement le renversement des entreprises ordinaires. Je me rappelle alors soudainement Diogène :
« Il admirait les gens qui, sur le point de se marier, ne se mariaient pas ; ceux qui, prêts à partir en voyage, ne partaient pas ; les gens qui s’apprêtaient à se lancer en politique, et ne s’y lançaient pas ; ceux qui avaient en vue d’élever des enfants, et n’en faisaient rien, et ceux enfin qui se disposaient à vivre dans la compagnie des puissants et ne s’en approchaient point. » (D.L. VI, 29)
Dois-je donc penser que, de bonne guerre, comme tout fondateur, désireux de trouver de lointains annonciateurs de la doctrine qu’il défend, Sextus Empiricus a enrôlé Monime dans une guerre qui n’est pas la sienne ? Je ne sais. Je laisse à Stobée et à son Florilège le mot de la fin :
« La richesse, disait-il, est le vomissement de la Fortune. »
Note 1 (ajout du 28-09-14) : une perspective complètement distincte est ouverte par quelques lignes de la notice consacrée à Monime par Odile Goulet-Cazé dans le Dictionnaire des philosophes antiques : " La personnalité de Monime est brièvement esquissée par Diogène Laërce selon qui il était d'une gravité extrême (ἐμβριθέστατος) au point de mépriser l'opinion et de s'élancer vers la vérité (παρομάν) (D.L. VI 83). Dudley dans A history of cynicism(p.41) suggère, à cause du verbe παρομάν, que pour Monime la vérité venait peut-être des impulsions (cf le titre περι ὁρμῶν d'un de ses ouvrages), ce qui s'accorderait bien avec la conception diogénienne de la vie selon la nature." (IV, p.550)
Note 2 (ajout du 28-09-14) : ce que semble condamner Monime est le rôle de l'orgueil (τῦφος) dans les conduites humaines. Marie-Odile Goulet-Cazé traduit ainsi : "tout ce que l'homme a conçu est fumée de l'orgueil". Mais il ne faut pas en conclure trop logiquement et radicalement que le cynisme lui aussi est le produit de l'orgueil. La portée de la dénonciation cynique est générale, pas universelle. Du moins cette restriction préserve-t-elle la cohérence du point de vue de Monime.

mercredi 2 mars 2005

Les deux morts de Diogène.

Diogène est mort très vieux, à 90 ans. Je rêve à ces si longues décennies de pédagogie cynique… Car s’il n’est peut-être pas très difficile d’être cynique une fois ou deux, comment rester un exemple de cynisme, tout en vivant si longtemps ? En plus Diogène, s’il est bien l’exilé de Sinope, est resté à Athènes jusqu'à la fin de sa vie. A la différence de ces sophistes ambulants qui vendent leurs charmes rhétoriques de ville en ville à un public toujours renouvelé, Diogène a dû être bien vite familier aux Athéniens. A moins qu’il n’ait été le cynisme fait homme, une institution en somme, dont chacun attendait les provocations rodées et répétitives. Je préfère l’imaginer à l’affût de la trouvaille, s’acharnant à présenter l’enseignement de la vertu à travers une action inédite ou une parole inouïe. En tout cas, il n’a pas raté ses morts.
1)Première version, les morts bestiales : Une mort de chien, au sens sale du terme. Le mordeur mordu en somme.
« Voulant partager un poulpe avec des chiens, il fut à ce point mordu au tendon du pied qu’il en mourut. » (D.L. VI, 75)
Cette mort animale a une version euphémisée, moins illustrative, plus discrète :
« Il fut saisi de coliques et mourut ainsi après avoir dévoré un poulpe cru. » (ibid.)
Ce Chien nonagénaire, dévoreur insatiable de chair crue, je l’interprète comme le contestataire inflexible de la culture et du cuit. Défenseur de la nature jusqu' à en mourir. Je n’oublie pas cet autre texte qui nous a appris que Diogène ne digérait pas cette viande non cuite qu’il se faisait un honneur de manger. Dernière figure du virtuose déguisé en homme grossier. Qu’il faut être surhumain pour vivre comme un animal, quand l’animalité n’est pas ce à quoi on est réduit par le pouvoir sadique des oppresseurs mais ce à quoi on s’oblige pour montrer de quoi un homme est capable ! Dans ces conditions, la deuxième version de la mort est porteuse de la même leçon.
2)La mort héroïque :
« D’autres prétendent qu’il retint volontairement sa respiration. » (ibid.)
C’est la version retenue par les amis:
« Selon leur habitude, ses amis vinrent le voir et ils le trouvèrent enveloppé dans son manteau, ce qui leur fit croire qu’il dormait. Mais il n’était pas ordinairement un endormi ni très enclin au sommeil. Ils déployèrent son manteau et s’aperçurent qu’il était inanimé. Ils interprétèrent alors ce geste comme un acte volontaire en vue d’échapper définitivement à la fuite. » (ibid.)
Qu’on ne s’y trompe pas ! Ce suicide est purement affirmatif. C’est la dernière leçon, pas l’ultime lâcheté ! Manifestation hyperbolique de la maîtrise de soi : l’asphyxie volontaire (non, pas s’enfermer la tête dans un sac en plastique à l’image de Bruno Bettelheim, mais ne plus respirer parce qu’on en a décidé ainsi.) Il faudrait être un dieu pour mourir ainsi. Diogène a donc choisi de ne pas mourir comme un homme, mais comme un surhomme ou une bête. Cependant les deux morts sont identiques car il faut être plus qu’un homme pour vivre aussi simplement qu’une bête !

Commentaires

1. Le jeudi 1 juin 2006, 22:51 par Val580
« D’autres prétendent qu’il retint volontairement sa respiration. »

J'ai vraiment des doutes la dessus , qui peut résister aux réflexes ? Les personnes meurent noyées parcequ'elles gardent leur respiration et puis finalement elles inspirent (de l'eau) parce c'est un réflexe végétatif !
Alors cet homme est un surhomme.
2. Le vendredi 2 juin 2006, 07:19 par philalethe
Vous avez raison d'avoir des doutes, mais l'anecdote ne doit pas être prise au pied de la lettre, elle illustre seulement un idéal de maîtrise totale de soi.

mardi 1 mars 2005

Travaux pratiques de cynisme (fin)

1)Choisissez un chanteur particulièrement mauvais et saluez-le ainsi : « Bonjour, Chantecler ! » S’il vous demande pourquoi : « Quand tu chantes, tout le monde se lève ! » (VI, 48)
2)Demandez l’aumône à une statue et dites à ceux qui s’interrogent : « Je m’habitue au refus » (VI, 49)
3)Si l’on vous demande quel vin vous buvez avec le plus de plaisir, répondez : « Celui des autres » (VI, 54). Vous noterez que les exercices pour devenir cynique ressemblent quelquefois à ceux recommandés pour devenir mufle.
4)Si on vous surprend en train de manger un gâteau, précisez : « Les philosophes goûtent à tout, mais pas comme le reste des hommes. » (VI, 55). Cet exercice permet aussi de garder bonne conscience en commettant des manquements à la règle cynique.
5)A l’occasion d’un gros déménagement, dites à celui qui change de domicile : « N’est-ce pas une honte de posséder tant de choses et de ne pas se posséder soi-même ? » (Maximus De Divitiis et Paupertate 758)
6)Si vous demandez l’aumône et qu’on vous dit : « Je vous donnerai si vous pouvez me convaincre que vous avez raison de mendier », dites : « Si je pouvais vous convaincre, je vous convaincrais d’aller vous pendre. » (VI, 59)
7)Si on vous reproche de fréquenter des endroits mal famés, dites : « Le soleil pénètre bien dans les latrines sans en être souillé. » (VI, 63)
8)Si on vous demande pourquoi vous allez au bordel, répondez : « On y apprend qu’il n’y a pas de différence entre ce qui coûte quelque chose et ce qui ne coûte rien. » (VI, 105)
9)Quand vous allez au cinéma ou au théâtre, entrez par la porte où l’on sort et si l’on s’étonne, dites: « C’est ce que j’ai essayé de faire toute ma vie. » (VI, 64)
10)Si vous voyez un jeune homme qui se donne des airs efféminés, faites-lui la leçon suivante : « N’avez-vous pas honte de vouloir empirer en vous-même l’œuvre de la nature ? Elle a déjà fait de vous un homme, et vous travaillez maintenant à vous changer en femme ! » (VI, 65). Il faut moins voir dans cet exercice un entraînement au machisme qu’une affirmation de l’absence d’humanité des hommes.

lundi 28 février 2005

Travaux pratiques de cynisme (3)

1)Choisissez un chanteur particulièrement mauvais et saluez-le ainsi : « Bonjour, Chantecler ! » S’il vous demande pourquoi : « Quand tu chantes, tout le monde se lève ! » (VI, 48)
2)Demandez l’aumône à une statue et dites à ceux qui s’interrogent : « Je m’habitue au refus » (VI, 49)
3)Si l’on vous demande quel vin vous buvez avec le plus de plaisir, répondez : « Celui des autres » (VI, 54). Vous noterez que les exercices pour devenir cynique ressemblent quelquefois à ceux recommandés pour devenir mufle.
4)Si on vous surprend en train de manger un gâteau, précisez : « Les philosophes goûtent à tout, mais pas comme le reste des hommes. » (VI, 55). Cet exercice permet aussi de garder bonne conscience en commettant des manquements à la règle cynique.
5)A l’occasion d’un gros déménagement, dites à celui qui change de domicile : « N’est-ce pas une honte de posséder tant de choses et de ne pas se posséder soi-même ? » (Maximus De Divitiis et Paupertate 758)
6)Si vous demandez l’aumône et qu’on vous dit : « Je vous donnerai si vous pouvez me convaincre que vous avez raison de mendier », dites : « Si je pouvais vous convaincre, je vous convaincrais d’aller vous pendre. » (VI, 59)
7)Si on vous reproche de fréquenter des endroits mal famés, dites : « Le soleil pénètre bien dans les latrines sans en être souillé. » (VI, 63)
8)Si on vous demande pourquoi vous allez au bordel, répondez : « On y apprend qu’il n’y a pas de différence entre ce qui coûte quelque chose et ce qui ne coûte rien. » (VI, 105)
9)Quand vous allez au cinéma ou au théâtre, entrez par la porte où l’on sort et si l’on s’étonne, dites: « C’est ce que j’ai essayé de faire toute ma vie. » (VI, 64)
10)Si vous voyez un jeune homme qui se donne des airs efféminés, faites-lui la leçon suivante : « N’avez-vous pas honte de vouloir empirer en vous-même l’œuvre de la nature ? Elle a déjà fait de vous un homme, et vous travaillez maintenant à vous changer en femme ! » (VI, 65). Il faut moins voir dans cet exercice un entraînement au machisme qu’une affirmation de l’absence d’humanité des hommes.

dimanche 27 février 2005

Travaux pratiques de cynisme (2)

Que ceux qui ont le culte du "politiquement correct" sautent les exercices nº3 et nº4 !
1)Attachez à une ficelle un objet ordinaire et traînez-le dans la rue. Si l’on vous interroge, répondez : « J’imite les maîtres de chœur : ils donnent le ton au-dessus de la normale de façon à ce que tous les autres puissent tomber sur la note juste ». Le but de l’exercice est de vous permettre un jour de faire ce que vous devez faire sans crainte d’être jugé ridicule (D.L.VI, 35)
2)Buvez dans vos mains et cassez vos assiettes (VI, 37)
3)Entrez dans une mosquée, approchez-vous d’un musulman qui prie et dites-lui : « Ne craignez-vous pas que Dieu ne se tienne par hasard derrière vous – tout est plein de sa présence en effet – et alors, ne manqueriez-vous pas de tenue ? » (VI, 32)
4)Louez les services d’un gorille et chargez-le d’aller dans l’église la plus proche casser la figure à tous les fidèles qui s’agenouillent (ce 4ème exercice est destiné à faire comprendre que dans le 3ème exercice la religion musulmane n’est pas visée en tant que musulmane mais en tant que religion !) (VI, 38)
5)A la garden-party de l’Elysée, prenez le soleil dans le jardin; quand le Président arrive vers vous et, pour vous obliger, vous dit « Vous savez, vous pouvez me demander ce que vous voulez ! », répondez-lui : « Arrêtez de me faire de l’ombre ! » (VI, 38)
6)Nouvelle version d’un exercice antérieur : vous sortez d’un endroit bondé ; on vous demande si à l’intérieur il y a beaucoup de personnes, vous répondez : « non » ; en revanche quand on vous demande s’il y a foule, répondez par l’affirmative ! (VI, 40)
7)Version, facile à réaliser, de l’exercice précédent : vous allez en plein jour sur les Champs-Elysées avec une torche électrique allumée et vous la braquez sur les passants. A ceux qui vous demandent ce que vous faites, vous répondez : « Je cherche un être humain ! » (VI, 41)
8)A vos amis, soucieux d’interpréter psychanalytiquement leurs rêves, dites : « Vous ne prenez aucune attention à ce que vous faites en état de veille, mais vous examinez avec soin les fantaisies qui vous viennent en dormant. » (VI, 43)
9)L’exercice suivant est d’une extrême difficulté : au marché masturbez-vous en disant : « Si seulement on pouvait apaiser sa faim en se frottant l’estomac ! » (VI, 46)
10)Si votre réputation de cynique est établie, il vous arrivera qu’on vous lance des os ; allez donc pisser sur ceux qui le font. (VI, 46)

samedi 26 février 2005

Travaux pratiques de cynisme (1)

1)Renoncez à acheter une maison ou un appartement mais établissez votre demeure dans un tonneau (D.L. VI, 23). Bien sûr ne soyez pas naïf au point de croire qu’un SDF est un cynique, même si un cynique pourrait jouer au SDF !
2)N’allez pas aux sports d’hiver mais, en petite tenue, roulez-vous dans la neige (VI, 23)
3)Installez-vous dans une rue passante et tenez un discours sérieux et réfléchi : je suppose que la foule ne s’amassera pas autour de vous. Alors, faites des singeries et quand les gens commencent à s’attrouper, demandez-leur pourquoi il « se mettent à accourir pour des niaiseries tandis qu’ils tardent avec indifférence pour les choses importantes. » (VI, 27)
4)Allez à un concert et demandez aux musiciens pourquoi ils sont plus soucieux d’accorder leur instrument que leur âme (VI 27)
5)Rendez-vous à n’importe quel meeting politique et demandez aux orateurs pourquoi « ils mettent un tel sérieux à parler de justice sans la pratiquer en aucune façon. » (VI, 27)
6)Si votre santé décline malheureusement et que vous envisagez vos funérailles, demandez d’être enterré face contre terre. Comme le responsable des Pompes Funèbres s’étonnera, répondez : « Parce que dans peu de temps ce qui est en bas sera en haut » (VI, 31)
7)Si un nouveau riche vous fait les honneurs de sa maison, crachez-lui au visage, en précisant que c’est le seul endroit sale que vous trouvez en sa demeure (VI, 31)
8)Retournez dans la rue passante et dites à la cantonade que vous avez besoin de quelques personnes ; quelques-unes au moins s’approcheront et dites leur alors : « J’ai demandé des personnes, pas des déchets » (VI, 31)
9)Prenez un rendez-vous avec un champion olympique et quand il vous rappellera ses médailles, dites-lui : « Moi, oui, j’ai vaincu des hommes ; toi, des esclaves » (VI, 26) Vous comprenez aisément que vous ne pouvez pas commencer par cet exercice car il vous faut déjà plusieurs victoires cyniques à votre actif !
10)Si vous êtes très âgé et que vos proches vous conseillent de vous reposer, dites-leur : « Si je faisais une course, devrais-je me relâcher juste avant la ligne d’arrivée ? Ne devrais-je pas plutôt accélérer ? » (VI, 34)

vendredi 25 février 2005

Diogène, le faux-monnayeur.

Diogène, premier disciple, mais si talentueux qu’il en est arrivé à éclipser son maître Antisthène ! Il est le fils d’un banquier, d’un spécialiste de l’argent, lui pour qui l’argent ne vaut rien. Les premières lignes que Laërce lui consacre présentent ce père comme un faussaire, qui doit pour ce méfait s’exiler avec son fils. Alors qu’Antisthène était décrit comme celui qui, par sa mère, n’était pas d’Athènes, Diogène est celui qui, par la faute de son père, doit quitter sa ville natale, Sinope. De deux manières différentes, le cynique a décidément les traits de l’étranger, qui ne vit pas à sa place, tout simplement parce qu’il n’y a sur terre nulle part une place particulière faite pour soi. Mais ce père malfaiteur n’est-il pas au fond analogue à la mère de Socrate ? Celle-ci faisait matériellement ce que le fils faisait spirituellement : la mère délivrait la femme enceinte de l’enfant, le fils délivre l’homme interrogé de la vérité. Pas plus que la femme savante ne crée le nouveau-né, Socrate ne crée la vérité. Il permet juste que son interlocuteur formule ce que la raison conçoit. Donc en quoi Diogène est-il un faussaire ?
« Il démontrait ses discours en actes, marquant vraiment d’une fausse empreinte la monnaie, c’est-à-dire n’accordant jamais à la coutume le poids qu’il donnait aux valeurs naturelles. » (D.L. VI, 71)
Falsifier la monnaie, cela revient à déprécier ce qui circule et qui est censé avoir du prix. Le philosophe cynique se désigne ainsi comme un professionnel de la transgression. Apparaît l’idée qu’on ne peut pas être philosophe :
a)si on ne dérange pas : En parlant de Platon, Diogène se demandait: « A quoi peut bien nous servir un homme qui a déjà mis tout son temps à philosopher sans jamais inquiéter personne ? » (Thémistius De l’âme)
b)si on mène une vie "réglée" :
« Diogène affirmait que Socrate lui-même menait une vie de mollesse : il s’enfermait en effet dans une bonne maisonnette, un petit lit et des pantoufles élégantes qu’il portait de temps à autre. » (Elien Histoire variée)
Contre la philosophie pantouflarde et théorique, Diogène, plus encore que son maître, va, sans pitié aucune, semer le trouble. Qu’aurait pensé de Diogène les accusateurs publics de Socrate, ceux qui l’ont condamné à mort pour avoir perverti la jeunesse et détruit les croyances traditionnelles ? Socrate pourtant ne faisait que discourir mais Athènes a dû changer, même si Diogène avait déjà onze ans quand Socrate attendait la mort dans la prison. Non seulement il ne sera pas pourchassé mais à sa mort on l’honorera :
« Sur son tombeau, on édifia une colonne funéraire surmontée d’un chien en marbre de Paros. Plus tard, ses concitoyens honorèrent aussi sa mémoire en érigeant des statues de bronze sur lesquelles ils gravèrent ce qui suit : Le bronze lui-même subit le vieillissement du temps, mais l’éternité infinie ne détruira jamais ta gloire, ô Diogène : seul, en effet, tu as enseigné aux mortels l’art de se suffire à eux-mêmes dans la vie et le chemin le plus facile pour y parvenir. » (D.L. VI, 78)
En lui rendant un tel hommage, à coup sûr, ses admirateurs l’ont trahi, lui qui « sur le point de mourir, ordonna qu’on le jette au dehors, sans sépulture, livré en proie aux bêtes sauvages, ou bien qu’on le culbute dans quelque fosse en le recouvrant d’un peu de poussière » (D.L. VI, 79) Ce que je lis dans ces lignes, c’est la manifestation cohérente d’un mépris radical pour les rites de la cité. Aucune des philosophies qui se constitueront ensuite, qu’il s’agisse du stoïcisme, de l’épicurisme ou du scepticisme, ne reprendra à son compte cette entreprise acharnée de démolition de la culture : la regardant certes chacune à leur manière, elles la conserveront. Mais c’est au nom de la vertu que Diogène va cracher sur les tombes ! Si Diogène est précieux pour avoir pensé son cadavre comme un vulgaire déchet, c’est parce qu’il l’a fait, non par dédain de l’homme mais en l’honneur de l’homme idéal qu’il s’efforçait d’être. Ce dernier compterait son corps pour rien, l’important serait ce qu’il en ferait et si on ne pouvait plus rien faire du corps, il ne vaudrait rien. C’est ainsi qu’on comprend autant sa condamnation des rites alimentaires que son acceptation de l’anthropophagie :
« Il ne voyait rien de déplacé à manger la chair de quelque animal ; pas plus qu’il ne trouvait d’impiété particulière à dévorer de la chair humaine, comme l’attestent les coutumes de certains peuples étrangers. » (D.L. VI, 73)
On est loin d’un certain ethnocentrisme grec, dédaigneux des Barbares ! J’ai presque déjà l’impression de lire Montaigne (qui avait certes beaucoup compulsé Laërce !) opposant aux Européens dépravés des peuples lointains, meilleurs bien qu’étranges. Mais légitimer les peuples étrangers va logiquement avec la sévère attaque des proches concitoyens, comme en témoigne ce trait cruel :
« Voyant une vieille femme en train de se faire une beauté, il lui dit : « Tu te trompes, si tu fais cela pour les vivants, et si tu le fais pour les morts, fais vite ! » (Antonius De senibus inhonestis)
Vous voulez devenir cynique ; proposez à l’institut de beauté (ou au centre de gériatrie) le plus proche de votre domicile d’afficher cet avis !

jeudi 24 février 2005

Exit Antisthène.

Diogène Laërce n’a pas laissé d’œuvre, même s’il a rendu l’immense service d’écrire une sorte d’encyclopédie de ce qu’on savait au 3ème siècle sur les plus anciens philosophes. Néanmoins il lui plaisait d’inclure de temps en temps dans ses compilations anonymes des compositions de facture personnelle. Ainsi, à la fin du texte qu’il consacre à Antisthène, il dédie ces quelques lignes à sa mémoire :
« Tout au long de ta vie, Antisthène, tu étais un chien d’une nature telle que tu pouvais mordre les cœurs en paroles, sinon à belles dents. Et pourtant tu es mort de phtisie. Certains n’en diront peut-être pas moins : Eh quoi ? Il faut bien de toute façon que quelqu’un nous guide vers l’Hadès. » (VI, 19)
Comme si la mort du cynique avait l’allure d’une revanche au nom de tous ceux qu’il avait attaqués. Comme si prendre le sage pour modèle devenait dérisoire à la lumière de la disparition fatale. On pourrait répondre à Laërce qu’Antisthène ne prétendait pas accéder à l’immortalité mais visait seulement une autre manière de vivre sa vie. Vivre sa vie de manière à ne pas regretter de l’avoir vécue comme on l’a vécue. Puis-je ainsi interpréter ce court passage, rapporté aussi par Diogène ?
« Quel est, lui demandait-on, l’idéal du bonheur pour un homme ? « Mourir heureux. » (VI, 5)
Mais est-il mort heureux ? Ce que nous apprend l’empereur Julien dans ses Discours, c’est qu’il était « aux prises avec une maladie grave et pratiquement incurable » mais le texte de Laërce assure qu’il la supportait. De quelle manière ? Ici le traducteur le plus savant, Léonce Paquet, le montre médiocrement héroïque : « avec plus ou moins de vigueur » et la raison qu’il donne de sa résistance est toute humaine, bien ordinaire : c’est son « attachement à la vie ». Robert Genaille, qui va jouer ici le rôle souvent ingrat que j’ai attribué quelquefois à Henri Clouard quand je disséquais Lucrèce, embellit ses derniers instants en écrivant :
« Il sembla d’ailleurs supporter son mal en patience, par philosophie. »
Mais enfin, même si le degré de son endurance reste indéterminable, Antisthène continue d’être ce pédagogue en gestes ( en poses, diront les adversaires ) qu’il a toujours été, dans une scène qui ne peut pas ne pas me faire penser à l’euthanasie et au suicide assisté. Diogène, le disciple désormais, et non plus le tardif compilateur, « vint le voir muni d’un poignard ; Antisthène s’écria : « Qui donc me délivrera de mes tourments ? » « Ceci », reprit Diogène en lui montrant son poignard. Et Antisthène : « J’ai dit de mes tourments, non de ma vie. » (D.L. VI, 18) Cette fin, bien peu chrétienne, ne devait, elle, guère plaire au père Clément d’Alexandrie ! Ce désir d’en finir non avec la vie mais avec la peine paraît en plus en contradiction avec l’affirmation de la valeur de la souffrance à l’image non du Christ mais d’Hercule. Qu’en penser ? Ce qui fait le prix de la souffrance, c’est qu’ elle accompagne un exercice volontaire. Elle annonce alors l’accroissement de la puissance et la bonne jouissance qui vient après l’effort. Mais rien ne sauve de la condamnation la douleur qui brise et affaiblit. Alors, pourquoi refuser le suicide ? Parce qu’il est bon de montrer qu’on a tout de même assez de force pour supporter les attaques de la maladie, quoiqu’elles soient stériles. Patient professeur, qui dans les derniers moments de sa vie, montre la force de ses convictions. Je comprends mieux maintenant le tardif disciple stoïcien, Epictète, qui dans ses Entretiens mettait en garde ses propres élèves contre la tendance à prendre pour la vie authentiquement philosophique la répétition servile des paroles des philosophes :
« Ceux qui reçoivent simplement les principes veulent les rendre immédiatement, comme les estomacs malades vomissent les aliments. Digère-les d’abord, et, ensuite, ne vomis pas ainsi ; sinon il advient cette chose sale et répugnante que sont les aliments vomis. »
J’arrête : j’ai déjà beaucoup trop vomi Antisthène...

mercredi 23 février 2005

Avoir les yeux ouverts sur la valeur des choses.

Qu’est-ce que raisonner pour Antisthène ? C’est tout remettre à sa juste place, ce qui suppose qu’on distingue la valeur apparente de la valeur réelle. C’est Socrate qui, ne se laissant pas piéger par les apparences, a ouvert la voie en interrogeant pour apprendre d’eux ceux qui sont supposés savoir : prenons entre autres le Lachès où le général du même nom, glorieux militaire, ne parvient même pas à définir ce qu’est le Courage (aujourd’hui, socratique repenti, je dirais : « Existe-t-il donc ce Courage à définir une fois pour toutes ?"). Mais ce que Socrate insinuait, Antisthène le proclame, et cela donne par exemple :
« Il suggérait aux Athéniens de faire accéder les ânes à la dignité des chevaux. Les gens trouvaient la suggestion ridicule. Il leur dit alors : « Eh quoi ! N’est-il pas vrai que chez vous on devient général sans avoir rien appris, mais par un simple vote populaire ! » (D.L. VI, 8)
La position cynique semble ici pleine de bon sens : la fonction militaire exige des connaissances pour être accomplie efficacement. Certes, seulement le raisonnement d’Antisthène vaut pour toutes les fonctions politiques. Pas plus lui que Platon ne sont des démocrates : en effet ils comprennent la politique sur le modèle des mathématiques ; or, de même que la compétence mathématique n’est pas donnée à tous mais seulement à ceux à qui on l’a inculquée, de même la valeur politique a comme condition un savoir et précisément un savoir sur ce qu’il est Juste de faire pour régler au mieux la vie en commun. Tant que la connaissance des valeurs morales sera comprise sur le modèle de la connaissance scientifique et précisément de cette connaissance universelle et certaine qu’est la connaissance mathématique, attribuer à ceux qui sont élus la charge de légiférer reviendra à tirer au sort le capitaine du navire ! Cependant, là où Socrate minait insidieusement les autorités instituées, Antisthène appelle un chat un chat ou plus exactement un âne un âne ( bonne occasion de vérifier que, dans cette philosophie, donner à quelqu’un des noms d’oiseaux n’est pas toujours le mettre au-dessus des hommes ordinaires ; si n’est pas chien qui veut, en revanche les ânes ne manquent pas dans cet étrange bestiaire où l’animal n’est jamais ce qu’il est mais le signe d’une infériorité ou d’une supériorité). Comme Antisthène a conscience du danger du pouvoir politique quand il est confié à une grenouille qui veut faire le bœuf (merci, Monsieur de La Fontaine…) ! « Il est hasardeux de mettre un glaive entre les mains d’un fou et le pouvoir entre celles d’un homme pervers. » (Maxime le Confesseur Sermon 9, 61) (si l’on s’étonne de l’identification de l’âne au pervers, il faut relire la note d’hier !) « C’est donc au sage qu’il faut confier la direction de l’Etat. » comme le rappelle Saint-Augustin dans La Cité de Dieu (XVIII, 41). Il a lu Laërce qui attribue à Antisthène l’idée que « le sage ne va pas gouverner selon les lois établies mais selon la vertu » (VI, 11). Rêve grandiose d’une disparition définitive du politique et du juridique au profit de l’éthique ! Fonder le pouvoir de l’Etat sur la vertu de son chef et asseoir celle-ci sur la connaissance. Comme cette utopie nous paraît naïve, à nous qui doutons de la possibilité mais aussi de la nécessité de fonder la morale et la politique et le droit ! Je découvre déjà dans ces lignes très anciennes l’entreprise fondationnaliste d’un Descartes qui, dans un autre domaine, voudra reconstruire son logis sur des fondations absolument saines. Pour avoir trop cherché les fondements et pour ne les avoir jamais trouvés, je m’en suis détourné et me suis rendu compte que je pouvais m’en passer. Donc une politique sage, soit ! l’intention est bonne, même si elle est vouée à l’échec ( j’aurais pu écrire aussi bien "une politique savante", "une politique scientifique" ; la sagesse ici, ce n’est pas le bon sens ou la prudence, c’est la détermination du Bien par la connaissance du Vrai). Mais, si on ne vise pas la sagesse, quelle relation entretenir avec le pouvoir politique ? Stobée dans le Florilège lui attribue ses mots en réponse à la question de savoir comment accéder au pouvoir :
« C’est comme pour le feu, pas trop proche, de peur de se brûler, et pas trop loin, pour ne pas geler. »
Je me rappelle du prisonnier échappé de la caverne qui met du temps à pouvoir lever les yeux vers le soleil mais le feu céleste, lui, ne brûle pas ; il ne laisse aucune ombre, aussi il ne faut pas s’en tenir à l’écart car, l’avoir vu une fois, donne la lumière pour toujours. En revanche, ce feu politique, à hauteur d’homme puisqu’on peut le toucher, est pensé comme susceptible du pire et du meilleur. Le pouvoir attire les hommes, mais son exercice est mortel (comme cela sonne épicurien !). On perd donc sa vie à gagner du pouvoir mais pourtant pas de vie humaine en dehors du cadre d’une cité légiférée et ordonnée. Antisthène n’est pas un anarchiste ! : il veut juste remplacer les démagogues (« Son dialogue sur le Politique représente une charge contre tous les démagogues d’Athènes » nous apprend Athénée) par des sages, pour que la lumière du soleil remplace ce feu dangereux qui risque de calciner ceux qu’il faudrait juste réchauffer. On pourrait penser donc qu’être cynique c’est systématiquement rabaisser ; non, c’est mettre en bas ce qui n’a pas sa place en haut. Mais qui a sa place en haut, à part le sage ? Dieu. De nombreuses sources concordent : Dieu n’est pas à sa place parmi les dieux, il faut le placer très haut, si haut qu’on ne peut s’en faire aucune image et qu’on ne reconnaît en lui personne. Le père Clément d’Alexandrie a dû être bien aise de pouvoir écrire ces lignes :
« Antisthène le Socratique reprend en quelque sorte la parole du prophète, « A qui me comparerez-vous ? dit le Seigneur » quand il affirme que Dieu ne ressemble à personne : aussi ne saurait-on le saisir au moyen d’images. »
Comme si la religion chrétienne cinq cents avant la naissance du Christ trouvait déjà un fondement dans la raison perspicace du cynique, monothéiste par l’esprit dans le cadre d’un polythéisme de convention. Quant aux prêtres, comme les hommes politiques, ils en prennent pour leur grade :
« Il se faisait initier un jour aux mystères orphiques, et le prêtre affirmait que les gens initiés à de tels rites se verraient attribuer une foule de bienfaits dans l’Hadès : « Pourquoi donc ne meurs-tu pas ? » lui dit-il » (D.L. VI, 4)

mardi 22 février 2005

Où l'on découvre Antisthène sous les traits d'un athlète peu loquace.

J’ai toujours eu de la difficulté à discerner ce que serait un cynique s’il n’avait pas à jouer son rôle de chien qui mord et agresse tous ceux qui ne sont pas vertueux. Autrement dit, qu’est-ce que la vertu quand elle ne consiste pas à mettre en garde les autres contre leurs vices ? Pourtant, en toute rigueur, il semble que la vertu ne consiste pas du tout à parler, comme si parler servait toujours à justifier ou à accompagner ses vices :
« La vertu, disait-il, est avare de mots ; le vice, lui, bavarde sans fin. » (Gnomologium vaticanum 12)
Cela revient au même d’attribuer la prolixité à l’ignorant :
« C’est le propre de l’ignorance de beaucoup parler, et, pour celui qui agit ainsi, de ne pas savoir mettre un frein à son bavardage » (Caecilius Balbus XXVII, 2)
Cela peut paraître étonnant d’identifier l’ignorance au vice mais tous les philosophes antiques ont pensé que l’ignorance est la cause du vice. Si le méchant était éclairé, il ne voudrait plus commettre le mal. « Nul n’est méchant volontairement », tel est l’adage de l’enseignement socratico-platonicien : c’est, semble-t-il, inintelligible si l’on pense que cela signifie que le méchant ne planifie ni n’organise jamais ses actes, qu’il ne fait pas le mal exprès. C’est clair que le voleur vole à dessein. Mais la question est de savoir pourquoi il vole. On répondra parce qu’il le veut. Mais pourquoi le veut-il ? Parce qu’il imagine que c’est bien pour lui : à travers la méchanceté, il veut son bonheur. Ce que le voleur veut, c’est le bonheur ; or il n’est pas éclairé et il ne sait pas que le bonheur n’est pas la possession de la chose qu’il dérobe, mais une vie bonne. Dès que le voleur n’est plus ignorant, il cesse de commettre des fautes parce qu’il aura compris que, jusqu’à présent au fond, il s’y prenait mal pour atteindre ce que tout le monde veut. Si quelqu’un était méchant volontairement, on ne pourrait rien pour le convertir puisque la méthode de conversion revient à faire voir le moyen comme en réalité un obstacle. Le vice est perte, la vertu est gain. Qui perd donc ses vices, gagne. Voici pourquoi les ignorants parlent beaucoup : ils gaspillent les paroles au lieu de les réduire à un moyen de connaître la vérité pour ensuite vivre vraiment, je veux dire dans la vérité. Bien sûr, ces pensées sont rassurantes car elles nous conduisent à croire en un Bien par lequel on peut combler notre désir de bonheur. Au fond, toutes ces philosophies antiques ont comme point commun de considérer que le malheureux est d’abord quelqu’un qui ne sait pas y faire. A partir de là, on imagine sans peine comment l’enseignement dogmatique et non problématisé d’une de ces philosophies peut quelquefois transformer celui qui instruit en gourou. Il est certain que, de mon point de vue, la lumière vient du frottement, si on peut dire, de ces philosophies les unes contre les autres. Soyons clair ! Ce blog ne montre pas la Voie mais des voies dans le but d’aider à trouver sa voie, c-à-d (et là je serai, si je peux me permettre, très wittgensteinien) commencer à vivre sans que ne se pose plus le problème de la vie ! Mais alors, si on veut suivre la rude voie cynique, que faire ?
« Les gens appelés à devenir des hommes de bien devront façonner leur corps par la gymnastique et leur esprit par le raisonnement. » (Stobée Florilège)
Avec les cyniques commence, je crois, l’identification du sage à un athlète. Mais il y a athlète et athlète : qui s’entraîne pour l’argent et la gloire ne nous intéresse pas ici ; participer aux Jeux olympiques ne vaut que comme métaphore, au figuré, pour signifier la persévérance et la lutte contre les facilités et pour la simplicité. Pourtant l’athlète moral est bien un homme qui s’intéresse à son corps, non par amour de son corps mais pour le mettre au pas : cyniques, stoïciens, chrétiens ont tous visé la possession d’un corps qui ne se fait pas remarquer et qui n’est pas un obstacle à la bonne vie. Les racines de cette pensée sont anciennes ; déjà Platon dans le Phédon nous fait rêver sur ce que pourrait connaître de la Vérité une âme qui ne serait pas liée à un corps qui la tyrannise par ses besoins : manger, dormir etc., non pas expériences de bon vivant mais de prisonnier, enfin, pense Platon, de prisonnier temporaire. « Philosopher, c’est apprendre à mourir », cela veut dire aussi c’est apprendre à développer son esprit aussi bien que si on était délivré du corps. D’où l’intérêt de l’effort physique : avoir un corps dompté, maîtrisé, voilà ce que le cynique attend de la gymnastique. Mais que veut-on dire façonner son esprit par le raisonnement ?

lundi 21 février 2005

Antisthène, le plaisir et les femmes.

Diogène Laërce nous rapporte deux enseignements d’Antisthène à première vue contradictoires :
1)« Il disait de façon constante : « Je préférerais volontiers la folie à la sensation. » (VI, 3)
2)« Il démontrait que la souffrance est un bien par l’exemple du valeureux Héraclès et de Cyrus, tirant ainsi ses preuves à la fois des Grecs et des Barbares » (VI, 2)
Si l’on veut éviter l’incohérence qui vient de ce qu’apparemment, quand on souffre, on sent, il faut expliciter que la sensation qu’il faut fuir avant tout est la sensation de plaisir. Le sceptique Sextus-Empiricus dans Contre les mathématiciens (XI, 73-74) apporte ici une utile précision:
« Epicure pose que le plaisir sensible est un bien. Antisthène, au contraire, dit préférer la folie à la jouissance mauvaise. »
Finalement sentir n’est pas ressentir du plaisir mais un mauvais plaisir. Présentée ainsi, la position cynique n’est pas différente de la position épicurienne. Qu’on en juge d’après ce que rapporte Athénée de Naucratis dans le Banquet des savants (XII, 513 A) :
« Antisthène soutenait, lui aussi, que le plaisir est un bien, mais il ajoutait aussitôt : pas n’importe quel sorte de plaisir mais le plaisir dont on n’a pas à se repentir. »
Reste à savoir quels sont donc les plaisirs légitimes. Peut-on faire confiance sur ce point à Clément d’Alexandrie, père de l’Eglise grecque, qui fait d’Antisthène le défenseur d’une sexualité exclusivement procréative ?
« Je suis bien d’accord avec Antisthène quand il affirme : « Si je mettais la main sur Aphrodite, je la percerais de flèches pour avoir corrompu tant de nos vertueuses femmes. » Quant à l’amour, il l’appelle un vice de nature : les misérables qui lui sont assujettis l’appellent, eux, la divine maladie. Ils démontrent bien pour autant que c’est par ignorance que les écervelés se laissent asservir au plaisir : le plaisir, il ne faut pas s’y soumettre, même si on le qualifie de divin, c’est-à-dire nonobstant le fait qu’il est un don de Dieu en vue des besoins de la procréation. » ( Stromates II, 20, 107, 2).
Certes Antisthène a condamné la passion amoureuse (cet élève de Socrate ne reprend donc pas à son compte la thèse du Banquet, que la passion est le moteur de l’élévation philosophique), comme il a condamné certains mariages :
« Epouse une belle fille, tu auras une femme facile ; épouse un laideron, tu auras la vie difficile » (D.L., 6,3)
Mais si le cynique ne doit pas aimer à la folie et s’il ne doit pas épouser n’importe qui, il ne doit pas pour autant ne pas se marier :
« Le sage se mariera en vue de la procréation, ne s’unissant qu’à des femmes bien nées. Et il aimera vraiment car il est le seul à savoir quelles femmes méritent d’être aimées. » (D.L., VI, 11)
Clément d’Alexandrie avait peut-être lu ce texte, même si cette valeur accordée à la procréation est ,dans ces textes cyniques, bien rarement affirmée. Il me semble d’ailleurs que si l’enfant à faire est évoqué, ce n’est pas par amour des enfants mais par détestation de la fornication. En effet le prix accordé ici à l’amour n’est pas en contradiction avec la condamnation de la passion amoureuse : les femmes bien nées sont sans doute les femmes vertueuses et la relation alors me paraît plus être de l’ordre de la relation amicale, relation qui unit des pairs, que de l’ordre de la relation érotique. Cependant les textes sont à cet égard ambigus car Laërce écrit aussi, assez énigmatiquement:
« Il faut n’avoir commerce qu’avec les femmes qui vous en sauront gré. » (VI, 3)
Heureusement que Xénophon dans son Banquet a laissé ce texte éclairant où il fait dire à Antisthène:
« Je suis si content de mon grabat que de m’éveiller est toute une entreprise. Et si d’aventure mon corps sentait le besoin des plaisirs d’amour, la première venue me suffit : à tel point que les femmes dont je m’approche m’accueillent avec transport pour la simple raison que personne d’autre ne consent à avoir commerce avec elles ! »
Je suis troublé par ce texte, si épicurien avant la lettre, même si je n’ai jamais lu un seul texte épicurien évoquer le plaisir, comme ici, de rester dans son lit ! (Epicure n’est pourtant pas né quand Xénophon écrit ces lignes). Antisthène ne vise alors pas la procréation mais la satisfaction d’un besoin. Comme le sauvage de Rousseau dans le Discours sur l’origine et le fondements de l’inégalité parmi les hommes, « il écoute uniquement le tempérament qu’il a reçu de la nature, et non le goût qu’il n’a pu acquérir, et toute femme est bonne pour lui ». De cette réflexion se dégagent donc trois idées de la femme :
a) la femme-courtisane : il faut la fuir car « les courtisanes sont disposées à accorder à leurs amants toutes les faveurs qu’ils demandent, excepté l’intelligence et la prudence » comme l’écrit Stobée.
b) la femme-femelle : elle peut être laide mais elle sera reconnaissante du désir qu’à l’occasion on ressent pour elle.
c) la femme-amie : digne d’être aimée, il faut s’allier à elle.
Je parviens à faire correspondre à deux de ces catégories deux types d’homme : à la femme-courtisane l’homme flatteur ; des deux on croit qu’ils donnent ; en réalité ils enlèvent à ceux qui en sont les victimes. A la femme-amie, bien sûr l’ami, mais aussi en un sens l’ennemi (l’ennemi idéal bien sûr), qui rend à sa manière le même service que l’ami : l’un et l’autre sont attentifs à relever les défauts. En revanche je n’identifie pas du tout à qui dans le genre masculin peut correspondre la femme-objet du désir indifférencié de l’homme sans goût. Le bon plaisir est donc celui qui correspond à la satisfaction la plus simple possible des besoins naturels. Mais si Antisthène a choisi Hercule comme héros, c’est qu’à la différence du sauvage rousseauiste, le cynique doit faire beaucoup d’efforts pour éviter les mauvais plaisirs. C’est ainsi que je comprends ce passage de Jean Stobée dans son Florilège :
« Il faut rechercher le plaisir résultant d’un effort et non celui qui le précède. »
Il y a deux simplicités : celle qui précède la complication et celle qui s’y substitue. C’est évidemment à la seconde qu’ Antisthène, comme tous les philosophes antiques, aspirent. D’ailleurs on ne peut pas aspirer à la première, on peut juste peut-être la regretter. Une chose est sûre, cependant, si Antisthène ne condamne pas le plaisir en soi, le souverain bien n’est même pas le plaisir simple mais la vertu. Si ressentir du plaisir n’est pas interdit au cynique, ce qu’il veut avant tout, c’est être vertueux. Mais plus précisément qu’est-ce que la vertu ?

dimanche 20 février 2005

La rivalité de deux disciples, devenus maîtres, Antisthène et Platon.

Il semble que le disciple d'Antisthène l'entendait dire du mal de Platon et du platonisme. De Platon d’abord à qui il reprochait sa vanité :
« Une autre fois, il rendait visite à Platon atteint de maladie ; apercevant le vase dans lequel le malade avait vomi : « Je vois bien de la bile là-dedans, mais je n’y vois pas ta vanité. » (D.L. VI, 7)
Mais pour quelle raison Antisthène, lui-même qualifié de vaniteux par Socrate, juge-t-il ainsi Platon ? Faisons l’hypothèse qu’il l’accusait de ressembler aux sophistes, fiers de leur savoir, plus qu’à Socrate, qui vise à faire penser ceux qui sont habitués à écouter. C’est ce que me suggère en tout cas ce texte du Gnomologium vaticanum :
« Un jour que Platon parlait à n’en plus finir dans son école, Antisthène eut le mot suivant : « Ce n’est pas l’auditoire qui a à se régler sur celui qui parle, mais le conférencier sur l’auditoire »
J’ai l’impression à lire ces textes que le sophiste est toujours l’autre. Mais d’abord deux mots sur le terme « sophiste » : il y a en effet deux manières de l’entendre. A la mode platonicienne, le mot désigne un professeur de rhétorique, indifférent à la vérité et désireux seulement de gagner beaucoup d’argent en vendant les procédés oratoires qui permettent de persuader n’importe quel auditoire de n’importe quoi ( en un sens, nos modernes conseillers en communication leur ressemblent). Platon sait pourtant que l’art de bien parler n’est pas en soi mauvais, mais il reproche aux sophistes justement de ne pas le subordonner au respect du Vrai et du Bien. Défini ainsi, le sophiste est la bête noire des dialogues socratiques : moins on lui ressemble, meilleur on est (on trouve dans le Grand Hippias une illustration claire de l’entreprise platonicienne de ridiculisation de ce sophiste-là). Pendant longtemps, le sophiste était donc cet abominable commerçant qui estimait sa valeur à la hauteur des sommes qu’il engrangeait. Mais les historiens de la philosophie nous ont rendu un grand service en faisant apparaître sous ses sophistes noircis par Platon des sophistes authentiquement philosophes (même si cette expression a quelque chose de contradictoire puisque le philosophe est censé aimer une sophia, une sagesse, qu’il ne détient pas, alors que le sophiste, par son nom, même est désigné comme sage). La pensée sophistique est donc alors une rivale, fort sceptique, de la pensée platonicienne et il est bien clair que jusqu’à présent je n’ai pas parlé de cette sophistique-là qui exigerait à son tour toute mon attention *. Tout se passe donc comme si l’identification au méchant sophiste se faisait dans tous les camps pour disqualifier les autres prétendants au titre de philosophe. Mais pourquoi Antisthène, qui a partagé donc avec Platon l’intimité intellectuelle de Socrate, ne prend-il pas au sérieux la pensée platonicienne ? Il semble qu’Antisthène, en en voulant cette fois au platonisme et pas seulement à Platon, ait dénoncé, bien avant Aristote et d’une autre manière, la référence aux Idées. Voici à ce propos un texte éclairant :
« Certains parmi les Anciens niaient complètement les constitutifs spécifiques, n’accordant d’existence qu’à l’être concret et individuel. Antisthène, par exemple, argumentait avec Platon en disant : « je vois bien le cheval, mais je ne vois pas la caballéité. » Et Platon de répondre : « C’est que tu as de quoi voir le cheval, c’est-à-dire tes yeux, mais tu ne disposes pas encore de la faculté qui te permettrait de saisir la caballéité. » (Simplicius Commentaire sur les catégories 8b25)
Ammonius dans son Commentaire de Porphyre le fait parler dans le même sens :
« Je vois un homme, mais je ne vois pas l’humanité »
Antisthène serait ainsi, à ma connaissance, le premier philosophe nominaliste. Seuls existeraient à ces yeux des êtres « concrets et individuels » comme ce cheval-ci et cet homme-là. Le concept de cheval (la caballéité) comme celui d’humanité et comme au fond tous les concepts, n’existeraient pas en-dehors de l’esprit, à la différence de ce qu’affirmait Platon. Ce dernier aurait donc à tort projeté dans un monde en réalité imaginaire (le Monde des Réalités Intelligibles) des produits de l’esprit humain. On comprend qu’une telle critique, qui va avoir un bel avenir devant elle et n’a rien perdu deux mille cinq cents après de son mordant, ait déchaîné l’ire de Platon :
« Il apprit un jour que Platon parlait en mal de lui : « Il est digne d’un roi, dit-il, de s’entendre calomnier quand on fait le bien. » (D.L. VI, 3).
Bien sûr, Platon avait une réplique confondante : si Antisthène refuse la réalité des Idées, c’est que son esprit n’est pas assez exercé pour les contempler ( je me souviens de cet intéressant dialogue – Matière à pensées – où le très platonicien mathématicien Alain Connes, pour convaincre le très matérialiste neurologue Jean-Pierre Changeux, invoquait sa propre pratique mathématicienne pour justifier l’idée que faire des maths, c’est découvrir et non inventer des réalités qui s’imposent à l’esprit humain et qu’en aucune manière il ne constitue). Finalement, la rivalité entre Antisthène et Platon a dû aller assez loin pour que celui-là baptise celui-ci de Sathôn et écrive même un dialogue contre lui portant ce nom, nom qui serait bien insignifiant sans la précieuse note de Léonce Paquet ( Les cyniques grecs, fragments et témoignages p.22) :
« Sathôn désigne bien un « garçon vigoureux », mais le terme se réclame de « sathé », lui-même apparenté à « posthé »=le membre viril ».
Comme j’aimerais lire, s’il n’était pas perdu, Le couillon d’Antisthène !
  • Ici encore, c’est malheureux qu’il n’y ait pas deux mots différents (comme « sadique » et « sadien ») pour désigner ces deux sophistiques-là.

samedi 19 février 2005

Qu'est-ce qu'un professeur de cynisme ?

Il y a plusieurs manières d’être un maître. Il y la manière sophistique, où le disciple est nourri comme un cochon de lait dans le but de l’engraisser (c’est cela qu’aurait écrit Antisthène dans son Protreptique à propos des élèves des Sophistes, si l’on en croit du moins Athénée de Naucratis dans Le banquet des savants). On peut se demander si les professeurs de philosophie aujourd’hui ne sont pas encore des maîtres à la mode des sophistes : en échange d’argent, ils déversent leur savoir dans l’esprit des élèves qui auront comme récompense de bonnes notes s’ils montrent qu’ils ont bien engraissé… Il y a la manière socratique, où le disciple, ne recevant rien d’un maître qui n’a rien à donner sinon son questionnement et l’aveu de son ignorance, tire de son propre fonds des ébauches de vérité. C’est difficile pour un professeur de philosophie d’appliquer aujourd’hui la méthode socratique ; elle n’est sensée que dans le face-à-face avec, autour, en acolytes stupéfaits, les témoins de l’accouchement (Donc cinq minutes de socratisme pour sauver les apparences et cinquante-cinq minutes de sophistique pour garantir le succès au bac : ça doit ressembler à cela en général une heure de philosophie). Mais, élève direct de Socrate et non pas lointain et douteux disciple, Antisthène, peut-on penser, a dû reproduire le non-enseignement de son maître : en un sens, c’est vrai, mais là encore, en radicalisant singulièrement la posture socratique. Et c’est ici où nous retrouvons le bâton qui sert, entre autres, à chasser les disciples. Foin de la douceur socratique ! On pense désormais au maître zen dont le comportement irrationnel, quelquefois brutal, inaugure la pédagogie en faisant sortir la raison de ses gonds. Mais si l’on en croit Elien dans son Histoire variée (X, 16), « Antisthène avait poussé bien des jeunes vers la philosophie, mais ceux-ci n’y mettaient aucune attention, si bien qu’exacerbé à la fin, il ne laissa plus personne s’approcher de lui. » Cependant le cynique met trop en scène sa vie pour se livrer, comme le suggère Elien, à la colère ou au dépit. Frapper, c’est trier : seuls résistent les meilleurs, les insensibles aux coups, ceux dont le corps n’est pas la fragile porte d’entrée de la souffrance. C’est ainsi que Diogène – qui sera mon prochain héros – fait son entrée dans la philosophie, en forte tête, au sens propre de l’expression, mais je laisse parler Diogène Laërce :
« Arrivé à Athènes, Diogène s’attacha à Antisthène. Ce dernier le repoussa : il ne voulait être suivi par personne, mais l’assiduité de Diogène en vint à bout. Un jour, par exemple, Antisthène leva son bâton contre lui ; Diogène lui dit en avançant la tête : « Cogne donc : tu ne trouveras pas de gourdin assez dur pour me chasser aussi longtemps que tu me donneras l’impression de tenir des propos sensés ! ». A partir de ce jour, Diogène devint son disciple. » (Vies et sentences des philosophes illustres VI, 21)
Le maître cynique, c’est donc celui qui soumet l’envie de philosopher à l’épreuve des coups ; le disciple, c’est celui qui place, avant la douleur, la connaissance de la vérité. On les trouvera bien fanatiques et naïfs ces disciples cyniques : excusons-les, ils n’ont pas la chance d’avoir deux mille cinq cents ans de philosophie derrière eux. Le maître cynique, c’est aussi celui qui a peur des flatteurs (et, dans tout nouveau disciple, il y a virtuellement un flatteur) :
« Il affirmait, rapporte Hécaton (dans ses Mots d’esprit) qu’il vaudrait mieux tomber en proie aux corbeaux (« korax ») que sous la griffe des flatteurs (« kolax ») : ceux-là s’attaquent aux cadavres, ceux-ci dévorent les vivants. » (D.L. VI, 4)
C’est donc pour rester entier et intègre que le maître se protège de toutes ces graines de flatteurs, qui risqueraient, en le submergeant de paroles charmeuses, de l’empêcher de tendre vers l’excellence. Mais que faisait donc le maître cynique avec la minorité d’acharnés résistants qui le suivaient sans le courtiser ? Leur donnait-il à lire ses livres ? Non, sans doute car « les sensés, disait-il, ne devraient pas apprendre à lire de peur d’être corrompus par les autres. » (D.L. VI, 103) Certes c’est d’abord la condamnation des livres des autres qu’opère ainsi Antisthène mais c’est aussi un lieu commun de la pensée socratique et platonicienne qu’on n’apprend pas à penser en lisant les pensées des autres mais en exerçant la sienne. Même prendre des notes est dénoncé comme un exercice de paresse :
« Une autre fois, un de ses disciples se lamentait auprès de lui d’avoir perdu ses notes de cours : « Il fallait bien plutôt, lui dit-il, les graver dans ton esprit que sur des feuilles de papier » (D.L. VI, 5)
On a donc une définition du disciple du cynique : il grave dans son esprit ce que dit le maître ; mais il faut pour cela avoir de l’esprit, ce que fait comprendre ainsi Antisthène, en jouant, comme souvent, sur les mots :
« Un garçon du Pont se préparait à se mettre à son école et il lui demandait ce qu’il fallait y apporter. Antisthène lui dit : « Un livre neuf, un crayon neuf et une tablette neuve » (en insistant sur le mot « kainoû ») pour lui faire comprendre qu’il avait surtout besoin d’esprit (kai noû) » (D.L. VI, 3)
Antisthène me semble finalement, dans son invention du rôle de maître, mêler des traits sophistiques et socratiques : s’il ne veut pas de disciples, ce n’est pas qu’il n’a rien à dire mais que les candidats ne sont pas prêts à comprendre ce qu’il veut dire. Car Antisthène a bien quelque chose à dire et il semble que, se souvenant du professeur de rhétorique qu’il a été, il l’ait même monnayé, comme le suggère cette ultime anecdote qui met en évidence, bien qu’à la mode cynique, un solide sens des affaires :
« Un jeune homme du Pont (est-ce le même que plus haut ?) lui promettait de le payer dès qu’une cargaison de salaisons entrerait au port (il y a peu de textes, croyez-moi, qui mêlent la charcuterie à la philosophie). Antisthène prend alors le garçon, il se munit d’un sac vide, se rend chez une détaillante de farine et remplit son sac ; il s’apprêtait à partir quand la marchande lui demanda de payer : « Le jeune homme que voici, dit Antisthène, t’en donnera le prix quand arrivera sa cargaison de salaisons ! » (D.L. VI, 9)
Mais qu’apprend-on quand, la tête dure, l’esprit vif et le porte-monnaie à la main, on écoute Antisthène ?

vendredi 18 février 2005

Comment devient-on le premier philosophe cynique ?

Ce n’est pas parce que les Cyniques ont fait l’éloge de la vie simple que le parcours d’Antisthène n’est pas compliqué ! Il est d’abord l’élève du célèbre Gorgias, un des plus illustres sophistes, cible de Platon, ce Gorgias qui soutenait que « le discours est un tyran très puissant » et qui a dû donner à Antisthène suffisamment les moyens de tyranniser pour qu’il devînt à son tour professeur de rhétorique. Diogène Laërce nous rapporte que Théopompe en a fait l’éloge en ces termes :
« C’était, écrit-il, un esprit puissant qui pouvait, avec des discours bien tournés, renverser n’importe qui. » (D.L. VI, 14)
Or ce maître devient disciple de Socrate et demande à ses disciples de devenir ses condisciples. A malin, malin et demi. Antisthène a trouvé plus fort que lui : c’est vrai que Socrate pouvait aussi renverser n’importe qui, d’une autre manière, il est vrai, pas par l’éloquence mais par l’interrogation, non pas en montrant qu’il sait mais en faisant croire qu’il ne sait pas… Alors sa vie change : il fait tous les jours la route qui sépare le Pirée d’Athènes pour aller écouter son maître ( à vrai dire, rien de socratique dans cette attraction : les sophistes aussi déplaçaient les foules) ; il rend visite à Socrate dans sa prison et il fait sans doute partie de tous ceux qui aimeraient bien acheter, quel que soit le prix, l’évasion de Socrate ( mais le condamné n’en veut pas du tout de cette évasion, comme Platon l’explique dans le Criton) ; il est au chevet de Socrate dans les derniers moments ; mais surtout il prend modèle sur son maître, « il acquit de Socrate la patience et en imita l’impassibilité » (D.L.VI, 2)et puis enfin, comme Saint-Jérome (certains chrétiens ont beaucoup aimé le cynisme, pour son ascétisme, entre autres) le rapporte, « ayant vendu ses biens ou les distribuant au grand jour, il ne garda pour lui rien de plus qu’un petit manteau. ». En se débarrassant de son argent, inaugure-t-il une tradition ? Peut-être, en tout cas, c’est aussi de cette manière que Spinoza et Wittgenstein entreront dans la carrière philosophique. Ce qui est sûr, c’est qu’Antisthène, amplifiant le dédain socratique, donne ainsi le signal de départ de la course à la pauvreté, cette pauvreté exhibée, ostentatoire, dont on tire vanité et qui accompagne une immense haine des richesses et des succès mondains. Mais il ne faut pas oublier le petit manteau qui va constituer désormais avec la bâton et la besace un élément de l’uniforme cynique : à cela ajoutons cheveux longs, barbe et saleté. C’est clairement la radicalisation de la posture socratique, une sorte de "sylénisation" à outrance, un renforcement de l’opposition déjà ancienne entre l’apparence (ce qu’on voit à l’extérieur) et l’essence (l’intériorité cachée). Ce disciple, en caricaturant son maître, s’est finalement distingué de lui, au point que ce fut à son tour d’avoir des disciples ; j’imagine que ce n’était pas les mêmes qu’avant ; ceux-ci avaient trouvé une manière plus sournoise de dominer, non plus par la hauteur de l’éloquence mais par la théâtralisation du mépris des apparences ordinaires. Mais comment Antisthène a-t-il donc joué pour la première fois le rôle de maître cynique ?

jeudi 17 février 2005

Antisthène l'étranger.

Je vais tourner une page aujourd’hui, en laissant momentanément de côté les épicuriens, car je n’oublie pas que je consacre ce blog aux philosophes antiques dans leur ensemble et ce projet n’est pas une manière déguisée de faire du prosélytisme épicurien ! Je voudrais donc désormais évoquer les philosophes cyniques : à cet effet, je ne pourrais guère scruter leurs textes, car il ne reste que des bribes ; en revanche je vais réfléchir sur ce qu’on dit qu’ils ont fait. Bien sûr ils n’ont pas agi cyniquement au sens de ce mot aujourd’hui mais ce qui est curieux, c’est qu’il n’y a pas un mot noble pour évoquer leur philosophie. Alors qu’on peut opposer l’amour platonique à la philosophie platonicienne et un comportement épicuriste à une vie épicurienne, en revanche il faut utiliser le seul mot cynique pour parler des Cyniques, ce qui d’emblée les dévalue, malheureusement. Quant à l’étymologie, elle ne contribue pas à redorer leur blason. Le mot vient du nom de l’endroit où le premier cynique a donné ses leçons : le gymnase de Cynosarges dans la banlieue d’Athènes. Cynosarges veut dire « chien agile » (« kuôn argos ») ou « chien brillant » (« kuôn énargès ») : quoi qu’il en soit, voilà donc ces philosophes animalisés. Mais à dire vrai, il y a au moins deux manières de considérer ce qu’est un animal, comme inférieur à l’homme ou du moins à ce qu’il devrait être (« tu te conduis comme un chien ») ou comme supérieur (la fidélité des chiens ?). Nous verrons ainsi comment quelquefois l’animal peut être pris comme modèle à imiter. En fait, imiter un animal, en un sens, c’est extrêmement difficile ; d’ailleurs le héros des cyniques, qui faisaient tout sauf se laisser aller, c’est Hercule ou Héraclès (les premiers stoïciens, élèves des cyniques, hériteront d’ailleurs de ce patronage). C’est à Hercule qu’était consacré le gymnase de Cynosarges : on a donc l’idée chimérique d’un chien herculéen ou d’un Héraclès canin… Celui qui professait dans ce gymnase de Cynosarges avait été comme Platon un élève de Socrate, il a vécu entre 445 et 360, il s’appelait Antisthène. Comme seul son père était athénien, il était dans cette ville d’Athènes un étranger, à l'image des hommes qui fréquentaient ce gymnase. Sa mère en effet était originaire de Thrace, si l’on en croit Diogène Laërce, qui, bien que vivant plus de cinq cents après Antisthène, est le compilateur auquel on est le plus redevable en ce qui concerne la connaissance des premiers cyniques. Antisthène l’étranger va attaquer constamment l’attachement à la terre natale :
« Il regardait de haut les Athéniens qui se vantaient d’être autochtones : « Vous n’êtes pas plus nobles, leur disait-il, que les escargots et les sauterelles ! » (D.L. VI, 1).
L’excellence n’est pas géographiquement déterminée :
« Quelqu’un l’injuriait de ne pas être Athénien : « Mais quoi ? Lui dit-il, personne n’a jamais vu non plus de lion à Corinthe ou en Attique, et pourtant le lion n’en est pas moins un noble animal. » (Gnomologium vaticanum)
Certes ce passage est ambigu : il suggère que si la puissance est inexistante à Athènes, elle existe pourtant bel et bien et vient d’ailleurs. Certains autres textes donnent aussi cette impression, comme celui où Socrate, conformément à son habitude, semble « jouer » Sparte (Lacédémone) contre Athènes.
« Quelqu’un disait à Socrate qu’Antisthène était né d’une mère Thrace. « Et toi, reprit-il, pensais-tu qu’un être si noble pût naître de deux Athéniens ? » (D.L. II, 31)
Mais pas de doute : de tous les textes ensemble se dégage fermement l’idée que les racines de la valeur d’un homme ne se trouvent pas dans la terre, dans aucune terre. Ce qui peut arriver néanmoins, c’est qu’il y ait des terres où les hommes se sont cultivés (c’est ainsi, je crois, qu’il faut entendre l’éloge que Socrate fait constamment de Sparte : il ne suffirait pas de naître à Sparte pour être spartiate !) Mais ce n’est pas seulement l’espace originaire qui ne donne par lui-même aucun talent à qui en est issu ; c’est aussi la famille qui n’est pas du tout une valeur. On naît le fils de ses parents mais on n’hérite pas d’eux ce qui fait le prix de la personne :
« On lui reprochait un jour de n’être pas né de deux parents libres : « Je ne suis pas né non plus, reprit-il, de deux lutteurs, et pourtant je suis habile à lutter ! » (D.L. VI, 4)
« Il faut faire plus de cas d’un homme de bien que d’un parent. » (D.L. VI, 12)
L’attachement à la famille n’est une valeur dans aucune de ses philosophies anciennes (sur ce point, il faudrait pourtant lire attentivement Aristote). Pas plus que la famille, le sexe ne détermine ce qu’on vaut :
« Pas de différence entre la vertu de l’homme et celle de la femme. » (Ibid.)
Un tel « féminisme » surprend mais on le trouve aussi chez Platon par exemple pour qui, si le roi doit être impérativement philosophe, il est indifférent qu’il soit homme ou femme. A lire ces premières lignes sur le cynisme, on a l’impression juste, je crois, qu’ils ont été beaucoup attaqués, mais il ne faudrait surtout pas identifier ce sophiste qu’est Antisthène à une victime, même au nom de la plus belle cause ! Déjà la première citation suggérait sa hauteur, mais d’autres textes dénoncent sa vanité, même s’il tire paradoxalement gloire de sa misère :
« Socrate voyait Antisthène mettre toujours en évidence le morceau le plus usé de son vêtement. « Ne vas-tu pas cesser, lui dit-il, de faire le beau devant nous ! » (Elien Histoire variée IX, 35).
Prenez garde ! Les cyniques, apparentes victimes, du haut de leur animalité, vont aussi très souvent passer à l’attaque, sous des formes quelquefois sournoises, comme dans cette anecdote rapportée avec admiration par Grégoire de Naziance dans son Discours contre Julien :
« Quel grand homme que cet Antisthène ! Frappé en pleine figure par un de ces voyous impudents, il se contente en retour de tracer sur son front le nom de son agresseur comme sur une statue le nom de l’artiste – de façon probablement à accuser l’autre de manière plus cuisante. »
Etrange texte par lequel ce Père illustre de l’Eglise grecque, ascète distingué de la Cappadoce, me fait penser tout à fait anachroniquement à une forme possible de « body art »…