Quand j’ai commencé ce blog, je pensais que je diversifierais mes sources et j’envisageais une promenade du côté des textes d’Epictète, de Sénèque, de Platon, de Sextus Empiricus ou d’un autre. Mais ne voilà-t-il pas que ce Diogène Laërce me passionne tant que je ne veux pas encore l’abandonner ! Pourtant je l’ai longtemps tenu pour négligeable, cet anonyme compilateur ; c’est que je ne m’intéressais pas encore à l’exercice de présentation et d’analyse des vies exemplaires. Je sais bien que je pourrais les trouver ailleurs, dans la littérature ou au cinéma. Mais alors j’aurais tant de manières de les éclairer, ces vies, que j’en ai déjà le tournis. En revanche, en lisant Laërce, j’ai un impératif : éclairer la vie à la lumière seulement de la doctrine professée par le philosophe en question. Mais par qui continuer maintenant ? Je réalise que si j’ai examiné avec soin les vies des cyniques, des stoïciens et des sceptiques, en revanche la vie d’Epicure est restée dans l’ombre. En plus, comme c’est à Laërce qu’on doit de nous avoir transmis presque tous les textes d’Epicure dont on dispose, il est dommage de laisser sans commentaire ce qui les introduisait : quelques pages où il narre sa vie. Et je crois savoir ce qui attend après ceux qui me lisent : une remontée aux sources. C’est aussi des plus anciens philosophes que Laërce nous entretient, de ceux qu’on appelle les présocratiques, de Thalès par exemple ou de Pythagore. Je n’ai pas le cœur pour l’instant à laisser de côté ces vies encore plus légendaires, encore plus éloignées mais qui me fourniront tant de manières de vivre et de manières de voir. Les Vies et doctrines des philosophes illustres, c’est un peu en ce moment un grand livre de cuisine qui me présenterait des recettes merveilleuses mais infaisables. Je les goûte en pensée, ces vies, à défaut d’être en mesure d’en vivre une à cette hauteur-là. Et qui sait ? Un lecteur, au hasard d’une page, y trouvera le petit morceau dont il aura besoin pour recoller ou continuer ou enrichir ou changer ou refaire ou comprendre ou … la sienne. Ainsi je transmets le souvenir de ces vies jamais vécues sans doute mais bel et bien écrites. Je sais qu’elles sont faites de bric et de broc, de rumeurs, de lectures (et d’erreurs de lecture), de préjugés et de parti-pris ; je n’ignore pas non plus que le texte que je lis est le produit de traductions qui ne vont pas de soi et qui pourraient quelquefois être raisonnablement contestées. Mais enfin de ces contingences et de ces hasards innombrables est né ce texte-là que j’ai sous les yeux et c’est à lui que je me réfère, en oubliant ce qu’il aurait pu être si et si… Ce texte est une œuvre : elle aurait pu ne pas être, elle pourrait être différente, mais elle est ici et maintenant avec ses traits bien définis qui la déterminent très précisément et m' empêchent, aidé par la foule des commentateurs et des traducteurs, de dire n’importe quoi. Je voudrais pour finir citer les dernières lignes de la préface de Jacques Brunschwig au livre qu’il a traduit ; elles me paraissent valoir en effet pour tout l’ouvrage :
« Le livre IX se prête ainsi à de multiples lectures : la lecture du curieux, à laquelle il apporte une ample moisson de « petits faits » qui ne sont peut-être pas tous « vrais », mais qui font image et se gravent immédiatement dans la mémoire ; la lecture du savant et de l’érudit, à laquelle il fournit de nombreux matériaux valables par eux-mêmes et propres aussi à entrer dans de multiples comparaisons ; la lecture méditative, enfin, de qui ne se lasse pas de s’interroger sur les rapports toujours énigmatiques entre « la vie » et « les pensées », ces deux plans à jamais accolés et distincts, depuis que Diogène Laërce les a juxtaposés, peut-être moins innocemment qu’il n’y paraît, dans le titre même et dans le contenu de son ouvrage. » (p.1042)
Je ne connaissais pas ces lignes avant de me lancer dans cette entreprise mais c’est avec plaisir que je veux bien prendre ma place parmi les « lecteurs méditatifs » de Diogène Laërce !