mercredi 8 juin 2005

Chilon et l'éloge de la retenue.

Chilôn était éphore, ce qui n'est pas peu de pouvoir. Au nombre de cinq, les éphores veillaient au respect des lois et à ce que les deux rois de Sparte n'abusent pas de leur autorité. Son frère "supportait mal de ne pas devenir éphore, alors que lui-même l'était" (I, 68) et Chilôn lui répondit:
"C'est que moi je sais subir l'injustice, mais pas toi."
La réplique est énigmatique. On se tromperait à mes yeux en l'identifiant à une leçon de l'expérience: pour accéder aux plus hautes charges, il faut ne pas se rebeller contre l'injustice. Le prix à payer pour le pouvoir serait de supporter l'arbitraire de ceux qui nous commandent. C'est peut-être vrai mais cela serait anachronique dans la bouche de Chilôn. Je préfère l'entendre à la manière socratique: l'homme juste préfère subir l'injustice à la commettre, renonçant même à rendre à autrui la monnaie de sa pièce. Mieux vaut souffrir la douleur de la victime que fauter comme le bourreau. Ainsi, à travers la justification qu'il adresse à son frère, Chilôn identifie l'exercice du pouvoir politique à la pratique de la vertu, qui consiste à se retenir. Le sage est un homme qui se retient et précisément qui commande à sa parole:
"Que la langue ne devance pas la pensée" (69)
Une langue non domestiquée, c'est la trahison, la calomnie, la menace, l'irrespect, la moquerie, la colère:
" Garder sa langue, et surtout dans un banquet (se méfier du vin qui ensauvage la langue). Ne pas médire de son prochain, sous peine d'entendre des paroles dont il y aura lieu de s'affliger (la raison est curieuse: il ne s'agit pas de ne pas faire de mal à autrui ou de respecter la vérité mais d'éviter pour soi-même des motifs de se plaindre, car il suffit d'une langue déchaînée pour déchaîner toutes les autres, c'est en se retenant qu'on aide autrui à faire de même). Ne menacer personne car c'est une pratique de femmes (doit-on ici identifier la menace à la rage impuissante et à l'aveu de sa faiblesse, comme si seul avait à menacer celui qu'on tient pour rien ?) (...) Ne pas médire de celui est mort (...) Ne pas rire d'un infortuné (...) Maîtriser son emportement."
Il y a quelque chose du stoïcisme dans tout cela, le rêve d'une vie sans épanchement, d'un corps mis au pas, dompté, seulement véhicule de la pensée mais jamais expression des émotions. Ne jamais dire plus que ce qu'on doit dire, ce qui revient à ne pas dire tout ce qu'on pense. Un psychanalyste dirait que tous ces conseils sont autant de manière de développer la répression (die Unterdrückung). Une des dernières maximes me paraît clairement représentative de cette réduction du corps à une extériorisation neutre de la raison:
"Quand on parle, ne pas agiter la main, car c'est un geste d'insensé."
Le délire commence avec le geste, non l'indication volontaire bien sûr, comme quand on montre le chemin à quelqu'un, mais la gesticulation machinale, qui montre plus que ce qu'on dit. Plus de deux millénaires avant Freud, Chilôn s'acharne déjà à ne pas donner prise à l'interprétation psychanalytique en expliquant comment faire pour que le corps soit muet et que seule parle à travers lui la raison.

mardi 7 juin 2005

Chilon : de l'art de choisir sans avoir l'air de choisir.

Chilon respecte le droit, il est légaliste; c'est en somme une vie juste, à une exception près:
"On dit qu'un jour, déjà âgé, il dit qu'il n'avait vu en sa propre vie aucun manquement à la loi. Il n'avait de doute que dans un seul cas: un jour, en effet, alors qu'il jugeait une affaire (mettant en cause) un ami, il le fit pour sa part en conformité avec la loi, mais il persuada son collègue de l'acquitter, afin de préserver et la loi et son ami." (I, 71)
On va découvrir ce que cache l'expression "juger pour sa part en conformité avec la loi". Aulu-Gelle dans les Nuits Attiques explicite l'étrange "pour sa part". C'est le sage lui-même qui parle:
"Je devais, moi troisième, être juge dans une affaire où il s'agissait de la tête d'un ami. La loi était formelle, l'accusé devait être condamné. Il fallait donc ou perdre un ami ou violer la loi (le problème est clairement posé: quelle est la valeur la plus haute, l'amitié ou la justice ?). Après avoir médité longuement sur les moyens de sortir d'une position aussi délicate (ou,face à un dilemme,comment agir sans avoir à refuser une des deux voies ?), je ne trouvai pas de parti meilleur à suivre que celui auquel je m'arrêtai. Tout bas je portai une sentence de mort, et j'engageai mes collègues à faire grâce au coupable. Ainsi je conciliai les devoirs du juge avec ceux de l'ami." (I, 3, traduction de Charpentier-Blanchet)
C'est clair: exercer son métier de juge n'est pas formuler à voix haute et intelligible la décision légitime, non, la publicité de la décision n'est que secondaire, accidentelle. On peut donc s'en passer pourvu qu'on prononce les paroles requises. Peu importe qu'elles soient dites de manière à ne pas être entendues. Etre juste n'est pas communiquer une décision de manière à ce qu'elle soit suivie d'effets, c'est seulement formuler l'avis. On remarque que la justice pourrait être encore plus discrète; il aurait suffi qu'elle se renferme dans les limites d'une parole intérieure. Non, Chilon fait un compromis entre ne rien dire mais le penser et faire entendre son dire: il choisit le dire inaudible. La mauvaise foi est nette: elle consiste à identifier un dire accidentellement inaudible ("j'ai rendu la justice mais on ne m'a pas entendu à cause de ce vacarme extérieur qui a couvert ma voix") à un dire intentionnellement inaudible ("j'ai rendu la justice de manière à ce que personne ne le sache"). Ainsi Chilôn a-t-il rendu la justice sans en avoir l'air (ce qui bien sûr n'est pas rendre la justice!). Il va dans le même mouvement agir amicalement en faisant semblant de rendre la justice. En effet, quand il plaide la grâce, c'est officiellement en tant que juge qu'il le fait, non en tant qu'ami. En somme l'amitié se manifeste deux fois dans deux simulacres de justice: le premier donne bonne conscience, le second bafoue la justice. Qu'aurait perdu Chilôn à s'abstenir du premier temps ? Peut-être la reconnaissance des dieux qui doivent savoir entendre les voix quasi muettes. Chilôn a dû être emporté par son amitié car à l'heure du bilan, il est finalement lucide:
" Mais aujourd'hui cette conduite me donne quelque inquiétude; je crains qu'il ne soit ni légal ni juste, dans la même affaire et dans le même moment, sur la même question, d'avoir conseillé aux autres tout le contraire de ce que je croyais devoir faire." (ibid.)
Au fond, il savait bien qu'un dilemme se tranche et que c'est incohérent de prétendre résoudre un conflit de devoirs en accomplissant les deux impératifs. Si c'était possible, il n'y aurait pas de conflit ! Je repense à l'élève de Sartre qui ne savait pas s'il devait rester auprès de sa mère ou rejoindre les forces libres en Angleterre et je l'imagine optant pour le stratagème chilonien: au moment des adieux, il aurait dit: "le mieux est que je reste avec toi" et il serait parti. On ne peut pas être juste si on ne se conduit pas justement et une conduite juste ne se résume pas à juste quelques phrases...

vendredi 3 juin 2005

Chilon l'ambigu.

De Solon à Chilon, le troisième des Sept Sages, le passage est aisé : il se fait par Pisistrate, qui ne serait pas devenu le tyran d’Athènes si son père avait écouté Chilon :
« Chilon, comme le dit Hérodote dans son premier livre, conseilla à Hippocrate qui offrait à Olympie un sacrifice, (au cours duquel) on constata que les chaudrons bouillaient d’eux-mêmes, ou bien de ne pas se marier ou bien, s’il avait une épouse, de divorcer et de ne pas reconnaître ses enfants. » (I, 68)
« Hippocrate ne voulut point déférer aux conseils de Chilon. Quelque temps après naquit Pisistrate » (Hérodote Histoire I, LIX, trad. de Larcher)
Pas étonnant que l’une de ses maximes recommande de ne pas détester la divination (70). En revanche plus difficile de comprendre à la lumière de cette prophétie * la position que lui attribue Diogène au tout début du récit qu’il lui consacre :
« Il disait que la prévision de l’avenir atteinte par la réflexion constitue la vertu d’un homme. » (68)
Je retrouve avec lui comme avec Thalès la difficulté de classer ces sages dans le camp des rationalistes. La limite claire entre le mythe et la raison, qui est un des topoï des présentations scolaires de la philosophie, ne paraît pas rendre compte de l’ambiguïté de leurs conduites. En effet, Chilon le spartiate voit-il l’avenir ou le prédit-il à la manière de ceux qui connaissent l’enchaînement régulier des causes et des effets ? Le deuxième cas penche certes un peu plus en faveur de la dernière hypothèse :
« Il fut principalement célèbre chez les Grecs pour avoir fait une prédiction à propos de l’île de Cythère en Laconie. Ayant en effet étudié sa situation (cela ne sent-il pas son scientifique ?) il dit : « Plût au ciel qu’elle ne fût pas ou qu’ayant été elle eût sombré dans l’abîme! » Et sa prédiction fut avisée. Car Démaratos, qui avait été banni des Lacédémoniens, conseilla à Xerxès de rassembler ses vaisseaux (au large de) l’île. Et la Grèce eût été perdue, si Xerxès s’était laissé persuader. Plus tard, Nicias, lors des événements du Péloponnèse, soumit l’île, y établit une garnison athénienne et infligea nombre de malheurs aux Lacédémoniens. » (72)
Je prends mon atlas et je veux bien admettre que Chilon est le fondateur de la géopolitique ! Sparte est loin à l’intérieur des terres et Cythère est une île… Ce que je remarque, c’est en tout cas son patriotisme qui l’incline à préférer un anéantissement au déshonneur d’une occupation !
  • On pourrait interpréter ce conseil comme la formulation d’une règle présentée à l’occasion d’un cas particulier et non comme l’anticipation de l’avenir. Mais c’est interdit par l’une de ses maximes: « Se marier en toute simplicité. » (70). Je ne peux pas non plus identifier cet avertissement à son apophtegme : « Gage donné, malheur prochain » (73), même si Plutarque dans le Banquet des Sages suggère que cette formule a empêché beaucoup de se marier. C’est la procréation qui ici me semble condamnée et non le contrat de mariage.

jeudi 2 juin 2005

Solon et Crésus : la question du bonheur (2)

Si l’on en croit Plutarque dans ses Vies parallèles, Crésus invitant Solon ressemble à s’y méprendre à ce riche propriétaire qui fait entrer Diogène dans sa magnifique demeure en lui interdisant de cracher. On se rappelle de la réaction du cynique :
« Après s’être raclé la gorge, (il) lui cracha au visage, en lui disant qu’il n’avait pas trouvé d’endroit plus convenable. » (VI, 32)
Crésus étale en effet sa somptuosité mais le Solon de Plutarque se contente de rester d’un mutisme désapprobateur face au déploiement des richesses. En revanche il se comporte, avant la lettre, en cynique dans le texte de Laërce :
« Certains disent que Crésus, après s’être paré de tous ses atours et s’être assis sur son trône, lui demanda s’il avait déjà contemplé plus joli spectacle. Solon répondit : « (Oui,), des coqs faisans et des paons, car ils sont parés d’un éclat naturel et mille fois plus beau » » (I, 51)
Certes je ne me rappelle pas avoir vu comparées, dans le Livre VI consacré aux Cyniques, la beauté humaine à la beauté animale ; mais ce qui, à mes yeux, identifie la réplique de Solon à une réplique cynique, c’est, à part son insolence, la référence à l’animalité comme modèle. Crésus, à qui l’implicite, à première vue, ne suffit pas, demande à Solon de lui désigner un homme heureux :
« Il répondit : « Tellos d’Athènes, Cléobis et Biton » » (50)
Dans le texte d’Hérodote, Solon se justifie:
« Crésus, étonné de cette réponse : « Sur quoi, lui demanda-t-il avec vivacité, estimez-vous Tellos si heureux ? Parce qu’il a vécu dans une ville florissante, reprit Solon, parce qu’il a eu des enfants beaux et vertueux, que chacun d’eux lui a donné des petits-fils qui tous lui ont survécu, et qu’enfin, après avoir joui d’une fortune considérable relativement à celles de notre pays, il a terminé ses jours d’une manière éclatante : car, dans un combat des Athéniens contre leurs voisins à Eleusis, il secourut les premiers, mit en fuite les ennemis, et mourut glorieusement. Les Athéniens lui érigèrent un monument aux frais du public dans l’endroit même où il était tombé mort, et lui rendirent de grands honneurs. » (Histoire Livre I, XXX, trad. de Larcher)
Toutes les valeurs dont les philosophes vont plus tard se détacher radicalement sont ici des conditions du bonheur : la puissance, la beauté, la richesse, la gloire, les honneurs. Certes, si la mort de Tellos est belle, c’est qu’il fait acte de courage mais cette vertu n’est pas séparable d’un attachement patriotique et civique qui cessera dans les sagesses hellénistiques d’être estimé. Quant aux deux frères Cléobis et Biton, originaires d’Argos, Hérodote encore m’apprend que c’est leur force physique qui les singularise. Vainqueurs aux Jeux, devant mener leur mère au temple d’Héra, en l’absence de bœufs, ils les remplacent et, sous le joug, ils tirent le chariot où elle a pris place. Ils font ainsi quarante-cinq stades (un peu plus de 7km) et à l’arrivée sont félicités pour leur vigueur. La mère, comblée d’avoir de tels fils, prie la déesse d’accorder à ses deux enfants ce qui peut arriver de plus heureux à l’homme : les deux jeunes hommes, qui s’étaient endormis, ne se sont plus réveillés. Qu’en conclure ? On pourrait certes voir dans ce geste divin une condamnation de la vie comme essentiellement malheureuse ; mais je crois que ce serait faire fausse route. La mort scelle ici des vies heureuses et les met définitivement à l’abri d’une corruption, pour reprendre le terme aristotélicien, par des événements futurs imprévisibles. Dans ces conditions, les deux frères ont la même vie que celle de Tellos : certes artificiellement abrégée, mais comme elle, un mélange de dons et de vertus. Les hommes heureux aux yeux de Solon savent mettre les cadeaux de la Fortune au service des meilleures causes. Ici la famille, en la personne de la mère, est encore comme dans la vie de Tellos une valeur. Les deux frères en deviendront pour toujours des symboles de l’amour filial. Mais l’histoire ne dit pas si la mère de Cléobis et Biton est, elle, heureuse. Certes, réjouie de l’exploit de ses fils et de l’admiration dont elle est l’objet, elle a tout pour l' être … jusqu’au moment où Héra exauce son vœu. Aristote apporte, je crois, la réponse :
« On n’est pas, en effet, complètement heureux si on a un aspect disgracieux, si on est d’une basse extraction, ou si on vit seul et sans enfants ; et, pis encore sans doute, si on a des enfants ou des amis perdus de vices, ou si enfin, alors qu’ils étaient vertueux, la mort nous les a enlevés. » (Ethique à Nicomaque I, 10 1099 b 5, trad. de Tricot)
Très banalement, le bonheur des uns a fait le malheur de l’autre.

mercredi 1 juin 2005

Solon et Crésus : la question du bonheur (1)

Bien que Diogène Laërce soit muet sur ce point, Hérodote nous apprend que Crésus a été instruit par Solon sur la question du bonheur. Dans les premières lignes du chapitre XIX du Livre I des Essais, intitulé fort clairement Qu’il ne faut juger de nostre heur qu’après la mort , Montaigne rapporte ainsi l’histoire :
« Les enfants sçavent le conte du Roy Croesus à ce propos ; lequel, ayant esté pris par Cyrus et condamné à la mort, sur le point de l’exécution, il s’escria : « O Solon, Solon ! » Cela rapporté à Cyrus, et s’estant enquis que c’estoit à dire, il luy fit entendre qu’il verifioit lors à ses despens l’advertissement qu’autrefois luy avait donné Solon, que les hommes, quelque beau visage que fortune leur face, ne se peuvent appeler heureux, jusqu’à ce qu’on leur aye veu passer le dernier jour de leur vie, pour l’incertitude et variété des choses humaines, qui d’un bien léger mouvement se changent d’un estat en autre, tout divers. » (éd. de la Pléiade, p.77)
Je tire deux leçons de cette anecdote : 1)le bonheur ne dépend pas de moi 2)en toute rigueur, je ne pourrai jamais affirmer que je suis heureux. Ce sont les autres qui, parlant au passé, diront peut-être : « il a été heureux » Cela suffit pour mettre en évidence la distance qui sépare cet enseignement de la croyance fondamentale des trois philosophies hellénistiques que sont le stoïcisme, l’épicurisme et le stoïcisme : que le bonheur dépend seulement de moi et que, si je m’y prends bien, je peux l’atteindre sans reste. « Je suis heureux » est alors un énoncé intelligible et vrai. Humanité de Solon qui sait le pouvoir sur nous des « choses qui ne dépendent pas de nous », comme disait Epictète. Aristote discute très précisément la position de Solon dans l'Ethique à Nicomaque. Il rejette d’abord l’interprétation qui consisterait à soutenir que l’homme mort est heureux :
« N’est-ce pas là une chose complètement absurde, surtout de notre part à nous qui prétendons que le bonheur consiste dans une certaine activité ? » (I, 11, 1100 a 10, trad. de Jean Tricot)
Il préfère donc la comprendre ainsi : « C’est seulement au moment de la mort qu’on peut d’une manière assurée qualifier un homme d’heureux, comme étant désormais hors de portée des maux et des revers de fortune. » (a 15). Mais il invoque alors l’opinion selon laquelle ce qui arrive aux descendants et précisément leurs malheurs affectent négativement celui qui est mort, même si sa vie est entièrement une période de félicité. Il ne congédie pas purement et simplement cette croyance mais en envisage une conséquence contradictoire : la même personne sera dite heureuse ou malheureuse à des moments différents. En revanche il attaque la position de Solon en arguant que la condition principale du bonheur est « une activité conforme à la vertu » (1100b 10) et que les événements heureux ne sont que « de simples adjuvants dont la vie de tout homme a besoin ». L’homme qu’on peut appeler heureux a suffisamment d’assise pour supporter « les coups du sort avec la plus grande dignité » (20) La position d’Aristote apparaît ainsi comme une position de compromis, pourrait-on dire, entre la fragilité solonienne et l’absolue autarcie stoïcienne. Les hasards de la fortune peuvent rendre la vie plus heureuse ou rétrécir et corrompre le bonheur « L’homme heureux ne saurait jamais devenir misérable, tout en n’atteignant pas cependant la pleine félicité s’il vient à tomber dans des malheurs comme ceux de Priam » Je rappelle que Priam, roi de Troie, perd dans la dernière année de la guerre qui oppose sa ville aux Grecs, treize fils, dont trois le même jour tués par Achille. Priam ou le Deuil par antonomase, lui-même massacré par Néoptolème, le fils de celui qui a massacré ses fils… Aristote reconnaît que le bonheur s’effrite sous les coups du sort mais qu’en même temps il peut se reconstituer lentement ( et Saint-Thomas explicite : « tum per exercitium virtuosi actus, tum per reparationem exterioris fortunae », « tantôt par la pratique de l’acte vertueux, tantôt par le rétablissement de la bonne fortune », traduction personnelle). Position modérée qui fait la part des choses sans enfermer l’homme dans une citadelle irréellement imprenable, sans pour autant en faire une girouette évoluant au gré des vents.

mardi 31 mai 2005

Solon et les athlètes.

« Il limita également les honneurs décernés aux athlètes dans les compétitions, fixant pour un vainqueur aux Jeux olympiques la somme de cinq cents drachmes, pour un vainqueur aux Jeux isthmiques cent et pour les autres une somme proportionnelle. » (I, 55).
Solon joue le guerrier contre l’athlète. Voici ses raisons : si l’Etat investit dans les sportifs (en les entraînant et en les récompensant), c’est en pure perte :
« Vainqueurs, ils sont dangereux ; la couronne de leur victoire, ils l’emportent davantage contre leur patrie que contre leurs adversaires ; en vieillissant, selon le vers d’Euripide : Ils s’en vont comme des manteaux qui ont perdu leur fil » (56)
Jolie métaphore : au fil du temps le sportif s’effiloche ; il ne fait plus briller aux Jeux le nom de sa patrie. Mais surtout ils sont virtuellement des traîtres : la formule est énigmatique. En quel sens représentent-ils un danger pour leur patrie ? Honorés et donc recherchés, sont-ils portés à se battre pour d’autres couleurs ? Il s’agit donc de consacrer l’argent aux honneurs rendus aux guerriers et à l’éducation, aux frais de l’Etat, de leurs enfants. Diogène Laërce assure que cette politique de soutien aux militaires a donné ses fruits :
« A la suite de ces mesures, de nombreux citoyens s’efforçaient de devenir de valeureux combattants à la guerre, tels Polyzélos, Cynégyros, Callimaque, et tous les combattants de Marathon. Ce fut également le cas d’Harmodios et Aristogiton, de Miltiade et de milliers d’autres. » (56)
Ils ne sont pas n’importe qui, Harmodios et Aristogiton. Diogène le cynique les vénérera * :
« Un tyran lui ayant un jour demandé quel bronze il vaut mieux utiliser pour une statue, il répondit : « Celui dans lequel ont été coulés Harmodios et Aristogiton ». » (VI, 50)
Pour savourer cette réponse, il faut savoir que les deux hommes ont voulu mettre fin à la tyrannie des Pisistratides en s’attaquant aux deux fils de l’ennemi de Solon, Hipparque et Hippias. Mais ce dernier échappa à l’attentat et fit mourir Aristogiton sous la torture. J’imagine donc que si Solon défend le guerrier aux dépens de l’athlète, c’est aussi qu’il l’identifie à un homme dont le courage est une vertu civique qui préserve de l’usurpation des tyrans. Par sa condamnation des athlètes, Solon ne règle donc pas seulement des problèmes budgétaires, il inaugure une tradition durable de mépris philosophique vis-à-vis de la course aux honneurs à laquelle se livrent les sportifs. Certes on se souvient que Chrysippe le stoïcien « s’exerçait à la course de fond » (VII, 179) et que son maître Cléanthe était pugiliste, mais qu’on ne s’y trompe pas ! D’abord ils cessent ces pratiques quand ils se convertissent à la philosophie mais surtout elles sont l’indice de leur endurance, de leur ténacité, de leur persévérance et non de leur vanité ! Le sportif en eux, c’est déjà le philosophe qu’ils ne se savent pas encore être. Sous les traits de l’athlète, c’est Hercule qui perce et, à travers ce symbole, l’énergie de se convertir à la vie philosophique.
* Comme le fait remarquer Suzanne Husson dans La République de Diogène(Vrin, 2010), cette anecdote est douteuse : " Le couple d'amants athéniens Harmodios et Aristogiton devint une grande figure de la propagande en faveur de la démocratie, alors que, comme nous le verrons par la suite, le cynique ne manifeste guère d'indulgence à l'égard de ce régime." (p.168, note 1)

lundi 30 mai 2005

Solon et la reconnaissance des limites du droit .

Avant d’ « entrer dans l’opposition », Solon, en tant qu’archonte, légifère. S’il est difficile de déterminer dans le détail les lois qu’il a effectivement instituées, il semble aux yeux des historiens qu’on peut suivre Aristote dans la Constitution d’Athènes :
« (il rédigea) des lois égales pour le bon et pour le méchant, fixant pour chacun une justice droite » (XII, 4).
Son œuvre fait suite à celle de Dracon et reste très… draconienne. Qu’on en juge :
« Si quelqu’un crève l’œil d’un borgne, qu’on lui crève les deux yeux (ce qui ne manque pas de logique). Ce que tu n’as pas mis en dépôt, ne le reprends pas ; sinon, la peine est la mort. Pour l’archonte, s’il est surpris en état d’ivresse, la peine est la mort. » (I, 57).
Mais ce qui m’intéresse, c’est que Solon n’a pas surestimé le pouvoir du droit :
« Les lois sont pareilles à des toiles d’araignées : car si quelque chose de léger et faible tombe dedans, elles l’empêchent de passer, mais si c’est quelque chose de plus grand, cela rompt la toile et s’en va. »(58)
Je crois ne jamais avoir lu ailleurs cette comparaison, habile à mettre en relief à la fois l’ordre et la fragilité des règles juridiques. J’imagine que Solon se réfère au danger que la tyrannie risque de faire courir au droit, même si Pisistrate semble avoir effectivement respecté les institutions existantes, comme il l’assure dans la lettre apocryphe à Solon que Diogène lui attribue :
« Je ne commets aucune faute ni concernant les dieux, ni concernant les hommes : c’est selon les lois que tu as toi-même mises en place pour les Athéniens que je les laisse mener leur vie publique. » (53)
Et effectivement, en réponse à cette lettre, Solon accorde que « de tous les tyrans (il) est le meilleur » (ce qui ratifie la position aristotélicienne selon laquelle Pisistrate « gouverna plutôt en bon citoyen qu’en tyran » ibid. 14,3). Mais Pisistrate aurait pu bouleverser les institutions légales. Comment donc faire respecter les lois ?
« Ce serait, dit-il, si ceux qui ne sont pas lésés le supportaient aussi mal que ceux qui sont lésés » (59)
Le droit n’a des chances d’être appliqué que si tous les citoyens s’identifient aux victimes : ce n’est pas une condition juridique ni politique ( Solon ne fait pas dépendre l’effectivité du droit de la puissance du pouvoir exécutif ou judiciaire, même s’il soutient que « le roi est le plus fort par sa puissance » (58) ), mais psychologique. De cette indication, on peut tirer deux conclusions complémentaires : l’une que par définition le droit ne sera défendu que par ceux qui ont besoin hic et nunc de réparations ; l’autre qu’il s’agit de transformer les citoyens pour qu’ils dépassent les divisions familiales et affectives. Dans la République, Platon, en supprimant l’argent, le couple, la famille et en fin de compte la vie privée, a radicalement réglé le problème de la division des intérêts. Instituant comme une grande famille sur les ruines de la famille traditionnelle, il a dans une logique très volontariste créé un corps politique. Mais de Solon il n’y a que peu d’indications sur les remèdes à apporter à l’injustice. Je pourrais dire qu’il s’agit de constituer une cité où les hommes ne sont pas pareils à des … cailloux :
« Il disait que ceux qui ont du pouvoir aux côtés des tyrans sont pareils aux cailloux qu’on utilise pour compter : chacun de ceux-ci en effet vaut tantôt plus, tantôt moins ; et chacun de ceux-là, les tyrans le rendent tantôt grand et illustre, tantôt privé d’honneur. » (59)
Cette comparaison est originale : je fais l’hypothèse que le caillou vaut d’autant moins qu’on en a besoin de plus pour compter. Je retiens l’idée que le pouvoir dont on dispose est un instrument au service du pouvoir qui le confère et je me rappelle de ces lignes où J.J. Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes fait la généalogie de la noblesse :
« C’est ainsi qu’il dut venir un temps où les yeux du peuple furent fascinés à tel point , que ses conducteurs n’avaient qu’à dire au plus petit des hommes, sois grand toi et toute ta race, aussitôt il paraissait grand à tout le monde, ainsi qu’à ses propres yeux. »
Qu’on ne voie dans toutes ces lignes que mon penchant abusif à identifier Solon, anachroniquement (mais seulement par moments !), à un philosophe des Lumières ! Montaigne aura aujourd’hui le dernier mot :
« Telle peinture de police serait de mise en un nouveau monde, mais nous prenons les hommes obligez desjà et formez à certaines coutumes ; nous ne les engendrons pas, comme Pyrrha ou comme Cadmus. Par quelque moyen que nous ayons loy de les redresser et renger de nouveau, nous ne pouvons guieres les tordre de leur pli accoustumé que nous ne rompons tout. On demandait à Solon s’il avait établi les meilleures lois qu’il avait peu aux Athéniens : « Ouy bien, respondit-il, de celles qu’ils eussent receuës. » ( Essais Livre III chap.IX De la vanité)
Ah, j’oubliais :
« Le bois dont l’homme est fait est si noueux qu’on ne peut y tailler des poutres bien droites. » écrit Kant dans l'Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique ( 6ème proposition, trad. de S. Piobetta)

dimanche 29 mai 2005

Solon, le poète qui se méfiait des mots.

Ce sont d’étranges vers que Solon est censé avoir adressés aux Athéniens lorsqu’il apprit que Pisistrate exerçait la tyrannie :
« Si vous avez gravement souffert de votre bassesse, N’attribuez pas ces vicissitudes aux dieux comme une fatalité. » (I, 52)
C’est presque une déclaration de philosophe éclairé, de Aufklärer. On est loin désormais d’Homère et de son monde où les dieux se mêlent aux vies des hommes et quelquefois les manipulent comme des marionnettistes. Solon pointe l’usage conservateur de la religion, facteur de résignation et d’aveuglement:
« Car ces gens, c’est vous-mêmes qui les avez fait grandir, en donnant des gages, Et c’est pour cela que vous avez supporté une dure servitude. »
Je pense aux premières lignes de Kant dans Réponse à la question :qu’est-ce que les Lumières ?: « La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction étrangère, restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs ; et qu’il soit si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. » (trad. de Heinz Wismann)
A dire vrai, on ne sait pas si le texte ne fait pas plutôt allusion à la dépendance née des dettes et que Solon a rendue illégale. Peu importe : dans les deux cas, la soumission n’a rien de nécessaire, elle peut être évitée. Mais ce sont les quatre autres vers qui me surprennent :
« Chacun de vous marche sur les traces du renard, Mais à vous tous ensemble n’appartient qu’un esprit léger. Car vous êtes attentifs à la langue et au discours trompeur d’un homme, Mais vous ne voyez jamais l’acte qui se réalise. »
Autrement dit, une somme de ruses individuelles équivaut à une sorte d’imprévoyance collective. Cependant Solon n’en appelle pas ici à une forme d’organisation capable de rendre efficaces les efforts dispersés. Il s’agit d’une réflexion sur la part à accorder aux paroles, comme si à elles seules elles absorbaient toute l’attention et détournaient de l’évitement des actes qu’elles annoncent et accompagnent. Les hommes ici ne sont pas accusés d’être naïfs et crédules mais de trop attacher d’importance à ce qui se dit au détriment de ce qui se fait. L’interprétation des intentions prend le temps qu’il faudrait pour s’opposer bel et bien au lieu d’anticiper sans prendre les mesures qui mettraient effectivement fin à ce qu’on craint. Mais n’est-ce pas aussi finalement un éloge du courage mis de cette manière au-dessus de la ruse ? N’est-ce pas parce qu’on a peur de s’opposer qu’on ne voit pas, qu’on ne veut pas voir l’acte qui se réalise ? On préfère user toute sa finesse à dénoncer sous cape ce qui se trame. Entre avisés, on s’entend bien : chacun confirme l’autre dans sa perspicacité ; c’est plus dur de se heurter à l’ennemi qu’on s’est acharné entre soi à discréditer.
« Il disait que le sceau de la parole est le silence, le sceau du silence est le moment opportun. » (58)
Le silence qui authentifie la parole n’est pas le temps de la méditation qui engendrerait d’autres paroles, mais celui de l’action qui saisit l’occasion pour atteindre son but. C’est encore le concept de kairos, de moment opportun que Thalès déjà mobilisait au moment de donner à sa mère la raison de son célibat. Je comprends désormais : si Solon est un sage bondissant et dynamique, c’est par attention au moment opportun. S’il arrive en armes à l’assemblée pour avertir des stratégies de Pisistrate, c’est qu’il est encore temps d’empêcher que ce dernier n'institue la tyrannie. Quand ensuite il dépose les armes devant le quartier général du tyran, c’est une manière de faire saisir que le kairos est désormais passé.
« Le discours est un reflet des actions » (58)
S’il n’y a pas d’action, le discours, aussi avisé qu’il soit, est le reflet de la lâcheté. Solon le sage n’est pas un beau parleur. Ses phrases préparent l’action et tirent leur valeur de l’action réussie. Aussi ses conseils donnent-ils du prix à ce qui se manifeste aux dépens de ce qui en reste au stade de l’intention :
« Fais davantage confiance à la bonté morale qu’à un serment » (60)
Avant la déclaration d’intention, ce qui est bel et bien réalisé.
« Pratique les belles actions. ( …) Ne donne pas les conseils les plus agréables mais les meilleurs » (60)
Renoncer à ce qu’autrui veut entendre pour l’encourager à faire ce qui doit être fait. Décidément, le charme de la poésie est tout au service de la raison. J’imagine que c’est d’un tel art de parler dont Platon rêvait dans la République quand il mettait en garde contre les mauvaises leçons d’Homère.

samedi 28 mai 2005

Homère, le tyran et le sage.

Les historiens m’apprennent que, sous la tyrannie de Pisistrate, pour la première fois, le texte d’Homère a été édité. Le tyran d’abord, puis ses fils ensuite, semblent avoir cherché dans le texte homérique une légitimation. On a un écho déformé de cette volonté de s'enraciner dans le passé à travers la lettre, bien sûr apocryphe, que Pisistrate a adressée à Solon. Le tyran commence ainsi son plaidoyer pro domo :
« Je ne suis pas le seul des Grecs à avoir aspiré à la tyrannie (ce en quoi il a raison : ce phénomène politique qu’on peut grossièrement identifer à une transition entre les régimes aristocratiques et les régimes démocratiques apparaît dès le VIIème siècle ; le premier sage, Thalès, vivait déjà à Milet sous la tyrannie de Thrasibule) et ce n’était pas une prétention déplacée pour moi, un descendant de Codros. Car j’ai repris possession de ce que les Athéniens avaient juré d’accorder à Codros et à sa descendance, mais qu’ils lui avaient enlevé. »
Ce Codros n’est pas un personnage homérique, mais il est censé avoir été le dernier roi d’Athènes. Cherchant à préciser l’identité de ce roi mythique, je trouve à nouveau une histoire de déguisement. Polyen, historien grec du 2ème siècle ap. JC, rapporte ainsi l’anecdote :
« Les Athéniens faisaient la guerre à ceux du Péloponnèse. Un oracle avait assuré la victoire aux Athéniens si leur roi était tué par un Péloponnésien. Cet oracle était connu, et les Péloponnésiens avaient donné un ordre très exprès d'épargner dans les combats la personne de Codrus, roi d'Athènes. Mais Codrus, déguisé en bûcheron, sortit un soir hors des retranchements, et se mit à couper du bois. Des Péloponnésiens, sortis dans le dessein de couper aussi du bois, rencontrèrent Codrus, qui les attaqua et en blessa quelques-uns à coups de serpe. Ils se vengèrent sur lui et l'assommèrent avec leurs serpes. Ils se retirèrent à leur camp, bien contents de cet exploit. Les Athéniens, de leur côté, voyant l'avantage que l'oracle leur faisait espérer de cette perte, poussèrent de grands cris de joie ; et se présentant courageusement pour combattre les Péloponnésiens, ils commencèrent par leur envoyer un héraut, pour demander la permission d'enlever le corps du roi. Les Péloponnésiens voyant ce qui était arrivé, prirent la fuite, et les Athéniens, après la victoire, décernèrent à Codrus les honneurs dus aux héros, en reconnaissance de ce qu'il avait sacrifié sa vie pour l'avantage de sa patrie. » (Ruses de guerre, livre I, trad. fournie par Philippe Remacle)
Certes Pisistrate simulant l’attentat n’est pas à la hauteur de son royal « ancêtre » mais, comme Solon, il s’inscrit dans une tradition légendaire. J’imagine que la conduite de ce Codros était devenue un poncif de la culture politique générale pour que Napoléon en 1815 le citât dans le discours qu’il adressa aux députés des collèges électoraux et de l’armée :
« Comme ce roi d’Athènes, je me suis sacrifié pour mon peuple dans l’espoir de voir se réaliser la promesse donnée de conserver à la France son intégrité naturelle etc. » ( Larousse Dictionnaire universel du 19ème siècle, Tome IV, p. 534)
Mais je m’égare. Revenons à Solon : il n’a pas seulement ajouté un vers au 16000 de l’Iliade ; il a aussi légiféré sur la manière de transmettre les poèmes:
« Il décréta par écrit que les rhapsodies d’Homère devaient être récitées l’une à la suite de l’autre : en ce sens que, là où s’était arrêté le premier, le suivant devait commencer » (47)
Richard Goulet fait l’hypothèse que « cette pratique devait correspondre à une volonté de stabiliser le texte d’Homère ». Ainsi, le sage et le tyran, qui sont en fait deux hommes politiques, prennent très au sérieux le texte homérique ; c’est sans doute tout à fait banal à cette époque ; ces vers sont un enjeu de pouvoir. Diogène, lui, donne la palme à Solon :
« (Il) a donc davantage que Pisistrate éclairé Homère, comme le dit Dieuchidas dans le cinquième livre de ses Mégariques. Cela concernait principalement les vers suivants : « Ensuite ceux qui habitaient Athènes », etc. » (57)
J’aimerais mieux comprendre ces lignes ; malheureusement les Mégariques de Dieuchidas ne sont plus qu’une référence vide. Il y a peut-être eu entre Solon et Pisistrate une querelle sur l’interprétation à donner à certains passages homériques. Si lointains qu’ils soient pour nous, ils ont dû eux aussi avoir à se définir par rapport à un passé immémorial, à un héritage archaïque, sublime et ambigu, qui, justifiant mille entreprises différentes, menaçait donc de mettre en danger n’importe laquelle.

vendredi 27 mai 2005

Solon / Pisistrate (2)

« Ayant pressenti les ambitions personnelles de Pisistrate – son parent à ce que dit Sosicrate -, il lui fit obstacle. Ayant bondi en effet dans l’assemblée avec une lance et un bouclier, il annonça à l’avance aux membres (de l’assemblée) l’ambition de Pisistrate ; bien plus, (il déclara) qu’il était prêt à porter secours (aux Athéniens), en prononçant les mots suivants : « Citoyens d’Athènes, je suis plus avisé que certains, plus courageux que d’autres : plus avisé que ceux qui ne perçoivent pas la fourberie de Pisistrate, plus courageux que ceux qui sont au courant, mais qui se taisent parce qu’ils ont peur » (I, 49)
On imagine souvent le sage immobile, statique, déjà statufié. Solon, lui, est bondissant. Il a le tempo de l’action politique, il saute sur l’occasion. Et encore une fois, il est déguisé, en soldat de la liberté désormais. La fonction de l’accoutrement est d’attirer l’attention sur des mises en garde. Solon est sage de savoir que le discours doit parler à l’imagination. Encore Montaigne :
« Qu’il ôte son chaperon, sa robe, et son latin ; qu’il ne batte pas nos oreilles d’Aristote tout pur et tout cru, vous le prendrez pour l’un d’entre nous, ou pis. » (Essais Livre III chap.VIII)
La morale de l’histoire, c’est que même les sages ne sont pas assez sages pour assagir les fous ! D’où les ustensiles : l’Aristote de Solon, c’est sa lance et son bouclier. Les armes de la raison n’emportent pas à elles seules la conviction ! En passant, dans son appel à la résistance, Solon fait l’inventaire des comportements civiques possibles face à l’abus de pouvoir : a)le courageux avisé qu’il incarne b)le lâche avisé c)le courageux ignorant d)le lâche ignorant La résistance face au pouvoir ou la rencontre rare de deux vertus. La réaction des accusés est classique :
« Et le Conseil, formé de gens du parti de Pisistrate, dit qu’il était fou. » (ibid.)
C’est le mauvais délire, celui des hallucinés. Rien à voir avec les incompréhensibles anticipations des hyper-lucides. Solon, qui ne fait plus le fou, est accusé de l’être ; quand il le faisait, il était pris pour un sage ! Réponse :
« A cause de cela, il dit ce qui suit : Sous peu de temps, à coup sûr, aux citoyens mon délire apparaîtra. Oui, il apparaîtra, quand sur la place publique la vérité s’avancera. » (ibid.)
La politique mise en vers : je pense aux comédies de Jacques Demy où des répliques chantées font irruption dans la vie quotidienne prosaïquement parlée. Mais chez Demy les phrases mises en musique restent triviales, alors que Solon qui versifie, c’est l’essence même du vrai poétiquement portée à l’oreille…
« Quant aux vers élégiaques dans lesquels il a prédit la tyrannie de Pisistrate, voici quels ils étaient : De la nuée provient la force de la neige et de la grêle ; Et le tonnerre naît de l’éclair brillant. D’hommes puissants vient la perte d’une Cité ; mais c’est l’ignorance Qui plonge un peuple dans la servitude d’un souverain absolu. »
Solon ou le poète de la liberté. La dernière scène :
« Alors que déjà Pisistrate était au pouvoir, comme on ne le croyait pas, il déposa les armes devant le quartier général » (50)
Exhibition de la soumission, mise en scène ostentatoire de l’impuissance. Décidément ce second sage est le premier d’une lignée de philosophes-comédiens…

jeudi 26 mai 2005

Solon / Pisistrate (1)

Comment être aimé du peuple ? En le rendant glorieux, même au prix de la duperie. C’est la leçon de Solon, avant tout traité de philosophie politique :
« Par la suite le peuple était attaché et aurait volontiers consenti à l’avoir comme tyran. » (I, 49)
Mais la gloire de Solon, c’est de refuser d’exercer ce pouvoir personnel et dans le même mouvement de dénoncer l’ambition de Pisistrate. Pisistrate, le double négatif de Solon, celui qui prend ce qu’on lui offre. Celui qui fait aussi de la mauvaise comédie, celle qui asservit les spectateurs, au lieu de les élever. Ce que perce à jour le sage dans une lettre à Epiménide, autre sage :
« Sache en effet, mon ami, que cet homme a atteint la tyrannie de la façon la plus habile. Il commença par faire de la démagogie. Ensuite, après s’être infligé à lui-même des blessures et s’être présenté au tribunal d’Héliée, il dit, en poussant des cris, qu’il avait subi ces blessures sous les coups de ses ennemis. Et il demanda qu’on lui octroie comme gardes quatre cents jeunes gens. Les autres, sans m’avoir écouté, lui accordèrent les hommes (demandés). Ceux-ci étaient des porte-gourdin. Et après cela il demanda la dissolution de l’assemblée du peuple. » (66)
C’est peut-être une des manifestations de la sagesse de Solon d’avoir, bien avant Machiavel, décrit exactement la Realpolitik. Se présenter comme agressé pour attaquer, ce vieux tour n’est sans doute ici pas joué pour la première fois, mais imaginons en son honneur que Solon est, lui, le premier à le déjouer. Pourchassant la simulation en politique, Solon va condamner la simulation tout court. Avant les avertissements platoniciens mettant en garde contre les dangers des simulacres artistiques, Solon complète sa dénonciation de la tyrannie par la condamnation du théâtre :
« Il empêcha Thespis de faire représenter des tragédies, arguant que le mensonge n’est pas profitable. Lorsque par conséquent Pisistrate se blessa lui-même, il dit que c’est de là que venaient de tels comportements. » (59-60)
Comme si le spectacle des comédiens incitait à devenir soi-même comédien mais en dehors du lieu où il est requis de l’être. Solon le double, apologue de la transparente simplicité, met en vers son blâme des arrière-pensées :
« Surveillant tout un chacun, vois S’il n’y a aucune haine cachée sans son cœur, Alors qu’il parle avec un visage radieux, Et s’il n’a pas une langue au double langage Qui lui vient d’un esprit sombre. » (61)
Ce qui ne revient donc pas à condamner le double langage quand il vient d’un esprit clair…
« Ainsi font nos médecins, qui mangent le melon et boivent le vin fraiz, ce pendant qu'ils tiennent leur patient obligé au sirop et à la panade. » comme écrit Montaigne dans De la vanité (Essais Livre III chap.IX )

mercredi 25 mai 2005

Solon, auteur d'un vers de l'Iliade ?

Pour déterminer les Athéniens à conquérir Salamine, Solon ne joue pas simplement le rôle de l’illuminé ; il ne se contente pas non plus de les charmer poétiquement. Il va jusqu’à réécrire Homère, précisément ajouter un vers aux milliers de vers de l’Iliade , un seul vers mais fait de quelques mots décisifs: ils établissent un lien éternel entre Salamine et Athènes. Le voici le vers rusé d’abord dans la traduction qu’en donne Richard Goulet :
« De Salamine, Ajax amenait douze nefs – Qu’il a conduites là, près des troupes d’Athènes. » (I, 49)
Ce même subterfuge, je le retrouve mais entre parenthèses, élément repéré comme douteux, dans la traduction de l’Iliade due à Eugène Lasserre :
« Ajax, de Salamine, avait conduit douze vaisseaux (et les établit là où les Athéniens établissaient leurs phalanges) » (GF p.52)
Une note m’éclaire : l’accusation remonte à Strabon, célèbre géographe grec de la fin du premier siècle av. JC. Solon ou Pisistrate aurait, d’après lui, fabriqué ce « mythe fondateur ». Mais Lasserre ajoute que les Mégariens usaient du même procédé en remplaçant les vers cruciaux par ceux-ci :
« Ajax avait conduit les vaisseaux de Salamine, ainsi que de Polichnè, d’Aîgirousè, de Nisaiè et de Tripodon » « toutes villes mégariennes ! »
Solon aurait donc été le faussaire du camp athénien ; à voir ce sage trafiquer les Ecritures, je comprends mieux la méfiance platonicienne à l’égard d’un certain usage de la poésie et précisément d’Homère ! A dire vrai, Diogène Laërce rapporte le prétendu fait avec prudence :
« Certains disent qu’il aurait également inséré dans le Catalogue d’Homère… » (ibid.)
En revanche, il présente Solon profanant bel et bien les tombes à des fins politiques :
« Afin de ne pas avoir l’air de s’être emparé de Salamine seulement par la force, mais aussi en vertu du droit, il fit déterrer quelques tombes et montra que les morts étaient tournés vers l’Orient, conformément à la coutume funéraire à Athènes ; de plus, que les tombes elles-mêmes regardaient vers le Levant et que les noms gravés indiquaient les dèmes d’origine, pratique qui était propre aux Athéniens. » (ibid.)
Amusant : on en connaît d’autres qui, à l’imitation de Solon, ont cherché sur place des justifications a posteriori de leurs conquêtes mais eux, malgré leurs efforts désespérés, n’ont pas trouvé…(1) Je pense à Pascal :
« Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste » (Pensées, fragment 94, édition Le Guern)
On me dira que Solon a le droit pour lui puisque les Salaminiens ont les usages des Athéniens. Mais Plutarque, cité par Richard Goulet, confirme mon trouble : il assure que c’est à Mégare que les morts étaient orientés vers l’Est alors qu’à Salamine ils regardaient vers l’Ouest. C’est donc Mégare que Solon aurait dû entraîner ses compatriotes à conquérir…
(1)Ajout du 21-10-14 : allusion aux armes de destruction massive invoquées en 2003 pour justifier l'invasion américaine de l'Irak.

mardi 24 mai 2005

Solon en sorcier ou d'un usage raisonnable de la déraison.

Epictète a écrit dans le Manuel :
« Ne dis jamais à propos d’une chose : « Je l’ai perdue », mais « Je l’ai rendue ». Ton enfant est mort ? Il a été rendu. » (11, trad. de Pierre Hadot)
Solon, lui, n’est pas stoïcien :
« Selon Dioscouride dans ses Mémorables, alors qu’il pleurait la mort de son fils – dont pour notre part nous n’avons rien appris (dans nos lectures)-, il répondit à celui qui lui disait : « Tu n’y peux rien » : « Voilà pourquoi je pleure : parce que je n’y puis rien » (I, 63)
Il était donc encore sage d’être ému par le destin. Celui-ci n’avait pas encore reçu la forme impeccable et magnifiée qui justifiera l’approbation joyeuse du stoïcisme. Car l’homme qui attire l’attention de Solon sur son impuissance n’est en rien stoïcien : il est seulement banalement résigné. Pour lui, ce qui arrive pèse simplement comme un fardeau. Le stoïcien aime ce qui a lieu comme on aime Dieu. Montaigne cite ce trait de Solon mais il le fait dans ce long chapitre XII du livre II des Essais où, en faisant l’Apologie de Raimond Sebond, il multiplie les arguments en faveur du scepticisme. C’est ainsi que les pleurs de Solon se réduisent à une illustration :
« Voilà comment la raison fournit d’apparences à divers effets. C’est un pot à deux anses, qu’on peut saisir à gauche et à dextre (Montaigne reprend ici en la détournant de son sens une célèbre comparaison d’Epictète tirée du même Manuel : « Toute chose a deux prises, l’une par laquelle on peut la porter, l’autre par laquelle on ne peut pas la porter. ») On preschoit Solon de n’espandre pour la mort de son fils des larmes impuissantes et inutiles : « Et c’est pour cela, dict-il que plus justement je les espans, qu’elles sont inutiles et impuissantes. » La femme de Socrates rengregeoit (aggravait) son deuil par telle circonstance : « O qu’injustement le font mourir ces meschans juges !- Aimerais-tu donc mieux que ce fut justement ? lui repliqua il.(ce « il » anonyme manque de discernement : à la mise à la mort injuste, la célèbre épouse n’oppose pas une condamnation à mort juste mais la légitime absence de toute persécution) » (éd. de La Pléiade, p.566)
Solon et Xanthippe, deux versions antithétiques qui s’équilibrent : pleurer parce que c’est fatal, pleurer parce que cela aurait pu se passer autrement, deux attitudes qui conduisent Montaigne ici à penser que la raison, loin d’éclairer univoquement, est seulement en mesure de justifier tout, même des comportements contradictoires. Ce qui m’amuse ici, c’est de trouver Solon le sage sur le même plan que la mé(na)gère socratique, dont il semble que la seule vertu ait été d’exercer la patience de son mari ! Mais c’est cela le scepticisme : les arguments des mégères valent ceux des philosophes, sauf si ces derniers sont sceptiques, bien sûr.

lundi 23 mai 2005

Les pleurs de Solon.

Epictète a écrit dans le Manuel :
« Ne dis jamais à propos d’une chose : « Je l’ai perdue », mais « Je l’ai rendue ». Ton enfant est mort ? Il a été rendu. » (11, trad. de Pierre Hadot)
Solon, lui, n’est pas stoïcien :
« Selon Dioscouride dans ses Mémorables, alors qu’il pleurait la mort de son fils – dont pour notre part nous n’avons rien appris (dans nos lectures)-, il répondit à celui qui lui disait : « Tu n’y peux rien » : « Voilà pourquoi je pleure : parce que je n’y puis rien » (I, 63)
Il était donc encore sage d’être ému par le destin. Celui-ci n’avait pas encore reçu la forme impeccable et magnifiée qui justifiera l’approbation joyeuse du stoïcisme. Car l’homme qui attire l’attention de Solon sur son impuissance n’est en rien stoïcien : il est seulement banalement résigné. Pour lui, ce qui arrive pèse simplement comme un fardeau. Le stoïcien aime ce qui a lieu comme on aime Dieu. Montaigne cite ce trait de Solon mais il le fait dans ce long chapitre XII du livre II des Essais où, en faisant l’Apologie de Raimond Sebond, il multiplie les arguments en faveur du scepticisme. C’est ainsi que les pleurs de Solon se réduisent à une illustration :
« Voilà comment la raison fournit d’apparences à divers effets. C’est un pot à deux anses, qu’on peut saisir à gauche et à dextre (Montaigne reprend ici en la détournant de son sens une célèbre comparaison d’Epictète tirée du même Manuel : « Toute chose a deux prises, l’une par laquelle on peut la porter, l’autre par laquelle on ne peut pas la porter. ») On preschoit Solon de n’espandre pour la mort de son fils des larmes impuissantes et inutiles : « Et c’est pour cela, dict-il que plus justement je les espans, qu’elles sont inutiles et impuissantes. » La femme de Socrates rengregeoit (aggravait) son deuil par telle circonstance : « O qu’injustement le font mourir ces meschans juges !- Aimerais-tu donc mieux que ce fut justement ? lui repliqua il.(ce « il » anonyme manque de discernement : à la mise à la mort injuste, la célèbre épouse n’oppose pas une condamnation à mort juste mais la légitime absence de toute persécution) » (éd. de La Pléiade, p.566)
Solon et Xanthippe, deux versions antithétiques qui s’équilibrent : pleurer parce que c’est fatal, pleurer parce que cela aurait pu se passer autrement, deux attitudes qui conduisent Montaigne ici à penser que la raison, loin d’éclairer univoquement, est seulement en mesure de justifier tout, même des comportements contradictoires. Ce qui m’amuse ici, c’est de trouver Solon le sage sur le même plan que la mé(na)gère socratique, dont il semble que la seule vertu ait été d’exercer la patience de son mari ! Mais c’est cela le scepticisme : les arguments des mégères valent ceux des philosophes, sauf si ces derniers sont sceptiques, bien sûr.

dimanche 22 mai 2005

Portrait de sage en homme.

Thalès est le premier d’une longue série de philosophes qui meurent plusieurs fois. Mais aucune de ses morts n’est glorieuse. La première le surprend alors qu’il assiste à une compétition sportive :
« Le sage donc mourut en regardant un concours gymnique – de chaleur, de soif et de faiblesse- alors qu’il était déjà âgé. » (I, 39)
C’est une mort ordinaire, une mort de vieil homme usé et pris par surprise. L’autre mort est plus attendue, c’est encore une fois la chute de celui qui ne regarde pas où il met les pieds. Je n’en trouve pas le récit dans la vie de Thalès mais dans une lettre apocryphe, adressée par Anaximène à Pythagore :
« Thalès, fils d’ Examyas, parvenu à la vieillesse, est mort, mais non de sa belle mort : de nuit, comme il en avait l’habitude, s’avançant hors de son logis accompagné de sa servante, il observait les astres ; et – bien sûr il ne s’en souvint pas –étant descendu, en les observant, jusqu’à l’escarpement, il tombe. » (II, 4, trad. de Michel Narcy)
A défaut d’être belle, cette mort en pleine nuit est lumineuse. On a beau vieillir : quand on est sage, on ne tire pas la leçon des chutes car on ne perd rien à perdre la vie. On gagne même, si j’en crois l’épigramme que Diogène Laërce consacre à Thalès :
« Un jour, alors qu’une fois encore, il regardait un concours gymnique, Tu enlevas au stade, Zeus-Soleil, Thalès, l’homme sage. J’approuve que tu l’aies rapproché de toi. Car il est vrai que le vieil homme ne pouvait plus voir les astres depuis la terre. » (I, 39)
Plutarque, avant Diogène, dans les Vies parallèles, raconte une étrange anecdote concernant le lieu où devait reposer son corps :
« Il avait ordonné qu’on l’enterrât à sa mort dans quelque endroit misérable et obscur du territoire des Milésiens, prédisant que ce serait un jour la grand-place de Milet. (Solon, 12)
Pour la première fois, Thalès a quelque chose du devin : Plutarque vient de parler du talent divinatoire d’Epiménide et il enchaîne sur le premier sage. Alors qu’Epiménide voit dans l’avenir la dévastation du port de Munichie, Thalès,lui, voit la transformation d’un lieu désert en agora. Mais ce qui m’étonne, c’est cet insolite aménagement de sa gloire future : choisir l’écart dans le but de finir au centre. Thalès organise les conditions de sa commémoration : la tombe ne retiendra pas le monde autour d’elle ; le monde s’installera autour de la tombe. J’ai un doute : la grande place est-elle construite à dessein autour du tombeau du sage ou bien l’extension de Milet entoure-t-elle accidentellement les restes du philosophe ? Thalès au centre : hasard ou finalité ?

samedi 21 mai 2005

Thalès : des morts de spectateur.

Thalès est le premier d’une longue série de philosophes qui meurent plusieurs fois. Mais aucune de ses morts n’est glorieuse. La première le surprend alors qu’il assiste à une compétition sportive :
« Le sage donc mourut en regardant un concours gymnique – de chaleur, de soif et de faiblesse- alors qu’il était déjà âgé. » (I, 39)
C’est une mort ordinaire, une mort de vieil homme usé et pris par surprise. L’autre mort est plus attendue, c’est encore une fois la chute de celui qui ne regarde pas où il met les pieds. Je n’en trouve pas le récit dans la vie de Thalès mais dans une lettre apocryphe, adressée par Anaximène à Pythagore :
« Thalès, fils d’ Examyas, parvenu à la vieillesse, est mort, mais non de sa belle mort : de nuit, comme il en avait l’habitude, s’avançant hors de son logis accompagné de sa servante, il observait les astres ; et – bien sûr il ne s’en souvint pas –étant descendu, en les observant, jusqu’à l’escarpement, il tombe. » (II, 4, trad. de Michel Narcy)
A défaut d’être belle, cette mort en pleine nuit est lumineuse. On a beau vieillir : quand on est sage, on ne tire pas la leçon des chutes car on ne perd rien à perdre la vie. On gagne même, si j’en crois l’épigramme que Diogène Laërce consacre à Thalès :
« Un jour, alors qu’une fois encore, il regardait un concours gymnique, Tu enlevas au stade, Zeus-Soleil, Thalès, l’homme sage. J’approuve que tu l’aies rapproché de toi. Car il est vrai que le vieil homme ne pouvait plus voir les astres depuis la terre. » (I, 39)
Plutarque, avant Diogène, dans les Vies parallèles, raconte une étrange anecdote concernant le lieu où devait reposer son corps :
« Il avait ordonné qu’on l’enterrât à sa mort dans quelque endroit misérable et obscur du territoire des Milésiens, prédisant que ce serait un jour la grand-place de Milet. (Solon, 12)
Pour la première fois, Thalès a quelque chose du devin : Plutarque vient de parler du talent divinatoire d’Epiménide et il enchaîne sur le premier sage. Alors qu’Epiménide voit dans l’avenir la dévastation du port de Munichie, Thalès,lui, voit la transformation d’un lieu désert en agora. Mais ce qui m’étonne, c’est cet insolite aménagement de sa gloire future : choisir l’écart dans le but de finir au centre. Thalès organise les conditions de sa commémoration : la tombe ne retiendra pas le monde autour d’elle ; le monde s’installera autour de la tombe. J’ai un doute : la grande place est-elle construite à dessein autour du tombeau du sage ou bien l’extension de Milet entoure-t-elle accidentellement les restes du philosophe ? Thalès au centre : hasard ou finalité ?

vendredi 20 mai 2005

Thalès et le trépied.

Qu’est-ce qu’un trépied ? Le Petit Larousse donne une réponse univoque mais pauvre : « support ou siège à trois pieds ». Dans la Grèce Antique, c’est beaucoup plus : a)un meuble de la vie quotidienne (surmonté d’une coupe, il reçoit par exemple le vin destiné aux banquets) b)un présent offert aux vainqueurs des jeux c)un symbole d’Apollon (à Delphes, c’est, assise sur un trépied, que la Pythie, à travers laquelle parle le dieu, proclame ses oracles) En somme, le trépied n’est pas un vulgaire mobilier ; il faut le savoir pour comprendre l’histoire que raconte Diogène Laërce avec de multiples variantes : 1)variante a :
« On dit en effet que des jeunes Ioniens avaient acheté au marché la pêche de pêcheurs milésiens. Comme on avait retiré le trépied dans ce filet , il y avait une contestation à son sujet jusqu’à ce les Milésiens envoient une délégation à Delphes. Et le Dieu rendit (à travers les dires de la Pythie elle-même assise sur un trépied !) l’oracle suivant : Rejeton de Milet, tu interroges Phébus à propos d’un trépied ? Qui est par sa sagesse le premier de tous, je déclare qu’à lui est le trépied. Ils le donnent donc à Thalès, celui-ci à un autre sage et celui-là à un autre, jusqu’à ce qu’il parvienne à Solon. Ce dernier dit que le premier pour la sagesse, c’est le dieu et il l’envoya à Delphes. » (I, 29) Je dispose donc désormais d’une définition du sage. Est sage : a) celui qui est désigné unanimement comme tel par les non-sages (en l’occurrence ici les Milésiens ; les hommes ordinaires ont ainsi suffisamment de savoir pour déterminer qui les dépasse) b) peut-être pourrais-je ajouter : celui qui est désigné par Apollon lui-même mais je ne sais pas si le dieu sait que Thalès, étant sage, sera désigné par ceux qui ont reçu l’oracle ou s’il demande seulement aux Milésiens de déterminer qui est sage à leurs yeux ; j’hésite : un sage a-t-il une reconnaissance simple (de la part des hommes) ou double (de la part des hommes et d’un dieu) ? c) celui qui est assez modeste pour penser que c’est un autre que lui qui est plus sage ou au moins qu’un autre est aussi sage que lui, d’où le transfert ; le dernier sage de cet étrange passage du trépied-témoin, Solon, est identique à ses prédécesseurs, à cette différence près que son geste est un hommage à la supériorité de la sagesse divine. Symbole du divin mais perdu dans la mer, le trépied retrouve ainsi sa place par sages interposés. J’en conclus qu’il n’est pas sage de dire de soi qu’on est sage et qu’il est sage de dire de soi qu’on n’est pas sage. Socrate retiendra la leçon !
2)variante b : l’objet est cette fois une phiale, coupe sans pied ni anse, généralement en métal précieux, destinée aux libations (définition du C.N.R.T.L ; c’est un legs d’un certain Bathyclès d’Arcadie qui a prescrit de « la donner au sage le plus utile » (j’apprécie cette manière de juger les sages en les rangeant, tels des ustensiles, selon leur utilité – à quoi ?-) ; « elle fut donc donnée à Thalès et, au terme d’un circuit, à nouveau à Thalès ; celui-ci l’envoya à Apollon Didymos, ayant déclaré, selon Callimaque : Thalès qui a reçu deux fois ce prix d’excellence Me donne au Gardien du peuple de Neileôs. » (I, 28-29) Même si le divin finit encore par déclasser l’humain, Thalès gagne en sagesse : il est à deux reprises considéré comme le plus sage et il est désormais celui qui remet la sagesse humaine à sa place (j’ai l’idée que le sage qui remet le présent à un dieu est plus sage que celui qui le remet à un autre sage : le premier a le savoir lucide des limites essentielles de la sagesse humaine et n’a pas la « vanité d’espèce » du second)
3)variante c : « Un des amis de Crésus reçut du roi une coupe en or afin qu’il la donnât au plus sage des Grecs ; celui-ci la donna à Thalès. Et la coupe passa à Chilôn, lequel demanda à Apollon Pythien qui était plus sage que lui-même. Et Apollon répondit : « Myson ». Nous reparlerons de lui (donc moi aussi…) » (29-30) Ici le circuit commence bien mais finit mal pour Thalès. Détrôné non par un dieu mais par un homme reconnu par un dieu ! A ce stade de ma lecture, je peux affirmer comme caractère du sage l’élément b jusqu’à présent hypothétique (« est sage celui qui est désigné comme tel par Apollon »)
4)variante d : c’est la plus lumineuse et Thalès y retrouve la consécration à laquelle il a droit en tant que premier des sages ! L’origine du trépied est précisée : Héphaistos, alias Vulcain. C’est classique, Homère dans l’Iliade le consacre spécialiste ès trépieds auto-mobiles :
«A la demeure d’Héphaïstos arriva Thétis aux pieds d’argent, demeure impérissable, brillante comme un astre, remarquable parmi celles des immortels, faite de bronze, que lui-même s’était fabriquée le Boiteux. Elle le trouva suant, tournant autour des soufflets, se hâtant : il ne faisait pas moins de vingt trépieds, pour les dresser contre le mur, autour d’une salle bien construite. Il plaçait des roulettes d’or sous la base de chacun, pour que, d’eux-mêmes, ils entrassent dans l’assemblée des dieux et revinssent dans la maison, merveilleux spectacle. Ils étaient presque achevés ; les oreilles seules, bien ouvrées, n’y étaient pas encore fixées : il les préparait et forgeait leurs attaches. » ( Chant XVIII)
Le dieu forgeron le donne à Pélops à l’occasion de son mariage ( ce Pélops ressuscité mérite bien ce cadeau : son père, Tantale, roi de Phrygie, s’était servi de lui pour éprouver la perspicacité des dieux : l’ayant tué, puis découpé en morceaux, il avait de l’enfant fait un ragoût qu’il offrit aux Immortels, curieux de voir s’ils reconnaîtraient ce qu’on leur offrait…)
« Par la suite, il vint en possession de Ménélas, puis, enlevé par Alexandre avec Hélène, il fut jeté dans la mer de Cos sur ordre de la Laconienne qui avait dit qu’il ferait l’objet de combats. Avec le temps, alors que certains Lébédiens au même endroit avaient acheté le contenu d’un filet de pêche, le trépied fut acquis avec le reste et, comme ils se battaient avec les pêcheurs, l’affaire remonta jusqu’à Cos. Comme on n’arrivait à rien, ils en informent les Milésiens, Milet étant leur métropole. Ceux-ci, après avoir envoyé des ambassades sans que l’on tienne compte de leur avis, font la guerre aux gens de Cos. Et beaucoup tombant de part et d’autre, un oracle est rendu (prescrivant) de donner (le trépied) au plus sage. Et les uns et les autres se mirent d’accord sur le nom de Thalès. Mais, ce dernier, après que le trépied eut circulé (cf variante b) l’offre à Apollon Didymos. L’oracle rendu aux gens de Cos était formulé ainsi : La querelle entre les fils de Mérops et les Ioniens ne cessera pas Avant que le trépied d’or qu’Héphaïstos jeta dans la mer Vous ne l’expédiez hors de la cité et qu’il ne parvienne à la maison D’un homme qui soit sage concernant le présent, le futur et le passé. » (32-33)
Les notes érudites de Richard Goulet me permettent de savoir que l’expression qui qualifie ici le sage est reprise d’Homère qui l’utilise au début de l’Iliade pour caractériser le devin Chalcas. Est-ce accorder à Thalès des pouvoirs divinatoires ? J’aurais ainsi une définition du sage moins conforme à la raison philosophique telle qu’on se la représente mais je préfère penser que c’est en en tant qu’astronome seulement que Thalès a été en mesure de prédire les éclipses…

Commentaires

1. Le samedi 7 novembre 2015, 19:44 par annanas
Je ne comprend pas très bien les origines du trépied de la Pythie (c'est ça qui m'interessait ).
Il est écrit que Chilôn donne une coupe en or à Apollon, que celui-ci répond "Myson" et après ce n'est plus très clair !
Pourquoi est-ce devenue un symbole d'Apollon ?
Pourquoi est-ce devenu un attribut de la Pythie ?
Merci d'avance,
Violette
2. Le jeudi 12 novembre 2015, 19:32 par Philalethe
Vos questions trouvent une réponse dans la partie du billet consacrée à la variante nº4 : Héphaistos a fait le trépied qui, après quelques péripéties, est donné au plus sage des hommes, Thalès. Ce dernier, modeste et lucide,  le donne à son tour au plus sage des dieux, Apollon, dont la Pythie est la prêtresse à Delphes.
3. Le mardi 12 septembre 2017, 02:48 par Niklaus von Q
Thalès aurait prédit également une abondante récolté d'olives (D. Laërce), et prédit sans doute que la fortune qu'il en tira ne valait pas les soucis que l'attachement à ce genre d'activité (qu'il pratiqua selon Plutarque, Solon, 2) dépendant des contingences du climat et des humeurs marchandes engendre nécessairement. J'aime à croire qu'il trouvait sa liberté et donc sa vertu dans les arts qui ne sont ni de besoin, ni d'agrément.
Toujours selon Laërce, il prédit qu'une alliance des Milésiens avec Crésus les mèneraient à leur perte. On ne sait s'il avait raison, mais Crésus perdit contre Cyrus.
Alain, dans l'introduction à ses Eléments de philosophie (pdf en ligne) insiste sur la dimension divinatoire des philosophes, qui savaient selon lui, comme l'astrologue de Tibère, deviner l'avenir en observant avec bon sens les passions d'un Tyran.
Je terminerai par des mots, toujours selon Laërce, que l'on attribue à Thalès lui-même :
" Le plus sage est le temps, car il découvre tout "
Son nom l'a traversé jusqu'à ce jour, prédisant sans doute avec raison que ses découvertes astronomiques, comme celle de la taille relative du soleil par rapport à celle son orbite, si on y associait son nom (Appulée, Florides, 18, p. 37, 10, éd. Helm.), permettrait à son âme de prouver son immortalité.
J'espère toutefois que faisant toutes ces divinations, il n'a pas engagé sa parole. "La faute étant toute proche" en ce cas, comme il l'aurait paradoxalement prédit aussi (Suidas, Lexique, "Thalès".)
P.-S. Je tire toutes ces références de Les écoles presicratiques, Édition établie par Jean-Paul Dumont.
P.P.-S. Merci encore pour vos articles qui sont si bons.