mardi 13 septembre 2005

Anaximandre et la mer.

"Il fut aussi le premier à dessiner le contour de la terre et de la mer" (Laërce Vies et doctrines des philosophes illustres II, 1)
Pour Anaximandre, la mer n'est pas seulement la limite de la terre, mais aussi le produit d'une genèse. En effet la Terre, telle qu'on la voit, n'est pas ce qu'elle était à l'origine. C'est Aristote dans les Météorologiques qui est encore ici le premier porte-parole d'Anaximandre :
"Au commencement tout l'espace autour de la Terre était occupé par l'humide premier; puis le Soleil l'assécha et une partie, disent-ils (Aristote attribue cette position non seulement à Anaximandre mais à tous les philosophes originaires de Milet) produisit par son évaporation les vents et les mouvements du Soleil et de la Lune, tandis que la partie qui restait forma la mer; c'est pourquoi, à leur avis la mer devient de plus en plus petite en s'asséchant et finira par être un jour entièrement desséchée" (II,1, 353 b6)
La mer est donc un reste, un état intermédiaire entre le plein et le vide. Loin d'être, comme chez son maître Thalès, la matrice d'où tout est issu, l'eau, du moins en tant qu'elle est eau de mer, peut disparaître sans que la Nature cesse d'être identique à elle-même (à noter que de Thalès nous n'avons conservé aucun texte sur la mer en général, si l'on excepte le témoignage d'Hérodote selon lequel il aurait expliqué les crues du Nil par un reflux à l'intérieur des terres des eaux marines poussées par les vents). Si l'eau perd avec Anaximandre son rôle d'élément premier, elle reste tout de même de manière étonnamment moderne la source de la vie. Evolutionniste avant la lettre, Anaximandre fait naître les hommes des poissons, eux-mêmes nés de l'eau. Plutarque dans les Propos de table discute même assez précisément la pertinence de la position anaximandréenne. Finalement fort conformiste, il lui oppose l'usage cultuel traditionnel:
"Les descendants de l'antique Hellène sacrifient aussi à Poséidon né dans leur pays, car ils estiment, comme encore les Syriens, que l'homme est né de la substance humide. C'est pourquoi ils vénèrent aussi le poisson comme ayant même race et parenté que l'homme, ce qui est meilleure façon de philosopher que celle d'Anaximandre, car il ne se borne pas à affirmer que les poissons et les hommes sont de la même espèce, mais assure qu'au commencement les hommes sont nés dans les poissons et se nourrissaient comme les requins, mais que, devenus ensuite capables de subvenir eux-mêmes à leurs besoins, ils se mirent à marcher et prirent pied sur terre. Et de même que le feu dévore le bois dont il est né et qui est sa mère et son père, ainsi que l'a dit celui qui a interpolé dans les vers d'Hésiode le mariage de Céyx, de même Anaximandre, après avoir dit que le poisson est le père et la mère des hommes, osa le leur jeter en pâture." (VIII, 8, 4, 730E)
En somme Plutarque, s'il accepte la parenté entre l'homme et le poisson, refuse le lien de filiation et le parricide qui en découlerait. Filiation que plus tard en 238 l'astrologue latin Censorinus éclaire d'un jour qui n'enlève rien au mystère d'une telle genèse:
"C'est au sein de ces animaux (il s'agit de poissons ou d'animaux tout à fait semblables aux poissons) qu'ont été formés les hommes et que les embryons ont été retenus prisonniers jusqu'à l'âge de la puberté; alors seulement, après que ces animaux eurent éclaté, en sortirent les hommes et des femmes désormais aptes à se nourrir." (Du jour de la naissance IV, 7)
Je rêve sur ces premiers êtres humains nés adolescents d'une explosion animale... Le Pseudo-Plutarque justifie une telle naissance tardive:
" Anaximandre affirme encore que l'homme a été au commencement engendré à partir d'animaux d'espèce différente, compte tenu du fait que les autres animaux se nourrissent très tôt par leurs propres moyens, alors que l'homme est le seul à réclamer un allaitement prolongé: c'est pourquoi, au commencement, l'homme n'aurait pas pu trouver son salut, si sa nature avait déjà été telle qu'elle est maintenant." (Stromates, 2)
Anaximandre résout le problème de la poule ou de l'oeuf en choisissant clairement la poule ! Si, à la différence d'Adam et Eve, les premiers humains ne sont pas créés par Dieu, ils apparaissent pourtant comme eux près à enfanter, sauf qu'il semble que ces proto-poissons les aient portés sans vouloir les faire !

lundi 12 septembre 2005

Anaximandre, un naturaliste plus qu'un moraliste.

C'est la Terre qui paraît avoir été au centre des recherches d'Anaximandre. Parfaitement géocentriste, il la place au milieu du tout mais lui donne une forme sphérique. C'est du moins ce que rapporte Diogène qui lui confère aussi le beau rôle d'être le premier cartographe. Il aurait construit une sphère. J.P. Dumont en 1988 pense qu'il peut s'agir d'une sphère armillaire, c'est-à-dire d'un assemblage de plusieurs cercles en métal ou en bois représentant le ciel et le mouvement des astres et au centre desquels est placé un globe représentant notre planète. Michel Narcy écrit lui en 1999 dans l'édition des Vies à laquelle je me réfère:
"Il semble exclu qu'il s'agisse d'une sphère armillaire, incompatible avec ce qu'on sait par ailleurs de la cosmologie d'Anaximandre. Il faut probablement comprendre qu'il s'agit d'une représentation en deux dimensions de la voûte céleste, c'est-à-dire d'une carte du ciel" (p.210, note1)
A vrai dire, si on va voir ailleurs que dans Diogène, la représentation qu'Anaximandre a de la Terre s'éloigne de la sphère (dans leur nouvelle édition des premiers penseurs grecs, Les débuts de la philosophie, (Fayard, 2016, p.177) André Laks et Glenn W. Most écrivent que l'indication rapportée par Diogène Laërce "est sans doute influencée par Platon, Phédon, 108e-109a "). Pour cet autre compilateur connu sous le nom de Pseudo-Plutarque, " la Terre, à ce qu'il prétend, a la forme d'un cylindre dont la profondeur est trois fois plus grande que la largeur." (Stromates, 2). Aétius, dont le Pseudo-Plutarque s'est inspiré, lui attribue la comparaison de la Terre à une colonne de pierre. Saint Hippolyte, évêque et martyr du 3ème siècle, précise dans sa Réfutation de toutes les hérésies:
"L'une de ses extrémités planes est la surface que nous foulons, alors que l'autre se trouve à l'extrémité opposée" (I,6).
Quant à savoir si la Terre est en mouvement, les témoignages divergent. Aristote dans le Traité du ciel fait d'Anaximandre un partisan de l'immobilité:
"Certains disent que la Terre demeure en repos du fait de son équilibre, ainsi que parmi les Anciens le dit Anaximandre. Ce qui en effet est établi au centre et dont l'équilibre est réalisé par rapport aux extrémités, ne saurait se mouvoir davantage vers le haut, vers le bas ou vers les côtés; et comme il est impossible que le mouvement se produise en même temps dans des directions contraires, il s'ensuit que la Terre demeure nécessairement en repos" (II,XIII, 295 b 10)
Théon de Smyrne, mathématicien et philosophe platonicien du 2ème siècle, lui attribue une position étrangement moderne, à condition bien sûr d'identifier anachroniquement le monde au système solaire !
"Anaximandre disait que la Terre est en suspens dans l'air. Elle se meut circulairement au centre du monde" (Commentaires, 198, 18).
Je suis étonné par le mélange d'anticipations exactes et d'erreurs que contient la cosmologie qu'on lui attribue. Rien à redire par exemple à sa position sur la Lune, rapportée, elle, par Diogène:
"Il affirmait (...) que la lune n'émet pas vraiment de lumière et qu'elle est éclairée par le soleil" (II, 1)
Quant à sa description du soleil, on ne peut pas ne pas la préférer à celle d'Epicure pour qui le soleil n'était pas plus grand qu'il ne le voyait:
"Le soleil n'est pas plus petit que la Terre et il est un feu très pur" (ibid.)
Comme ces peintres qui ont représenté les scènes bibliques en habillant les personnages des vêtements de leurs contemporains, Anaximandre se rapporte aux instruments et aux métiers de la vie quotidienne au moment d'expliquer le fonctionnement du soleil, ce qui donne un bel exemple d'"obstacle épistémologique" pour parler comme Bachelard:
"Anaximandre disait que le cercle du Soleil est vingt-huit fois plus grand que celui de la Terre, qu'il est semblable à une roue de char ayant un moyeu creux, rempli de feu, irradiant de toutes parts, en projetant le feu à travers une petite embouchure comparable au bec d'un soufflet de forge" (Aétius Opinions, II, XX, I. j'ai souligné en caractères gras les expressions qu'on pense avoir été celles-mêmes d'Anaximandre)
C'est sûr: même préoccupé d'astronomie, Anaximandre a bel et bien les pieds sur terre.

dimanche 11 septembre 2005

Anaximandre, l'inventeur de l'illimité.

Anaximandre, né à Milet à la fin du 7ème siècle, va me mener doucement à Socrate via Anaximène, Anaxagore et enfin Archélaos. Il est l'élève de Thalès. Platon n'a pas connu son oeuvre, pas un mot sur lui dans l'ensemble des dialogues. En revanche Aristote l'a fréquentée et la présente à plusieurs reprises de manière critique dans la Physique autant que dans la Métaphysique. D'où une difficulté: dégager la pensée d'Anaximandre de la conceptualisation aristotélicienne. Le résultat de l'opération permet d'attribuer néanmoins avec certitude à Anaximandre le concept d' apeiron qu'on traduit par l'Illimité de préférence à l'Infini, terme qui a immédiatement de fâcheuses connotations théologiques. Autre concept dont Anaximandre semble avoir été l'inventeur: celui d'arkhê, le principe (ce qui commence et ce qui commande, qu'on pense au prince...). Conjoints, les deux concepts donnent la thèse d'Anaximandre: l'Illimité est le principe. Fidèle donc à son maître, il recherche l'originaire mais, en cela infidèle, il ne l'identifie pas à l'eau, ni à un autre des quatre éléments (l'air, le feu, la terre) mais à l'illimité. Si l'on cherche à préciser la nature de ce fondement, il faut se retenir de mobiliser l'opposition matière/esprit, dont Anaximandre ne paraît pas avoir disposé. Jamais il n'associa l'illimité à l'intelligence, ce qui fut dénoncé comme une insuffisance autant par celui grâce auquel on le connaît, Aristote, que par Cicéron et Saint-Augustin. Mais tenant compte de la remarque précédente, on ne parlera pas pour autant de son matérialisme... Ce qui frappe en lisant moins Diogène Laërce, assez pauvre à son sujet, que toutes les autres sources dont on dispose (pas d'effroi: ce ne sont que 16 pages dans l'excellente édition que Jean-Paul Dumont a donnée des Présocratiques dans la collection de la Pléiade), c'est qu'Anaximandre semble avoir eu à coeur, bien avant Epicure, d'expliquer la nature en remplaçant systématiquement l'invocation des raisons par la détermination des causes. Autrement dit, en faisant le deuil de la finalité et de l'intention, d'où les critiques de tous ceux qui, dans le droit fil d'Aristote, sont à la recherche d'une cause finale. Sénèque, qui, en stoïcien, devait aussi voir les limites (sic) d'une telle cosmologie, restitue en tout cas lumineusement ce mode d'explication:
"Anaximandre ramène au souffle de l'air tous ces phénomènes. Les coups de tonnerre, dit-il, sont les sons produits par les coups portés contre les nuages. Pourquoi leur force est-elle inégale ? Parce que le souffle lui-même est inégal. Pourquoi le tonnerre retentit-il même dans un ciel serein ? Parce que alors le souffle jaillit encore à travers l'air épais et déchiré." (Questions naturelles, II, 18)
Exit les dieux. A s'en tenir à la biographie de Diogène, ils ne sont mêmes plus mentionnés. Si j'en crois pourtant Aétius, appartenant comme Laërce à la confrérie des doxographes, "Anaximandre déclara que les cieux illimités sont des dieux" (Opinions, I, VII, 12). C'est un refus net de les personnifier. Anaximandre a bien déclaré la guerre à la mythologie.

jeudi 8 septembre 2005

Phérécide et les dieux.

D’après Théopompe, historien et orateur du 4ème siècle, Phérécyde aurait été le premier physicien et le premier théologien grec en écrivant Sur la nature et les dieux. Diogène Laërce a dû y attacher de l’importance car, alors qu’il se réfère généralement aux oeuvres sur la fin de la biographie, c’est dans ce cas dès la deuxième phrase qu’il le fait. Que pouvait donc contenir cet ouvrage ? C’est un des intérêts de Diogène d’éveiller l’imagination en citant des titres de livres perdus. Mais lisons la suite du texte. Je comprends immédiatement que Phérécyde croit dans l’existence des dieux puisqu’il lui a suffi de voir Héraclès en rêve pour obéir à l’ordre que ce dernier lui donnait. Plus que cela il semble même connaître la langue des dieux :
« Il disait aussi que les dieux appellent la table (des sacrifices) thuoros » (I 119)
En fait je ne pense pas que c’était pour les Grecs un problème de savoir comment les dieux communiquaient, la question ne se posait pas: ils parlaient grec. Mais ce que Phérécyde a peut-être voulu dévoiler, c’est le mot juste pour désigner l’objet en question. Ceci dit, le fameux livre existe encore au 3ème siècle après JC, Diogène l’assure, il en rapporte même la première phrase :
« Zeus, Chronos et C(h)thonie étaient depuis toujours. C(h)thonie reçut le nom de Terre, parce que Zeus lui donna la terre en guise de privilège » (119)
Ces quelques mots me suggèrent que ce texte est dans la veine de la Théogonie d’Hésiode. Mais rien n’interdit de penser que ces noms propres désignent des allégories et que s’organise sous l’apparent défilé des divinités une toute autre recherche. C’est ce que Clémence Ramnoux suggère dans l’article qu’elle consacre à Phérécyde dans l’Encyclopédie universalis. En tout cas, ces certitudes dogmatiques font mauvais ménage avec ce que Phérécyde dit de son ouvrage dans la lettre (apocryphe) qu’il adresse à Thalès. En effet il demande d’abord qu’on le relise:
« Si toi, avec les autres Sages, tu en approuves (le contenu), rends-le public comme il est. Si en revanche vous ne l’approuvez pas, ne le rends pas public. » (122)
Dans ce contexte, ces Sages apparaissent comme une communauté de théologiens, apte à déterminer ce qui correspond ou non à la réalité des Dieux. Plus loin Phérécyde justifie ainsi sa prudence :
« Car (l’ouvrage) ne me satisfait pas encore. La certitude des faits n’est pas (établie) (il semble que cette théologie est plus historique et narrative que démonstrative et spéculative) et je ne prétends pas connaître la vérité, mais seulement ce qu’on peut dire en discourant sur les dieux (osant prendre au sérieux ce passage « probablement corrompu » selon Richard Goulet, j’imagine donc que Phérécyde entendait écrire : « On dit que Zeus, Chronos etc »). Le reste est matière à réflexion ; car je formule tout sous forme énigmatique (comme si se contentant de rapporter les paroles habituelles il était incapable de formuler des paroles véridiques) » (122)
Bien qu’on lui attribue un épigramme commençant par « Le sommet de toute sagesse est en moi », Phérécyde, par ses aveux sceptiques confiés en fin de vie à Thalès, reconnaît que le dernier des sages n’a pas mis fin à la recherche de la vérité. Les philosophes, bien que précédés par les sages, ont donc encore de quoi faire !

mercredi 7 septembre 2005

Phérécide ou comment mettre des parasites au service d'une conquête militaire.

Courir le risque de la mort pour son pays, c’est ordinaire. Phérécyde, lui, innove : il offre sa mort. Ce n’est pas en effet avec les forces de son corps vivant qu’il va aider Ephèse à remporter la victoire sur Magnésie, mais avec l’immobilité inerte de son cadavre. Jugez plutôt :
« (...) il demanda à un passant d’où il était. Comme l’autre répondit « d’Ephèse », il lui dit : « Traîne-moi donc par les jambes (ce mode de locomotion funéraire me paraît bien rude) et dépose-moi sur le territoire des Magnésiens, puis annonce à tes concitoyens de m’ensevelir sur place après la victoire. (Dis-leur que c’est là) ce qu’a prescrit Phérécyde. L’autre transmit ce message. Quant aux Ephésiens, le lendemain, ayant lancé une attaque, ils l’emportent sur les Magnésiens, ensevelissent sur place Phérécyde qui était mort et lui rendent des hommages somptueux» (I 117-118)
Je ne sais pas pourquoi Phérécyde, originaire de l’île de Syros, est attaché à Ephése et pourquoi les Ephésiens se battent pour récupérer son corps : ce corps glorieux avant la victoire et non après, comme pour le banal martyr. Les Ephésiens ont donc atteint leur but (vaincre les Magnésiens) en étant contraints par l’ultime décision de Phérécyde à en viser un autre (accomplir un rite mortuaire). Le sage se fait instrument de la victoire. Mais là encore il semble agir sur ordre, si l’on en croit l’épigramme que Diogène Laërce écrit en son honneur :
« Il ordonna qu’on le mît chez les Magnésiens pour donner victoire aux valeureux citoyens d’Ephèse. Car il y avait un oracle, que lui seul connaissait, Qui prescrivait ce geste. » (121)
Si Diogène a raison, Phérécyde, le mort conquérant, n’est pas un astucieux stratège mais juste un bon Grec qui se conforme, par prudence, à un oracle. Mais de quoi était-il mort ? D’une invasion de poux, dit-on, ou d’une phtiriasis, pour le dire en termes plus choisis :
« L’illustre Phérécyde qu’enfanta un jour Syros a perdu, rapporte-t-on, son ancien aspect quand il fut (dévoré) par les poux » écrit encore Diogène.
Il dût être sévèrement ravagé pour avoir inventé la communication par le doigt, si on peut dire. Pythagore, dont il est traditionnel de dire qu’il était le disciple de Phérécyde, étant venu prendre de ses nouvelles, « il fit passer son doigt par le trou de la porte (dans une lettre à Thalès, il précise qu’il s’agit du trou de la serrure) et dit : « Ma peau le montre clairement » (118)
J’imagine un cynique atteint d’une telle pathologie pédiculaire ; il aurait paradé, fier d’être laid, sur les places publiques, faisant gaillardement du petit animal une preuve de la fragilité du corps, jouissant de la méprise de ceux qui se seraient détournés de lui parce qu’ils l’auraient confondu avec sa peau. Mais enfin, défiguré et pudique, Phérécyde a su tout de même d’une certaine manière faire belle figure sur le champ de bataille.

dimanche 4 septembre 2005

Épiménide, plus qu'un homme et moins qu'un Dieu.

Tel un patriarche biblique, Epiménide a vécu 299 ans ou 157 ans ou 154 ans, rapporte sans ciller Diogène Laërce. Entre mortel et immortel en somme, ce que suggèrent aussi d’autres traits :
1) « Démétrios dit que certains rapportent qu’il reçut des Nymphes une nourriture particulière et qu’il la conserva dans un sabot de boeuf (chez les Grecs le boeuf est un animal sacré). En prenant de cette nourriture un tout petit peu à la fois, il ne rejetait aucun excrément et paraissait ne jamais manger » (I, 114)
Je lis à propos des Nymphes dans l’ Encyclopedia Universalis :
« Généralement associées aux notions de fécondité, de croissance, aux arbres comme à l’eau, elles n’étaient pas immortelles, mais douées toutefois d’une existence extrêmement longue ».
Ainsi Epiménide, nourri par les nymphes, leur ressemble. Mais il faut surtout ne pas le confondre avec un ascète : il ne fait pas l’effort de ne pas manger, il bénéficie juste d’un aliment divin qui le fait vivre en réduisant au maximum le processus: ingestion-digestion-excrétion.
2) « Certains disent que les Crétois lui offrent des sacrifices comme à un dieu. »
La raison en est sa capacité surhumaine à anticiper l’avenir :
« Lorsqu’il vit le port de Munichie à Athènes, il dit que les Athéniens ignoraient tous les maux que cet endroit allait leur causer, sinon ils le démantèleraient fût-ce avec leurs dents. Voilà ce qu’il disait bien des années avant les événements. »
Pas de doute ici : le sage est un voyant. A la différence d’un futurologue qui infère l’avenir à partir des signes du présent, Epiménide voit le futur dans le présent. Cette vie ne me servira donc pas non plus à mettre en garde les élèves contre certaines tendances fâcheusement irrationalistes de leur époque ! Ces sages ne sont décidément pas de purs raisonneurs.
3) « On dit aussi que dans une première vie il s’appelait Eaque – et qu’il prédit aux Lacédémoniens la prise (de leur cité) par les Arcadiens – et qu’il prétendait avoir souvent recommencé de nouvelles vies. »
Avant le Christ, Epiménide est dieu fait homme, si on me pardonne l’expression. En effet Eaque est fils de Zeus et juge aux Enfers avec Minos et Rhadamante Décidément cette vie baigne dans le merveilleux. D’ailleurs j’imagine qu’il y eut des relectures rationalistes d’une telle biographie. Le trait suivant me paraît en porter la trace :
« Ils s’en trouvent qui prétendent qu’il ne s’est pas endormi, mais qu’il s’est éloigné pendant un certain temps pour étudier la cueillette des racines » (112)
Cet Epiménide aux pieds sur terre, absorbé par ce qui monte d'elle, me paraît l’antithèse exacte de celui dont Diogène fait généralement le portrait et qui est tourné vers le ciel :
« Théopompe, dans ses Récits merveilleux, (dit qu’) alors qu’il construisait le sanctuaire des Nymphes, une voix surgit du ciel (disant) : « Epiménide, (ne construis) pas (de sanctuaire) pour les Nymphes, mais pour Zeus » » (115)
Vaut-il donc mieux honorer son père que sa nourrice ?

Épiménide l'inclassable.

Epiménide n’est ni un philosophe, ni un prêtre, ni un théologien, ni un littérateur, ni un politique : il est tout cela à la fois. Aucun de ces qualificatifs ne désigne une aptitude sur laquelle les autres seraient fondées. Il est expression, et non, à l'image entre autres de Socrate, contestation de la culture grecque de son époque. Voyez ce que nous appelons aujourd’hui la mythologie : il y baigne et la commente à la fois. Entouré et inspiré par les dieux, il en traite aussi dans ses ouvrages. Comme Hésiode, il écrit une Théogonie, c’est-à-dire une généalogie des dieux. Il consacre des milliers de vers à l’ Origine des Courètes (les courètes sont « les compagnons guerriers des dieux » si j’en crois Festugière) et des Corybantes (prêtres de Cybèle) et à La construction du vaisseau Argos et la traversée de Jason vers la Colchide. Comme illustration de l’identité ambiguë d’Epiménide, je lis dans les dernières lignes que lui consacre Diogène :
« Myronianus cependant, dans ses Similitudes, dit que les Crétois l’appelaient Courète » (I, 115)
Si je prenais au sérieux le titre de l’ouvrage de cet auteur, connu seulement pour les quelques références qu’y fait Diogène, je dirais donc que si Epiménide n’était pas divinisé par certains de ses contemporains, ils établissaient entre lui et les dieux une similitude. "Comme un dieu parmi les hommes" pour reprendre l’expression employée par Epicure et lui servant à désigner le sage à la fin de la Lettre à Ménécée. Epiménide, ce théologien qui a quelques apparences des êtres dont il traite, est aussi un fondateur, voire le premier fondateur :
« Il fonda aussi à Athènes le sanctuaire des Déesses Augustes, comme le dit Lobôn d’Argos dans son traité Sur les poètes. On dit encore qu’il fut le premier à purifier les maisons et les champs et à fonder des sanctuaires. » (112)
Epiménide ne participe pas seulement à une culture qu’il ne critique pas, il semble même à travers ce que ces lignes suggèrent l’instituer, comme le confirme son oeuvre politique. Non seulement il écrit (en prose cette fois) sur la Constitution de la Crète mais paraît même l’avoir établie :
« Circule de lui aussi une lettre adressée à Solon le législateur, qui contient la constitution que Minos établit pour les Crétois. »
Minos, légendaire législateur, avait donc un nègre : il s’appelait Epiménide.

samedi 3 septembre 2005

Anaxagore, ni rire, ni sourire.

Elien, sophiste grec qui enseigna la rhétorique à la fin du IIème siècle, rapporte dans ses Histoires variées qu' "on ne vit jamais., dit-on, Anaxagore de Clazomènes rire ni même ébaucher un sourire." Il semble sur ce point avoir déteint sur son élève Euripide, si l'on en croit Alexandre d'Étolie, poète alexandrin du IIIème siècle avant J.C:
"L'élève sérieux du noble Anaxagore Se refusait à rire et même à plaisanter Après un coup à boire" (cité par Aulu-Gelle, Nuits attiques, XV, 20)
Cette impassibilité ne sera guère imitée par la postérité. Même les stoïciens ne condamneront le rire que s'il est emporté et traduit donc une perte de la maîtrise de soi. Epictète écrit dans le Manuel:
" Que le rire ne soit pas prolongé, ni à tout propos, ni sans retenue" (33, 4, trad. Hadot)
Le stoïcien rira à l'occasion d'une plaisanterie de bon goût ou par moquerie, mais la bonne, celle qui indique le bon chemin à celui dont on se moque. Quant à l'épicurien, je l'imagine mal ne pas rire avec ses amis, même si c'est plus difficile de préciser de quoi les épicuriens peuvent rire entre eux. D'eux-mêmes, quand l'un se laisse aller à glisser vers la foule ? Le rire encore comme douce et aimable correction. Des égarés ? Peut- être, à condition que ce rire soit pur de toute haine et de tout mépris. Les cyniques, eux, je les entends rire d'ici, de ce rire ravageur et forcé par lequel ils signalent à la cantonnade les tares qu'ils dénoncent ou se glorifient des comportements excentriques dont les autres se gaussent. Restent les sceptiques. Ils rient comme tout le monde, avec l'arrière-pensée que ce n'est pas drôle dans l'absolu mais qu'ils n'ont finalement pas de bonnes raisons de ne pas rire. C' est un rire qui s'éteint vite car ils ne se racontent pas d'histoire sur le risible. Ils savent trop bien que ce n'est qu'une affaire de perspective.

Épiménide en purificateur.

Paradoxalement Epiménide est donc renommé non pour des efforts herculéens mais pour une longue absence de 57 ans. Célèbre même jusqu’à Athènes, qui, suivant un oracle de la Pythie, fait appel à lui pour se purifier de la peste. Je ne mentionnerai donc pas Epiménide dans mes cours si je dois illustrer par un exemple mémorable ce que certains historiens ont désigné du nom de « miracle grec », c’est-à-dire la rupture avec le religieux et l’émergence du rationnel, en somme lui aussi purifié de toute croyance suspecte à l’entendement ! En revanche Epiménide me permettrait de parler « philosophiquement » des ovins, sous la forme non plus d’un mouton égaré et égarant, mais sous celle de multiples brebis, noires et blanches. Si je ne suis pas assez savant pour commenter le choix de ces deux couleurs, néanmoins je relève qu’elles sont aussi du genre divaguant, à une différence près par rapport au mouton inaugural, c’est qu’Epiménide les fait errer, mais pas n’importe où, dans un lieu prestigieux d’Athénes, l’Aéropage :
« Et là il les laissa aller où elles voulaient, après avoir ordonné à ses assistants d’offrir, là où chacune d’elles se coucherait, un sacrifice au dieu du voisinage. » (I, 110)
De ce texte Richard Goulet donne une variante :
« de les sacrifier, là où chacune d’elles se coucherait, au dieu du voisinage »
Cette deuxième version présente un sacrifice aléatoire franchement plus économique puisque l’animal non seulement en indique le lieu mais aussi en fournit la matière ! Je pense donc à des moutons non moutonniers, mais fort individualistes, qui, en se dispersant, multiplient par la diversité des endroits, donc des dieux, les chances de succès du rite de purification.
« Et c’est ainsi que le mal cessa. »
Je suis porté à penser que pour la réussite du tout il n’a même pas été nécessaire d’identifier « le dieu du voisinage » (et d’ailleurs qu’est-ce au juste qu’un dieu du voisinage ? A ma connaissance, les dieux, loin d’être fixés ici ou là , ont une identité mobile et multiple. Sans doute s'agit-il du temple du voisinage). En effet, Diogène Laërce, en archéologue-guide de l’Athènes dont il est le contemporain, ajoute :
« C’est pourquoi encore aujourd’hui il est possible de découvrir dans les dèmes d’Athènes (le dème est une circonscription électorale ; Claude Mossé fait l’hypothèse qu’il y en avait une centaine à l’origine : les brebis se sont donc largement éparpillées...) des autels anonymes, en souvenir de la propitiation qui fut alors célébrée. »
Mais il y a une autre version du sacrifice, plus sombre, où Epiménide utilise son intelligence non pour inventer un dispositif hasardeux mais pour identifier la source du mal:
« D’autres rapportent qu’il aurait dit que la cause de la peste était la souillure liée à l’affaire de Cylon et qu’il aurait indiqué la façon de s’en débarrasser. Et pour cette raison on aurait fait mourir deux jeunes gens, Cratinos et Ctésibios, et le fléau aurait été dissipé ».
Je ne m’attendais pas à trouver un sage grec en sacrificateur de jeunes gens (en effet le coupable de l’affaire est l’archonte Mégaclès, accusé d’avoir massacré, alors qu’ils s’étaient réfugiés sous la protection d’Athéna, les partisans de Cylon, candidat à la tyrannie ; les deux jeunes hommes, auxquels Diogène ne fait plus jamais référence, ne sont donc que de vulgaires boucs émissaires ou autrement dit des victimes propitiatoires). Il y a donc deux Epiménide : l’un en sacrificateur qui fait tuer (Diogène précise qu’il a des assistants) en aveugle des animaux et l’autre qui fait assassiner en connaissance de cause des hommes. Cependant, la conclusion de l’histoire me replace en terrain familier : il refuse l’argent que les Athéniens veulent lui donner et préfère en bon politique une alliance entre Athènes et la Crète. Voyons dans ce dernier trait autant le mépris des richesses que l’amour du bien public. Cet homme aimé sans raison des Dieux mérite finalement son auréole.

jeudi 1 septembre 2005

Épiménide : être un sage, ce n'est pas forcément être éveillé.

La vie d'Epiménide ne ressemble à aucune des vies précédentes. Certes les premières lignes donnent le change: comme souvent, Diogène Laërce fait sa généalogie en présentant des alternatives; dans son cas, on ne sait pas en fait de qui il est le fils. Ceci dit, j'ai bientôt l'impression gênante de lire le début d'une histoire fantastique:
" Envoyé un jour par son père dans la campagne pour rechercher un mouton (ce sage semble donc avoir été d'abord un berger, du moins un paysan), il dévia de son chemin à midi (il se perd donc à l'heure où il fait le plus clair) et il s'endormit dans une grotte pour cinquante-sept ans. En se réveillant après tout ce temps, il cherchait le mouton, croyant avoir dormi peu de temps (voilà bien une illustration hyperbolique du caractère trompeur de la conscience humaine ! ). Comme il ne le retrouvait pas, il vint dans le champ: découvrant que tout avait changé et appartenait à quelqu'un d'autre, il revint vers la ville, tout perplexe. Et là, entrant dans sa maison il rencontra des gens qui lui demandèrent qui il était, jusqu'à ce qu' il trouve son plus jeune frère, maintenant déjà âgé (est-il devenu, le temps passant, le tout petit frère de son pourtant jeune frère ?) et apprenne de lui toute la vérité. Quand on l'eut reconnu, il fut considéré chez les Grecs comme l'homme le plus aimé des Dieux (pour avoir dormi cinquante-sept ans ? Etrange ! Subir passivement pendant une si longue durée le passage du temps, n'avoir donc aucune action à mettre à son compte et néanmoins être le favori des dieux ! A moins que la faveur divine ne se traduise par le maintien d'une apparence juvénile ?) (I, 109)
Je ne sais que penser de cette histoire: dois-je en tirer l'idée qu'est sage celui qui reste le même alors que tout change autour de lui ? Ce long endormissement à l'abri de tout serait-il une allégorie paradoxale ? En sorte que je pourrais faire de cet enfant immobilisé par le sommeil l'illustration de l'éveil vigilant du stoïcien par exemple, enfermé dans sa citadelle intérieure ? Comment ne pas penser aussi à la Caverne platonicienne, d'où il faut s'enfuir au plus tôt si on veut découvrir la réalité ensoleillée du monde intelligible ? Bizarre Epiménide qui fait ici l'inverse, en s'enfonçant dans une grotte pour presque toute une vie alors que le soleil est à son acmé !
Ajout du 04/09/12 :
Dans Timon ou le Misanthrope de Lucien, Timon reproche à Zeus de ne pas se manifester et mentionne à cette occasion le sommeil de 57 ans d' Épiménide :
" Alors, décide-toi maintenant enfin fils de Cronos et de Rhéa, secoue ton profond et doux sommeil - tu as déjà battu le record d' Épiménide ! -, ranime la flamme de ton foudre et rallume-le à l'Etna, fais-nous un grand feu d'artifice et nous montre une colère de Zeus vaillant et impétueux, à moins qu'il n'y ait du vrai dans les histoires que racontent les Crétois sur toi et le tombeau que tu aurais dans leur île."
Avant la grande nouvelle diffusée par Nietzsche que Dieu est mort, Lucien discrètement évoque la possibilité de la mort de Zeus.