samedi 17 décembre 2005

Phédon : on ne juge pas un homme sur son corps.

On connaît Phédon par le dialogue homonyme de Platon. Quant à ce qu’en dit Diogène Laërce, c’est plutôt maigre. Pourtant il est le fondateur de l’école éliaque, du nom de la ville d’Elis, où il est né. Issu d’une famille noble, il est fait prisonnier à l’occasion de la prise de sa cité dans le cadre d’une guerre dont la détermination prête à discussion chez les érudits. Esclave, il est prostitué, ce qui ne l’empêche pas dans ses moments libres d’aller écouter Socrate et discuter avec lui. Il semble que Robert Genaille, ne concevant peut-être pas du tout la possibilité d’une double vie où l’on use tantôt de son corps tantôt de son esprit, traduise erronément :
« (Phédon fut) forcé de vivre dans un lieu de débauche, mais, ayant fermé sa porte et quitté sa maison, il fréquenta Socrate. »
Marie-Odile Goulet-Cazé rend, elle, avec exactitude le partage de sa vie en deux temps :
« (Phédon) fut contraint à rester dans une maison close. Mais quand il en fermait la porte, il participait aux entretiens avec Socrate. » (II, 105)
Que Platon ait donné le nom de Phédon comme titre d’un dialogue où il identifie le corps à une prison de l’âme me paraît, à la lumière de l’anecdote, bien trouvé . A l’image de l’âme qui n’est pas recluse dans le corps, Phédon sort du bordel et médite. Et comme l’âme est un jour définitivement libérée par la mort, Phédon est lui aussi finalement libéré de l’esclavage et donc de la prostitution :
« (Socrate) invita Alcibiade ou Criton à le racheter. De ce moment il put philosopher en homme libre »
Mais que son premier statut ait encouragé l’argument ad hominem, il n’y a là rien d’étonnant :
« Hiéronymos, dans son ouvrage Sur la suspension du jugement, s’attaqua à lui en le traitant d’esclave.»
Ayant précisé la façon dont Phédon est devenu philosophe, Diogène Laërce énumère les différents dialogues qu’on lui attribue en discutant de leur authenticité. Je m’arrêterai à l’un des deux dont il est certain qu’ils sont bien de la main de Phédon : il s’agit du Zopyre. Celui qui donne le nom au dialogue est un physiognomoniste. Je rappelle que la physiognomonie, illustrée au 18e par Lavater et tant appréciée de Balzac, est cette fausse science qui pense pouvoir identifier les traits invisibles de l’esprit à partir de ceux visibles du visage. Comme l’ouvrage de Phédon est perdu, je ne peux pas connaître directement ce qu’il pensait d’un tel savoir. Cependant, indirectement, deux témoignages de Cicéron, l’un extrait du De Fato (sur le destin), l’autre des Tusculanes, éclairent sur le contenu possible du dialogue perdu. Dans l’ouvrage que Cicéron consacre à la dénonciation du fatalisme stoïcien, il rapporte l’analyse que Zopyre aurait faite de l’âme de Socrate à partir de son corps :
« Ne savons-nous pas le jugement que porta un jour de Socrate le physionomiste Zopyre, qui faisait profession de connaître le tempérament et le caractère des hommes à la seule inspection du corps, des yeux, du visage, du front? Il déclara que Socrate était un sot et un niais, parce qu'il n'avait pas la gorge concave, parce que tous ses organes étaient fermés et bouchés; il ajouta même que Socrate était adonné aux femmes; ce qui, nous dit-on, fit rire Alcibiade aux éclats. Les dispositions vicieuses peuvent être produites par des causes naturelles; mais les détruire et les déraciner complètement, à ce point que l'âme où elles régnaient d'abord en soit à jamais affranchie, ce n'est pas là le fait de la nature, mais l'oeuvre de la volonté, de l'énergie, d'une constante discipline.» (5, trad. de Nisard)
Le sens du rire d’Alcibiade est éclairé par le passage suivant des Tusculanes :
« Zopyre, qui se donnait pour un habile physionomiste, ayant examiné (Socrate) devant une nombreuse compagnie, fit le dénombrement des vices qu'il découvrait en lui : et chacun se prit à rire, car on ne voyait rien de tout cela dans Socrate. Il sauva l'honneur de Zopyre, en déclarant que véritablement il était porté à tous ces vices, mais qu'il s'en était guéri avec le secours de la raison. » (IV, 37 trad. de Nisard)
En effet les disciples ne sont pas dupes et n’ont pas encore le soupçon des futurs psychologues des profondeurs. Certes ils ne remettent pas en question la pertinence du diagnostic mais ils séparent radicalement ce qui, dans l’esprit, est de l’ordre du naturel et ce qui en lui est de l’ordre du volontaire. On ne naît pas philosophe, on le devient. Si les disciples, et donc parmi eux Phédon, entourent Socrate jusqu’aux derniers moments, c’est à cause de sa discipline. Virtuellement niais, sot et coureur, il s’est mis, grâce à elle, au-delà de toute opprobre. Apparemment condamné par la nature à s’attacher bêtement aux femmes, il s’est détaché par la volonté de son corps et, par là même, de tous les corps, masculins autant que féminins. C’est sans doute ce que Phédon, revenu à Elis, enseigna, entre autres, à ses propres élèves.

vendredi 16 décembre 2005

Théodore face à la moquerie cynique.

Métroclès de Maronée est un cynique; à vrai dire, la postérité y voit plutôt le frère d’Hipparchia et le beau-frère de Cratès. En effet, même s’il semble avoir été le premier à recueillir par écrit mots fameux et faits et gestes de Diogène, aucune anecdote ne le met, lui, en scène, de manière illustre, sauf sa mort qui, je l’accorde, rachèterait toute vie, même particulièrement médiocre, je veux dire du point de vue de la vie cynique standard
« Il mourut à un âge avancé, s’étant lui-même étranglé » (VI, 95 trad. de Marie-Odile Goulet-Cazé)
Mais si je parle de lui aujourd’hui, c’est parce que je n’oublie pas que Théodore, qui s’était fait coincer par un raisonnement d’Hipparchia, s’en était sorti bassement en lui relevant les jupes, ce qui d’ailleurs, on s’en rappelle, n’avait pas démonté la philosophe cynique . J’imagine donc que le frère a voulu venger la soeur et ça donne :
« On raconte qu’un jour où il passait à Corinthe entraînant avec lui de nombreux disciples, Métroclès le Cynique, qui était en train de laver des brins de cerfeuil, lui dit : « Hé toi, le sophiste, tu n’aurais pas besoin de tant de disciples si tu lavais des légumes ! » A quoi Théodore, en l’interrompant, rétorqua : « Et toi, si tu savais t’entretenir avec les hommes, tu n’aurais pas affaire à ces légumes ! » (II, 102)
Je comprends l’hostilité du cynique vis-à-vis du cyrénaïque : comme lui, il provoque mais au service d’une cause cyniquement méprisable : le plaisir. Et puis, de voir la file des disciples coller aux basques du maître, ça ne peut qu’irriter celui pour qui il faut avant tout, quand on est un maître, chasser les élèves à coups de bâton. En tout cas, ils sont terribles l’un avec l’autre ces deux philosophes puisqu’ils réduisent un style de vie à l’expression déguisée d’une impuissance. Incapable de vivre une existence simple et frugale : c’est la course-poursuite aux disciples ; incapable d’entrer en rapport avec les hommes : c’est la misanthropie légumière. Ce que chacun dit à l’autre : « tu es vaincu au moment même où tu cries victoire. » Dans la joute dialectique, c’est à coup sûr un match nul. Théodore, enlevé par Cratès à la secte aristotélicienne sur un coup fumant, n’a certainement pas avec une telle réplique gagné un quelconque disciple. Seuls ceux qui le suivaient déjà se sont un petit peu plus pressés autour de lui.

jeudi 15 décembre 2005

Théodore, le diplomate pas diplomatique.

Ptolémée I, (compagnon d’armes d’Alexandre le Grand, maître de l’Egypte et de la Cyrénaïque), « envoya un jour (Théodore) comme ambassadeur auprès de Lysimaque (autre compagnon d’Alexandre, roi, lui, de Thrace) »(II, 102) Voici donc ce dénonciateur du patriotisme et ce défenseur du cosmopolitisme au service du souverain qui règne sur sa patrie. On comprend ainsi pourquoi il joue le rôle qui lui est confié d’une manière guère orthodoxe :
« A cette occasion, alors que Théodore s’exprimait avec une grande franchise, Lysimaque lui dit : « Mais dis-moi, Théodore, n’est-ce pas toi qui as été banni d’Athènes ? » A quoi Théodore répliqua : « On t’a bien informé. En effet la cité d’Athènes, comme elle n’était pas capable de me supporter, m’a expulsé, tout comme Sémélé a expulsé Dionysos. » »
L’histoire de Sémélé vaut d’être connue ; écoutons Pierre Larousse la raconter dans sa version romaine :
« Sémélé, fille de Cadmus et d’Harmonie et mère de Bacchus (Dionysos). Elle fut d’abord aimée en vain par Actéon, que Diane, suivant quelques auteurs, ne fit périr qu’à cause de cette passion, elle-même brûlant d’un feu secret pour le beau chasseur. Jupiter s’éprit ensuite des charmes de Sémélé et n’eut pas de peine à la séduire, grâce à sa qualité de maître des dieux déguisé sous les traits et la taille d’un adolescent (l’ado, incarnation du dieu des dieux, quelle illustration magnifique de notre jeunisme !). Mais il eut beau envelopper cette nouvelle infidélité de tous les voiles du mystère, Junon, la jalouse Junon, eut bientôt pénétré le secret, et la vengeance ne se fit pas attendre. Revêtant la figure de Béroé, la vieille nourrice de Sémélé, elle se présenta à sa rivale, lui inspira des soupçons sur la personnalité de son amant et lui donna le conseil perfide d’exiger de lui qu’il la visitât entouré de tous les attributs de sa puissance, afin de lui prouver ainsi sa divinité. Jupiter, qui avait juré par le Styx à Sémélé de lui accorder sa demande, avant de la connaître, dut enfin remplir sa promesse. Il se montra donc à elle dans un nuage de lumière, tenant d’une main le sceptre et de l’autre la foudre. Sémélé, ivre de gloire et d’amour, lui tendit les bras et se précipita dans les siens ; mais elle fut aussitôt embrasée et consumée (quelle fin idéale pour les contempteurs de la passion !). Mais l’enfant (Dionysos donc) qu’elle portait dans son sein ne périt point ; Jupiter l’enferma dans sa cuisse jusqu’au terme de sa naissance. Quand ce fils fut grand, il descendit aux enfers pour en retirer sa mère et obtint de son père Jupiter qu’elle serait admise dans l’Olympe parmi les immortelles, sous le nom de Chioné ou Thyoné. » (Dictionnaire universel du 19e siècle 1875)
Théodore, dit Dieu, se compare donc au fils de Zeus (à noter que le choix du dieu est, qui plus est, judicieux : Dionysos incarne le refus du politique et des valeurs socialisées). On comprend la réaction du diadoque, potentat mis au défi :
« Lysimaque reprit : « Eh bien, tâche de ne plus te retrouver chez nous ». « Pas de risque, dit Théodore, sauf si Ptolémée m’y envoie »
La réplique théodoréenne, certes ferme, manque tout de même du panache que lui conférait en revanche Cicéron dans les Tusculanes. Ce dernier d’ailleurs la rapporte sous deux versions, chacune plus cynique que l’autre :
« N'admirons-nous pas Théodore de Cyrène, célèbre philosophe, qui, menacé par le roi Lysimaque d'être pendu à une croix : "Intimidez", lui dit-il, "vos courtisans avec de telles menaces; pour Théodore, il lui est indifférent qu'il pourrisse, ou dans la terre, ou dans l'air" (Livre I, 43 trad. de Nisard 1841)
« Théodore, quand Lysimaque le menaça de lui ôter la vie, "O le grand exploit", dit-il à ce prince, "quand vous ferez ce qu'une cantharide peut faire aussi aisément que vous ! » (Livre V, 40)
Montaigne reprendra l’ultime variante cicéronienne mais pour dénoncer la mise en scène des morts philosophiques et leur préférer le courage simple des hommes ordinaires :
« Or laissons ces glorieux courages : Theodorus respondit à Lysimachus menaçant de le tuer : Tu feras un grand coup d'arriver à la force d'une cantharide. La plus part des Philosophes se treuvent avoir ou prevenu par dessein, ou hasté et secouru leur mort. Combien voit-on de personnes populaires, conduictes à la mort, et non à une mort simple, mais meslee de honte, et quelquefois de griefs tourmens, y apporter une telle asseurance, qui par opiniatreté, qui par simplesse naturelle, qu'on n'y apperçoit rien de changé de leur estat ordinaire : establissans leurs affaires domestiques, se recommandans à leurs amis, chantans, preschans et entretenans le peuple : voire y meslans quelquefois des mots pour rire, et beuvans à leurs cognoissans, aussi bien que Socrates ? » (Essais Livre I chap.XV)
Revenons à la version de Diogène Laërce :
« Mithrès, le trésorier de Lysimaque, qui se trouvait là, lui dit : « Non content de ne pas reconnaître les dieux, tu sembles ne pas reconnaître non plus les rois » ( Timocrate, ancien disciple d’Epicure, quand il voudra salir son maître, le transformera en larbin de Mithrès le larbin : Diogène, dégoûté, rapporte avec des pincettes : « A ce que dit Timocrate (...) Epicure flatte honteusement Mithrès, l’administrateur de Lysimaque, le qualifiant dans ses lettres de « Sauveur » et « Seigneur » » (X, 4)) « Comment, dit Théodore, puis-je ne pas reconnaître les dieux, alors que précisément, je te considère, toi, comme un ennemi des dieux ? »
C’est confirmé : Théodore n’est pas l’ennemi des vrais dieux, il est seulement l’adversaire des amis des faux dieux.

mercredi 14 décembre 2005

Théodore l'Athée ou Théodore l' anticlérical ?

C’est par la vie de Théodore que Diogène Laërce conclut la partie du livre II consacrée aux Cyrénaïques. En tout, bien peu de lignes, desquelles se dégage confusément le portrait d’un homme persécuté par les autorités. Exilé de Cyrène, chassé d’Athènes, condamné (par qui ? où ?) selon Amphicratès, à boire la ciguë, tel un deuxième Socrate. Mais pourquoi donc ? Il semble avoir défié les pouvoirs. Après avoir rapporté l’anecdote racontant comment il se fait piéger par Stilpon, Diogène le montre accusant d’impiété un prêtre :
« Théodore, un jour qu’il s’était assis auprès du hiérophante Euryclidès (c’est le prêtre qui initie aux mystères), lui demanda : « Dis-moi, Euryclidès, quels sont ceux qui se montrent impies à l’égard des mystères ? » Euryclidès ayant répondu : « Ceux qui les dévoilent aux non-initiés », « Donc toi aussi tu es impie, dit Théodore, puisque tu les expliques à des non-initiés. » Et en vérité peu s’en fallut qu’il ne fût conduit à l’Aéropage (où il aurait été jugé), si Démétrios de Phalère ne l’avait tiré de là. » (II, 101)
A lire ce texte, la première impression est que Théodore, berné auparavant par Stilpon ( cf la note du 09-12-05), se venge sur Euryclidès en jouant aussi sur l’ambiguïté d’une expression : « dévoiler aux non-initiés » peut être autant une transgression que l’accomplissement d’un devoir, tout dépendant du sujet de l’action en question. Il semble donc que le hiérophante manque de répartie quand il en appelle à la « Haute Cour de Justice » pour trancher le différend. Mais je préfère croire que le prêtre est plus judicieux qu’il ne paraît et, par le même mouvement, Théodore plus subversif que son raisonnement, à première vue grossier, ne le laisse penser. En effet Euryclidès a compris à demi-mot qu’a travers cette accusation un peu déplacée Théodore sous-entend que, si les prêtres sont institués par la cité pour dévoiler les mystères, en réalité ils n’en ont pas les capacités car à l’image de n’importe qui, ils ont une idée fausse du divin. Bien qu’autorisé à dévoiler le mystère, le hiérophante est en réalité aussi peu légitimé que l’imposteur qui se ferait passer pour lui, dans la mesure où l’un comme l’autre sont enfermés dans le brouillard des préjugés religieux.

mardi 13 décembre 2005

Théodore : où l'on dédaigne le corps mais où l'on parle tout de même beaucoup d'amour.

L'hédonisme, à première vue, c'est simplement l'identification du souverain bien au plaisir. Mais en fait, les hédonistes se différencient à deux niveaux au moins: d'abord il y a ceux qui pensent que le plaisir est accessible (Aristippe, Annicéris, Théodore) et ceux qui jugent qu'on ne peut l'atteindre (Hégésias); ensuite, parmi ceux qui pensent le bonheur (je veux dire, l'expérience du plaisir) à leur portée), on distinguera: a) ceux qui, comme Aristippe, l'identifient à la jouissance physique. b) ceux qui, comme Annicéris, distinguent les plaisirs du corps des plaisirs de l'âme. c) enfin ceux qui comme Théodore l'identifient seulement au plaisir de l'esprit. En effet, Théodore, auditeur d’Annicéris, a enrichi, comme son maître, la compréhension qu’Aristippe avait du plaisir en y incluant les plaisirs de l’âme. Mais il radicalise l’apport de son professeur en identifiant le bonheur exclusivement à la jouissance de ces seuls plaisirs. Théodore, à partir de là, crée une combinaison originale : 1) le pire : le chagrin (lupê) qui est donc la souffrance morale de l’insensé. 2) le meilleur : la joie (khara) rendue possible par la sagesse pratique et la justice. 3) entre les deux, le plaisir physique et la douleur physique. Ce n’est pas très facile à prime abord de comprendre ce que Théodore veut dire en identifiant ces deux états, tout à fait opposés, à des « états intermédiaires ». Je fais l’hypothèse suivante : le plaisir physique n’est pas un bien et la douleur corporelle n’est pas non plus un mal. Même si Aristippe les opposait l’un à l’autre, ils sont en réalité indifférents, neutres. Je réalise que c’est exactement la manière dont la doctrine stoïcienne les considérera et je découvre que les frontières délimitées qu’on trace à l’école pour désigner les grandes sagesses philosophiques sont ici brouillées, certaines doctrines paraissant même être des conciliations des contraires, comme si Théodore avait été un amoureux du plaisir qui se serait rendu compte que le meilleur moyen de jouir est d’être vertueux, au point de déclasser complètement les plaisirs physiques, donnant tort sur ce point autant à Aristippe et à Annicéris qu’à Epicure lui-même ! Ce qui est vraiment surprenant, c’est qu’à partir de là, Théodore, en accord avec Hégésias, rejette, lui aussi l’amitié, affirmant que le sage se suffit à lui-même (là encore, la position, totalement opposée à la philosophie épicurienne, me paraît plutôt stoïcienne). A dire vrai, c'est tout l'altruisme annicérien qui est mis en question à travers le rejet de la valeur de la patrie, retrouvant là les positions les plus brutales d'Aristippe:
"Il ne faut pas perdre sa sagesse pour être utile aux insensés"
C'est clair qu'ici Thédore n'est plus du tout sur la même longueur d'onde que les stoïciens, même si une phrase isolée, comme celle-ci, peut faire momentanément illusion:
"Il disait que le monde était sa patrie" (II, 99, trad. Marie-Odile Goulet Cazé)
On pourrait en effet imaginer qu'il s'agit de la répudiation de l'identité fermée et exclusive de la patrie au profit d' une volonté d'entente rationnelle avec tout homme où qu'il se trouve sur terre. Mais les lignes qui suivent mettent en évidence que Théodore reprend nettement toute une posture cynique:
" Il volerait, commettrait l'adultère, pillerait les temples si l'occasion l'exigeait, car aucun de ces actes n'est honteux par nature, une fois enlevée l'opinion qui s'y rattache, et qui n'est là que pour retenir les insensés. Aux yeux de tous, sans gêne aucune, le sage aura des relations sexuelles avec ceux qu'il aime." (ibid.)
Ce qui éclaire ce que Théodore entend par sagesse pratique et justice: c'est le respect de l'ordre social compris comme seul moyen d' être heureux, les lois n'étant en rien fondées absolument mais uniquement utiles. En revanche, pour les insensés, il est indispensable qu'elles paraissent fondées absolument afin de les retenir de faire n'importe quoi. On mesure tout de même la différence avec l'inspiration cynique: quand le cynique jette par-dessus bord les conventions, c'est parce qu'il vise la vertu comme fin, le plaisir étant méprisable. C'est en revanche parce qu'il veut le plaisir que Théodore reconnaît la valeur des usages et comme ce plaisir est le souverain Bien, il s'ensuit logiquement que lois, conventions, principes etc sont réduits à l' état de moyens. Je note aussi que si l'amitié est rejetée, la sexualité est reconnue comme source de plaisirs mais dans la mesure où ces plaisirs ne valent pas plus que des douleurs pour qui se propose une vie réussie (cf supra), je suis porté à conclure que cette revendication d' une sexualité au premier abord plutôt débridée est une mise en doute cynique de la valeur de la famille et de la parenté, et non l'affirmation d'une condition du bonheur. En tout cas, il n' y a en rien un éloge de l'amour mais plutôt identification de la relation sexuelle à l'usage d'une fonction, comme il en ressort de cette longue démonstration didactique:
" C'est pourquoi il formulait des raisonnements par interrogation du genre ( c'est l'interrogation socratique dévoyée de sa finalité première puisqu'elle sert le corps au lieu d'élever l'esprit): "Une femme instruite en grammaire pourrait-elle être utile pour autant qu'elle est instruite en grammaire ? (commencer par cette question, et la suivante va dans le même sens, fait clairement comprendre que ceux qu'on utilisera sexuellement ne sont pas bons qu'à ça)"Oui." "Un garçon ou un jeune homme (instruit en grammaire) pourrait-il être utile pour autant qu'il est instruit en grammaire?" "Oui." "Donc une femme belle pourrait également être utile pour autant qu'elle est belle ( visiblement Théodore, loin de Kant, n'identifie pas le plaisir esthétique à une satisfaction désintéressée !)? De même un garçon ou un jeune homme pourrait-il être utile pour autant qu' il est beau ?" "Oui." "Or il est utile pour faire l'amour ?" Une fois admis cela, il poursuivait le raisonnement: "En conséquence, si quelqu'un fait l'amour, pour autant que cela est utile, il ne commet pas de faute; donc il n'en commettra pas non plus s'il se sert de la beauté pour autant qu'elle est utile." C'est avec des raisonnements par interrogation de ce type qu'il donnait de la force à son discours" (II, 99-100)
Profiter de l'instruction de quelqu'un n'est rien de plus que profiter de la beauté de son corps. On peut être surpris de l'unilatéralité du service mais rien n'exclut que celui-ci qui tient ce discours ne puisse devenir à son tour ce qu'autrui utilise à ses fins. Le philosophe théodoréen n'a pas d'amis mais seulement des partenaires. J' imagine cependant qu'il ne les recrute pas parmi les insensés, qui, faute de comprendre ces lourds enchaînements démonstratifs, risqueraient de lui gâcher la vie...

vendredi 9 décembre 2005

Théodore l' Athée, surnommé Dieu.

Il y a eu les Hégésiaques, puis les Annicériens, il y a enfin les Théodoréens. Diogène Laërce, de manière inhabituelle, présente la doctrine avant de raconter des anecdotes sur la vie du disciple dissident, Théodore donc. Suivons son ordre. Inattendue d’abord la précision qu’apporte Diogène concernant son accès à un des livres de ce Théodore :
« Nous sommes tombés par hasard sur un ouvrage de lui intitulé Sur les dieux, qui ne prête pas au mépris » (II, 97).
Subitement Diogène Laërce n’est plus seulement l’auteur de ces compilations, il devient un homme qui parle de lui mais dont malheureusement personne n’a narré la vie. On en a pourtant ici un minuscule fragment : « Il était une fois un homme à qui il arrivait de tomber par hasard sur des livres... ». C’est tout de même beaucoup plus évocateur que ce que suggérait l’ancienne traduction des Vies et doctrines des philosophes illustres, je veux dire celle de Genaille qui se contentait d’écrire :
« J’ai lu de lui un livre intitulé les Dieux, et qui n’est pas négligeable »
L’euphémisme que les deux traductions rendent identiquement est éclairant, en effet Diogène Laërce, qui ne communique presque jamais ses préférences, reconnaît ici qu’il faut prendre au sérieux une dénonciation des croyances polythéistes :
« Théodore rejetait complètement les croyances en des dieux » (ibid.)
Montaigne tire de ce témoignage l’idée que Théodorus comme il l’appelle était athée ; il le répète même deux fois dans l'Apologie de Raimond Sebond en en profitant pour se moquer de Bion, le piteux cynique(cf. note du 11-03) :
« Ils recitent de Bion, qu'infect des atheïsmes de Theodorus, il avoit esté long temps se moquant des hommes religieux : mais la mort le surprenant, qu'il se rendit aux plus extremes superstitions : comme si les Dieux s'ostoyent et se remettoyent selon l'affaire de Bion (...) Diagoras et Theodorus nioyent tout sec, qu'il y eust des Dieux »
Cependant on aurait tort d’en conclure que Théodore ne croyait à aucun dieu car Diogène Laërce ajoute :
« C’est à ce livre, dit-on, qu’Epicure emprunta la plupart des choses qu’il a dites » (ibid.)
Or, si Epicure réforme les croyances qu’on appelle aujourd’hui mythologiques, c’est dans le but de purifier la connaissance des dieux des superstitions qui les humanisent à tort (même si, au terme de cette purification, les dieux ne deviennent pas si différents des hommes que ces derniers ne soient pas en mesure de les prendre pour modèles). Il se peut donc que dans ce livre de théologie Théodore n’ait rien fait d’autre que de clarifier des images divines brouillées par les opinions populaires. Ainsi il aurait peut-être été fidèle à la position du fondateur, Aristippe, auquel Diogène Laërce attribuait déjà une méfiance vis-à-vis des doxas douteuses :
« Est capable de bien parler, d’être exempt de superstition et d’échapper à la crainte de la mort, celui qui a appris la théorie des biens et des maux. » (II, 92).
Ceci dit, comme jusqu’à présent aucun des philosophes d’ascendance aristippéenne n’a formulé quoi que ce soit sur la question divine, je ne saurais dire si, sur ce point, Théodore fait ou non oeuvre d’innovation. Un autre indice qui me fait penser qu’il n’était en rien un athée est le suivant : dans la première anecdote le concernant, Diogène éclaire ainsi l’origine de son nom :
« Il semble qu’il ait été appelé « Dieu » (en grec, theos), parce que Stilpon lui avait posé la question suivante : « Théodore, ce que tu affirmes être, tu l’es bien ? » Comme celui-ci faisait un signe de tête affirmatif, Stilpon dit : « Or tu affirmes que Dieu est. » Théodore ayant acquiescé, Stilpon conclut : « Donc tu es dieu ». Théodore ayant pris la chose avec satisfaction, Stilpon éclata de rire et dit : « Mais malheureux, avec un raisonnement comme celui-là, tu reconnaîtrais aussi bien être un geai ou mille autres choses » » (II, 100)
On se souvient peut-être de ce Stilpon qui fut un des maîtres de Zénon le stoïcien (cf. note du 30-03-05) : il était connu pour être un argumentateur hors pair, ce qui implique la capacité de réduire éventuellement à des paralogismes les raisonnements des adversaires. Il remarque ici finement que l’énoncé « j’affirme être » peut signifier autant « j’affirme que je suis » que « j’affirme que c’est ». Ce qui étonne un peu ici, c’est le rôle de benêt joué par Théodore qui semble être content de découvrir sa nouvelle identité, comme s’il n’avait pas la force de comprendre qu’ « affirmer Dieu être » n’est pas synonyme d’ « affirmer être Dieu » ! Mais enfin ce que je retiens ici, à défaut de ses aptitudes dialectiques, c’est qu’il ne nie pas que Dieu est ; ceci suffit pour me faire conjecturer que, si Théodore a critiqué les croyances dans les dieux, c’est peut-être au nom de la réalité indubitable d’un Dieu, tel Xénophane par exemple, dont je parlerai un jour. Son surnom (« Dieu » au lieu de « don de Dieu » – Théo-dore- ) ne lui irait donc pas si mal : il n’aurait pas été l’homme qui se prend pour un dieu (et qu’on prend pour un mégalomane) mais celui qui reconnaît Dieu pour ce qu’il est.

jeudi 8 décembre 2005

Annicéris : difficile d'être heureux mais pas impossible.

Dans les lignes que Diogène Laërce consacre à la philosophie cyrénaïque, certains passages ne « collent » pas avec le reste. Döring dans Der Sokrateschüler Aristipp und die Kyrenaiker pense que ces passages rapportent des positions plus tardives, précisément celles attribuées à Annicéris et aux Annicériens, c’est-à-dire à une génération contemporaine d’Epicure. Diogène d’ailleurs confond cet Annicéris-là avec un autre Annicéris, lui aussi de Cyrène, qui sauva Platon de l’esclavage en le rachetant pour vingt ou trente mines (III, 20). Si ce dernier a rendu un fier service à la philosophie, le premier, lui, a bel et bien philosophé et semble donc avoir modifié la doctrine initiale en niant que tout plaisir s’enracine dans une satisfaction physique : en témoigne le contentement que donne la prospérité de la cité ou notre propre prospérité. Un de ses arguments est le suivant :
« Nous écoutons avec plaisir ceux qui imitent les chants funèbres, mais sans plaisir ceux qui les chantent pour un deuil réel. » (II, 90)
Se mêlent donc à titre de causes du plaisir autant l’audition des sons que la connaissance des circonstances dans lesquels ces sons sont produits. Le mélomane a beau être tout ouïe, ses oreilles n’en ont pas moins de l’esprit. Restent que « les plaisirs corporels à vrai dire sont de loin supérieurs à ceux de l’âme, et les souffrances corporelles bien pires » (ibid.). En effet, quand on veut faire vraiment mal, c’est le corps qu’on torture, pas l’esprit. (Rappelons-nous Epicure qui défend sur ce point une thèse exactement inverse : « Les pires douleurs sont celles de l’âme. En tout cas, la chair n’est agitée que par le présent, tandis que l’âme est agitée par le passé, le présent et le futur » X, 137. Je crois d’ailleurs que ces deux positions, bien qu’ absolument contradictoires, sont vraies en un sens) Néanmoins, malgré l’intensité des plaisirs physiques, les Annicériens mettent étrangement au plus haut prix l’amitié :
« Ce n’est pas seulement à cause des services qu’il nous rend qu’on accueille l’ami – sinon, quand ces services font défaut, on ne se tournerait plus vers lui – mais c’est aussi en raison des liens qui se sont créés et qui font qu’on est même près à supporter des souffrances. En vérité, bien qu’on se donne le plaisir comme fin et qu’on souffre d’en être privé, on supportera bien volontiers cette privation à cause de l’affection qu’on éprouve pour son ami » (II, 97)
On est loin de l’égoïsme principiel de l’aristippéen. Cette conception de l’amitié ressemble d’ailleurs fortement à celle soutenue par Epicure (cf note du 19-01-05). Cependant « le bonheur de l’ami ne doit pas être choisi pour lui-même, car il n’est pas, pour celui qui est proche, perceptible par les sens » (II, 96). Ce passage me paraît à dire vrai difficile à interpréter. Ce qui me gêne c’est la référence aux sens comme causes du bonheur ressenti par l’ami lui-même, avec la conséquence qu pour cette même raison le bonheur n’est pas partageable. Ceci mis à part, j’y vois l’idée suivante : si on recherche le bonheur de son ami, ce n’est pas en se sacrifiant (car le bonheur d’autrui n’est pas mon bonheur vu qu’il est ressenti par autrui) mais comme moyen d’être soi-même heureux. Reste que ce passage me paraît difficile à accorder avec l’idée que l’amitié justifie de souffrir « pour rien » au service de son ami. Ce n’est pas seulement l’amitié mais aussi « la reconnaissance, le respect des parents et le service de la patrie. » (ibid.) qui rendent possible la vie heureuse. Car en effet, à la différence des Hégésiaques, les Annicériens jugent possible le bonheur, mais, se distinguant en cela des Aristippéens, leur bonheur est difficile à obtenir car il ne naît pas de la capacité à tirer de toute situation une satisfaction mais de la pratique d’une certaine forme d’altruisme. Or ce n’est pas immédiatement donné d’être altruiste et il ne suffit pas de savoir que l’altruisme rapporte les plus grandes joies ; il faut encore être capable de s’y conformer, d’où le rôle – et en cela ils me paraissent aristotéliciens – accordés à l’exercice et au temps :
« La raison ne suffit pas pour avoir confiance en soi et se situer au-dessus de l’opinion du grand nombre. Il faut en fait former son caractère, compte tenu des mauvaises dispositions qui se sont développées en nous depuis très longtemps. » (Ibid.)
Dans aucun texte épicurien, je n’ai lu une telle prise en compte de la difficulté à faire l’expérience du plaisir. En plus, et sur ce point ils sont fidèles à Aristippe, leur vie heureuse sera loin de n’être que plaisir, car il faut faire des efforts et supporter des peines pour être un ami, un fils, un citoyen dignes de ce nom :
« Le sage, dût-il à cause de cela connaître des tourments, n’en sera pas moins heureux, même si les plaisirs qui pour lui en résultent sont peu nombreux. » (Ibid.)
Pierre Larousse dit que la secte annicérienne a fini par se fondre dans l’école épicurienne, je ne sais pas si c’est vrai, je vois bien certes ce qui les rapproche mais tout de même leur souci des parents et des concitoyens me paraît très étranger à l’épicurisme. Epicure donne un si haut prix à l’ami qu’il en fait un substitut de tous les autres, Annicéris semble plus avoir pris en compte les valeurs ordinaires de la cité grecque. Entre l’égocentrisme aristippéen et le culte de l’amitié épicurien, Annicéris occupe comme une position intermédiaire. Et pour qu’un annicérien devienne épicurien, il faudrait qu’il perde la conscience qu’il a de l’impossibilité d’un bonheur total et définitif. Ce serait à mon avis dommage. Au fond j’espère que Pierre Larousse s’est trompé.

mardi 6 décembre 2005

Hégésias ou le plaisir impossible.

Après avoir présenté l’orthodoxie cyrénaïque (dont on ne sait trop si elle remonte à Aristippe ou non), Diogène Laërce consacre quelques pages aux « philosophes dits Hégésiaques », disciples donc d’Hégésias, disciple lui-même d’Antipatros, à son tour disciple d’Aristippe. Mais de la vie d’Hégésias, Laërce ne dit rien, de sa mort non plus : il le désigne seulement sous le nom d’ « apologète du suicide », ce qui étonne vu le goût de vivre du Maître. Il est vrai que la doctrine révise à la baisse radicalement les prétentions de la philosophie :
« Le bonheur est chose absolument impossible, car le corps est accablé de nombreuses souffrances, l’âme qui participe à ces souffrances du corps en est aussi troublée, enfin la Fortune empêche la réalisation de bon nombre de nos espoirs, si bien que pour ces raisons le bonheur n’a pas d’existence réelle » (II, 94)
Philosophie de malade découragé qui n’a pas eu encore la chance de tomber sur un manuel de stoïcisme ! Plaisir en même temps de lire pour une fois un texte qui avoue l’expérience ordinaire : les douleurs physiques ne sont pas des douleurs du corps mais de la personne tout entière. De cette reconnaissance de l’omniprésence de la souffrance découlent deux possibilités ; l’une est le choix de la mort :
« La vie comme la mort peuvent être choisies autant l’une que l’autre » (ibid.)
Cette option semble avoir eu du succès si l’on en croit la note de Marie-Odile Goulet-Cazé selon laquelle le maître de Cyrène, Ptolémée I, général d’Alexandre, interdit tous les livres d’Hégésias vue l’épidémie de suicides que son enseignement avait déchaîné ! L’autre possibilité est la fuite dans ce qui vaut alors le mieux, les choses étant ce qu’elles sont, je veux dire, l’absence de peine et de chagrin. L’état neutre devient en effet le meilleur des états quand le plaisir est jugé difficile à atteindre. La conscience de la fatalité de l’échec entraîne dans le même mouvement la dévalorisation des biens ordinaires des Grecs et la réhabilitation de la condition des misérables. Si l’homme en général ne peut pas jouir de grand-chose, l’homme de rien a tout autant que le riche, le bien né, le célèbre :
« Pauvreté et richesse ne comptent pour rien dans le plaisir, car il n’y a pas de différence dans la façon dont les riches et les pauvres éprouvent du plaisir. L’esclavage, à égalité avec la liberté, est indifférent quand il s’agit de mesurer le plaisir, de même la noblesse de naissance à égalité avec la basse naissance et la bonne réputation avec la mauvaise. » (II, 94)
Rien d’étonnant non plus si cette entreprise de démystification générale emporte avec elle le prix de l’amitié. Quand celle-ci est réduite à un moyen, s’il s’avère que le moyen n’atteint aucun but, il est lucide de réduire sa valeur à zéro :
« La reconnaissance, l’amitié, la bienfaisance n’étaient rien à leurs yeux puisque nous ne les choisissons par pour elles-mêmes, mais à cause des avantages qu’elles procurent et que, si ces avantages disparaissent, celles-ci ne subsistent plus. » (II, 93)
Hégésias a voulu ainsi dessiller les yeux de ses contemporains. Ce dont on attend la satisfaction ne l’apporte pas. Mais il n’avait pas à leur proposer une compensation, un substitut : il n’y a rien à mettre à la place du médiocre ! A ce pessimisme moral s’ajoute un pessimisme gnoséologique ; l’expérience du plaisir n’est pas une connaissance :
« Ils supposaient que par nature rien n’est plaisant ni déplaisant. C’est à cause du manque, de la nouveauté ou de la satiété que les uns éprouvent du plaisir et les autres du déplaisir. » (II, 94)
Et quand ils ne font pas jouir, les sens ne font pas pour autant connaître le monde :
« Ils rejetaient aussi les sensations, parce qu’elles ne produisent pas une connaissance exacte » (II, 95).
Là non plus pas de référence à quelque chose comme une raison, susceptible de produire tout de même une conception vraie de la réalité. Sur ce fond d’indifférentisme se détache paradoxalement la valeur que le sage accorde à lui-même, comme si la dévaluation de l’altruisme impliquait logiquement la valeur de l’égoïsme :
« Le sage fera tout en vue de soi-même, car il pense qu’aucun autre n’est aussi estimable que lui. En effet, même s’il paraît recevoir les plus grands avantages, ceux-ci ne se comparent pas à ce que lui-même apporte. » (Ibid.)
Même si le sage n’apprend pas à sortir de la caverne ni à ouvrir les yeux sur le Bien, son enseignement minimaliste a la fonction la plus haute : il aide à vivre le moins mal possible. Les insensés, ceux pour qui « vivre est avantageux », semblent être vus par lui d’assez haut, comme si leur aveuglement les menait nécessairement à ne pas agir raisonnablement :
« Les fautes doivent être pardonnées, disaient-ils, car on ne les commet pas volontairement, mais sous la contrainte de quelque passion. Ils disaient qu’il ne faut pas éprouver de haine, mais bien plutôt convertir en enseignant. » (II, 95)
Cette dernière phrase pourrait être d’un quelconque stoïcien, mais ce qu’apprend le philosophe hégésiaque, ce n’est pas la nécessité de l’ordre mais l’inévitabilité du malheur. Etrange et paradoxal enseignement qui prétend apporter au naïf en lui apprenant que vivre n’est pas avantageux ! Mais Cioran bien plus tard ne verra-t-il pas dans la reconnaissance de la valeur du suicide le plus sûr moyen de supporter la vie ?
« Dans ma jeunesse, j’ai vécu chaque jour avec cette idée, l’idée du suicide. Plus tard aussi, et jusqu’ à maintenant, mais peut-être pas avec la même intensité. Et si je suis encore en vie, c’est grâce à cette idée. Je n’ai pu endurer la vie que grâce à elle, elle était mon soutien. « Tu es maître de ta vie, tu peux te tuer quand tu veux », et toutes mes folies, et tous mes excès, c’est ainsi que j’ai pu les supporter. Et peu à peu cette idée a commencé a devenir quelque chose comme Dieu pour un chrétien, un appui ; j’avais un point fixe dans la vie. » (Oeuvres complètes Quarto p. 1786)

lundi 5 décembre 2005

Aristippe et le plaisir (2)

L'homme recherche le plaisir et fuit la douleur, mais une telle conduite n'a au fond rien de proprement humain; ce n'est pas un choix volontaire, c'est la tendance de tous les vivants et l'enfant n'est en ce sens rien de moins que le philosophe : il est "instinctivement attaché" au plaisir (II, 88). Reste à savoir s'il faut suivre sa pente : Aristippe acquiesce, cette fin que personne ne pose mais qui s'impose, c'est la bonne, la fin de la vie. Vivre en homme, c'est donc suivre la direction animale. On est loin de Platon et du Bien, saisissable seulement par l'oeil exercé de l'esprit. Le plaisir, ce n'est que le plaisir du corps. Foin des plaisirs spirituels et des plaisirs en repos ! Le plaisir aristippéen est physique et en mouvement. Ce que l'homme recherche spontanément, ce n'est pas la fin des souffrances, c'est l'expérience de la jouissance. En effet l’ataraxie épicurienne, cet état de repos qui est celui de l'homme dont tous les désirs sont comblés, "est en quelque sorte la condition d'un homme qui dort" (II, 89); ce n'est qu' un état intermédiaire et neutre entre la douleur et le plaisir. Le bonheur n'est ainsi rien de plus que le nom donné à une suite continue de mouvements lisses : il n'est pas en lui-même une fin, il est seulement ce qu'on obtient quand les plaisirs succèdent aux plaisirs. Qui veut être heureux n'a donc que saisir l'occasion présente et savoir la transformer en plaisir particulier. Vivre dans le présent, c'est s'ingénier à tirer de la satisfaction de tout ce qui arrive :
"Il envisageait toujours du bon côté les situations qui se présentaient : il jouissait du plaisir que lui procuraient les biens présents et il ne se donnait pas la peine de poursuivre la jouissance de ceux qu'il n'avait pas." (II, 66).
Ce qui est un peu étonnant, c'est que la doctrine cyrénaïque inclut dans le bonheur les plaisirs à venir mais à vrai dire il doit s'agir de l'imagination des plaisirs futurs (cependant le corps peut-il donc imaginer ?). Une telle anticipation restera d'ailleurs bien vague, car vu qu' Aristippe "était capable de s'adapter au lieu, au moment et à la personne, et de jouer son rôle convenablement en toute circonstance" (ibid.), déterminer d'avance l'objet dont il allait jouir était impossible. Le philosophe aristippéen est juste satisfait de savoir que, quoi qu'il arrive, il en jouira. Il n'en reste pas moins que le noyau dur de son bonheur, c'est l'expérience présente du plaisir :
"Ils nient que le plaisir, s'il est fonction du souvenir ou de l'attente des choses bonnes, parvienne à son achèvement " (II,89)
J’ai toujours trouvé psychologiquement irréaliste l'idée épicurienne selon laquelle une douleur physique présente, même très intense, peut être annulée par les souvenirs des plaisirs passés. Elle ne pourrait pas plus être éclipsée par l'imagination des plaisirs à venir. Aristippe me paraît sur ce point plus en accord avec l'expérience quand il assure que "le mouvement de l'âme s'épuise avec le temps" (ibid.). Ce que je comprends ainsi : le désir de revivre l'expérience passée comme celui de vivre d'avance l’expérience future bute sur la distance incompressible qui sépare le présent de ce qui a eu lieu et de ce qui aura lieu. Faire ainsi du plaisir la Fin peut certes entraîner la faute, mais la valeur étant le plaisir, la mauvaise conduite n’a rien de mauvais si elle est un bon moyen de jouir:
"Le plaisir est un bien, même s'il procède de la conduite la plus honteuse, comme le dit Hippobote dans son ouvrage Sur les écoles philosophiques. Car même si l'action doit être déplacée, il n'en resterait pas moins que le plaisir devrait être choisi pour lui-même et serait un bien." (II, 88)
Epicure argumentera contre cet hédonisme amoral, assurant en gros que l'irrespect du bien est intrinsèquement source d'inquiétude et donc incompatible avec la tranquillité de l'âme. Le philosophe épicurien rejettera donc les occasions qui lui donneraient du plaisir au risque de l'immoralité et cela par amour du plaisir bien entendu. D'ailleurs Aristippe, malgré lui, ne le rejoint-il en soutenant que pour autant tout plaisir n'est pas bon à prendre. Annonçant ce qu'Epicure mettra aussi en évidence, il reconnaît que "les causes pénibles qui produisent certains plaisirs sont souvent contraires au plaisir, si bien que l'accumulation des plaisirs, ne produisant pas dans ce cas de bonheur, leur semblait fort désagréable" (II, 90). Cette volonté d'éliminer le plus possible le déplaisir mène, semble-t-il, Aristippe à rejoindre, malgré une amoralité de principe, la prudence épicurienne :
"Ils disent que la sagesse pratique est un bien, qui cependant ne doit pas être choisi pour soi, mais pour ses conséquences" (II, 91)
C'est dans le même esprit qu'il fait l'éloge de l’amitié :
" L'ami est un bien à cause des avantages qu'il nous procure" (ibid.)
Pour Epicure, les avantages de l'amitié seront doubles : on a plaisir à s'entretenir avec l'ami et, le cas échéant, on peut compter sur son aide. Il semble qu'Aristippe ait envisagé aussi que l'ami puisse donner des plaisirs physiques, ou, autrement dit du point de vue aristippéen, des plaisirs :
"Une partie de son corps aussi on l'aime, tout le temps dont on en dispose" (ibid.)
Cet accent mis sur la valeur momentanée du corps de l'ami est d'importance; il marque la volonté de jouir du présent et de se délivrer du regret :
"Le sage ne cèdera ni à l'envie (qui envie ne goûte pas ce qu'il a sous la main), ni à la passion amoureuse (qui aime passionnément identifie déjà l'instant présent au temps passé qu'il remémorera nostalgiquement), ni à la superstition (le superstitieux passe de la crainte à l'espérance et ne voit dans ce qui arrive que des indices de ce qui peut arriver), tous sentiments issus en effet d'une opinion sans fondement" (II, 91)
Reste que "le sage ne vit pas une vie totalement agréable" (ibid.) Aucune philosophie ne peut délivrer complètement de la douleur et de la peine.Entre les plaisirs en mouvement se logent forcément ou des états intermédiaires ou de la souffrance. Plus modeste dans ses prétentions qu’Epicure, Aristippe ne pense pas que le sage est comme un dieu parmi les hommes:
"Le sage éprouvera du chagrin et de la crainte, car ses sentiments sont naturels" (ibid.)
Comme si le mieux que peut faire la philosophie, ce serait de supprimer ce trop-plein de douleur qui naît des représentations fausses des choses sans pouvoir pour autant éliminer la part de douleur liée essentiellement à la nature humaine.Inversement, on ne peut rater sa vie au point de ne jamais faire l'expérience du plaisir :
"L'homme mauvais (ne vit pas) une vie pénible totalement, mais pour la plus grande part." (ibid.)
Entre le sage et l'insensé, il n'y a donc qu'une différence de degré : le premier a beaucoup plus que le second de ce que tous deux, en tant que vivants, recherchent. Quant à ce qui cause le plaisir, il ne semble pas avoir voulu l’élucider :
"Les affections sont compréhensibles; ils voulaient dire les affections et non leur cause."
Ce qui, je crois, veut dire que le plaisir subjectivement ressenti ne vient pas du plaisant objectivement constatable et que la peine, si elle est réelle, n'implique pas pour autant l'existence du réellement pénible :
"Ils affirment qu'une personne peut ressentir davantage qu'une autre le chagrin et que les sensations ne disent pas toujours vrai." (II, 93).
Pour conclure, il me semble trouver dans cette doctrine aristipéenne, telle que Diogène la rapporte, une hésitation entre un hédonisme de l'instant ("il suffit de goûter un par un les plaisirs qui se présentent") et un hédonisme de la durée qui mobilise et la mémoire et l'imagination. Dans l'un, la vertu ne paraît pas avoir de place alors que dans l'autre elle est une condition sine qua non du bonheur au point de paraître même par endroits une fin en soi ("L'homme vertueux (...) n'accomplira rien de déplacé lorsqu'il est sous la menace du châtiment ou de l'opinion"). Aristippe paraît ainsi avoir hésité entre satisfaire immédiatement son désir et le différer. Il se peut que le remettre à plus tard n'ait été qu'une manière de prendre plaisir à être maître de soi...

mercredi 30 novembre 2005

Aristippe et le plaisir (1)

Après avoir présenté la vie d’Aristippe, Diogène s’attache à reconstituer la doctrine qu’il attribue à lui et à ses disciples, désignés du nom de Cyrénaïques à cause de la ville d’origine de leur maître. A dire vrai, les érudits se disputent pour savoir s’il est justifié d’attribuer la doctrine en question au premier Aristippe qu’on appellera l’Ancien ou à son petit-fils, Aristippe le Métrodidacte, qui tire son surnom d’avoir reçu de sa mère Arétè son éducation philosophique. De la dite Arétè, on ne sait quasi rien sinon que son père l’a éduquée « selon les meilleurs principes, l’entraînant à mépriser le superflu » (II, 72). Je m’étonne certes de cette formation qui me paraît plus cynique ou stoïcienne ou épicurienne que conforme aux préférences manifestes du père. Mais peut-être découvrirai-je dans l’examen détaillé de la doctrine de quoi justifier cette pédagogie. Rien d’étonnant si, reconstituant donc la philosophie cyrénaïque, Diogène oppose la souffrance au plaisir. Je ne suis pas surpris non plus de l’identification du plaisir à un mouvement. Epicure me l’avait déjà appris. J’imagine que la référence au mouvement rend l’idée que le plaisir en question est un processus et une évolution. Visiblement Aristippe ne pense pas que le plaisir puisse être un état stable, contrairement à Epicure qui donnera la primauté sur le plaisir en mouvement au plaisir en repos, ce dernier étant à ses yeux la fin indiscutable de la vie philosophique. M’amuse un peu l’ étrange qualification du mouvement en question: il est lisse tandis que la souffrance est un mouvement rugueux; c’est donc du tact et du contact qu’est tiré le vocabulaire apte à qualifier le plaisir. L’expérience de la surface rude, presque blessante pour la peau sensible, vaut donc pour toutes les douleurs ; quant aux plaisirs, ils sont eux à l’image de la douce caresse qui cerne et explore un objet poli au point qu’on se demande si bel et bien on le touche ou si le bout des doigts le rêve... Si les plaisirs sont tous des mouvements lisses, c’est logique de soutenir qu’ « un plaisir ne diffère pas d’un plaisir » (II, 87). Pourtant le cyrénaïque prend ainsi position contre Socrate dans la discussion qui l’oppose à Protarque au début du Philèbe, dialogue consacré justement par Platon au plaisir. En effet dès les premières pages de ce texte, Socrate qualifie le plaisir de « bigarrure » (12 c, trad. Léon Robin) car le même mot cache en réalité des satisfactions très dissemblables:
« Nous parlons des plaisirs de l’homme incontinent, mais aussi des plaisirs que trouve, et précisément à pratiquer une sage modération, celui qui est sagement modéré ; des plaisirs de l’homme qui déraisonne et qui est plein d’idées et d’espoirs déraisonnables, tandis que, inversement, l’homme raisonnable trouve son plaisir précisément à être raisonnable ; comment ne ferait-on pas figure d’insensé si l’on disait semblables entre eux, un à un, ces plaisirs-là ? » (12 d)
Socrate aura beau mettre en évidence que le mot couleur désigne autant le blanc que le noir et que « figure » dénote des formes d’une diversité infinie, Protarque n’en démordra pas : il voudra bien distinguer les plaisirs bons des plaisirs mauvais mais soutiendra que les uns et les autres sont identiques « pour autant que ce sont des plaisirs » (13 c). Je crois comprendre que même si on peut justifier le plaisir par des bonnes ou par des mauvaises raisons, l’expérience qu’en fait celui qui le ressent est toujours celle d’un ... mouvement lisse. Plaisanterie mise à part : il y a une identité qualitative des plaisirs. Il ne serait donc pas sensé de parler de plaisirs différents . Tout ce qui donne du plaisir donne le même plaisir. Ajoutons qu'il n'y a pas non plus de degrés dans le plaisir (pas de degrés différents d'un même plaisir, pas de degrés identiques d'un plaisir différent). C’est ainsi du moins que je comprends la thèse qui suit :
« Quelque chose n’est pas davantage source de plaisir qu’autre chose » (II, 87)
Le cyrénaïque ne veut bien sûr pas dire que tout peut donner identiquement du plaisir mais que tout ce qui donne du plaisir donne le même plaisir en quantité. Interdits ou légitimes, les plaisirs affectent pareillement. Conséquence parmi d'autres: Aristippe n’est pas de ceux qui font l’éloge du plaisir de la transgression !

lundi 28 novembre 2005

Aristippe ou faut-il boire du vin quand on est philosophe ?

Aristippe a écrit un dialogue adressé A ceux qui lui reprochent d’avoir vin vieux et courtisanes. Ce texte, comme les vingt-quatre autres dialogues, est perdu mais j’imagine qu’il y faisait l’éloge de l’ivresse. On pourrait penser que la philosophie et le vin font mauvais ménage. Il n’en est rien. Voyez Socrate dans le Banquet: à peine arrivé, Alcibiade demande qu’on verse à boire à son maître et dit :
« A l’égard de Socrate, ce n’est pas de ma part, bonnes gens, le moindre traquenard ; car, autant on lui dirait d’en boire, autant il en viderait, sans en être jamais plus ivre » (214 a, trad. de Léon Robin)
A la fin de la rencontre, au moment où les coqs se mettent à chanter, tous les convives sont rentrés chez eux ou se sont endormis, sauf Agathon, Aristophane et Socrate qui « seuls encore à veiller, (boivent) dans une grande coupe qu’ils se passaient de gauche à droite » (223 e). Mais ces trois compères ne sont pas à égalité : Socrate est le seul à parler, fort sérieusement qui plus est, de poésie, comique et tragique, alors que les deux autres dodelinent de la tête et ne comprennent plus grand chose à ce qu’ils entendent. Ils vont bientôt s’endormir. Socrate s’en ira et les dernières lignes du texte de Platon ne laissent aucun doute sur le fait qu’aucune quantité de vin, aussi grande soit-elle, ne peut venir à bout de la maîtrise qu’il a de lui-même :
« Après s’être débarbouillé, il passa, comme n’importe quelle autre fois, le reste de la journée, et, quand il l’eut ainsi passée, vers le soir il alla se reposer. » (223 d)
J’avoue avoir du mal à ne pas penser à cet épisode quand je lis :
« Comme quelqu’un s’enorgueillissait de beaucoup boire et de ne pas être ivre, (Aristippe) dit : « Un mulet en fait autant ». » (II, 73, trad. Marie-Odile Goulet-Cazé).
Il y a peut-être là contre la manière socratique d’être ivre la défense d’une ivresse plus ordinaire. On peut comprendre de deux manières au moins une telle accusation. D’abord Aristippe reprocherait au vantard de tirer gloire d’une incapacité inhabituelle à perdre la raison. Transformant un destin en choix, il mériterait alors largement la comparaison avec tel animal qui par nature reste le même, qu’il boive de l’eau ou du vin. Mais on peut penser aussi que cette sobriété exceptionnelle est l’effet d’un souci : celui de garder contre vents et marées la tête claire. Le sobre ivrogne est donc bien différent du mulet impassible : l’un ferait des efforts herculéens tandis que l’autre exprimerait seulement sa nature de mulet. Mais alors Aristippe, en comparant ce sage buveur à un animal, voudrait clairement mettre en évidence la vanité de tels efforts, comme si la volonté humaine ne devait être tendue que vers des fins spécifiquement humaines. Se donner tant de mal pour ne pas faire le bien mais seulement bien imiter la bête, voilà ce qui n’est pas digne d’un philosophe. Tel le plongeur dont les contorsions savantes n’aboutissent qu’a reproduire les acrobaties innées du dauphin, le soulard socratique fait dire au fond à Aristippe aux yeux dessillés : « Beaucoup de bruit pour rien ! » Voici pourquoi je suppose donc qu’ Aristippe goûtait momentanément les joies de la perte du contrôle de soi. Il semblerait cependant que pour qui ne veut pas être possédé, il y a le risque alors d’être subjugué par les plaisirs. J’imagine cependant que l’ivresse aristipienne est une dépossession contrôlée de soi. Je pense alors à ces lignes de Sénèque à la fin de la Tranquillité de l’âme :
« Il faut ménager notre esprit et lui accorder de temps à autre un répit qui fera sur lui l’effet d’un aliment réparateur. Il faut également se promener en pleine campagne, car le ciel libre et le grand air stimulent et avivent l’âme ; quelquefois un déplacement, un voyage, un changement d’horizon lui donneront une vigueur nouvelle, ou encore un bon repas avec un peu plus de boisson que de coutume. On peut même pousser à l’occasion jusqu’à l’ivresse, en lui demandant non pas l’abrutissement, mais le calme : car elle dissipe les soucis, modifie totalement l’état de l’âme et guérit la tristesse, comme elle guérit certaines maladies. L’inventeur du vin n’a pas été appelé Liber parce qu’il délie la langue, mais bien parce qu’il délivre l’âme des soucis qui l’asservissent, la relève, la tonifie, la dispose à toutes les audaces. Mais le vin, comme la liberté, n’est salutaire que pris avec mesure. On prétend que Solon et Arcésilas avaient un faible pour le vin. On a accusé Caton d’être un ivrogne, mais on aurait plutôt fait de réhabiliter l’ivrognerie que d’arriver à rabaisser un Caton ! Il reste qu’il ne faut pas boire trop souvent, pour n’en pas prendre la mauvaise habitude. Il faut pourtant, par moments, arracher l’âme à elle-même, la rendre exultante et libre, et écarter quelque temps l’austère sobriété. » (trad. de René Waltz, revue par Paul Veyne)
Epictète viendra mettre un peu d’ordre en disant à son disciple Arrien qui le rapportera dans le Manuel :
« Quant aux choses qui ont rapport au corps, prends-les dans les limites du simple besoin de celui-ci, tel que nourritures, boisson, vêtement, maison, domesticité. » (33-7, trad. de Pierre Hadot)
Il est clair que le banquet vu par Epictète ne ressemble guère à ceux auxquels devait participer Aristippe.
« Evite les banquets des gens du dehors et qui ne sont pas philosophes. Si une fois l’occasion d’un tel banquet se présente, tends toute ton attention pour que tu ne tombes jamais dans les façons des non-philosophes. Sache en effet que si un de tes compagnons est souillé, il est nécessaire que celui qui le fréquente soit souillé, lui aussi, même s’il se trouve qu’il soit pur. » (33-6)
Si Epictète avait eu toujours raison, Socrate ne serait pas sorti si pur du banquet. Quant à Aristippe, il n’en avait rien à faire de la pureté : il n’aurait pas vu au nom de quoi refuser le vin vieux si en boire l’assurait de goûter un plaisir de plus.

mardi 22 novembre 2005

Aristippe ou comment vivre dans le présent avec une prostituée ?

Bien que ne voulant pas être possédé par Laïs et recommandant aux jeunes gens de ne pas oublier qu' une maison de passes est un endroit qu'on doit savoir aussi quitter, Aristippe aurait pourtant "habit(é) avec une courtisane" (II, 74, trad. de Marie-Odile Goulet-Cazé). Ce trait pourrait évoquer le Jardin d'Epicure où la communauté regroupait autant des hommes libres que des prostituées et des esclaves, unifiés par le partage de la vérité reçue du maître (cf note du 06-05-05). Mais il n'en est rien. Quand Aristippe donne ses raisons à qui lui reproche de vivre avec "une fille de joie" (pour reprendre la traduction de Robert Genaille), il identifie la femme à une chose dont l'utilité n'est pas d'autant moindre qu'elle est plus partagée:
"Il dit: "Est-ce que par hasard il y aurait une différence entre prendre une maison qui a déjà été habitée par beaucoup et une qui ne l'a été par personne ?" L'autre répondit que non (à dire vrai, une telle réponse ne va pas de soi). "Entre naviguer sur un bateau qui a déjà porté des milliers de passagers et sur un qui n'en a porté aucun?" "Point de différence" (manifestement l'interlocuteur ne prend pas en compte l'usure). "Eh bien, il n'y en a pas non plus entre coucher avec une femme qui a fréquenté beaucoup d'hommes et une qui n'en a fréquenté aucun (hic taceo)" (ibid.)
La réponse du faiseur de reproches n'est pas donnée tant elle va de soi: la virginité n'a rien de précieux. Prostituée, bateau et maison, c'est tout un. On s'en sert quand on en a besoin et l'usager sans mémoire et sans imagination ne juge que le service qu'il en tire présentement:
"Il jouissait du plaisir que lui procuraient les biens présents et il ne se donnait pas la peine de poursuivre la jouissance de ceux qu'il n'avait pas." (II, 66)
A la différence de son maître, Aristippe n'a donc pas eu une indomptable Xanthippe à la maison mais une docile femme publique, dont il jouissait en privé comme si c' était son bien à lui.

lundi 21 novembre 2005

Aristippe en cynique.

Diogène le cynique semble avoir tenu en haute estime Aristippe, s'il est vrai qu'il le "traitait de "chien royal" (II, 66). Ce qui est étonnant à première vue quand on se rappelle de la détestation cynique du plaisir. Quoi de moins cynique en effet que cet homme qui "jouissait du plaisir que lui procuraient les biens présents et ne se donnait pas la peine de poursuivre la jouissance de ceux qu'il n'avait pas" (II, 66) ? L'hédonisme en question aurait dû être jugé comme indigne et en plus bien paresseux par les cyniques adeptes des efforts herculéens. D'ailleurs Timon, bien que sceptique mais railleur professionnel (cf notes des 1 et 2-05-05), fait sur lui ce qu'on attendrait de tout cynique aux crocs acérés:
"(Il) le mordit à belles dents pour sa mollesse, disant en substance: Tel est le sensuel Aristippe qui manie les mensonges. " (ibid.)
Mais à dire vrai, en y regardant de plus près, plusieurs anecdotes le concernant conviendraient bien pour caractériser tel ou tel cynique. Les voici:
1) " Un jour qu'il faisait une traversée en direction de Corinthe et qu'il subissait les assauts de la tempête, il lui arriva d' éprouver de la frayeur. A qui lui dit: "Nous les gens ordinaires, nous ne craignons pas, tandis que vous, les philosophes, vous êtes morts de peur !", il répondit: " En effet, ce n'est pas pour une âme de même espèce que vous et nous éprouvons de l'inquiétude" (II, 71).
La réplique est incontestablement habile. Assumant la peur, le philosophe la justifie par la qualité de son âme. Aulu-Gelle dans les Nuits attiques traite l'épisode tout autrement:
" I. Réponse d'un philosophe à qui l'on demandait pourquoi il avait pâli dans une tempête. Nous faisions voile de Cassiope à Brindes, sur la mer ionienne, mer vaste, violente et orageuse. Dès la première nuit, le vent ne cessa de souffler sur le flanc du navire, et l'emplit d'eau. On se lamentait, on travaillait à la sentine ; enfin, le jour parut ; mais la tempête et le danger ne diminuèrent point : loin de là, les coups de vent devenus plus fréquents, un ciel noir, des masses de brouillard, des nuages effrayants, que les matelots appellent trombes, menaçaient d'abîmer le navire. Il y avait là un philosophe célèbre de l'école stoïcienne : je l'avais connu à Athènes. Il jouissait d'une grande considération, et exerçait sur la jeunesse une surveillance assez sévère. Dans notre danger, au milieu du tumulte du ciel et de la mer, je le cherchais des yeux : j'étais curieux de connaître l'état de son âme et de voir s'il demeurait ferme et inébranlable. Il était calme et intrépide : pas de pleurs, pas le moindre gémissement, au milieu de la désolation générale ; seulement sa physionomie n'était pas moins altérée que celle des autres. Enfin, le ciel s'éclaira, la mer s'apaisa, et le danger devint moins imminent. Je vis alors s'approcher du stoïcien un Grec de l'Asie Mineure, opulent, entouré d'un nombreux cortège de richesses et d'esclaves, et en quelque sorte accompagné de toutes tes jouissances de l'esprit et du corps : « Qu'est-ce, ô philosophe ! lui dit-il d'un ton moqueur; dans le danger commun vous avez craint et pâli ! moi, je n'ai ni craint ni pâli. » Le philosophe hésita quelque temps, ne sachant s'il convenait de lui répondre : « Si dans la violence de la tempête, répliqua-t-il enfin, j 'ai paru un peu effrayé, vous n'êtes pas digne d'en apprendre la cause ; mais un disciple d'Aristippe vous répondra pour moi. Dans une circonstance semblable, un homme en tout semblable à vous vint lui demander comment un philosophe pouvait avoir peur, quand il était, lui, sans crainte : « C'est qui, lui dit-il, nous ne sommes pas l'un et l'autre dans la même position : tu dois être peu inquiet de l'âme d'un méchant vaurien ; tandis que moi, je crains pour une âme formée à l'école d'Aristippe. » Par cette répartie, le stoïcien éconduisit le riche Asiatique. Plus tard, comme nous étions sur le point d'arriver à Brindes, les vents et la mer étant tout à fait apaisés, je lui demandai la raison qu'il avait refusé de faire connaître à ce riche qui l'avait interpellé d'une manière si inconvenante. Il me répondit avec calme et douceur : « Puisque vous êtes curieux de l'apprendre, écoutez le sentiment de nos maîtres, les fondateurs de la philosophie stoïcienne, sur ce trouble, effet passager, mais invincible de la nature, ou plutôt lisez : c'est le moyen d'être plus aisément convaincu et de se souvenir mieux. » Aussitôt il tira de son petit bagage le cinquième livre des Dissertations du philosophe Épictète, mises en ordre par Arrien, et conformes sans aucun doute à le doctrine de Zénon et de Chrysippe." (Dix-neuvième nuit, trad. du latin par MM. de Chaumont, Flambart et Buisson ; Nouvelle édition, revue avec le plus grand soin, par M. Charpentier,... et M. Blanchet,... 511 p. Garnier frères, 1920
Aristippe et le stoïcien ont tout de même dans les deux versions une certitude: on ne parle pas avec n'importe qui (entendons par n'importe qui quiconque dit n'importe quoi). Reste que le stoïcien botte en touche et ne donne pas au béotien la raison de son comportement. Aristippe, en revanche, paraît bien communiquer ici le fond de sa pensée: que la vie est digne d'être vécue le plus longtemps possible pour qui sait en jouir avec tant d'intelligence.
2) "Contraint un jour par Denys de parler philosophie, il dit: " Il serait risible que tu t'informes auprès de moi sur l' art de parler et que le moment où il faut parler ce soit toi qui me l'enseignes" Vivement indigné par ce propos, Denys le mit en bout de lit. Et lui de dire: "Tu as voulu donner plus d'honneur à cette place." (II, 73).
Diogène face à Alexandre a certes des répliques plus fulgurantes mais l'esprit est le même: le puissant est remis à sa place et la place honorable n'est pas la place qu'il occupe mais celle où se trouve le philosophe. La valeur d'un siège ne précède pas celui qui s'y assied, elle lui est donnée par son identité. Certes Aristippe semble malgré cela passer beaucoup de temps à faire la cour à Denys mais dans ses attitudes les plus humiliantes il sait trouver le moyen de garder le dessus et de rabaisser celui qui serait tenté de le regarder de haut:
" Un jour qu'il demandait à Denys une faveur pour un ami et qu'il ne l'obtenait point, il tomba aux pieds du tyran. A qui le raillait pour son attitude, il dit: " Ce n'est pas ma faute, mais celle de Denys qui a les oreilles dans les pieds." (II, 79)
Ou bien:
" Comme Denys lui avait craché à la figure, il supporta l'insulte; mais quelqu'un lui ayant reproché son attitude, il dit: " Et alors ? Les pêcheurs supportent bien d' être arrosés par l'eau de mer pour attraper un goujon, et moi, je ne supporterais pas d'avoir été arrosé par un crachat pour prendre une baveuse ?" (II, 67)
Pierre Larousse, comme bien souvent, vient à mon secours: en 1867, dans le deuxième volume de son Grand dictionnaire universel du 19ème siècle, il écrit: " du grec blenna, mucus à cause des mucosités dont le corps de ces poissons est couvert. Ichthyol. Genre de poissons acanthoptérigiens, dont le corps est couvert de mucosités, et qui comprennent (sic) plus de trente espèces, dont quelques-unes, qui vivent sur nos côtes, sont connues sous le nom vulgaire et expressif de baveuses: La chair des baveuses est blanche et tendre (Valenciennes)"
Denys le jeune et le fils d'Aristippe ont donc un point commun: aux yeux du philosophe ils ne sont que pituite ! Quel meilleur moyen d'enlever au crachat toute intentionnalité et donc à l'acte de cracher son caractère injurieux ! En plus, Marie-Odile Goulet Cazé m'apprend que blennos, désignant "celui qui bave", par extension se réfère à celui est stupide.
3) "Comme quelqu'un s'enorgueillissait de savoir plonger, il dit: "N'as-tu pas honte de te vanter de ce que peut faire un dauphin ?" (II, 73)
Pour dénoncer les fiertés mal placées, quoi de mieux que de réduire le prétentieux à un animal ? L'argument est sans doute assez faible car on doit bien pouvoir inventer des plongeons jamais faits par aucun animal et surtout l'homme apprend à plonger. Le sportif aurait pu aussi rétorquer qu'en entraînant son corps à la souplesse il apprenait la fermeté à son âme. Mais c'est la règle du jeu: souvent les philosophes ne sont forts que parce que leur interlocuteur manque de ressources. Socrate, déjà, recevait ainsi des approbations béates et trop vite accordées. Finalement l'expression "chien royal" convient bien à Aristippe. Menant grand train de vie, il sait pourtant aboyer et donner de la voix contre celui dont il est le parasite. A coup sûr, cet Aristippe n'est pas un bon chien reconnaissant.