lundi 20 février 2006

Platon, flatteur de Denys ?

Sur le troisième et dernier voyage de Platon à Syracuse, Diogène est laconique :
« Il vint une troisième fois en Sicile pour réconcilier Dion et Denys. Et c’est sans avoir obtenu de résultat qu’il revint dans sa patrie. » (III 22)
Certes Diogène a raison d’enregistrer à nouveau l’échec, cependant dans sa brièveté, il reste inexact. Comme nous l’apprend la lettre VII, c’est soumis à des pressions venant de tous les côtés et trompé par le bruit selon lequel le jeune tyran se serait définitivement passionné par la philosophie que, contre son gré, Platon va tenter sa chance une dernière fois mais sans succès. Denys ne deviendra pas disciple de philosophe et encore moins philosophe, malgré les efforts constants de Platon, qui, il faut lui rendre justice, ne sort pas affaibli de ces aller et retour entre Athènes et Syracuse.
Certes Diogène, au moment de rapporter toute la malveillance dont Epicure est l’objet, cite un livre de Timocrate Réjouissances dans lequel Epicure est accusé d’avoir dit des platoniciens qu’ils étaient des « flatteurs de Denys » (X 8)
Mais comment interpréter un tel propos ? Est-ce finalement si injurieux de le prêter à Epicure ? Certes ni le récit de Platon, ni celui de Diogène ne justifient la référence à la flatterie. Mais ce qui ressort tout de même de ces récits, c’est la volonté platonicienne de réformer le pouvoir politique en le moralisant. A cette fin, Platon, s’il n’est pas flagorneur, est attentif à mettre le tyran de son côté, du moins tant qu’il croit que l’espérance d’une conversion est fondée.
Or, il va de soi qu’aux yeux d’Epicure tisser des liens entre le philosophe et le politique est une entreprise totalement vaine qui part d’une compréhension très insuffisante de la foule et de ceux qui la gouvernent. Non seulement le philosophe ne peut pas attaquer frontalement la folie commune mais, en plus, il est certain qu’en s’y cassant les dents il ruinera sa propre vie.
En tout cas, même si l'expression est excessive, Epicure me paraît avoir mieux compris les visées platoniciennes que Pascal qui, somme toute, donne une image plutôt hédoniste et, je crois, radicalement fausse de Platon :
« On ne s’imagine Platon et Aristote qu’avec de grandes robes de pédants. C’étaient des gens honnêtes et comme les autres, riant avec leurs amis. Et quand ils se sont divertis à faire leurs lois et leurs politiques, ils l’ont fait en se jouant. C’était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie ; la plus philosophe était de vivre simplement et tranquillement. S’ils ont écrit de politique, c’était comme pour régler un hôpital de fous. Et s’ils ont fait semblant d’en parler comme d’une grande chose, c’est qu’ils savaient que les fous à qui ils parlaient pensent être rois et empereurs. Ils entrent dans leurs principes pour modérer leur folie au moins mal qu’il se peut. » (Pensées fragment 472 éd. Le Guern)
Or, Platon écrit explicitement dans la Lettre VII qu’il ne faut pas s’acharner à conseiller des dirigeants politiques qui, tels des malades indociles, ne veulent en faire qu’à leur tête :
« Quand on donne des conseils à un homme malade et qui suit un mauvais régime, la première chose à faire pour le ramener à la santé est de changer son mode de vie. Et si le malade accepte d’obéir, il faut dès lors lui faire encore d’autres recommandations. En revanche, s’il refuse (de se soigner), celui qui renoncerait à conseiller un tel malade, je le tiendrais pour un homme et pour un médecin ; mais celui qui se résignerait (à lui donner d’autres conseils), je le tiendrais au contraire pour quelqu’un qui n’est ni un homme, ni un médecin. » (330 cd)
Platon a bel et bien pensé le philosophe comme médecin du politique et c’est sans doute ce qu’Epicure ne lui pardonnait pas. Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal (1886) a d’ailleurs commenté cette pique épicurienne :
« Que les philosophes peuvent être méchants (disant cela, Nietzsche sympathise tout à fait avec le point de vue de Diogène au moment où il rapporte la prétendue calomnie) ! Je ne sais rien de plus venimeux que la plaisanterie (en était-ce une ?) que s’est permise Epicure à propos de Platon et des platoniciens : il les appelait « dionysiokolakes », ce qui signifie, au sens premier et littéral du mot : flatteurs de Denys, c’est-à-dire domestiques de tyrans et lécheurs de bottes ; mais cela veut dire encore : « ce ne sont tous que des comédiens, sans rien d’authentique » (car dionysiokolax était le sobriquet populaire qu’on donnait au comédien). Et c’est ce dernier sens qui fait à proprement parler la méchanceté du trait d’Epicure contre Platon (on devine qu’ici Nietzsche associe la lucidité à la méchanceté) : il s’irritait de la mise en scène et des airs majestueux auxquels s’entendaient si bien Platon et ses disciples et dont il était si incapable, lui, le vieux pédagogue de Samos, qui, tapi dans son jardinet d’Athènes, écrivit trois cents livres, peut-être par colère contre Platon, qui sait ? Et par esprit d’émulation ? Il fallut cent ans pour que la Grèce découvrît enfin qui était en réalité ce dieu des jardins, Epicure. Mais le découvrit-elle vraiment ? » (Des préjugés des philosophes 7 trad. de Albert révisée par Lacoste)
Qu’Epicure ait eu les préférences de Nietzsche, cela va de soi. Il n’a pas besoin, lui, d’un autre monde pour expliquer le nôtre. Platon, en revanche, est la cible constante de Nietzsche qui identifie le Monde Intelligible à une construction imaginaire fondée sur l’incompréhension radicale du lien qui unit la réalité au temps, ce qui se passe à ce qui passe, ce qui a lieu au transitoire et à l’éphémère.
Il est vrai que même si Platon ne se prosternait pas devant les puissants, il rêvait néanmoins de hisser leurs pensées à la hauteur des Essences éternelles.

dimanche 19 février 2006

Platon et la Sicile (3)

A l’origine du deuxième voyage de Platon en Sicile, il y a l’empressement de Dion, beau-frère de Denys I, à le voir venir guider Denys II (alors âgé d’une trentaine d’années et successeur de son père) et son espérance de voir réalisée ainsi l’union de la philosophie et du pouvoir politique. En effet Dion, dans la lettre qu’il écrit à Platon, le prie de venir rapidement tant le risque est grand que des philosophes d’autres tendances ne parviennent à faire partager leurs vues au nouveau tyran (d’après Luc Brisson, il se serait agi entre autres d’Aristippe de Cyrène et d’Eschine le Socratique).
Platon fait clairement part de ses hésitations. Même s’il ne doute pas de la maturité de Dion qui a désormais 42 ans, il se méfie de l’emballement pour la philosophie des jeunes qui constituent son entourage :
« Les passions des hommes de cet âge sont promptes et changent souvent en sens contraire. » (327 b)
Cependant il voit dans cette invitation une occasion de mettre en pratique ses idées et de se prouver à lui-même qu’il n’ est pas qu’un théoricien :
« C’est donc dans cet état d’esprit et résolu à réaliser cette tâche que je quittai Athènes, non pour les motifs que me prêtaient certains, mais de peur surtout de passer à mes propres yeux pour quelqu’un qui n’est rien qu’un beau parleur et qui, en revanche, se montre incapable de s’attaquer résolument à une action. » (327 c)
En plus, il réalise que, même si Dion est alors influent à Syracuse, le risque est cependant grand, si Platon n’apporte pas toute sa force à sa cause, que ses ennemis ne l’emportent et ne le contraignent finalement à l' exil.
Une fois arrivé à Syracuse, Platon, de concert avec Dion, fait preuve d’une grande intelligence puisqu’il cherche à convaincre Denys II de l’avantage politique d’une conversion à la philosophie. Il oppose pour cela les échecs politiques de Denys I à ce que pourrait réaliser son fils s’il changeait de mode de vie.
On peut analyser ainsi le processus exposé par Platon en trois étapes : d’abord « vivre chaque jour de façon à devenir le plus possible maître de soi » (331 d); ensuite – et c’est la conséquence de cette nouvelle orientation donnée à la vie personnelle – « se gagner des amis fidèles et des partisans » (331 e); enfin confier les charges politiques décisives à ces hommes-là. Platon fait ainsi miroiter à Denys II la reconquête de la Sicile tout entière sur ceux qu’il appelle les Barbares, précisément les Carthaginois. A ce stade, Platon avance masqué, sans même, semble-t-il, parler clairement philosophie :
« Nous ne lui tenions pas un langage aussi explicite – c’eût été imprudent en effet -, mais nous nous exprimions à mots couverts et nous nous acharnions, dans nos entretiens, à lui expliquer que c’est ainsi que tout homme assure son propre salut et le salut de ceux dont il est le chef, tandis que, s’il ne se tourne pas vers cette direction, il aboutit au résultat exactement contraire. » (332 d)
A première vue, cet enseignement, quelle qu’en soit l’habileté, échoue, puisque trois mois après l’arrivée de Platon, l’entourage de Denys, extrêmement hostile à Dion, marque un point : en effet, le tyran accuse son oncle de complot et le contraint à s’exiler.
Platon craint alors d’être accusé de complicité (une rumeur court même selon laquelle Denys II voudrait sa mort) ; en fait le tyran le presse de rester à Syracuse et le contraint implicitement à ne pas quitter l’île en lui offrant l’hospitalité du palais fortifié où lui-même réside. Alors que se développe une nouvelle rumeur disant que Denys II s’est épris pour Platon « d’une affection tout à fait extraordinaire » (330 a), le philosophe, loin d’être roi, est bel et bien prisonnier en fait du monarque.
Platon livre une analyse des motivations de Denys II. Celui-ci, jaloux en somme, aurait voulu prendre dans le coeur de Platon la place occupée par Dion. Mais, aux yeux du philosophe, il n’y avait qu’un seul moyen pour ce faire :
« Me fréquenter comme élève et comme auditeur de mon enseignement philosophique » (330 a)
Or, si Denys II se refuse à passer sous le joug philosophique de Platon, c’est qu’il pense qu’en devenant le disciple de Platon, il ferait justement le jeu de Dion et mettrait donc en péril son propre pouvoir. Le roi craint d’être détrôné s’il devient philosophe. Denys II, loin d’être ridicule, a peut-être raisonné en politique avisé. Machiavel ne serait alors pas loin, qui contre Platon avertirait le prince que le rapport de forces est en défaveur de celui qui ne se contente pas d’agir dans le monde politique en suivant exclusivement les règles du jeu politique.
Platon, chasseur à l’affût, reste pourtant aux aguets, prêt à la première occasion à sauter sur sa proie philosophique :
« De mon côté, je supportais tout, en gardant l’état d’esprit initial, celui dans lequel j’étais venu, au cas où il pourrait éprouver le désir de mener une vie philosophique. » (330 b)
Ce deuxième voyage prend fin quand Platon parvient à convaincre Denys II de le laisser rentrer à Athènes, ce que le tyran accepte en échange de la promesse de Platon de revenir avec Dion à Syracuse s’il le leur demande.
Je viens donc de présenter en m’appuyant sur les termes de Platon, précisément la lettre VII, ce qu’il en est de la seconde tentative de Platon de transformer philosophiquement le pouvoir politique. Mais que dit Diogène ?
Encore une fois, Platon ne sort pas grandi du récit que Diogène fait de ses aventures. Disparaissent les hésitations, le scrupule, l’adresse et le tact platoniciens. En effet le chef de l’Académie n’y serait pas allé par quatre chemins :
« (Il) se rendit une deuxième fois en Sicile pour demander à Denys le Jeune un territoire et des hommes qui vivraient conformément à sa constitution. » (III, 21)
Il me semble donc que Platon demande à Denys II d’accepter de le laisser coloniser une partie du pays qu’il gouverne. Platon ne serait pas venu en conseiller incertain mais en futur roi-philosophe ! Comme lors du premier voyage, à cause de sa franchise brutale, il se retrouve dans de beaux draps. En effet, Denys, soucieux comme dans la lettre VII de préserver son pouvoir, ne tient pas la promesse qu’il aurait faite de satisfaire les exigences de Platon, que Diogène d'ailleurs va jusqu’à dépeindre en quasi comploteur :
« Certains racontent que Platon se trouva même en danger, pour avoir encouragé Dion et Théodotas à libérer l’île » (21)
A nouveau, c’aurait été grâce au bon soin d’un autre philosophe, Archytas le Pythagoricien, que Platon aurait pu rentrer sain et sauf à Athènes. Ce qui vaut au lecteur le plaisir de lire une lettre prétendument envoyée par Archytas à Denys II dont la première phrase donne de Platon une image ambiguë tant il est désigné à la fois comme l’ami secouru et comme l’objet soumis d’une négociation entre égaux :
« Nous, tous les amis de Platon, t’avons envoyé Lamisque et Photidas avec pour mission de prendre livraison de notre homme aux termes de l’accord que nous avons conclu avec toi. » (22)
En somme, Platon dans le marchandage est presque devenu marchandise. Partir avec les prétentions d’un futur monarque et revenir dans les bagages d’un philosophe d’une secte ennemie, c’est donc le parcours peu enviable de Platon, revu et corrigé par Diogène.

jeudi 16 février 2006

Platon et la Sicile (2)

C’est la Passion de Platon selon Diogène que je vais vous raconter même si elle est plus courte que celle du Christ et finit par une résurrection plus intelligible.
Première station : il est livré à Pollis le Lacédémonien pour qu’il le vende comme esclave. Deuxième station : conduit à Egine, il est mis en vente. Troisième station : en vertu d’une loi condamnant à mort tout Athénien posant le pied sur le sol de l’île (c’est l’anti-hospitalité par excellence, d’autant plus que Platon est contraint de se rendre sur l’île), Charmandre (un inconnu) requiert contre lui la peine capitale.
Diogène donne alors deux versions de la commutation de sa peine :
« Quand quelqu’un eut fait remarquer, par manière de plaisanterie, que l’Athénien qui avait débarqué était un philosophe, les Eginètes relaxèrent Platon. » (III 19)
J’imagine que le quidam a pris le ton de la servante de Thrace quand elle se moquait de Thalès. Comme le sage était tombé dans le trou par inadvertance pour avoir eu les yeux fixés sur les astres, le philosophe, lui aussi dans la lune, se serait retrouvé sur l’île sans le vouloir. Ainsi Platon aurait sauvé sa peau parce qu’il n’aurait été qu’un philosophe.
La deuxième version lui attribue un plus beau rôle :
« Certains racontent que Platon fut conduit devant l’Assemblée et que là, gardant obstinément le silence, il attendit sans broncher la suite des événements. Les Éginètes décidèrent de le faire mettre en vente, comme si c’était un prisonnier de guerre. » (19)
Je pense alors aux premières lignes des Essais de Montaigne :
« La plus commune façon d’amollir les coeurs de ceux qu’on a offensez, lors qu’ayant la vengeance en main, ils nous tiennent à leur mercy, c’est de les esmouvoir par submission à commisération et à pitié. Toustefois le braverie, et la constance, moyens tous contraires, ont quelque fois servi à ce mesme effect. »
Je fais alors l’hypothèse que Platon, déguisé en stoïcien, illustre la deuxième tactique. Parcourant rapidement ce premier et très court chapitre du livre I, un heureux hasard me fait tomber sur un paragraphe que Montaigne consacre au premier responsable des malheurs de Platon, Denys I. On y apprend que si les Eginètes avaient eu le tempérament du tyran, Platon aurait filé un mauvais coton :
« Dyonysius le vieil, après des longueurs et difficultez extremes, ayant prins la ville de Rege, et en icelle le capitaine Phyton, grand homme de bien, qui l’avait si obstinéement defendue, voulut en tirer un tragique exemple de vengeance. Il lui dict premierement comment, le jour avant, il avait faict noyer son fils et tous ceux de sa parenté. A quoi Phyton respondit seulement, qu’ils en étaient d’un jour plus heureux que luy. Après, il le fit despouiller et saisir à des bourreaux et le trainer par la ville en le foitant très ignominieusement et cruellement, et en outre le chargeant de felonnes paroles et contumelieuses. Mais il eut le courage tousjours constant, sans se perdre ; et, d’un visage ferme, alloit au contraire ramentevant (rappelant) à haute voix l’honorable et glorieuse cause de sa mort, pour n’avoir voulu rendre son païs entre les mains d’un tyran ; le menaçant d’une prochaine punition des dieux. Dionysius, lisant dans les yeux de la commune de son armée qu’au lieu de s’animer des bravades de cet ennemi vaincu, au mespris de leur chef et de son triomphe, elle alloit s’amolissant par l’estonnement d’une si rare vertu et marchandait de se mutiner, estant à mesme d’arracher Phyton d’entre les mains de ses sergens, feit cesser ce martyre, et à cachettes l’envoya noyer en la mer. »
Certes ce Phyton par son héroïsme dépasse de loin Platon, dont le silence reste somme toute une désapprobation bien modeste. Cette résistance finalement plutôt ambiguë a la chance, si j'en crois donc Montaigne qui insiste sur l'incertitude foncière de ces réactions contradictoires, de ne pas exacerber les passions des Eginètes. Platon est encore servi par la fortune quand il croise le chemin d’un autre philosophe Annicéris de Cyrène * qui le sauve en l’achetant pour vingt ou trente mines (j’en conclus que Platon vaut jusqu’à cinq fois moins que les oeuvres de Philolaos qu’il avait fait acquérir par Dion, le beau-frère du tyran) et le renvoie chez lui. Décidément l’argent joue un rôle important dans ce récit : il apporte à Platon et la liberté et une philosophie ! En tout cas Annicéris rentre dans ses frais, remboursé qu’il est à la fois par les partisans athéniens de Platon et par Dion. Des premiers, il refuse l’argent et il convertit ce que lui envoie Dion en achetant à Platon « le petit jardin qui se trouve dans l’Académie. » (20)
Le happy end ne serait pas complet si les méchants n’étaient pas punis : le Spartiate Pollis est vaincu par Chabrias, un mercenaire au service d’Athènes et « plus tard il fut englouti dans la mer à Helikè, victime d’un châtiment divin, pour avoir ainsi traité ce philosophe. » (20) C’était normal, Platon descendant de Poséidon ! Quant au châtiment de Denys, il me paraît un peu faible car il se limite à de l’inquiétude et à la peur du qu’en-dira-t-on :
« Ayant appris ce qui s’était passé, il écrivit à Platon de ne pas dire du mal de lui. A quoi Platon répondit dans une lettre qu’il n’avait pas assez de loisir pour s’occuper de Denys. » (21)
A ce point, le récit de Diogène et celui de Platon se rejoignent : le premier fait faire au philosophe tout un long parcours douloureux pour le conduire à l’indifférence vis-à-vis du tyran. Le second ne mentionne même pas Denys I, tant son indifférence est immédiate. Au fond l’imagination n’ aura pas manqué à Diogène pour expliquer pourquoi Platon ne disait rien à propos de Denys.
Détachement forcé (Diogène) ou désintérêt spontané (Platon) ? Il faut, je le répète, faire confiance au premier concerné. En réalité c’est le rejeton du tyran qui intéressera le philosophe.
  • On sait maintenant que Diogène s’est trompé et a confondu ce brave Annicéris de Cyrène dont le seul mérite est d’avoir rendu Platon à la philosophe avec son homonyme, le philosophe cyrénaïque.

mercredi 15 février 2006

Platon et la Sicile (1)

Dans l’édition de la Pléiade (1950) figurent treize lettres attribuées à Platon. Aujourd’hui il est certain qu’onze d’entre elles sont fausses. Restent la septième et la huitième dont on ne peut déterminer ni la fausseté ni l’authenticité. L’éminente Monique Dixsaut se référant néanmoins à la lettre VII pour clarifier la position de Platon sur l’écriture (Platon p.18), j’emprunterai sa voie pour déterminer ce que Platon est allé faire en Sicile. C’est en effet par rapport à ce récit originaire que j’apprécierai la version qu’en donne Diogène Laërce.
Platon aurait eu à peu près 40 ans quand il est allé pour la première fois en Sicile, précisément à Syracuse, à la cour du tyran Denys I. S’il ne donne pas les raisons de son voyage, il a néanmoins présenté auparavant de manière circonstanciée les déceptions qu’a causées en lui l’histoire récente d’Athènes, la dernière en date étant le procès et l’exécution de Socrate. Son expérience politique le conduit alors à penser que « le genre humain ne mettra pas fin à ses maux avant que la race de ceux qui, dans la rectitude et la vérité, s’adonnent à la philosophie n’ait accédé à l’autorité politique ou que ceux qui sont au pouvoir dans les cités ne s’adonnent véritablement à la philosophie, en vertu de quelque dispensation divine. » (326 ab trad. de Luc Brisson)
Arrivé à Syracuse, il découvre un mode de vie qui n’a rien de philosophique :
« Une fois sur place, cette vie qui là-bas encore était dite heureuse, parce que remplie de ces tables servies à la mode d’Italie et de Syracuse, ne me plut nullement sous aucun rapport : vivre en s’empiffrant deux fois par jour et ne jamais se trouver au lit seul la nuit, sans compter toutes les pratiques qu’entraîne ce genre de vie, voilà, en effet, des moeurs qui ne permettront jamais à aucun homme au monde, qui les aurait pratiquées depuis l’enfance, de devenir sage – il n’est pas de nature exceptionnelle où l’on trouve ce mélange – et encore moins de devenir un jour tempérant. » (326 bc)
Lors de ce premier séjour, Platon convertit néanmoins à la philosophie Dion d’environ 21 ans, frère d’Aristomaque, l’épouse de Denys I.
Voilà pour l’essentiel. Lisons maintenant le récit qu’en fait Diogène, sachez tout de suite qu’il est romanesque et mouvementé !
On apprend d’abord que c’est en touriste géographe que Platon va en Sicile :
« La première fois, ce fut pour voir l’île et ses cratères. » (III, 18)
Alors que Platon ne mentionne même pas Denys I dans le récit de son premier voyage, Diogène fait jouer à ce dernier un rôle adéquat à sa fonction politique :
« Et, à cette occasion, Denys, fils d’Hermocrate, qui était tyran, força Platon à entrer en rapport avec lui. Mais quand, au cours d’une conversation sur la tyrannie, Platon soutint que ne pouvait être considéré comme le bien suprême ce qui était dans l’intérêt du seul tyran (c’est même un euphémisme : dans la typologie platonicienne des régimes politiques, Platon place la tyrannie en dernière position), à moins que ce dernier ne se distinguât par la vertu (mais tyran vertueux, c’est cercle carré !), il offensa Denys. En colère, Denys lança en effet : « Tu parles comme un petit vieux », et Platon rétorqua : « Et toi, comme un tyranneau. » (Le ton montait moins entre les deux interlocuteurs quand c’était Genaille qui traduisait : « « Tu me tiens des discours de vieillard ! » — « Et toi des discours de tyran », répliqua Platon. » Mais je dois reconnaître que « petit vieux » est une trouvaille, qui pourrait sortir en plus de la bouche d’un de nos « jeunistes »). Cette réplique mit en fureur le tyran qui dans un premier temps entreprit de faire périr Platon. Par suite de l’intercession de Dion (bien qu’imaginaire, ce rôle est en revanche tout à fait vraisemblable) et d’Aristomène (personnage inconnu : Luc Brisson fait l’hypothèse qu’un copiste a peut-être mal écrit le nom d’Aristomaque), Denys ne mit pas son projet à exécution. » (18-19)
Ouf, mais les malheurs de Platon ne font que commencer...

mardi 14 février 2006

Le livre noir de Platon.

A en croire Diogène Laërce, Platon aurait été un éclectique :
« Il fit une synthèse des doctrines d’Héraclite, de Pythagore et de Socrate. Pour le sensible, c’est selon Héraclite qu’il philosophait, pour l’intelligible, selon Pythagore, et pour la politique, selon Socrate. » (III, 8)
Certes Aristote dans la Métaphysique (A 6) rattachait déjà Platon à ces trois philosophes mais il n’en réduisait pas pour autant le platonisme à n’être qu’un ensemble de parties empruntées à d’autres :
« Après les philosophies dont nous venons de parler, survint la théorie de Platon, en accord le plus souvent avec celle des Pythagoriciens, mais qui a aussi ses caractères propres, bien à part de la philosophie de l’Ecole Italique. » (987 a 30)
A coup sûr philosopher selon Pythagore ne signifie pas nécessairement le recopier, il aurait suffi pour cela que la réflexion personnelle conduise Platon sur les mêmes voies. Mais Diogène dans les lignes qui suivent lève le doute :
« Certains, dont Satyros, racontent que Platon écrivit à Dion en Sicile pour lui demander d’acheter à Philolaos (disciple de Pythagore) trois livres concernant la doctrine de Pythagore, pour 100 mines. En effet, Platon était, dit-on, dans l’aisance, puisqu’il avait reçu de Denys plus de 80 talents ; c’est ce que dit Onétor dans son ouvrage intitulé Le sage peut-il s’occuper d’affaires d’argent ? » (9)
On dira que Diogène se contente de rapporter les dires d’autrui, il n’en reste pas moins que la description est accablante. On peut la résumer à deux chefs d’accusation : d’abord Platon accepte une faramineuse somme d’argent de la part du tyran de Syracuse (en partant du fait qu’une drachme équivalait au salaire moyen quotidien d’un ouvrier qualifié et qu’un talent valait 6000 drachmes, soit 4 ans de travail de ce même ouvrier, 80 talents représentaient donc le salaire global de 8 ouvriers travaillant chacun 40 ans !), ensuite il se sert de ce pactole pour acheter à prix d’or (10000 drachmes !) de précieux originaux afin de les plagier.
Dans la biographie qu’il consacre au livre VIII à Philolaos, Diogène donne une autre version de cette acquisition :
« (Philolaos) a écrit un seul livre ; c’est ce livre que, selon Hermippe rapportant un auteur, Platon le philosophe, venu en Sicile rendre visite à Denys, avait acheté à des proches de Philolaos, pour quarante mines alexandrines d’argent (à peu près deux fois moins cher donc que dans la première version), et c’est de là qu’il avait transcrit le Timée. D’autres disent que Platon l’aurait reçu pour avoir obtenu de Denys l’élargissement d’un jeune homme, disciple de Philolaos. » (85 trad. de Luc Brisson, qui pour sa part dans une note n’exclut pas que l’anecdote soit vraie)
Sur ce sujet, Alexis Philonenko écrit dans ses Leçons platoniciennes (1997): "Une tradition assez répandue dans l'Antiquité veut que Platon, lors de sa rencontre avec les milieux pythagoriciens, se soit procuré avec de l'or, ou par quelque autre moyen, les écrits secrets soit de Pythagore soit de Philolaüs, lequel serait plagié dans le Timée. C'est bien évidemment une fable - ou bien imaginée par les post-pythagoriciens pour annexer le platonisme - ou bien imaginée par les platoniciens pour faire bénéficier les doctrines du maître du prestige qui s'attachait aux mystères du pythagorisme" (p.23).
A vrai dire, je préfère ce Platon lecteur des philosophes qui l’ont précédé au Platon mythique qui aurait tiré sa doctrine de rien, sinon de l’écoute attentive et éblouie de Socrate (à ce propos, Philonenko écrit dans le même ouvrage en se référant autant à Socrate qu'à Platon: " De tels génies ont bien un milieu, ils n'ont point d'origines; bien que ce soit stylistiquement une chose affreuse, j'aimerais dire qu'ils sont causa sui").
Il est clair cependant que Diogène Laërce ne veut pas faire comprendre qu’on ne naît pas Platon mais qu’on le devient par assomption d’un héritage. En effet avec une lourdeur qui ne lui est pas habituelle, Diogène va s’acharner à mettre en évidence que Platon a « pompé » Epicharme. Le lecteur est d’autant plus surpris que cet Épicharme est présenté comme poète comique. Pourtant Platon ne lui aurait repris rien moins que sa distinction fondamentale entre le monde sensible (accessible à la perception) et le monde intelligible (conçu exclusivement par la raison). Est-ce pour enfoncer le clou ? Diogène en tout cas ne se contente pas d’indiquer sa source, comme il le fait très probement à chaque fois, mais il en recopie un extrait de cinq longues pages où l’auteur Alcimos, disciple de Stilpon, dresse un véritable procès-verbal ravageur en faisant suivre des quasi citations platoniciennes de textes écrits par Epicharme lui-même. Le titre de l’ouvrage dont Diogène tire ce long passage, Contre Amyntas, met en évidence qu’il s’agit sans doute d’un règlement de comptes entre disciples de sectes ennemies, Amyntas étant vraisemblablement un mathématicien élève de Platon. Je relève que les textes attribués à Épicharme sont en partie des dialogues, ce qui n’empêchera pas Diogène d’écrire quelques pages plus loin :
« Platon fut le premier à produire un discours par questions et par réponses, comme l’affirme Favorinus au livre VIII de son Histoire Variée. » (24).
Je ne parviens pas non plus à comprendre que ces dialogues si théoriques (certains pourraient être effectivement tirés de Platon !) soient attribuables à un auteur comique. Ceci dit, j’y trouve un passage qui a une étrange ressemblance avec un texte de Xénophane transmis par Clément d’Alexandrie. Qu’on en juge :
Epicharme :
« Il n’y a rien d’étonnant au fait que nous parlions ainsi, que nous nous plaisions et que nous paraissions avoir fière allure ; pour le chien aussi, le chien paraît être ce qu’il y a de plus beau, pour le boeuf, le boeuf, pour l’âne, l’âne est ce qu’il y a de plus beau, pour le cochon, le cochon sans aucun doute. » (16)
Xénophane (qui semble prolonger la dénonciation de l’anthropocentrisme en en tirant les conséquences) :
« Cependant si les boeufs, (les chevaux) et les lions Avaient aussi des mains, et si avec ces mains Ils savaient dessiner, et savaient modeler Les oeuvres qu’avec art, seuls les hommes façonnent, Les chevaux forgeraient des dieux chevalins, Et les boeufs donneraient aux dieux forme bovine : Chacun dessinerait pour son dieu l’apparence Imitant la démarche et le corps de chacun. » (Stromates, V, 110)
Épicharme et Xénophane eurent en tout cas un point en commun: l’accent mis sur l’anthropomorphisme ne les a pas conduits au scepticisme. Ils l’ont seulement identifié à un obstacle à la compréhension par les hommes de l’Eternel. Ce faisant, Epicharme aurait eu conscience de libérer ainsi la voie pour un futur disciple. Laissons parler le génie conscient d’être un jour imité :
« Comme je le crois, car je tiens cela pour certain, On se souviendra de ces vers, plus tard. Quelqu’un les prendra, dénouera le mètre qui est maintenant le leur, Leur donnera un vêtement de pourpre et les fera scintiller avec de beaux mots. Difficile à vaincre, cet homme fera apparaître les autres comme des adversaires faciles à vaincre. » (17)
Ainsi Platon non seulement n’aurait fait qu’habiller les pensées d’Épicharme mais, pire , son ingéniosité aurait été prédite par celui-là même qu’elle éclipse !
Et comme si Platon n’avait pas eu son compte, Diogène Laërce assène le dernier coup :
« Platon fut aussi, paraît-il, le premier à faire venir à Athènes les livres comportant les oeuvres de Sophron, l’auteur de mimes, qu’on avait jusque-là négligées, et à s’inspirer des personnages inventés par cet auteur ; et ces livres on les trouva sous son oreiller. » (18)

dimanche 12 février 2006

Platon, rien de plus qu'une cigale ?

J’ai été habitué à penser que Platon avait fondé l’Académie. D’ailleurs le titre donné par le traducteur (ou l’éditeur) au passage de Diogène Laërce qui s’y réfère me renforce dans ma certitude, en effet il est écrit :
« Retour à Athènes et fondation de l’Académie »
Mais je lis :
« De retour à Athènes, il enseigna à l’Académie. C’est un gymnase hors les murs, planté d’arbres et qui tient son nom d’un héros, Hécadémos, comme le dit Eupolis (poète comique contemporain et rival d'Aristophane) dans Ceux qui n’ont jamais porté les armes : Dans les allées ombragées du divin Hécadémos. » (III, 7)
J’ai alors l’impression inattendue que ce n’est pas Platon qui a rendu célèbre le lieu mais plutôt l’inverse. Et cela d’autant plus que Diogène fait suivre le passage de trois vers de Timon, le sceptique moqueur, qui ne sont guère en faveur de Platon :
« Le plus large de tous (encore un jeu de mots sur son nom) marchait devant ; c’était un beau parleur à la langue mielleuse, image des cigales qui, perchées dans l’arbre d’Hécadémos, font entendre des chants doux comme des lys. »
Ainsi ce qui sort de la bouche de Platon ne fait donc qu’imiter ce qu’on entendait depuis toujours à cet endroit. Ce ne sont pas des paroles de vérité mais des sons charmants et enjôleurs. Aussi suis-je un peu dubitatif par rapport à la note où Luc Brisson met en relation cette référence aux cigales avec le Phèdre de Platon. Dans les premières pages du dialogue, Socrate vante en effet les charmes du lieu champêtre où Phèdre l’a conduit pour lui rapporter un discours fameux de Lysias :
« Me permets-tu d’ajouter encore à quel point me séduit l’extrême agrément du bon air qu’on a ici ? L’été accompagne de sa claire mélodie le choeur des cigales. Mais ce qui est surtout le plus exquis, c’est ce gazon, parce qu’avec la douceur naturelle de sa pente il se prête, une fois qu’on s’est étendu, à avoir la tête magnifiquement bien posée ! » (230 c trad. de Léon Robin)
A mes yeux, ces cigales-là ne font que constituer l’arrière-plan délicieux d’un échange philosophique ; en revanche, dans la poésie de Timon, leur chant est le modèle de la mélodie platonicienne.
Comme si toutes ces lignes n’avaient pas suffi à donner momentanément à Platon un second rôle, Diogène Laërce rajoute une considération étymologique portant sur le lieu en question :
« Auparavant en effet, le nom de cet endroit était Hécadémia avec Hé. »
Platon n’est donc qu’un personnage dans un décor plus important que lui et qui ne l’a pas attendu pour être majestueux et séduisant. Qu’on compare avec la version donnée par Léon Robin dans le livre qu’il consacre en 1935 à Platon. Il vient d’évoquer la fin malheureuse de « la première aventure sicilienne de Platon » :
« Le résultat ne semble pourtant pas avoir affaibli, ni l’énergie de sa vocation d’éducateur, ni la conscience qu’il a de sa mission régénératrice : il sera le guide de la jeunesse, il la préparera par la science et la philosophie au rôle politique qui, plus tard, sera le sien. C’est alors qu’il aurait établi le lieu de son enseignement dans un gymnase que, du nom déformé d’un vieux héros athénien (c'est lui qui cette fois passe à l'arrière-plan !), patron de tout le site, on appelait Académie. Puis il achète un parc contigu au gymnase, afin d’y élever les logements des élèves. » (p.8 coll. Les grands penseurs P.U.F.)
Platon en bâtisseur, c’est tout de même plus conforme à l’idée qu’on se fait du fondateur de la philosophie ! Jules Chaix-Ruy en 1966 dans La pensée de Platon (Bordas) lui donne un rôle franchement moins actif mais il reste décrit très élogieusement en héros du Bien qui vient d’être martyrisé par le tyran de Syracuse :
« Libéré, Platon rejoint Athènes, est reçu par des parents, des amis qui ne comptaient plus le revoir (Greuze aurait pu peindre une telle scène : Le retour de Platon) L’aidèrent-ils à acheter ce terrain, à l’orée de la ville, près du Gymnase ? Un bois d’oliviers y apportait lumière et fraîcheur ; une rivière, un ruisseau plutôt, murmurait près des douze oliviers noueux consacrés à Athéna. Jadis, sur les bords d’un ruisselet semblable – l’Illisos – Socrate n’avait pas eu à quitter ses sandales. L’accueillant abri d’un platane aux branches très hautes lui avait permis de converser librement avec Phèdre : ce sont de semblables dialogues qui vont se nouer à l’Académie, des dialogues sur la vertu, sur la sagesse et les moyens d’en approcher, sur la justice – reflétant des entretiens libres sur lesquels ne pesait aucune contrainte, ni le poids d’un enseignement didactique. » (p.46)
Le ton est ici clairement hagiographique ; si les cigales avaient chanté, c’aurait été pour accueillir le héros fatigué par son vain combat contre le mal. Pour conclure, je ne résiste pas à la tentation de présenter la version donnée par Pierre Larousse dans le premier volume de son Dictionnaire (1866) :
« L’Académie était située sur les bords du Céphise aux portes d’Athènes. Platon, qui possédait une maison de campagne dans les environs, y venait chaque jour expliquer sa doctrine à ses disciples. » (p.42)
Autrement dit, Platon, le gentleman-farmer, dogmatique pédagogue: Larousse n'a pas entendu parler des entretiens libres, il ne pense qu'en termes d'enseignement didactique !

Commentaires

1. Le samedi 18 février 2006, 22:26 par jean centini
À propos des cigales et de Platon, que pensez-vous de cette belle histoire - de ce mythe - que Platon met dans la bouche de Socrate (Phèdre, 258e-259d) ?
Les ancêtres des cigales sont des humains qui ont voué entièrement leur vie au chant et aux vocalises, au point d'en oublier le boire et le manger. Ils sont ainsi morts en chantant, sans s'en rendre compte. Les cigales sont leur descendance. C'est pour cela qu'elles se consacrent jusqu'au trépas au seul bonheur de chanter. Puis elles vont trouver les Muses et leur rapportent qui, parmi les humains, les honore ici bas.

2. Le dimanche 19 février 2006, 08:29 par philalethe
Merci de rappeler ce mythe que je regrette ne pas avoir intégré à mon billet mais grâce à vous le mal est réparé.

mercredi 8 février 2006

Socrate, mis à sa place ?

A l’école, qui dit Socrate, dit Platon ; dans le même esprit, on est porté à croire que Platon n’a fait au fond que d’abord socratiser pour ensuite platoniser. A partir de là, un des problèmes est de distinguer, dans l’ensemble de ses dialogues, ceux qui reflètent la pensée du maître et les autres où Socrate est devenu le porte-parole des pensées du disciple.
La lecture de Diogène Laërce éloigne, elle, clairement Platon de Socrate.
D’abord parce qu’il donne l’identité du premier maître : même si Denys n’a rien d’un philosophe, il lui apprend à lire et à écrire (II, 4). Diogène, à cette occasion, renvoie aux Rivaux. Ce dialogue, d’auteur inconnu et longtemps attribué par erreur à Platon, commence par l’évocation de ce premier professeur. C’est Socrate qui parle :
« Je pénétrai dans la maison de Denys le grammatiste, et là je vis, en compagnie de ceux qui les aimaient, les représentants de la jeunesse qui passaient pour les plus qualifiés, tant par la beauté de leurs formes que par l’illustration de leurs pères. » (132 a trad. de Léon Robin)
Ensuite, parce que Platon ne passe pas de Denys à Socrate mais entre d'abord dans la mouvance héraclitéenne.
Certes la rencontre avec Socrate ne manque tout de même pas de panache :
« Un peu plus tard cependant, alors qu’il allait participer à un concours de tragédie, il décida, parce qu’il avait entendu Socrate devant le théâtre de Dionysos (ou avant les Dyonisies) et qu’il lui avait prêté l’oreille, de jeter ses poèmes au feu, en disant : Hephaistos, viens ici ; oui, Platon a besoin de toi ( ce qui est l'adaptation d'un vers de l'Iliade)» (4)
Cette conversion, pour spectaculaire, qu’elle soit, reste tout de même dans l’ordre des choses, tant les dialogues de Platon ont mis clairement en garde contre un usage littéraire de la langue, toujours trompeur et dissocié de la détermination précise des essences. On n’est donc pas surpris de lire que Platon, avant d’être Platon, se laissait aller à la littérature, écrivant « des poèmes, d’abord des dithyrambes, puis des vers lyriques et des tragédies » Résumons : Platon pratiquant l’autodafé de ses premières oeuvres littéraires, c’est carrément une thèse platonicienne mise en images. Pas de doute, c’était du Platon que débitait Socrate devant le théâtre de Dyonisos. Luc Brisson est d’ailleurs très clair dans son introduction au livre III: une des recettes de Diogène Laërce est « l’interprétation biographique de passages de Platon. » (p.372). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ces Vies sont si intéressantes et si significatives. Elles n’ont pas la contingence insignifiante des nôtres, elles incarnent des positions. On en a ici un exemple clair.
Revenons à Socrate : Platon devient donc à 20 ans son disciple, c’est l’image d’Epinal par excellence. En revanche, ce qui vaut son pesant d’or, ce sont ces quatre lignes que Diogène Laërce écrit une vingtaine de pages plus loin, revenant alors subitement à Socrate :
« On raconte encore que Socrate, qui venait d’entendre Platon donner lecture du Lysis, s’écria : « Par Héraclès, que de faussetés dit sur moi ce jeune homme. » De fait, Platon a consigné par écrit un nombre non négligeable de choses que Socrate n’a pas dites. » (35)
Certes on sait que Platon mûrissant fait parler Socrate à sa guise mais le piquant ici est de le voir trahir le maître alors qu’il n’est qu’un très jeune disciple. D’où l’image non plus d’un ex-élève qui se libère et s’émancipe de la tutelle de son professeur, mais celle, pas élogieuse du tout, d’un mauvais élève qui n’a pas compris ce que le maître disait, tout en s’imaginant l’avoir assimilé !
Reste à déterminer ce qui arrive à Platon après la mort de Socrate, car c’est alors qu’on voit l’enseignement de Socrate comme un enseignement parmi d’autres, noyé presque dans la foule des influences qui s’exercent sur Platon. Voici en effet la liste des maîtres qui ont succédé à Socrate : a) Cratyle l’Héraclitéen (retour à ses anciennes amours philosophiques ?) b) Hermogène, disciple, lui, de Parménide c) Euclide de Mégare d) Théodore le Mathématicien e) Philolaos et Eurytos, pythagoriciens f) les prêtres du haut clergé égyptien
Et « Platon décida alors d’aller rencontrer les Mages, mais il en fut empêché par les guerres qui faisaient rage en Asie » (II, 7) C’est finalement contraint par les circonstances que « de retour à Athènes, il enseigna à l’Académie »
Diogène a sans doute transformé en rencontres réelles ce qui était de l’ordre de l’influence intellectuelle. Mais peu importe, quelle différence il y a entre cette succession désordonnée de références contradictoires et l’image du parfait parcours initiatique que donne Diotime dans le Banquet !
Voilà donc à peu près tout ce que Diogène raconte à propos de la relation entre Socrate et Platon. Je fais l’hypothèse que, malgré le peu de valeur historique qu’a le récit de cette vie, la place accordée par Diogène à Socrate, celui qui, dans la mythologie philosophique, est le Maître par excellence, est plus proche de celle de nos maîtres réels. Certes ils nous ont marqué mais leur empreinte est, au fil des ans, recouverte par celles de tant d’autres...

mardi 7 février 2006

Aristoclès, dit Platon.

Avant de lire Diogène Laërce, je donnais au nom de Platon le même statut qu’à d’autres noms propres de la philosophie, comme Descartes, Kant, Hegel par exemple, tous ces mots collant parfaitement à la peau, si je puis dire, des philosophes qu’ils désignaient. Laërce m’avait certes déjà un peu étonné quand il m’avait appris que Platon n’était peut-être pas né à Athènes mais à Égine, d’un père colon. Il n’en était pas moins vrai que Platon, pour être né ailleurs qu’à Athènes, restait toujours Platon. En revanche, quand Diogène me fait voir « Platon » comme le possible surnom d’un certain Aristoclès, petit-fils d’un autre Aristoclès, père d’Ariston, c’est un peu comme si subitement je découvrais que ce que je prenais pour un visage de chair n’est qu’un masque de peau. Platon, en se dédoublant, me semble devenir un quidam jouant à Platon ! Mais pourquoi aurait-on appelé Aristoclès Platon ? Diogène donne trois explications, l’une tenue pour certaine et tirée des Successions d’ Alexandre de Milet, dit, lui, Polyhistor, et les deux autres présentées comme conjecturales, toutes ayant en commun de ne pas attribuer à Aristoclès lui-même l’idée de se faire appeler Platon. Le vrai responsable serait Ariston, non pas son père, mais le lutteur d’Argos qui l’exerce aux exercices physiques :
« C’est celui-ci qui lui changea son nom en « Platon » à cause de sa constitution robuste (« platos » désignant en grec la largeur d’un objet massif ) (II, 4)
C’est amusant d’imaginer que Platon, le fervent défenseur de la supériorité de l’esprit sur le corps, doive son surnom à sa corpulence. Ce serait donc à Aristoclès, dit le Massif, qu’on devrait le Phédon où est défendue la thèse que philosopher, c’est apprendre à mourir, ce qui veut dire s’entraîner de son vivant à se défaire des liens de l’esprit avec le corps.
La deuxième conjecture que Diogène Laërce évoque pour rendre compte de l’origine du mot va dans la même direction mais est pour nous beaucoup plus orthodoxe tant on est accoutumé à identifier à l’intelligence la partie du corps cette fois concernée : en effet, selon Néanthe de Cysique, c’est la largeur de son front qui aurait valu à Aristoclès le surnom de Platon. Il n’y a en effet rien de contradictoire à attribuer à Aristoclès au grand front des visées ascétiques.
Cependant c’est la première conjecture, anonyme, elle, qui clairement spiritualise le surnom en l’associant à l’ampleur du style d’Aristoclès. Ainsi Platon, bien que ne l’ayant pas choisi, aurait pleinement mérité de s’appeler Platon, tant on choisit un style, à la différence d’un corps ou d’un front !
Que « Platon » ait été nom ou surnom, le mot prêtait à jeu de mots. Timon le sceptique qui utilisa ses talents d’écrivain pour ridiculiser par calembours interposés les dogmatiques et parmi eux Platon ne s’est pas fait faute de jouer sur le mot mais j’ai eu le regret d’apprendre par une note de Luc Brisson que l’astuce en question est strictement intraduisible. J’ai alors eu recours à la traduction, fort ancienne (1933), de Robert Genaille et cela donne :
« Comme Platon plaçait de plastiques paroles ».
Certes, par moments, l’intraduisible a du bon.

lundi 6 février 2006

Platon, frère d' Asclépios ?

Dès les premières lignes du livre III des Vies et doctrines des philosophes illustres consacré tout entier au plus connu des disciples de Socrate, Diogène Laërce donne à Platon une ascendance prestigieuse. Qu’on ne croie pas pour autant que mon cher compilateur s’apprête à écrire un impeccable panégyrique ! Il donnera aussi leur part aux moqueries dont Platon aurait été la cible. Mais je n’en suis pas là ...
Platon est donc non seulement issu d’un sage mais de plusieurs dieux.
Du frère de Solon dont il descend par sa mère en ligne directe, il est séparé par cinq générations. Et comme Solon a pour ascendant Poséidon, Platon a déjà un premier lien avec le divin.
Ceci, Diogène le rapporte comme un fait. En revanche, comme il introduit la suite par « on raconte aussi que... », je la prends avec plus de pincettes. Je veux dire par là que Diogène m’apparaît alors comme un narrateur qui affirme qu’on affirme, ce qui ne signifie d’ailleurs pas du tout que quand Diogène affirme, je crois ce qu’il dit. Faut-il le répéter ? En le lisant, on prend juste connaissance du savoir dont il disposait. Donc, avec peut-être un peu de distance ou aucune (nulle note savante ici pour me permettre de trancher), Diogène m’apprend que c’est aussi le père de Platon, Ariston, qui descend de Poséidon, via Codros, le dernier roi d’Athènes (ancêtre dont s’honorait tout autant le tyran Pisistrate).
Ce qui vient ensuite est bien plus étonnant encore. Diogène rapporte « une histoire qui courait à Athènes » (III, 2) mais une des trois sources dont il dit qu’elles mentionnent cette rumeur est si proche de Platon que le bruit en question devient un peu plus que du vent. Il s’agit en effet du Banquet funéraire de Platon, texte écrit par Speusippe, à la fois neveu, exécuteur testamentaire et successeur de Platon. Voici donc cette étrange anecdote :
« Ariston voulut forcer l’hymen de Périctioné (c’est donc elle qui transmettra au philosophe un peu du sang de Solon), qui était dans la fleur de l’âge, mais il n’y parvint pas ; quand il eut mis un terme à ses tentatives, il vit Apollon lui apparaître. A partir de ce moment, il s’abstint de consommer le mariage jusqu’à ce que Périctioné eût accouché. » (ibid.) (cf infra note 1)
Luc Brisson m’apprend dans une note que certains ont identifié l’apparition d’Apollon à une image onirique, ce qu’il met en doute sans, semble-t-il, pouvoir l’écarter (« l’expression idein opsin n’implique pas qu’il s’agit d’un rêve, comme l’ont compris certains traducteurs »). Mais, vue la phrase suivante, j’oserais dire que la rumeur en question faisait donc naître Platon des amours d’Apollon et d’une vierge impénétrable.
Puis, comme s’il n’avait pas de mémoire, Diogène Laërce, sans ciller, informe de la date de naissance du philosophe :
« Platon est né, comme le rapporte Apollodore dans sa Chronique, au cours de la quatre-vingt huitième Olympiade, le septième jour du mois de Thargélion, le jour où les gens de Délos disent qu’est né Apollon (c’est moi qui souligne). »
Quelques pages plus loin, décidément imperturbable :
« On raconte que Socrate fit un rêve. Il avait sur ses genoux le petit d’un cygne, qui en un instant se couvrit de plumes et s’envola en émettant des sons agréables. Le lendemain Platon lui fut présenté, et Socrate déclara que l’oiseau, c’était Platon. » (4)
Or le cygne est le symbole d’Apollon ! Ceci dit, je savais, pour avoir lu le début du Criton que Socrate identifiait ces songes à des prémonitions. Reste une belle histoire de maître assez lucide pour voir immédiatement dans le jeune disciple celui qui sans le remplacer atténuera sa grandeur.
Puis plus un mot sur la relation de Platon avec le dieu d’Olympie, mais à la fin, alors qu’il présente « les épigrammes qui furent inscrites sur son tombeau » (43), Diogène, de manière un peu incohérente, en insère une composée par lui-même :
« Et comment Phoibos (Apollon), s’il n’avait en Grèce donné le jour à Platon, pourrait-il guérir les âmes des hommes par les lettres ? En effet, tout comme Asclépios qui est son rejeton guérit notre corps, de même c’est l’âme immortelle que guérit Platon. » (44)
Epigramme qu’il fait suivre d’une autre, censée évoquer « de quelle manière il mourut », mais dont les deux premiers vers sont lourdement redondants :
« Phoibos engendra pour les mortels Asclépios et Platon, ce dernier pour la santé de l’âme, le premier pour celle de leur corps (...) » (ibid.)
Malgré son apparente distance par rapport à la légende, Diogène, qu’il en ait eu conscience ou non, a tout fait pour la colporter...
(1) Voici la même histoire racontée par Montaigne:
"Comme s'il ne suffisoit pas, que par double estoc Platon fust originellement descendu des Dieux, et avoir pour autheur commun de sa race, Neptune : il estoit tenu pour certain à Athenes, qu'Ariston ayant voulu jouïr de la belle Perictyone, n'avoit sçeu. Et fut adverti en songe par le dieu Apollo, de la laisser impollue et intacte, jusques à ce qu'elle fust accouchée. C'estoient le pere et mere de Platon. Combien y a il és histoires, de pareils cocuages, procurez par les Dieux, contre les pauvres humains ? et des maris injurieusement descriez en faveur des enfants ?" (Essais II XII)

Commentaires

1. Le lundi 6 février 2006, 04:58 par AB
Je trouve vos chroniques extrêmement intéressantes. Merci.

AB

vendredi 3 février 2006

Un roi sans divertissement peut être un homme heureux.

" Le sage ne s'occupera pas de politique."
C'est, d'après Diogène Laërce, ce qu'aurait écrit Épicure dans le premier livre de son ouvrage perdu, intitulé Sur la manière de vivre. Pourtant ce même Épicure n'affirme-t-il pas dans la sixième Maxime Capitale que " pour s'assurer la sécurité du côté des hommes, le bien du pouvoir et de la royauté est un bien selon la nature, pour autant qu'à partir d'eux on puisse se la procurer" ?
La quatorzième maxime complète :
" Si la sécurité du côté des hommes existe jusqu'à un certain point grâce à la puissance solidement assise et à la richesse, la sécurité la plus pure naît de la vie tranquille et à l'écart de la foule".
Il semble donc qu'Épicure a fait une différence entre avoir des ambitions politiques et jouir d'une position politique. Certes vouloir le pouvoir condamne au souci et à l'inquiétude liés aux combats des rivaux ; cependant le posséder une fois pour toutes (et non pour un temps limité...) rend possible - mais seulement possible - la vie à l'abri des ennuis. N'est-ce pas l'inverse du roi pascalien trouvant son plaisir dans la multiplication sans fin des divertissements que sont autant les guerres de conquête que les bals de la cour ?
Ce roi à la manière d'Épicure, je le conçois en effet non pas entouré de flatteurs ou d'intrigants, mais d'amis avec qui il ne parlerait jamais politique mais méditerait à l'envi sur les vérités fondamentales qui orientent leur existence. Les affaires de son royaume seraient réglées pas des ministres qui n'auraient pas à lui rendre des comptes et qu'il n'aurait pas à surveiller. On dira que ce roi, ne faisant que jouir d'une solitude meublée d'amitiés et née de sa puissance, perdra vite ce pouvoir sur lequel il ne prend pas soin de veiller directement. C'est peut-être ce qui conduit Épicure à soutenir que la sécurité la plus pure, c'est-à-dire purifiée de toute crainte de la perdre à l'avenir, s'obtient quand c'est la communauté des amis, entendons par là, des épicuriens, et non la position politique qui assure qu'on est à l'abri de la folie et de la méchanceté des hommes. Une chose est certaine en tout cas : on ne vit pas en sécurité tout seul.
Apparemment donc, le pouvoir politique est seulement pensé dans sa relation avec le salut de l'individu ; s'il était un moyen incontestable de vivre heureux, il faudrait le détenir ; comme il peut mettre à l'abri de certaines souffrances, il n'est pas interdit d'en jouir.
Comme on est loin de Platon, voyant dans le pouvoir politique le pire et le meilleur ! Le pire, si les passions particulières le poussent à exécuter légalement des Socrate, le meilleur si l'homme qui l'exerce est sorti de la caverne et connaît la Justice.
Bien sûr, aujourd'hui, on se méfie à juste titre d'une politique prétendument éclairée qui gouverne au nom du Bien une masse soumise.
Mais faut-il passer de l'apologie dangereuse du roi-philosophe au retrait pantouflard de l'indifférent ? N'y a-t-il pas dans les textes épicuriens de quoi redorer le blason de la politique sans pour autant se faire des illusions sur elle ?

Ménédème d' Érétrie ou l'espace pédagogique.

“ Il n’aimait pas se fatiguer, dit-on, et l’état de son école le laissait indifférent ; en tout cas, il n’était pas possible de voir chez lui un ordre quelconque, les bancs n’étaient pas non plus disposés en cercle, mais chacun écoutait de l’endroit où il se trouvait, qu’il ait été en train de marcher ou qu’il ait été assis, et Ménédème se comportait de même. » (II 131)
Ménédème d’Erétrie aurait donc été non seulement anxieux et superstitieux mais aussi paresseux. A dire vrai sa nonchalance fait bien les choses. Sous l’apparence du désordre et de la négligence, c’est le socratisme fait salle de classe. Le maître et ses disciples occupant n’importe quelle position dans n’importe quelle partie de l’école, chacun écoutant quiconque, c’est un mode d’enseignement à l’image de ce philosophe qui ne veut pas écrire pour ne pas se fixer sur une doctrine quelconque. Tout se passe comme si, à l’intérieur de l’institution, Ménédème, par son laisser-aller déréglant, recréait l’espace de la rue athénienne où Socrate, hostile aux sophistes donneurs de leçons, parlait au hasard des rencontres. Je n’oublie pas en effet ce que Diogène Laërce m’a appris dès les premières lignes : que le père de Ménédème avait transmis à son fils ses deux métiers, architecte et décorateur de théâtre (125). Et puis un hôte qui met en scène ses banquets de manière si étudiée ne peut laisser le hasard de son tempérament faire la loi. Comme le maître lointain, Socrate, faisait l’ignorant pour engendrer le savoir dans l’esprit de l’interlocuteur, Ménédème fait le désordonné pour produire l’ordre des pensées. Certes la marche philosophique a été pratiquée par Protagoras avec une bande de disciples dans son sillage (note du 02-04-05). Je pense aussi à Zénon qui, lui, marchait peut-être pour éviter l’attroupement des badauds importuns et ainsi préserver l’esotérisme de sa parole. Mais la marche de Ménédème ne ressemble pas à ces déambulations sophistiques ou stoïciennes. Se mouvant de temps à autre dans un espace clos, il ne montre pas la direction à qui s’attache à le suivre. Il illustre à sa manière très concrète l’idée qu’il ne se situe nulle part et que plutôt de s’installer autour de lui, les disciples doivent se chercher quelque part une place. Provisoire, s’entend.

jeudi 2 février 2006

Ménédème d' Érétrie et Asclépiade de Phlionthe (2)

Il est délicat d’identifier la nature des relations qui unissent Ménédème et Asclépiade, même si une hypothèse se dégage assez clairement. Voici dans l’ordre où les donne Diogène Laërce quelques pistes :
1) « C’était surtout un ami attentionné, comme le montre sa bonne entente avec Asclépiade, qui ressemblait tout à fait à la vive affection éprouvée par Pylade » (II, 137)
Pylade / Oreste: deux cousins germains dont le premier, par son dévouement au second, est le modèle même de l’amitié illimitée. Éclairer ainsi l’affection de Ménédème pour Asclépiade, c’est donc attirer l’attention non sur la réciprocité de l’échange mais sur son inégalité. Encore au 19ème siècle, évoquer le couple mythique semble avoir servi à dénoncer l’utilisation éhontée d’autrui, cachée sous le beau nom d’amitié. Pierre Larousse dans le tome 14 de son Grand dictionnaire universel (1874) cite ainsi plusieurs textes faisant un tel usage de la référence, dont un écrit par Théophile Gautier et d’une grande clarté :
« Quelle raison avez-vous de lui en vouloir ? Vous lui vendez vos chevaux fourbus ; quand vous avez besoin d’argent, vous jouez une partie avec lui ; vous lui mettez sur les bras les femmes qui vous ennuient. C’est un vrai Pylade. »
2) « Mais comme c’était Asclépiade le plus âgé, on disait que c’était lui le poète et que Ménédème était l’acteur. »
A mes yeux, la relation de domination est rendue cette fois d’une autre manière mais sans ambages : en effet l’acteur répète ce que le poète a dit. Marie-Odile Goulet-Cazé traduit par une note un certain embarras :
« Je suppose que c’est parce que son âge lui donne plus d’autorité qu’Asclépiade est présenté comme l’auteur, car les acteurs ne sont évidemment pas nécessairement plus jeunes que l’auteur. »
A première vue ne lui vient pas à l’esprit l’idée que le couple Oreste/Pylade est homologue au couple poète/acteur, les deux exprimant la relation déséquilibrée unissant Asclépiade à Ménédème. La traductrice fait donc appel à l’érudition de M. Patillon qui l’éclaire ainsi :
« (il) me suggère de voir plutôt ici un renvoi au cycle épique : poète et rhapsode (c’est de mon point de vue toujours la relation écrivain/lecteur), avec peut-être un jeu de mots, par allusion, à connotation sexuelle, poieten désignant le partenaire actif (cf prattein pour signifier la relation sexuelle) et upokriten le partenaire passif »
Que Ménédème ait été l’aimé d’Asclépiade cadrerait à coup sûr tout à fait bien avec l’identification du couple philosophique au couple mythologique.
3) « On raconte qu’un jour où Archipolis ( ?) leur avait assigné trois mille drachmes, aucun des deux ne voulut céder quand il fallut décider qui prendrait sa part en second, si bien que ni l’un ni l’autre ne prit l’argent »
Je dois reconnaître honnêtement que ce refus partagé de passer en premier est incompatible avec tout ce que suggéraient les lignes antérieures. Si Asclépiade s’était conduit comme un Oreste à la Gauthier, il eût empoché les trois mille drachmes...
4) « On dit aussi qu’ils étaient mariés, Asclépiade avec la fille et Ménédème avec la mère. »
N’osant pas dire qu’ Asclépiade se réserve la part du lion, je dois reconnaître que le fait que le plus âgé convole avec la plus jeune et que la plus vieille devienne la femme du plus jeune ne m’est pas plus facile à interpréter que ne le serait l’inverse. Restant neutre sur ce point, je remarque qu’Asclépiade devient le gendre de Ménédème, ce qui me paraît inverser la supériorité jusqu’ici conférée au premier.
5) « Après la mort de sa femme, Asclépiade prit celle de Ménédème ... »
La relation de domination semble se reconstituer ; même si une note savante, citant Knoepfler, m’apprend qu’ « un tel divorce à l’amiable, avec cession de l’épouse à un tiers, n’est pas sans exemple dans l’Athènes du IVème siècle », le contexte de la séparation et l’expression dont use Diogène Laërce m’engagent à penser qu’Asclépiade se sert plutôt incestueusement de sa belle-mère pour remplacer sa fille et cela donc au détriment peut-être de son ami et gendre...
6) « ... et ce dernier, à son tour, quand il fut à la tête de la cité, épousa, dit-on, une femme riche. Cependant, comme ils partageaient une seule et même demeure, Ménédème n’en aurait pas moins confié l’administration à sa première femme. »
C’est donc la femme d’Asclépiade qui tient les rênes domestiques, la nouvelle épouse de Ménédème restant, malgré sa richesse, au second plan. Certes on remarque que Ménédème a la plus haute fonction politique mais il n’en reste pas moins que dans l’espace privé il respecte un ordre régi par la femme de son ami.
7) Je ne suis pas étonné d’apprendre finalement que « c’est Asclépiade qui mourut le premier à Érétrie »
8) « Quelque temps après, comme le mignon d’Asclépiade était venu à une partie fine et que les serviteurs qui étaient là lui interdisaient l’accès, Ménédème demanda de le laisser entrer, disant que c’était Asclépiade qui, même sous terre, lui ouvrait la porte. »
Cette déclaration est ambiguë : est-ce une manière emphatique de souligner l’amour de l’amant pour son aimé ou l’aveu que, même disparu, c’est encore Asclépiade qui inspire les initiatives de Ménédème ?