vendredi 16 juin 2006

Aristote sous Phyllis ou le philosophe et la courtisane.

Une gravure de Hans-Baldung Grien (1503) représente Aristote chevauché par la courtisane Phyllis. Je pense à l’Ange bleu (1930) de Joseph Von Sternberg avec le professeur Rath dans le rôle d’Aristote et Lola-Lola dans celui de Phyllis. Je me demande d’où vient cette image qu’on peut, pourquoi pas, interpréter comme une variante de l’allégorie de la Caverne. Diogène Laërce me donne déjà une piste :
« Aristippe (...) au livre I du Sur la sensualité des Anciens, dit qu’Aristote fut l’amant d’une concubine d’Hermias. Ce dernier ayant donné son accord il l’épousa, et, transporté de joie, il offrait des sacrifices à cette femme comme les Athéniens à la Déméter d’Eleusis. » (V 3)
Offrir des sacrifices à une femme ! Qu’en aurait pensé Pausanias qui dans le Banquet rattache à Aphrodite la Populaire l’amour que les hommes ressentent pour les femmes ? Seule Aphrodite la Céleste inspire l’amour exclusif des jeunes garçons. Et Diotime qui réserve la fécondation des femmes à « ceux qui sont féconds selon le corps » (208 e) ! Pourtant, dès les premières lignes, Laërce assure que « c’est (Aristote) qui fut le plus authentique des disciples de Platon. » (1)
Swann, faisant le bilan de sa passion pour Odette : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! » (Proust Du côté de chez Swann La Pléiade T I p.375)
Pour finir, c'est mon cher Larousse (T I 1866) qui m'éclairera:
"Aristote (faire le cheval d´) : expression usitée, dans certains jeux de société, pour désigner une pénitence qui consiste à prendre la posture d’un cheval, afin de recevoir sur son dos une dame qu’on doit promener dans un cercle, où elle est embrassée par chaque joueur. Voici l’origine que l’on assigne à cette locution :
Alexandre le Grand, épris d’une jeune et belle Indienne, semblait avoir perdu le sentiment de la gloire. Ses généraux en murmuraient ; mais aucun n’osait se faire l’organe du mécontentement de l’armée. Aristote s’en chargea. Il représenta à son ancien disciple qu’il ne convenait pas à un conquérant de négliger ainsi le soin de ses brillantes entreprises pour s’abandonner aux plaisirs de l’amour, qui le ravalait au niveau de la brute. Alexandre parut frappé de ces observations, et il s’abstint de retourner chez la belle courtisane. Mais celle-ci accourut bientôt, tout éplorée, pour savoir la cause de son délaissement. Elle apprit alors ce qu’avait fait le philosophe : « Eh quoi ! s’écria-t-elle, le seigneur Aristote condamne le sentiment le plus naturel et le plus doux ! Il vous conseille d’exterminer par la guerre des gens qui ne vous ont fait aucun mal, et il vous blâme d’aimer qui vous aime ! C’est une prétention intolérable ; c’est une impertinence inouïe qui réclame une punition exemplaire ; et, si vous voulez bien me le permettre, je me charge de la lui infliger. » Alexandre se prêta en riant au complot tramé contre son précepteur, complot perfide, véritable vengeance de femme. L’Indienne déploya toute sa coquetterie à séduire le philosophe. Ce que veut une belle est écrit dans les cieux disent les Orientaux. Aristote l’apprit à ses dépens. Séduit par de traîtresses galanteries, il devint amoureux fou de la belle Indienne ; il eu beau appeler à son aide la logique, la métaphysique et la morale, rien ne put le guérir de sa passion (La Rochefoucauld : « La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir. mais les maux présents triomphent d’elle » Maxime 22 Edition de 1678). Vainement il crut l’apaiser en recourant à l’étude et en se rappelant les leçons de Platon ; une image charmante venait sans cesse s’offrir à ses yeux et chassait toutes les méditations auxquelles il se livrait. Il reconnut alors que le véritable moyen de guérir un penchant si impérieux était d’y succomber. Il se présenta donc auprès de la jeune Indienne, tomba à ses pieds et lui adressa une pathétique déclaration, à laquelle l’enchanteresse feignit de ne pas ajouter foi. Elle représenta au philosophe qu’elle ne pouvait croire en une passion si extraordinaire sans en recevoir les preuves les plus convaincantes. « Toute femme a son caprice, répondit-elle à Aristote ; celui d’Omphale était de faire filer un héros, le mien est de chevaucher sur le dos d’un philosophe. Cette condition vous paraîtra peut-être une folie ; mais la folie est à mes yeux la meilleure preuve de l’amour. » Aristote eut beau se récrier, il fallut en passer par là. Le dieu malin qui change un âne en danseur, comme dit le proverbe, peut également métamorphoser un philosophe en quadrupède. Voilà Aristote sellé, bridé et l’aimable jouvencelle à califourchon sur son dos. Elle le fait trotter de côté et d’autre, tandis qu’elle chante joyeusement un lai d’amour approprié à la circonstance. Enfin, quand il est essoufflé, hors d’haleine, elle le conduit vers un bosquet de verdure d’où Alexandre examinait cette scène réjouissante. « Ah ! Maître, dit le conquérant en riant aux éclats, est-ce bien vous que je vois dans ce grotesque équipage ? Vous avez donc oublié les belles choses que vous m’avez dites sur les dangers de l’amour, et c’est vous qui vous ravalez au-dessous de la brute ? » A cette raillerie, qui semblait sans réplique, Aristote répondit en homme d’esprit : « Oui, c’est moi, j’en conviens, que vous venez de voir dans cette posture ridicule. Jugez, seigneur, des excès auxquels pourrait vous emporter l’amour, puisqu’il a pu faire commettre une telle folie à un vieillard si renommé par sa sagesse. »
Voilà, certes, une piquante histoire ; mais ce n’est qu’une malice faite à la mémoire de l’illustre philosophe, par quelque poète rebuté des dix catégories. Nous voyons en effet que le Lai d’Aristote est attribué à Henri d’Andelys, trouvère du XIIIème siècle, qui l'a tiré de toutes pièces d’une nouvelle arabe intitulée : le Vizir sellé et bridé, nouvelle dont le titre seul indique assez la complète analogie que nous venons de présenter. » (p.632)
Ouf !

Commentaires

1. Le mardi 9 janvier 2007, 22:44 par Ellis
Aujourd'hui, dernier cours de littérature médiévale à l'université. La prof, qui est absolument géniale, nous raconte l'histoire de ce lai, et nous explique que l'allégorie est représentée par un bas-relief, sur la façade de la cathédrale Saint-Jean, ici à Lyon. "Vous aurez une pensée pour moi" nous a-t-elle dit, en dessinant au feutre et au tableau son emplacement.

Si jamais tu passes par Lyon...
2. Le mardi 9 janvier 2007, 22:53 par philalethe
Merci beaucoup pour l'information. Je la garde en mémoire.

jeudi 15 juin 2006

Les deux corps d’Aristote.

Passer de l’Ethique à Nicomaque au récit que Diogène Laërce fait de la vie d’Aristote, c’est un peu faire l’expérience du jeune Marcel quand il rencontre Bergotte, l’écrivain tant aimé :
Laërce : « Aristote avait un cheveu sur la langue, comme le dit Timothée l’Athénien dans son traité Sur les vies. Mais on dit aussi qu’il avait les jambes maigres et les yeux petits, qu’il portait un habit voyant, des bagues et les cheveux courts. » (V 1)
Proust : « J’étais mortellement triste, car ce qui venait d’être réduit en poudre, ce n’était pas seulement le langoureux vieillard dont il ne restait plus rien (Aristote peint par Raphaël ?), c’était aussi la beauté d’une oeuvre immense que j’avais pu loger dans l’organisme défaillant et sacré que j’avais, comme un temple, construit expressément pour elle, mais à laquelle aucune place n’était réservée dans le corps trapu, rempli de vaisseaux, d’os, de ganglions, du petit homme à nez camus et à barbiche noire qui était devant moi. Tout le Bergotte que j’avais lentement et délicatement élaboré moi-même, goutte à goutte, comme une stalactite, avec la transparente beauté de ses livres, ce Bergotte-là se trouvait d’un seul coup ne plus pouvoir être d’aucun usage, du moment qu’il fallait conserver le nez en colimaçon et utiliser la barbiche noire. » (A l’ombre des jeunes filles en fleurs La Pléiade T I p. 538-539)
Je me rappelle du témoignage de cet étudiant qui, après avoir surpris le grand professeur B.B. faisant son footing au parc de Sceaux, ne pouvait plus en cours le prendre au sérieux... L'Esprit avait malheureusement un corps !

vendredi 9 juin 2006

Platon et Aristote: l'amitié et la vérité.

Intrigué par l’énigmatique sentence formulée par le personnage de Joseph Conrad, je pars à la recherche d’ autres expressions proverbiales se référant à Platon mais je reviens bredouille, à une exception près. Mon Larousse du 19ème (Tome premier 1866) me donne en effet :
« Amicus Plato, sed magis amica veritas »
Larousse le traduit ainsi: “J’aime Platon mais j’aime encore mieux la vérité » et l’oppose à la devise des disciples de Pythagore : « Magister dixit » ou « Le maître l’a dit ». Puis Larousse en donne la genèse suivante :
« Nous devons ce proverbe à Aristote, qui, à son arrivée à Athènes, avait suivi les leçons du maître. L’élève ne tarda pas à devenir aussi célèbre que le maître. Deux esprits de cette valeur, faits pour régner l’un et l’autre dans le domaine de la pensée, ne devaient pas tarder à se séparer ; aussi Aristote, sans être, comme on l’a dit, l’ennemi de son maître, n’adoptait-il pas toutes les conséquences de sa doctrine ; toutefois, lorsqu’il se trouvait en contradiction avec lui, il savait exprimer son opinion avec la sage mesure d’un philosophe et non l’amertume d’un rival. « J’aime Platon, disait-il, mais j’aime encore plus la vérité."
Cet hommage, rendu à la vérité, quand on la croit en désaccord avec les doctrines d’un génie même transcendant, est passé en proverbe, et l’on y fait de fréquentes allusions tantôt en latin, puis en français. » (p.275)
Ayant clairement dégagé les conditions de la formulation de la phrase (un homme de génie identifie les limites intellectuelles d’un génie transcendant), Larousse aurait dû alors donner des exemples analogues (par exemple Malebranche disant : "Amicus Cartesius sed magis amica veritas") mais en fait la première illustration est plutôt comiquement irrespectueuse !
« Un philosophe de café, auquel le garçon avait apporté sa demi-tasse vide sur un plateau, parodiait plaisamment ce dicton en disant : « Amicus plateau, sed magis amica demi-tasse. »
La seconde illustration, plus orthodoxe, n’est cependant pour nous guère parlante car, si elle place Victor Cousin dans la position de Platon, c’est le encore plus oublié Gatien Arnoult (fervent républicain, professeur de philosophie à l’Université de Toulouse et maire de cette même ville) qui tient le beau rôle d’Aristote !
Reste une énigme : où apparaît pour la première fois ce dit d’Aristote ? Il semble que ce soit au début de l’Ethique à Nicomaque quand Aristote s’apprête à critiquer la théorie platonicienne de l’Idée du Bien :
« Laissons tout cela. Il vaut mieux sans doute faire porter notre examen sur le Bien pris en général, et instituer une discussion sur ce qu’on entend par là, bien qu’une recherche de ce genre soit rendue difficile du fait que ce sont des amis qui ont introduit la doctrine des Idées. Mais on admettra peut-être qu’il est préférable, et c’est aussi pour nous une obligation, si nous voulons du moins sauvegarder la vérité, de sacrifier même nos sentiments personnels, surtout quand on est philosophe : vérité et amitié nous sont chères l’une et l’autre, mais c’est pour nous un devoir sacré d’accorder la préférence à la vérité. » (I 4 1096 12-17 traduction de J.Tricot)
La source aristotélicienne est, on le notera, beaucoup plus riche et complexe que le proverbe censé en être issu. Le souci du vrai doit être cultivé même au dépens de l'amitié: malgré que je suis l'ami de Platon, je suis avant tout l'ami de la vérité. Pourtant Aristote soutient explicitement que l'amitié est "ce qu'il y a de plus nécessaire pour vivre" (VIII 1). Ne faut-il donc pas lui sacrifier la vérité ? La question mérite quelques éclaircissements.
D'abord, le terme philia qu'on traduit par amitié ne recouvre pas seulement ce qu'on désigne habituellement par ce mot :
"La notion de philia dit tous les liens positifs réciproques entre soi et un autre, dans la maison comme dans la société, civile et politique, sur fonds du lien entre soi et soi. "Amitié" est la traduction en usage, mais elle est évidemment intenable (...), faute de pouvoir recouvrir cet ensemble qui comprend notamment l'amour pour ceux de son espèce ("philanthropie", 1155a 20; le maître a même de la philia pour un esclave, en tant qu'il est homme, 1161b 6), le lien entre parents et enfants ("affection", "amour paternel, maternel/piété filiale"), mari et femme ("tendresse", "amour conjugal"), compagnons ("camaraderie" ou "amour" entre hetairoi), classes d'âge ("bienveillance" des vieillards, "respect" des jeunes), les relations d'entraide ("bienfaisance", "hospitalité"), d'échanges et d'affaires ("estime", "confiance", angl. fairness), les rapports proprement politiques, verticaux ("considération" des gouvernants, "dévouement" des gouvernés) et horizontaux ("sociabilité", "accord"; ainsi l'homonoia, "concorde", "consensus" des citoyens, est "amitié politique", 1167b 2) et jusqu'au rapport hommes-dieux ("piété", "complaisance")." (Vocabulaire européen des philosophies 2004 p.43)
Aristote fonde la philia sur le partage de trois objets: l'utilité, le plaisir et la vertu. Il est clair que l'homme qui ne recherche que l'intérêt ou le plaisir à travers l'amitié ne peut être celui qui donne du prix à la connaissance de ce qui est vrai. C'est donc l'homme vertueux qui fait passer la recherche du vrai avant son amitié pour l'ami lui-même vertueux. Reste à expliquer pourquoi il le fait ?
Il faut pour cela se rapporter au livre IX où Aristote base l'amitié pour autrui sur l'amour de l'homme de bien pour lui-même. Ce dernier est en effet content d'être celui qu'il est et précisément d'être celui qui a donné à l'intellect le rôle principal qui lui revient naturellement (1166a 20-25), la conséquence en étant que "les opinions sont chez lui en complet accord entre elles" (10-15). Il s'ensuit que cet amour de soi a comme condition l'élimination perpétuelle de l'erreur; donc, si Platon se trompe, son ami Aristote "persévère dans son être" en corrigeant l'erreur.
Mais pourquoi donc identifier ce souci du vrai à un sacrifice des sentiments amicaux ? Platon ne devrait-il pas tirer de la correction de ses propres erreurs l'idée qu'Aristote, en homme vraiment vertueux, est réellement digne de son amitié ? Certes, mais la découverte par Aristote de l'erreur de Platon va nécessairement entraîner une tentative de réforme de l'esprit de Platon:
"Le propre des gens vertueux, c'est à la fois d'éviter l'erreur pour eux-mêmes et de ne pas la tolérer chez leurs amis." (VIII 10 1159 b)
Dans la mesure en effet où "l'ami est un autre soi-même" (IX 4 1166a) et où l'ami cherche le bien (ici la vertu) de son ami, celui qui est éclairé doit ouvrir les yeux de celui qui ne l'est pas sur ses erreurs et donc sur son infériorité, au moins passagère, en termes d'intellect.
Il faut maintenant analyser la conséquence chez Platon de la réforme de son entendement par Aristote, le premier ayant pris alors conscience qu'il n'est pas aussi vertueux que le second. Or, Aristote a longuement étudié cette situation déséquilibrée où l'un des deux amis reçoit plus qu'il ne peut donner ( peu importe qu'il s'agisse de plaisir, d'utilité ou de vertu). Sa conclusion est que, l'égalité étant essentielle à l'amitié, "la partie défavorisée réalisera cette égalité en fournissant en retour un avantage proportionné à la supériorité, quelle qu'elle soit, de l'autre partie." (VIII 15 1162b).
On peut donc conclure que si j'aime la vérité plus que je n'aime Platon, celui-ci doit s'aimer suffisamment pour reconnaître que j'ai eu raison de lui préférer la vérité, ce qui sous peu m'amènera à dire: "Amicus Plato et amica veritas"...

Commentaires

1. Le jeudi 15 juin 2006, 08:23 par Philantropiste
Le tableau de Raphaël "L'Ecole d'Athène(1509-1510) illustre à merveille la divergeance entre le maître et l'élève. Face à PLATON l'idéaliste (Homme expérimenté et représenté dans un âge mur) qui montre le ciel avec son index, Aristode (Homme en pleine force de l'âge) plus proche du réel, est représenté la main tendue avec la paume tournée vers la terre.....Je trouve que les divergeances entre les Platoniciens et les Aristotéliciens sont idéalement cristallisées dans cette toile de Raphaël.
Derrière la vérité ou l'amitié, n'y a t-il pas, l'élève qui cherche à se réaliser pleinement en pensant que sa vérité (subjective, même si elle a été confrontée à d'autres subjectivités pour n'être que plus objective, reste malgré tout une conviction humaine) ou plus exactement les "convictions" d'Aristote sont plus en harmonie avec l'époque d'alors que celles de Platon? et que l'élève doit dépasser un jour où l'autre, le maître s'il ne veut pas tomber dans les oubliettes de la longue liste des disciples de Platon? Ce ne sont que des suppositions que j'aimerais confronter! Choisir entre LA VERITE et L'AMITIE veut parfois dire à l'extrème pour un sage, choisir LA SOLITUDE (à l'image de DIEU). Nous savons qu'ARISTOTE n'a pas choisi la solitude et que nous,à l'image d'ARISTOTE, nous avons besoin des autres pour rechercher notre vérité, la tienne différente de la mienne et c'est parce qu'elle est différente qu'elle m'intéresse!
2. Le dimanche 15 juillet 2007, 13:04 par Yvan Hachette-Acrédit
Sans doute que la logique aristotélicienne nie parfois le changement... A est A et pas B, et A ne peut être à la fois A et B... Platon et le Vrai peuvent-ils un jour ne faire qu'un ? la maïeutique, n'est-elle pas plus généreuse avec l'autre ? j'ai vu aussi écrit souvent (et avec conviction !) "arnica veritas " !? je propose "j'adore Platon, mais la vérité c'est plutôt l'arnica" ce qui serait en fait une pub déguisée , déjà à l'époque, que ferait Aristote , pour cette fameuse plante médicinale ! Ou, comme l'on n'est pas à une faute de traduction près, " OK, je suis le pote à Platon, mais la grande arnaque c'est le bureau Veritas !"... Autre façon de dénoncer les censeurs déjà nombreux à l'époque... Comme disait Boileau "Le latin dans les mots brave l'honnêteté, mais le lecteur français doit être respecté"... surtout quand il s'agit de philosophes grecs... avouons que "le miracle grec" a bien existé, même s'il nous colle parfois des migraines heuristiques !... Allons " Timeo Danaos... etc pouet pouet !"

jeudi 8 juin 2006

Platon et Conrad.

C'est dans les premières pages du livre de Joseph Conrad Au coeur des ténèbres (1899). Avant de partir pour l'Afrique, Marlow doit passer une visite médicale. Le docteur faisant l'éloge de la Compagnie par laquelle Marlow est engagé, ce dernier exprime sa surprise de ce qu'il ne parte pas là-bas:
"Il redevint d'un coup froid et réservé. "Je ne suis pas si sot que j'en ai l'air, dit Platon à ses disciples", fit-il, sentencieux, vida son verre avec une grande détermination et nous nous levâmes." (G-F p.96)
C'est à mon tour d' être étonné de lire cette sentence que je n'ai jamais trouvée ailleurs. Qu'a pu donc faire Platon pour que ses disciples tous ensemble l'interprètent comme l'expression de la bêtise ? Qui étaient donc ces élèves pour ne pas hésiter à réviser à la baisse la valeur qu'ils accordaient à leur maître ? Celui-ci n'avait-il donc pas assez de crédit pour les entraîner à rechercher sous l'ineptie apparente l'intelligence cachée ?
Mais fallait-il dépasser les apparences ? Platon a-t-il simulé le sot pour mettre à l'épreuve la capacité des disciples à ne pas s'en tenir aux ombres ? Ou bien a-t-il fait réellement une sottise, la limitation des disciples consistant seulement alors à identifier "faire une bêtise" à "être bête" ?
A moins que les disciples ne se soient attendus à ce que leur maître fasse une sottise (une quatrième expédition à Syracuse par exemple ?) ? Mais cela suggérerait alors une disposition platonicienne à faire des sottises ( disposition à chercher à transformer un tyran en philosophe, manifestée déjà sous la forme de trois tentatives piteuses?)
Clarifions un peu:
a) Platon a fait (ou dit) une bêtise; les disciples sont à demi-lucides, leur erreur consistant à identifier un acte à un état.
b) Platon a fait semblant de faire (ou dire) une bêtise; les disciples ne sont pas du tout lucides, leur erreur étant d' identifier une apparence à une essence.
c) Platon va faire (ou dire) une bêtise; les disciples sont aux trois-quart lucides: en effet ils ont procédé à une induction non abusive (du genre: "jamais trois sans quatre") mais n'ont pas réalisé que la manifestation de l'anticipation de la, disons, quatrième bêtise détournerait Platon de la commettre.
d) Platon fait semblant de vouloir faire (ou dire) une bêtise; les disciples ne sont pas du tout lucides, leur méprise consistant à ne pas identifier l'individu Platon au concept qu'il exemplifie ("philosophe"). Dans ce dernier cas, Platon pourrait s'adresser à eux dans les termes du Christ à ses apôtres:
" Vous ne saisissez pas encore et vous ne comprenez pas ? Avez-vous le coeur endurci ? Vous avez des yeux: ne voyez-vous pas ? Vous avez des oreilles: n'entendez-vous pas ?" (Evangile selon Marc 8 17-18)
e) Platon ne fait rien de sot mais a l'air sot. Tel Socrate dont le physique ne joue pas en sa faveur, Platon aurait un air à faire (ou dire) des bêtises; il faut alors supposer que c'est un air occasionnel, opportunité éphémère de se rendre compte alors du défaut d'insight des disciples; si cet air ne le quittait pas, on ne pourrait pas expliquer qu'il se soit fait des disciples, sauf à penser qu'ils avaient été déjà mis au parfum par un autre maître à propos du risque de confondre l'absence d'habit avec l'absence de moine.
f) Platon a fait ou fera une bêtise mais n'a pas l'intelligence de s'en rendre compte. Les disciples sont alors absolument lucides, la sentence n'étant alors que l'expression de l'aveuglement et de la vanité du maître. Il va alors de soi que cette inintelligence n'est que passagère, sans quoi on ne peut pas expliquer qu'ils le suivent en disciples, sauf à penser qu'ils sont eux-mêmes sots, ce qui est à son tour exclu car leur état ne leur aurait pas permis de percer à jour la sottise temporaire de leur maître.
Marlow, lui, n'a pas été troublé par la phrase platonicienne; le médecin l'a peut-être été:
"Le vieux docteur prit mon pouls, en pensant manifestement à autre chose."
Mais "prendre le pouls en pensant manifestement à autre chose" voulant dire généralement "prendre le pouls machinalement", j'imagine raisonnablement qu'il a dit "Je ne suis pas si sot que j'en ai l'air, dit Platon à ses disciples" en pensant manifestement à autre chose...

samedi 3 juin 2006

Carnéade, petit joueur face à la mort ?

Ne pas cesser de dire “la nature qui m’a fait me défera » pourrait être interprété comme la conscience lucide du caractère éphémère de l’existence et la marque d’une prise en compte de la finitude dans la détermination des biens essentiels.
Mais, de manière inattendue, dans la bouche de Carnéade, l’énoncé est identifié par Laërce à l’expression de la peur :
« Il semble s’être montré assez lâche devant la mort, puisqu’il répétait constamment : « La nature qui m’a fait me défera » » (IV 64 trad. de Tiziano Dorandi)
La logique des associations d’idées conduisit autrefois, précisément en 1933, Robert Genaille à une erreur de traduction :
« Il semble avoir été lâche devant la mort, bien qu’il répétât souvent : « La nature qui m’a fait saura bien aussi me défaire. » »
Laërce a sans doute trouvé le trait dans quelque source hostile et on sait depuis longtemps qu’il préfère largement rendre compte de toutes les sources plutôt que de reconstituer la cohérence des vies et des doctrines. Mais là n’est pas la question aujourd’hui.
C’est bien plutôt le dit philosophique comme expression de la nature ordinaire qui m’intéresse ici. Je pense précisément à La Rochefoucauld plaçant en tête de ses maximes la phrase suivante :
« Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés. »
Le parodiant, ne pourrait-on pas écrire :
« Nos positions philosophiques ne sont, le plus souvent, que l’expression de nos désirs et de nos craintes » ?
N’est-ce pas d’ailleurs un aspect de la voie nietzschéenne qu’on ouvre ainsi ?
« Pour l’essentiel la pensée consciente d’un philosophe est en secret presque entièrement conduite par ses instincts, qui lui imposent des voies déterminées ? » (Par-delà le bien et le mal I 3 trad. de Albert révisée par Lacoste)
Dangereux raccourci en ce qu’il mine sa propre logique. Nietzsche encore avait écrit dans Humain, trop humain :
« La Rochefoucauld et les autres maîtres français en l’examen des âmes ressemblent à d’adroits tireurs, qui mettent toujours et toujours dans le noir- mais dans le noir de la nature humaine. »
Certes, mais à trop vouloir s’en inspirer, Nietzsche n’a-t-il pas mis et, ce de manière fatale, dans le noir de la philosophie ?
Mais trêve de digression ! Revenons à Carnéade qui donc, pour parler comme Montaigne, « se tient en sa roideur, plus, ce crains-je, verbale qu'essentielle » (Essais Livre I XII). Laërce, immédiatement après avoir incriminé sa lâcheté, rapporte ses misérables velléités suicidaires :
« Ayant appris qu’Antipatros (de Tarse, philosophe stoïcien) était mort après avoir bu du poison, il se sentit obligé de quitter la vie avec courage (Laërce dans le poème qui clôt la biographie en donne la raison : « (...) il était atteint de phtisie, la plus terrible des maladies ») et dit : « Il faut m’en donner aussi ». Comme on lui demandait : « Quoi donc ? », il répondit : « Du vin miellé » » (64)
Finalement cette anecdote n’éclaire-t-elle pas le passage précédent ? Carnéade pas du tout philosophe jusqu’à la moelle, cependant voulant l’être mais tiré en arrière par son tempérament...Carnéade singeant le stoïcien, tremblant en fait sous l’armure d’emprunt.
Carnéade ou l’anti-Socrate ! Qu’on se rappelle le Phédon : tous les disciples entourent le maître et savent qu’il va boire le poison et lui, faisant comme si de rien n’était... C’est tout le contraire ici : Carnéade, obsédé par l’idée du poison désiré mais impossible, isolé dans son voeu muet et délirant, néanmoins incompris par tous les autres qui ont à coup sûr d’autres chats à fouetter ! Carnéade voulant entrer dans un costume beaucoup trop grand pour lui...
La scénette pourrait être pourtant jouée tout autrement. Imaginons un épicurien un peu moqueur; hostile à l’idée du suicide qu’il n’a jamais philosophiquement validée, il s’en serait ainsi moqué :
« C’est du vin miellé qu’il faut boire quand on va mourir et non pas du poison ! »
Mais Carnéade n’est pas épicurien et comme il s’était pris au jeu des études au point de négliger son corps on aurait pu s’attendre à ce qu’il fasse meilleure figure au moment crucial. Mais cela aurait été oublier que sa philosophie avait dissous les certitudes métaphysiques qui réglaient clairement la question de l’au-delà...

Commentaires

1. Le dimanche 4 juin 2006, 23:48 par Nicotinamide
Nietzsche, Montaigne, un moraliste, la mort ratée me rappellent Chamfort :

« M. qui voyait la source de la dégradation de l’espèce humaine dans l’établissement de la secte nazaréenne et dans la féodalité, disait que pour valoir quelque chose, il fallait se défranciser et se débaptiser, et redevenir Grec par l’âme. » (n°807, toutes tirée de Maximes et pensées, caractères et anecdotes, Chamfort, Folio.)

« Si Diogène vivait de nos jours, il faudrait que sa lanterne fût une lanterne sourde. » (n°123)

« Un homme d’esprit est perdu s’il ne joint pas à l’esprit l’énergie de caractère. Quand on a la lanterne de Diogène, il faut avoir son bâton. » (n°277)

« Si on pouvait mettre ensemble les plaisirs, les sentiments ou les idées de la vie entière, et les réunir dans l’espace de vingt-quatre heures, on le ferait ; on vous ferait avaler cette pilule ; et on vous dirait : allez-vous en. » (n°259)

« Le caractère naturel du français est composées qualités du singe et du chien couchant. Drôle et gambadant comme le singe, et dans le fond très malfaisant comme lui ; il est comme le chien de chasse, né bas, caressant, léchant son maître qui le frappe, se laissant mettre à la chaîne, puis bondissant de joie quand on le délie pour aller à la chasse. » (474)

Chamfort est une maladie de peau. La lecture de ses aphorismes laisse sous les ongles un goût de sang mêlé au pus. Chamfort, le prodigieux, l’insoumis… Bâtard non avorté d’un curée. Issu du jus de la populace. Le collet blanc des jeunes abbés lui ceinturait déjà le cou quand il noya les espoirs d’une vie d’ecclésiastique en déclarant : « Je ne serais jamais prêtre ; j’aime trop le repos, la philosophie, les femmes, l’honneur, la vraie gloire ; et trop peu les querelles, l’hypocrisie, les honneurs et l’argent. »
Le toucher des hommes le cuit. C’est pourquoi il choisit les vociférations d’une pensée instantanée, blasphématoire et calomnieuse. Les cris aphoristiques fouettent les débiles au travail. Un mot gouailleur étouffe les camisoles des pouvoirs. Son suicide raté appelle une vie héroïque. Son courage se moque encore des vies merdiques et pourrissant sous le joug. Lorsqu’il est menacé d’être emprisonné à cause de sa verve désenchantée ; il raille sans vergogne la fraternité des bouchers révolutionnaires ; il s’écrie : « c’est que j’ai peur de mourir sans être libre ! » Les gendarmes lui ordonnent de faire ses paquets. Il s’isole dans son cabinet. Il enfonce un revolver dans le mou de sa tempe. L’arme lui brûle seulement les tympans… Surpris d’être sourd mais encore vivant, il se plante le cœur et dans un dernier boitement, il se coupe le sang des poignets. Les coulures de sang passent sous la porte. La fluidité du boudin alerte les secours… A peine émergé de son suicide, Chamfort dicte une déclaration : « Moi, Sébastien Roch Nicolas Chamfort, déclare avoir voulu mourir en homme libre, plutôt que d’être reconduit en esclave dans une maison d’arrêt. Jamais on ne me fera rentrer vivant dans une prison. » Et en s’adressant aux gens venu l’arrêter, il se vante d’une mort imminente : « Je sens que la balle est restée dans ma tête, j’échapperai au cachot car personne ne pourra aller la chercher. »

Parmi le bon millier de fragments abominables se dégage un personnage. Une simple initiale, M., traverse les labyrinthes taraxiques de l’œuvre. M. est mis en scène pour briser les idoles en terre-cuite, jeter le fanatisme du curée, piauler à l’injustice et chier les mœurs corrompues ou aliénantes. Est-ce que derrière cette initiale ne se cacherait pas le pessimisme enchanté de Chamfort lui-même ? Lire Chamfort condamne à ne jamais connaître la tranquillité.

« Je vous prie de croire, disait M. à un homme très riche, que je n’ai pas besoin de ce qui me manque. » (963)

« Je demandais à M. pourquoi il avait refusé plusieurs places ; il me répondit : je ne veux rien de ce qui met un rôle à la place d’un homme. » (1006)

« M. me disait : « j’ai renoncé à l’amitié de deux hommes : l’un, parce qu’il ne m’a jamais parlé de lui ; l’autre parce qu’il ne m’a jamais parlé de moi. » (672)

« M. qu’on voulait faire parler sur différents abus publics ou particuliers, répondit froidement : Tous les jours j’accrois la liste des choses dont je ne parle plus. Le plus philosophe est celui dont la liste est la plus longue. » (988)

« Une mère, après un trait d’entêtement de son fils, disait que les enfants étaient très égoïstes. Oui, dit M. en attendant qu’ils soient polis. » (978)

Et pour finir, une mort qui ne ressemble pas à celle d’un Carnéade :

« Chamfort, homme riche en profondeurs et en arrière-fonds de l’âme, sombre, douloureux, ardent, – penseur qui jugeait le rire nécessaire comme un remède à la vie et qui se croyait presque perdu le jour où il n’avait point ri, – apparaît comme un italien, un parent de Dante et de Leopardi beaucoup plus que comme un français ! On connaît le dernier mot de Chamfort : « Ah ! mon ami, dit-il à Sièyes, je m’en vais enfin de ce monde où il faut que le cœur se brise ou se bronze. » Paroles qui ne sont certainement pas d’un français mourant. »
Nietzsche Gai savoir §95

mardi 30 mai 2006

Carnéade, platonicien jusqu’au bout des ongles.

Il semble qu’avec Carnéade le scepticisme a porté un coup sévère au platonisme, mais aussi au stoïcisme, dont il met à mal la cosmologie providentialiste. Reste que, par un trait au moins, il me paraît développer un certain platonisme jusqu’à la caricature :
« (...) Il se laissait pousser les cheveux et les ongles à cause de l’application qu’il portait à ses études. » (IV 62)
Certes son dédain du corps se manifeste aussi sous des formes moins spectaculaires :
« Au reste, il évitait les dîners pour les raisons déjà évoquées. » (63)
Tout se passe cependant comme si Carnéade gardait l’ethos platonicien tout en attaquant délibérément son socle ontologique. Comment en effet ne pas mettre en rapport sa négligence très étudiée avec certaines lignes du Phédon ?
« Le corps en effet occupe de mille façons notre activité, à propos de l’obligation de l’entretenir ; sans compter que, si des maladies surviennent, elles sont des entraves à notre chasse au réel. D’un autre côté, voici des amours, des désirs, des craintes, des simulacres de toute sorte, des billevesées sans nombre : de tout cela il nous emplit si bien que, à en parler franchement, il ne fait naître en nous la pensée réelle de rien. En effet guerres, dissensions, batailles, rien d’autre ne nous vaut tout cela que le corps et les désirs de celui-ci ; car c’est à cause de la possession des richesses que se produisent toutes les guerres, et, si nous sommes obligés de posséder des richesses, c’est à cause du corps, esclaves prêts à le servir ! C’est de lui encore que, à cause de tout cela, procède notre paresse à philosopher ; mais, ce qui est le comble absolument, nous arrive-t-il d’avoir, de sa part, quelque répit et de nous tourner vers l’examen réfléchi de quelque question, alors, tombant à son tour inopinément en plein dans nos recherches, il y produit tumulte et perturbation, nous étourdissant au point de nous rendre incapables d’apercevoir le vrai. Eh bien ! C’est, au contraire, pour nous une chose prouvée que, si nous devons jamais avoir une pure connaissance de quoi que ce soit, il faut nous séparer de lui, et, avec l’âme en elle-même, contempler les choses en elles-mêmes. » (66 cd traduction de Léon Robin)
Certes pour la cohérence de l’interprétation j’aurais souhaité que son organe eût été moins puissant :
« Il avait également une voix extrêmement forte, si bien que celui qui était chargé du gymnase lui fit dire de ne pas tant crier. » (63)
Sa réplique est alors clairement sceptique :
« Donne-moi une mesure pour la voix »
Le responsable répond intelligemment sur la même longueur d’onde :
« L’autre, saisissant l’occasion d’une juste répartie, lui dit avec propos : « Tu as tes auditeurs comme mesure » »
Pour résumer, Carnéade : une voix pyrrhonienne dans un corps platonicien.
Je me rends compte alors que paradoxalement le scepticisme permet de tout justifier, cela par la mise en évidence de l’insuffisance radicale de toute critique...

samedi 27 mai 2006

Lacydès: une raison bien épurée.

Sur Lacydès, successeur d’Arcésilas et fondateur de la Nouvelle Académie, Laërce écrit bien peu. Je ne retiendrai qu’une anecdote, qu’il appelle « charmante » :
« Comme le roi Attale l’avait fait appeler, on raconte qu’il aurait répondu que les statues doivent se regarder de loin. » (IV 60)
Qu’ un philosophe refuse d’accourir quand un puissant le convoque, voilà qui est bien ordinaire et d’interprétation facile. En revanche la raison donnée pour justifier le refus est moins commune. Sous l’hommage pointe en effet l’accusation : vu de trop près, le détenteur du pouvoir n’impressionne plus. Le monarque de Pergame a même intérêt à ne pas presser de venir celui qui, bien que loin, l’a déjà percé à jour. Et qu’a-t-il aperçu sous la statue ? L’homme tout simplement. On dira que ce n’est guère difficile à voir mais c’est sans compter sur la force de ce que Pascal appellera l’imagination :
« La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d’officiers et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur font que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ses accompagnements, imprime dans leurs sujets le respect et la terreur parce qu’on ne sépare point dans la pensée leurs personnes d’avec leurs suites qu’on y voit d’ordinaire jointes ; et le monde qui ne sait pas que cet effet vient de cette coutume croit qu’il vient d’une force naturelle, et de là viennent ces mots : le caractère de la divinité est empreint sur son visage, etc. » (Pensée 23 Le Guern)
« Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand Seigneur environné dans son superbe sérail de quarante mille janissaires. » (Pensée 41)
Peut-être un stoïcien aurait-il répondu à l’appel d’Attale, mais sachant lui aussi qu’il n’y avait qu’un homme sous le masque sculptural, cependant ne le disant pas, soucieux en effet de lui rendre les hommages conventionnels qu’il méritait, le réduisant à son humaine mesure seulement en son for intérieur et ce de manière d'autant plus pressante qu’il aurait senti, imminente en lui, la victoire de l’imagination.
Je pense alors à ce passage de Kant tiré de la Critique de la raison pratique :
« Fontenelle dit : « Devant un grand seigneur, je m’incline mais mon esprit ne s’incline pas. » Je puis ajouter : devant un homme de condition inférieure, roturière et commune, en qui je perçois une droiture de caractère portée à un degré que je ne reconnais pas à moi-même, mon esprit s’incline, que je le veuille ou non, et si haut que j’élève la tête pour ne pas lui laisser oublier ma supériorité. »
Mais, quoique on ne sache rien de ses doctrines, je doute que Lacydès ait eu la philosophie nécessaire pour distinguer si nettement le respect dû au rang de celui dû à la moralité. C’était la force des forts que son esprit était préparé à traiter, pas celle des faibles.

jeudi 25 mai 2006

Bion et les Danaïdes.

Les Danaïdes: cinquante soeurs qui expriment leur refus d’être mariées de force par leur oncle Egyptos en tuant sur ordre de leur père Danaos pendant leur nuit de noces leurs maris, leur cinquante cousins.
Mais c’est moins leur crime qui est bien connu que leur punition : remplir éternellement un tonneau percé.
On plaint inévitablement l’essentiel inaccomplissement de la tâche sans porter son attention sur l’inépuisable source de l’approvisionnement. Montaigne, lui, l’avait en vue qui identifie l’eau infinie à deux philosophes antiques :
« Je n'ay dressé commerce avec aucun livre solide, sinon Plutarche et Seneque, ou je puyse comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse. J'en attache quelque chose à ce papier, à moy, si peu que rien. (Essais I XV)
Montaigne, tête trouée, gâchant donc continuellement la matière qu’il retire de la lecture constante de ces deux favoris, ne se l’assimilant guère, ne l’incarnant qu’un peu dans le corps de ses essais, mais, à lui seul, tout de même moins supplicié que les cinquante ouvrières inutiles et stériles.
Pourtant Bion, lui, pensait que leur torture trop légère aurait dû être alourdie :
« Il disait que ceux qui sont dans l’Hadès subiraient une punition plus pénible s’ils portaient de l’eau dans des récipients intacts et non pas troués. » (IV 50)
La pire douleur serait donc physique: pas tant la frustration jamais finie de n’en finir jamais qu’une fatigue du corps toujours plus intense et jamais terminée par la mort.
Mais oubliant l’entrée et obsédé par l’inefficace sortie, Bion n’a-t-il donc pas réalisé que pour remplir sans fin les tonneaux troués il faut porter sans fin aussi de lourdes amphores ? Combinant les deux souffrances, les dieux ont donc bien fait les choses...

mercredi 24 mai 2006

Bion, doctrinalement insaisissable, ou de prendre ou de donner, quel est le meilleur ?

On se souvient de la constance avec laquelle Socrate refuse d’accepter le rôle d’amant que lui tend pourtant avec acharnement Alcibiade, pressé, en offrant son corps, de gagner largement au change :
« Comme je le croyais sérieux dans l’attention qu’il portait à ma beauté, alors en sa fleur, je crus que c’était pour moi une aubaine et une exceptionnelle bonne fortune, qu’il m’appartînt, en cédant aux voeux de Socrate, d’apprendre de lui absolument tout ce qu’il savait. » (Le Banquet 217a trad. de Léon Robin)
Or, ce haut fait de la geste socratique, cette indifférence ostentatoire, hautement pédagogique, car destinée à montrer que l’on doit se tourner vers des biens plus hauts que des corps éphémères, sont dénoncés par Bion :
« Il s’en prenait également à Socrate, disant que s’il désirait Alcibiade et s’en abstenait il était stupide, tandis que s’il ne le désirait pas, sa conduite n’avait pas de quoi surprendre. » (IV 49)
Sans doute quand il proféra tel jugement n’était-il plus académicien ni cynique mais cyrénaïque. Socrate aurait-il dû alors se conduire avec Alcibiade comme Aristippe avec Laïs ?
« Je possède Laïs, mais je ne suis pas possédé par elle. Car c’est de maîtriser les plaisirs et de ne pas être subjugué par eux qui est le comble de la vertu, non point de s’en abstenir. » (II, 75)
Prendre sans être pris, cela finalement ne me semble être guère différent de ce que commandent les normes stoïciennes. Certes le fidèle du Portique, à la tâche conjugale (car je ne peux pas lui attribuer d’autre occasion d’exercer ses amoureuses capacités), ne devait pas avoir du tout en vue le plaisir mais seulement l’impeccable accomplissement du rôle de mari (à ce propos, j’ai d’ailleurs été surpris de découvrir dans l’excellent livre de Charles Taylor que les puritains anglais ont eu sur le mariage une perspective très proche : « La réponse à l’absorption dans les choses qui résulte du péché ne consiste pas dans le renoncement mais dans un usage détaché des choses, tourné vers Dieu. Il s’agit de s’y intéresser et de s’en désintéresser ; le paradoxe de cette attitude apparaît dans la notion puritaine qu’il faut se servir du monde avec des « affections sevrées ». Servez-vous des choses, « mais ne les épousez pas, sevrez-vous en, de façon que vous les utilisiez comme si vous ne les utilisiez pas » Les sources du moi p.287)
Bion a donc condamné l’abstinence, attribuant même à Socrate une ruse digne d’un esclave nietzschéen, en supposant qu’il aurait pu faire voir une indifférence pathologique sous le jour flatteur d’une apathie vertueuse. Reste que cette démystification du héros platonicien ne colle pas avec la phrase qui la précède :
« Il disait constamment qu’il vaut mieux faire don à autrui de sa beauté que de cueillir celle d’autrui : car cela nuit à la fois au corps et à l’âme. » (49)
C’est bien du Laërce tout craché d’attribuer sans ciller à un même philosophe des thèses incompatibles. Certes une telle contradiction perd de son mordant si cette condamnation totale du rôle de l’amant s’inscrit, elle, dans la logique d’un platonisme ascétique. Mais le passage reste tout de même intéressant par son étrangeté, car pourquoi alors faire de l’acte en question quelque chose de nocif autant pour le corps que pour l’âme ? On aurait davantage attendu, si l’optique platonicienne est ici requise avec pertinence, une opposition entre les plaisirs du corps et les dégâts animiques.
En outre, prescrire de préférer le rôle d’aimé au rôle d’amant suppose la capacité d'incarner les deux rôles, mais, si l’on se réfère aux règles du jeu longuement présentées par Pausanias, la distribution des fonctions est essentiellement conditionnée par l’âge, au point que l’aimé prétendant aimer se prendrait vaniteusement pour un homme fait et que l’amant prétendant être aimé se rabaisserait au statut déplacé de jouvenceau (d’où, je crois, l’habituel ostracisme vis-à-vis des hommes adultes adeptes de l’homosexualité passive)
Pour finir, il vaut la peine d’ajouter à nos perplexités la lecture de la dernière phrase du paragraphe :
« Il blâmait Alcibiade, en disant que dans sa prime jeunesse il enlevait les maris aux épouses, tandis que, jeune homme, il enlevait les épouses aux maris. » (49)
Actif/passif ? Là n’est plus la question. Mais quel costume philosophique Bion de Borysthène a-t-il donc là endossé ? A vrai dire, autant un platonicien qu’un cynique, un cyrénaïque ou un aristotélicien peut défendre l’ordre conjugal établi. Ce qui différerait en partie, ce serait les raisons d’une telle défense. Certes on pourrait s’étonner qu’un cynique défende le mariage, lui si prompt à disqualifier toutes les conventions. Mais si c’est au nom d’une dénonciation de la recherche effrénée du plaisir, un tel « conservatisme », même à l’intérieur de l’école cynique, est concevable. Bien sûr il va de soi alors que cela ne reviendrait tout de même pas à défendre la valeur du mariage.

mardi 23 mai 2006

Bion de Borysthène ou contre le deuil cynique.

Le 11 Mars 2005, j’ai consacré à Bion une chronique plutôt expéditive (sectateur de Montaigne, j’avais alors daubé sa mort lamentable) mais, lisant le long article que lui consacre Jan Fredrik Kindstrand dans le Dictionnaire des philosophes antiques (TII p.108-112), je suis pris d’un léger remords.
Malgré que c'est en tant que cynique que je l’ai épinglé, son identité philosophique est fluctuante, voire contradictoire. Si on en croit Laërce, il commença platonicien (d’où sa présence dans ce livre IV) et finit aristotélicien, précisément auditeur de Théophraste; mais entre le point de départ et le point d’arrivée, il y eut deux stations : une chez les cyniques, une autre chez les cyrénaïques, plus exactement chez Théodore l’Athée.
A première vue, le passage du cynisme au cyrénaïsme est malaisé tant est détesté dans la première école ce qui est recherché dans la seconde, je veux dire le plaisir. Cependant Bion retrouvait dans l’enseignement de Théodore une moquerie qui lui était familière à l’égard des prêtres et des images fausses des dieux
De l’ensemble des traits rapportés par Laërce se dégage généralement un air de famille cynique. Laissant de côté les plus provocants, j’en choisirai un destiné à pointer les incohérences des rites funéraires :
« Il blâmait aussi ceux qui brûlent les cadavres en les tenant pour insensibles et déposent à côté d’eux des lampes allumées en les tenant pour sensibles. » (IV 48)
On sait qu’entre la chosification des morts et la personnification des cadavres, les cyniques ont choisi le premier terme, renvoyant le deuxième non au respect des personnes qu’ils furent mais aux conventions sans fondements de la culture. Reste que la conduite dénoncée est pour la plupart d’entre nous la seule à être humaine. L’absence de toute identification à la matière relèverait du pathologique et du déni de réalité ; tout aussi bien ne pas traiter le mort comme s’il vivait encore, comme s’il n’était qu’enfermé dans un sommeil impénétrable, est la négation radicale et scandaleuse de la personne qu’il fut.
Ainsi, entre regard clinique et illusion délirante, le deuil juste se cherche en hésitant.

Commentaires

1. Le mercredi 24 mai 2006, 15:13 par Nicotinamide
« A première vue, le passage du cynisme au cyrénaïsme est malaisé tant est détesté dans la première école ce qui est recherché dans la seconde, je veux dire le plaisir. »

Permettez moi de commenter cette phrase.

« Les plaisirs que connaît Diogène toi tu les appelles des peines. » (Maxime de Tyr) Bonheur d’une poignée de lupin, s’entraîner à la dure, se torcher le cul avec de la neige, dépouillement, frugalité, renoncement à ses désirs… Est-ce que Diogène aimer les femmes ? « Asked what a woman was, he replied, deception and loss. » (saying by diogenes preserved in arabic, Dimitri Gutas) Il comparait les « libertins à des figuiers plantés au front des falaises : aucun homme ne peut jouir de leurs fruits que dévorent seuls les corbeaux et les vautours. » Sans ville, sans maison, gueux vagabond, vivant au jour la jour… beau programme pour une jouissance cynique qui laisserait un malaise pour passer du cynisme à Aristippe… Pourtant il a été reconnu chez Diogène un hédonisme cynique couplé paradoxalement à un anti-hédonisme. Cependant ces auteurs penchaient plutôt en faveur d’un rigorisme estimant que les anecdotes hédonistes provenaient de détracteurs. Je dirais plutôt que les anecdotes rigoristes ont suivi les voies stoïques et des pères de l’église. Les anecdotes hédonistes n’ayant pas été retenues. Brancacci dans son article, érotique et théorie du plaisir chez Antisthène démontre l’hédonisme d’Antisthène. Même sans cette article, en relisant les fragments, l’idée vient d’elle-même : « le plaisir dont on ne se repent pas est un bien (Antisthène). » Et que dire de Cratès qui disait que chaque jour devait être une foire joyeuse. Plutarque écrit : « Cratès a passé sa vie à plaisanter et à rire, comme s’il était à une fête. » Sans compter les morceaux de plaisirs que relatent les fragments : Diogène va aux putes, Diogène bouffe du gâteau, Diogène avale des poignées de figues, Diogène secoue son balanoglosse en public… nombreux exemples de plaisirs dont on ne se repent pas. Diogène baptisa Aristippe : chien royal… preuve que le saut de l’un à l’autre n’est que le saut d’un chien à un autre dos de chien.
2. Le mercredi 24 mai 2006, 19:33 par philalethe
Merci pour cette contribution éclairante; j'ai sans doute fait ici une lecture trop stoïcienne des cyniques.