vendredi 22 septembre 2006

Diogène Laërce, notre modèle ?

Après avoir rapporté les paroles mémorables d’Aristote, Laërce fait le catalogue de ses écrits : 156 titres (10 pages de mon édition des Vies) : 445 270 lignes précise Laërce et, sur ce, il enchaîne l’exposé de la doctrine :
« Voici d’autre part ce qu’il y professe. » (V 28)
Que lit-on alors ?
Rien que 6 pages, plus exactement 88 lignes, soit quantitativement et, en supposant une équivalence entre la taille des lignes de mon édition et celle des lignes auxquelles se réfère Laërce, 0,019 % de la masse totale de l’œuvre aristotélicienne.
Je suis porté à en tirer deux conclusions radicalement opposées : si j’accorde du prix à l’œuvre de Laërce, celle d’Aristote est nécessairement prolixe, voire logorrhéique ; en revanche si, comme m’y engage la hiérarchie des valeurs inscrite dans la tradition, je donne tout le poids à l’œuvre du philosophe, le texte de Laërce est d’une insupportable légèreté, pour ne pas aller jusqu’à dire qu’il n’est que du vent.
Mais ce Laërce-là ne représente-t-il pas la caricature du professeur de philosophie, au moins dans les classes terminales ?
C’est non seulement sa brièveté pédagogique qui m’engage à entamer une telle comparaison mais aussi la division de son texte en deux parties dans lesquelles je retrouve deux éléments des cours de philosophie :
a) le topo :
« Sa doctrine philosophique se divise en deux : la doctrine pratique et la doctrine spéculative (…) Il ne retint pour fin unique que l’usage de la vertu dans une vie accomplie (…) L’amitié, il la définissait une égalité de bienveillance réciproque. » (V 28-30)
b) l’explication de texte :
Elle est d’autant plus pointue et fine que le topo a été expéditif. C’est ainsi que Diogène Laërce, pour expliquer une ligne et demie d’Aristote, écrit 17 lignes de commentaire. Résumons : presque 20 % du texte de Laërce est consacré à l’élucidation de 0,00033% de l’œuvre du maître. Ce qui donne une justification à cette bizarre pratique : l’œuvre est si riche qu’on ne peut en toute honnêteté que juxtaposer la synthèse à la hache et l’analyse pointilleuse. Imaginez que Laërce ait voulu expliquer exhaustivement Aristote, il aurait dû écrire plus de 5 millions de lignes. Or, le professeur, raisonnable, sait qu’il n’a guère plus que 30 semaines de cours, on ne peut tout de même pas demander à un élève qui aurait 3h de cours par semaine d’écrire chaque heure 55.555 lignes destinées à lui permettre d’entrer dans les arcanes de la pensée et, qui plus est, seulement de la pensée aristotélicienne...

jeudi 21 septembre 2006

De quelques platitudes sur la beauté.

Qu’est-ce que la beauté ?
Voilà bien une question comme les philosophes généralement les aiment, désireux qu’ils sont d'enfermer dans des mots bien pesés les essences des choses.
A ce sujet, Laërce dans le passage consacré aux apophtegmes d’Aristote attribue à ce dernier la pensée suivante
« La beauté est une meilleure recommandation que n’importe quelle lettre. » (V 18)
L’idée est triviale mais me fait penser à Hobbes qui écrit dans le Léviathan en 1651 :
« La beauté est un pouvoir, parce qu’étant la promesse d’un bien elle vous recommande à la faveur des femmes et de ceux qui ne vous connaissent pas encore. (chap. X trad. de Tricaud)
Laërce ajoute immédiatement que l’attribution à Aristote est contestée : c’est Diogène qui aurait proféré ce jugement. Admettons: le Chien devait être alors en panne de verve vacharde. Heureusement un de ses propos me met sur la voie de ce qu’il aurait été cyniquement correct de dire à ce sujet:
« Diogène se gaussait de la noblesse de naissance, de la gloire et de toutes les choses du même ordre, les traitant de « parures du vice » (VI 72)
Aristote, lui, aurait dit en fait que « la beauté physique est le don d’un dieu ». A la différence de la première définition qu’on pourrait aujourd’hui encore répéter dans le cadre d’une conversation sur les entretiens d’embauche, cette dernière citation est, elle, bien datée. En revanche celle que Laërce attribue à Platon est aussi banale mais d'un banal qui a résisté au temps:
« Un privilège accordé par la nature ».
Les quatre autres définitions, que Laërce présente à cette occasion, ne pourraient pas se fondre dans la conversation, elles feraient citations.
Voulez-vous cependant reprendre l’idée développée par Aristote (ou Diogène) et par Hobbes ? Vous avez alors le choix entre :
« une royauté sans gardes du corps » (Carnéade)
et
« une tyrannie de courte durée » (Socrate)
Je choisirais quant à moi la dernière, plus riche par sa référence à l’éphémérité nécessaire du pouvoir en question.
Préférez-vous identifier la beauté à une apparence mensongère ?
Théocrite le dit métaphoriquement :
« Un bijou de pacotille à l’éclat d’ivoire »
Je réalise subitement que je tiens là une définition possible de Socrate, célèbre pour avoir montré aux autres une surface physique qui ne reflétait pas sa profondeur :
« Un bijou d’ivoire à l’éclat de pacotille »
Mauvais esprit, anti-socratique, oserais-je aller jusqu’à dire que sa laideur lui garantissait « une tyrannie de longue durée » ?
Si vous souhaitez aller droit au fait, vous reprendrez l’expression de Théophraste :
« Une tromperie silencieuse »
Il semble donc que la beauté des corps n’a pas bonne presse chez ces penseurs antiques. Identifiée au pouvoir immérité et à la valeur superficielle, elle paraît être ce qu’il faut rabaisser quand on commence à philosopher. Certes on se rappelle que Platon dans le Banquet fait une place à l’amour des beaux corps mais ce n’est qu’à l’expresse condition que, partant d’eux, on les oublie vite au profit de réalités plus hautes.
Je n'oublie pas qu' Epicure a donné une place de prix à la beauté mais ce n’est pas alors celle naturelle des corps mais celle artificielle de la musique, du chant, du théâtre, de la danse, de la peinture. Reste qu’ objet d’un désir naturel mais non nécessaire, la beauté n’est en rien condition du bonheur. Je devine même que la belle personne est plus mal partie qu’une autre dans la course au bonheur tant elle court le risque d’être prise dans les rêts d’un désir devenu bien vite et malheureusement amour...Mais je ne veux surtout pas faire croire que les Epicuriens ont dit le dernier mot sur l'amour !

vendredi 15 septembre 2006

Descartes et Pascal s’intéressaient-ils à la philosophie antique ? (3)

C’est un passage canonique de la première partie du Discours de la méthode (1637). Descartes y passe en revue les disciplines qu’on lui a enseignées. Après avoir traité de l’éloquence et de la poésie, il passe aux mathématiques :
« Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l’évidence de leurs raisons ; mais je ne remarquais point encore leur vrai usage, et pensant qu’elles ne servaient qu’aux arts mécaniques, je m’étonnais de ce que, leurs fondements étant si fermes et si solides, on n’avait rien bâti dessus de plus relevé. »
C’est par opposition aux mathématiques qu’il introduit son jugement sur les philosophes antiques :
« Comme, au contraire, je comparais les écrits des anciens païens qui traitent des mœurs, à des palais fort superbes et fort magnifiques qui n’étaient bâtis que sur du sable et sur de la boue. »
Bien que Descartes prenne souvent l’architecte comme métaphore du bâtisseur de savoir, si je n’ai pas de mal à imaginer un palais inesthétique reposant sur des fondations inébranlables, il me coûte de penser qu’il est possible de construire un monument remarquable sans assurer les fondations.
Reste l’idée, d’une grande clarté : les affirmations fondamentales des anciens philosophes ne valent rien, jugement qu’ on comprend aisément si on se rappelle que dans son opus magnum, les Méditations métaphysiques (1641), Descartes se donne comme tâche de démontrer, outre la distinction entre l’âme et le corps, l’existence de Dieu.
Il va alors de soi que les systèmes épicurien ou stoïcien, entre autres, n’ont pas à ses yeux des ontologies correctes.
La suite du texte suggère que Descartes vise au premier plan le stoïcisme :
« Ils élèvent fort haut les vertus, et les font paraître estimables par-dessus toutes les choses qui sont au monde ; mais ils n’enseignent pas assez à les connaître, et souvent ce qu’ils appellent d’un si beau nom n’est qu’une insensibilité ou un orgueil, ou un désespoir ou un parricide. »
Il suffirait d’enlever à cette citation un court passage (« mais…connaître ») pour en faire un texte digne de La Rochefoucauld, qui alors ne traiterait pas de certains philosophes anciens mais des hommes en général en tant que mus par l’amour-propre, « le plus grand de tous les flatteurs » (Maxime 4 Edition de 1678). Rappelons qu’en exergue du recueil, La Rochefoucauld a écrit :
« Nos vertus me sont, le plus souvent, que des vices déguisés ».
Dans le droit fil de l’interprétation cartésienne, Pascal pathologise aussi, si on me permet l'expression, le stoïcisme :
« Ils (les stoïques) concluent qu’on peut toujours ce qu’on peut quelquefois et que, puisque le désir de la gloire fait bien faire à ceux qu’il possède quelque chose, les autres le pourront bien aussi. Ce sont des mouvements fiévreux que la santé ne peut imiter. » ( Pensée 136 Ed. le Guern).
Pascal identifie clairement l'origine des errances de ces philosophes pré-chrétiens : leur manque de connaissance des Ecritures, d’où ces deux travers symétriques que sont l’orgueil (les stoïciens) et la paresse (les sceptiques) :
« Sans ces divines connaissances, qu’ont pu faire les hommes sinon ou s’élever dans le sentiment intérieur qui leur reste de leur grandeur passée (c’est le péché originel que les stoïciens ne prennent pas en compte), ou s’abattre dans la vue de leur faiblesse présente (c’est leur source divine que les sceptiques ignorent). Car ne voyant pas la vérité entière, ils n’ont pu arriver à une parfaite vertu ; les uns considérant la nature comme incorrompue, les autres comme irréparable, ils n’ont pu fuir ou l’orgueil ou la paresse qui sont les deux sources de tous les vices, puisqu’il ne peut sinon ou s’y abandonner par lâcheté, ou en sortir par l’orgueil. Car s’ils connaissaient l’excellence de l’homme, ils en ignorent la corruption, de sorte qu’ils évitaient bien la paresse, mais ils se perdaient dans la superbe et s’ils reconnaissaient l’infirmité de la nature, ils en ignorent la dignité, de sorte qu’ils pouvaient bien éviter la vanité (entendons celle des stoïciens) mais c’était en se précipitant dans le désespoir. De là viennent les diverses sectes des stoïques et des épicuriens, des dogmatistes et des académiciens etc. » (Pensée 194)
Pascal mène ici une entreprise de psychologisation de la philosophie ancienne : pour lui pas de philosophie saine sans confiance dans la Révélation.
Descartes, lui, a essayé de construire avec les seules armes de la raison bien dirigée un édifice qui ne doive rien aux croyances, même si ce qu’il fait monter de la terre ne se heurtera jamais à quoi que ce soit venu du Ciel.
D’ailleurs Pascal a écrit sur lui quatre mots assassins :
« Descartes inutile et incertain » (Pensée 702)
A ses yeux, les vies philosophiques ne valent pas mieux que les vies ordinaires. Réfléchissant sur l’ordre de présentation de ses pensées, il évoque une possibilité :
« Pour montrer la vanité de toutes sortes de conditions, montrer la vanité des vies communes et puis la vanité des vies philosophiques, pyrrhoniennes, stoïques. » (Pensée 588).
Curieux : le cynique, qui pourtant aurait fait pour ces philosophes classiques une cible idéale, n’est, à ma connaissance, pas mentionné.

Commentaires

1. Le mardi 19 septembre 2006, 22:43 par Nicotinamide
Et pour cause, il y a du cynique inachevé dans Pascal… Le moraliste, héritier de Montaigne, debout sur sa sagesse antique, est un remord vivant… Corrosif, vénéneux, percutant… Au lieu de dissiper les doutes, il les enfièvre. C’est un philosophe de l’Inquiétude. Son arrogance molle et sans conviction, son amour des libertés, sa crispation s’ancre dans le cynisme noble et le prolonge. Exemples :

« S’il se vante, je l’abaisse ;
s’il s’abaisse, je le vante
et le contredis toujours
jusqu’à ce qu’il comprenne
qu’il est un monstre incompréhensible. »

« Peu de chose nous console parce que peu de chose nous afflige. »

«Ô quelle vie heureuse dont on se délivre comme de la peste. »

« Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment. »

« C’est être superstitieux de mettre son espérance dans les formalités, mais c’est être superbe de ne vouloir s’y soumettre. »


Les cyniques étaient des moralistes c’est pourquoi leurs petits du XVIIème n’échappent pas à cette philosophie. La Bruyère, par exemple signe symboliquement par : « Antisthène : vendeur de marée. »

« Il y a des âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu ; capables d’une volupté, qui est celle d’acquérir ou de ne point perdre ; curieuses et avides du denier dix ; uniquement occupées de leurs débiteurs ; toujours inquiètes sur le rabais ou sur le décri des monnaies ; enfoncées et comme abîmées dans les contrats, les titres et les parchemins. De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l’argent. »

samedi 9 septembre 2006

Qui s'intéresse encore aux philosophes antiques ? (2)

Socrate et Aristodème se rendent ensemble au banquet organisé par Agathon :
« Or, chemin faisant, Socrate, qui s’était absorbé en lui-même, resta un peu en arrière ; et comme je l’attendais, il me pria de continuer. Arrivé devant la maison d’Agathon, j’en trouvai la porte ouverte ; une plaisante aventure m’attendait. En effet, un esclave sortit aussitôt à ma rencontre pour me conduire où étaient installés les convives que je trouvai déjà sur le point de souper ; sitôt qu’il m’eut aperçu, Agathon s’écria : - Aristodème, tu arrives à point pour te joindre à nous ; si quelque autre affaire t’amenait, fais-moi la grâce de la remettre à plus tard ! Hier d’ailleurs, je t’avais cherché partout pour t’inviter… Mais, Socrate ? Comment se fait- il que tu ne nous l’amènes pas ? Je me retourne : plus de Socrate ! J’expliquai que j’étais pourtant venu avec lui, que c’était même lui qui m’avait décidé. – Et tu as fort bien fait ! dit Agathon. Mais où peut-il bien être ? – Il était encore derrière moi à l’instant ; je me demande moi aussi où il sera passé. – Va voir ! dit Agathon à un esclave, et ramène-le nous ! Et toi, Aristodème, prends place ici, à côté d’Eryximaque. A ce moment, continua-t-il, comme un garçon me lavait les pieds pour me permettre de m’étendre, un autre accourut, annonçant que ce monsieur Socrate, réfugié dans le vestibule des voisins, y restait planté sans vouloir écouter ses appels. – Que me chantes-tu là ? dit Agathon. Cours l’appeler et ne le laisse pas filer ! – Non, non ! laissez-le, intervins-je, c’est son habitude de s’isoler ainsi et de rester planté où bon lui semble. Il ne tardera pas, croyez-moi. Ne le dérangez pas. – A ton gré, dit Agathon. » (Le Banquet Platon traduction de Jaccottet)
« Dignité perdue.
La méditation a perdu toute sa dignité de forme, on a tourné au ridicule le cérémonial et l’attitude solennelle de celui qui réfléchit et l’on ne tolérerait plus un homme sage du vieux style. Nous pensons trop vite, nous pensons en chemin, tout en marchant, au milieu des affaires de toute espèce, même lorsqu’il s’agit de penser aux choses les plus sérieuses ; il ne nous faut que peu de préparation, et même peu de silence : c’est comme si nous portions une machine d’un mouvement incessant, qui continue à travailler, même dans les conditions les plus défavorables. Autrefois on s’apercevait au visage de chacun qu’il voulait se mettre à penser – c’était là chose exceptionnelle ! – qu’il voulait devenir plus sage et se préparait à une idée : on contractait le visage comme pour une prière et l’on s’arrêtait de marcher ; on se tenait même immobile pendant des heures dans la rue, lorsque la pensée « venait » - sur ou deux jambes. C’est ainsi que cela « en valait la peine » ! » (Le gai savoir I 6 Nietzsche trad. de Albert révisée par Lacoste)

vendredi 8 septembre 2006

Qui s’intéresse encore aux philosophes antiques ? (1)

Dans les premières pages de L’homme sans qualités, Robert Musil constatait que « l’époque avait déjà commencé où l’on se mettait à parler des génies du football et de la boxe ». Afin d’expliquer le nouvel usage du mot, il écrivit :
« Il n’y a pas si longtemps encore, un homme digne d’admiration était un être dont le courage est un courage moral, la force une force de conviction, la fermeté celle du cœur et de la vertu, un être qui juge la rapidité puérile, les feintes illicites, la mobilité et l’élan contraires à la dignité. Cet être, il est vrai, a fini par ne plus subsister que dans le corps enseignant secondaire (sic) et dans toute espèce de déclarations purement littéraires ; c’était devenu un fantôme idéologique, et la vie a dû se trouver un nouveau type de virilité. Comme elle le cherchait des yeux autour d’elle, elle découvrit que les prises et les ruses dont se sert un esprit inventif pour résoudre un problème logique ne diffèrent réellement pas beaucoup des prises d’un lutteur bien entraîné ; et il existe une combativité psychique que les difficultés et les improbabilités rendent froide et habile, qu’il s’agisse de deviner le point faible d’un problème ou celui d’un ennemi en chair et en os. Si l’on devait analyser un grand esprit et un champion national de boxe du point de vue psychotechnique, il est probable que leur astuce, leur courage, leur précision, leur puissance combinatoire comme la rapidité de leurs réactions sur le terrain qui leur importe, seraient en effet les mêmes : bien plus, il est à prévoir que les vertus et les capacités qui font leur succès à chacun ne les distinguerait pas beaucoup de tel célèbre steeple-chaser ; on ne doit pas sous-estimer les qualités considérables qu’il faut mettre en jeu pour sauter une haie. Puis, un cheval et un champion de boxe ont encore cet autre avantage sur un grand esprit, que leurs exploits et leur importance peuvent se mesurer sans contestation possible et que le meilleur d’entre eux est véritablement reconnu comme tel ; ainsi donc, le sport et l’objectivité ont pu évincer à bon droit les idées démodées qu’on se faisait jusqu’à eux du génie et de la grandeur humaine. »
Neurologues, à vos caméras à positrons pour qu’on sache enfin si c’est scientifiquement fondé d’accorder le titre de génie à un cheval ou à Zidane !

jeudi 7 septembre 2006

Aristote/Diogène : 2-0

Quand on est cynique, un Aristote, ça se ridiculise. En effet la verve hargneuse du Chien vise autant l’excellent que le médiocre, désireux qu’il est de déceler sous le succès l’échec.
Diogène a donc voulu faire à Aristote le coup de la figue sèche. Laërce ne précise pas en quoi il consiste: est-ce la même blague que celle dirigée autrefois contre Platon ?
« Diogène, qui était en train de manger des figues sèches, rencontra Platon et lui dit : « Tu as le droit d’avoir ta part ». Platon en prit et les mangea. « J’ai dit « avoir ta part », pas « avaler » », dit Diogène » (VI 25)
Ça avait marché avec le maître, ça pouvait fonctionner aussi avec le disciple, malgré la dissidence ! Mais à malin, malin et demi :
« Comme Diogène lui offrait une figue sèche, il comprit qu’il avait préparé un mot d’esprit, au cas où il ne la prendrait pas. » (V 18)
Aristote a donc pensé que ce n’était pas un remake pur et simple du mauvais tour qui avait servi à berner son professeur et a peut-être même fait l’hypothèse que Diogène, s’attendant à rencontrer en la personne d’Aristote un homme averti, s’était résolu à inverser le mécanisme : non plus honte sur celui qui prend la figue mais honte sur celui qui ne la prend pas !
Ce mot d’esprit, Laërce ne nous le dira pas et je n’aurai pas l’immodestie d’en imaginer un à la hauteur du génie de Diogène. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que Diogène n’a pas prévu ce jour-là de mot d’esprit de rechange en cas d’échec de sa tactique ridiculisante :
« Il la prit en disant qu’avec son mot d’esprit Diogène avait perdu aussi la figue. »
Ça aurait pu se terminer là. Mais Diogène récidive : qu’a-t-il eu en tête ? Que cette fois Aristote ne la prendrait pas ? Et qu’il pourrait donc servir sa plaisanterie ? Il ne semble pas en tout cas avoir eu assez de présence d’esprit pour trouver dans le court intervalle qui sépare les deux offres de quoi redresser la situation en sa faveur. Jugez-en :
« Comme Diogène lui en offrait de nouveau une, il la prit et l’éleva en l’air comme on fait aux enfants et, disant « qu’il est grand, Diogène ! », il la lui rendit. »
Diogène, lui qui ne trouvait aucun homme digne de ce nom dans la foule des adultes qui peuplait l’agora, réduit à un petit enfant qu’on récompense d’une figue pour sa volonté persistante bien que maladroite de jouer aux adultes astucieux !
Une telle figue a dû être dure à avaler pour la gorge orgueilleuse du cynique.
Mais je trouve juste la victoire d’Aristote : les œuvres cyniques, bien que vachardes et drôles, sont quand même bien maigres par rapport aux textes austères certes mais ô combien denses et pleins de profondeurs actuelles du Stagirite…

Commentaires

1. Le mardi 19 septembre 2006, 22:57 par Nicotinamide
Comparer l'obésité Aristotélicienne aux joues maigres de Diogène est une provocation... La philosophie cynique ne véhicule aucune doctrine, sa peau laisse compter ses côtes. Il n’existe aucun sermon de Bénarès pour fixer la vie. Bien que les Diogène vantent les mérites de la frugalité ou savourent l’absence de désirs, je ne saurais dire si les chiens préfèrent une salade nue à des escargots à l’ail. En effet, il existe des exemples où les cyniques délaissent l’eau pour boire du vin en gueulant. Ils reposent les figues sèches et la luzerne pour manger des gâteaux les joues bouffies. Ils cultivent le paradoxe en accouplant la réclame du festin et de l’orgie sexuelle avec la promotion du cresson et de l’onanisme. Qu’importent les contradictions, la rhétorique, la politique, la métaphysique, la poétique, ce ne sont que des jeux de langage… Les paradoxes se résolvent dans la situation. Le cynisme correspond à une philosophie de la situation. Il incarne l’état d’esprit qui permet d’aborder au mieux chaque cas. Pour trouver une solution pratique, aucune conceptualisation préalable n’apparaît nécessaire. Le cynisme rapporte juste des histoires, des anecdotes, des mots courts, du fragment et des blagues... Mais comment adapter une farce ? Comment expérimenter une saillie verbale ? Comment retrouver les traces de ce qui se définit non pas comme un précis de philosophie mais comme un rapport à soi organisé par l’amour de la liberté. Comment rassembler les paroles de ce qui est non pas un discours mais une attitude de protestation mêlée à la résignation ? Comment extraire une voix théorique puisque le cynique ne conceptualise pas, n’avance aucune théorie, il ne pense ni la nature, ni le bien, ni la vertu… Il croit en la force de son corps et du geste. Le cynique porte seulement des raisons, une poétique de la parole… et une corde.
Par conséquent Aristote fut preuve de cynisme (j'allais dire d'intelligence) face aux figues empoisonnées.
2. Le mardi 26 septembre 2006, 00:13 par Nicotinamide
Diogène est un maître sans disciple, sa philosophie ne s’enseigne pas, elle se montre. La vertu réside dans l’acte. Un geste botte les paroles circulaires. Une belle claque sur un crâne chauve suffit pour réveiller le sommeil des avaleurs de frimas. Le réel finit toujours par rattraper les bouffeurs d’illusions… Le cynisme encercle alors l’illusion d’un halo de soupçons et de doutes. Le cynisme éclate nos rêves de cristal en nous chatouillant sous les bras. La vérité cynique explose une cascade de sarcasmes joyeux. L’espoir qui se croyait tombe dans la désillusion. L’illusion sous l’impulsion de la philosophie sinopéenne devient une déception comique. Bien que tout se vaille, Antisthène proclame : « Ce qui est honteux est honteux quoiqu’il t’en semble ». L’éthique cynique est une éthique physiologique. La nature relie les hommes par les boyaux. Antisthène n’a pas besoin d’argument pour être dégoûter de l’horreur de la cruauté. Tout le monde n’a pas une volonté diogénisiaque pour résister à ce qui déclenche des vomissements… Antisthène ne se demande pas que dois-je faire mais comment vivre ? Ce n'est pas une question de vérité mais de volonté et de désir. A côté de ses désirs, la volonté est le fondement de ses valeurs. Ainsi, il écarte tout ce qui pourrait entraver cette volonté. Il sait que toutes les théories sont relatives mais il préfère le soleil aux caresses du pouvoir, il préfère la liberté à l’esclavage, il préfère l’autarcie à la dépendance, il préfère la provocation aux discours logiques… Le cynique cultive l’absolu : celui non de l’idée mais du réel, non de la valeur mais de l’acte. Rien n’est à contempler en ronronnant, l’absolu est pratique ! En détournant une citation d’Alain sur la justice, il est possible d’inventer l’anecdote :

Aristote : « - Le cynisme est une philosophie qui n’existe pas car vous ne laissez que des frivolités, aucun texte sérieux, aucune doctrine solide, aucune idée…

Diogène : - Tu as raison Aristote, la philosophie cynique n’existe pas c’est pourquoi nous devons la faire ! »
3. Le mardi 26 septembre 2006, 20:26 par philalethe
J'ai du mal à accepter cette idée du cynisme comme pratique sans doctrine. Comment expliquer alors qu'on leur attribue tant d'ouvrages avec des titres qui mettent en évidence le contenu doctrinal: Sur la vertu, Sur le bien, Traité sur l'amour etc ? Je crains que par moments vous ne vous fabriquiez un cynisme à votre mesure.
4. Le dimanche 8 octobre 2006, 00:13 par Nicotinamide
Je comprends qu'il soit difficile d'accepter que la philosophie cynique apparaisse comme une pratique sans doctrine. Pourtant, je ne suis pas le seul à le mesurer ainsi. je cite : "Quand on veut étudier la morale cynique, on se heurte à la rareté des fragments et des témoignages de contenu doctrinal. Cette rareté tient peut-être moins en fait aux lacunes de la tradition qu'à la nature même de la philosophie cynique, qui se réclamait avant tout d'une pratique, d'un mode de vie, et se voulait une morale des actes." (L'Ascèce cynique, Goulet-Cazé M.O, 1ère phrase de l'introduction)

"certains hommes , disait Diogène, ont le mot juste mais ils ne savent pas s'écouter eux-mêmes, pas plus que la lyre ne sait percevoir les beaux sons qu'elle émet." Stobée (p. 77 les cyniques grecs fragments et témoignages, PUO)

La même réplique est dans la bouche de Cléanthe à propos des disciples d'Aristote. (Diogène Laerce VII 173)

Il existe des écrits : Sosicrate de Rhodes et Satyros affirmaient qu'aucune des oeuvres de Diogène n'étaient authentiques.

En négligeant ces témoignages, la lecture des fragments de ce qu'il nous reste des écrits de Diogène ne frôle pas la haute-voltige doctrinale : Philodème de Gardara apporte une trace de la "politique de Diogène". On y lit une liste de doctrines :
- employer ouvertement tous les mots sans aucune limite
- se secouer le prépuce en public"
- porter un manteau double
- d'abuser des mâles qui sont amoureux d'eux
- les enfants appartiennent à tous
- avoir des rapports sexuels avec ses soeurs, sa mère, ses frères, ses fils
- ne pas s'abstenir de s'accoupler par tous els moyens
- les femmes porteront le même vêtments que les hommes, mêmes activités
- les hommes doivent tuer leur père
- être comme des jeunes devenus fous

Si l'on ne croit pas Sosicrate et Satyros, il est difficile de lire dans la page qu'il nous reste de la "politique" de Diogène autre chose qu'un acte de provocation. Ses écrits sont des gestes au même titre qu'une écuelle brisée, un collier de hareng ou l'enlacement d'une statue.

5. Le dimanche 8 octobre 2006, 11:09 par philalethe
Je suis tout à fait d'accord avec l'idée que le cynisme doit être interprété comme une morale en actes, mais on peut le dire aussi bien du stoïcisme, de l'épicurisme et du scepticisme (je partage sur ce point les thèses défendues par Pierre Hadot). Cependant cela implique non qu'il n'y a pas de doctrine mais que cette dernière a une finalité pratique primordiale. Quant aux passages de politique cynique que vous citez, ils me paraissent plus ressortir de l'éthique; sous leur dimension provocatrice, ils participent d'un rejet radical du nomos, de la loi, de la convention en tant que celles-ci n'ont aucun fondement au profit d'une identification de la physis, de la nature au bien. Certes j'ai du mal à interpréter deux des préceptes: tuer le père (le manger ne me poserait pas de problème (sic) car il y a dans le cynisme une défense naturaliste de l'anthropophagie ) et être comme des jeunes devenus fous (sauf à penser la folie seulement dans ses effets comme transgression des conventions identifiées à des vanités). Vous seriez gentil de me rappeler comment je pourrais accéder à ces textes de Philodème de Gadara. Merci d'avance.
6. Le jeudi 12 octobre 2006, 00:46 par Nicotinamide
Je m’avance trop en supposant que les philosophes cyniques couplaient leurs réflexions éthiques avec l’éthologie. Je m’explique. La régulation de nos comportements ne dépasse pas « le coup de bec » aviaires qui permet aux poules de savoir qui domine, qui bouffe le premier, qui ira se coller les cloaques... La justice, par exemple, est une contrainte biologique. Elle régule les comportements sociaux et assure une cohésion pacifique. La justice relève de l’éthologie plus que de doctrines, les cyniques le manifestent : Diogène Laërce raconte comment les cyniques se faisaient justice : « Il exaspéra à ce point le musicien Nicodromos que ce dernier lui pocha un œil ; Cratès se garnit alors le front d’un écriteau sur lequel il avait écrit : « chef-d’œuvre de Nicodromos. » (…) Diogène entra un jour dans un banquet à demi-rasé, et reçut des coups. Il inscrivit alors sur un tableau les noms de ceux qui l’avaient frappé, et se promena par les rues, en le tenant devant soi, tout nu, jusqu’à ce qu’il s’attire la compassion de la foule en exposant les coupables aux reproches. » Les cyniques ont joué sur les répulsions naturelles qu’engendre l’injustice et sur la naissance naturelle de la pitié insoutenable provoquée par une peau marbrée d’hématome. La justice cynique est avant tout une reconnaissance du sentiment d’injustice et un soutien animal à la victime. La justice cynique est éthologique car elle repose sur des sentiments provoqués par les hématomes. Elle repose sur l'intersubjectivité, sur l'interaction entre la douleur subie, la compassion et la colère... La violence soulève la compassion qui entraine le reproche, le blame et par conséquent tend à amoindrir la violence. La justice cynique foule les places, elle part du symptome et du peuple... Elle diagnostique le présent. Elle affiche les symptomes, les contorsions, les corps dressés, battus… Il n’y a pas ici de théorie de la justice comme l’écrit par exemple Platon dans la république II (Glaucon).

Le texte provient des papyrus trouvé à Herculanum : les stoïciens : PHerc. 155 et 339
Il est repris dans Socratis et Socraticorum Reliquiae (Giannantoni). J’avais sous les yeux une traduction issue de l’article de Dorandi : La politeia de diogène de sinope (p. 60-61, Le cynisme ancien et ses prolongements, PUF)

lundi 4 septembre 2006

Aristote : la générosité paradoxale.

A quelques pages d’intervalle, Laërce rapporte la même conduite de la part d’Aristote. Celle-ci consiste à donner à autrui ce que ce dernier ne mérite pas. Dans le premier cas, il s’agit d’un bon à rien, dans le second de quelqu’un qui n’est pas un homme de bien (certains auront peut-être du mal à reprendre à leur compte ces jugements sur autrui, portés qu’ils seront à parler de « bons à rien » ou d’ « hommes de bien » tant ils seront convaincus qu’associer les hommes à des natures aussi pesantes que les natures animales ou végétales relèvent de la préhistoire de la pensée).
Mais ne lisons pas tout cela en sartrien prompt à suspecter la dégradation dans toute qualification de l’humain. Donnons-nous simplement un bon à rien : il semble alors aller de soi pour les contemporains d’Aristote (du moins tels que Laërce les présente) qu’il ne mérite pas qu’on lui donne l’aumône ; c’est pourtant ce que fait le philosophe. Dans la même logique, il prête de l’argent à un homme malhonnête.
On se souvient peut-être que les cyniques ont aussi souvent fait l’inverse de ce qu’on attendait. Leur raison était la volonté de déranger l’ordre institué, elle-même expression d’une dépréciation systématique du nomos, de la loi au profit de la phusis, de la nature.
Rien de tel chez Aristote ; à propos du bon à rien, il réplique à qui lui reproche son attitude :
« Ce n’est pas de sa conduite, mais de l’homme que j’ai eu pitié » (V 17)
On peut donc dissocier l’action de l’agent : la première est condamnable tandis que le second, lui, est digne de pitié. D’où une difficulté : qui fait l’action ? En toute rigueur, l’agent paraît contraint d’agir par une cause qu’il ne contrôle pas ; en fait ce bon à rien ne fait pas rien, il est fait rien ! Est-ce imprudent de rapprocher cette idée de l’action de la conception platonicienne selon laquelle les méchants veulent, comme tout homme, le Bien mais, à la différence des meilleurs des hommes, ils ne sont pas éclairés, eux ?
La justification qu’Aristote formule à propos du prêt consenti à qui ne le rendra pas me semble distincte :
« Ce n’est pas à l’homme que j’ai donné mais à son humanité » (V 21)
Le dédoublement n’est plus entre l’agent et l’action mais entre deux agents : l’homme individuel et l’homme générique. L’homme individuel a bel et bien mal agi ; quant à la forme humaine dont il est l’instanciation, si elle mérite un don, c’est parce que, comme toutes les formes, elle est une valeur. L’argent ici est donné par reconnaissance de la valeur générique qui se manifeste à travers l’individu.
Le premier don est circonstancié au sens où, tout homme ne faisant pas pitié, la compassion a toujours des raisons d’être particulières ; le second don n’a pas ces limites dans la mesure où il est adressé à l’Homme, or, tout homme est Homme à chaque instant et quoi qu’il fasse ou ne fasse pas !
Celui qui donne au bon à rien est tout simplement humain ; en revanche il y a quelque chose de religieux dans cette identification dans l’individu éphémère d’une Forme immortelle.
Ceci dit, dans les deux cas, si le don est compris dans ses raisons, il est incitation du bon à rien à devenir bon à quelque chose et du malhonnête à devenir homme de bien. Le premier est poussé à agir au lieu de se laisser faire, le second est porté à tendre vers une meilleure expression de la Forme humaine…Mais n’étant pas philosophes, ils ont plutôt été encouragés à demander une deuxième fois à Aristote l’argent dont ils avaient besoin. Ai-je pointé sur un défaut philosophique ? Traiter les hommes réels comme s’ils étaient conformes à la conception philosophique qu’on se fait d’eux ?

samedi 2 septembre 2006

Aristote, traître à Socrate ?

Criton avait proposé à Socrate de s’enfuir plutôt que de subir la peine injuste à laquelle il venait d’être démocratiquement condamné. Cependant par respect pour les Lois, quelle malheureuse qu’ait pu être à l’occasion leur application, Socrate avait refusé l’offre.
Aristote, lui, n’a pas voulu répéter le destin socratique :
« Quant à Aristote, après être venu à Athènes et avoir pendant treize ans dirigé son école, il s’enfuit à Chalcis, parce que Eurymédon le hiérophante (ou Démophile, comme le dit Favorinus dans l’Histoire variée) porta contre lui une accusation d’impiété, pour avoir composé l’hymne à cet Hermias dont il a déjà été question (…) » (V 6)
L’accusation en question n’est pas émise par un quidam mais par le hiérophante, autrement dit le grand-prêtre d’Eleusis. Rien d'étonnant: on ne peut découvrir une antithèse plus radicale à cette prétendue divinisation d’un potentat que le culte mystérieux célébré à Eleusis : autant Hermias a eu une visibilité incontestable, autant l’objet honoré par les mystes initiés par le hiérophante reste encore aujourd’hui, malgré la référence que Laërce fait plus loin à Déméter, d’une invisibilité assez énigmatique.
Quant à ce Démophile, ami du peuple par son nom, son identité me reste cachée.
Mais le problème n’est pas là : ce que je voudrais clarifier, c’est si Aristote, en adoptant une attitude contraire à celle du maître de son maître, est indigne du nom de philosophe. Plus précisément est-il infidèle aux convictions socratiques ?
La réponse n’est pas aisée, on va voir pourquoi.
Socrate argumente son refus de fuir la cité par le fait qu’elle est sa cité, ou autrement dit qu’il a une dette par rapport aux lois athéniennes qui ont rendu possible, par l’organisation de la communauté à laquelle il appartenait, sa vie individuelle. Mais la position est subtile et mieux vaut lire directement Platon faisant parler les Lois :
« Nous en effet, nous qui t’avons engendré, qui t’avons complètement éduqué, nous qui t’avons fait part, à toi comme à tout le reste des citoyens, de l’ensemble des biens dont nous étions à même de vous faire part, nous donnons ensuite avis, par voie de proclamation, que tout Athénien est libre, s’il le souhaite, une fois admis au rang de citoyen, expérience faite du régime en vigueur dans la Cité et de ce que nous sommes, nous les Lois ; libre, si nous ne lui plaisons pas, de s’en aller où il le voudra, en emportant ce qui lui appartient. Aucune de nous, les Lois, ne met obstacle à la volonté de tel d’entre nous, de s’en aller dans une de nos colonies, ne lui interdit non plus, si nous, ni la Cité, ne lui plaisons ; à sa volonté de se rendre, en emportant ce qui lui appartient, quelque part ailleurs, pour y établir sa nouvelle résidence. Mais en revanche, celui d’entre vous qui sera resté ici, expérience faite de la façon dont les jugements de notre justice et dont, par ailleurs, est administré l’Etat, de celui-là désormais nous affirmons qu’il s’est en fait mis d’accord avec nous pour faire ce que nous pourrions lui ordonner ; et celui qui n’obéit pas, nous affirmons qu’il est trois fois coupable de ne pas nous obéir, et puisque c’est nous qui l’avons engendré, et puisque c’est nous qui l’avons nourri, et puisque enfin, ayant convenu qu’il nous obéirait, il ne se laisse pas convaincre par nos avis et nous convainc pas non plus, à supposer que nous soyons en quelque point fautives : lui à qui nous proposons cette alternative, au lieu de lui prescrire brutalement de faire ce que nous pouvons avoir à lui ordonner, lui à qui nous la concédons, ou bien de nous convaincre, ou bien de se conformer, et qui ne fait ni l’un ni l’autre ! » (Criton 51 cd – 52 a traduction de Robin)
Les conditions de l’illégitimité de la fuite sont donc clairement posées : être né dans la cité, y avoir vécu, avoir bénéficié d’un procès contradictoire et l’avoir perdu. Sont présentés ainsi les trois degrés de la culpabilité. Or, à première vue, Aristote n’a rempli qu’une des trois conditions et encore partiellement, puisqu’il n’a passé que treize ans à Athènes. On peut donc apparemment en conclure que, selon les critères socratiques, Aristote n’est que faiblement coupable, son innocence totale étant tout de même exclue par l’idée que vivre dans le cadre d’un Droit équivaut à la reconnaissance implicite de sa valeur. Cependant les choses se compliquent quand, quelques pages plus loin, Laërce ajoute :
« C’est lui qui fut le premier, dit Favorinus dans l’Histoire variée, à rédiger un discours judiciaire pour lui-même, à l’occasion justement de ce procès ; et à dire qu’à Athènes
il mûrit poire sur poire, et figue sur figue (dénonciateur et figue se disent en grec à peu près pareil) » (V 8)
On est doublement surpris : d’abord, avant Aristote, Socrate n’a-t-il pas été son propre avocat ? Ensuite, fuite et procès sont incompatibles, sauf à penser que la fuite suit le procès, ce qui certes augmenterait la faute sans néanmoins la porter à la dimension de la culpabilité d’un Socrate qui aurait écouté Criton, vu le statut d’étranger d’Aristote.
Reste qu’Aristote, échappant à la mort donnée par la cité, se la donne à lui-même en utilisant comme Socrate un poison, non pas la cigüe mais l’aconit. Dans l’épigramme qu’il lui consacre, Laërce donne la raison de ce suicide :
« Il arriva qu’Eurymédon allait accuser Aristote d’impiété,
lui, le desservant des mystères de Déméter.
Mais en buvant de l’aconit il s’échappa ; c’était là sans effort (en grec aconiti !)
Donc, remporter la victoire sur d’injustes calomnies. » (V 8)
On note que Laërce bouleverse la chronologie qu’il a suggérée quelques lignes plus haut et donne au suicide la fonction de la fuite, ce qui ne rend que plus mystérieuse du coup la séquence antérieure : fuite + suicide. Il semble en effet que des deux remèdes l’un est en trop. En tout cas, ce suicide, précédé ou non de la fuite, semble un peu démesuré, un stoïcien aurait, lui, accusé le coup en renvoyant aux faux biens l’amour de l’honneur et de la bonne réputation. Je relève aussi que le suicide va jusqu’à précéder la formulation de la calomnie, comme si le pire des maux était moins d’être calomnié que d’être témoin des discours malveillants dont on est l’objet. Ajoutons que, du point de vue des accusateurs, le suicide (et bien davantage la fuite suivie de la mort volontaire) est aisément interprétable en termes de reconnaissance honteuse de la faute.
Mais ouf ! Aristote est aussi mort d’une autre façon, moins maladroite, moins ambiguë, plus classique en somme, comme le rapporte Laërce en s’appuyant sur Apollodore, dans ce texte qui tient tant de l'enregistrment, du constat qu’il donne à la vie (et à la mort) d’Aristote une singulière platitude :
« Par ailleurs, Apollodore dans sa Chronologie(le titre de l'oeuvre est en effet mérité), dit ce qui suit : il naquit la première année de la quatre-vingt-dix-neuvième Olympiade ; il devint l’élève de Platon et passa auprès de lui vingt ans, après l’avoir rencontré à dix-sept ans ; et il alla à Mytilène sous l’archontat d’Eubule, la quatrième année de la cent-huitième Olympiade. C’est après la mort de Platon, la première année, sous l’archontat de Théophile, qu’il s’en alla chez Hermias, et il y resta trois ans ; puis, sous l’archontat de Pythodote, il alla chez Philippe, la deuxième année de la cent-onzième Olympiade, alors qu’Alexandre avait déjà quinze ans. Puis il arriva à Athènes la deuxième année de la cent-onzième Olympiade et il enseigna eu Lycée pendant treize ans. Ensuite il s’en alla à Chalcis la troisième année de la cent-quatorzième Olympiade, et il mourut de maladie à l’âge d’environ soixante-trois ans, quand Démosthène, lui aussi, mourut à Calaurie, sous l’archontat de Philoclès. » (V 9)
Malheureusement c’est ce texte, résistant à l’interprétation, qui est jugé le plus en accord avec la réalité. Dois-je, en généralisant, faire l’hypothèse que le degré de réalité d’une vie est proportionnel au degré de son incapacité à mettre en pratique les idées ?

lundi 28 août 2006

Aristote et le tyran.

Hermias exerçait la tyrannie à Atarnée. Platon lui aurait écrit une lettre (III 61) mais Aristote aurait entamé avec lui une relation plus directe dont Laërce présente diverses modalités :
a) le philosophe aime d’amour le tyran. En effet "tyran et mignon" n’est pas un oxymore. Qui domine politiquement ne le fait pas nécessairement sexuellement (la réciproque, elle, est évidente). En plus (sic), cet Hermias est eunuque, manque qui introduit une variante intéressante dans la relation pédérastique théorisée dans Le Banquet de Platon : l’amour de l’amant pour l’aimé n’y a plus rien de propédeutique et la honte de l’inverti adulte n’a plus lieu d’être, vue la radicale impossibilité de l’inversion de l’inversion. Cette première modalité pourrait être à la rigueur lue comme une allégorie un peu vulgaire de la soumission de la politique à la philosophie…
b) le philosophe entre dans la famille du tyran. A défaut de se donner, Hermias donne sa fille ou (ici inclusif) sa nièce, dénommée Pythias. La relation ne s’exprime plus désormais en termes de subordination mais d’alliance : en un sens, les noces de la philosophie et de la politique mais sur un mode plus égalitaire. Certes fille d’eunuque est un étrange statut, sauf à penser à une adoption.
c) le philosophe devient le rival du tyran. Bien sûr il faut pour cela donner à l’eunuque, ce que, par accident, il semble ne pas pouvoir désirer, je veux dire, une concubine. Alors Aristote, s’il ne possède plus le tyran, possède une de ses possessions. Mais cette troisième version est plus compliquée qu’il n'y paraît car le philosophe aurait, comme on l’a vu (16-06-06), épousé la concubine avec le consentement d’Hermias. Certes le tyran ne cesse pas ici de donner mais c’est désormais ce à quoi il avait droit ou du moins ce sur quoi il avait prise. Un tyran qui lâche prise en faveur d’un philosophe, voilà encore de l’allégorie en puissance…
Je ne reviendrai guère aujourd’hui sur l’erreur de catégorie que commet alors Aristote en divinisant Pythias (cf le billet du 16-06-06). Plus insensé que les amants aveugles moqués par Lucrèce qui eux pourtant se contentaient de métamorphoser un défaut, voire une tare, en qualité, Aristote n'hésite pas théomorphiser, si on veut bien me pardonner le néologisme.
C’est à première vue sa reconnaissance excessive envers Hermas qui retient mon attention. Mais ai-je raison de parler de reconnaissance ? Certes la phrase de Laërce y engage, jugez-en :
« Hermias ayant donné son accord, il l’épousa, et, transporté de joie, il offrait des sacrifices à cette femme comme les Athéniens à la Déméter d’Eleusis (face à ce transfert sacrilège de culte, je ne résiste pas au plaisir de citer derechef le passage du Manuel où Epictète opère une « somatisation » sans reste de la femme aimée : « Si tu aimes une marmite, dis-toi : « J’aime une marmite. » Car, si elle se casse, tu n’en seras pas troublé. Si tu embrasses ton enfant ou ta femme, dis-toi : « J’embrasse un homme. » S’il meurt, tu ne seras pas troublé. ») ; et pour Hermias il écrivit un péan, qui est transcrit plus loin. » ( V 4)
Reste que, même s’il ne s’agit pas en fait de gratitude mais d’hommage rendu à une mort tragique, Aristote a peut-être commis vis-à-vis d’Hermias la même erreur de catégorie, pour reprendre une deuxième fois le concept de Gilbert Ryle, que vis-à-vis de son épouse. Peut-être seulement, car si le péan est originairement un chant en l’honneur d’Apollon, celui que composa Aristote paraît moins être un éloge d’ Hermias qu’un hymne en l’honneur de la Vertu, personnifiée en jeune fille pour l’occasion :
« Vertu, pénible à la race mortelle, la plus belle proie pour une vie, c’est dans l’Hellade un sort enviable que de mourir pour ta beauté, jeune fille, et de supporter sans répit des peines terribles : tant tu jettes dans le cœur un fruit digne des immortels, qui l’emporte sur l’or, les parents et le sommeil où les yeux s’alanguissent. Et c’est pour toi qu’Héraclès, le fils de Zeus, et les fils de Léda endurèrent bien des épreuves dans leurs travaux, proclamant ta puissance. Par amour de toi Achille et Ajax gagnèrent les demeures d’Hadès. Et c’est pour ta chère beauté qu’un enfant d’Atarnée a quitté la lumière du soleil. Or donc, fameux pour ses actions et immortel l’exalteront les Muses, les filles de Mémoire, exaltant la majesté de Zeus l’hospitalier et le privilège d’une amitié solide. »
Certes Hermas, en vedette américaine, est annoncé sinon par des dieux du moins par des héros et s’il n’est qu’ « enfant d’Atarnée », il mérite néanmoins le titre d’immortel. Cependant c’est à la Vertu qu’Aristote s’adresse dans ces vers aux résonances par endroits stoïciennes, même s’il ne semble guère conforme à l’école du Portique de prendre la violence de la passion amoureuse comme métaphore de l’attachement à la vertu !
Diogène Laërce cite un autre texte consacré par Aristote à Hermias qu’il présente comme « une épigramme pour (la) statue (d’Hermias) à Delphes » (V 6). Ici point de doute, Hermias n’a plus que la stature modeste d’un homme trahi :
« Celui-ci, il advint que, de façon sacrilège, transgressant la sainte loi des bienheureux, le roi des Perses porteurs d’arcs l’a tué ; non que, ouvertement, à la pointe de sa lance, en un combat mortel, il s’en soit rendu maître, mais en tirant parti de sa confiance en un homme fourbe. » (V 6)
Pierre Larousse a tranché en faveur d’Aristote, quitte à juger quelque peu abrupte la fin de l’hymne litigieux ; après avoir mis en évidence l’origine apollonienne de cette poésie, il ajoute :
« On appelait aussi péans des éloges tout à fait généraux et abstraits, tels que celui de la Santé. Nous possédons plusieurs vers d’un poème de ce genre, composé par Lycimnius. Ils sont, pour la plupart, incorporés dans le petit Péan à la santé, par Ariphron, qui nous a été conservé. On y trouve, avec beaucoup de justesse, mais avec fort peu de poésie, que sans la santé l’homme ne peut jouir ni de la richesse, ni de la domination, ni d’aucun autre bien. Quoique le sujet n’en soit pas moins abstrait, le Péan à la vertu du grand Aristote est plus lyrique par sa composition (…) Mourir pour elle est un sort envié en Hellade, et l’énumération des grands héros qui souffrirent et moururent pour elle se termine, par une transition brusque, mais certainement voulue (on ne prête qu’aux riches) avec l’éloge profondément senti du noble ami d’Aristote, Hermias, souverain d’Acarné. » (Grand dictionnaire universel du 19ème siècle T. 12).
Peut-être lecteur rapide de Laërce, Pierre Larousse a du moins le mérite de résumer en un mot simple et clair mais certes vague : « ami » les très incertaines relations d’Aristote et d’Hermias…

jeudi 29 juin 2006

Qu'est-ce que les vacances ?

Paradoxalement Philalethe hiberne pendant l'été, il se réveillera à la rentrée de l'Esprit !