jeudi 1 mars 2007

Archytas: un mot plus fort que lui.

Je lis tous les textes réunis par Diels et portant sur Archytas, autre pythagoricien auquel Diogène Laërce consacre quelques courtes pages. Ils me laissent tous froid, à l’exception de celui-ci :
« Archytas, qui savait en toutes choses se montrer mesuré, se gardait aussi, bien sûr, d’employer des mots inconvenants. Un jour qu’il se trouvait dans la nécessité de recourir à l’un de ces mots incorrects, comme il refusait de s’avouer vaincu, au lieu de prononcer le mot en question, il l’écrivit sur le mur et fit voir ce qu’il était forcé de dire, sans avoir été forcé de le dire. » (Elien Histoires variées XIV 19)
C’est psychanalytique avant l’heure ! Même un philosophe comme Archytas n’est pas maître dans sa propre maison. Le ça : « un jour qu’il se trouvait dans la nécessité de recourir à l’un de ces mots incorrects »
Le surmoi : « comme il refusait de s’avouer vaincu »
Le moi : « au lieu de prononcer le mot en question, il l’écrivit sur le mur et fit voir ce qu’il était forcé de dire, sans avoir été forcé de le dire »
Ce gros mot est une petite formation de compromis. Ce qui ne peut pas sortir par la bouche se manifeste par un autre organe.
Ou bien :
Donner la bouche au vilain mot, c’est le faire sortir de soi par ce qui ne doit exprimer que des paroles raisonnables. Archytas ne veut pas se la salir. Le mot, il ne le dira même pas du bout des lèvres : elles sont au service de la raison. Seulement du bout des doigts, subordonnés qu’ils sont aux passions.
On est loin des philosophes héroïques, ceux qui peuvent s’étrangler ou rester impassibles sous la torture. Non, Archytas n’est pas pour autant un moins que rien, mais à la maîtrise absolue, il a renoncé, choisissant de faire la part du diable.
D’ une colique affective, il faut se débarrasser, par la main serve, aux basses tâches réservée.

Commentaires

1. Le vendredi 2 mars 2007, 23:11 par Nicotinamide
Je suppose que l'on ne connait pas le mot "inconvenu" en question ?
Diogène Laërce
VII 118 "Les sages sont francs car ils suppriment la dissimulation dans le langage et l'apparence."
VI 69 "Comme on lui demandait ce qu'il y a de plus beau au monde, Diogène répondit : "le franc parler".
Philodème : "Il plait à ces cyniques d'utiliser les mots dans leur nudité, sans les atténuer, et de les utiliser tous." (issue de la Politique de Diogène dont on avait déjà parlé. Voir sur cette question les kynika du stoicisme de Goulet-Cazé)
Par conséquent, Archytas est un demi moins que rien...
2. Le samedi 3 mars 2007, 06:41 par philalèthe
le premier passage de Laërce que vous citez, tiré de la vie de Zénon de Kition, fondateur du stoïcisme, est précédé immédiatement de la phrase suivante:
"Les sages sont des hommes honnêtes et ils veillent constamment à présenter le meilleur d'eux-mêmes, s'occupant de cacher les choses viles et de manifester les biens véritables."
Quelques lignes plus loin, je lis encore:
" Certes il arrivera parfois que le sage reçoive des représentations anormales, à cause de la mélancolie et du délire, mais cela ne se produira pas à titre de choix rationnel, mais bien contre la nature."
Il me semble donc que juger Archytas à l'aune des normes stoïciennes n'aboutit pas au même jugement que si on le juge selon les principes du cynisme.
Dans le premier cas, un mot inconvenant n'est jamais justifiable, il manifeste une absence d'apathie et de connaissance rationnelle d'autrui.
Dans le second cas, le gros mot est justifiable s'il vise quelqu'un de réellement méprisable. Je crois en effet que les cyniques ont légitimé le mépris, à la différence des stoïciens.
Ainsi, jugé à la lumière du stoïcisme, le pythagoricien Archytas paraît n'être qu'un apprenti, assez
eduqué pour condamner la parole déplacée, trop peu volontaire pour parvenir à ne pas l'exprimer du tout.
En revanche, jugé selon les critères du cynisme, il n'assume pas l'affection justifiée que produit en lui la situation, inconvenante à ses yeux.
Il y a bien sûr d'autres manières d'interpréter cette éviction de la bouche. En plus, connaître le sens du mot en question ouvrirait des horizons.
3. Le dimanche 4 mars 2007, 00:50 par Nicotinamide
Diogène Laërce VII 187 et188 évoque un Chrysippe obscène. Il décrit la danse des cloaques infects. Croûtes lascives et laves ovariennes… La comédie de corps livrés à l’ascension infernale d’un peu de jus… Chrysippe ne rejette pas l’inceste, la nécrophagie et la négation des tabous religieux. Zénon écrivit aussi une république où il vante les anus, les saucisses humaines et les femmes en commun (par ex. VII 131, sextus). Œdipe y caresse Jocaste sans psychose…
Comment expliquer de tels écrits loin de « justifications raisonnables » ou du « convenable » , du « devoir » cher aux stoïciens ?
D’autant plus que nous savons que Zénon n’était pas un téméraire de la provocation. En effet, Cratès secoue Hipparchia par le bassin. Zénon voile les frottements de muqueuses… (Apulée florides 14) Cratès l’invite à transporter un sac de choucroute à travers le Céramique. Zénon le dissimule dans son caleçon. Cratès déchire le sac. Zénon s’échappe, des saucisses de strasbourg dans les chaussettes, du choux collé aux fesses, des morceaux de lard dégoulinant entre ses jambes et la voix de Cratès dans les oreilles : « hé petit ! Pourquoi t’enfuis-tu ? Ce n’est pas si terrible... » (DL VII 3)
Je crois que les saloperies se justifient pour les stoïciens en fonction des opportunités. Selon les circonstances le sage peut être amenés à bouffer son père (après lui avoir enfoncé une tempe à coup de cuillère). Tant que l’intention se justifie rationnellement et trouve un accord avec nos dispositions naturelles. Par conséquent, le geste d’Archytas est englobé.
Pour les cyniques, je cède la parole à Elias :
« Ils reçurent le nom de « cyniques » à cause du caractère indifférent de leur vie, parce qu'eux-mêmes, comme les chiens, s'appliquaient par indifférence à manger et à faire l'amour en public, à se promener pieds-nus, à dormir dans des jarres et aux carrefours. Ils agissaient ainsi parce qu'ils recherchaient le beau par nature. (…) Non, ce n'est pas chez les Cyniques qu'on disait: «D'un côté parler, mais de l'autre tenir le secret» (Odyssée XI 443). Ce qu'on disait chez eux, c'est: «Parle ouvertement, puisque de toute façon je ne crains personne» (lliade VII 196).
Digression :
Ayant lu les appauvrissements d’Ariston de Chios (billets d'Avril 2005), j’associe immédiatement avec VI 105 :
« Ce qui est intermédiaire entre le vice et la vertu, ils le disent indifférent, tout comme Ariston de Chios. » Ici Laërce nourrit sa transition. Le cynisme enfante le stoicisme.
4. Le dimanche 4 mars 2007, 05:37 par OSV
Bien content de vous avoir trouve. Tous les deux.
Votre connaissance de DL, entre la rhapsodie, la joute rhetorique, et le parler vrai, me seduit.
Et s'il n'y a qu'un saut du stoicien au cynique, il n'y a qu'un pas de vous a nous - l'action en moins peut-etre, qui sait?
5. Le dimanche 4 mars 2007, 07:36 par philalèthe
à Nicotinamide: à mes yeux vous donnez une image de Chrysippe qui le fausse un peu.
S'il prescrit en effet l'anthropophagie, l'inceste, la communauté des femmes, c'est parce que comme les cyniques il identifie les règles qui les interdisent à des conventions vaines.
Il ne justifie donc pas des saloperies, pour reprendre votre expression; il dénonce la confusion entre le culturel et l'éthique. N'oublions pas qu' en VIII 131, juste après avoir prescrit la communauté des femmes, il écrit:
"Nous aimerons tous les enfants d'égale façon comme si nous en étions le père et la jalousie qui survient à cause de l'adultère sera supprimée."
Dans ces conditions, l'union sexuelle avec son enfant n'est en rien une exploitation de l'enfant; cette légitimation est difficile à comprendre en dehors du contexte grec qui justifie la relation homme adulte / adolescent comme bonne pour les deux.
Si Chrysippe avait su que cette pratique est destructrice pour le jeune, comme nous le pensons à juste titre, il l'aurait condamnée.
6. Le lundi 5 mars 2007, 11:10 par Nicotinamide
En quelques lignes, difficile de ne pas tracer des impressions, des implicatures... Pour éviter de fausser, je choisis pourtant des verbes neutres : Chrysippe décrit... Chrisippe ne rejette pas... Je ne voulais pas laisser croire qu'il incite à violer sa grand-mère. Je suis d'accord avec vous sur le point que vous mentionnez. Par contre je maintiens qu'ils (Zénon, Chrysippe) jusitfient les chienneries.
"Dans son ouvrage sur le convenable, Chrysippe, à propos de la sépulture des parents, dit : "lorsque nos parents sont décédés, il faut utiliser les sépultures les plus simples, parce que lecorps à l'instar des ongles, des dents et des cheveux n'est rien pour nous et que nous avons nul besoin de lui accorder tant de soin et de considération. C'est pourquoi, si les viandes sont utiles, les hommes s'en serviront pour se nourrir, de même qu'il leur appartient de faire usage des parties de leur propre corps.(cf DL VII 108, s'estropier est un devoir qui dépend des circonstances)"
(Sextus, Hyp pyr)
Manger ses morts peut être utile... ou opportun :
"Le sage mangera aussi des chairs humaines selon les circonstances"
(DL. VII 121)
Je recopie en entier cette fois-ci le passage sur les républiques scandaleuses de nos philosophes...
Philodème de Gardara, De stoicis
"Il plaît à ces saints hommes de revêtir la façon de vivre des chiens, d'utiliser les mots dans leur nudité, sans les atténuer, et de les utiliser tous, de se masturber en public, de revêtir un manteau double, d'abuser des mâles qui sont l'objet de leur amour et, si ceux-ci ne sont pas prêts à céder avec empressement à leurs avances, de les contraindre par la violence (. ..) [II leur plaît que] les enfants soient communs à tous (. ..) [II leur plaît de] s'unir à leurs soeurs, leurs mères, aux gens de leur famille, à leurs frères et à leurs fils, de ne s'abstenir d'aucune partie pour l'accouplement, dût-on user de violence contre quelqu'un. [II leur plaît] que les femmes s'avancent vers les hommes, puis qu'elles les attirent en usant de toute leur habileté afin qu'ils s'unissent à elles et, si elles ne trouvent personne, qu'elles achètent sur la place les hommes prêts à leur rendre ce service; [il leur plaît] de s'unir au hasard des rencontres à tous et à toutes; [il leur plaît] que les hommes mariés aient commerce avec leurs propres servantes, que les femmes mariées partent avec les partenaires de leur choix, après avoir abandonné leurs maris; que les femmes portent le même vêtement que les hommes, qu'elles participent aux mêmes activités qu'eux et qu'il n'y ait point entre eux la moindre différence; la course encore et les exercices physiques (...) qu'elles soient nues, qu'elles se débarrassent de tout au vu de tous et qu'elles s'exercent avec les hommes; qu'aucune partie (de leur corps) ne soit cachée (...) ceux qui meurent, que dans la plupart des cas ils les mangent lors d'un banquet pris en commun et (...) à vrai dire, qu'il n'y ait pas de différence et que ne... pas... sans sépulture (...) Il faut que les hommes tuent leurs pères et il faut estimer que parmi celles que nous connaissons aucune cité n'en est une ni aucune loi; penser que tous les hommes sans exception sont des petits enfants et qu'ils sont frappés de folie, au point même d'en tomber malades (...), estimer que les amis sont hypocrites, traîtres, ennemis des dieux et d'eux-mêmes, si bien qu'aucune confiance (...); en toutes choses ils se trompent si bien que rien de ce qu'ils estiment beau ou juste n'est beau dans la nature; et en tenant ainsi pour juste ce qui relève des choses honteuses et injustes, ils perdent en même temps l'esprit, tels des jeunes gens sans maturité, face aux (. ..)."
7. Le mardi 13 mars 2007, 09:16 par jean centini
Cher Philalèthe, vos “propos” se lisent avec toujours autant de plaisir et d’intérêt. Permettez moi quelques remarques et suggestions en vrac.
1/ Le texte d’Élien ne connaît que trois alternatives :
- se garder prononcer des mots inconvenants
- les prononcer
- un moindre mal : les écrire sans les prononcer
La périphrase, le synonyme, ..., bref le détour linguistique, ne sont-ils donc pas possibles ? Seraient-ils aussi inconvenants que le mot lui-même ?
(À noter que l’édition Diels donne aussi un texte d’Aristote (Métaphysique, H, II, 1043 a 19) où l’on voit Archytas s’occuper de logique et de définition des choses. Si, par un détour linguistique, on est capable de définir l’absence de vent comme “le repos dans une masse d’air”, pourquoi ne peut on pas utiliser un procédé équivalent pour donner, à la place d’une chose inconvenante, sa définition ?)
2/ Élien consacre deux textes à Archytas. Quel rapport donc entre l’anecdote que vous citez et le passage suivant où l’on voit le même Archytas prendre du plaisir à “plaisanter” avec des enfants ?
“Arcytas (...) qui avait de nombreux serviteurs, se plaisait beaucoup à jouer avec leurs enfants et à plaisanter avec les esclaves nés chez lui; mais c’est surtout à l’occasion de festins qu’il aimait à se divertir en leur compagnie.” (Histoires variées, XII, 15)
Tout cela est-il vraiment cohérent ? Sommes nous bien dans la même attitude philosophique face au langage ?
"À l'aide de trois anecdotes on peut faire le portrait d'un homme" prétend le jeune Nietzsche (La naissance de la philosophie à l'époque de la tragédie grecque). Dommage que ça ne marche pas pour l'Archytas d'Élien.
3/ Le geste d’Archytas n’aurait-il pas quelque chose à voir avec les fameux
interdits instaurés par son maître ? En tout cas, Pythagore lui-même s’abstenait de certaines paroles (Diogène Laërce ; VIII, 20) et demandait à ses disciples de ne pas parler dans un état de colère (24).
4/ Je ne peux pas vous suivre dans votre rapprochement avec la psychanalyse. Loin d’éclairer le texte, cette anachronique analogie l’obscurcit.
Les théories grecques sur la nature de l’âme, sur ses parties et autres attelages boiteux platoniciens sont si loin de nous ! Il est déjà difficile de tenter de les saisir par elles-mêmes ! La toile est assez barbouillée comme cela sans la recouvrir encore d’une couche de vernis freudien ! Par exemple, quand je mets bout à bout toutes les affirmations relatives aux “âmes” contenues
dans Diogène Laerce, VIII, 30-32, je vous avoue avoir le plus grand mal à me faire une idée cohérente de la doctrine des pythagoriciens sur ce point.
Mais tentons néanmoins l’expérience. En restant dans un cadre conceptuel
aussi strictement pythagoricien que possible (et donc sans y chercher une préfiguration de quoi que ce soit d’autre), demandons nous quelle(s) partie(s) de l’âme d’Archytas est/sont à l’oeuvre dans son acte. Conscience ? Esprit ?
Principevital ? “Nous” ? “Phrenes” ? “Thumos” ? (Diogène Laerce ; VIII, 30)
Pour moi , une seule certitude : La décision finale a bien été prise au plus
haut niveau, par “le principe de commandement”, qui s’étend entre le cœur et le cerveau.
5/ Enfin je me permets de vous signaler que, sur internet, la Stanford Encyclopedia of Philosophy (une mine !) consacre plusieurs articles de fond aux pythagoriciens. On peut notamment y lire, dans l’article Archytas, - horresco referens ! - : “More pages of text have been preserved in Archytas' name than in the name of any other Pythagorean. Unfortunately the vast majority of this
material is rightly regarded as spurious. The same is true of the Pythagorean tradition in general; the vast majority of texts which purport to be by early Pythagoreans are, in fact, later forgeries.”...
Ne ferions-nous donc que nous entregloser et qui plus est à partir de sources
douteuses ?
Bien à vous.
8. Le mardi 13 mars 2007, 17:24 par philalèthe
A Jean Centini: Merci d’abord pour vos encouragements et votre riche contribution !
Je répondrai en suivant votre ordre.
1) Certes le mot incorrect aurait sans doute pu être remplacé par une définition vraie qui n’aurait alors plus rien eu d’injurieux. Mais précisément c’est l’injure qu’Archytas est forcé de dire. Il a le désir pressant d’employer un gros mot, il n’est pas dans la position neutre de celui qui doit traduire un gros mot, venu en somme d’ailleurs, par une expression correcte. En plus, à supposer qu’Archytas ait eu le flemme nécessaire à cette traduction in extremis, il n’aurait eu aucune raison de la dire, dans la mesure où ce qu’il veut, c’est dire un gros mot. Or, il ne suffit pas d’ajouter l’intention de dire un gros mot à la formulation de l’expression correcte qui s’y substitue pour que cette dernière reste un gros mot. Le sens de ce qu’on dit n’est pas dans une intention intérieure qui accompagne les sons qu’on prononce mais dans l’usage de ces mots dans le cadre d’un certain jeu de langage et d’une certaine forme de vie. Inversement, si je traite quelqu’un de salaud avec l’intention de ne pas l’injurier, cela reste une injure…
2) Le texte d’Elien que vous citez ne me paraît ni en accord ni en désaccord avec le texte dont je suis parti. Car il ne suggère pas que les paroles dites aux enfants et aux esclaves n’étaient pas convenables et donc je ne suis pas porté à penser que la médiocre retenue dont Archytas fait preuve dans le texte de départ est abandonnée dans le texte que vous citez. Je vois dans ce texte (hors contexte) possiblement l’illustration suivante : Archytas est un maître humain et simple.
Vous avez bien raison en tout cas de mettre en évidence qu’aucun portrait définitif ne peut être fait à partir de quelques anecdotes. Quand j’en isole une parmi tant d’autres, ce n’est pas parce qu’elle m’apparaît éclairante concernant Archytas ; c’est parce que je la juge lisible, interprétable (d’une ou de plusieurs manières, qui ne se valent d’ailleurs pas forcément cf infra). J’essaye d’y identifier un style de vie, comme si, spectateur d’une scène théâtrale, je l’interprétais comme une doctrine mise en image. Qu’une chose soit claire: je n’ai ni les moyens ni la volonté d’éclairer l’identité réelle de qui que ce soit. Je vois souvent dans ces représentations de philosophes des scénettes où je les identifie à des comédiens de leur propre idéal.
Je fais attention en revanche à être exact dans la reconstitution de cet idéal.
3) C’est une excellente piste que vous donnez là ; le mot inconvenant est peut-être un mot interdit par le maître. Cela renforce encore plus mon portrait d’Archytas en philosophe imparfait. Il ne serait même pas capable d’être à la hauteur de ce qui lui tient peut-être le plus à cœur.
4) Concernant l’interprétation psychanalytique, je croyais qu’on comprendrait qu’elle était intentionnellement sauvage. Un peu comme si un metteur en scène, amoureux de Freud, récupérait cette scénette en la défigurant violemment au mépris de tout sens historique. Parmi les historiens renommés, il me semble que Paul Veyne, malgré tout le respect que je lui dois, fait un peu cela quelquefois. Quand on n’y croit pas, c’est divertissant.
Quant à la psychologie pythagoricienne, je ne vous cache pas que je la trouve passablement embrouillée...
5) Merci d’attirer mon attention sur la Stanford Encyclopedia qui est en effet d’une richesse époustouflante. J’ai bien conscience que je médite sur des textes dont l’identité philologique, fort incertaine aux yeux des érudits, n’est claire et indubitable que pour le béotien que je suis. Tenir pour parole d’Evangile des textes qui en partie ne sont que ce qu’ils sont que grâce à des reconstitutions philologiques qui ne peuvent pas ne pas être débarrassées de tout arbitraire est peut-être un peu ridicule. Richard Goulet en personne m’a averti de l’extrême difficulté de justifier totalement les décisions qu’un philologue traducteur doit prendre face à des textes altérés, aux versions multiples (c’est du moins ainsi que je l’ai compris). Mais enfin, que faire ? C’est dans cet état que nous sont parvenus les œuvres des Anciens…
Quant à l’entreglose, vous avez sans doute raison, mais peu m’importe à vrai dire, ce que je veux souvent faire apparaître, ce sont des possibilités de vie dont ces textes et les « sketchs » qu’ils contiennent me livrent d’imparfaites esquisses, que je trahis à coup sûr en les perfectionnant. Mais je m’attache peut-être moins à la source qu’à ce que j’en fais.
Je ne dirais tout de même pas que c'est un roman que j'écris au fil de ces billets mais il se peut que je ne sois guère lucide !
9. Le vendredi 23 mars 2007, 14:40 par jean centini
Cher Philalèthe,
C’est avec beaucoup de retard que je vous réponds. Je vous prie de bien vouloir m’en excuser.
1/ Pour en revenir aux points précédemment évoqués, toute la difficulté de cette petite anecdote réside dans ces quelques expressions de la traduction Dumont (Pléiade) par vous utilisée :
- “il se trouvait dans la nécessité de recourir à l’un de ces mots incorrects”,
- “comme il refusait de s’avouer vaincu”,
- “forcé de dire.”
Vous pensez qu’ “il a le désir pressant d’employer le gros mot” et qu’ “il n’est pas dans une position neutre”. Bref le mot incorrect pousse en lui, pulse en lui, jusqu’à ce qu’il s’extériorise. Archytas ne se résout pas à laisser ainsi le mot sourdre. Il lutte contre cette pulsion et finit par la dévier : le mot inconvenant sera écrit au lieu d’être dit. “Ce qui ne peut pas sortir par la bouche se manifeste par un autre organe”.
Effectivement, dans cette lecture là, bien qu’anachronique, l’analogie avec la psychanalyse vient à l’esprit de l’homme d’aujourd’hui. Plus d’ailleurs par un fait de civilisation, par un automatisme culturel, par “idéologie”, que par suite d’une adhésion réfléchie à cette doctrine. Indépendamment de la valeur de ses théories, le freudisme est solidement implanté dans notre horizon culturel. Il est ce à quoi nous pensons en premier dès que semble se manifester de l’activité psychique non consciente.
Mais précisément je n’arrive pas à me persuader que ce soit bien là le sujet. Est-il donc certain que ce soit une pulsion intérieure qui mette Archytas “dans la nécessité de recourir” à ce gros mot ?
Pour moi, le document ne permet pas d’exclure une multitude d’autres hypothèses. Par exemple celle d’un Archytas plutôt maître de lui-même, se heurtant à un interdit pythagoricien. Ou bien celle d’un Archytas, se maîtrisant tout autant, et qui, au cours d’une démonstration, serait confronté à la
contradiction entre deux exigences traditionnelles de la philosophie grecque : penser vrai et donc, à l’occasion, appeler un chat un chat / tendre vers la sagesse dans la pratique de la vie (soit, dans ce cas précis, savoir “en toutes choses se montrer modéré”). Mais il doit y en avoir beaucoup d’autres tout aussi plausibles ...
En fait, je n’ai que des doutes à vous proposer...
1 bis/ D'ailleurs mes doutes ont redoublé depuis mon précédent commentaire. Par acquis de conscience, j’ai,,en effet, consulté deux autres versions du texte. Selon moi, elles ne permettent pas d’aller plus avant dans la compréhension du document. Vous pourrez en juger par vous-même :
A/ Élien : Histoires diverses, traduites du grec, avec le texte en regard et des notes par M. Dacier, Paris, de l'Imprimeried'Auguste Delalain, 1827. (et disponible sur le net)
“(XIV, 19.) De la décence des discours d'Archytas.
ARCHYTAS, dont la modestie s'étendait à tous la objets, évitait surtout les termes qui auraient pu blesser la pudeur. Quand par hasard il se trouvait forcé de prononcer quelque mot indécent, il ne cédait point à la nécessité de la circonstance; il n'articulait point ce terme, il le traçait sur le mur; montrant ainsi ce qu'il ne pouvait taire, mais éludant l'obligation de le dire.”
B/ Et surtout : Élien : Histoire variée, traduit et commenté par Alessandra Lukinovich et Anne-France Morand, Paris, Les Belles Lettres, 2004 (2° tirage) :
“Archytas était réservé à bien des égards et se gardait en particulier de toute indécence verbale. Comme un jour il était contraint de dire un mot inconvenant, il n’abdiqua pas mais évita de le prononcer en l’écrivant sur le mur. Il explicita ainsi ce qu’il était contraint d’exprimer, sans toutefois être forcé de le dire.”
Ainsi donc je suspends mon jugement !
Bien sûr, vous pourriez toujours trouver que je m’arrête trop vite en chemin. Les sources n’ont peut-être pas dit leur dernier mot. On pourrait encore s’intéresser au texte grec lui-même et à la façon dont il a été établi. Mais
je ne suis pas spécialiste de philologie. Et puis, entre nous, cher Philalethe, cette petite anecdote en vaut-elle vraiment la peine ?
2/ Sur l’Archytas d’Élien, je suis bien d’accord avec vous : les deux textes évoqués ne sont pas directement contradictoires et rien n’indique qu’Archytas ait dit des paroles inconvenantes à ces enfants.
Je trouve juste un peu curieux cette juxtaposition entre un Archytas soucieux de rigueur dans ses paroles et un autre Archytas qui plaisante et s’amuse. (L’édition Diels/Dumont contient d’ailleurs quelques bribes d’autres auteurs relatives au second Archytas. Aristote lui attribue même l’invention de la crécelle pour amuser les marmots.) Ce n’est pas la même “tension”. Je ne vois pas comment on passe d’un Archytas à l’autre.
Il serait habile, certes, de tenter de jeter un pont entre les deux positions par la médiation de cet autre extrait (X, 12) : “Archytas disait : “il est aussi difficile de trouver un poisson sans arrêtes qu’un homme qui n’ait point de perfidie ni d’épine.” (trad. Lukinovich et Morand ) / “On trouverait aussitôt un poisson sans arrêtes, qu'un homme sans fraude et sans malice” (trad. Dacier).
Mais, pour tout vous avouer, je doute fort que le livre d’Élien, ce fatras, cet agrégat inconstitué d’anecdotes désunies, permette de reconstituer une image cohérente de qui que ce soit.
3/ Je suis vous remercie de vos explications détaillées sur le sens de vos billets. Elles lèvent la plupart des questions qui souvent me sont venues à l’esprit en vous lisant.
Pas plus que vous je ne crois à la possibilité de retrouver le “vrai” Archytas ou le “vrai” Empédocle. Faute de documents, il nous est désormais impossible de détacher la plupart des philosophes antiques de ce que la tradition nous en dit. Il faut nous résigner à ne jamais connaître le Socrate “de l’histoire” , mais seulement celui de Platon ou de celui de Xénophon. D’ailleurs le problème ne concerne pas que les sources philosophiques : que savons-nous de la guerre du Péloponnèse en dehors de Thucydide et de Xénophon ?
La seule chose qui vaille c’est de tenter, comme vous le faites, de restituer un peu des styles de vie et des attitudes philosophiques qui transparaissent dans les sources même s’il faut rester lucide sur les limites d’une telle entreprise, même si
souvent cela nous amène - comme pour cette petite anecdote - à des tentatives
de reconstitution très différentes les unes des autres.
Bien à vous.
10. Le vendredi 23 mars 2007, 18:38 par philalèthe
Cher Jean Centini,
Merci beaucoup de continuer à donner du relief à cette minuscule anecdote qui, de ce fait ,mérite de plus en plus la peine qu'on prend à l'élucider !
Vous ayant déjà dit dans quel esprit j'ai mobilisé Freud, je ne veux en aucune manière défendre cette interprétation, d' autant plus que je suis porté à penser que la diffusion de la psychanalyse a fait beaucoup de dégâts et qu'elle est le cache-misère de certaines pensées confuses et paresseuses.
Je suis en revanche sensible aux deux nouvelles interprétations que vous me communiquez. Vous tenez à préserver la maîtrise de soi d' Archytas et donc vous l'imaginez face à un dilemme ou à un conflit d'allégeances.
Je ne sais pas si l'idée de dilemme est compatible avec la représentation qu'il devait avoir du Bien; n'implique-t-elle pas soit une conception pluraliste du Bien soit, à l'intérieur d'une même éthique, des principes qui s'excluent ? Or, l'un et l'autre sont-ils pensables pour un Grec ancien, qu'il soit pythagoricien ou autre ? J'ai des doutes.
Vous avez raison en tout cas de souligner qu'il y a beaucoup d'autres interprétations possibles, par exemple, Archytas aurait dû fidèlement rapporter à un tiers les paroles d'autrui...
Concernant la fréquentation des enfants, elle pourrait être lue à la lumière de l'ostentation héraclitéenne à "jouer les enfants contre les adultes", ce qui n'empêcherait pas à une autre occasion de traiter les adultes d'enfants, les deux attitudes n'étant contradictoires qu'en apparence.
Permettez-moi maintenant de vous poser une question de béotien: quant à la guerre du Péloponnèse, en est-on vraiment réduit, comme vous le dites, aux textes ? L'archéologie ou l'épigraphie sont-elles donc silencieuses ?

samedi 24 février 2007

Empédocle vu par le petit bout de la sandale.

Pierre Larousse à la fin du long article qu’il consacre à Empédocle présente quatre passages de quatre auteurs, ayant tous pour point commun de se référer explicitement aux sandales d’Empédocle. Le court paragraphe par lequel il les introduit serait tout à fait banal si ce n’était une étrange substitution de mot :
« Le récit (on a vu qu’il y en a plusieurs) , probablement imaginaire (quelle prudence chez cet esprit des Lumière !), de Diogène Laërce, sur la mort d’Empédocle, prêtait trop facilement matière à des allusions propres à frapper l’esprit, surtout la fameuse pantoufle laissée en témoignage, pour qu’il ne fût pas souvent exploité par les orateurs et par les écrivains (…). » (Dictionnaire universel du 19ème siècle T.VII 1875)
Remplacer « sandale » par « pantoufle », c’est quasiment rendre Empédocle … pantouflard, comme si Larousse compensait son adhésion au mythe , même du bout des lèvres, par un rappel de l’ extrême humanité de son héros (à moins que tout simplement il n'ait été mis en erreur par un des textes qu’il cite cf infra).
Mais au diable ce détail, ce qui m’intéresse, ce sont les textes des auteurs sollicités. Parmi eux, un anonyme, de qui Larousse reprend un texte paru dans la Revue de l’Instruction publique et un autre mythe, Victor Hugo. Entre eux, deux célébrités du 19ème qui n’ont pas été en mesure au 20ème de sauver leur réputation de l’oubli : Alphonse Esquiros (1812-1876) et Charles Nisard (1808-1890).
Je vais présenter ces quatre textes dans un ordre pas tout à fait aléatoire:
1) Hugo: « Si l’auteur publie dans ce mois de novembre 1831 les Feuilles d’automne, c’est que le contraste entre la tranquillité de ces vers et l’agitation fébrile des esprits lui a paru curieux à voir au grand jour. Qu’on lui passe une image un peu ambitieuse : le volcan d’une révolution était ouvert devant ses yeux ; le volcan l’a tenté. Il sait fort bien, du reste, qu’Empédocle n’était pas un grand homme et qu’il n’est resté de lui que sa chaussure (c’est déjà mieux que la pantoufle) »
Quelle ambition en effet chez ce jeune homme de 29 ans ! Détourner les regards de la révolution vers sa poésie au risque d’être si éclipsé par l’événement qu’il n’existe littérairement plus.
Et quelle injustice vis-à-vis d’Empédocle ! Mais en même temps quel humour de laisser le lecteur penser que, comme l’a dit une fois, Jean Hyppolite, « s’il est vrai que les grands esprits se rencontrent, a fortiori les petits aussi ! » (source orale : un de ses neveux.)
2) L'Anonyme: « Que nos illustres y prennent garde, l’amour de la célébrité passe très visiblement à l’état de manie ; chacun s’empresse d’anticiper sur la postérité, oubliant que celle-ci ne juge que les morts. Quand on est si préoccupé de se faire valoir, on est bien près de faire son apologie, ce qui suppose plus de prévoyance que de confiance en soi, et une certaine crainte des révélations posthumes. C’est l’histoire d’Empédocle procédant à son apothéose et oubliant une sandale au bord du cratère. »
Ce texte, que Larousse présente avant celui de Hugo, aurait pu valoir d’avertissement au jeune poète. Ceci dit, il est conforme au récit d’Héraclide et la comparaison de la révélation posthume potentiellement déshonorante avec la sandale est bien trouvée. Reste qu’Empédocle n’a pas oublié sa sandale : elle a été rejetée par le souffle du volcan. C’était du point de vue des agissements de la victime un suicide parfait, sauf à compter sur un mauvais tour de la Fortune.
3) Nisard : « Plusieurs heures s’étaient écoulées dans cette position, et une partie du torrent avec elles. Une espèce de promontoire qui m’avoisinait, de manière que je pouvais y atteindre de la main, venait de se découvrir auprès de moi. Je m’y cramponnai avec toute la vigueur que prête à une grande énergie de muscles et de volonté une résolution dont on fait dépendre le salut de sa vie, et, les doigts profondéments fixés dans ses anfractuosités les plus résistantes, je m’y transportai d’un élan, mais en laissant mes souliers incrustés dans le sol bourbeux sur lequel je gisais depuis si longtemps, comme Empédocle ses pantoufles (sic) au bord du cratère. »
Ce texte ne me donne guère envie de commencer à lire du Nisard. Passons... Quand le narrateur (Charles Nisard lui-même ? qui sait ? Larousse ne donne jamais le titre de l’ouvrage dont il extrait un passage…) se réfère aux sandales d’Empédocle, ce n’est pas métaphorique pour un sou. C’est à ses souliers qu’il pense et, qui plus est, bien enracinés dans le réel. Néanmoins il réalise une curieuse inversion : alors qu’il s’est sauvé, Empédocle s’est perdu. En revanche, c’est égocentriquement qu’il se rappelle du philosophe : Empédocle a laissé deux pantoufles, comme lui deux souliers.
4) Esquiros : « La science a beau me mentir et me devenir amère, je la poursuis d’un amour obstiné. Maître Ab-Hakek m’initia aux langues d’Orient, aux mouvements du ciel, aux progrès des métaux et aux secrets les plus ténébreux de la magie ; le mystère a des ombres et des abîmes qui avaient toujours tenté mon audace, et je me précipitai avec une joie farouche dans ce Vésuve de la science où tant d’Empédocles ont disparu sans qu’on entendît même le bruit de leur chute. »
L’Etna se convertit en Vésuve mais c’est une vétille, il devient surtout intégralement métaphorique ; de pantoufles très concrètes on passe donc à une image de volcan ; mais surtout le lecteur peu instruit pourrait croire, lisant Esquiros, qu’Empédocle s’est ruiné dans des recherches vaines. En fait, si on relit Laërce citant Héraclide, on a l’idée 1) que les découvertes bien réelles d’Empédocle débouchent sur des techniques qui frappent l’imagination 2) que sa célébrité est pour cela immense et 3) qu’il tente de l’asseoir ad vitam eternam en simulant une apothéose. A une sandale près, il aurait pu réussir.

jeudi 22 février 2007

Les morts d’Empédocle: (2) la version humaine, trop humaine.

La version iconoclaste est dûe à Hippobote :
« Hippobote dit que, s’étant levé, il s’était dirigé vers l’Etna, et que, parvenu au bord des cratères de feu, il s’y était élancé et avait disparu, voulant renforcer les bruits qui couraient à son propos, selon lesquels il était devenu un dieu ; mais ensuite on l’a su, car une de ses sandales a été rejetée par le souffle – en effet, il avait coutume de chausser des sandales de bronze. » (69)
Ce serait donc un suicide égoïste pour reprendre la terminologie de Dürkheim ! Empédocle aurait voulu se tailler une réputation définitive car ratifiée par une disparition totale et énigmatique. Mais ce suicide réussi est cependant un suicide raté à cause de la sandale (1) Décidément ces sandales empédocléennes jouent un rôle important. Nous l’avons vu, Laërce en fait un signe de sa richesse mais immédiatement après avoir cité Hippobote, il préfère les faire voir sous un jour tout à fait dépréciatif :
« Diodore d’Éphèse, écrivant sur Anaximandre, affirme qu’il a été son émule, s’exerçant à son enflure tragique, lui empruntant son costume pompeux. » (70)
C’est clair, Laërce est du côté d’Hippobote et n’hésite pas à tourner davantage en dérision Empédocle :
« Voici la petite raillerie que j’ai faite contre lui dans mon recueil de Mètres variés ; elle est tournée ainsi :
Et toi, Empédocle, qui as un jour purifié ton corps dans la flamme redoutable,
Tu as bu le feu immortel aux cratères ;
Je ne dirai pas que tu t’es jeté de ton plein gré dans la lave de l’Etna
Mais voulant te cacher, tu y es tombé malgré toi. » (75)
Une mort accidentelle tout simplement : plus de plan, ni divin ni humain. En plus quelle conduite de dissimulateur ! Pourquoi voulait-il donc se cacher ? Minable au point de simuler l’apothéose en disparaissant dans un recoin ? Même pas la témérité de se jeter effectivement dans la lave !
Lisant ces vers de Laërce, j’ai du mal à ne pas penser au valet de chambre hegélien, trop bas pour identifier la hauteur de son maître et donc le rabaissant à son niveau, ce qui plairait aux instituteurs moralisants…
Il est vrai que Laërce, en évoquant la chute accidentelle, s’inscrit dans une noble tradition : il aurait été dit dans une lettre du fils de Pythagore, Télaugès, adressée à Philolaos, qu’ « en raison de son grand âge il est tombé en glissant dans la mer, et qu’il est mort. » (74). Quelques lignes plus haut, sans citer sa source (Néanthe de Cysique ?), Laërce rapportait un autre bruit d’accident :
« A l’occasion d’une fête,il faisait route en char en direction de Messine, il fit une chute et se brisa le fémur ; tombé malade à la suite de cela, il mourut à l’àge de soixante-dix-sept ans. Sa tombe se trouve à Mégare. » (73)
Empédocle en vieillard ordinaire désormais. A dire vrai, comme c’est encore plus rabaissant (plus d’initiative du tout, pas même celle de se cacher), Laërce jubile et c’est ce qu’il retient pour sa deuxième épigramme assassine qu’il transmet au lecteur sans transition juste après la première :
« Oui, on raconte qu’Empédocle est mort parce qu’il est tombé
un jour d’un chariot et s’est cassé la jambe droite ;
s’il s’était jeté dans le cratère de feu et avait bu la vie,
comment pourrait-on encore voir son tombeau à Mégare ? » (75)
Laërce, empirique et positiviste.
Voilà donc déjà trois versions de la mort d’Empédocle : héroïque, calculée, accidentelle. Mais Timée de Tauromenium (Taormina) la fait voir encore sous un autre jour : d’une certaine façon, il lui donne une tournure politique. En effet, selon lui, Empédocle serait mort en exil, ses ennemis politiques agrigentins lui ayant interdit de revenir dans sa ville natale. Timée a aussi dans le viseur la variante héraclidéenne mais il reste vague dans l’explication substitutive qu’il propose. On ne saura pas de quoi Empédocle est décédé : c’est la mort sans plus, la mort tout court, en somme une mort assez extraordinaire pour un homme comme lui !
(1) La thèse du suicide est défendue aussi par Démétrios de Trézène (dont on ne sait rien sinon qu’il a écrit un livre Contre les sophistes, cité seulement par Laërce) :
« Il dit en s’inspirant d’Homère qu’
il attacha très haut le lacet à la cime du cornouiller (l’arbre était bien choisi, son bois en effet est très dur…),
y suspendit sa nuque, et son âme descendit dans l’Hadès. » (74)
Mais ici on ne sait rien du mobile.

mercredi 21 février 2007

Les morts d’Empédocle: (1) la version noble

La vie que Diogène Laërce consacre à Empédocle présente autant des témoignages qui le divinisent que d’autres qui le ridiculisent, le doxographe allant sans hésiter dans le sens de ces derniers.
La narration de sa mort illustre on ne peut plus cet écart.
C’est à Héraclide du Pont (-388-315), disciple de Platon, et à son ouvrage Sur les maladies que Laërce doit la version héroïque :
« Héraclide raconte en effet, à la suite du récit concernant la femme inanimée que, comme on faisait gloire à Empédocle d’avoir renvoyé vivante cette femme morte (« Héraclide dit qu’elle fut dans un état tel qu’il maintint son corps, trente jours durant, sans respirer ni se décomposer » rapporte Laërce dans une variante de cette résurrection), il célébrait un sacrifice sur le terrain de Peisianax (la scène se passe à Agrigente, ville natale d’Empédocle). Il avait convié certains de ses amis, parmi lesquels Pausanias (c'est l’aimé d’Empédocle (60)).
Ensuite, après le banquet, les autres allèrent se reposer à l’écart, certains sous les arbres dont le terrain était bordé, d’autres où bon leur semblait, tandis que lui-même demeurait à l’endroit où il se trouvait allongé. Quand ce fut le jour, ils se levèrent : lui seul resta introuvable. On se mit à sa recherche, les serviteurs, interrogés, dirent ne pas savoir, un seul déclara qu’au milieu de la nuit il vait entendu une voix d’une extraordinaire puissance qui appelait Empédocle, puis que, s’étant levé, il avait vu une lumière céleste et un éclat de torches, et rien d’autre. Comme ce qui venait d’arriver laisser laissait les autres stupéfaits, Pausanias pour finir envoya des hommes à sa recherche. Ensuite, il empêcha de multiplier les recherches, déclarant que l’événement qui s’était produit méritait des prières, et qu’il fallait sacrifier pour lui, comme s’il était devenu un dieu. » (VIII 68)
Cette version est en harmonie avec quelques vers d’Empédocle (sauvés grâce à Laërce) :
« Amis, qui habitez la vaste cité (Agrigente) au bord du blond Akragas,
sur les hauts de la citadelle, soucieux des œuvres de bien,
salut à vous ! Moi qui suis pour vous un dieu immortel, et non plus mortel,
je vais au milieu de tous, honoré, comme je semble l’être,
ceint de bandelettes et de couronnes fleuries.
Lorsque j’arrive avec elle dans les cités florissantes,
par les hommes et par les femmes je suis vénéré ; ils me suivent
par milliers, me demandant où est le chemin qui conduit au bienfait ;
les uns réclament des oracles, les autres, pour toutes sortes
de maladies, demandent à entendre la parole guérisseuse. » (62)
D’autres vers d’Empédocle, cités par Sextus Empiricus dans Contre les mathématiciens (I, 302), donnent un tour plus modeste à cette description auto-hagiographique :
« Mais pourquoi insister ? Comme si c’était là
Un exploit, de pouvoir surpasser les mortels,
Exposés à périr de multiples manières ! »
Le rationaliste et mangeur de prêtres Pierre Larousse n’aimait guère ce type de mystifications, néanmoins il a excusé Empédocle :
« Pendant sa vie, Empédocle se présenta et fut révéré comme un dieu. (…) Cet enthousiasme prophétique n’était sans doute que l’ivresse de la science naissante et de ses premiers miracles. Empédocle avait, en effet, sur les phénomènes de la nature, des connaissances étendues, qui ont pu faire croire à un pouvoir surnaturel et l’enivrer lui-même. Médecin, il rappela à la vie une femme qu’on croyait morte. (…) Il n’en fallait pas plus à une époque d’ignorance pour exalter l’enthousiasme des populations. » (Grand dictionnaire universel du 19ème siècle 1870 T.VII p.457)
En 1843 le Dictionnaire des sciences philosophiques sous la direction de Ad. Franck ne réduisait pas Empédocle à un pionnier de la science émerveillé par ses propres pouvoirs mais rapportait à son génie ces excès que la science philosophique condamnait:
« Empédocle avait provoqué ces hommages autrement encore que par ses bienfaits. Depuis longtemps, il ne paraissait en public qu’au milieu d’un cortège de serviteurs, la couronne sacrée sur la tête, les pieds ornés de crépides d’airain retentissantes, les cheveux flottants sur les épaules, une branche de laurier à la main. (On reconnaît l’enseignement de Laërce : « Il s’habillait de pourpre et se ceignait d’un bandeau d’or, comme le dit Favorinus dans ses Mémorables, et il portait en outre des chaussures de bronze, et des esclaves l’accompagnaient. Il avait toujours le visage grave, et ne changeait jamais d’attitude. C’est ainsi qu’il circulait, et les citoyens qui le rencontraient trouvaient dans cette apparence le signe d’une sorte de royauté. » (73)) (…) Certainement cette manière de s’emparer des esprits n’est pas très philosophique ; mais, comme nous l’avons déjà dit, Empédocle n’était pas seulement un philosophe. Il entrait dans le rôle qu’il voulait jouer parmi les hommes, et dans les idées mêmes qu’il cherchait à répandre, de frapper l’imagination autant que la raison. L’enthousiasme était d’ailleurs un des éléments de son génie. » ( p.439 deuxième édition 1875)
Les philosophes fonctionnaires me semblent avoir alors compris Empédocle sur le modèle du législateur, tel que Rousseau le présente dans le Contrat Social (1762) :
« Cette raison sublime qui s’élève au dessus de la portée des hommes vulgaires est celle dont le législateur met les décisions dans la bouche des immortels, pour entraîner par l’autorité divine ceyx que ne pourrait ébranler la prudence humaine. » (Livre II Chap. VII La Pléiade p.383-384)
Nous verrons bientôt à quoi un esprit voltairien réduit ces mises en scène.
Ajout du 30 Novembre 2016 :
" (...) in Milton's words
(...) to be deemed
A god, leaped fondly into Aetna flames (Paradise lost III. 470)
Matthew Arnold dramatized this story in his Empedocles on Etna. He places these verses in the mouth of the philosopher at the crater's rim :
This heart will glow no more ; thou art
A living man no more, Empedocles !
Nothing but a devouring flame of thought -
But a naked, eternally restless mind !
To the elements it came from
Everything will return
Our bodies to earth,
Our blood to water,
Heat to fire,
Breath to air.
They were well born, they will be well entomb'd -
But mind ?" (lines 326-38)
Arnold gives the philosopher, before his final leap, the hope that in reward for his love of truth his intellect will never wholly perish." (Anthony Kenny, Ancient Philosophy, Oxford Press, 2004, p.23-24)

mardi 20 février 2007

Rousseau stoïcien: à première vue seulement.

Dans le troisième livre des Confessions, Rousseau écrit.
"Mon âme à l'épreuve de la fortune n'a connu de vrais biens ni de vrais maux que ceux qui ne dépendent pas d'elle." (Oeuvres complètes I La Pléiade p. 103)
Hors contexte, la formule est parfaitement stoïcienne (à la condition expresse bien sûr de renvoyer "elle" à la fortune et non à l'âme !). Mais il suffit de mentionner la phrase qui la précède:
"Peu d'hommes ont autant gémi que moi, peu ont autant versé de pleurs dans leur vie, mais jamais la pauvreté ni la crainte d'y tomber ne m'ont fait pousser un soupir n'y répandre une larme."
et ce qui la suit:
"... et c'est quand rien ne m'a manqué pour le nécessaire que je me suis senti le plus malheureux des hommes."
pour réaliser que Rousseau n'a fait qu'une description psychologique: en effet ce passage, contrairement aux apparences, n'exprime aucune norme. On ne peut bien sûr pas soutenir non plus que Rousseau est naturellement stoïcien, non seulement parce que par définition le stoïcisme implique l'effort mais aussi parce que cette indépendance involontaire par rapport à la fortune (et précisément ici à la richesse et à la pauvreté) va de pair avec la souffrance.
Le dernier passage cité peut être compris de deux manières:
a) c'est parce qu'il n'a pas manqué du nécessaire qu'il a été malheureux.
b) c'est quand il ne manquait pas du nécessaire qu'il a été malheureux.
Si on privilégie la première interprétation, Rousseau se contredit car si "la pauvreté ni la crainte d'y tomber ne (lui) ont fait pousser un soupir n'y répandre une larme", en revanche la richesse l'a rendu misérable et donc son âme dépend de la fortune (paradoxalement quand elle lui est favorable). Il ne reste plus qu'à soutenir qu'il y a une corrélation contingente entre l'état de l'âme de Rousseau et l'état de la (sa) fortune.

Commentaires

1. Le jeudi 12 mars 2015, 15:17 par samu
Cependant dans les " réveries" rousseau a l'air de s'inscrire étonnamment bien dans le moule du stoïcisme : on retrouve à plusieurs reprises l'idée que son bonheur se réalise dans l'abstinence. La devise stoïcienne étant "Sustine et Abstine"
supporte et abstiens toi. Qu'en pensez vous?

mercredi 14 février 2007

Nietzsche et Pascal (2)

C’est désormais la figure de Pascal inquiet qu’il faut introduire en perdant peut-être l’espoir de contribuer ainsi à placer un des derniers morceaux d’un portrait-puzzle. Il ne faudrait pas hésiter à reconnaître qu' à propos de Pascal, comme à propos d’autres sujets, Nietzsche a formulé des thèses strictement incompatibles : dans ces conditions vouloir à tout prix leur trouver une cohérence me semble en réalité bien peu fidèle à l’œuvre elle-même. Il n'est même pas certain, concernant Pascal, qu'on puisse les faire correspondre à une évolution de la pensée de Nietzsche. Mais voyons d'abord de plus près comment se manifeste le trouble pascalien :
« La probité de Dieu : (…) Personne n’a été plus éloquent que Pascal pour parler du « Dieu caché » et des raisons qu’il a de se tenir si caché et de ne dire jamais les choses qu’à demi, marque que Pascal n’a jamais pu se tranquilliser à ce sujet ; mais il parle avec tant de confiance que l’on pourrait croire qu’il s’est trouvé par hasard dans les coulisses. Il soupçonnait une immoralité dans le « deus absconditus » mais il aurait eu honte et il aurait craint de se l’avouer : c’est pourquoi il parlait aussi haut qu’il pouvait, comme quelqu’un qui a peur. » (Aurore 91 T.I p. 1021)
Immédiatement je pense à Freud, précisément à Inhibition, symptôme, angoisse (1926): le philosophe (entendons par là n'importe quel philosophe) ressemble à "ce voyageur qui chante dans l'obscurité" afin de nier son anxiété, mais qui "n'en voit pas plus clair pour autant". Mais le rappochement n'est pas exact: la confiance de Pascal ne masque pas une ignorance mais un soupçon, comme si la raison, pas tout à fait suicidée, doutait de la bonté ou de l'omnipotence d'un Dieu tellement silencieux. Pascal de mauvaise foi, à la raison divisée, trop rigoureux pour croire à la version chrétienne de Dieu mais trop victime de la religion pour le reconnaître ouvertement. Mais sur la souffrance pascalienne, Nietzsche ne tient pas non plus un seul discours. Ainsi dans Aurore, avant cette réflexion sur ce dieu dont l'extrême discrétion fait douter, Nietzsche a clairement identifié sa souffrance à rien de plus qu’à un christianisme intériorisé avec succès :
« Les interprètes chrétiens du corps. Tout ce qui peut provenir de l’estomac, des intestins, des battements du cœur, des nerfs, de la bile, de la semence – toutes ces indispositions, ces affaiblissements, ces irritations, tous les hasards de la machine, qui nous est si peu connue- tout cela, un chrétien, comme Pascal, le considère comme un phénomène moral et religieux, et il se demande si c’est Dieu ou le diable, le bien ou le mal, le salut ou la damnation qui en sont cause. Hélas ! Quel interprète malheureux ! Comme il lui faut tourner, retourner et se torturer lui-même pour garder raison. » (86 p.1019)
Ici Pascal, devenu à nouveau la personnalisation du chrétien lambda, est complètement égaré: intoxiqué par le christianisme, il cherche des raisons surnaturelles là où il n'y a que des causes, et des plus physiques. Dressé à tort à se référer à une transcendance, quand il faudrait en rester à l'immanence du vivant, il ne peut même pas en tirer du confort mental. La souffrance ici ne dérive plus d'un reste de lucidité, le vers de la raison, coriace, gigotant encore, mais de la volonté d' appliquer une grille herméneutique essentiellement inadaptée à ce qu'elle prétend comprendre.
Mais Nietzsche peut aller jusqu'à définir comme quasi caractérielle l'insatisfaction pascalienne, comme dans ce passage du Crépuscule des idoles ou Comment on philosophe au marteau (1888):
"Tout le domaine de la morale et de la religion doit être rattaché à cette idée des causes imaginaires. (…) « Explication » des sentiments généraux agréables – (…) Ils dépendent de l’heureuse issue de certaines entreprises (erreur naïve de raisonnement, car l’heureuse issue d’une entreprise ne procure nullement des sentiments généraux agréables à un hypocondriaque ou à un Pascal)" (Les quatre grandes erreurs 6 T.II p.979)
Pascal, dont le nom propre, sous la plume d'un Nietzsche qui mime l'aliéniste, signifie presque une catégorie psychiatrique, n'est plus qu'un cas médical dont on va donc jusqu'à douter de la singularité.
Quelle différence avec le fragment 480 de Aurore où Nietzsche oppose l’absence d’âme de Kant (« un cerveau ») et de Schopenhauer (« un caractère "immuable"») à la vie spirituellement riche de Pascal !
« Deux allemands. Si l'on compare Kant et Schopenhauer avec Platon, Spinoza, Pascal, Rousseau, Goethe, sous le rapport de l'âme et non de l'esprit: on s'apercevra que les deux premiers penseurs sont en posture désavantageuse: leurs idées ne représentent pas l’histoire passionnée d’une âme, il n’y a point là de roman à deviner, point de crises, de catastrophes et d’heures d’angoisse, leur pensée n’est pas en même temps l’involontaire biographie d’une âme (…) (Kant) n'a pas tellement vécu et sa façon de travailler lui prend le temps qu'il lui faudrait pour vivre quelque chose, - je ne veux pas parler, comme il se doit, de grossiers "événements" venus du dehors mais des destins et des convulsions, à quoi la vie la plus solitaire est sujette, lorsqu’elle a des loisirs et qu’elle se consume dans la passion de la méditation. » (481 p. 1175)
Loin d'être presque pathologisée, l'inquiétude pascalienne est ici consubstantiellement liée à l'écriture d'une oeuvre. L'âme n'est pas le nom fantasmatique donné à la méconnaissance de l'évolution du corps mais un supplément psychique donné à certains (Kant en effet n'en a pas !) et rendant possible des découvertes inacessibles à l'esprit pur.
Plus tard, dans Par-delà le bien et le mal, Nietzsche fera l’hypothèse que seul un homme pieux est en mesure de comprendre la religion et, s’il nomme Pascal cette fois, ce n’est pas en tant que token du type « avorton sublime » mais en tant qu’admirable modèle :
« Pour deviner et déterminer ce qu’a été jusqu’à nos jours l’histoire du problème de la science et de la conscience dans l’âme des homines religiosi, peut-être faudrait-il être soi-même aussi profond, aussi blessé, aussi extraordinaire que le fut la conscience intellectuelle d’un Pascal. » (III 45 T.II p. 599)
Il semble ici que Nietzsche a renoncé à l'approche scientiste mais, à vrai dire, les lignes suivantes dessinent le portrait complet du philosophe apte à rendre comptement exactement du phénomène religieux. Il serait certes fait en partie d'un Pascal mais aussi d'un philosophe des Lumières (pourquoi pas de La Mettrie par exemple ?) apte à donner une forme scientifique à la matière vécue du premier ?
"Et même alors il faudrait déployer au-dessus d’elle un ciel de claire et maligne spiritualité, qui lui permettrait d’embrasser d’en haut tout ce foisonnement de dangereuses et douloureuses expériences intérieures, d’y mettre de l’ordre et de le réduire en formules."
Il n'est donc pas insensé de soutenir que Nietzsche, en niant la possibilité d'une connaissance extérieure de la religion, identifie Pascal à un modèle pour lui-même, comme si devenir Pascal, ou plus exactement développer le Pascal qu'il est virtuellement, était une des deux conditions de la connaissance philosophique exacte de la valeur de la religion.
Certes Pascal, dans Aurore, est identifié de manière plus attendue à l'adversaire:
"Désirer des adversaires parfaits : on ne saurait contester aux Français qu’ils ont été le peuple le plus chrétien de la terre : non point qu’en France la dévotion des masses ait été plus grande qu’ailleurs, mais parce que les formes les plus difficiles à réaliser de l’idéal chrétien s’y sont incarnées en des hommes et n’y sont point demeurées à l’état de représentation, d’intention d’ébauche imparfaite. Voici Pascal, dans l’union de la ferveur, de l’esprit et de la loyauté, le plus grand de tous les chrétiens, et que l’on songe à tout ce qu’il s’agissait d’allier ici !" (192 T.II p.1081)
Malgré l'identification explicite de Pascal à celui contre lequel Nietzsche doit constituer sa pensée, je ne vois là pas de contradiction avec le texte précédent. Ce dernier faisait de l'identification à Pascal non le but de Nietzsche mais seulement le moyen de sa fin qui restait le dépassement du christianisme. Nietzsche, dans ces textes-là, loin d'adopter une ironie caricaturale vis-à-vis de la religion, a le souci de lui rendre justice. Je ne peux identifier ici toutes les raisons d'un tel souci mais l'une d'entre elles est clairement donnée dans la suite de ce texte: ce n'est qu'en s'affrontant aux représentants les plus élevés (éthiquement, spirituellement, intellectuellement) du christianisme qu'on peut espérer le surpasser.
En voilà donc de multiples Pascal ! Est-il permis de penser sous forme d'évolution ces variations de perspective ? Il semble que l'ambivalence de Nietzsche vis-à-vis de Pascal est présente dès le début de l'oeuvre. En effet trois pages après avoir qualifié de sénile l'idée du "moi haïssable", Nietzsche clôt les Opinions et sentences mêlées par ce texte:
"La descente aux Enfers : Moi aussi, j'ai été aux Enfers comme Ulysse et j'y serai souvent encore; et pour pouvoir parler à quelques morts, j'ai non seulement sacrifié des béliers, je n'ai pas non plus ménagé mon propre sang. Quatre couple d’hommes ne se sont pas refusés à moi qui sacrifiais : Epicure et Montaigne, Goethe et Spinoza, Platon et Rousseau, Pascal et Schopenhauer. C’est avec eux qu’il faut que je m’explique, lorsque j’ai longtemps cheminé solitaire, c’est par eux que je veux me faire donner tort et raison, et je les écouterai lorsque devant moi ils se donneront tort et raison les uns aux autres. Quoi que je dise, quoi que je décide, quoi que j’imagine pour moi et les autres : c’est sur ces huit que je fixe les yeux et je vois les leurs fixés sur moi. Que les vivants me pardonnent s'ils m'apparaissent parfois comme des ombres, tellement ils sont pâles et attristés, inquiets, et, hélas ! tellement avides de vivre: tandis que ceux-là m'apparaissent alors si vivants, comme si, après être morts , ils ne pouvaient plus jamais être las de vivre. Or, ce qui importe, c'est bien cette vivace pérennité: que nous fait la "vie éternelle", et, en général, la vie !» (T.I p.826)
Il faudrait rappeler ce texte à quiconque identifie l'entreprise nietzschéenne à un renversement du platonisme. Je ne veux pas dire que la formule rend mal compte de sa philosophie mais elle ne rend pas justice de son fréquent (sinon constant) souci de rendre justice aux philosophes avec lesquels et contre lesquels il pense. Parmi eux il faut donc inclure Pascal.
Reste qu'au fil de l'oeuvre (précisément à partir de La Généalogie de la morale ? Il faudrait pour l'assurer ne pas prendre en compte seulement les oeuvres publiées) la caractérisation de Pascal paraît devenir plus sévère, comme si le sublime s'éclipsait au profit de l'avorton. Il n'en est pas moins vrai que dans Ecce homo le passage déjà cité (hommage à la culture française) sur l'assassinat de Pascal par le christianisme commençait par:
"Si non seulement je lis mais j'aime Pascal (c'est Nietzsche qui a souligné), comme la victime etc"
Cet amour demande à être interprété. Est-ce en tant que victime que Pascal est aimé ? Est-ce en tant que sa raison christianisée reste exceptionnellement vigoureuse ? Est-ce dans la mesure où Nietzsche s'identifie à Pascal ?
Ernst Bertram dans Nietzsche, essai de mythologie (1918) cite un texte tiré des "observations critiques et personnelles qui datent des années de Zarathoustra" (je laisse à un aimable lecteur le soin de me fournir, s'il dispose des oeuvres complètes de Nietzsche publiées chez Gallimard, la référence exacte !). Ce texte, Bertram l'interprète comme manifestation de la "conscience d'un lignage mystique par filiation d'intelligences". Le voici:
"Quand je parle de Platon, Pascal, Spinoza et Goethe, je sais que leur sang roule dans le mien - je suis fier quand je dis d'eux la vérité - la famille est assez bonne pour n'avoir pas besoin de poétiser ou de dissimuler; et telle est mon attitude devant tout ce qui fut; je suis fier d'être homme, et fier précisément dans la complète véracité." (p.81 Editions du Félin)
Bertram, dans la logique de ce texte, va jusqu'à écrire:
" L'impulsion foncière qui meut l'âme de Nietzsche s'apparente plus profondément à celle qui meut Pascal et Angelus Silesius qu'aux vues "supra-chrétiennes" de Léonard ou de Frédéric II de Hohenstaufen; avec sa passion de Dieu qui donne à l'idée de vie le pas sur le concept de connaissance, elle est, tout bien pesé, infiniment plus voisin de l'intériorité franciscaine que de "l'Araignée sceptique", des lumières de son vénéré Voltaire. (...) Dans sa sévérité contre elle-même et tous ceux qui "l'intéressent pour une raison ou une autre" l'éthique de Nietzche se montre l'héritière directe et la petite-fille de l'ascèse chrétienne, de la victoire chrétienne sur moi-même, voire de la torture volontaire gothique, du Moi haïssable pascalien, le Moi conçu comme Rien-que-moi, comme corps, comme "maladie", comme "Non-Dieu" chrétien; mieux encore: la métaphysique de Nietzsche, la philosophie du Retour éternel, son mythe, à lui, de la Vie éternelle sont, en dernier ressort, une forme de cette ascèse, de cette torture volontaire et de triomphe sur soi: ils sont le martyre par lui-même d'un Moi qui, égoïstement, préférerait se dire "non" et qui, chrétiennement, se force à un perpétuel "oui" comme à l'extrême sacrifice, à l'extrême martyre dont il soit capable. Le "oui" extrême dionysiaque, que la doctrine du Retour lance à la vie, suppose des antécédents, non pas grecs, mais pascaliens: c'est le "oui" que dit le chrétien à la suprême et la plus difficile ascèse - une épreuve prolongée et sublimée à l'infini, une victoire sur soi constamment renouvelée"(p.107 et p.190)
Je ne suis pas en mesure de reprendre à mon compte une telle interprétation, c'est juste une pièce que j'ajoute au dossier, je ne terminerai donc pas ce billet par un provocant: "Nietzsche est Pascal".

Commentaires

1. Le vendredi 16 février 2007, 12:58 par herve
Grand merci pour ce texte de Bertran que je ne connaissais pas. Je vais chercher plusieurs références que je n'ai pas sous la main pour rejoindre au moins partiellement votre affirmation finale : il y a du Pascal chez Nietzsche, il y a du Nietzsche chez Pascal. Il me semble que tout se joue autour du concept de divertissement mais aussi de la part d'illusion simplificatrice que tous deux estiment nécessaires à la vie.
2. Le dimanche 18 février 2007, 09:24 par herve
Chez Pascal le divertissement est détournement de soi, mais détournement qui à proprement parler n'aboutit pas. Le divertissement nous détourne de notre faiblesse et surtout de la pensée de notre faiblesse, il apparaît comme un déni. "C'est le tracas qui nous détourne d'y penser et nous divertit. Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise" (Pensées, Laf.136).
Le moi est haïssable en raison de sa concupiscence d'autant plus vaine qu'elle est toujours insatisfaite. Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il nous faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous" (Pensées, Laf. 564).

Le divertissement "supérieur" qui ne se heurte pas à la répétition de la concupiscence est donc la foi en un tel "être" qui est Dieu.

Mais la foi n'est pas certitude démonstrative, ce que montre le fameux pari qui était à l'origine une "Lettre pour ôter les obstacles, ou discours de la machine" et tente d'inciter à un saut dans la foi par une fiction probabiliste. Après plusieurs auteurs il faut insister sur cette dimension de fiction, de simulacre assumé qui rapproche Pascal de Nietzsche.
En effet, dire "Dieu est ou il n'est pas" (Pensées, Laf. 418) et le présenter comme un jeu à "croix ou pile" est trompeur. Autant dire qu'il y a une chance sur deux que je sois l'amant de Claudia Schiffer : je le serai ou je ne le serai pas.
Dans tout raisonnement probabiliste correct, il faut déterminer les conditions d'apparition de l'événement souhaité : s'il y a 20 boules blanches et 80 boules noires dans une urne, un tirage au hasard, sans je voie la boule, me donne 1 chance sur 5 de prendre une boule blanche. Comme le remarque Lachelier, la possibilité que Dieu existe est bien une possibilité logique mais pas une possibilité réelle semblable à la possibilité de tirer une boule blanche qui est bien dans l'urne, elle ne peut être jouée au hasard et lui accorder une probabilité, quelle qu'elle soit est fallacieux.

"En fait, et pour Pascal lui-même, l'idée de la vie éternelle fait partie de la tradition chrétienne: en droit, et pour l'incrédule auquel il la propose, elle se présente comme un concept librement formé par notre esprit, sans modèle, mais aussi sans garantie dans l'expérience. On peut donc demander à ce concept de ne pas se détruire lui-même, et l'on accordera volontiers à Pascal qu'il satisfait à cette condition. Mais on ne peut pas s'attendre à ce qu'il soit l'expression d'une possibilité réelle: car, à moins qu'il ne s'agisse d'événements artificiels et créés par nous-mêmes, il n'y a que l'expérience qui nous instruise de ce qui peut réellement arriver. Que pourrait être, d'ailleurs, pour nous la possibilité réelle d'un objet situé, par hypothèse, hors de la nature? Sur quel fondement pourrait-elle reposer, et à quel signe pourrions-nous la reconnaître? Quel genre, donné sous une forme en ce monde, pourrait être susceptible, dans un autre, d'une nouvelle forme, à la fois analogue et différente? Pascal semble bien, du reste, ne s'être posé aucune de ces questions et s'être contenté, pour l'objet de son pari, de la possibilité logique."
www.philagora.eu/educatif...

On peut donc jusque dans ce fameux pari, dont la richesse ne saurait se limiter aux quelques remarques précédentes, voir une lutte de Pascal contre lui-même : il ne pouvait pas en génial mathématicien qu'il était ne pas se rendre compte de l'absurdité mathématique qu'il créait. Ce pari est une tentative d'abêtissement semblable en cela aux recommandations données à la fin : prendre de l'eau bénite, dire des messes, etc. avec toute la difficulté, relevée par de nombreux auteurs, consistant à oublier la décision de croire, la volonté d'avoir quelque chose, la foi, qui ne peut s'obtenir par la volonté.

Par son aspect fictif, ce pari évoque la fiction de l'Eternel Retour chez Niezsche, assumée comme interprétation et foi, où il s'agit également d'affirmer et d'aimer "ce qui en nous, n'est pas nous", le dépassement de soi dans l'anneau du Retour.
En ce sens, je suis d'accord avec Bertran pour voir chez Nietzsche le même "oui" à l'êxtrême sacrifice, à l'extrême martyre. On peut en effet concevoir que l'approbation du retour ait été pour Nietzsche une épreuve personnelle : cela impliquait d'accepter que toutes les terribles souffrances de sa vie évoquées dans son oeuvre et ses lettres soient vécues comme si elles devaient l'être éternellement.

On trouvera chez les deux auteurs en maints passages une commune approbation de l'illusion et de l'erreurs simplicatrices nécessaires à la vie.

"Lorsqu'on ne sait pas la vérité d'une chose il est bon qu'il y ait une erreur commune qui fixe l'esprit des hommes comme par exemple la lune à qui on attribue le chagnement des saisons, le progrès des maladies, etc. car la maladie principale de l'homme est la curiosité inquiète des choses qu'il ne peut savoir et il ne lui est pas si mauvais d'être dans l'erreur que dans cette curiosité inutile" (Pensées, Laf. 744)

Pensée à laquelle répond cet aphorisme de Nietzsche qui semble taillé sur mesure pour Pascal :
"C'est la crainte profonde et méfiante de tomber dans un pessisme incurable qui depuis des millénaires oblige à ne pas démordre d'une interprétation religieuse de l'existence ; l'instinct craint obscurément qu'on puisse s'emparer trop tôt de la vérité, avant que l'homme soit devenu assez fort, assez dur, assez artiste. A cet égard la "piété", la "vie en Dieu" apparaîtrait comme le produit le plus raffiné et le plus exquis de la crainte de la vérité, comme une dévotion et une ivresse d'artiste en présence de la falsification systématique entre toutes, comme la volonté d'inverser la vérité et de s'en tenir coûte que coûte au non-vrai. Peut-être n'y a-t-il jamais eu moyen plus efficace d'embellir l'homme que la piété ; c'est elle qui le transforme en art, en surface, en jeu de couleurs, en bonté, à tel point que son aspect cesse de nous faire souffrir." (Par-delà le Bien et le Mal, aph. 59)


3. Le mardi 20 février 2007, 11:32 par Philalèthe
Merci pour cette intéressante contribution.
Je crois qu'on peut voir l'interprétation que vous donnez du pari comme nietzschéenne, au sens où Nietzsche soutient qu'en partie Pascal utilise sa raison à produire les conditions de destruction de la raison; en somme l'argument visant les libertins n'aurait donc de poids que pour ceux dont la raison n'est pas vraiment libérée de l'erreur.
Quant au rapprochement que vous faites avec l'Eternel Retour, ne faudrait-il pas préciser qu',à la différence de Pascal, Nietzsche en propose aussi une version qui lui reconnaît le rôle de fiction à fin éthique ?
Ceci dit, je vous signale que vous trouverez sur le blog de Julien Dutant une réfutation du pari pascalien, suivie d'une savante discussion:
http://julien.dutant.free.fr/blog/i...
4. Le mardi 20 février 2007, 14:28 par herve
Patrick
Quant au rapprochement que vous faites avec l'Eternel Retour, ne faudrait-il pas préciser qu',à la différence de Pascal, Nietzsche en propose aussi une version qui lui reconnaît le rôle de fiction à fin éthique ?
Herve
Certes, mais si nous sommes d'accord sur l'aspect fictif du pari et de l'Eternel Retour, ne faut-il pas reconnaître que, in fine, Pascal donne un caractère fortement éthique à son pari ?
"Or quel mal vous arrivera(-t-)il en prenant ce parti ? Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami sincère, véritable...
(...)
Je vous dis que vous y gagnerez en cette vie, (...)
(Pensées, Laf. 418)
Ce passage, qui vient après la mention "Fin de ce discours", succède donc aux fameux et scandaleux préceptes d'abêtissement par lesquels on est censé gagner la foi :
"Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. Mais c'est ce que je crains. - Et pourquoi ? qu'avez-vous à perdre ?".
On pourrait entendre là : "Même si Dieu n'existe pas, en vous abêtissant de la sorte, vous n'en irez que mieux..."
J'oserais extrapoler. Je mentionnais que de nombreux auteurs avaient insisté sur l'impossibilité de gagner la foi par une décision volontaire : ce serait comme vouloir oublier ; mais, en dernière instance, pour Pascal la foi est-elle discernable des attitudes de foi ? Ce questionnement nous amènerait au plus près de Kierkegaard et d'un de ses lecteurs au XXème siècle, Jacques Ellul : on ne peut pas *savoir* si on a la foi.
J'avais prévenu ;) c'est une extrapolation.
Merci pour le lien vers le blog de Julien Dutant.
Cordialement,
5. Le mardi 20 février 2007, 16:29 par philalèthe
Je suis tout à fait d'accord avec la dimension éthique du pari, mais je voulais à dire vrai insister sur le fait que Nietzsche n'exclut pas qu' on puisse interpréter l'Eternel Retour comme une fiction alors qu'il me semble que Pascal ne présente pas son pari comme un pari pseudo-rationnel.
6. Le mardi 20 février 2007, 19:28 par herve
En effet, il ne présente pas explicitement le pari comme une fiction, mais il ne peut lui échapper qu'un raisonnement probabiliste appliqué à Dieu n'est qu'un pseudo-raisonnement.
7. Le dimanche 25 janvier 2009, 14:01 par pseudo
Friedrich Nietzsche a ete bien des choses dans la tete de bien des gens...
8. Le dimanche 25 janvier 2009, 17:09 par philalethe
Certes... La richesse de sa philosophie mais surtout ses contradictions ou du moins ses ambiguïtés ont rendu possible par exemple sa récupération autant par l'extrême-gauche que par l'extrême droite.

mardi 13 février 2007

Nietzsche et Pascal (1)

Hume soutenait donc dans la dernière phrase de l’Enquête sur les principes de la morale (1741) que les principes naturels de l’esprit de Pascal n’avaient pas joué avec la même régularité que s’ils avaient été laissés à eux-mêmes, « libres des illusions de la superstition religieuse ». Or, Nietzsche dans l’Antéchrist – Imprécation contre la christianisme - (1888) affirme à son tour à la fois l’exceptionnalité de l’intelligence pascalienne et l’effet destructeur sur elle de la religion :
« (Le christianisme) a gâté même la raison des natures les plus intellectuellement fortes en enseignant que les valeurs supérieures de l’esprit ne sont que péchés, égarements et tentations. Le plus lamentable exemple, c’est la corruption de Pascal qui croyait à la corruption de sa raison par le péché originel, tandis qu’elle n’était corrompue que par son christianisme ! » (Oeuvres traduction de Henri Albert, révisée par Jean Lacoste T.II Ed. Robert Laffont p.1043).
Penseur anéanti par la religion, c’est en effet une des multiples figures de Pascal dans les textes nietzschéens. Dans Ecce homo – Comment on devient ce qu’on est – (1888), l’action de la religion n’est plus pensée comme corruption mais comme mise à mort :
« (Pascal), la victime la plus instructive du christianisme, lequel a lentement assassiné d’abord son corps, puis son âme, comme le résultat logique de cette forme la plus effroyable de cruauté inhumaine.» (Pourquoi je suis si malin 4 T.II p.1136)
Dans Par-delà le bien et le mal - Prélude à une philosophie de l’avenir – (1886), il semble même que le processus de destruction de Pascal a ruiné sa génialité au point de faire de lui rien de plus qu’un cas représentatif d’une masse d’hommes :
« Si l’on pouvait embrasser du regard ironique et indifférent d’un dieu épicurien (à dire vrai je crois que les dieux épicuriens ne regardaient pas du tout le monde humain, même pas ironiquement !) la comédie étrangement douloureuse et aussi grossière que raffinée du christianisme européen, je crois qu’on n’en finirait pas de s’étonner et de rire : ne semble-t-il pas qu’une seule volonté a régné sur l’Europe pendant dix-huit siècles pour faire de l’homme un sublime avorton ? Si au contraire avec des besoins opposés et non plus en épicurien, mais brandissant quelque marteau divin, on se penchait sur la dégénérescence et le rabougrissement presque systématique de l’homme que représente l’Européen chrétien (par exemple Pascal), ne faudrait-il pas s’écrier avec fureur, pitié et effroi : « Ô rustres, rustres prétentieux et compatissants ! Qu’avez-vous fait ? Etait-ce là un travail pour vos mains ? Ma plus belle pierre, comme vous l’avez massacrée ! Et qu’en avez-vous tiré ?» (III 62 TII p.612).
Pascal, entre parenthèses, réduit ici à n'être que celui qui fait connaître, par ce qu'il leur ressemble, l'identité des anonymes.
Ces textes pourtant ne doivent pas éclipser une autre figure de Pascal : celle du suicidé. Le philosophe est aussi une victime consentante ; dans le même ouvrage, quelques pages plus haut, Nietzsche a mis en effet en relief la division de la raison pascalienne qui veut et se détruire (en tant qu’elle est christianisée) et se développer (en tant qu’elle est simplement raison):
« La foi telle que le christianisme l’a exigée (…) serait bien plutôt la foi d’un Pascal qui ressemble effroyablement à un suicide permanent de la raison- d’une raison tenace, vivace, comme un ver qu’on ne peut tuer d’un seul coup » (p.600)
Est-ce donc un suicide ou seulement une tentative de suicide ?
La pensée de Nietzsche me paraît hésitante sur ce point.
Dès Humain, trop humain – Un livre pour les esprits libres – (1878-1879), il présente la raison pascalienne comme définitivement soumise au christianisme :
« L’idée la plus sénile que l’on ait jamais eue au sujet de l’homme se trouve dans la célèbre thèse : « le moi est haïssable » (Opinions et sentences mêlées TI p.821)
Soumission certes mais inventive. Dans La Généalogie de la morale – Pamphlet – (1887), au moment où Nietzsche fait l’inventaire des moyens dont dispose le prêtre ascétique pour combattre le sentiment de déplaisir, il mentionne « au point de vue intellectuel le principe de Pascal « il faut s’abêtir » » (Troisième Dissertation 17 TII p.865)
Pascal, apologète du christianisme donc . Mais, contre toute attente, sa raison n’est pas morte. Le suicide de la raison ne voulait pas dire ne plus raisonner mais ne plus raisonner librement. Aveuglé quant à la valeur des fins, Pascal reste d’une redoutable intelligence quant aux moyens de mener autrui à cette fin :
« Les désespérés. Le christianisme possède le flair du chasseur pour tous ceux que, de quelque façon que ce soit, on peut acculer au désespoir - seule une partie de l’humanité en est capable. Il est toujours à la poursuite de ceux-ci, toujours à l’affût. Pascal fit une tentative pour amener chacun au désespoir, au moyen de la connaissance la plus incisive ; la tentative échoua, à son nouveau désespoir. » (Aurore –Pensées sur les préjugés moraux – 1881 I 64 TI p.1006)
Pascal qui a vaincu sa nature a voulu inventer une technique de domination au service du christianisme. Convertir pas seulement les prédisposés mais aussi tous les autres. S’acharner à faire voir à chacun sa misère : lucidité démystificatrice à première vue, mystificatrice en réalité. Mais à quel échec Nietzsche fait-il donc ici allusion ?
En tout cas, Nietzsche est loin de réduire Pascal à n’être qu’un instrument, même hors du commun, de la religion qui l’a détourné du raisonnement entièrement libre. Dans les œuvres publiées, un des premiers textes que Nietzsche a consacré à Pascal est explicitement nostalgique :
« Lamentation. Ce sont peut-être les avantages de notre époque qui amènent avec eux un recul et, à l’occasion, une dépréciation de la vita contemplativa. Mais il faut bien s’avouer que notre temps est pauvre en grands moralistes, que Pascal, Epictète, Sénèque, Plutarque sont à présent peu lus. » (Humain, trop humain I 282 TI p.592)
J’imagine que ce ne sont pas pour les mêmes raisons que Nietzsche recommande ces quatre auteurs (hypothèse : les deux Stoïciens pour leur éthique de l’approbation sans réserve de la réalité, Plutarque pour ses grands hommes et Pascal pour sa finesse psychologique).
Mais qu’a donc gardé Nietzsche positivement de la lecture de Pascal ? A s’en tenir aux textes publiés, la vérité du divertissement. Il la mentionne déjà dans la Première considération inactuelle (1873-1876) mais dans Aurore, il prétend même qu’elle est vérifiable scientifiquement :
« La fuite devant soi-même.(…) Le besoin d’action ne serait-il donc au fond qu’une fuite devant soi-même ? Ainsi demanderait Pascal. Et, en effet, les représentants les plus nobles du besoin d’action prouveraient cette assertion : il suffirait de considérer, avec la science et l’expérience d’un aliéniste, bien entendu – que les quatre hommes qui, dans tous les temps, furent les plus assoiffés d’action ont été des épileptiques (j’ai nommé Alexandre, César, Mahomet et Napoléon) : tout comme Byron lui aussi a été affligé de ce mal. » (V 549 T.I p.1201-1202)
C’est ici du Nietzsche quasi scientiste (je crois lire Félix Le Dantec !). Mais ce n’est pas seulement en reprenant un de ses textes que Nietzsche lui rend en réalité hommage. C’est quand il suggère que la raison de Pascal n’a pas complètement mordu à l’hameçon du christianisme.

dimanche 11 février 2007

Hume: pourquoi écrit-il de Pascal (et de Diogène) qu'ils sont dans un autre élément que le reste de l'humanité ?

En 1741 dans ses Essais moraux et politiques, Hume intitule une de ses réflexions : De la superstition et de l’enthousiasme. Il y fait une distinction entre deux fausses religions qui s’opposent autant à la vraie religion qu’à la saine raison et à la philosophie. A la différence donc de la conclusion de l'Enquête sur les principes de la morale, c’est à l’intérieur même de la religion que le couple superstition/enthousiasme permet d’opérer cette fois une distinction.
Dès les premières lignes, Hume fait la genèse de la superstition, je cherche alors dans ce texte une clarification de la dimension artificielle de la philosophie pascalienne, telle que Hume l’a dénoncée. Or, je trouve bien plus une référence à la nature qu' à l’artifice :
« L’esprit de l’homme est sujet à certaines terreurs et appréhensions inexplicables procédant ou bien d’une situation privée ou publique malheureuse, d’une santé déficiente, d’une tendance dépressive ou mélancolique, ou bien de la concomitance de toutes ces circonstances. Dans un tel état d’esprit, des maux infinis et inconnus sont redoutés d’agents inconnus ; et là où manquent de réels objets de terreur, l’âme agissant à son détriment et favorisant son inclination prédominante en découvre d’imaginaires, à la malignité et au pouvoir desquels elle n’attribue aucune limite. Ces ennemis étant complètement invisibles et inconnus, les méthodes employées pour les apaiser sont également inexplicables, consistant en cérémonies, observances, mortifications, sacrifices, offrandes, ou toute pratique, même absurde ou frivole, que la folie ou la canaillerie préconise à une crédulité aveugle et terrifiée. Faiblesse, peur, mélancolie alliées à l’ignorance, sont donc les véritables sources de la superstition. » (Essais moraux, politiques et littéraires traduction de Jean-Pierre Jackson Editions Alive p.116)
La superstition a donc trois conditions, dans l’ordre : l’infortune, la peur et la folie ou la canaillerie.
Quelques lignes plus loin, Hume éclaire la troisième condition : elle est incarnée par « un individu quelconque que sa sainteté de conduite, ou peut-être son impudence et sa ruse fait supposer (au superstitieux) plus favorisé par la Divinité. » Le concept de prêtre (priest) se réfère à un tel individu, « prétendant au pouvoir et à la domination, à un caractère sacré qui soit distinct de la vertu et des bonnes moeurs » qu’il distingue nettement du curé ou pasteur (clergyman), lui tout à fait respectable (reste que la mention de la sainteté de la conduite devient alors passablement mystérieuse).
Ceci dit, Hume est clair : ici le prêtre ne crée pas la superstition, l’ascendant qu’il a naît d’elle.
Je reviens désormais à Pascal : ou bien on le réduit à n’être qu’un superstitieux ordinaire, mais alors on ne comprend pas pourquoi Hume le qualifie d’ « homme d’intelligence et de génie » ni pourquoi il dit de lui qu’il est « dans un autre élément que le reste de l’humanité » ; ou bien il est malgré son génie victime des prêtres (ce qui donne aux prêtres une dimension offensive, conformément à la suite de l’essai : « La superstition s’insinue graduellement et insensiblement ; elle rend les hommes timorés et soumis (la peur produit le prêtre qui la renforce parce qu’il en tire profit, Hume ne me semble pas très loin ici de la position de Kant dans l’opuscule Qu’est-ce que les Lumières ? (1784))) mais reste alors inexplicable tout de même l’idée que Pascal est dans le vide et plus dans l'air.

Commentaires

1. Le mardi 13 février 2007, 09:12 par Philalèthe
Merci pour ces quelques lignes: le prochain billet portera sur Pascal vu par Nietzsche.

samedi 10 février 2007

De deux manière géniales mais erronées de philosopher: en chien et en saint.

P.223 de Après la vertu (1981), MacIntyre, occupé à juger la morale humienne, écrit :
« Hume est aussi convaincu que certains exposés des vertus sont erronés et blâme notamment Diogène, Pascal, et d’autres partisans des « vertus monacales » qu’il déteste ainsi que les Levellers (on peut traduire par niveleurs: mouvement politique anti-monarchique et républicain, égalitarien radical, pré-communiste, qui s'opposa à Cromwell) du siècle précédent. »
Ma première réaction est d’être on ne peut plus surpris par la présence de Diogène parmi les défenseurs des « vertus monacales ». Il me faut chercher dans Hume les raisons de cette surprenante association même si je ne veux tout de même pas me spécialiser dans la clarification de ce type d’énigme !
Le texte auquel MacIntyre se réfère est le dialogue qui clôt l’Enquête sur les principes de la morale (1751). Après avoir ajouté quatre appendices à son ouvrage, Hume brutalement se met à écrire à la première personne pour rapporter un dialogue du narrateur qu’il devient alors avec son ami Palamède.
Palamède soutient à partir d’une réflexion sur les vertus gréco-romaines ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui l’incommensurabilité des éthiques et encourage une position radicalement relativiste.
Prétendant dépasser les apparences, le narrateur réfute la thèse en expliquant les différences culturelles que Palamède met sceptiquement en relief par une référence à une même nature humaine en relation avec des circonstances distinctes et spécifiques :
« Vous voyez donc que les principes sur lesquels les hommes raisonnent en morale sont toujours les mêmes ; pourtant les conclusions qu’ils en tirent sont souvent très différentes. (…) Il apparaît qu’il n’y a jamais eu de qualité recommandée par qui que ce soit comme vertu ou comme perfection morale, sinon en raison de son utilité, ou de son agrément pour son possesseur lui-même ou pour autrui. » (traduction de Leroy Aubier-Montaigne 1947 p.198-199)
Le narrateur termine ainsi sa réfutation :
« Le mérite de l’âge mûr est presque partout le même ; il consiste principalement dans l’intégrité, l’humanité, la capacité, la connaissance et les autres qualités plus solides et plus utiles de l’esprit humain. » (p.204)
Palamède utilise alors sa dernière arme : la référence aux existences et aux mœurs artificelles. Le narrateur ne comprenant pas de quoi il s’agit, Palamède l’explicite en illustrant par deux exemples antithétiques mais au fond identiques : les mœurs de Diogène et celles de Pascal. Les deux hommes ont une conception radicalement opposée de la vertu (MacIntyre a donc tort de les identifier tous deux à des apologètes des vertus monacales) mais ce qu’ils ont en partage, c’est d’être égarés et de ne pas identifier les vraies vertus (en ce sens, MacIntyre a raison de les mettre sur le même plan).
Voici le passage où Palamède, malgré sa volonté de le dénoncer, dresse un portrait à mes yeux assez exact de Diogène en tant qu’il exemplifie le cynisme :
« Diogène est le modèle le plus célèbre de la philosophie extravagante. Cherchons-lui un correspondant dans les temps modernes. Nous ne discréditerons pas le nom de philosophe en le comparant aux Dominique, aux Loyola, ou à tout autre moine ou frère canonisé. Comparons-le à Pascal, homme d’intelligence et de génie autant que Diogène lui-même ; et, sans doute aussi, un homme de vertu s’il avait permis à ses inclinations vertueuses de s’exercer et de se déployer.
Au principe de la conduite de Diogène, il y avait un effort pour se rendre indépendant autant que possible et pour enfermer tous ses besoins, tous ses désirs et tous ses plaisirs en soi et en son propre esprit ; le dessein de Pascal était de conserver perpétuellement le sentiment de sa dépendance sous ses yeux et de ne jamais oublier ses innombrables besoins et infirmités. Le philosophe ancien se soutenait par la magnanimité, l’ostentation, l’orgueil et l’idée de sa propre supériorité sur ses compagnons de création. Le philosophe moderne faisait constamment profession d’humilité et d’abaissement, de mépris et de haine de soi ; et il essayait d’atteindre ces prétendues vertus dans la mesure où on peut les atteindre. Les austérités du Grec avaient pour fin de s’habituer à la dureté du sort et de prévenir toute souffrance ; les siennes, le Français s’empressait de les accueillir pour son propre salut, et pour souffrir autant que possible. Le philosophe se complaisait aux plaisirs les plus gros, même en public ; le saint se refusait le plaisir le plus innocent même en particulier. Le premier pensait que son devoir était d’aimer ses amis, de les railler, de les censurer, de les gronder ; le second tentait de parvenir à l’indifférence absolue envers ses parents les plus proches et il s’efforçait d’aimer ses ennemis et d’en bien parler : le grand objet des railleries de Diogène était la superstition, dans tous les genres, c’est-à-dire tous les genres de religion connus à cette époque. La mortalité de l’âme était son principe et sa règle ; et même, semble-t-il, il avait sur la providence divine une opinion très libre. Les superstitions les plus ridicules dirigeaient la foi et les actes de Pascal ; un mépris extrême de cette vie, par comparaison avec la vie future, était le principe capital de sa conduite. » (p.206-207)
Appuyé sur cette comparaison, Palamède relance son attaque relativiste :
« C’est dans ce contraste remarquable que se campent les deux hommes ; pourtant tous les deux ont l’obtenu l’admiration générale, chacun en son temps ; et on les a proposés comme des modèles à imiter (si Palamède avait été meilleur en histoire de la philosophie, il aurait pu renforcer son argumentation en rappelant que ces éthiques en leur temps étaient déjà confrontées à d’autres modèles, mais ce qui l’intéresse – et ça lui suffit – c’est leur incommensurabilité non au sein d’une époque mais entre les époques). Où se trouve donc la règle morale universelle dont vous parliez ? Et quelle règle établirons-nous pour les nombreux sentiment humains, différents et même contraires ? »
Comme s’il était sûr d’avoir déjà terrassé l’adversaire, le narrateur n’a besoin que d’un court chapitre pour en finir Palamède. C’est par lui aussi que Hume termine son livre :
« Une expérience qui réussit dans l’air, dis-je, ne réussira pas toujours dans le vide (je dois comprendre que les thèses de Hume reposent sur des expériences faites dans l’air, précisément l’observation de la grande majorité des hommes et qu’elles ne prennent pas en compte les hommes qui se placent dans des conditions d’existence artificielles). Quand des hommes se séparent des maximes de la raison commune et affectent de vivre artificiellement (le narrateur reprend le concept de son ami et le souligne mais le lecteur se demande ce que veut dire la référence à la nature humaine si des hommes ont la capacité de ne pas l’exprimer), pour employer votre terme, personne ne peut répondre de ce qui leur plaira ou déplaira (la relation entre la nature humaine et le comportement réel est telle qu’elle ne peut permettre en aucune manière de prédire ce que demain tous les hommes feront). Ces hommes sont dans un autre élément que le reste de l’humanité ; les principes naturels de leur esprit ne jouent pas avec la même régularité que s’ils étaient laissés à eux-mêmes, libres des illusions de la superstition religieuse ou de l’enthousiasme philosophique. » (ibidem)
Diogène et Pascal ne se sont donc pas séparés des maximes de la raison commune, ils l’ont été par la superstition religieuse ou l’enthousiasme philosophique.
L’intelligence et le génie ne suffisent donc pour suivre la raison, il faut encore ne pas être détournés par une certaine religion (en tant qu’elle est superstitieuse) ni par une certaine philosophie (en tant qu’elle enthousiasme).
J’ai donc dissipé l’énigme que m’a présentée sans le vouloir MacIntyre; en fait, même s’il n’est pas un défenseur des vertus monacales à la différence de Pascal, Diogène annonce déjà le défaut pascalien : ne pas suivre les maximes de la raison.
Reste une énigme désormais reliée à Hume : comment rendre compte de la superstition religieuse et de l’enthousiasme philosophique ? Par la nature humaine ? Cela semble exclu par la référence insistante à l’artifice. Par des circonstances extérieures ? Mais comment peuvent-elles expliquer en l’homme quoi que ce soit sans une référence à des dispositions humaines naturelles en mesure d’éclairer pourquoi précisément ces circonstances rendent les hommes délirants autant philosophiquement que religieusement ?
Ce ne sont plus les philosophes antiques que j’appelle à mon secours mais les humiens d’aujourd’hui !