samedi 14 avril 2007

Xénophane ou le divin revu et corrigé.

Xénophane, qui naquit à la fin du VIIème siècle avant JC, est un des plus anciens présocratiques.
Je l’admire depuis longtemps pour avoir eu, au cœur du polythéisme, la force de dénoncer l’anthropocentrisme des Grecs.
Ce n’est pas Diogène Laërce mais Clément d’Alexandrie qui, y trouvant sans doute de quoi justifier sa conversion au christianisme, rapporte dans les Stromates ces vers si inventivement dénonciateurs :
« Cependant si les bœufs, les chevaux et les lions
Avaient aussi des mains, et si avec ces mains
Ils savaient dessiner, et savaient modeler
Les œuvres qu’avec art seuls les hommes façonnent,
Les chevaux forgeraient des dieux chevalins,
Et le bœufs donneraient aux dieux forme bovine :
Chacun dessinerait pour son dieu l’apparence
Imitant la démarche et le corps de chacun. » (V, 110)
Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il critique aussi l’ethnocentrisme mais reste qu’il a l’idée d’une explication de la différence religieuse par référence à la diversité humaine (dans sa dimension naturelle) :
« Peau noire et nez camus : ainsi les Ethiopiens
Représentent leurs dieux, cependant que les Thraces
Leur donnent des yeux pers et des cheveux de feu » (VII, 22)
Vu que, comme on le verra, Karl Popper a fait de Xénophane l’ancêtre d’une forme de scepticisme que le philosophe austriaco-anglais reprenait, je me sens autorisé à le trahir sans doute tout autant en l’identifiant à une des premières figures de la critique rationnelle des religions. Loin de réduire le religieux à de l’imaginaire, ses efforts de purification visent seulement à parvenir à une conception du divin qui soit à la hauteur du référent qu’il vise.
Laërce présente ainsi la représentation de dieu, une fois débarrassée de ses accidents anthropomorphiques :
« L’être divin est de forme sphérique, il n’a rien de semblable à l’homme ; tout entier il voit, tout entier il entend, sans pour autant respirer ; dans sa totalité, il est esprit, intelligence et il est éternel. » (IX 19)
Ces lignes ne sont pas facilement intelligibles : quel sens faut-il donc donner à la vue et à l’ouïe pour que leur attribution à dieu ne revienne pas à répéter l’anthropomorphisme honni ? Un passage du pseudo-Aristote est seulement partiellement éclairant :
« En tant qu’il est un, il est semblable en toutes ses parties et possède en toutes ses parties la vue et l’ouïe ainsi que les autres sensations ; car si tel n’était pas le cas, les parties qui sont celles du dieu domineraient et seraient dominées les unes par les autres, ce qui est impossible.
Etant semblable partout, il est sphérique, car il n’est pas tel ici et non tel là, mais partout » (Mélissos, Xénophane, Gorgias, III-IV 977a-979a)
Comme si la pensée de l’unité ne parvenait pas à se débarrasser de l’image du corps.
Difficile aussi, après tant de siècles de cartésianisme et d’immatérialisation de la substance pensante, de comprendre ce que peut bien être l’esprit quand on lui attribue et une figure et des sens.
Je me rappelle de ces lignes de Clémence Ramnoux écrites en 1969 pour l’article consacré aux Présocratiques dans le premier volume de l’Histoire de la Philosophie en Pléiade :
« Les présocratiques ne semblent pas non plus avoir été capables de représenter la chose qu’ils placent au commencement, au premier rang, autrement qu’avec un corps. (…) Cette chose possède expansion, compaction, forme et surtout présence avec un impact sur la sensiblité. (…) Le monothéisme attribuable à Xénophane, en protestation contre le polythéisme populaire, conserve un aspect mal connu de physique. Chez tous il faut éviter de séparer le théologien du physicien. Car le divin dont il s’agit n’est ni esprit, ni matière, la matière et l’esprit n’ayant pas été pour l’heure séparés. » (p.406, 416)
Néanmoins comme Héraclite mérite son qualificatif de méprisant quand il identifie à l’inintelligence et Hésiode et Xénophane (« la multiplicité des savoirs n’enseigne pas l’intelligence ; autrement, elle l’aurait enseignée à Hésiode et à Pythagore, et encore à Xénophane et à Hécatée ») !
Timon le sceptique, lui, l’a loué mais à moitié, regrettant qu’il soit pyrrhonien seulement dans sa critique des mythes et dogmatique dans sa définition obstinément monothéiste du divin. C’est à Sextus Empiricus (Hypotyposes pyrrhoniennes I 223) que l’on doit ces extraits des Silles où Timon fait se plaindre Xénophane de son scepticisme inachevé :
« Ah ! Que n’ai-je montré un esprit plus prudent,
Et jeté sur le monde un regard dédoublé (j’imagine que Xénophane pour être aux normes du scepticisme aurait dû donc écrire : « Dieu n’est pas plus un que multiple » au lieu d’affirmer : « Dieu est un et non pas multiple » !)
Je me suis engagé sur une voie trompeuse
Et me voici, vieillard, tout aussi maladroit
Sur toute la sceptique (dans toute mon enquête ?). En effet, quel que fût
Le lieu où mon esprit orientait sa recherche,
J’avais une réponse avec l’Un et le Même,
Tout entier existant et retournant sans cesse
A une nature une et en tous points semblable. »
Peut-on faire de Xénophane vu par Timon le portrait du philosophe par excellence ? Bénéfique par ce qu’il détruit mais si fragile par ce qu'il construit ?

vendredi 13 avril 2007

Les morts d'Héraclite (2)

Laërce fait suivre la première version de la mort d’Héraclite d’ une de ses compositions. C’est encore une fois l’occasion de vérifier que Diogène, loin d’avoir conscience de la hauteur des montagnes qu’il évoque, se pense plutôt en surplomb :
« Souvent je me suis demandé avec stupeur comment Héraclite a bien pu mourir
D’une infortune qu’il avait supportée pendant toute sa vie :
En effet, une vilaine maladie arrosant d’eau son corps
Eteignit la lumière en ses yeux et y amena l’obscurité. » (IX 4)
L’obscurité du texte est donc doublement dévaluée, en tant qu’elle exprime l’obscurité de l’exprit et en tant que cet esprit lui-même n’est que l’effet d’un état pathologique du corps. En somme, Héraclite a le cerveau malade.
La deuxième version de la mort renforce la critique des médecins puisqu’ils échouent alors qu’ils n’ont pourtant plus à jouer les Œdipe mais à agir à l’intérieur de leur domaine de compétence :
« Mais Hermippe dit qu’il demanda aux médecins si l’un d’eux pourrait chasser l’humidité en vidant ses entrailles ; ceux-ci s’étant récusés, il se mit au soleil et ordonna à ses serviteurs de l’enduire de bouse ; ainsi étendu, il mourut le lendemain, et fut enseveli sur la grand’ place. »
Cette variante est proche de la précédente mais sa formulation ouvre une piste que la précédente excluait : celle d’une mort produite par ce qui aurait dû être précisément le remède. L’expérimentation héraclitéenne ne se serait pas réduite à être inefficace, elle aurait tourné mal. Il semble en effet que la troisième version autorise cette interprétation :
« Néanthe de Cyzique, de son côté, dit que, ne pouvant s’arracher la bouse, il resta ainsi, et que, devenu méconnaissable sous l’effet de cette transformation, il devint la proie des chiens. »
Peut-on dire que c’est la plus lamentable des fins ? Oui en ce sens qu’Héraclite, piégé, y manifeste une impuissance irréversible et qu’il y perd jusqu’à l’apparence humaine (mais, à vrai dire ,on ne sait pas si c’est l’homme en général que les chiens ne reconnaissent pas ou l’individu Héraclite ? Le philosophe perd-il dans l’aventure sa forme humaine ou sa forme individuelle ?).
Mais la traduction donne à la pitoyable aventure une note stoïque indubitable : « il resta ainsi » comme si, certain qu’elle ne le touchait pas, il avait accepté cette dégradante métamorphose (je note que la traduction de Robert Genaille -1933- renforce la dimension volontaire de ces derniers instants : « Néanthe de Cyzique, de son côté, déclare qu’il ne put se défaire de cette bouse qui le couvrait, qu’il resta assis sur place, et que, comme cette transformation ne permettait pas de le reconnaître, il fut mangé par les chiens. » Certes Héraclite y gagne une position assise que ne doit pourtant pas du tout garantir le meilleur des manuscrits…).
Ces chiens qui mordent à mort, comment n’évoqueraient-ils pas ceux qui plus tard tueront Diogène le Cynique au moment où il leur dispute un morceau de poulpe cru ? Mais, à la différence du Chien de Sinope qui joue le jeu de l’animal dans une ultime tentative de simplification de soi, Héraclite, bien que couvert d’excréments animaux, garde par son immobilité posture d’homme . Bouseux mais statufié.
Jacques Brunschwig ajoute en note que cette version rappelle un fragment d’Héraclite rapporté par Plutarque dans Propos de table (IV, 3, 669 A) et recueilli par Diels :
« Il est plus important d’évacuer les cadavres que le fumier. »
Immédiatement je ne vois pas le lien mais une note de Jean-Paul Dumont m’éclaire sur le sens possible du fragment : « Il s’agit là d’une critique des funérailles traditionnelles où le corps demeurait exposé. » (p.1240 La Pleáide)
Homme fait fumier, Héraclite mort sera donc vite évacué…

mercredi 11 avril 2007

Les morts d' Héraclite (1)

“Pour finir, il prit les hommes en haine, et vécut à l’écart dans les montagnes, se nourrissant d’herbes et de plantes. » écrit Diogène Laërce en IX 3.
La misanthropie héraclitéenne est-elle de tempérament ou philosophique ? La conduite d’une fin de vie exprime-t-elle la nécessité d’un caractère ou illustre-t-elle la conclusion d’une longue réflexion ? A moins que son expérience n’ait jamais démenti ce que sa nature le portait à penser ?
« Un seul en vaut pour moi dix mille, s’il excelle » comme le rapporte le médecin Galien (131-201) dans Du discernement du pouls VIII
Si je vois une relation possible entre sa hauteur (« il était d’esprit hautain, plus que personne » IX-1) et le choix de la montagne comme lieu de retraite, je me demande quel lien existe entre la misanthropie et le végétarisme. Certains cyniques, refusant de cuire la viande, la mangeaient donc crue, signifiant ainsi leur refus de la cité et précisément de ses rites sacrificiels. Puis-je tirer Héraclite en ce sens ? Un fragment cité par le manichéen Aristocrite (5ème siècle ap. JC) rendrait-il vraisemblable une telle interprétation ?
« Ils se purifient en se souillant d’un autre sang
comme si, après avoir marché dans la boue,
quelqu’un se lavait avec de la boue : il paraîtrait en délire
à quiconque le verrait agir ainsi.
Et à ces statues ils adressent leurs prières
comme qui ferait conversation avec des murs
Sans avoir conscience de ce que sont dieux et héros. » (Théosophie, cité par Origène Contre Celse VII 62)
Que cette alimentation soit philosophique ou non, il est clair que le corps du philosophe ne le supporte pas :
« Pourtant, ayant contracté une hydropisie à ce régime, il redescendit en ville, et demanda aux médecins de manière énigmatique, s’ils pourraient produire une sécheresse à partir d’une pluie diluvienne. » (IX 3)
Comment interpréter un tel retour ? On peut y voir autant l’aveu d’une dépendance que l’ultime mise en évidence de la médiocrité du monde.
Dans l'Apologie de Raymond de Sebonde, Montaigne, lui, y lit la supériorité de la santé, bien réel des animaux, sur la sagesse, bien douteux des philosophes :
« Nous nous attribuons des biens imaginaires et fantastiques, des biens futurs et absens, desquels l'humaine capacité ne se peut d'elle mesme respondre : ou des biens que nous nous attribuons faucement, par la licence de nostre opinion, comme la raison, la science et l'honneur : et à eux, nous laissons en partage des biens essentiels, maniables et palpables, la paix, le repos, la securité, l'innocence et la santé : la santé, dis-je, le plus beau et le plus riche present, que nature nous sçache faire. De façon que la Philosophie, voire la Stoïque, ose bien dire qu'Heraclitus et Pherecydes, s'ils eussent peu eschanger leur sagesse avecques la santé, et se delivrer par ce marché, l'un de l'hydropisie, l'autre de la maladie pediculaire qui le pressoit, ils eussent bien faict » (Essais Livre II chapitre XII)
Je vois aussi bien quelque chose de socratique dans ce défi adressé aux spécialistes (certes sous forme d’une question sphynxienne qui n’est pas du tout, elle, dans la manière de Socrate) et comme dans les dialogues de Platon, ils échouent :
« Ceux-ci n’ayant rien compris, il s’enterra lui-même dans une étable à vaches, espérant que la chaleur de la bouse provoquerait une évaporation. N’ayant obtenu aucun résultat, même par ce moyen, il mourut, après avoir vécu soixante ans. » (3)
Ce philosophe, recouvert d’excréments animaux, est encore interprétable de multiples manières.
Jacques Brunschwig, le traducteur et commentateur de ce texte, l'identifie à une mise en scène vacharde de la mort du philosophe par un Laërce guère porté il est vrai à respecter ceux dont il narre la vie et rapporte les idées :
« Cette version de la maladie, de la médication et de la mort d’Héraclite, comme celles qui suivent, a probablement été élaborée, avec des intentions polémiques, au moins en partie, sur la base de certains de ses fragments et de ses théories sur l’âme, l’humidité, la sécheresse, la chaleur, etc » (note 1 p.1049).
On pourrait cependant tenter un rapprochement entre cette fin et le célèbre passage d’Aristote dans les Parties des animaux (I, V, 645 a 17) :
« Comme le disait Héraclite – à ce qu’on rapporte – aux étrangers qui voulaient le rencontrer, mais qui, entrant chez lui, le voyaient se chauffer dans la cuisine, et restaient cloués sur place – il les invitait à ne pas avoir peur d’entrer , puisque, « même dans un tel lieu, il y a des dieux » - il faut, en matière de recherche scientifique aussi, aller à chaque vivant sans répugnance, en se disant que chacun possède quelque chose de naturel et de beau. »
L’enterrement aux pieds des vaches exprimerait à la fois l’approbation de la réalité sous toutes ses formes et la volonté toujours vive de la connaître telle qu’elle est, une fois mises à l’écart les superstitions et autres pensées trop humaines.

Commentaires

1. Le jeudi 3 mai 2007, 00:07 par Paris 8 philo
Appel à une commune des philosophes

mercredi 28 mars 2007

Héraclite vu par Thémistius (2)

C’est dans un discours sur la vertu que Thémistius écrit à propos d’Héraclite :
« Les Ephésiens étaient habitués au luxe et au plaisir, mais quand on leur déclara la guerre, leur ville fut encerclée et assiégée par les Perses. Cela ne les empêcha pas de continuer à se divertir selon leur habitude. Mais les vivres vinrent à manquer dans la ville. Et quand la faim se fit plus pressante, les habitants se réunirent pour délibérer afin de savoir ce qu’il convenait de faire pour que la nourriture ne fît pas défaut ; mais personne n’osa leur conseiller de mettre un frein à leur vie facile. Comme ils étaient tous rassemblés à ce propos, un homme du nom d’Héraclite prit du gruau d’orge, le mélangea avec de l’eau, et, assis par terre, le mangea. Ce fut là une leçon silencieuse pour tout le monde. L’histoire dit que les Ephésiens comprirent aussitôt la leçon et qu’ils n’en avaient pas besoin d’autre ; ils s’en allèrent convaincus d’avoir à réduire leur vie luxueuse, pour que la nourriture ne vînt pas à manquer. Quand leurs ennemis surent que les Ephésiens avaient appris à vivre modérément et qu’ils prenaient leur repas comme le leur avait conseillé Héraclite, ils levèrent le siège et, bien qu’ils eussent été victorieux par les armes, ils levèrent le camp face à l’orge d’Héraclite. »
Combien de leçons dans ce court passage ? Au moins huit:
1) La recherche du plaisir est une prison dans laquelle on s’enferme.
2) Elle n’est pas compatible avec la vie civique.
3) Le raisonnement y est réduit au seul moyen de prolonger le plaisir.
4) Il faut du courage pour s’opposer à une foule qui mène « une vie bestiale » (pour reprendre l’expression utilisée par Aristote dans Ethique à Nicomaque I 3 pour qualifier ceux qui identifient le bonheur au plaisir)
5) Le philosophe ne dit rien mais montre par sa vie la voie à suivre.
6) Il a le pouvoir d’orienter la foule insensée.
7) Celle-ci ne change de vie qu’in extremis et dans le seul but de ne pas perdre tout à fait le plaisir qu’elle recherche. La vie philosophique est pour elle, dans certaines circonstances, un moindre mal.
8) La valeur morale est supérieure à la valeur militaire.
Thémistius avait-il lu Plutarque qui avait écrit:
« Ceux qui parviennent à exprimer ce qu’il faut par geste symbolique et sans user de la parole ne sont-ils pas loués et admirés particulièrement ? Ainsi Héraclite, prié par ses concitoyens de faire une proposition pour ramener la concorde, monta à la tribune, prit une coupe d’eau froide, y jeta de la farine d’orge, remua le mélange avec un brin de menthe, le but et s’en alla. Par là il leur fit voir que se contenter de ce que le hasard offre et savoir se passer du luxe maintient les cités dans la paix et la concorde. » (Du trop parler 17, 511 b)
Dans cette version, l’action d’Héraclite est ouvertement didactique alors que le texte de Thémistius n’exclut pas que ce soient les Ephésiens qui voient comme une leçon ce que fait le philosophe . Son degré d’indépendance par rapport à la foule est bien plus grand dans ce dernier texte, alors que Plutarque le décrit jouant le jeu que la foule lui fait jouer, certes à sa façon . Il me semble aussi que la leçon héraclitéenne est premièrement politique et secondairement morale chez Plutarque et que c’est exactement l’inverse chez Thémistius. Reste l’idée commune aux deux qu’il n’y a pas de contradiction entre la fin éthique et la bonne fin politique, car de toute façon atteindre l’une des deux, c’est atteindre l’autre. Rien de plus étranger à ces textes que la posture épicurienne qui tendra souvent à faire du souci politique un obstacle à la réussite éthique.
Héraclite, lui, était encore en position de faire d’une pierre deux coups.

mardi 27 mars 2007

Héraclite vu par Thémistius (1)

Je découvre dans le Diels traduit par Jean-Paul Dumont un passage de Thémistius portant sur Héraclite. Ignorant qui il est, je me reporte au catalogue des auteurs et lis :
« Rhéteur grec du 4ème siècle, surnommé « le Beau Parleur », auteur de Discours et de divers traités philosophiques. »
Le portrait n’incline pas à l’empathie. Je pousse néanmoins ma recherche : Pierre Aubenque dans le texte de l’Encyclopédie Universalis consacré à Aristote en fait un des grands commentateurs du maître et son nom y apparaît dans sept autres articles mais toujours, au fond, comme un figurant.
Surprise donc en ouvrant le quinzième tome du Grand dictionnaire universel du 19ème de Pierre Larousse :
« Thémistius de Paphlagonie, né en 325. Si nous éprouvons une émotion douloureuse chaque fois que le culte de la vérité nous oblige de saper une réputation qui semble solidement établie, en revanche c’est avec un vif sentiment de plaisir que nous accomplissons cet acte de justice qui consiste à tirer de l’obscurité un homme de talent et de cœur dont le caractère et les écrits méritent d’être mis en lumière. Or, rarement cette satisfaction sera aussi légitime qu’à propos de Thémistius. Esprit sérieux et élevé, il est de plus homme d’Etat, et, quoiqu’il se souvienne un peu trop qu’il a été professeur de rhétorique, la chaleur de ses convictions, la noblesse de ses sentiments, la hauteur de ses idées impriment à son style cette gravité éloquente, cette qualité indéfinissable qui font estimer l’écrivain, parce que sous cet écrivain il y a un homme. Tout jeune, il composa sur La philosophie d’Aristote et de Platon un remarquable commentaire ; mais ce sont ses Discours qui lui ont valu une certaine réputation, bien au-dessous de son mérite. La plupart roulent sur des sujets d’une importance réelle. Il nous en est parvenu trente-trois, écrits en grec, pleins d’énergie et d’élévation. Ils prouvent que Thémistius ne craignait pas d’adresser de sévères remontrances aux princes de son temps. Dédaignant, dans sa juste fierté, de s’abaisser aux flatteries et aux banales adulations dont les déclamateurs de cette époque de servitude et d’avilissement fatiguaient les puissants de la terre, il communique à la philosophie une vie nouvelle par son élégance, pure et variée. Il professait les doctrines de Platon et d’Aristote, mais son culte pour ses grands penseurs n’allait pas jusqu’à l’aveuglement, ni jusqu’à lui faire abdiquer cette indépendance d’esprit qui est une des premières qualités du philosophe sérieux. Il ne jurait sur la parole d’aucun maître, et son caractère était à la hauteur de son talent. »
Larousse, qui loue en somme Thémistius d’incarner au 4ème siècle l’idéal que lui-même a du philosophe, caractérise brièvement ses discours, en relevant toutes les qualités qu’il aimerait, j’imagine, pouvoir attribuer aux penseurs de son temps : défenseur de la liberté de conscience et exemple de tolérance religieuse. Enfin, contre les jésuites qui l’ont calomnié, Larousse conclut :
« Il résulte de cette appréciation que les œuvres de Thémistius sont loin de mériter l’oubli, et nous serions presque tenté de croire que la rancune religieuse au moyen âge a organisé contre elles la conspiration du silence. On devrait les mettre entre les mains des princes ; le fanatisme y perdrait, mais la civilisation ne pourrait qu’y gagner. Le style de Thémistius est clair, correct, harmonieux, généralement exempt de mauvais goût, quoique un peu apprêté ; mais ce qui le distingue surtout, c’est l’énergie et la précision. Saint Grégoire de Niziance lui a décerné le titre flatteur de Roi de la parole et ses contemporains celui de l’Orateur bien disant. » (1876 p.72)
Entre le beau parleur et l’orateur bien disant, il y a un monde même si les mots sont proches.
Larousse, en tout cas, fournit ici un bel exemple d’histoire monumentale au sens que lui donne Nietzsche dans la deuxième de ses Considérations inactuelles :
« Par quoi donc la contemplation monumentale du passé, l’intérêt pour ce qui est classique et rare dans les temps écoulés, peut-il être utile à l’homme d’aujourd’hui ? L’homme conclut que la grandeur qui a été une fois a en tout cas été possible autrefois et sera par conséquent encore possible un jour. » (De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie p.228 Edition Robert Laffont)
Malheureusement Richard Goulet et ses collaborateurs n’ont pas encore dépassé la lettre O dans leur magnifique Dictionnaire des philosophes antiques… Il faudra attendre. Mais que dit donc Thémistius à propos d’Héraclite ?

dimanche 25 mars 2007

Les animaux héraclitéens (4) ou quelques âneries sur les bovins.

6) les ânes:
“Les ânes préféreraient la paille à l’or” écrit Aristote dans l’Ethique à Nicomaque (X V, 1176 a 7)
Aristote place cette citation d’Héraclite dans le cadre d’une argumentation visant à convaincre de la diversité des plaisirs :
« Chaque espèce animale a son plaisir propre, tout comme elle a une fonction propre, à savoir le plaisir qui correspond à son activité. Et à considérer chacune des espèces animales, on ne saurait manquer d’en être frappé. »
Il poursuit en soulignant la diversité des plaisirs à l’intérieur d’une même espèce :
« Les mêmes choses charment certaines personnes et affligent les autres, et ce qui pour les uns est pénible et haïssable est pour les autres agréable et attrayant. »
On pourrait trouver sous la plume de Sextus Empiricus des passages approchants, mais la reconnaissance de la diversité à l’intérieur de l’espèce humaine ne va pas entraîner Aristote vers un relativisme sceptique dans la mesure où son finalisme lui permet de privilégier, dans l’ensemble innombrable des hommes, celui qui, accomplissant au mieux les fins pour lesquelles il est fait ,servira de critère à qui voudra évaluer la valeur des plaisirs. Cet homme qui incarne la norme du seul fait qu’il actualise complètement les potentialités humaines est l’homme de bien :
« Dans tous les faits de ce genre on regarde comme existant réellement ce qui apparaît à l’homme vertueux. Et si cette règle est exacte, comme elle semble bien l’être, et si la vertu et l’homme de bien, en tant que tel sont mesure de chaque chose, alors seront des plaisirs les plaisirs qui à cet homme apparaissent tels, et seront plaisantes en réalité les chose auxquelles il se plaît. »
7) les bœufs:
« Si le bonheur résidait dans les plaisirs corporels, on dirait que les bœufs sont heureux lorsqu’ils trouvent du pois chiche à manger. » rapporte Albert le Grand dans Des Plantes (VI 401 éd. Meyer, p.545)
Cette citation m’engage à réfléchir au problème suivant : est-ce insensé d’attribuer le bonheur à un animal auquel rien de ce dont il a besoin ne fait défaut ?
Puis-je identifier l’homme heureux à un homme qui a un certain type de conduite ? On voit que, si la question de l’identification de la douleur était posée, l’accord sur le critère serait assez rapide : un homme qui a mal exprime sa douleur par des cris, des grimaces, il n’est pas disponible pour prêter attention à autre chose qu’à sa douleur etc. Certes on objectera qu’une douleur peut être muette mais il suffit de se demander selon quels critères on attribue à autrui une douleur qui ne s’exprime pas pour réaliser que cette attribution se fait sur la base d’une expression discrète ou indirecte (par exemple un léger tressaillement des lèvres). On ne peut pas exclure néanmoins la possibilité d’une douleur si maîtrisée que rien ne filtre à l’extérieur. Reste qu’on peut formuler l’énoncé suivant : généralement les gens qui souffrent ont un comportement déterminé.
Bien sûr, quand on aborde l’expression du bonheur, il semble qu’on se trouve alors face à une diversité inépuisable d’expressions possibles. L’homme heureux en faisant du ski ne se conduira pas comme il le ferait au cinéma ou en en parlant avec son ami. Cependant quiconque voudra mimer un homme heureux aura vite à l’esprit qu’il doit par exemple être calme et non pas agité. Il me semble qu’il en va de même quand on cherche à imaginer un homme qui pense. Même si elle ne représente pas à elle seule l’activité de penser, l’attitude que Rodin a choisie pour son penseur suggère la méditation, sinon à tous les hommes du moins à la plupart.
Dans ces conditions, si je donne une définition en partie comportementaliste du bonheur de l’homme, il est possible d’attribuer le bonheur à un animal dans la mesure où son comportement ressemble aux comportements humains (ainsi il me semble plus facile de qualifier d’heureux un singe qu’un bœuf, étant clair que l’adjectif ne me servira pas ou que de façon métaphorique pour qualifier un serpent ou un poisson).
Ce que je dis ici du bonheur vaudrait autant pour la ruse ou l’impatience ou la colère. Il va alors de soi que plus il est difficile de donner les critères comportementaux d’un sentiment, moins est vraisemblable l’attribution de ce sentiment à l’animal. Par exemple, si la tristesse peut s’attribuer à l’animal, en va-t-il de même de la nostalgie ?
On admettra que cela revient à attribuer à l’animal un esprit : en effet de même qu’il n’est pas sensé de matérialiser un esprit (esprit, es-tu là ?), il n’est pas défendable de spiritualiser un corps. Ce n’est donc pas le bœuf en tant que corps qui est heureux mais en tant qu’il a un esprit bovin. Qu’on n’en conclue pas que du même coup j’attribue au bœuf la conscience de soi et la possibilité de vérifier le cogito cartésien : il lui manque pour cela la possibilité apportée par les mots de se désigner et de parler de lui-même.

vendredi 23 mars 2007

Les animaux héraclitéens (3)

5) Les chiens:
“Les chiens aboient après ceux qu’ils ne connaissent pas” (Plutarque Si l’homme d’âge doit se mêler des affaires publiques 7 787 c)
En note, J.P. Dumont ajoute : « les commentateurs avouent que cette sorte de proverbe est incompréhensible. »
Je pense aux chiens cyniques qui, eux, ont un comportement inverse, aboyant, pour les avoir percés à jour, après ceux qu’ils connaissent.
Plutarque place la citation dans un contexte politique qui lui donne un sens clair, les chiens valant pour les hommes envieux. Il y argumente en faveur de la participation des hommes âgés à la vie politique (je reproduis le texte, dans la traduction d’ Amyot -1575-, en respectant l’orthographe de l’époque) :
« Le mal qui est le plus à craindre, et le plus fascheux en telles administrations, c’est à sçavoir l’envie, s’attache beaucoup moins à la vieillesse qu’à nul autre aage : Car, comme soulait dire Heraclitus, les chiens mesmes abbayent ceux qu’ils ne cognoissent point, aussi l’envie combat alencontre de celuy qui commence à venir au gouvernement, à l’entrée de la tribune et du siege presidial, et tasche de lui en empescher le passage ; mais depuis qu’elle accoustume la gloire d’un homme, et qu’elle esté nourrie avec elle, elle la porte doucement, et ne s’en fasche ny ne s’en tourmente plus. C’est pourquoy quelques uns comparent l’envie à la fumée, car elle fort grosse et espesse du comancement que le feu commence à prendre, mais apres qu’il est tout allumé et clair, elle s’en va. » (Œuvres morales Traité XXIII)
Montaigne ,à ma connaissance, ne reprend pas dans les Essais cette citation d’Héraclite mais humanise aussi les chiens en leur attribuant une imagination que l'homme croit à tort avoir en propre :
« Les chiens de garde, que nous voyons souvent gronder en songeant, et puis japper tout à faict, et s'esveiller en sursaut, comme s'ils appercevoient quelque estranger arriver ; cet estranger que leur ame void, c'est un homme spirituel, et imperceptible, sans dimension, sans couleur, et sans estre :
Consueta domi catulorum blanda propago
Degere, sæpe levem ex oculis volucrémque soporem
Discutere, et corpus de terra corripere instant,
Proinde quasi ignotas facies atque ora tueantur. » (Livre II Chapitre XII La Pléiade p.461)
En note,Maurice Rat donne, de ces vers de Lucrèce (IV 999-1002) la traduction suivante :
« Voyez ces gentils chiens de maison s’agiter,
Secouer de leurs yeux un peu de somnolence,
Et se lever d’un bond croyant apercevoir
Des visages nouveaux, des inconnus suspects »
Bernard Pautrat, en alexandrins non rimés (2002), traduit ainsi (le deuxième vers n’est pas dans le texte établi par Baylet et Ernout) :
« Pour leur part, les câlins petits chiens domestiques
ne cessent de bouger, de se lever de terre,
comme s’ils avaient vu des têtes inconnues. »
Henri Clouard, lui, traduisait :
« Et l’espèce caressante des petits chiens de maison en fait autant, ils secouent un instant leur sommeil léger, se dressent hâtivement sur leurs pattes, comme à l’apparition de visages inconnus. »
Il y a tout de même une différence entre le grondeur chien de garde de Montaigne et les chiots (catulus : le petit chien) charmants de Lucrèce. Mais c’est au premier qu’il faut penser pour comprendre l’usage que les Bambara faisaient du mot chien pour désigner la verge. Selon Dominique Zahan dans son article sur Les couleurs chez les Bambara du Soudan français paru dans le cinquantième numéro des Notes Africaines (Dakar avril 1951), « l’association proviendrait de l’analogie qu’ils établissaient entre la colère de la verge – l’érection- devant la vulve, et l’aboiement du chien devant l’étranger ; elle proviendrait aussi de « la gloutonnerie sexuelle de l’homme, dont l’avidité dans ce domaine n’a d’équivalent que la faim canine (ibid.70) » » (Chevalier et Gheerbrant Dictionnaire des symboles TII Seghers 1973)

jeudi 22 mars 2007

Les animaux héraclitéens (2)

3) les poissons:
“La mer, eau la plus pure et la plus souillée,
Pour les poissons potable et salutaire,
Pour les hommes non potable et mortelle." (Hippolyte Réfutation de toutes les hérésies IX 10)
Il pourrait s’agir d’un autre animal que le poisson, mais pas de n’importe lequel ; parmi tous les animaux possibles, il doit remplir une condition nécessaire et suffisante : partager avec l’homme un milieu et en faire un usage radicalement inverse. C’est l’animal des sceptiques, celui dont ils auront besoin pour montrer que la valeur est relative à l’espèce. Les mœurs animales ne sont pas connues pour elles-mêmes mais en tant qu’elles servent à relativiser les mœurs humaines.
Dans les Esquisses pyrrhoniennes, le philosophe sceptique Sextus Empiricus (2ème-3ème siècle ap. J.-C.) reprendra l’exemple et le fera précéder des lignes suivantes :
« L’huile parfumée paraît agréable aux humains et insupportable aux scarabées et aux abeilles ; l’huile d’olive est bénéfique aux humains mais quand on la répand, elle extermine les guêpes et les abeilles ; l’eau de mer est désagréable et même toxique pour les humains qui la boivent, alors que pour les poissons elle est agréable et potable. » (Livre I 14 55 trad. Pellegrin Essais Points p.85)
Ne pas en conclure que les sceptiques confirment la vérité de l’héraclitéisme. En I 28 (210), Sextus Empiricus met les points sur les i : Héraclite affirme dogmatiquement que les contraires appartiennent à la même chose (l’eau est potable et non potable) alors que les sceptiques soutiennent seulement que les contraires paraissent appartenir à la même chose (il nous apparaît que l’eau est potable et non potable). Alors qu’Héraclite vise à connaître la réalité, le sceptique s’en tient à la description de la dimension contradictoire de la connaissance de la réalité. Ainsi la connaissance qu’on a du miel inclut deux éléments qui s’excluent : il est connu comme ayant une « action adoucissante sur les gens bien portants » et comme étant « amer pour ceux qui ont un ictère ». Une telle connaissance de la connaissance n’a d’ailleurs rien de sceptique, c’est un des points de départ obligés de toute réflexion :
« Les Héraclitéens partent d’une préconception (prolepsis) commune aux humains, comme nous le faisons nous-mêmes, et sans doute aussi les autres philosophes. » (211)
Sextus Empiricus s’en tient à l’expérience de la connaissance ; à ses yeux, Héraclite a eu le tort de faire le saut ontologique et d’attribuer à la chose les propriétés contradictoires que la connaissance lui reconnaît.
4) les volailles et les porcs :
« Les porcs se lavent dans la fange et les volailles dans la poussière ou la cendre. »
C’est Columelle qui le rapporte au 1er siècle dans un traité d’agriculture. J’imagine que l’exemple est détourné par lui de sa finalité philosophique à des fins de didactique agricole.
Ce sont encore des animaux instrumentalisés, ils ne s'opposent pas l'un à l'autre mais à l’homme resté à l’arrière-plan, le tout faisant comprendre que la boue et la poussière sont propres et sales (verson forte, héraclitéenne) ou qu'il paraît à l'homme qu'ils sont tels (version faible, sceptique).

dimanche 18 mars 2007

Les animaux héraclitéens (1)

Il y a un bestiaire héraclitéen. Je le présenterai du plus petit de ses représentants au plus grand.
1) Les poux :
« Trompés sont les hommes quant à leur connaissance des visibles, tout comme Homère, qui était plus sage que tous les Grecs réunis.
Car des enfants qui tuaient des poux le trompèrent en disant :
« Ce que nous avons vu et pris, nous le laissons,
Ce que nous n’avons ni vu ni pris, nous l’emportons. » (Hippolyte Réfutations de toutes les hérésies IX, 9)
Je recopie la note (Les Présocratiques Pléiade p.1237) car, non seulement éclairante, elle apporte une version de la mort d’Homère qui s'accorde avec le peu de valeur qu'Héraclite semble lui avoir reconnu :
« Le sens de cette réplique obscure, écrite dans le style propre aux oracles, se trouve éclairé par Aristote dans son dialogue ( ?) Sur les poètes (au fragment 8, éd. Ross), emprunté à la Vie d’Homère du pseudo-Plutarque : « Il arriva à Ios ; là il s’assit sur les rochers pour regarder des marins qui pêchaient et leur demanda s’ils avaient pris quelque chose. Ils n’avaient rien pris, mais ils s’épouillaient et, à cause de la difficulté de cette chasse, répondirent : « Ce que nous avons pris, nous le laissons ; ce que nous n’avons pas pris, nous l’emportons avec nous. » Voulant dire par là qu’ils avaient tué et laissé derrière eux les poux qu’ils avaient pris, et que ceux qu’ils n’avaient pas pris, ils les portaient sur eux. Homère ne parvint pas à comprendre l’énigme et mourut de découragement. »
Le pou vaut simplement ici pour le difficilement perceptible : passif objet d’une recherche, il n’est porteur d’aucun trait animal spécifique.
2) L’araignée et la mouche:
« De même que l’araignée, immobile au milieu de la toile, sent, dès qu’une mouche rompt quelque fil, et y court rapidement, comme affectée de douleur par la coupure du fil, de même l’âme de l’homme, lorsqu’une quelconque partie du corps est blessée, s’y précipite, comme s’il ne pouvait supporter la blessure de ce corps auquel elle est solidement et harmonieusement attachée. » (Hisdosus Scholasticus, scoliaste d’époque inconnue, citant Calcidius (IVème siècle) Sur l’âme du monde. Commentaire sur le Timée de Platon (34b) )
Une note, encore précieuse, apprend que l’image deviendra stoïcienne. Suivent trois références à un opus auquel je n’ai malheureusement pas accès : les Stoicorum Veterum Fragmenta de Von Arnim. Je me demande quel usage un stoïcien peut faire de la comparaison; la première idée qui me vient à l’esprit : le sage, c’est à la fois le fil brisé et l’araignée immobile.
Invinciblement cette comparaison fait penser au texte canonique de Descartes :
« La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote dans son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n’était, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau ; et lorsque mon corps a besoin de boire ou de manger, je connaîtrais simplement cela même, sans en être averti par des sentiments confus de faim et de soif. » (Sixième méditation)
A coup sûr, la comparaison de l’âme avec le pilote et du corps avec le navire convient mieux que la comparaison de l’araignée à l’illustration d’un dualisme des substances (l’âme et le corps comme deux réalités unies mais essentiellement indépendantes l’une de l’autre). En effet, si l’araignée et la mouche sont bel et bien elles deux réalités substantielles, la toile est à l’araignée ce que l’attribut est à la substance. En revanche, la métaphore semble mieux s’adapter au texte du Timée (précisément 34b) où il n’est d'ailleurs pas question de l’âme de l’homme mais de celle du monde créée par Dieu, comme si Calcidius avait compris l'âme de l'homme sur le modèle de celle du monde :
« Tel fut donc, au total, du Dieu qui est toujours (le démiurge) le calcul concernant le Dieu qui attendait d’être (le corps de l’Univers) : tout calculé, il le fit bien poli, sans inégalités dans sa surface, en tous ses points équidistante du centre ; ce fut tout, un corps complet, fait de corps au complet. Pour ce qui est de l’âme, il la plaça au centre du monde, puis l’étendit à travers toutes ses parties et même en dehors, de sorte que le corps en fut enveloppé. » (traduction de Léon Robin)
Je tente de lire ensemble et le texte platonicien et le commentaire qu’en fit Calcidius : Dieu fait la toile d’abord puis l’araignée ensuite qu’il place au centre. Mais, si je ne me trompe, il n’y a pas de place pour la mouche, car l’araignée et sa toile alors sont, à elles deux, la totalité du monde.

Les animaux héraclitéens (1)

Il y a un bestiaire héraclitéen. Je le présenterai du plus petit de ses représentants au plus grand.
1) Les poux :
« Trompés sont les hommes quant à leur connaissance des visibles, tout comme Homère, qui était plus sage que tous les Grecs réunis.
Car des enfants qui tuaient des poux le trompèrent en disant :
« Ce que nous avons vu et pris, nous le laissons,
Ce que nous n’avons ni vu ni pris, nous l’emportons. » (Hippolyte Réfutations de toutes les hérésies IX, 9)
Je recopie la note (Les Présocratiques Pléiade p.1237) car, non seulement éclairante, elle apporte une version de la mort d’Homère qui s'accorde avec le peu de valeur qu'Héraclite semble lui avoir reconnu :
« Le sens de cette réplique obscure, écrite dans le style propre aux oracles, se trouve éclairé par Aristote dans son dialogue ( ?) Sur les poètes (au fragment 8, éd. Ross), emprunté à la Vie d’Homère du pseudo-Plutarque : « Il arriva à Ios ; là il s’assit sur les rochers pour regarder des marins qui pêchaient et leur demanda s’ils avaient pris quelque chose. Ils n’avaient rien pris, mais ils s’épouillaient et, à cause de la difficulté de cette chasse, répondirent : « Ce que nous avons pris, nous le laissons ; ce que nous n’avons pas pris, nous l’emportons avec nous. » Voulant dire par là qu’ils avaient tué et laissé derrière eux les poux qu’ils avaient pris, et que ceux qu’ils n’avaient pas pris, ils les portaient sur eux. Homère ne parvint pas à comprendre l’énigme et mourut de découragement. »
Le pou vaut simplement ici pour le difficilement perceptible : passif objet d’une recherche, il n’est porteur d’aucun trait animal spécifique.
2) L’araignée et la mouche:
« De même que l’araignée, immobile au milieu de la toile, sent, dès qu’une mouche rompt quelque fil, et y court rapidement, comme affectée de douleur par la coupure du fil, de même l’âme de l’homme, lorsqu’une quelconque partie du corps est blessée, s’y précipite, comme s’il ne pouvait supporter la blessure de ce corps auquel elle est solidement et harmonieusement attachée. » (Hisdosus Scholasticus, scoliaste d’époque inconnue, citant Calcidius (IVème siècle) Sur l’âme du monde. Commentaire sur le Timée de Platon (34b) )
Une note, encore précieuse, apprend que l’image deviendra stoïcienne. Suivent trois références à un opus auquel je n’ai malheureusement pas accès : les Stoicorum Veterum Fragmenta de Von Arnim. Je me demande quel usage un stoïcien peut faire de la comparaison; la première idée qui me vient à l’esprit : le sage, c’est à la fois le fil brisé et l’araignée immobile.
Invinciblement cette comparaison fait penser au texte canonique de Descartes :
« La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote dans son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n’était, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau ; et lorsque mon corps a besoin de boire ou de manger, je connaîtrais simplement cela même, sans en être averti par des sentiments confus de faim et de soif. » (Sixième méditation)
A coup sûr, la comparaison de l’âme avec le pilote et du corps avec le navire convient mieux que la comparaison de l’araignée à l’illustration d’un dualisme des substances (l’âme et le corps comme deux réalités unies mais essentiellement indépendantes l’une de l’autre). En effet, si l’araignée et la mouche sont bel et bien elles deux réalités substantielles, la toile est à l’araignée ce que l’attribut est à la substance. En revanche, la métaphore semble mieux s’adapter au texte du Timée (précisément 34b) où il n’est d'ailleurs pas question de l’âme de l’homme mais de celle du monde créée par Dieu, comme si Calcidius avait compris l'âme de l'homme sur le modèle de celle du monde :
« Tel fut donc, au total, du Dieu qui est toujours (le démiurge) le calcul concernant le Dieu qui attendait d’être (le corps de l’Univers) : tout calculé, il le fit bien poli, sans inégalités dans sa surface, en tous ses points équidistante du centre ; ce fut tout, un corps complet, fait de corps au complet. Pour ce qui est de l’âme, il la plaça au centre du monde, puis l’étendit à travers toutes ses parties et même en dehors, de sorte que le corps en fut enveloppé. » (traduction de Léon Robin)
Je tente de lire ensemble et le texte platonicien et le commentaire qu’en fit Calcidius : Dieu fait la toile d’abord puis l’araignée ensuite qu’il place au centre. Mais, si je ne me trompe, il n’y a pas de place pour la mouche, car l’araignée et sa toile alors sont, à elles deux, la totalité du monde.