vendredi 26 octobre 2007

Quand un homme riche en sagesse rencontre un riche tout court: Solon et Crésus (2)

J’ai déjà analysé dans le billet du 2 Juin 2005 ce que Solon répond à Crésus lui demandant quel est l’homme le plus heureux qu’il a vu : il cite en premier Tellos et en second les frères Cléobis et Biton.
Je voudrais aujourd’hui m’attarder sur les raisons qu’il donne pour justifier une hiérarchie qui n'attribue pas à Crésus la première place. Comme Diogène Laërce est muet sur ce sujet (il me donne quelquefois l’impression de résumer « à la hache » Hérodote et Plutarque), il faut aller chercher les raisons dans les textes de ces deux derniers.
En fait c’est le texte le plus ancien, celui d’Hérodote, qui les articule le plus explicitement :
« Seigneur, reprit Solon, vous me demandez ce que je pense de la vie humaine : ai-je donc pu vous répondre autrement, moi qui sais que la Divinité est jalouse du bonheur des humains et qu’elle se plaît à le troubler ?(Plutarque présente une autre figure de la divinité, étrangement double : d’une part elle accorde et retire aux hommes les biens (« l’homme a qui la divinité a accordé la prospérité jusqu’au bout… » Vie de Solon 27-9), d’autre part elle fonde l’éthique et plus précisément la tempérance dans l’usage de ces mêmes biens (« la divinité nous a donné, à nous autres Grecs, de nous comporter en tout avec modération, et cette modération nous confère une sagesse qui paraît craintive et vulgaire, et n’a rien de loyal ni d’éclatant.. » ibid. 27-8) car dans une longue carrière on voit et l’on souffre bien des choses fâcheuses (plus tard autant les épicuriens que les stoïciens penseront avoir trouvé des remèdes à une telle souffrance). Je donne à un homme soixante-dix ans pour le plus long terme de sa vie (Montaigne s’appuyant précisément sur ce passage d’Hérodote écrira dans De l’expérience ( Essais III 13) : « Les hommes se font accroire qu’ils ont eu autrefois, comme la stature, la vie aussi plus grande. Mais Solon, qui est de ces vieux temps-là, en taille pourtant l’extreme durée à soixante dix ans »). Ces soixante-dix ans font vingt-cinq mille deux cents jours, en omettant les mois intercalaires ; mais si chaque sixième année on ajoute un mois, afin que les saisons se retrouvent précisément au temps où elles doivent arriver, dans les soixante-dix ans vous aurez douze mois intercalaires, moins la troisième partie d’un mois, qui feront trois cent cinquante jours, lesquels, ajoutés à vingt-cinq mille deux cents, donneront vingt-cinq mille cinq cent cinquante jours (ces considérations savantes - qui tourneraient à la digression si elles n’étaient pas peut-être une manière sophistiquée de faire réaliser à Crésus la durée et donc l’incertitude d’une vie- ont disparu du texte de Plutarque). Or de ces vingt-cinq mille cinq cent cinquante jours, qui font soixante-dix, vous n’en trouverez pas un qui amène un événement absolument semblable (Marc-Aurèle : « Quand on voit ce qui est maintenant, on a tout vu, et ce qui s’est passé depuis l’éternité, et ce qui se passera jusqu’à l’infini ; car tout est pareil en gros et en détail. » Pensées VI 37). Il faut donc en convenir, seigneur, l’homme n’est que vicissitude. Vous avez certainement des richesses considérables et vous régnez sur un peuple nombreux (Solon ne met pas du tout en question l’idée que la richesse et le puissance sont des biens) ; mais je ne puis répondre à votre question que je ne sache si vous avez fini nos jours dans la prospérité; car l’homme comblé de richesses n’est pas plus heureux que celui qui n’a que le simple nécessaire, à moins que la fortune ne l’accompagne, et que, jouissant de toutes sortes de biens, il ne termine heureusement sa carrière (ce n’est pas que l’argent ne fait pas le bonheur, c’est plutôt qu’il ne fait pas seul le bonheur). Rien de plus commun que le malheur dans l’opulence (ce n’est pas que l’opulence rend malheureux, c’est qu’elle ne suffit pas à rendre heureux), et le bonheur dans la médiocrité. Un homme puissamment riche, mais malheureux, n’a que deux avantages sur celui qui a du bonheur ; mais celui-ci en a un grand nombre sur le riche malheureux. L’homme riche est plus en état de contenter ses désirs (voici un énoncé que réfutera entre autres la doctrine épicurienne) et de supporter de grandes pertes ; mais, si l’autre ne peut soutenir de grandes pertes ni satisfaire ses désirs, son bonheur le met à couvert des uns et des autres (j’entends : la fortune ne lui cause pas de grandes pertes et ne lui fait pas ressentir des désirs qui ne pourraient être satisfaits que grâce à la richesse), et en cela il l’emporte sur le riche. D’ailleurs il a l’usage de tous ses membres, il jouit d’une bonne santé, il n’éprouve aucun malheur, il est beau, et heureux en enfants (cinq conditions du bonheur qui ne dépendent pas de la volonté : on est loin de l’autonomie des philosophes hellénistiques). Si à tous ces avantages vous ajoutez celui d’une belle mort (belle mort de Tellos = mourir glorieusement pour son pays, belle mort de Biton et Cléobis = mourir sans souffrance et sans chagrin), c’est cet homme-là que vous cherchez, c’est lui qui mérite d’être appelé heureux. Mais, avant sa mort, suspendez votre jugement, ne lui donnez point de nom ; dites seulement qu’il est fortuné. Il est impossible qu’un homme réunisse tous ces avantages, de même qu’il n’y a point de pays qui se suffise, et qui renferme tous les biens : car, si un pays en a quelques-uns, il est privé de quelques autres ; le meilleur est celui qui en a le plus (c’est étrange: la comparaison de l’homme heureux avec le pays caractérisé par une indépendance économique totale incline plus à penser à l’autarcie du stoïcien qu’à cette dépendance toujours comblée par rapport à la fortune). Il en est ainsi de l’homme : il n’y en a pas un qui se suffise à lui-même : s’il possède quelques avantages, d’autres lui manquent (puis-je traduire en termes kantiens : le bonheur absolu est un idéal de l’imagination ?). Celui qui en réunit un plus grand nombre, qui les conserve jusqu’à la fin de ses jours, et sort ensuite tranquillement de cette vie ; celui-là, seigneur, mérite à mon avis, d’être appelé heureux. Il faut considérer la fin de toutes choses, et voir quelle en sera l’issue ; car il arrive que Dieu, après avoir fait entrevoir la félicité à quelques hommes, la détruit souvent radicalement (reprise de la conception potentiellement maléfique de la divinité) » (Histoires I 32 trad. Larcher)
Le texte de Plutarque, bien qu’il reprenne en gros la thèse de Solon, lui adjoint une dimension volontariste, sans doute en partie illusoire : on serait porté à s`attribuer le mérite d’avoir les biens dont on jouit :
« Au spectacle des vicissitudes qui agitent sans cesse la vie humaine, la divinité nous empêche de nous enorgueillir des biens que nous avons, ou d’admirer chez un homme un bonheur que le temps peut altérer » (ibid.)
Reste que dire d’un homme qu’il est heureux alors qu’il est encore vivant « ressemble à proclamer vainqueur et à couronner un athlète qui combattrait encore » (ibid.)
Autant chez Plutarque que chez Hérodote est soulignée l’idée que le bonheur ne dépend en fin de compte pas de nous, mais il me semble que Plutarque, en même temps qu’il moralise la divinité, a une position ambiguë concernant la part de responsabilité qu’on a dans la possession des biens ; s’il encourage à penser l’orgueil et l’admiration comme déplacés (au sens où les biens échoient à celui qui en profite), la métaphore de l’athlète mène vers une autre piste: la volonté a certes une efficace mais elle ne peut rien contre la Fortune.

samedi 20 octobre 2007

Quand un homme riche en sagesse rencontre un riche tout court : Solon et Crésus (1)

D’abord pourquoi Solon rend-il visite à Crésus ? Hérodote, Plutarque et Aristote convergent : s’il voyage hors d’Athènes pendant dix ans, c’est pour que les lois qu’il y a établies restent tout ce temps en vigueur, « les Athéniens s’étant engagés par des serments solennels à observer pendant dix ans les règlements qu’il leur donnerait. » (Hérodote Histoire I 29 trad. de Larcher 1842). « Examiner les mœurs et les usages des différentes nations » selon Hérodote (ibidem), faire « du commerce sur mer » selon Plutarque (Vie de Solon XV trad. de Anne-Marie Ozanam 2001), voici les prétextes destinés à cacher la politique de Solon. Rencontrer Crésus n’est donc qu’un alibi.
Concernant l'arrivée de Solon à Sardes, capitale où règne Crésus, la version d’Hérodote est franchement moins intéressante que celle rapportée par Plutarque.
Hérodote : « Crésus le reçut avec distinction et le logea dans son palais » (I 30)
Plutarque : « Solon se rendit donc à Sardes, sur l’invitation de Crésus, et il se trouva à peu près dans la situation d’un homme du continent qui descend pour la première fois vers la mer et qui croit la reconnaître dans chacun des fleuves qu’il rencontre. De la même manière, Solon, parcourant le palais et voyant de nombreux princes richement parés marcher fièrement au milieu d’une foule d’appariteurs, prenait chacun d’eux pour Crésus. »
Que veut donc dire Plutarque par cette étrange comparaison ? C’est certainement un trait en faveur de Solon de ne pouvoir même pas imaginer les richesses de Crésus. En tout cas, dès les premières lignes de la vie qu'il lui consacre, Plutarque a décrit Solon comme n’étant pas intéressé par l’argent, même s’il pratiquait le commerce, mais à seule fin de gagner sa vie. Les vers attribués à Solon et cités par Plutarque sont clairs :
« Je veux avoir du bien, mais non injustement » (II 4)
« Souvent méchant est riche, homme de bien est pauvre,
Nous n’échangerons pas pourtant notre vertu
Contre les biens d’autrui. Car elle est chose stable,
Mais les trésors toujours passent d’un homme à l’autre » (III 2)
Plutarque poursuit:
« Il fut conduit en sa présence. Le roi s’était orné des pierres, des étoffes teintes et des parures d’or richement travaillées qui lui semblaient particulièrement remarquables, exceptionnelles et enviables, pour se faire voir sous l’aspect le plus impressionnant et le plus brillant. » (XXVII 3)
Blaise Pascal oppose les magistrats et les médecins aux rois ; pour en imposer, les premiers se déguisent mais « nos rois n’ont pas recherché ces déguisements. Ils ne se sont pas masqués d’habits extraordinaires pour paraître tels ; mais ils se sont accompagnés de gardes, de hallebardes. Ces trognes armées qui n’ont de mains et de forces que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au-devant, et ces légions qui les environnent, font trembler les plus fermes. Ils n’ont pas l’habit seulement, ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand Seigneur environné, dans son superbe sérail, de quarante mille janissaires. »
Crésus, lui, cumule le déguisement de ceux qui n’ont que des « sciences imaginaires » (Pascal) et le déploiement de force, propre aux puissants. Mais Solon a « une raison bien épurée » :
« Mais quand Solon se tint en face de lui, cette vue ne lui inspira aucun des sentiments, aucune des paroles auxquels Crésus s’était attendu ; les gens sensés voyaient bien qu’il méprisait ce manque de goût et cette vulgarité » (XXVII 4)
Pourtant Crésus, ne pouvant pas partager la perspective philosophique, prend le mutisme de Solon pour l’effet d’une trop grande discrétion de sa part :
« Alors Crésus ordonna de lui ouvrir ses trésors, et de l’emmener voir le reste de ses biens et de ses richesses. Solon n’en avait nul besoin : la vue de Crésus suffisait à lui faire comprendre son caractère. » (ibidem)
Plutarque a considérablement enrichi Hérodote qui se contentait de signaler brièvement :
« Trois ou quatre jours après son arrivée, Solon fut conduit par ordre du prince dans les trésors, dont il lui montra toutes les richesses. » (I 30)
Ce qu’a inventé Plutarque, c’est un Solon qui, comme les Persans de Montesquieu, allie l’étonnement naïf du dépaysé à la conscience critique du censeur moraliste.

mardi 9 octobre 2007

Flash-back : le jugement de Plutarque sur Thalès, donneur de leçons à Solon.

Plutarque condamne Thalès pour plusieurs raisons : d’abord il l’accuse de ne pas tenir compte de la nature humaine :
« L’âme porte en elle quelque chose qui la pousse à la tendresse ; la nature l’a faite pour aimer, autant que pour sentir, penser et se souvenir » (Vie de Solon in Vies parallèles p.203)
Si la raison philosophique, manquant de lucidité, prive ce penchant naturel de son objet naturel (les parents : la femme, les enfants), il s’attache, qu’on le veuille ou non, à d’autres objets ; il en va ainsi de Thalès:
« Il n’avait pas renoncé à avoir des amis, des proches et une patrie ; il avait même adopté, dit-on, Cybisthos, le fils de sa sœur » (ibid.)
Mais il y a pire :
« On trouve des gens qui s’opposent au mariage et à la procréation avec une extrême dureté et qui ensuite se perdent en regrets sans fin quand les enfants des esclaves de la maison ou les bébés des concubines tombent malades et meurent. » (p.204)
Et encore pire :
« Il y en a même que la mort de chiens et de chevaux a plongés dans un deuil honteux et intolérable » (ibid.)
Il semble donc y avoir deux catégories de choses aimables : les objets naturels et les substituts ; l’ensemble des ersatz se divisent à son tour en deux : les ersatz acceptables (les amis, les proches, la patrie) et les ersatz honteux (avec le comble de la honte quand l’animal prend la place de l’humain) - on pourrait ajouter à la liste de Plutarque un ersatz super honteux : quand la chose remplace l’homme : « aimer sa voiture, sa maison, son ordinateur »- . Que Plutarque hiérarchise les objets d’amour possibles est manifeste à travers cette comparaison inattendue :
« Comme une propriété ou une terre dépourvue d’héritiers légitimes, la tendresse est envahie et accaparée par des étrangers, des bâtards ou des serviteurs » (ibid.)
On devrait donner sa tendresse, comme ses terres, à qui de droit ; faute de le faire, on la donne à qui ne la mérite pas. On est loin d’une philosophie qui légitimerait l’hospitalité ! L’amour des étrangers est le signe d’un défaut…
Plutarque ajoute qu’on ne gagne en outre rien du tout à renoncer aux objets naturels de tendresse car la douleur dont on pense faire l’économie est virtuellement contenue dans l’attachement aux ersatz (si bien qu’un Solon ingénieux aurait pu inverser les rôles et faire frémir Thalès en lui faisant croire à la mort, par exemple, de son neveu…). Plutarque insiste aussi sur la part à faire au tempérament : l’anxieux aura beau se priver de tous les objets possibles d’inquiétude, il sera enclin à avoir peur pour rien à propos des objets auxquels, parce qu’étant rien qu’un homme, il sera nécessairement attaché.
Mais Plutarque attaque Thalès (et pas que Thalès !) sur un autre front : on ne peut être assuré de la possession d’aucun bien. On se rappelle entre autres les autarcies épicuriennes et stoïciennes : il fallait investir dans des biens tels qu’on ne peut pas les perdre. Or, Plutarque soutient que rien n’est inaliénable :
« Même la vertu, le plus grand et les plus doux des biens, peut se perdre parfois, sous l’influence des maladies ou de certaines drogues. »
Dans le stoïcisme, la maladie n’est toujours que physique, la souveraineté psychique étant inentamable. Avec Plutarque, aucune intériorité n’est à l’abri de l’extériorité…
Le reste du texte me paraît beaucoup plus convenu : par la raison on peut se fortifier contre les inévitables coups du sort. Il crée alors deux figures symétriquement inversées : celui qui perd un fils remarquable (lequel représente donc le niveau optimal de l’objet naturel de l’amour) mais garde raison et celui qui perd un chien (le plus bas degré de l’objet de substitution) et se lamente. Avec ce retour en force des pouvoirs de la raison, l’argumentation de Plutarque perd son pouvoir démystificateur.

mardi 25 septembre 2007

Flash-back: Marc-Aurèle le stoïcien (121-180) et Helvétius le matérialiste (1715-1771).

Helvétius (cité par Althusser in Les problèmes de la philosophie de l’histoire. Cours à l’Ecole Normale Supérieure 1955-1956 in Politique et histoire de Machiavel à Marx Le Seuil 2006):
« Il faut prendre les hommes comme ils sont » (De l’esprit I 4 p.45 Marabout Université)
« S’irriter contre les effets de leur amour-propre, c’est se plaindre des giboulées de printemps, des ardeurs de l’été, des pluies de l’automne et de glaces de l’hiver » (ibid.)
« L’homme d’esprit sait que les hommes sont ce qu’ils doivent être ; que toute haine contre eux est injuste ; qu’un sot porte des sottises comme le sauvageon des fruits amers ; que l’insulter c’est reprocher au chêne de porter le gland plutôt que l’olive » (II, 10, p.105)
Marc-Aurèle in Pensées (trad. de Bréhier revue par Pépin) :
« De tels êtres viennent naturellement telles choses, c’est une nécessité ; vouloir qu’il n’en soit pas ainsi, c’est vouloir la figue sans le suc. » (IV 6)
« Tout ce qui arrive est aussi ordinaire et connu d’avance qu’une rose au printemps ou les fruits en été : tels sont la maladie, la mort, le blasphème, la ruse et tout ce qui réjouit ou peine les sots. » (IV 44)
« Songe qu’il n’est pas moins honteux de s’étonner de voir un figuier porter des figues, que de trouver étrange que le monde porte telles ou telles choses dont il est porteur ; pour un médecin aussi et pour un pilote, il est honteux de s’étonner que ce malade ait la fièvre ou qu’il y ait des vents contraires. » (VIII 15)
Si le prix à payer pour être sage est la négation de toute contingence, n’est-ce pas un peu coûteux ?

lundi 24 septembre 2007

Protagoras (9): des sources de la moralité.

Ayant déterminé la différence entre les compétences techniques et la compétence politico-morale, Protagoras en cherche une nouvelle preuve dans les conditions de distribution du blâme.
On blâme celui qui prétend disposer d’une compétence technique qu’en fait il ne possède pas ; c’est son manque de sincérité qu’on condamne alors.
Un tel raisonnement laisse penser que, si un homme injuste reconnaît son absence de justice, le blâme ne pourra concerner que son absence de justice et non sa sincérité.
Pourtant Protagoras condamne comme fou l’aveu par l’injuste de son état. Ce qui est objet de la condamnation ici est non l’injustice (il va de soi qu’elle est condamnable) mais la reconnaissance publique de celle-ci. Mais pourquoi donc ?
« Tout le monde, déclarent-ils, doit se déclarer juste, qu’il le soit ou qu’il ne le soit pas ; c’est être fou que de ne pas simuler la justice, pour cette raison, pensent-ils, qu’il n’y a personne qui n’en participe, sans quoi il n’appartiendrait pas à l’humanité. » (323 bc trad. Robin)
Ces lignes sont embarrassantes.
Protagoras semble recommander une attitude machiavélienne : il faut prétendre avoir ce qu’on n’a pas quand les hommes s’accordent sur la reconnaissance de l’universalité et de la valeur de la chose en question.
Or, de deux choses l’une : ou bien tous les hommes ont effectivement dans leurs propriétés la justice et dans ce cas, l’injuste n’a pas à la simuler; ou bien quelques hommes ne l' ont pas (ce que suggère 322 d où l’homme qui « n’est pas capable de participer au sentiment de l’honneur et à celui du droit » est comparé à une maladie de la cité) et dans ce cas la raison donnée pour justifier la simulation est fausse.
En somme l’identité de l’homme injuste est floue: est-il un homme dénaturé ou qui n’agit pas conformément à une de ses propriétés ?
L’anthropologie que nous a livrée Protagoras reste jusqu’à présent trop indéterminée pour permettre de clarifier ce point. La suite du texte apportera cependant une distinction éclairante.
Quoi qu’il en soit, Protagoras surprend encore davantage en se proposant ensuite de défendre une thèse à première vue inverse de celle qu’il vient de soutenir par la médiation du mythe : les qualités requises pour être un bon citoyen s’apprennent.
L’argument pourrait être qualifié de « grammatical » : à la différence des qualités comme l’aspect esthétique, la taille ou la force, dont l’absence est objet de pitié, le défaut de qualités politico-morales est objet de réprobation. Dans la même logique, Protagoras met en évidence la fonction dissuasive du châtiment et ce qu’elle implique : la responsabilité concernant les actes injustes (on notera qu’il juge que le châtiment a une telle fin chez les hommes en général, à l’exception de ceux qui ne se comportent pas comme des bêtes en se vengeant de manière irréfléchie : en effet, Protagoras défend que l’anti-modèle est ici non les Barbares ou d’autres Grecs que les Athéniens mais les animaux ; en ressort, contre tout ethnocentrisme, l’idée que les Athéniens sont au fond des hommes comme les autres).
Protagoras ne voit pas la contradiction qu’il y a à première vue à soutenir à la fois sur le même point, après une thèse naturaliste, une thèse culturaliste.
Mais y a-t-il en fin de compte contradiction ? Rien de moins sûr.
En effet, pour répondre à l’objection socratique selon laquelle l’échec des hommes justes, tels Périclès, à transmettre leurs qualités à leurs fils prouve que la justice ne s’enseigne pas, Protagoras fait une distinction entre la prédisposition naturelle et l’aptitude qui nécessite certes une éducation mais est conditionnée par la prédisposition en question (il en conclut que les enfants en question ne sont pas aussi doués par nature que leurs pères).
On pourrait ainsi supprimer la contradiction : d’une part le mythe met en évidence une prédisposition naturelle et humaine à la justice ; d’autre part l’éducation est requise pour l’actualiser par l’exercice. Hermès aurait donc distribué bel et bien à tous les hommes des qualités politico-morales mais 1) virtuelles et 2) à des degrés différents. Que l’actualisation de ces qualités prenne du temps et demande une éducation continue, Protagoras le met en évidence par le tableau précis des étapes de l’éducation en question : viennent en premier lieu « sa nourrice, sa mère, son précepteur, son père en personne » (325 c trad. Robin), puis le grammatiste qui lui apprend à écrire et à lire, troisièmement le maître de cithare et enfin le maître de gymnastique (on notera que comme Socrate dans La République, Protagoras subordonne l’apprentissage de la poésie à la moralité – le critère du bon poète est sa capacité par ses vers à développer la moralité du lecteur; de même il assigne une fin éthique au développement des qualités physiques – point que les cyniques reprendront -). Protagoras est sensible aussi au fait que la moralité est transmise à travers les relations avec autrui mais en dehors de tout enseignement explicite, ce qui peut expliquer selon lui l’affirmation socratique selon laquelle il n’y a pas de maîtres ès moralités :
« Si maintenant Socrate, tu fais le difficile, c’est que la moralité est enseignée par tout le monde, par chacun dans la mesure où il en est capable, et que tu n’en aperçois aucun maître ! C’est comme si, par exemple, tu cherchais quelqu’un pour nous apprendre à parler grec, tu n’en verrais non plus aucun maître ! » (327 e – 328 a).
Là non plus, pas de contradiction entre la thèse selon laquelle la moralité est enseignée « scolairement » et celle selon laquelle elle est enseignée indirectement par la vie en commun. Les deux transmissions sont complémentaires et Protagoras présente seulement son propre enseignement comme pouvant faire avancer en moralité les jeunes hommes qui l’écouteront.
Tout au long de cette description, Protagoras insiste sur la valeur de la correction dans l’apprentissage, le châtiment légal étant d’ailleurs identifié à une correction du même type que celle infligée par les maîtres, la mise à mort ou le bannissement devenant les ultimes recours face à des hommes insensibles aux corrections.
On reste tout de même face à une difficulté concernant le coupable « incurable » (325 b) : n’a-t-il aucune prédisposition à la justice ou bien à un degré si faible qu’aucun forme d’apprentissage ne peut être efficace ? C’est toute la question de l’humanité du criminel qui est ici en jeu.
Ceci dit, à bien lire le texte de Protagoras, il n’y a pas à choisir entre la nature et la culture car celle-ci ne produit des changements en l’homme qu’à partir de celle-là.
La nature, en tout cas, ne suffit pas à expliquer que les hommes soient justes. Protagoras, se référant à une pièce comique de Phérécrate, intitulée Les sauvages, imagine un état de nature (« des hommes chez lesquels il n’existe ni éducation, ni tribunaux, ni lois, ni absolument aucune contrainte par laquelle ils soient, en tout état de cause, contraints de se soucier de moralité » 327 d) et affirme que les plus mauvais des hommes civilisés sont encore préférables aux hommes à l’état de nature, ce qui semble revenir à dire que ceux que Protagoras présentait plus haut comme une maladie de la polis ont tout de même une méchanceté affaiblie par l’éducation, même si cette dernière ne va pas jusqu’à en faire des hommes respectueux de la justice.
Ajoutons que rétrospectivement la distinction don naturel / capacité acquise par l’éducation permet d’éclairer un peu le passage sur la folie de l’aveu par l’injuste de son injustice : ce dernier doit simuler non la disposition à être juste (il l’a bel et bien), mais le comportement juste (la raison de cette hypocrisie est sans doute dans le risque qu’il prend à se reconnaître publiquement comme n’ayant pas quelque chose 1) de proprement humain et 2) de dépendant de sa responsabilité).
Pour conclure, disons que si Léon Robin présentait ce discours inaugural comme étant peut-être un pastiche du style de Protagoras, j’ai plutôt essayé de le prendre au sérieux. En tout cas, Platon, en faisant parler Protagoras, ne l’a pas ridiculisé. Protagoras a l’art de concilier des thèses qui avec trop de systématisme pourraient s’exclure.

dimanche 16 septembre 2007

Digression automnale: en quoi peut-on légitimement dire que l'entreprise de Wittgenstein est "socratique" ?

Dans L’animal cérémoniel, Wittgenstein et l’anthropologie (1982 L’âge d’homme), Jacques Bouveresse écrit :
« Wittgenstein conçoit, en effet, le travail philosophique uniquement comme une entreprise « socratique » d’élucidation de ce qui est déjà là devant les yeux : le philosophe n’a, en toute rigueur, rien à dire d’original et de nouveau (dans un monde qui, par ailleurs, recherche la nouveauté et l’originalité à tout prix), sa tâche consiste simplement à essayer de tirer au clair ce qui a déjà été dit ou ce que l’on est spontanément tenté de dire sur les phénomènes concernés » (p.51)
Je voudrais clarifier pourquoi Bouveresse a raison d’écrire socratique entre guillemets.
A première vue, on est un peu surpris de cette qualification car Wittgenstein a été quelquefois dur avec l’enquête socratique. Par exemple, en 1931, il écrit :
« Quand on lit les dialogues socratiques, on a le sentiment d’un effroyable gaspillage de temps ! A quoi bon ces arguments qui ne prouvent rien et n’éclaircissent rien ! » (Remarques mêlées p.67)
Il semble que sépare Wittgenstein de Socrate la croyance chez le premier que la possibilité de l’identification d’une essence dénotée par un mot (comme par exemple le mot « courage » dans le Lachès) est donnée simplement par l’étroitesse de l’enquête. Dans une remarque de 1937, essayant d’expliquer pourquoi Russel s’exclamait souvent : « Damnée logique ! », Wittgenstein écrit :
« La raison principale d’un tel sentiment était, je crois, dans le fait que chaque nouveau phénomène de langue auquel il arrivait de penser après coup pouvait faire apparaître l’explication antérieure comme inutilisable. (Notre impression était que la langue pouvait faire surgir des exigences toujours nouvelles et impossibles, et qu’ainsi toute explication était rendue vaine.)
Mais c’est là la difficulté dans laquelle Socrate s’embarrasse quand il tente de donner la définition d’un concept. Un nouvel emploi émerge sans cesse, qui semble ne pouvoir être unifié avec le concept auquel les autres emplois nous ont conduits. On dit alors : Il n’en est pourtant pas ainsi ! – mais il en est pourtant bien ainsi ! – et l’on ne peut rien faire d’autre que de se répéter constamment ses oppositions. » (ibidem p. 89)
Cependant, « tirer au clair ce qui a été déjà dit » revient en un sens à identifier aussi des essences. Bien sûr celles qui intéressent Wittgenstein ne sont pas celles qui constituent le monde platonicien des Idées mais celles qui se précisent au fur et à mesure où on s’efforce de déterminer l’usage d’un concept. Il écrit dans les Recherches philosophiques (I 371) :
« Das Wesen ist in der Grammatik ausgesprochen” (“L’essence est exprimée dans la grammaire” trad. Dastur et alii 2004)
Elisabeth Anscombe explique dans une conférence donnée à l’Université de Pamplune en 1988 que l’identification des essence peut se faire en considérant des questions fondamentalement sans réponses comme : « "Où vit l’oncle de ce crayon ?" "Quelle est la forme de la poussière ?" "De quoi est fait l’arc-en-ciel ?" "Combien de jambes a un arbre ?" "Où une chaise sent-elle ?" "Une bactérie pense-t-elle ?" » (Human essence in Human life, actions and ethics M.C.Gormally 2005 p.28 trad.personnelle). Ces questions sont absurdes au sens où elles pèchent contre tous les usages possibles des termes qui les constituent (auquel renvoie le concept wittgensteinien de grammaire). C’est la diversité de l’usage d’un même terme qui à la fois rend illusoire la quête socratique de l’Essence et justifie l'enquête wittgensteinienne relative aux essences. E. Anscombe précise utilement la pensée de Wittgenstein quand elle écrit :
« L’essence – différents niveaux d’essence, pouvons-nous dire- est exprimée dans la grammaire. » (ibid. p.32 )
Il va de soi que ces niveaux ne constituent pas une hiérarchie (au mieux on pourrait tous les identifier chronologiquement et établir entre certains d’entre eux des relations logiques : ce serait l’analyse de ce que Wittgenstein appelle l’air de famille).

Protagoras (8): le mythe (2)

Le mythe raconté par Protagoras marque fortement la distinction entre les hommes et les animaux. Alors que ceux-ci sont privés de raison et ne font chacun qu’exemplifier les propriétés de leur espèce, les hommes reçoivent pour compenser leur déficit naturel (Epiméthée ayant distribué aux animaux toutes les propriétés naturelles avantageuses pour leur survie) la technique du feu et toutes les autres techniques. En somme l’animal a tandis que l’homme fait.
Mais ce n’est pas seulement une différence factuelle, c’est aussi une différence de valeur qui est pointée ici. En effet l’origine des techniques est divine (Prométhée les a volées à Hèphaïstos et à Athêna : « l’homme a eu sa part du lot divin » 322 a).
Il faut cependant introduire une nuance : si l’aptitude à la technique caractérise l’espèce humaine, chaque individu ne reçoit pas toutes les techniques possibles. Si certaines sont distribuées à tous, comme l’art de parler, d’autres ne le sont qu’à un petit nombre, comme l’art de la médecine.
Le mythe de cette manière reconnaît ainsi, par le fait de la distribution inégale des techniques, l’individualité humaine alors que rien ne venait différencier les exemplaires d’une même espèce animale.
On pourrait appeler « état de nature », anachroniquement certes, l’état des hommes techniciens dans leurs relations avec les animaux et les uns avec les autres.
Ces relations sont essentiellement conflictuelles, le premier conflit causant le second.
Le premier conflit, interspécifique, oppose les animaux aux hommes : en effet, malgré la technique, les hommes sont destructibles par les animaux et la peur d'un tel anéantissement va engendrer la cité. Mais « cité » ici ne veut rien dire de plus qu’« ensemble d’individus unis par la peur des animaux ». Une telle cité est dans ces conditions autant un refuge (contre les animaux) qu’un danger à cause des autres hommes, chacun ne prenant en compte que lui-même et par ce fait nuisant aux autres. A cause de ce conflit intraspécifique, les hommes sont alors confrontés à une alternative dont aucune des possibilités n’est bonne : ou ils subissent les torts des autres ou, en dehors de la cité, ils deviennent les victimes des bêtes (« se répandant à nouveau de tous côtés, ils étaient anéantis » 322 b).
Il faut bien marquer cependant que le danger majeur pour l’homme n’est pas l’autre homme mais l’animal. Il faudrait « faire la guerre aux animaux » (322 b) mais la technique de la guerre ne peut être appliquée que par des hommes unis par autre chose qu’une peur commune.
Il faut pour cela « sortir de l’état de nature » pour ainsi dire : la cité, agrégat d’individus ne satisfaisant que leur intérêt personnel, doit se convertir en cité politiquement administrée.
Cette transformation a lieu quand on ajoute aux qualités techniques des hommes deux qualités: le sentiment du droit, du juste (dikê) et celui de l’honneur, traduit Robin, de la honte, du respect humain, pourrait-on aussi dire (aidôs αιδώς lat.verecundia). A la différence des qualités techniques, ces qualités sont distribuées à tous les hommes même si certains hommes ne les partagent pas (gr. metechein). Identifiés à une maladie du corps social, traduit Robin, une maladie de la cité (noson poleôs), ils doivent être tués.
Si on met à part l’exception dénaturée que représentent de tels hommes, il est justifié de dire que le régime démocratique est fondé sur la nature humaine. Une certaine forme de la politique tire ainsi sa supériorité du fait qu’elle est justifiable par des arguments anthropologiques. Les charpentiers ont donc leur place dans les consultations politiques ! Reste que ce texte fondateur contribue aussi à établir une image de l'animalité dont on commence juste à se défaire: l'animal comme dépourvu d'individualité et n'illustrant, dans une interchangeabilité parfaite, que l'identité de son espèce.

samedi 15 septembre 2007

Protagoras (7): le mythe (1)

Socrate doute que Protagoras détienne vraiment la capacité qu’il s’attribue mais tout se passe comme s’il n’avait pas bien compris ce que Protagoras lui a dit. En effet, alors que ce dernier se fait fort de permettre à chacun d’avoir plus de puissance au niveau des affaires de l’Etat, Socrate lui demande s’il se croit vraiment en mesure de « former des hommes qui soient de bons citoyens » en leur transmettant « l’art d’administrer les Cités » (319 a trad.Robin), ce que Protagoras assure être capable de faire. On ne sait pas alors s’il feint de poursuivre le noble but formulé par Socrate dans son propre intérêt ou s’il pense qu’en augmentant la puissance de ses disciples il atteint aussi cette fin. Quant à « l’incompréhension » de Socrate, elle tient sans doute lieu de discrète réprobation.
Ce qui est clair en tout cas, c’est que Socrate en vient à réfuter par deux arguments la prétention de Protagoras à détenir un tel savoir. D’abord il lui oppose le fait de la démocratie : alors que toute délibération d’ordre technique exclut la participation des ignorants, la délibération politique fait appel à n’importe qui (« aussi bien un charpentier, aussi bien un forgeron, un cordonnier, un négociant, un armateur, un riche ou un pauvre, un noble ou un manant » 319 d). Ensuite il lui montre l’incapacité de Périclés (incarnation ici de l’excellence politique) à transmettre sa valeur autant à ses fils qu’à Clinias dont il est le tuteur.
Protagoras donne à nouveau à choisir à ses interlocuteurs la forme que prendra sa réponse mais désormais le choix n’est plus entre le public et le privé mais entre le mythique et le rationnel :
« Cette démonstration, faut-il que je vous la donne, en homme d’âge qui parle à des plus jeunes, sous la forme d’une histoire ? Ou bien que je vous l’expose rationnellement ? » (320 b)
En somme Platon place dans la bouche d’un personnage qui est une de ses cibles la présentation de deux modalités d’exposition qui caractérisent l’œuvre platonicienne elle-même: l’allégorie et l’argumentation rationnelle. En un sens cela revient à donner à l’adversaire un trait qui l’élève. On peut cependant nuancer en reconnaissant que la possibilité de l’allégorie est présentée avec une condescendance paternaliste (plus haut, Protagoras disait déjà : « il n’y en a pas un parmi vous dont je ne pourrais être le père ! » 317 c) qui n’est pas socratique.
Les interlocuteurs encore une fois le laissent maître du jeu et la raison donnée à son choix (le souci du plaisant) finalement le discrédite peut-être légèrement:
« Alors, dit-il, m’est avis qu’il sera plus agréable que je vous raconte une histoire. » (320 b).
Reste que l’histoire que Platon lui fait dire mérite d’être lue de près. Elle articule en effet une opposition homme / animal qui fera long feu.
Cette fable raconte la création par les Dieux des êtres vivants. S’ils sont tous, hommes et animaux, faits « d’un mélange de terre, de feu et de tout ce qui peut encore se combiner avec le feu et la terre », les propriétés qui leur sont attribuées distinguent radicalement les bêtes des hommes.
Toute espèce animale se caractérise par une combinaison équilibrée de propriétés permettant sa survie et ceci même si telle espèce est destinée à alimenter telle autre espèce :
« Il y en a auxquelles il (il s’agit d’Epiméthée) a accordé que leur aliment fût la chair des autres animaux, et il leur attribua une fécondité restreinte, tandis qu’il attribuait une abondante fécondité à celles qui se dépeuplaient ainsi, et que, par là, il assurait une sauvegarde à leur espèce. » (321 b)
Hume a une dette par rapport à ce mythe quand il écrit :
« Si nous regardons le lion en tant qu’animal carnivore et vorace, nous aurons vite fait de découvrir qu’il a énormément de besoins ; mais si nous tournons les yeux vers sa constitution et son tempérament, son agilité, son courage, ses armes et sa force, nous trouverons que les avantages sont proportionnés à ses besoins. Le mouton et la vache sont privés de tous ces avantages mais leurs appétits sont modérés et leur nourriture est facile à prendre. »
L’animal est pensé comme étant par nature parfaitement adapté à son milieu et l’homme sera caractérisé comme manquant de ces propriétés adaptatives.

vendredi 14 septembre 2007

Protagoras (6): la sophistique comme la substance même de l'héritage grec.

Quand Socrate et Hippocrate abordent Protagoras, ce dernier leur demande s’ils préfèrent avoir un entretien public ou privé avec lui. Les deux formes se valent du point de vue des deux hommes mais Protagoras, apprenant de la bouche de Socrate l’intention d’Hippocrate de devenir son disciple, choisit la forme publique.
Même si Socrate attribue à Protagoras le désir de montrer à Hippias et à Prodicos sa supériorité sur eux, ce n’est pourtant pas la vanité qui motive la volonté de Protagoras de donner une forme publique à l’échange qu’il va avoir avec Socrate, c’est la décision de sortir le métier de sophiste de la clandestinité.
En effet Protagoras présente l’activité du sophiste comme une activité subversive réprimée par « ceux des hommes qui ont, dans les Cités, pouvoir pour agir » (317 a trad. Robin) et condamnée de ce fait même par la foule qui « n’a point de discernement propre et ce que lui recommandent ces puissants, c’est de cela qu’elle chante les louanges. » (ibid.).
Mais autant la foule que les puissants agissent mal car le sophiste est « un éducateur d’hommes ». Certes les modalités de cette éducation ainsi que le contenu que Protagoras lui donne peuvent justifier les actions dirigées contre elle.
D’abord, le sophiste, en la personne du moins de Protagoras, discrédite l’éducation autochtone auprès des jeunes gens les plus doués et détache ceux-ci de tous les liens qui les rattachent à la cité, qu’il s’agisse de ceux de l’amitié, de la parenté ou de la concitoyenneté.
En effet Protagoras se décrit comme « un homme, qui est un étranger, qui, venant dans de grandes cités, y travaille à persuader aux meilleurs d’entre les jeunes que, après avoir renoncé à la fréquentation de tous les autres gens, de leurs proches comme de ceux qui ne leur sont pas parents, des plus âgés comme des plus jeunes, ils doivent s’attacher à lui seul, en vue de devenir meilleurs grâce à cette fréquentation près de lui. » (316 c)
Plus loin, quand Socrate lui demandera en quoi exactement Hippocrate sera rendu meilleur par Protagoras, ce dernier répondra que son enseignement permet de « savoir comment administrer au mieux les affaires de sa maison à lui, et, pour ce qui est des affaires de l’Etat, savoir y avoir le plus de puissance et par l’action, et par la parole. » (319 a).
Ces deux derniers textes suggèrent donc l’idée suivante : l’enseignement de Protagoras, par son objet comme par le mode de vie qu’il implique, détourne l’élite de l’adhésion aux valeurs traditionnelles et, par là même, du soutien aux autorités établies.
Mais l’effet de cet enseignement est caractérisé doublement et plutôt contradictoirement : d’une part, on l’a vu, Protagoras déracine effectivement, je veux dire spatialement, ses disciples, les enlevant à leur cité ; d’autre part il est censé, par son contenu même, les enraciner de manière plus profitable pour eux dans leur propre cité, en augmentant leurs puissances économique et politique.
Il me paraît maintenant intéressant de clarifier en quoi Protagoras et Socrate se ressemblent et en quoi ils diffèrent radicalement. Ce qui les unit, c’est l’effet d’appel qu’ils exercent l’un et l’autre sur la jeunesse et cela au détriment de la socialisation traditionnelle ; comme le philosophe socratique, le sophiste émancipe, reste que l’un le fait de l’intérieur, alors que l’autre opère de l’extérieur. En tout cas, ils soulèvent de l’inquiétude auprès des gardiens du statu quo.
Leurs procédés et leurs fins se distinguent aussi clairement : Protagoras persuade alors que Socrate interroge ; celui-là vise au développement politico-économique de son disciple, velui-ci à son perfectionnement moral, le développement de l’un et de l’autre n’étant pas pensé comme possible.
Avec moins d’évidence, ce qui les sépare, c’est la relation qu’ils entretiennent avec l’héritage culturel grec. Pour comprendre la manière dont Protagoras se situe par rapport à celui-ci, il faut revenir à sa volonté d’assumer ouvertement son métier de sophiste. Ce faisant, il s’oppose alors à tous les sophistes du passé qui, pour déjouer l’hostilité des puissants et de la foule, se sont faits passer pour autres qu’ils n’étaient : c’est ainsi que Protagoras identifie entre autres les poètes Homère, Hésiode et Simonide à des sophistes masqués. Protagoras prolongerait ainsi Homère dans ce que celui-ci aurait eu de plus substantiel. Il s’agit certes d’une lecture d’Homère qui le prive nettement de sa singularité mais qui lui conserve tout de même une valeur fondamentale.
C’est à ce niveau que le discours socratique diffère : aucun des grands poètes grecs ne sera pour Socrate un philosophe authentique déguisé en poètes. Si le texte homérique continue d’apparaître sous forme de citations suggestives dans la bouche de Socrate, la forme de sa recherche, les apories auxquelles elle se heurte, son exigence constante de rationalité suggèrent plutôt une mise à distance de la culture grecque traditionnelle.
Pour résumer, la relation de Protagoras avec la tradition semble double : en tant que cette tradition est locale, civique, politique, elle n’est pas estimée, mais en tant qu’elle est hellénique, elle cacherait depuis toujours ce qui se montrerait clairement dans le discours de Protagoras.
Si on prend en compte que Protagoras mentionne aussi Orphée et Musée, la « récupération » à laquelle il soumet le legs grec va bien au-delà de l’héritage homérique puisqu’ Homère lui-même cite Orphée comme un des initiateurs de la poésie. Mais la captation d’héritage à laquelle se livre Protagoras ne perd-elle pas de sa crédibilité quand il s’annexe Iccos de Tarente, athlète et entraîneur, et Hérodicos de Sélymbrie, autre maître de gymnase que précisément Socrate dans La République critiquera pour avoir inventé quelque chose comme « l’acharnement thérapeutique » (« Quand il s’attachait ainsi à suivre la marche de sa maladie, qui était mortelle, à la fois il était incapable, je crois, de se guérir lui-même, et, passant son existence à se soigner, il vivait sans s’occuper d’autre chose, exténué, s’il lui arrivait de sortir en rien de son régime ; et il parvenait à la vieillesse, en employant sa science à mourir difficilement » (III 406 b)) ? Ce même Hérodicos apparaissant au début du Phèdre sous la forme plus modeste, mais aussi très insignifiante, d’un défenseur de la marche (227 d).
Ce sont aussi les musiciens Agathoclès et Pythoclidès de Céos qui viennent illustrer l’idée que les sophistes ont toujours eu besoin avant Protagoras de « couvertures » pour professer. D’où l’identification dépréciative de tous les savoirs et savoir-faire cités auparavant à des déguisements.
Si on ajoute que Protagoras oppose sa sophistique à celle des hommes qui, comme Hippias, cultivent les sciences (« le calcul, l’astronomie, la géométrie, la musique »), se dessine l’idée d’une hiérarchie des savoirs dominée par celui qui permet à son propriétaire d’augmenter sa puissance. Dans La République, Socrate fera au contraire de ces sciences mathématico-démonstratives autant de moyens indispensables à l’acquisition de l’excellence intellectuelle et plus largement humaine.
Reste à éclairer la raison du rejet par Protagoras des déguisements de la sophistique ; elle est double : d’abord le masque est inefficace, d’autre part il encourage les gens à blâmer les sophistes pour leur hypocrisie.
La manière dont Protagoras se félicite de sa décision (« si bien que, grâce à la Divinité cela va sans dire, je n’ai rien de sérieux à souffrir du fait de reconnaître que je suis un sophiste. » 317 bc) est d’une ironie un peu cruelle. Le lecteur de ce dialogue écrit entre 399 et 390 pouvait en effet savoir qu’en 416, 17 ans avant la condamnation socratique, Protagoras fut jugé à Athènes et par contumace condamné à mort, ses livres étant, semble-t-il, brûlés.
La sophistique de Protagoras a beau différer de l’enquête socratique, elles ont, l’une et l’autre, dérangé les Athéniens.

samedi 8 septembre 2007

Protagoras à travers le Protagoras de Platon (5): analyse d'une cour (aux deux sens du terme) (fin)

Les élèves n’ont-ils pas eu la patience d’attendre que Prodicos de Céos, le dernier des sophistes, hôtes de Callias, se lève et prenne une des deux positions déjà présentées, debout ou assis, mobile ou immobile ?
Peut-être car Socrate le décrit encore au lit mais déjà entouré par des disciples qui, eux, sont assis sur des lits. Socrate ajoute qu’il est même « tout emmitouflé de fourrures et, cela se voyait, d’une quantité énorme de couvertures ». Précision d’interprétation délicate : on osera seulement rappeler que Socrate, lui, marche toujours pieds nus et on suggérera qu’il y a en puissance dans cette absence de sandales la radicalité ascétique du cynisme à venir.
Le passage que je lis continue d’éclairer d’un jour nouveau Le Banquet car je réalise que la plupart des participants au banquet ont été dans leur jeunesse des disciples fervents des sophistes. Autour de Prodicos, il y a en effet Pausanias et Agathon, son aimé.
Agathon est « un garçon tout jeune encore, d’un naturel accompli, si je m’en crois, et, en tout cas, pour l’extérieur, parfaitement beau (réserve prudente, qui fait penser par contraste à Socrate, beau, lui, seulement « à l’intérieur »). » (315 de trad. Robin). L’opposition entre Agathon (dont le nom certes veut aussi dire en grec "gens de bien") et Socrate vient d’autant plus à l’esprit que le récit, qu’Aristodème fait du banquet, commence ainsi :
« Il avait, me dit-il, rencontré Socrate, bien lavé, des sandales aux pieds, chose qui chez lui n’arrivait que rarement, et il lui avait demandé où il allait pour s’être ainsi fait beau : « Au souper, chez Agathon ! avait-il répondu. Hier en effet, à l’occasion de sa fête de victoire, je me suis dérobé à être près de lui, par crainte de la foule ; mais pour aujourd’hui, je lui ai promis d’être là. Voilà pourquoi je me suis donné quelque embellissement, afin d’être beau puisque c’est chez un beau garçon que je vais ! » (Le Banquet 174 a).
On reconnaîtra dans le fait socratique de différer d’un jour sa visite à celui que l’on fête la sage procrastination de qui ne participe pas aux mouvements de foule. On se rappellera aussi que c’est en allant chez Agathon, devenu un tragédien renommé, que Socrate prend le temps de longuement méditer, immobile sous « le porche des voisins » (175 a) et on ne sera pas étonné de voir Agathon, qui assiégeait autrefois Prodicos au saut du lit, ne pas supporter le retard socratique. En effet, quand il voit Aristodème arriver seul, il envoie immédiatement un esclave le chercher :
« Allons, petit, crie Agathon, ne vas-tu pas te mettre en quête de Socrate et nous l’amener ici ? » (ibid.)
Puis, quand un de ses serviteurs lui apprend ce qu’il en est, il proteste clairement :
« Cela n’a pas le sens commun, ce que tu me chantes là, s’écria Agathon. Ne vas-tu donc pas l’appeler encore, et ne pas le lâcher ! » (ibid.)
Aristodème, respectant l’habitude socratique, s’y oppose et il devra le faire plusieurs fois car Agathon n’arrêtera pas de vouloir le faire chercher. Quand Socrate enfin arrivera, Agathon voudra le placer à sa droite en qualité d’hôte d’honneur, ce qui donnera lieu à une mise au point socratique mi-ironique, mi-sérieuse sur la nature de la sagesse :
« - Ici, Socrate ! dit Agathon, installe-toi près de moi, afin que, à ton contact, je me régale, moi aussi, de la trouvaille de sagesse qui s’est offerte à toi sous le porche des voisins ! Car tu l’as faite, la chose est claire, cette trouvaille, et tu l’as avec toi ! Autrement tu n’aurais pas plus tôt quitté la place. - Quelle bonne affaire ce serait, Agathon, dit Socrate en s’asseyant, si la sagesse était chose de telle sorte que de celui de nous qui est plus plein elle coulât dans celui qui est plus vide, à condition que nous soyons en contact l’un avec l’autre : comme l’eau que contiennent les coupes coule, par le moyen du brin de laine, de celle qui est plus pleine dans celle qui est plus vide ! Si en effet il en est ainsi de la sagesse, je mets à très haut prix, en ce qui me concerne, l’honneur d’être assis sur ce lit à ton côté ; car, venant de toi, beaucoup de belle sagesse viendra, je crois, m’emplir ! La mienne en effet est une sagesse de rien du tout, ou, bien plus, une sagesse de qualité contestable, une manière de rêve ; tandis que la tienne est aussi brillante que riche de progrès ; elle qu’en vérité tu fis briller avec tant d’éclat dès ta jeunesse, et qui, avant-hier, s’est manifestée aux yeux de plus de trente mille d’entre les Grecs ! - Quel insolent tu fais, Socrate ! dit Agathon. Voilà un procès, concernant la sagesse, qu’un peu plus tard nous plaiderons, toi et moi ; et c’est Dyonisos qui nous servira de juge ! Mais, à présent, occupe-toi de souper ! » ( 175 cde)
C’est clair : malgré leurs protestations, aucun des deux ne croit que l’autre est sage. Mais l’important est dans l’opposition entre deux conceptions de la sagesse, l’une comme contenu transmissible par contact entre les deux contenants (par le fil de la parole par exemple), l’autre comme développement de soi-même.
Il va de soi que le jeune Agathon entourant Prodicos devait déjà s’imaginer avoir ainsi l’occasion de devenir sage. Il pensait sans doute aussi que le contact avec son amant, Pausanias, devait avoir cette fonction. D’ailleurs dans l’éloge que Pausanias fait de l’amour dans Le Banquet, il oppose clairement les amants vulgaires aux amants nobles : les premiers recherchent les très jeunes gens (garçons ou filles) pour les consommer sexuellement, les jetant l' un après l' autre; les seconds s’attachent à un jeune homme durablement et, à travers l’amour qu’ils lui portent toute leur vie, l’éduquent et le perfectionnent. Dans cette dernière relation, la sagesse comme contenu passe entre le premier contenant (l’amant actif) et le deuxième contenant (l’aimé passif) par la médiation de l’acte d’aimer, acte qui tire alors sa légitimité de la qualité des deux contenants et qui la perdrait si l’un des deux contenants n’était pas de qualité ( précisément si l’amant n’aimait que le corps de son aimé ou si l’aimé n’avait pas les qualités naturelles rendant possible, au fil de la vie commune, le développement de sa valeur ).
Agathon est donc légèrement moqué dans Le Banquet, même si l’occasion objective de cette beuverie en commun (symposium) est le fait qu’il a gagné en 416 le concours de tragédies. Mais la charge est bien douce, comparée à celle qu’ avant même les deux dialogues de Platon où il apparaît, Aristophane lui fait subir en 411 dans les Thesmophories où il incarne un homme si efféminé qu’Euripide, ayant besoin d’une femme pour le défendre auprès des femmes, fait appel à lui. A son apparition Mnésiloque, parent d’Euripide, s’écrie :
« Ah ça, est-ce que je suis aveugle ? Un homme ici ? je n’en vois pas, il n’y en a pas. C’est Cocodette (Victor Henri Debidour, le traducteur rabelaisien d’Aristophane, trouvant pertinent de moderniser ainsi le nom de Cyréné, courtisane notoire) que je vois ! » (Théâtre complet Livre de poche classique TI 1966 p. 216).
A part Agathon et Pausanias, Socrate mentionne aussi comme appartenant à la cour de Prodicos les deux Adimante « celui qui est le fils de Cèpis et celui qui est le fils de Leucolophide » (315 e). Mais aucun des deux n’a une importance significative.
Reste à préciser ce que leur disait Prodicos. Eh bien, là encore, Socrate le réduit à une voix mais ce n’est pas la voix à la façon d’Orphée que Socrate attribuait à Protagoras, voix audible pour les plus proches et toujours charmeuse en tout cas, même de loin. Au loin la voix de Prodicos, elle, est simplement confuse:
« De quoi s’entretenaient-ils ? De dehors (manière de dire que la pièce où il a dormi est si remplie de monde que Socrate ne peut entrer ), je ne pouvais, quant à moi, m’en rendre compte, quoique j’eusse le plus grand désir d’entendre Prodicos, lequel est en effet, selon moi, un savant achevé et un homme divin ! Mais il avait une voix si grave qu’il en résultait dans la pièce un bourdonnement, empêchant de distinguer les paroles qu’il prononçait. » (ibid.)
Aucun sens n’émanant de la bouche de Prodicos ne détournera ainsi le lecteur du sophiste central ici, Protagoras.