dimanche 16 septembre 2007

Protagoras (8): le mythe (2)

Le mythe raconté par Protagoras marque fortement la distinction entre les hommes et les animaux. Alors que ceux-ci sont privés de raison et ne font chacun qu’exemplifier les propriétés de leur espèce, les hommes reçoivent pour compenser leur déficit naturel (Epiméthée ayant distribué aux animaux toutes les propriétés naturelles avantageuses pour leur survie) la technique du feu et toutes les autres techniques. En somme l’animal a tandis que l’homme fait.
Mais ce n’est pas seulement une différence factuelle, c’est aussi une différence de valeur qui est pointée ici. En effet l’origine des techniques est divine (Prométhée les a volées à Hèphaïstos et à Athêna : « l’homme a eu sa part du lot divin » 322 a).
Il faut cependant introduire une nuance : si l’aptitude à la technique caractérise l’espèce humaine, chaque individu ne reçoit pas toutes les techniques possibles. Si certaines sont distribuées à tous, comme l’art de parler, d’autres ne le sont qu’à un petit nombre, comme l’art de la médecine.
Le mythe de cette manière reconnaît ainsi, par le fait de la distribution inégale des techniques, l’individualité humaine alors que rien ne venait différencier les exemplaires d’une même espèce animale.
On pourrait appeler « état de nature », anachroniquement certes, l’état des hommes techniciens dans leurs relations avec les animaux et les uns avec les autres.
Ces relations sont essentiellement conflictuelles, le premier conflit causant le second.
Le premier conflit, interspécifique, oppose les animaux aux hommes : en effet, malgré la technique, les hommes sont destructibles par les animaux et la peur d'un tel anéantissement va engendrer la cité. Mais « cité » ici ne veut rien dire de plus qu’« ensemble d’individus unis par la peur des animaux ». Une telle cité est dans ces conditions autant un refuge (contre les animaux) qu’un danger à cause des autres hommes, chacun ne prenant en compte que lui-même et par ce fait nuisant aux autres. A cause de ce conflit intraspécifique, les hommes sont alors confrontés à une alternative dont aucune des possibilités n’est bonne : ou ils subissent les torts des autres ou, en dehors de la cité, ils deviennent les victimes des bêtes (« se répandant à nouveau de tous côtés, ils étaient anéantis » 322 b).
Il faut bien marquer cependant que le danger majeur pour l’homme n’est pas l’autre homme mais l’animal. Il faudrait « faire la guerre aux animaux » (322 b) mais la technique de la guerre ne peut être appliquée que par des hommes unis par autre chose qu’une peur commune.
Il faut pour cela « sortir de l’état de nature » pour ainsi dire : la cité, agrégat d’individus ne satisfaisant que leur intérêt personnel, doit se convertir en cité politiquement administrée.
Cette transformation a lieu quand on ajoute aux qualités techniques des hommes deux qualités: le sentiment du droit, du juste (dikê) et celui de l’honneur, traduit Robin, de la honte, du respect humain, pourrait-on aussi dire (aidôs αιδώς lat.verecundia). A la différence des qualités techniques, ces qualités sont distribuées à tous les hommes même si certains hommes ne les partagent pas (gr. metechein). Identifiés à une maladie du corps social, traduit Robin, une maladie de la cité (noson poleôs), ils doivent être tués.
Si on met à part l’exception dénaturée que représentent de tels hommes, il est justifié de dire que le régime démocratique est fondé sur la nature humaine. Une certaine forme de la politique tire ainsi sa supériorité du fait qu’elle est justifiable par des arguments anthropologiques. Les charpentiers ont donc leur place dans les consultations politiques ! Reste que ce texte fondateur contribue aussi à établir une image de l'animalité dont on commence juste à se défaire: l'animal comme dépourvu d'individualité et n'illustrant, dans une interchangeabilité parfaite, que l'identité de son espèce.

samedi 15 septembre 2007

Protagoras (7): le mythe (1)

Socrate doute que Protagoras détienne vraiment la capacité qu’il s’attribue mais tout se passe comme s’il n’avait pas bien compris ce que Protagoras lui a dit. En effet, alors que ce dernier se fait fort de permettre à chacun d’avoir plus de puissance au niveau des affaires de l’Etat, Socrate lui demande s’il se croit vraiment en mesure de « former des hommes qui soient de bons citoyens » en leur transmettant « l’art d’administrer les Cités » (319 a trad.Robin), ce que Protagoras assure être capable de faire. On ne sait pas alors s’il feint de poursuivre le noble but formulé par Socrate dans son propre intérêt ou s’il pense qu’en augmentant la puissance de ses disciples il atteint aussi cette fin. Quant à « l’incompréhension » de Socrate, elle tient sans doute lieu de discrète réprobation.
Ce qui est clair en tout cas, c’est que Socrate en vient à réfuter par deux arguments la prétention de Protagoras à détenir un tel savoir. D’abord il lui oppose le fait de la démocratie : alors que toute délibération d’ordre technique exclut la participation des ignorants, la délibération politique fait appel à n’importe qui (« aussi bien un charpentier, aussi bien un forgeron, un cordonnier, un négociant, un armateur, un riche ou un pauvre, un noble ou un manant » 319 d). Ensuite il lui montre l’incapacité de Périclés (incarnation ici de l’excellence politique) à transmettre sa valeur autant à ses fils qu’à Clinias dont il est le tuteur.
Protagoras donne à nouveau à choisir à ses interlocuteurs la forme que prendra sa réponse mais désormais le choix n’est plus entre le public et le privé mais entre le mythique et le rationnel :
« Cette démonstration, faut-il que je vous la donne, en homme d’âge qui parle à des plus jeunes, sous la forme d’une histoire ? Ou bien que je vous l’expose rationnellement ? » (320 b)
En somme Platon place dans la bouche d’un personnage qui est une de ses cibles la présentation de deux modalités d’exposition qui caractérisent l’œuvre platonicienne elle-même: l’allégorie et l’argumentation rationnelle. En un sens cela revient à donner à l’adversaire un trait qui l’élève. On peut cependant nuancer en reconnaissant que la possibilité de l’allégorie est présentée avec une condescendance paternaliste (plus haut, Protagoras disait déjà : « il n’y en a pas un parmi vous dont je ne pourrais être le père ! » 317 c) qui n’est pas socratique.
Les interlocuteurs encore une fois le laissent maître du jeu et la raison donnée à son choix (le souci du plaisant) finalement le discrédite peut-être légèrement:
« Alors, dit-il, m’est avis qu’il sera plus agréable que je vous raconte une histoire. » (320 b).
Reste que l’histoire que Platon lui fait dire mérite d’être lue de près. Elle articule en effet une opposition homme / animal qui fera long feu.
Cette fable raconte la création par les Dieux des êtres vivants. S’ils sont tous, hommes et animaux, faits « d’un mélange de terre, de feu et de tout ce qui peut encore se combiner avec le feu et la terre », les propriétés qui leur sont attribuées distinguent radicalement les bêtes des hommes.
Toute espèce animale se caractérise par une combinaison équilibrée de propriétés permettant sa survie et ceci même si telle espèce est destinée à alimenter telle autre espèce :
« Il y en a auxquelles il (il s’agit d’Epiméthée) a accordé que leur aliment fût la chair des autres animaux, et il leur attribua une fécondité restreinte, tandis qu’il attribuait une abondante fécondité à celles qui se dépeuplaient ainsi, et que, par là, il assurait une sauvegarde à leur espèce. » (321 b)
Hume a une dette par rapport à ce mythe quand il écrit :
« Si nous regardons le lion en tant qu’animal carnivore et vorace, nous aurons vite fait de découvrir qu’il a énormément de besoins ; mais si nous tournons les yeux vers sa constitution et son tempérament, son agilité, son courage, ses armes et sa force, nous trouverons que les avantages sont proportionnés à ses besoins. Le mouton et la vache sont privés de tous ces avantages mais leurs appétits sont modérés et leur nourriture est facile à prendre. »
L’animal est pensé comme étant par nature parfaitement adapté à son milieu et l’homme sera caractérisé comme manquant de ces propriétés adaptatives.

vendredi 14 septembre 2007

Protagoras (6): la sophistique comme la substance même de l'héritage grec.

Quand Socrate et Hippocrate abordent Protagoras, ce dernier leur demande s’ils préfèrent avoir un entretien public ou privé avec lui. Les deux formes se valent du point de vue des deux hommes mais Protagoras, apprenant de la bouche de Socrate l’intention d’Hippocrate de devenir son disciple, choisit la forme publique.
Même si Socrate attribue à Protagoras le désir de montrer à Hippias et à Prodicos sa supériorité sur eux, ce n’est pourtant pas la vanité qui motive la volonté de Protagoras de donner une forme publique à l’échange qu’il va avoir avec Socrate, c’est la décision de sortir le métier de sophiste de la clandestinité.
En effet Protagoras présente l’activité du sophiste comme une activité subversive réprimée par « ceux des hommes qui ont, dans les Cités, pouvoir pour agir » (317 a trad. Robin) et condamnée de ce fait même par la foule qui « n’a point de discernement propre et ce que lui recommandent ces puissants, c’est de cela qu’elle chante les louanges. » (ibid.).
Mais autant la foule que les puissants agissent mal car le sophiste est « un éducateur d’hommes ». Certes les modalités de cette éducation ainsi que le contenu que Protagoras lui donne peuvent justifier les actions dirigées contre elle.
D’abord, le sophiste, en la personne du moins de Protagoras, discrédite l’éducation autochtone auprès des jeunes gens les plus doués et détache ceux-ci de tous les liens qui les rattachent à la cité, qu’il s’agisse de ceux de l’amitié, de la parenté ou de la concitoyenneté.
En effet Protagoras se décrit comme « un homme, qui est un étranger, qui, venant dans de grandes cités, y travaille à persuader aux meilleurs d’entre les jeunes que, après avoir renoncé à la fréquentation de tous les autres gens, de leurs proches comme de ceux qui ne leur sont pas parents, des plus âgés comme des plus jeunes, ils doivent s’attacher à lui seul, en vue de devenir meilleurs grâce à cette fréquentation près de lui. » (316 c)
Plus loin, quand Socrate lui demandera en quoi exactement Hippocrate sera rendu meilleur par Protagoras, ce dernier répondra que son enseignement permet de « savoir comment administrer au mieux les affaires de sa maison à lui, et, pour ce qui est des affaires de l’Etat, savoir y avoir le plus de puissance et par l’action, et par la parole. » (319 a).
Ces deux derniers textes suggèrent donc l’idée suivante : l’enseignement de Protagoras, par son objet comme par le mode de vie qu’il implique, détourne l’élite de l’adhésion aux valeurs traditionnelles et, par là même, du soutien aux autorités établies.
Mais l’effet de cet enseignement est caractérisé doublement et plutôt contradictoirement : d’une part, on l’a vu, Protagoras déracine effectivement, je veux dire spatialement, ses disciples, les enlevant à leur cité ; d’autre part il est censé, par son contenu même, les enraciner de manière plus profitable pour eux dans leur propre cité, en augmentant leurs puissances économique et politique.
Il me paraît maintenant intéressant de clarifier en quoi Protagoras et Socrate se ressemblent et en quoi ils diffèrent radicalement. Ce qui les unit, c’est l’effet d’appel qu’ils exercent l’un et l’autre sur la jeunesse et cela au détriment de la socialisation traditionnelle ; comme le philosophe socratique, le sophiste émancipe, reste que l’un le fait de l’intérieur, alors que l’autre opère de l’extérieur. En tout cas, ils soulèvent de l’inquiétude auprès des gardiens du statu quo.
Leurs procédés et leurs fins se distinguent aussi clairement : Protagoras persuade alors que Socrate interroge ; celui-là vise au développement politico-économique de son disciple, velui-ci à son perfectionnement moral, le développement de l’un et de l’autre n’étant pas pensé comme possible.
Avec moins d’évidence, ce qui les sépare, c’est la relation qu’ils entretiennent avec l’héritage culturel grec. Pour comprendre la manière dont Protagoras se situe par rapport à celui-ci, il faut revenir à sa volonté d’assumer ouvertement son métier de sophiste. Ce faisant, il s’oppose alors à tous les sophistes du passé qui, pour déjouer l’hostilité des puissants et de la foule, se sont faits passer pour autres qu’ils n’étaient : c’est ainsi que Protagoras identifie entre autres les poètes Homère, Hésiode et Simonide à des sophistes masqués. Protagoras prolongerait ainsi Homère dans ce que celui-ci aurait eu de plus substantiel. Il s’agit certes d’une lecture d’Homère qui le prive nettement de sa singularité mais qui lui conserve tout de même une valeur fondamentale.
C’est à ce niveau que le discours socratique diffère : aucun des grands poètes grecs ne sera pour Socrate un philosophe authentique déguisé en poètes. Si le texte homérique continue d’apparaître sous forme de citations suggestives dans la bouche de Socrate, la forme de sa recherche, les apories auxquelles elle se heurte, son exigence constante de rationalité suggèrent plutôt une mise à distance de la culture grecque traditionnelle.
Pour résumer, la relation de Protagoras avec la tradition semble double : en tant que cette tradition est locale, civique, politique, elle n’est pas estimée, mais en tant qu’elle est hellénique, elle cacherait depuis toujours ce qui se montrerait clairement dans le discours de Protagoras.
Si on prend en compte que Protagoras mentionne aussi Orphée et Musée, la « récupération » à laquelle il soumet le legs grec va bien au-delà de l’héritage homérique puisqu’ Homère lui-même cite Orphée comme un des initiateurs de la poésie. Mais la captation d’héritage à laquelle se livre Protagoras ne perd-elle pas de sa crédibilité quand il s’annexe Iccos de Tarente, athlète et entraîneur, et Hérodicos de Sélymbrie, autre maître de gymnase que précisément Socrate dans La République critiquera pour avoir inventé quelque chose comme « l’acharnement thérapeutique » (« Quand il s’attachait ainsi à suivre la marche de sa maladie, qui était mortelle, à la fois il était incapable, je crois, de se guérir lui-même, et, passant son existence à se soigner, il vivait sans s’occuper d’autre chose, exténué, s’il lui arrivait de sortir en rien de son régime ; et il parvenait à la vieillesse, en employant sa science à mourir difficilement » (III 406 b)) ? Ce même Hérodicos apparaissant au début du Phèdre sous la forme plus modeste, mais aussi très insignifiante, d’un défenseur de la marche (227 d).
Ce sont aussi les musiciens Agathoclès et Pythoclidès de Céos qui viennent illustrer l’idée que les sophistes ont toujours eu besoin avant Protagoras de « couvertures » pour professer. D’où l’identification dépréciative de tous les savoirs et savoir-faire cités auparavant à des déguisements.
Si on ajoute que Protagoras oppose sa sophistique à celle des hommes qui, comme Hippias, cultivent les sciences (« le calcul, l’astronomie, la géométrie, la musique »), se dessine l’idée d’une hiérarchie des savoirs dominée par celui qui permet à son propriétaire d’augmenter sa puissance. Dans La République, Socrate fera au contraire de ces sciences mathématico-démonstratives autant de moyens indispensables à l’acquisition de l’excellence intellectuelle et plus largement humaine.
Reste à éclairer la raison du rejet par Protagoras des déguisements de la sophistique ; elle est double : d’abord le masque est inefficace, d’autre part il encourage les gens à blâmer les sophistes pour leur hypocrisie.
La manière dont Protagoras se félicite de sa décision (« si bien que, grâce à la Divinité cela va sans dire, je n’ai rien de sérieux à souffrir du fait de reconnaître que je suis un sophiste. » 317 bc) est d’une ironie un peu cruelle. Le lecteur de ce dialogue écrit entre 399 et 390 pouvait en effet savoir qu’en 416, 17 ans avant la condamnation socratique, Protagoras fut jugé à Athènes et par contumace condamné à mort, ses livres étant, semble-t-il, brûlés.
La sophistique de Protagoras a beau différer de l’enquête socratique, elles ont, l’une et l’autre, dérangé les Athéniens.

samedi 8 septembre 2007

Protagoras à travers le Protagoras de Platon (5): analyse d'une cour (aux deux sens du terme) (fin)

Les élèves n’ont-ils pas eu la patience d’attendre que Prodicos de Céos, le dernier des sophistes, hôtes de Callias, se lève et prenne une des deux positions déjà présentées, debout ou assis, mobile ou immobile ?
Peut-être car Socrate le décrit encore au lit mais déjà entouré par des disciples qui, eux, sont assis sur des lits. Socrate ajoute qu’il est même « tout emmitouflé de fourrures et, cela se voyait, d’une quantité énorme de couvertures ». Précision d’interprétation délicate : on osera seulement rappeler que Socrate, lui, marche toujours pieds nus et on suggérera qu’il y a en puissance dans cette absence de sandales la radicalité ascétique du cynisme à venir.
Le passage que je lis continue d’éclairer d’un jour nouveau Le Banquet car je réalise que la plupart des participants au banquet ont été dans leur jeunesse des disciples fervents des sophistes. Autour de Prodicos, il y a en effet Pausanias et Agathon, son aimé.
Agathon est « un garçon tout jeune encore, d’un naturel accompli, si je m’en crois, et, en tout cas, pour l’extérieur, parfaitement beau (réserve prudente, qui fait penser par contraste à Socrate, beau, lui, seulement « à l’intérieur »). » (315 de trad. Robin). L’opposition entre Agathon (dont le nom certes veut aussi dire en grec "gens de bien") et Socrate vient d’autant plus à l’esprit que le récit, qu’Aristodème fait du banquet, commence ainsi :
« Il avait, me dit-il, rencontré Socrate, bien lavé, des sandales aux pieds, chose qui chez lui n’arrivait que rarement, et il lui avait demandé où il allait pour s’être ainsi fait beau : « Au souper, chez Agathon ! avait-il répondu. Hier en effet, à l’occasion de sa fête de victoire, je me suis dérobé à être près de lui, par crainte de la foule ; mais pour aujourd’hui, je lui ai promis d’être là. Voilà pourquoi je me suis donné quelque embellissement, afin d’être beau puisque c’est chez un beau garçon que je vais ! » (Le Banquet 174 a).
On reconnaîtra dans le fait socratique de différer d’un jour sa visite à celui que l’on fête la sage procrastination de qui ne participe pas aux mouvements de foule. On se rappellera aussi que c’est en allant chez Agathon, devenu un tragédien renommé, que Socrate prend le temps de longuement méditer, immobile sous « le porche des voisins » (175 a) et on ne sera pas étonné de voir Agathon, qui assiégeait autrefois Prodicos au saut du lit, ne pas supporter le retard socratique. En effet, quand il voit Aristodème arriver seul, il envoie immédiatement un esclave le chercher :
« Allons, petit, crie Agathon, ne vas-tu pas te mettre en quête de Socrate et nous l’amener ici ? » (ibid.)
Puis, quand un de ses serviteurs lui apprend ce qu’il en est, il proteste clairement :
« Cela n’a pas le sens commun, ce que tu me chantes là, s’écria Agathon. Ne vas-tu donc pas l’appeler encore, et ne pas le lâcher ! » (ibid.)
Aristodème, respectant l’habitude socratique, s’y oppose et il devra le faire plusieurs fois car Agathon n’arrêtera pas de vouloir le faire chercher. Quand Socrate enfin arrivera, Agathon voudra le placer à sa droite en qualité d’hôte d’honneur, ce qui donnera lieu à une mise au point socratique mi-ironique, mi-sérieuse sur la nature de la sagesse :
« - Ici, Socrate ! dit Agathon, installe-toi près de moi, afin que, à ton contact, je me régale, moi aussi, de la trouvaille de sagesse qui s’est offerte à toi sous le porche des voisins ! Car tu l’as faite, la chose est claire, cette trouvaille, et tu l’as avec toi ! Autrement tu n’aurais pas plus tôt quitté la place. - Quelle bonne affaire ce serait, Agathon, dit Socrate en s’asseyant, si la sagesse était chose de telle sorte que de celui de nous qui est plus plein elle coulât dans celui qui est plus vide, à condition que nous soyons en contact l’un avec l’autre : comme l’eau que contiennent les coupes coule, par le moyen du brin de laine, de celle qui est plus pleine dans celle qui est plus vide ! Si en effet il en est ainsi de la sagesse, je mets à très haut prix, en ce qui me concerne, l’honneur d’être assis sur ce lit à ton côté ; car, venant de toi, beaucoup de belle sagesse viendra, je crois, m’emplir ! La mienne en effet est une sagesse de rien du tout, ou, bien plus, une sagesse de qualité contestable, une manière de rêve ; tandis que la tienne est aussi brillante que riche de progrès ; elle qu’en vérité tu fis briller avec tant d’éclat dès ta jeunesse, et qui, avant-hier, s’est manifestée aux yeux de plus de trente mille d’entre les Grecs ! - Quel insolent tu fais, Socrate ! dit Agathon. Voilà un procès, concernant la sagesse, qu’un peu plus tard nous plaiderons, toi et moi ; et c’est Dyonisos qui nous servira de juge ! Mais, à présent, occupe-toi de souper ! » ( 175 cde)
C’est clair : malgré leurs protestations, aucun des deux ne croit que l’autre est sage. Mais l’important est dans l’opposition entre deux conceptions de la sagesse, l’une comme contenu transmissible par contact entre les deux contenants (par le fil de la parole par exemple), l’autre comme développement de soi-même.
Il va de soi que le jeune Agathon entourant Prodicos devait déjà s’imaginer avoir ainsi l’occasion de devenir sage. Il pensait sans doute aussi que le contact avec son amant, Pausanias, devait avoir cette fonction. D’ailleurs dans l’éloge que Pausanias fait de l’amour dans Le Banquet, il oppose clairement les amants vulgaires aux amants nobles : les premiers recherchent les très jeunes gens (garçons ou filles) pour les consommer sexuellement, les jetant l' un après l' autre; les seconds s’attachent à un jeune homme durablement et, à travers l’amour qu’ils lui portent toute leur vie, l’éduquent et le perfectionnent. Dans cette dernière relation, la sagesse comme contenu passe entre le premier contenant (l’amant actif) et le deuxième contenant (l’aimé passif) par la médiation de l’acte d’aimer, acte qui tire alors sa légitimité de la qualité des deux contenants et qui la perdrait si l’un des deux contenants n’était pas de qualité ( précisément si l’amant n’aimait que le corps de son aimé ou si l’aimé n’avait pas les qualités naturelles rendant possible, au fil de la vie commune, le développement de sa valeur ).
Agathon est donc légèrement moqué dans Le Banquet, même si l’occasion objective de cette beuverie en commun (symposium) est le fait qu’il a gagné en 416 le concours de tragédies. Mais la charge est bien douce, comparée à celle qu’ avant même les deux dialogues de Platon où il apparaît, Aristophane lui fait subir en 411 dans les Thesmophories où il incarne un homme si efféminé qu’Euripide, ayant besoin d’une femme pour le défendre auprès des femmes, fait appel à lui. A son apparition Mnésiloque, parent d’Euripide, s’écrie :
« Ah ça, est-ce que je suis aveugle ? Un homme ici ? je n’en vois pas, il n’y en a pas. C’est Cocodette (Victor Henri Debidour, le traducteur rabelaisien d’Aristophane, trouvant pertinent de moderniser ainsi le nom de Cyréné, courtisane notoire) que je vois ! » (Théâtre complet Livre de poche classique TI 1966 p. 216).
A part Agathon et Pausanias, Socrate mentionne aussi comme appartenant à la cour de Prodicos les deux Adimante « celui qui est le fils de Cèpis et celui qui est le fils de Leucolophide » (315 e). Mais aucun des deux n’a une importance significative.
Reste à préciser ce que leur disait Prodicos. Eh bien, là encore, Socrate le réduit à une voix mais ce n’est pas la voix à la façon d’Orphée que Socrate attribuait à Protagoras, voix audible pour les plus proches et toujours charmeuse en tout cas, même de loin. Au loin la voix de Prodicos, elle, est simplement confuse:
« De quoi s’entretenaient-ils ? De dehors (manière de dire que la pièce où il a dormi est si remplie de monde que Socrate ne peut entrer ), je ne pouvais, quant à moi, m’en rendre compte, quoique j’eusse le plus grand désir d’entendre Prodicos, lequel est en effet, selon moi, un savant achevé et un homme divin ! Mais il avait une voix si grave qu’il en résultait dans la pièce un bourdonnement, empêchant de distinguer les paroles qu’il prononçait. » (ibid.)
Aucun sens n’émanant de la bouche de Prodicos ne détournera ainsi le lecteur du sophiste central ici, Protagoras.

vendredi 7 septembre 2007

Protagoras de Platon (5): » Protagoras à travers le "Protagoras" de Platon (4): analyse d'une cour (aux deux sens du terme) (2)

Hippias, lui, est immobile et assis (“sur un trône » 315 c). C’est la figure la plus scolaire de l’allégeance, les disciples étant assis eux aussi (« sur des bancs »). La composition de son public est , semble-t-il, moins nombreuse ; elle est à coup sûr moins mêlée que celle de Protagoras : on y trouve en effet ou des Athéniens (certes Phèdre est originaire d’un bourg de l’Attique) ou certains de ses compatriotes d’Elis, comme si Hippias n’avait pas, lui, le talent de détacher de leur cité ceux qui l'écoutent. Les trois noms propres de disciples, cités par Socrate, n’ont rien d’anodin :
a) Eryximaque : dans le Phèdre, dialogue postérieur (source de la chronologie des dialogues in Monique Dixsaut Platon Vrin 2003), il sera identifié plus précisément : c’est un médecin. Le Banquet, lui aussi postérieur, lui attribuera des idées : prononçant le troisième discours sur l’amour, il applique à l’échelle de la réalité tout entière la distinction entre les deux Aphrodite faite antérieurement par Pausanias.
b) Phèdre de Myrrhinonte : le dialogue qui porte son nom le présente comme ayant passé toute une journée à méditer sur un discours de Lysias, le maître de rhétorique, portant sur l’amour. C’est alors l’occasion pour Socrate de le dépeindre comme le modèle même du disciple approbateur (ce qui se comprend d’autant mieux que l’on suit Luc Brisson qui opine dans son édition du Banquet GF Flammarion p.19 que le Phèdre du Phèdre , comme celui du Protagoras, doit avoir alors 18 ans, les élèves des sophistes ayant d'après lui entre 14 et 21 ans, en somme l'âge des élèves de Terminale...) :
« Le discours qu’il écoutait étant de Lysias, il ne s’est pas contenté de l’écouter une unique fois, mais à plusieurs reprises, il en a redemandé pour lui-même la lecture et l’autre ne s’est pas fait tirer l’oreille pour lui obéir ! Cela même, pourtant, ne lui suffisait pas ; mais à la fin, s’étant saisi du cahier, il étudiait les passages dont il avait le plus envie ; puis, las d’avoir fait ce travail et d’être resté assis depuis le matin, il partait pour sa promenade, avec le discours entièrement su (…) à moins qu’il ne fût par trop long, et sa course hors des Murs avait pour but de se bien le mettre dans la tête. » (228 ab)
On peut lire ce texte comme présentant différents degrés de la dépendance intellectuelle. Socrate compte d’ailleurs sur Phèdre pour lui réciter le discours en question dont il se présente comme d’habitude et ironiquement, on le sait, comme un fervent admirateur. Phèdre présente alors ce qui le distingue pour nous d’un des résistants de Fahrenheit 451 (Ray Bradbury 1963), je veux dire, l’imperfection de sa mémorisation :
« Socrate, il importe surtout que tu saches que le mot à mot au moins du discours, je ne le sais pas par cœur. Pour ce qui est toutefois de la pensée, chacune des différences établies par l’auteur entre qui aime et qui n’aime pas, sans exception, j’en analyserai l’essentiel, dans l’ordre, à commencer par le premier. » (228 d)
Ce qui permet d’accorder tout de même à Phèdre un minimum de distance critique vis-à-vis de ce qu’il a entendu, celle qui permet de distinguer l’essentiel du secondaire. Reste que Phèdre ne juge pas sa mémoire un gardien suffisant de la pensée de Lysias puisque, quelques lignes plus loin, Socrate découvrira qu’il cache dans sa main gauche sous son manteau le discours en question (dont il fera bientôt la lecture intégrale), Phèdre justifiant alors cette dissimulation par sa volonté d’exercer sa mémoire en reconstituant devant Socrate le contenu du discours (d’où une objection - certes discrète et présentée dans un développement vite lu car à première vue anecdotique – portant sur un danger possible de l’écriture, même si le texte écrit contribue à fixer une image mémorielle du discours).
En parfaite continuité avec ce que le dialogue qui porte son nom dit de lui, Le Banquet le présente encore comme dominé par son intérêt pour la question de l’amour. En effet c’est lui qui suggère aux convives de prendre l’amour comme thème de discussion et c’est aussi lui qui fera le premier discours (dont on peut dire d’ailleurs qu’il est un des plus pauvres). A première vue son enthousiasme pour la parole de Lysias l’aura fort médiocrement fécondé !
c) Andron : ce personnage réapparaît dans un dialogue contemporain ou légèrement ultérieur, le Gorgias. Socrate le présente alors comme appartenant au cercle de Calliclès, le sophiste le plus célèbre de l’œuvre de Platon (à propos duquel on ne sait d’ailleurs pas s’il est totalement fictif ou non). On pourrait présenter ce cercle comme un groupement anti-philosophique :
« Je vous ai entendus un jour délibérer sur le point de savoir jusqu’où l’on doit s’exercer à la philosophie, le genre d’opinion qui prévalut parmi vous ayant été, je le sais, celui-ci : qu’il ne faut point mettre son zèle à philosopher en toute rigueur ; vous vous exhortiez au contraire les uns les autres à prendre bien garde de ne pas, en devenant plus philosophes qu’il ne faut, finir par vous corrompre sans vous en apercevoir. » (487 cd)
On pourrait lire dans ce programme l’inverse exact de ce que sera le groupe d’amis philosophes dans la tradition épicurienne (qui s’exhorteront eux à rester intégralement philosophes).
Richard Goulet dans l’article qu’il consacre à Andron (Dictionnaire des philosophes antiques I p. 199) cite un passage de Dodds destiné à clarifier l’identité du groupe en question :
« The general picture which the evidence suggests is that of a group of ambitious young men, drawn from the jeunesse dorée of Athens, who have acquired just enough of the “new learning” to rid them of inconvenient moral scruples.” (Platon, Gorgias. A revised text with introduction and commentary, Oxford 1959, p. 282)
Il me semble que cet éclairage doit beaucoup à ce que Platon lui-même écrit dans La République à propos de l’enseignement de la philosophie quand il est transmis aux jeunes gens (il dissout la force des préjugés garde-fous sans pouvoir mettre à leur place des normes fondées).
Mais cette interprétation reste forcée si l’on prend sérieusement en compte l’objet de leur relation avec Hippias – à propos duquel on notera que, lui, il ne monologue pas - :
« Il était visible qu’ils étaient en train d’interroger Hippias sur la physique et sur certains problèmes astronomiques du domaine des hautes spéculations. Lui, assis sur son trône (Socrate le répétant pour la deuxième fois), rendait à chacun d’eux son arrêt et leur donnait des explications détaillées sur l’objet des questions qu’on lui avait posées. » (315 c)
La compétence d’Hippias est d’autant plus remarquable que Platon dans lun des deux dialogues homonymes (Hippias mineur 368b) nous a appris qu’il est venu une fois à Olympie en ne portant sur lui (vêtements, chaussures etc) que des produits de son propre art.

dimanche 2 septembre 2007

Protagoras à travers le "Protagoras" de Platon (3): analyse d'une cour (aux deux sens du terme) (1)

L'eunuque a dû ouvrir maintes fois la porte de la maison de Callias, son maître, car il y a foule dans la cour intérieure. Précisément trois maîtres sophistes, Protagoras, Hippias, Prodicos et leurs disciples respectifs. Tout ce monde se regroupe en trois ensembles, à la description desquels Platon consacre deux pages.
On peut y voir trois figures de l'allégeance.
Dans la première, le maître, en l'occurence Protagoras, va et vient sous les arcades de la cour. C'est lui qui occupe le plus d'espace, Hippias n'ayant à sa disposition qu'un des quatre portiques (certes c'est celui qui fait face à l'entrée) et Prodicos étant cantonné dans une pièce, ancienne réserve transformée dans l'urgence en chambre d'hôte.
Socrate prend soin de transmettre les noms de ceux qui constituent pour ainsi dire la garde rapprochée de Protagoras, donnant pour nous à son récit des airs de texte à clés (même si l'on sait que Platon commet en fait sans cesse des anachronismes). En effet les personnages mentionnés ne sont pas fictifs et ils font partie des Athéniens les plus en vue, par exemple Charmide, oncle de Platon ou les deux fils de Périclès. Un seul homme suit Protagoras afin de devenir comme lui, un sophiste professionnel: Antimoiros de Mendè. A ce propos, je juge digne d'intérêt de faire connaître quelques lignes de la très courte notice que Michel Narcy lui consacre dans le Dictionnaire des philosophes antiques (I p.215):
" A part la reprise de ce passage du Protagoras par Thémistius (Orat.XXIX 347d), on ne connaît pas d'autre mention d'Antimoiros.
Le philosophe pragmatiste F.C.S. Schiller a utilisé cette circonstance pour lui prêter deux dialogues imaginaires qui veulent être une présentation "non platonicienne" de la pensée de Protagoras (Studies in Humanism London 1906, trad. fr. par S. Jankélévitch, Etudes sur l'humanisme, Paris 1909, p.383-444)."
Il me semble que cette tentative de réhabilitation des sophistes précède de très loin celles qui ont menées à bien en France à travers entre autres les textes si différents de J.F. Lyotard ou de B. Cassin. En tout cas voilà deux dialogues fictifs qu'il me plairait de lire ! La relation entre la sophistique et le pragmatisme mérite d'ailleurs d'être clarifiée.
La présence d'un élève qui vise le statut de futur maître permet de différencier dans l'ensemble des disciples deux groupes: ceux qui apprennent donc ainsi une profession et ceux qui, en hommes libres parfaits, ne visent ainsi qu'a perfectionner leur éducation. Socrate a explicité cette distinction en conduisant Hippocrate à se ranger dans le camp de ceux qui n'attendent aucun bénéfice matériel de l'enseignement des sophistes. Après avoir pris l'exemple de ceux qui suivent les enseignements des médecins et des sculpteurs, Socrate interroge Hippocrate sur le but qu'il vise en cherchant à rencontrer Protagoras:
" "- Et si, en plus, on te posait cette question: mais, pour quoi devenir toi-même (on le sait, par endroits, la traduction de Robin est à la limite de l'incorrection), vas-tu trouver Protagoras ? " Je le vis rougir, car déjà le jour commençait un peu à paraître et me permettait de m'en apercevoir: "Si ce cas, dit-il, est pareil aux précédents, il est clair que c'est pour devenir sophiste ? - Mais toi, au nom des Dieux, m'écriai-je, tu ne serais pas honteux de te présenter aux Grecs comme un sophiste ? - Oui, par Zeus, Socrate, si toutefois il faut en dire ma pensée ! - Supposes-tu donc plutôt Hippocrate, que telle ne sera pas ton instruction auprès de Protagoras, mais qu'elle sera tout pareille à celle que tu as reçue du maître de grammaire, du maître de cythare, du maître de gymnase ? Ce n'est pas en effet en vue de l'art même qu'elles constituent, que tu as appris chacune de ces choses et comme si tu devais être un professionnel de cet art, ainsi en vue de ton éducation, comme il convient que le fasse celui qui n'est pas un spécialiste et qui est un homme libre ! "" (312 ab)
Mais revenons au cortège. On peut le décomposer en deux vagues, si on peut dire: derrière ceux qui reçoivent tous un nom propre plutôt prestigieux viennent les anonymes, caractérisés par quatre traits: d'abord, fort compréhensiblement, ils entendent mal; ensuite c'est la voix séduisante qui les a attirés et ne cesse de les agréger; puis ce sont des étrangers et pour finir ils appartiennent à des cités différentes (nomades et ne s'accordant ni entre eux ni avec celui qui au moins physiquement les unit, ils pourraient symboliser comme une anti-polis...).
Reste que Socrate leur donne tout de même l'unité d'un choeur, ce qui peut se comprendre par le fait qu'ils accompagnent l'action du personnage principal même s'ils n'émettent aucun son.
Cruellement (?), Socrate relève que quelques Athéniens se mêlent tout de même à cette majorité d'étrangers.
Pour terminer, il vaut d'être noté que dans son déplacement Protagoras ne fait jamais face à quiconque, comme si sa marche était destinée à donner l'image spatiale d'un monologue jamais interrompu:
" Quant à moi, la vue de ce choeur me causa une joie extrême, par les merveilleuses précautions qu'on y prenait pour ne jamais gêner la marche de Protagoras en se trouvant par-devant lui, mais au contraire, dès qu'il faisait demi-tour, et, avec lui, ceux qui l'accompagnaient, c'était par une belle manoeuvre, bien réglée, que ces infortunés auditeurs se séparaient sur un côté et sur l'autre, puis en exécutant leur évolution circulaire, prenaient chaque fois, avec la plus grande élégance, leur place à l'arrière." (315 b)
Ce n'est plus du Platon, c'est du Molière !
Metteurs en scène, à vos fourneaux !

samedi 1 septembre 2007

Protagoras à travers le "Protagoras" de Platon (2): un eunuque plus clairvoyant qu'Aristophane !

Socrate n'entre pas facilement dans les lieux où il va être question de la vérité. Ainsi, dans le Banquet, parti chez Agathon en compagnie d'Aristodème, il marche d'abord si pensivement qu'il se laisse distancer par son ami puis reste à méditer longuement sous le porche du voisin pour finir par ne rejoindre les convives qu'au milieu du souper. Ici c'est le vestibule de la maison de Callias, dans laquelle loge Protagoras, qui est le lieu de réflexion, et d'une réflexion partagée cette fois avec Hippocrate. On en ignore le sujet mais ce qui compte au fond, c'est le succès de Socrate à détourner Hippocrate de son emballement en faveur du sophiste en lui faisant suivre les règles d'une argumentation commune (il y aurait à écrire ce petit dialogue socratique dont Platon se contente seulement de désigner l'existence...):
"Quand nous fûmes arrivés dans le vestibule, nous nous y arrêtâmes à parler d'une question qui, en cours de route, nous était venue à l'esprit et que nous ne voulions pas laisser en suspens, mais liquider avant de pénétrer à l'intérieur. Donc, nous étions arrêtés à causer dans le vestibule, jusqu'au moment où nous fûmes d'accord l'un avec l'autre." (314 c)
Après avoir pris leur temps, les deux hommes ont un contretemps occasionné par un esclave. Pour être exact, c'est la deuxième fois qu'un esclave se met dans les jambes des hommes libres. La veille déjà, Satyros avait fait courir son maître Hippocrate loin d'Athènes, vers Oenoê, pour avoir voulu s'enfuir. Désormais c'est un esclave accomplissant sa fonction qui retarde: il s'agit d'un eunuque qui garde la maison de Callias et qui veut leur en interdire l'entrée. Ayant entendu l'échange entre Socrate et Hippocrate et les prenant pour des sophistes, il leur ferme la porte au nez, désireux d'épargner à son maître plus d'embêtements. Mais Socrate le disculpe curieusement: la fausse identification n'est pas expliquée par l'ignorance de l'esclave mais par sa mauvaise humeur, laquelle n'a rien d'étonnant vu la quantité de sophistes hébergés par son maître. Il eût suffi que les deux hommes aient été bel et bien des sophistes pour que le geste de l'esclave eût une authentique dimension philosophique ! D'ailleurs c'est en lui répétant qu'ils ne sont pas des sophistes qu'il consent à les laisser entrer. Finalement, à son niveau, il sait trier le bon grain de l'ivraie...

vendredi 31 août 2007

Protagoras à travers le " Protagoras " de Platon (1)

Le Protagoras de Platon commence de manière tout à fait conforme à ce qu'apprend le Banquet, soutenant en effet que le plus beau des corps vaut moins qu'une belle connaissance.
Cette thèse est mise en scène plaisamment de la manière suivante: Socrate rencontre un ami dont les premiers mots sont pour dire que c'est sans doute à la poursuite d'Alcibiade que Socrate vient de s'affairer (sur ce point, il y a, il est vrai, une différence notable avec le Banquet qui présente clairement Socrate comme le gibier, jamais capturé, d'Alcibiade et non, comme ici, l'inverse).
A première vue, Socrate confirme le stéréotype de son ami (" De vrai, c'est bien d'auprès de lui que j'arrive à l'instant" 309 b trad. Robin) mais déçoit tout de même son attente en ajoutant: " malgré sa présence, je ne faisais point attention à lui, souvent je l'oubliais !". En effet, bien qu'étranger, un homme a éclipsé le noble autochtone: il s'agit bien sûr de Protagoras que Socrate présente alors ironiquement comme le plus savant de ses contemporains. Reste que, si Protagoras n'a que le prestige immérité du savoir vrai, la thèse que Socrate introduit à l'occasion est, elle, vraiment platonicienne:
" Comment, bienheureux ami, le comble du savoir n'apparaîtrait-il pas d'une plus grande beauté !".
Socrate fait alors à son ami le récit de sa rencontre avec Protagoras. Elle est précédée de la venue dès l'aube au domicile de Socrate d'un certain Hippocrate. Ce jeune homme symbolise par sa précipitation matinale l'enthousiasme irrationnel que déclenche la venue à Athènes du sophiste. Socrate manifeste déjà son indépendance par rapport au fait en refusant d'être celui à qui on apprend la nouvelle:
" - Protagoras est ici ! s'écria-t-il en se mettant contre moi.
- Il y est depuis avant hier, repartis-je; ne fais-tu que l'apprendre ?
- De par les Dieux ! dit-il, d'hier soir ! " (310 ab)
Au fond ce n'est pas sûr que Socrate ait factuellement raison, Hippocrate affirmant un peu plus loin que c'est son frère qui tard déjà, la veille au soir, lui a appris la nouvelle de l'arrivée du sophiste mais il illustre tout de même bien ainsi la figure de celui " auquel on ne la fait pas ". Ne pas s'être dérangé alors que le grand homme est censé être là depuis déjà deux jours peut être ainsi lu comme la manifestation comportementale de la distance, de la distinction qui caractérise le philosophe authentique dans sa relation avec le sophiste.
Ce qui est confirmé par ce que Socrate répond quand Hippocrate lui propose d'aller surprendre Protagoras quasi au saut du lit:
" N'allons pas encore là-bas, mon bon ! répliquai-je, car il est de bien bonne heure. Levons-nous plutôt pour nous rendre dans la cour, et employons notre temps à y circuler jusqu'à ce qu'il y fasse jour; mettons-nous ensuite en route: Protagoras, vois- tu, passe à la maison la plus grande partie de son temps. Sois donc sans crainte: vraisemblablement nous le surprendrons à la maison ! " (311a)
On présente souvent les sophistes comme allant de ville en ville chercher leur clientèle, ces dernières lignes ne démentent pas l'idée mais laissent peut-être penser que dans leur nomadisme ils se fixent quand même pour un temps, comme si la maison était la métaphore de la fixité de leur savoir.
En tout cas le temps passé dans la cour n'est pas perdu car il permet à Socrate de percer à jour l'absence de fondement de l'enthousiasme hippocratique, ce que reconnaît le jeune homme, à l'instar de la plupart des victimes des enquêtes socratiques:
" - Visiblement tu n'as aucune connaissance sur la sorte de chose que peut bien être un sophiste !
- C'est probable, Socrate, dit-il après m'avoir écouté, probable d'après ce que tu dis ! " (313 c)
Socrate donne alors une définition du sophiste:
" (...) un homme qui fait commerce, en gros ou en détail, des marchandises desquelles une âme tire sa nourriture. "
Une fois les marchandises identifiées à des connaissances, Socrate établit la comparaison suivante: de même qu'un marchand de nourritures peut vendre des produits en fait nocifs pour le corps , de même un sophiste peut vendre des connaissances dommageables pour l'esprit. Dans les deux cas il convient de faire appel aux hommes éclairés (précisément les médecins quant au corps et les médecins quant à l'âme) pour savoir ce qu'il en est de la valeur des marchandises à acheter. Mais, comme Socrate veut convaincre Hippocrate du degré supérieur de nocivité que représente le sophiste, il ajoute:
" Les aliments, les boissons, quand on en a fait l'acquisition chez le détaillant ou chez le grossiste, il est possible de les emporter chez soi dans des récipients autres que notre corps, et, avant de leur donner accueil en celui-ci par le boire ou le manger, il est possible, une fois qu'on les a déposés dans le logis, de consulter l'expert que l'on aura appelé, pour savoir ce qu'il y a lieu, ou non, de manger ou de boire, et en quelle quantité, et en quel temps; aussi ne court-on pas grand risque à en faire acquisition ! Or, quand il s'agit de connaissances, il n'est pas possible de les emporter dans un récipient à part; mais forcément, une fois les honoraires versés, cette connaissance, on s'en va avec elle dans l'âme, imbu par elle, que ce soit pour notre dommage ou notre intérêt. !" (314 ab)
Platon soulève ici un problème intéressant qu'on peut formuler ainsi: peut-on apprendre quelque chose sans y croire ? La thèse platonicienne à ce propos semble être qu' apprendre implique croire (d'où la dangerosité de l'enseignement du faux). L'identification de la connaissance à un aliment est sur ce point totale: de même qu'ingérer un aliment modifie nécessairement le corps (dans le sens de la santé ou de la maladie), apprendre une connaissance modifie nécessairement l'esprit (dans le même sens).
Descartes a formulé de manière moins radicale la même thèse: si on est enfant, alors on croit nécessairement à ce qu'on apprend. En revanche si on dispose de la raison, apprendre n'implique pas croire: "j'apprends cela mais je n'y crois pas" devient un énoncé sensé. A voir: ne devrais-je pas dire plutôt: "on veut m'apprendre cela mais je n'y crois pas" ? Le processus de l'apprentissage n'implique-t-il pas en effet nécessairement la croyance ? Comment apprendre quoi que ce soit de qui que ce soit si on ne croit pas à ce qu'on nous dit ?
Il faut peut-être distinguer une croyance provisoire d'une croyance définitive. Il a fallu que je croie provisoirement dans la vérité du contenu transmis pour qu'à la fin je puisse (définitivement ou non) rejeter la croyance en question. Platon aurait alors en partie raison d'identifier essentiellement apprendre à croire.

samedi 11 août 2007

Digressions estivales (4) : Anatole France "Sur le scepticisme" (in "La vie littéraire" Paris 1931)

Dans un des articles qu'il écrivait pour Le temps, Anatole France rapporte les propos d'un certain abbé L*** qui, dans la tradition de l'Apologie de Sebon de Montaigne, avait fait l' éloge de Pyrrhon et du scepticisme en vue de mettre le christianisme à l'abri des attaques de la raison puis ajoute:
" Hélas ! L'abbé L***, qui mourut curé d'un petit village de la Brie, repose maintenant dans un cimetière inculte et fleuri, à l'ombre d'une svelte église du treizième siècle. La pierre qui couvre ses restes porte cette inscription en témoignage d'une foi vive: Speravit anima mea. En lisant ces mots, je songeai à l'épitaphe en forme de dialogue qu'un spirituel Grec de Byzance composa pour Pyrrhon: "Es-tu mort, Pyrrhon ? - Je ne sais." (p.113)
L'épitaphe du curé sceptique ("mon âme a espéré"), traduisant le remplacement du savoir par l'espoir, est claire mais celle inventée pour Pyrrhon est plus énigmatique.
On l'interprète différemment selon qu'on voit en elle ou une remémoration d'une parole effectivement formulée par Pyrrhon de son vivant, du moins susceptible d'avoir été dite par lui, ou l'imagination d'une parole que Pyrrhon, bel et bien mort, pourrait proférer.
Dans la première hypothèse, le dialogue pourrait se poursuivre ( "Mais sais-tu que tu ne sais pas ?") selon la voie sceptiquement orthodoxe ( "Je ne sais") ou à la manière socratico-cartésienne ("Certes je sais au moins que je ne sais pas !").
Dans la seconde hypothèse, l'affirmation par Pyrrhon, physiquement mort, de son doute exprimerait de manière éclatante l'insuffisance du scepticisme au sens où Pyrrhon ignorerait et le fait de sa mort et celui de l'immortalité de son âme.
Anatole France poursuit en présentant des témoignages de l'insensibilité de Pyrrhon puis raconte cette anecdote:
"Laissez-moi vous redire, à ce sujet, ce qu'un disciple de La Mettrie dit un jour à la belle mistress Elliott, que les patriotes de Versailles avaient mise en prison comme aristocrate. Le geôlier donna pour compagnon de chambre à la jeune Ecossaise un vieux médecin de Ville-d'Avray, fort entêté de matérialisme et d'athéisme.
Il pleurait. Les larmes délayaient la poussière dont ses joues étaient couvertes, et le visage du pauvre philosophe en était tout barbouillé.
Madame Elliott prit une éponge, dont elle lava son compagnon en lui murmurant des paroles consolantes:
- Monsieur, lui dit-elle, il est croyable que nous allons mourir tous deux. Mais d'où vient que vous êtes triste quand je suis gaie ? Perdez-vous plus que moi en perdant la vie ?
- Madame, lui répondit-il, vous êtes jeune, vous êtes riche, vous êtes saine et belle, et vous perdez beaucoup en perdant la vie; mais, comme vous êtes incapable de réflexion, vous ne savez pas ce que vous perdez. Pour moi, je suis pauvre, je suis vieux, je suis malade; et m'ôter la vie, c'est m'ôter peu de chose; mais je suis philosophe et physicien: j'ai la notion de l'existence, que vous n'avez point; et je sais exactement ce que je perds. Voilà, madame, d'où vient que je suis triste quand vous êtes gaie.
Ce vieux médecin de Ville-d'Avray était bien moins sage que Pyrrhon, mais il était plus touchant. Et, en vérité, ses larmes, encore qu'un peu trop imbéciles, sont plus humaines que l'insensibilité vertueuse du sage d'Elis." (p.116-117)
A noter que dans la hiérarchie qu'Anatole France fait des points de vue sur la mort ( à l'avantage, relativement à la sagesse, de Pyrrhon), il ne lui est pas venu à l'esprit de prendre au sérieux ce que dit la jeune femme, jugée seulement capable de consoler.

vendredi 3 août 2007

Digressions estivales (3): à la lumière de Chamfort ("Maximes et pensées" Folio classique), dix réflexions sur la philosophie antique

1) "L'homme peut aspirer à la vertu; il ne peut raisonnablement prétendre de trouver la vérité." (342)
Une telle dissociation entre la vérité et la vertu est impensable en termes de philosophie antique (par exemple platonicienne); la possession de la vérité, si elle n' est pas la condition suffisante (je pense à l'akrasia aristotélicienne: voir le meilleur et faire le pire), est la condition nécessaire de la vertu. Resterait à savoir ce qu'il en est de la philosophie sceptique: peut-on identifier l'impossibilité logique d'affirmer la vérité à une thèse vraie sur le caractère nécessaire de l'ignorance de la vérité ?
Mais comment accéder à la vertu si ce n'est par la médiation de la connaissance vraie ?
Par exemple, être vertueux reviendra à se conduire d'une certaine manière; pour devenir vertueux, il suffira alors d'apprendre à se conduire selon des règles ou en imitant des hommes déjà vertueux.
Mais alors ne pourra-t-on pas qualifier la connaissance de ces règles (incarnées ou non dans dans des conduites) de connaissance vraie ?
2) "M..., vrai pédant grec, à qui un fait moderne rappelle un trait d'antiquité. Vous lui parlez de l'abbé Terray, il vous cite Aristide, contrôleur général des Athéniens." (606)
Une question est de savoir si un tel rapprochement est soutenable. A ce sujet, deux positions radicales s'affrontent: la croyance dans une nature humaine immuable et celle dans une singularité irréductible des cultures.
Si la première était vraie, les événements historiques ne seraient que des expressions accidentelles d'une essence humaine, le temps d'une vie suffisant peut-être à un observateur perspicace à connaître ce qu'il en est de l'Homme; si on privilégiait la seconde, la connaissance historique serait impossible car on ne pourrait jamais comprendre les raisons des hommes du passé, condamnés qu'on serait à un ethnocentrisme indépassable (en toute rigueur il est incohérent de soutenir un tel historicisme et d'en donner une explication vraie).
Cette position est transposable au niveau de la relation moi/autrui: autrui est pensable soit comme un être identique à celui que je suis fondamentalement, soit comme un étranger radicalement autre. Deux conséquences antithétiques:
- en me connaissant, plus précisément en connaissant mon essence humaine, je connais l'humanité entière.
- en me connaissant, je ne connais personne d'autre que moi.
3) "M... me disait: "Je me suis réduit à trouver tous mes plaisirs en moi-même, c'est-à dire dans le seul exercice de mon intelligence. La nature a mis dans le cerveau de l'homme une petite glande appelée cervelet, laquelle fait office d'un miroir; on se représente, tant bien que mal, en petit et en grand, en gros et en détail tous les objets de l'univers et même les produits de sa propre pensée. C'est une lanterne magique dont l'homme est propriétaire et devant laquelle se passent des scènes où il est acteur et spectateur. C'est là proprement l'homme; là se borne son empire. Tout le reste lui est étranger." (609)
Il y a un côté stoïcien dans ce passage: la maîtrise de mes représentations m'appartient.
Mais, du moins selon la version d' Epictète, m'appartiennent aussi la maîtrise de mes actions et celle de mes désirs.
En plus la représentation compréhensive (phantasia kataleptike) donne accès à la réalité; en revanche la métaphore de la lanterne magique suggère que la représentation n'est au mieux qu'une image conforme; je ne verrais jamais, disons, le soleil mais j'aurais au mieux une image du soleil qui lui ressemble vraiment (mais dans ces conditions, comment puis-je donc savoir que la représentation en question est bien conforme au Soleil ?)
4) "Un homme était en deuil, de la tête aux pieds: grandes pleureuses, perruque noire, figure allongée. Un de ses amis l'aborde tristement: "Eh ! Bon Dieu ! qui est-ce donc que vous avez perdu ? - Moi, dit-il, je n'ai rien perdu: c'est que je suis veuf." (631)
C'est clair: le deuil n'est pour cet homme qu'une modification sociale, pas une modification psychologique.
Faut-il voir en lui le stoïcien parfait ? Pensons au passage d'Epictète sur la mort de l'épouse: je n'ai pas perdu ma femme, je l'ai rendue.
En réalité ici l'homme en deuil est insensible à la perte. Or, être stoïcien, c'est surmonter la perte en la voyant comme restitution. L'amour conjugal existe bien; certes ce n'est pas une passion mais un désir réfléchi.
4) " Le comte de Mirabeau, très laid de figure, mais plein d'esprit, ayant été mis en cause pour un prétendu rapt de séduction, fut lui-même son avocat. "Messieurs, dit-il, je suis accusé de séduction; pour toute réponse et pour toute défense, je demande que mon portrait soit mis au greffe." Le commissaire n'entendait pas: "Bête, dit le juge, regarde donc la figure de monsieur !" (647)
Cratès le cynique, se déshabillant devant Hipparchia, affirmait une ligne de conduite: "je ne cache rien", niant par là-même la distinction public / privé et avouant sa pure et simple humanité: "je ne suis qu'un homme parmi tant d'autres".
Pour Mirabeau ("je ne suis qu'un homme laid.") , ce n'est qu'un mode de défense conjecturel. En plus c'est la copie qui est montrée et non l'original.
Dans les deux cas pourtant, un point commun: on exhibe ce que l'on cherche ordinairement à masquer. Cratès: un moyen de séduire.
Mirabeau: une justification de l'incapacité de séduire.
S'il y avait eu une vraie cynique au tribunal, Mirabeau aurait peut-être séduit, bien malgré lui...
5) "Ne me vantez point le caractère de N...: c'est un homme dur, inébranlable, appuyé sur une philosophie froide, comme une statue de bronze sur du marbre." (652)
N. à son tour serait-il le stoïcien fait homme ?
Devenir stoïcien, c'est plutôt devenir bronze au contact du marbre (le marbre = la réalité nécessaire; devenir bronze = parvenir à l'apatheia). L'homme ordinaire serait, lui, brisé par le marbre.
N. est un homme froid qui rationalise son comportement en le justifiant par des maximes stoïciennes.
6) "L'abbé de Molières était un homme simple et pauvre, étranger à tout, hors à ses travaux sur le système de Descartes (le système cartésien en tant qu'éthique ne commande en rien un tel détachement); il n'avait point de valet et travaillait dans son lit, faute de bois, sa culotte sur sa tête par-dessus son bonnet, les deux côtés pendant à droite et à gauche (un portait-type du cartésien au 18ème ?). Un matin il entend frapper à sa porte: "Qui va là ?" - Ouvrez..." Il tire un cordon et la porte s'ouvre (ce religieux a étudié la mécanique...). L'abbé de Molières, ne regardant point: "Qui êtes-vous ? - Donnez-moi de l'argent. - De l'argent ? - Oui, de l'argent. - Ah ! J'entends, vous êtes un voleur ? - Voleur ou non, il me faut de l'argent (si le philosophe se résigne au statut de volé, le cambrioleur rechigne, lui, à s'identifier à son rôle; il a pourtant une victime qui facilite l'identification au bourreau...) - Vraiment oui, il vous en faut: eh bien ! cherchez là-dedans..." Il tend le cou, et présente un des côtés de la culotte; le voleur fouille (ou comment, en faisant la victime, ne pas en être tout à fait une...): "Eh bien ! il n'y a point d'argent. - Vraiment non, mais il y a ma clé. - Eh bien, cette clé... - Cette clé, prenez-la. - Je la tiens. - Allez-vous en à ce secrétaire; ouvrez... (ou comment agir en pâtissant.). Le voleur met la clé à un autre tiroir. "Laissez donc: ne dérangez pas: ce sont mes papiers. Ventrebleu finirez-vous ? ce sont mes papiers. à l'autre tiroir, vous trouverez de l'argent. - Le voilà. - Eh bien prenez. Fermez donc la porte. Morbleu ! Il laisse la porte ouverte !... Quel chien de voleur ! Il faut que je me lève par le froid qu'il fait ! Maudit voleur ! (ce qui est intolérable, ce n'est pas le vol, mais l'insoumission du voleur...) L'abbé saute en pied, va fermer la porte, et revint se remettre à son travail." (688)
7) " On annonça, dans une maison où soupait Mme d'Egmont, un homme qui s'appelait Duguesclin. A ce nom son imagination s'allume (bonne illustration de ce qu'est l'imagination au sens pascalien); elle fait mettre cet homme à table à côté d'elle, lui fait mille politesses et enfin lui offre du plat qu'elle vait devant elle. C'étaient des truffes. "Madame, répond le sot, il n'en faut pas à côté de vous." A ce ton, dit-elle en contant cette histoire, j'eus grand regret à mes honnêtetés. Je fis comme ce dauphin qui, dans le naufrage d'un vaisseau, crut sauver un homme et le rejeta dans la mer en voyant que c'était un singe.(avec l'humanisation du singe et l'animalisation de l'homme, la comparaison a perdu de sa force didactique)" (823)
8) "Un philosophe à qui l'on reprochait son extrême amour pour la retraite, répondit: "Dans le monde tout tend à me faire descendre, dans la solitude tout tend à me faire monter." (828)
Ce philosophe n'est ni un stoïcien (dans le monde ce dernier reste stable), ni un épicurien (qui, s'il fuit le monde, a son monde peuplé d'amis), ni un cynique (il a besoin du monde pour faire ses démonstrations et pire ce dernier est, meilleures elles sont). C'est plutôt un bien fragile ascète.
9) "Quand Mme de F... a dit joliment une chose bien pensée, elle croit avoir tout fait; de façon que, si une de ses amies faisait à sa place ce qu'elle a dit qu'il fallait faire, cela ferait à elles deux une philosophie. M. de ... disait d'elle: que quand elle a dit une jolie chose sur l'émétique, elle est toute surprise de n'être point purgée." (1000)
La philosophie comme théorie et pratique à la fois, à l'image de ce que pour Pierre Hadot la philosophie antique était vraiment. Etre philosophe revient donc à avoir ces deux femmes en soi.
10) " On demandait à M... pourquoi la nature avait rendu l'amour indépendant de notre raison. C'est, dit-il, parce que la nature ne songe qu'au maintien de l'espèce, et, pour la perpétuer, elle n'a que faire de notre sottise. Qu'étant ivre, je m'adresse à une servante de cabaret ou à une fille, le but de la nature peut être aussi bien rempli que si j'eusse obtenu Clarisse après deux ans de soins; au lieu que ma raison me sauverait de la servante, de la fille et de Clarisse peut-être. A ne consulter que la raison, quel est l'homme qui voudrait être père et se préparer tant de soucis pour un long avenir ? Quelle femme pour une épilepsie de quelques minutes, se donnerait une maladie pour une année entière ? La nature, en nous dérobant à notre raison, assure mieux son empire et voilà pourquoi elle a mis de niveau sur ce point Zénobie et sa fille de basse-cour, Marc-Aurèle et son palefrenier." (1053)
Chamfort ne croit donc pas dans le projet stoïcien de maîtriser ses passions: il y a comme un kantisme pessimiste dans ces lignes (kantisme parce que dualité nature / raison et pessimisme parce que la raison perd à tout coup). A noter: ce n'est pas le plaisir dans la sexualité qui est déraisonnable mais la reproduction.

Commentaires

1. Le lundi 6 août 2007, 23:38 par Nicotinamide
1/ Spontanément j’opposerai : les Cyniques et les pyrrhonniques
2/ « Du commencement à la fin c’est la répétition du même drame, avec d’autres personnages et sous des costumes différents. (…) celui qui a lu Hérodote a assez étudié d’histoire pour en faire la philosophie, car il y trouve déjà tout ce qui constitue l’histoire postérieure du monde »
Schopi (le monde comme… III 38)
Thucydide au début de son histoire reprend la même idée.
« Qui a vu le présent a tout vu » (Manuel épictète ?)
3/
La représentation « compréhensive » dénude la réalité, il s’agit pour le philosophe stoicien de n’accepter aucune image qui ne soit « objective ». Par exemple, les fantaisies objectives (phantasia kataléptiké) de Marc Aurèle : « L’amour ? « Secouer une femme par le bassin, voir se cailler la cellulite et raconter des rêves pisseux entre deux frottements de ventre... » (VI 13)
Ainsi, je chipote, mais je ne dirai pas que le stoicien « maîtrise » ses représentations « adéquates » (Rectitude du discours intérieur face aux images tâchées de jugements de valeur.) D’ailleurs le philosophe stoicien peut chier dans son froc, tant qu’il n’y donne pas son assentiment. (cf Aulu Gelle XIX, 1, 14)
4/ « ce qui trouble les hommes ce ne sont pas les choses mais leurs jugements sur les choses ». Epictète, Manuel, §5
4/ La maxime se rapporte à une affaire judiciaire. Ainsi je rapprocherai aussi l’anecdote d’un trait cynique en relation avec une affaire judiciaire. Celle(s) où le cynique prend des coups et exhibe les hématomes pour obtenir gain de cause (DL VI-33 VI-89). La peau marbrée par les coups et la gueule grotesque de Mirabeau font figures de preuves…
8/
« Si l’homme ne savait conférer un délire voluptueux à la solitude – depuis longtemps, l’obscurité aurait pris feu (…) Ce n’est point par extravagance, ni par cynisme, que Diogène se promène avec une lanterne en plein jour, pour trouver un homme. Nous savons trop bien que dans la solitude. » (Cioran p. 352 du quarto)
« Le cynisme de l’extrême solitude est un calvaire qu’atténue l’insolence. » (p. 756)
10/
« Ne cherche pas à ce qui arrive, arrive comme tu le veux, mais veuille que ce qui arrive, arrive comme il arrive, et tu seras heureux. » Manuel
Suivre la Nature…
N’est-ce pas ? Métaphysique de l’amour à la Schopenhauer ?
Par contre, je trouve l’exemple de Marc-Aurèle plutôt mal choisi. En effet, si l’on s’en tient au livre I des pensées, il avoue ne pas avoir touché à Benedicta et Théodote. Pour ce qui est de sa femme, Faustine… 13 gosses qui ne sont sans doute pas tous de sa semence qu’il endura avec la joie du stoïcisme qu’on lui connait.
2. Le samedi 11 août 2007, 16:09 par philalèthe
1) d'accord, en incluant les sceptiques dans les dogmatiques ( à l'égal des épicuriens et des stoïciens, entre autres ).
2) d'accord. La citation que vous apportez est en fait de Marc-Aurèle (VI 37):
" quand on voit ce qui est maintenant, on a tout vu, et ce qui s'est passé depuis l'éternité, et ce qui se passera jusqu'à l'infini; car tout est pareil en gros et en détail." (trad. de Bréhier)
3) votre traduction de VI 13 est une belle infidèle à la manière cynique ! Bréhier (1962) est moins drôle:
" à propos de l'accouplement, un frottement de ventre et l'éjaculation d'un liquide gluant accompagné d'un spasme."
Meunier (1964) avait choisi:
" de l'accouplement, qu'il est le frottement d'un boyau et l'éjaculation avec un certain spasme, d'un peu de morve."
Hadot (1992) :
" et à propos de l'union des sexes: " C'est un frottement de ventre avec éjaculation, dans un spasme, d'un liquide gluant."
Ceci dit, votre chipotage est sensé: en tant que l'âme a une représentation (phantasia), elle est passive, mais en tant que cette représentation est compréhensive, elle s'accompagne d'un discours intérieur qui manifeste l'activité de l'esprit ( sur ce point, Hadot est très clair in "Introduction aux "Pensées" de Marc-Aurèle" Livre de poche p. 174-175)
Quant à la défécation involontaire, comme d'habitude, vous forcez le trait ! Je lis seulement dans la traduction qu'en donne Hadot:
" (...) Lorsqu'un son terrifiant se fait entendre provenant du ciel ou d'un éboulement ou annonciateur de je ne sais quel danger, ou si quelque autre chose de ce genre se produit, il est nécessaire que l'âme du sage, elle aussi, soit quelque peu émue et serrée et terrifiée, non pas qu'il juge qu'il y a là quelque mal, mais en vertu de mouvements rapides et involontaires, qui devancent la tâche propre de l'esprit et de la raison."
4) Rappel intéressant, à cette différence près que Diogène et Cratès accusent alors que Mirabeau se disculpe.
8) Je ne pense pas qu'il y ait dans le cynisme antique l'expérience de la solitude comme souffrance. La lecture de Cioran me paraît tourner l'anecdote dans un sens psychologiste. Que Diogène soit seul (sage), est un fait qui accuse tous les autres sans s'accompagner d'une douleur du solitaire. Merci en tout cas de m'avoir fait connaître ces lignes de Cioran.
10) Si l'on suit la Métaphysique de l'amour, il me semble que si le narrateur s'accouple avec une servante de cabaret, cela correspond à un tout autre but de la Nature que s'il attend des années pour féconder Clarisse, le désir ayant une raison métaphysique que celui qui désire ne connaît pas (j'ai bien dit: raison métaphysique et non raison psychanalytique, il en va d'ailleurs de la finalité du Tout à n'importe quel frottement de ventres).
Quant à Marc-Aurèle, certes il n'a touché ni à Théodote ni à Benedicta (sans doute des esclaves selon la note de Goldschmidt in Pléiade), mais il a eu quand même assez d'enfants pour donner prise à l'interprétation de Chamfort.
Pour terminer, je maintiens l'idée que la référence à la nature est ici plus proche de Kant que de Schopenhauer, à cause de l'opposition entre les bonnes raisons de la raison et le fait brut du désir naturel.

mercredi 11 juillet 2007

Digressions estivales (2): le philosophe comme ennemi public ?

" Peu de personnes peuvent aimer un philosophe. C'est presque un ennemi public qu'un homme qui, dans les différentes prétentions des hommes, et dans le mensonge des choses, dit à chaque homme et à chaque chose: " je ne te prends que pour ce que tu es; je ne t'apprécie que ce que tu vaux." Et ce n'est pas une petite entreprise de se faire aimer et estimer avec l'annonce de ce ferme propos." (254)
Chamfort n'a pas renoncé à l'ambition de dire ce qu'il en est vraiment de la valeur et ceci une fois pour toutes. C'est encore la même contradiction qui est pointée: le respect des codes et des usages sociaux n'est pas légitimable du point de vue de la philosophie.
Le stoïcien quant à lui ne court pas le risque de devenir un ennemi public; il maîtrise les jeux de langage qui correspondent aux divers rôles qu'il doit jouer. A la limite, " stoïcien courtisan" n'est pas une contradiction dans les termes, "cynique courtisan" l'est en revanche. Au fond ce sont les disciples de Diogène de Sinope qui sont visés par cette maxime.
Classiquement ( dans la logique de Lucrèce De natura rerum livre IV), Chamfort met aussi en relief l'incompatibilité essentielle entre aimer et philosopher :
" On dit communément: "la plus belle femme ne peut donner que ce qu'elle a"; ce qui est faux: elle donne précisément ce qu'on croit recevoir, puisqu'en ce genre c'est l'imagination qui fait le prix de ce qu'on reçoit." (383)
Ce faisant, le proverbe que Chamfort dénonce ici, c'est le jugement le plus abouti que pourrait formuler un stoïcien sur la femme en question, à laquelle il pourrait dire:
" Je ne te prends que pour ce que tu es, tu ne peux donner que ce que tu as."
Aucun doute sur la capacité à établir une ligne de partage claire entre les propriétés réelles et les propriétés imaginaires...

Commentaires

1. Le lundi 6 août 2007, 21:43 par Nicotinamide
"Au fond ce sont les disciples de Diogène de Sinope qui sont visés par cette maxime."
Je ne comprends pas. Pourriez me réexpliquer pourquoi ?
2. Le samedi 11 août 2007, 14:57 par philalethe
En toute rigueur je n'ai pas pensé que Chamfort a eu l'intention d'identifier le philosophe comme ennemi public au cynique; j'ai juste pensé que si on veut donner une identité philosophique à ce type de philosophe (qui identifie la vraie valeur et dénonce les fausses), le cynique est le candidat idéal.

lundi 9 juillet 2007

Digressions estivales (1) : regard de philosophe, regard de Tartare ?

Chamfort écrit dans les Maximes et pensées (1795):
"Un philosophe regarde ce qu'on appelle un état dans le monde, comme les Tartares regardent les villes, c'est-à-dire comme une prison. C'est un cercle où les idées se resserrent, se concentrent, en ôtant à l'âme et à l'esprit leur étendue et leur développement. Un homme qui a un grand état dans le monde a une prison plus grande et plus ornée. Celui qui n'a qu'un petit état est dans un cachot. L'homme sans état est le seul homme libre, pourvu qu' il soit dans l'aisance, ou du moins qu'il n'ait aucun besoin des hommes." (268)
Chamfort parle de la fonction sociale un peu comme Platon parlait du corps dans le Phédon, plaçant chacun devant une alternative radicale: il faut choisir entre philosopher et avoir un corps, entre philosopher et avoir un état. La fonction sociale et le corps seraient ainsi des obstacles à la connaissance de la vérité.
Reste que si dans le Phédon l'ascétisme ne peut pas faire mieux que diminuer la négativité du corps, ici il y a comme un analogue de la mort du corps: c'est l'absence d'état. J'entends par là une vie en société sans métier, sans tâche, sans responsabilité, sans travail. On comprend alors que l'argent conditionne une telle existence: il permet de ne pas se mettre au service des autres ou d'une quelconque besogne particulière; il ne semble pas cependant qu'il faille aller jusqu'à comprendre "n'avoir aucun besoin des hommes" comme signifiant "se passer de domestiques ou de serviteurs".
Il y a pourtant deux manières de rendre compatibles la philosophie et la possession d'un état:
- la stoïcienne: agir philosophiquement revient à accomplir dans les limites du raisonnable les devoirs relatifs à notre état particulier. Il n'y a donc pas de contradiction entre le cosmopolitisme et la déontologie toujours spécifique à l'état auquel je suis destiné. Ce qui suppose qu'il y a toujours une manière raisonnable d'accomplir n'importe quelle fonction sociale, tant que celle-ci ne prescrit pas par nature des actions contraires à la raison (on ne peut tout de même pas être stoïcien et gardien de camp à Auschwitz).
- la kantienne (cf Réponse à la question: qu'est-ce que les Lumières): tant qu'on demeure dans le cercle des idées spécifiques à l'état, on fait un usage privé de la raison, c'est-à-dire qu'on raisonne dans le cadre des nécessités inhérentes à la fonction sociale qu'on occupe; mais par l'usage public de la raison, on juge des limites qu'implique, du point de vue de la raison cette fois libérée, l'exercice de la fonction qui nous caractérise. Différence avec la solution stoïcienne: l'usage public de la raison précède ou suit son usage privé; dit autrement, l'hétéronomie est une dimension essentielle de la vie sociale, ce qui la justifie c'est la possibilité qu'accorde le Droit de la juger à la lumière de la raison autonome.