vendredi 11 septembre 2009

Socrate et les coups de pied.

Dans Sur l'éducation des enfants, Pseudo-Plutarque écrit:
" Résister à la tentation de se mettre en colère est le propre du sage. Voyez Socrate. Un jeune insolent, d'une perversité inconcevable, lui avait donné des coups de pied; il vit que ceux qui l'entouraient étaient indignés et trépignaient au point de vouloir poursuivre l'agresseur. «Seriez-vous donc d'avis, dit-il, au cas où un âne m'aurait lancé des ruades, que je lui en rendisse à mon tour?" Du reste, l'autre n'en fut pas complétement quitte à si bon marché. Tout le monde l'accablant de reproches et l'appelant «l'homme aux ruades», il se pendit." (trad. Bétolaud 1870 accessible avec le texte grec ici.)
Voici la traduction d'Amyot:
" Et quant à ne se courroucer du tout point, c'est bien une vertu singuliere: mais il n'y a que ceux qui sont parfaittement sages qui le puissent du tout faire, comme estoit Socrates, lequel aiant esté fort outragé par un jeune homme insolent et temeraire, jusques à luy donner des coups de pied, et voyent que ceux qui se trouvoient lors autour de luy s'en courrouçoient amerement, et en perdoient patience, et vouloient courir apres: «Comment, leur dit-il, si un asne m'avoit donné un coup de pied, voudriez vous que je luy en redonnasse un autre?» toutefois il n'en demoura pas impuny: car tout le monde luy reprocha tant ceste insolence, et l'appella lon si souvent et tant, le regibbeur et donneur de coups de pied, que finablement il s'en pendit et estrangla luy mesme de regret." (lisible ici.)
On comprend ici qu'identifier autrui à une force de la nature (animale ici mais on peut aussi bien voir une colère comme un orage: on ne se révolte pas contre une intempérie, on s'en protège et on attend que ça passe) contribue à la tranquillité de l'esprit de la victime (aujourd'hui les victimes auraient plutôt tendance à aller dans l'autre direction, responsabiliser, y compris les malades mentaux, pour avoir la satisfaction de la punition). Reste qu'on peut interpréter aussi une telle réduction d'autrui à quelque chose d' infra-humain comme une forme subtile de vengeance. Ce qui ne veut pas dire que Socrate a voulu se venger sous une forme qui préserve sa sagesse, mais qu'au moins il a produit non intentionnellement un effet collatéral qui pourrait éventuellement être voulu par qui n'a pas les moyens de rendre coup pour coup (ce passage sonne un peu nietzschéen).
En plus peut-on aller jusqu'à dire que ce n'est pas rendre justice aux ânes en particulier et aux animaux en général que de les priver de toute intentionnalité, à l'image de la foudre ? Ça a certainement du sens de dire d'un animal qu'on l'empêche de faire ce qu'il veut. Ce qui ne revient pas à dire que les ânes et les hommes partagent la même faculté: la Volonté. Non, c'est juste une manière de parler défendable, justifiée par la capacité de distinguer chez les animaux des actions contraintes et des actions libres (= ici volontaires). En ce sens-là aussi, l'agresseur de Socrate a fait bel et bien ce qu'il a voulu. Qu'il ait été blessé d'être pris pour une machine à donner des coups se comprend.

mercredi 9 septembre 2009

Les servantes de Pénélope ne valent pas mieux que l'orge.

Diogène Laërce rapporte dans les Vies et doctrines des philosophes illustres (IV 49) cette anecdote concernant le cynique Bion:
" A Rhodes, alors que les Athéniens s'exerçaient à la rhétorique, il enseignait la philosophie. A quelqu'un qui l'en accusait, il répondit: " J'ai apporté du blé et je vais vendre de l'orge ?" (éd. Goulet-Cazé p. 527)
Or, lisant De l'éducation des enfants de Pseudo-Plutarque, je trouve dans la même perspective une comparaison assez savoureuse:
" Le philosophe Bion disait aussi avec finesse, que, comme les prétendants de Pénélope ne pouvant obtenir ses faveurs s'en consolaient dans les bras de ses suivantes, de même ceux qui sont incapables d'atteindre à la philosophie se déssèchent sur les autres études qui n'ont pas de valeur." (trad. Bétolaud 1870)
Ou si on préfère la traduction d'Amyot, trois siècles avant (1572):
" Or tout ainsi, disait plaisamment le philosophe Bion, que les amoureux de Penelopé, qui poursuivaient de l'avoir en mariage, ne pouvant jouir de la maîtresse, se meslerent avec les chambrieres: aussi ceux qui ne peuvent advenir à la Philosophie, se consument de travail apres les autres sciences, qui ne sont d'aucune valeur à comparaison d'elle."

Commentaires

1. Le jeudi 10 septembre 2009, 21:33 par Nicotinamide
En parcourant votre billet, je trouve l'attitude des soupirants assez cynique. En effet pourquoi courir la maitresse inatteignable alors que les bonnes font aussi affaire... Référence à Antisthène qui prétendait se contenter de la première venue.
2. Le vendredi 11 septembre 2009, 09:40 par philalèthe
Bonjour Nicotinamide,
Soupirer pour quelqu'un, est-ce vraiment une propriété des cyniques ? L'indépendance en prend un coup, non ?
En plus se contenter de peu faute de mieux ne revient pas à se contenter de peu par choix.

A propos de quelques manières de parler qui semblent inintelligibles: "mal de dents inconscient", "désir inconscient", "ce n'est pas nous qui jugeons (interprétons, classons, percevons etc.), c'est notre cerveau" etc.

Dans le Cahier bleu, Wittgenstein précise à quelle condition on peut employer ces expressions en leur donnant en sens. Il vient d'expliquer que "mal de dents inconscient" n'est une expression sensée que si mal de dents veut dire carie:
" Nous pouvons fort bien dire, selon les termes de cette nouvelle convention: "J'ai inconsciemment mal aux dents", car ce que nous pouvons attendre d'une expression c'est de nous permettre de distinguer entre une mauvaise dent douloureuse et une mauvaise dent indolore. Toutefois la nouvelle expression entraîne avec elle des représentations et des analogies qui font qu'il est difficile de s'en tenir strictement aux termes de la convention. Il faudrait avoir l'esprit constamment en éveil pour écarter les images de ce genre, particulièrement dans la pensée philosophique où l'on s'efforce de contempler ce qui est dit à propos des choses. L'expression "mal de dents inconscient" pourrait ainsi nous faire penser que l'on vient de faire une étonnante découverte, une découverte stupéfiante en quelque sorte pour notre compréhension; ou peut-être sera-t-on fortement étonné par cette expression (ce fameux étonnement du philosophe) et nous nous demanderons: "Un mal de dents inconscient, comment cette chose-là est-elle possible?" Vous serez alors tenté de déclarer que ce "mal de dents inconscient" est impossible, mais un homme de science vous dira que la chose existe, car la preuve en a été faite, et il vous le dira: " Voyons, la chose est simple: il y a d'innombrables faits dont vous n'avez pas connaissance, et il existe ce mal de dents que vous ne connaissiez pas, on vient juste de le découvrir." Sur quoi vous ne sera pas satisfait, mais vous ne saurez quoi répondre. Ce sont des problèmes de ce genre qui opposent constamment philosophes et savants" (p.77-78 Tel Gallimard)
Application: ce qui est proprement incroyable, c'est l'idée qu'un désir (défini en tant qu'état subjectif et non pas en tant que comportement) puisse être tout à fait inconscient pour le sujet qui le ressent (c'est exactement comme si on avait une rage de dents sans s'en apercevoir). En revanche si on comprend "désir inconscient" sur le modèle de "mal de dents inconcient" (= carie indolore), on identifie alors le désir inconscient à un état objectif (du cerveau ?) disposé à causer un désir ressenti. L'étonnement a disparu. En somme le problème est de savoir si la psychanalyse est vraiment étonnante à cause des choses auxquelles elles se réfèrent (imaginez qu'on vous dise qu'un célibataire marié, ça existe vraiment et que la personne en question est réellement célibataire et réellement mariée !) ou à cause des expressions qu'elle utilise.
Dernière précision: l'étonnement du philosophe wittgensteinien est radicalement différent de l'étonnement conceptualisé par Aristote au début de la Métaphysique (A 2). Alors que chez Aristote, il est ressenti par rapport à la réalité et par là même est le moteur d'une connaissance de celle-ci, chez Wittgenstein, il est ressenti par rapport à ce qui est dit de la réalité et il pousse à clarifier les manières de parler. Wittgenstein l'écrit explicitement: la philosophie s'efforce de contempler ce qui est dit à propos des choses.

Commentaires

1. Le mercredi 16 septembre 2009, 16:15 par Elias
Est-ce qu'il ne faudrait pas distinguer le cas du mal de dent, de celui du désir, et plus généralement le cas des états sensibles et celui des états intentionnels? On répugne d'avantage à qualifier les premiers d'inconscient que les seconds, et je crois me souvenir que David Rosenthal (dans un des articles publiés dans le recueil de Philosophie de l'esprit chez Vrin) discute séparément l'application du qualificatif inconscient à ces deux types d'états mentaux. D'ailleurs il rappelle que pour Freud ce qui est à strictement parler inconscient ce sont les représentations et non les affects.
2. Le mercredi 16 septembre 2009, 17:07 par philalèthe
En effet c'est très choquant de parler d'un mal de tête inconscient alors que se référer à une jalousie inconsciente est problématique seulement. On pourrait le dire autrement: avoir mal implique savoir qu'on a mal (quand je dis que je sais que j'ai mal, je dis d'une autre manière que j'ai mal, pour répondre par exemple à quelqu'un qui douterait de ma douleur, je veux dire alors quelque chose comme "j'ai vraiment mal"), en revanche être jaloux ne semble pas impliquer de la même manière savoir qu'on l'est. "J'étais jaloux mais je ne le savais pas". On peut comprendre ceci de deux manières: soit on se réfère à quelque chose d'intérieur - psychologiquement- qu'on n'aurait pas découvert-, soit on se réfère à une conduite extérieure dont on n'avait pas pris conscience (mais en se rappelant de ce qu'on a fait, en écoutant les autres parler de nous, on juge pertinent de se décrire rétrospectivement comme jaloux.) La manière de voir wittgensteinienne prend position pour le deuxième élément de l'alternative. Du coup, ce n'est pas choquant de parler de jalousie inconsciente.
Reste la question: pourquoi c'est inadmissible de parler de rage de dent inconsciente ? D'abord, comme le texte de Wittgenstein le précisait, c'est juste inadmissible relativement à un usage ordinaire des mots; et ensuite c'est parce que dans la grammaire du mot douleur, il y a par définition (logiquement, analytiquement) l'idée qu'une douleur se ressent, comme un carré a 4 côtés. Dans la grammaire de jalousie en revanche, il y une tension entre l'idée que c'est un état qui se dit et que c'est un état qui se montre. Si la jalousie est pensée comme essentiellement quelque chose qui se dit (aux autres et à soi), l'idée d'une jalousie inconsciente est absolument irrecevable. En revanche si c'est quelque chose qui se montre, c'est autorisé de dire qu'un homme ne sait pas ce qu'il montre, d'où la jalousie inconsciente. Par exemple si je dis qu'un très jeune enfant est jaloux, je veux juste dire qu'il se comporte jalousement, je ne veux pas dire qu'il ressent un état psychologique identique à ce que je ressens quand je suis jaloux mais que lui il ne le sait pas (il ne l'aurait pas encore découvert en lui).
3. Le jeudi 17 septembre 2009, 17:26 par Elias
Concernant la troisième manière de parler évoquée dans le titre de votre article, il y a un magnifique exemple que j'aime donner à mes élèves, c'est une formule de Prochiantz :
"Mon cerveau sait ce que je pense, mais je ne sais pas ce que pense mon cerveau"
Ce type de formule pose un problème un peu différent des deux premières, c'est celui du sophisme de l'homoncule. Je sais que des wittgensteiniens en ont parlé (A. Kenny) mais je ne sais pas trop où ils font passer la frontière entre l'usage recevable de ce type d'expression et un usage qui crée des faux-problèmes philosophiques. En première approche j'aurais tendance à penser que le fait d'appliquer la stratégie intentionnelle à des composantes sub-personnelles (pour parler comme Dennett) n'est pas en soi problématique, manifestement les problèmes apparaissent quand on met en relation dans une même phrase la personne et une de ses composantes (son cerveau, son inconscient) en leur appliquant simultanément des termes intentionnels. Ce que je ne vois pas bien, c'est quelle règle d'utilisation de la stratégie intentionnelle il faudrait se donner pour éviter qu'elle produise des formules qui semblent inintelligibles.
4. Le jeudi 17 septembre 2009, 22:08 par philalèthe
Attribuer au cerveau toutes les capacités de l'homme dans le but d'expliquer ces mêmes capacités ("c'est le cerveau qui croit en Dieu" titrait une revue scientifique il y a quelques années) n'est acceptable que si c'est métaphorique, autrement dit, si on est mesure par exemple d'établir les conditions neuronales des conduites religieuses. Sinon, c'est à mes yeux un énoncé aussi inintelligible que "ce n'est pas moi qui ai faim, c'est mon estomac" ou "c'est mon estomac qui sait quand je dois manger" etc. On peut se demander pourquoi on est porté à attribuer à un organe - le cerveau - des capacités caractéristiques de l'homme, comme avoir des croyances religieuses. Je m'appuierai avec beaucoup de liberté ici sur les travaux de Vincent Descombes
pour formuler l'idée suivante: croire, savoir , classer, déchiffrer, interpréter etc ont été tellement identifiés à des processus intérieurs de l'esprit et tellement privés de leurs conditions sociales et institutionnelles d'existence qu'il est facile alors de les attribuer à quelque chose d'intérieur au corps, précisément ici le cerveau.
5. Le jeudi 17 septembre 2009, 22:47 par Elias
Ma connaissance de la position wittgensteinienne sur le problème tient à des souvenirs de la lecture de la Denrée mentale, pas à une connaissance de première main de Wittgenstein...
Il me semble que la position de Descombes revient à faire cerveau un organe comme les autres : au fond les expressions comme "mon cerveau pense" devraient être traitées comme "ma main écrit". J'ai tendance à penser que si les formules à l'intelligibilité douteuse dont nous parlons fleurissent à propos du cerveau et non des mains ou des pieds, ce n'est pas par hasard, mais parce qu'on pressent que le cerveau entretient avec le tout de la personne une relation privilégiée par rapport aux autres parties.
6. Le vendredi 18 septembre 2009, 00:46 par Cédric Eyssette
Deux petites remarques sur cette citation de Wittgenstein :
« Vous serez alors tenté de déclarer que ce "mal de dents inconscient" est impossible, mais un homme de science vous dira que la chose existe, car la preuve en a été faite »
1°) « vous serez alors tenté de déclarer »
Wittgenstein semble présupposer que pour le sens commun il ne peut pas y avoir de douleur inconsciente.
Des travaux récents de philosophie expérimentale permettent de remettre en cause cette idée-là.
cf. par exemple le document suivant (p.16) : http://www.justinsytsma.com/files/M...
2°) « un homme de science vous dira que la chose existe »
Une illustration récente de cette affirmation :
http://www.newscientist.com/article...
(Source : l'excellent blog de Richard Chappell - http://www.philosophyetc.net/2009/0... )
7. Le vendredi 18 septembre 2009, 14:52 par philalèthe
Merci beaucoup Cédric pour ces liens.
Elias, voici donc un texte de Wittgenstein sur le rapport cerveau / pensée:
" Si l'on nous demande encore de localiser la pensée, nous ne verrons pas d'autre lieu à désigner que le papier sur lequel nous écrivons, ou la bouche qui est en train de parler. Et s'il nous arrive de désigner la tête ou le cerveau comme "le siège de la pensée", cette localisation prend pour nous un sens différent. Essayons de voir pourquoi la tête passe pour être le siège de la pensée. Il n'est pas dans notre intention de critiquer cette expression ou de montrer qu'elle est impropre. Mais nous devons bien comprendre sa structure, sa grammaire, voir par exemple quel rapport peut avoir cette logique grammaticale avec celle d'expressions comme "la bouche exprime la pensée" ou "la pensée a besoin d'un crayon et d'une feuille de papier". La raison principale qui nous incline à localiser la pensée dans le cerveau est sans doute que nous utilisons, concurremment avec les termes "pensée" ou "penser", les termes "parler", "écrire" qui décrivent une activité corporelle, ce qui nous amène à considérer la pensée comme une activité analogue. Lorsque des termes du langage courant présentent au premier abord une certaine analogie dans leur fonction grammaticale, nous avons tendance à les comprendre dans un même système d'interprétation: autrement dit, nous nous efforçons à tout prix de maintenir l'analogie. "La pensée, disons-nous, est autre chose que la phrase, car une même pensée s'exprimera en français et anglais dans des termes tout différents." Toutefois, du fait que nous pouvons voir où se trouvent des phrases, nous cherchons un lieu où se trouverait la pensée. (C'est un peu comme si, sur un échiquier, nous voulions déplacer le Roi en appliquant les règles du jeu de Dames.) "Mais la pensée, direz-vous, existe; ce n'est pas un "rien"." A cela on peut simplement répondre que nous n'utilisons pas du tout le mot "pensée" de la même façon que le mot "phrase".
Serait-il donc absurde de parler d'un lieu où se situerait la pensée ? Nullement. Mais l'expression n'a d'autre sens que celui que nous entendons lui attribuer. Quand nous disons: "Le cerveau est le lieu où se situe la pensée.", qu'est-ce donc que cela signifie ? Simplement que des processus physiologiques sont en corrélation avec la pensée, et que nous supposons que leur observation pourra nous permettre de découvrir des pensées. Mais quel sens pouvons-nous donner à cette corrélation, et en quel sens peut-on dire que l'observation du cerveau permettra d'atteindre des pensées ?
Sans doute pouvons-nous avoir l'idée que la correspondance a été constatée expérimentalement. Imaginons donc ce genre d'expérience. Il s'agit d'observer le cerveau d'un sujet qui est en train de penser. Mais l'explication risque d'être insuffisante du fait que l'observateur ne connaîtra qu' indirectement les pensées, par l'intermédiaire du sujet qui doit d'une façon ou d'une autre les exprimer. Afin d'écarter l'objection, supposons que le sujet et l'observateur ne font qu'un, un homme qui pourrait regarder dans un miroir, par exemple, ce qui se passe dans son cerveau. (L'image simpliste ne saurait nuire à la force logique de l'argumentation.)
Mais qu'observe alors le sujet ? Un phénomène unique ou deux phénomènes séparés ? (Et ne me dites pas qu'il observe le même phénomène sous sa double apparence, interne et externe, car la difficulté ne disparaît pas pour autant. Mais nous reprendrons plus loin cette question de l'intérieur et de l'extérieur.) L'observation porte sur un rapport entre deux types de phénomènes. L'un, que l'on nommera "pensée": une série d'images, d'impressions, ou une série de sensations visuelles, tactiles, cinesthésiques, éprouvées en écrivant une phrase ou en prononçant des paroles; et, d'autre part, un phénomène d'une autre sorte: la vue des contractions ou des mouvements cellulaires du cerveau. Certes nous pouvons dire qu'il s'agit dans les deux cas d'un processus "d'expression de la pensée"; mais on conviendra qu'il faut éviter éviter de demander: "Mais où se trouve donc la pensée ?" Cependant, si nous utilisons l'expression "le cerveau est le siège de la pensée", sachons bien qu'il s'agit là d'une hypothèse que seule l'observation de la pensée dans le cerveau serait à même de vérifier.
On oublie trop aisément que l'on peut donner des sens fort différents à la "localisation", et qu'il existe dans le langage courant diverses façons de donner une place aux choses. Ainsi a-t-on pu dire que l'espace visuel est situé dans la tête de l'observateur, et je pense qu'on n'a pu le dire que par une sorte d'abus de la logique grammaticale du langage.
Je dis: "Dans mon champ visuel l'image de l'arbre est située à droite de celle de la tour"; ou bien "je vois l'image d'un arbre au centre de mon champ visuel ?" Si ce "où" cherche à déterminer un lieu dans un sens identique à celui de la localisation de l'arbre, je dois vous faire remarquer que cette question ne présente encore aucun sens, ou plutôt qu'il s'agit d'une assimilation verbale dont les termes ont été insuffisamment analysés.
En disant qu'un abus de langage est à l'origine d'une localisation du champ visuel dans le cerveau, je ne prétends pas que cette façon de s'exprimer ne saurait avoir de sens. Il serait aisé d'imaginer une expérience qui justifierait l'usage de cette expression. Supposons qu'au moment où je regarde dans cette pièce divers objets, on attouche avec une sonde les circonlocutions de mon cerveau, et qu'à l'instant où l'instrument porte sur un point particulier, une portion du champ visuel se trouve voilée. On pourrait établir ainsi une corrélation entre les parties de l'espace visuel et certains points du cerveau, et l'on pourrait dire que le champ visuel se trouve localisé dans un certain espace. Si l'on me demande à présent, comme dans le cas précédent: "Où voyez-vous le livre ?" je pourrai répondre encore: "à droite du crayon" ou " sur la partie gauche de mon champ visuel" ou encore "à quatre centimètres derrière ma pupille gauche"."
C'est dans Le Cahier bleu (p.53-56 Tel Gallimard).

mardi 8 septembre 2009

Socrate vu par Sénèque (1)

C’est dans la Consolation à Marcia (XXII 2) que Sénèque mentionne Socrate pour la première fois. Il s’agit pour lui de défendre la thèse suivante : en mourant jeune, le fils de Marcia a échappé à des maux innombrables dont il aurait eu à souffrir, même en étant un homme irréprochable. Au personnage de Socrate est associé le malheur de l’emprisonnement :
« Ajoute les incendies, les écroulements d’édifices, les naufrages et les tortures que vous infligent les médecins lorsqu’il vous déchirent vivants pour aller chercher vos os, plongent leurs mains dans vos chairs palpitantes, ou soignent vos parties honteuses au prix de souffrances sans nombre. Et puis il y a l’exil : ton fils n’était pas plus intègre que Rutilius ; la prison : il n’était pas plus sage (sapiens) que Socrate ; le suicide : il n’était pas plus vertueux que Caton » (p.35 éd. Veyne).
L’association Socrate / prison va régulièrement être reproduite au cours de l’œuvre : Consolation à Helvia (XIII 4), La vie heureuse (XXVI 4), La tranquillité de l’âme (XVI 1) Lettres à Lucilius (III 24 4, VIII 71 16-17). Elle reste néanmoins peu fréquente et en concurrence avec l’association Socrate / poison (La providence III 4, 12-13, Lettres à Lucilius III 13 14, VII 67 7, XVI 98 12). On peut s’étonner de la pauvreté des références aux malheurs de Socrate, mais à l'image de ce qu'il fait dès le premier texte dans la Consolation à Marcia, Sénèque ne prend Socrate que comme un exemple parmi d’autres du type « homme irréprochable accablé par la Fortune » (à part Caton et Rutilius déjà mentionnés, les autres compagnons d’infortune de Socrate sont par ordre chronologique d’apparition : Mucius – le feu -, Fabricius –la pauvreté -, Régulus –la torture -, Pompée et Cicéron : l’exécution, Métellus – l’exil -)
On devinera qu’une telle référence à Socrate prend bien vite l’allure d’une ritournelle un peu ennuyeuse. De l’ensemble, je tire cependant deux passages convergents qui méritent d’être connus.
Le premier est extrait de la Consolation à Helvia :
« Vois cependant Socrate : du même visage qui naguère à lui seul avait annulé trente tyrans, il franchit le seuil de sa prison, séjour d’ignominie, qu’il allait purifier de sa présence. Car une prison où était Socrate, ce n’était plus une prison (c’est ainsi que Noblot a traduit : « Socrates tamen eodem illo vultu quo triginta tyrannos solus aliquando in ordinem redegerat carcerem intravit, ignominiam ipsi loco detracturus ; neque enim poterat carcer videri in quo Socrates erat ») – on trouve le texte français dans l’éd.Veyne p.64-65.
Le second appartient à La vie heureuse :
« Voici que Socrate, de cette prison qu’il a purifiée en y entrant (ex illo carcere quem intrando purgavit) et qu’il a rendue plus honorable que tout sénat (omnique honestiorem curia reddidit) proclame etc " - Sénèque lui fait alors prendre position contre les supersitions religieuses.
Sénèque défend donc la thèse suivante : la valeur d’un lieu (carcer = la prison, curia = le sénat) ne lui est pas intrinsèque, elle est relative à la valeur des occupants de ce lieu. Ou plus précisément chaque lieu a deux valeurs : l’une fixée par la valeur ordinaire de ses occupants ordinaires, l’autre fixée par la valeur extraordinaire de ses occupants extraordinaires. Ce qui permet occasionnellement de penser la prison comme un lieu honorable et le sénat comme un lieu infâme. Je reconnais que je brutalise un peu le texte car Sénèque se contente d’affirmer que la prison socratique a plus de valeur que le sénat, ce qui ne revient pas à soutenir que sénat et prison échangent leur valeur. Reste que le lecteur, fidèle au raisonnement de Sénèque, est porté à penser que les lieux institutionnellement nobles peuvent donc être aussi humainement ignobles.
Ces deux passages sont les seuls dans toute l’œuvre où Sénèque se réfère ainsi à la dimension transfiguratrice de la présence physique de Socrate (à ma connaissance il ne dote aucun autre grand homme de cette propriété). Je pense cependant qu’une condition nécessaire de cette opération est le fait que Socrate soit seul dans la prison.
Pour dire cela, je m’appuie sur un passage de la septième lettre à Lucilius auquel j’ai déjà consacré un billet. Sénèque y insiste sur la fragilité de Socrate, qu’il partage avec d’autres hommes excellents :
« Un Socrate, un Caton, un Lélius auraient pu, sous la poussée d’une multitude, à eux si peu semblable, quitter leurs principes » (éd Veyne p.614)
La fonction purgative s’exerce donc de la personne au lieu et non de la personne aux autres personnes. Même si la présence du maître éclaire de manière décisive par son mode de vie les disciples (cf la lettre VI 6), leur transformation n’est en aucun cas – à la différence de celle du lieu – immédiate : elle requiert l’effort continu de se hisser à sa hauteur.

lundi 31 août 2009

La métaphore du peintre chez Sénèque et Sartre.

La manière dont Sénèque et Sartre comparent la conduite de la vie à la réalisation d'une peinture est très significative.
Sénèque (Lettres à Lucilius VIII 71 2): " Chaque fois que tu voudras savoir ce qu'il faut fuir et rechercher, tourne tes regards vers le souverain bien, idéal de toute ta vie. Il faut, en effet, que toutes nos actions lui soient conformes: on n'ordonnera le détail (singula) que si l'on a déja sur la vie une vue d'ensemble (vitae suae summa proposita), Jamais peintre , eût-il ses couleurs toutes prêtes, n'attrapera la ressemblance, s'il ne s'est pas fixé à l'avance sur ce qu'il veut représenter." (trad. Noblot éd.Veyne p.785)
Sartre (L'existentialisme est un humanisme 1945): "Disons plutôt qu'il faut comparer le choix moral avec la construction d'une oeuvre d'art (...) L'exemple que j'ai choisi n'est qu'une comparaison. Ceci dit, a-t-on jamais reproché à un artiste qui fait un tableau de ne pas s'inspirer des règles établies a priori ? A-t-on jamais dit quel est le tableau qu'il doit faire ? Il est bien entendu qu'il n'y a pas de tableau défini à faire, que l'artiste s'engage dans la construction de son tableau, et que le tableau à faire c'est précisément le tableau qu'il aura fait; il est bien entendu qu'il n'y a pas de valeurs esthétiques a priori, mais qu'il y a des valeurs qui se voient dans la cohérence du tableau, dans les rapports qu'il y a entre la volonté de création et le résultat. Personne ne peut dire ce que sera la peinture de demain; on ne peut juger la peinture qu'une fois faite." (éd. Nagel p.75-76)
La différence radicale des deux passages reflète autant un mouvement interne de la philosophie (discrédit du concept de Souverain Bien, qui se réduit chez Sartre à n'être qu'un produit de la mauvaise foi) qu'une évolution de l'art (disqualification de la mimesis: ce n'est pas un hasard si dans les lignes qui suivent le passage cité, Sartre se réfère à Picasso; "période de rupture continue" - pour reprendre l'expression de Bourdieu dans L'amour de l'art1969 éd. de Minuit p.78).
A signaler qu'on trouve déjà chez Platon (République 500 d) la métaphore en question mais elle a alors une dimension politique qui fait défaut au texte cité de Sénèque:
" Nous affirmons qu'une cité ne connaîtra jamais autrement le bonheur si l'esquisse n'en a été tracée par ces artistes peintres qui travaillent selon le modèle divin" ( éd. Brisson 2008 p. 1666).

Commentaires

1. Le mardi 1 septembre 2009, 07:49 par VS
J'ai rêvé ou j'ai vu passer ici un index concernant Sartre?

samedi 29 août 2009

Sénèque et Wittgenstein.

Je découvre dans le De beneficiis (Des bienfaits) de Sénèque un passage étonnant.
Il traite du problème suivant : peut-être son propre bienfaiteur ?
Sénèque argumente d’abord en faveur d’une réponse positive mais ce qui me surprend, c’est qu’il s’appuie pour cela sur les manières courantes de parler, ce qui me fait penser à ce qu’on appellera plus tard la philosophie du langage ordinaire (Austin) :
« Ce qui justifie en apparence cette question, ce sont les faits suivants :
« Nous avons l’habitude de dire : « je me rends grâces » et « je ne puis me plaindre de moi » et « je m’en prends à moi » et « je saurai me punir » et « je m’en veux » (…) Si un dommage véritable, dit-on, me peut venir de moi, pourquoi pas aussi un bienfait ? (…) Innombrables sont les cas où le langage usuel nous scinde en deux personnes ; nous disons : « Laisse-moi m’entretenir avec moi-même » et encore « je vais me tirer l’oreille ». Si ces expressions et les autres sont exactes, autant que de s’en vouloir à soi-même on est tenu de se rendre grâces aussi. » (trad. Noblot p.510 éd. Veyne)
Mais finalement Sénèque va soutenir la réponse négative; sans jamais le dire explicitement, il met en relief que donner implique la société, les relations sociales et les institutions :
« Débiteur suppose prêteur, comme le mari suppose la femme, comme un père suppose fils ou fille. Il faut que quelqu’un donne pour que quelqu’un reçoive. Ce n’est ni donner ni recevoir que de faire passer de sa main gauche en sa main droite. Nul ne se porte lui-même pour autant qu’il remue et déplace son corps ; nul, pour autant qu’il ait plaidé sa cause, ne passe pour s’être lui-même assisté, ni ne s’élève de statue comme à son défenseur ; un malade, lorsque ses soins lui ont rendu la santé, ne prélève sur lui-même aucun salaire. Ainsi en un ordre quelconque d’activité, eût-on pris pour soi-même quelque utile mesure, on ne sera pas tenu pour cela de s’acquitter envers soi, vu qu’on n’aura personne envers s’acquitter. Quand même je t’accorderais qu’on est parfois son obligé, le bienfait est aussitôt reçu comme rendu. Ma caisse, comme on dit, est celle où j’emprunte, et comme une balle à jouer, la créance au même instant va et vient ; et en fait il n’y a pas une personne autre pour donner que pour recevoir, mais une seule et même personne. Ce mot « dette » n’est de mise qu’entre deux personnes : comment, dès lors, s’appliquera-t-il logiquement à une seule, qui en s’obligeant se libère. Dans un objet rond, dans une balle il n’y a ni bas ni haut, ni fin ni commencement, parce que le mouvement bouleverse l’ordre, met ce qui était derrière en avant et fait monter ce qui descendait ; la partie, de quelque manière qu’elle ait évolué, est ramenée au même point. Tu peux considérer que pour l’homme il en va de même ; quand tu auras diversifié son rôle de cent façons, c’est toujours lui. S’est-il frappé, il n’a personne à poursuivre pour sévices ; s’est-il enchaîné, emprisonné, il ne sera soumis à aucune sanction pour violence ; s’est-il fait du bien, il l’a rendu immédiatement à l’auteur. La nature, dit-on, ne subit aucune perte parce que tout ce qui lui est arraché retourne à elle et rien ne saurait disparaître, faute d’un lieu où s’aller perdre, mais rentre dans la masse d’où il est détaché. « Quel rapport, dis-tu, entre cet exemple et le problème posé ? » Je vais te le dire. Supposons que tu sois ingrat : le bienfait n’est pas perdu, il reste aux mains de son auteur ; supposons que tu ne veuilles pas qu’il te soit rendu ; il est chez toi avant restitution. Tu ne saurais faire aucune perte, puisque ce qui t’est enlevé ne laisse pas d’être acquis pour toi. C’est en toi que tout circule ; recevoir revient à donner, donner à recevoir. » (p.511)
Ce texte me fait penser à la critique qu’Elisabeth Anscombe fait de la conception kantienne du sujet législateur de lui-même :
« Kant introduces the idea of « legislating for oneself », which is as absurd as if in these days, when majority votes command great respect, one were to call each reflective decision a man made a vote resulting in a majority, which as a matter of proportion is overwhelming, for it is always 1-0. The concept of legislation requires superior power in the legislator.” (Modern moral philosophy 1958)
Mais bien plus directement, c’est un texte de Wittgenstein qui fait écho au texte de Sénèque :
« Pourquoi n’est-il pas possible que ma main droite donne de l’argent à ma main gauche ? - Ma main droite peut en mettre dans ma main gauche. Ma main droite peut écrire un acte de donation, et ma main gauche un reçu – Mais les conséquences pratiques n’en seraient pas celles d’une donation. Lorsque la main gauche aura pris l’argent que lui tend la main droite, etc, on se demandera : « Et alors ? » Et on pourrait poser la même question si quelqu’un s’était donné à lui-même l’explication privée d’un mot, je veux dire, s’il s’était donne à lui-même un mot, tout en dirigeant son attention sur une senation » (Recherches philosophiques §268)
Sans faire le lien avec ce texte de Sénèque, pourtant en un sens prophétique, si on me permet la grandiloquence un peu ridicule de l’expression, Vincent Descombes, commentant précisément le texte cité de Wittgenstein, écrit :
« Ainsi, le verbe « donner » ne conserve pas son sens ordinaire lorsqu’il est employé sous une forme réfléchie. Quelqu’un qui se donne à lui-même quelque chose ne se fait pas, à proprement parler, un cadeau. Donner à dîner à quelqu’un est un acte typiquement social. Pourtant, nous savons qu’il peut arriver ceci : ce soir Lucullus dîne chez Lucullus. Ce fait explique, certes, les préparatifs d’un festin qui, chez d’autres, signaleraient qu’on attend les invités à dîner. Lucullus est un gourmet qui tient à faire un aussi bon repas que s’il devait honorer des hôtes. Il est donc possible d’être aussi bien traité chez soi qu’un invité de marque, mais cela ne fait pas, malgré tout, que Lucullus puisse s’inviter lui-même à dîner. On ne saurait dire que Lucullus entretient des rapports d’hospitalité avec lui-même » (Le complément du sujet 2004 p.313).
Cette analyse contemporaine ratifie tout à fait celle de Sénèque, près de 2000 ans avant.

Commentaires

1. Le dimanche 30 août 2009, 14:41 par Cédric Eyssette
Merci beaucoup pour ces rapprochements judicieux !
Le texte de Sénèque me fait également penser à la discussion contemporaine sur la question des torts, des dommages que l'on peut causer à soi-même.
(« S’est-il frappé, il n’a personne à poursuivre pour sévices ; s’est-il enchaîné, emprisonné, il ne sera soumis à aucune sanction pour violence »)

jeudi 11 juin 2009

Marc-Aurèle: l'empereur-araignée ou d'une condamnation de la chasse, modèle de la guerre.

Marc-Aurèle a écrit dans ses Pensées(X 10):
"Une araignée est très fière de chasser la mouche, d'autres le sont de chasser le lièvre, ou la sardine au filet, ou le sanglier, ou bien l'ours, ou le Sarmate. Ceux-là ne sont-ils pas des brigands, à bien examiner leurs pensées ?"
C'est la traduction d'Emile Bréhier, revue par Pierre Aubenque (in Les Stoïciens La Pléiade p.1225). Pierre Hadot préfère:
" Une araignée a pris une mouche; elle est toute fière. Un autre a pris un lièvre, un autre, une sardine, dans son filet, un autre, des sangliers, un autre, des ours, un autre, des Sarmates. Ne voilà-t-il pas des brigands, si tu examines leurs principes d'action ?" (Introduction aux Pensées de Marc-Aurèle p.412)
Hadot en fait deux commentaires, je passe sur le premier qui vise la forme ("Fronton lui avait (...) appris à introduire des images et des comparaisons dans ses sentences et ses discours, et il avait retenu la leçon"), en revanche le deuxième est proprement philosophique:
"Il s'agit donc de dénoncer les fausses valeurs, de voir les choses dans leur réalité nue et "physique". Les mets recherchés ne sont que du cadavre; la pourpre, du poil de brebis; l'union des sexes, un frottement de ventre (VI, 13, 1); la guerre que fait Marc Aurèle, une chasse analogue à celle de la mouche par l'araignée." (p.269)
Je suis gêné par l'ambiguïté du texte: qu'est-ce qui assure que dans l'ensemble des brigands il y a aussi l'araignée ? Il semble en revanche exclu que seule la chasse à l'homme soit anathémisée. Le brigandage ne consisterait pas à transformer l'homme en bête mais à chasser un être vivant. A dire vrai il est tentant d'inclure l'araignée dans les brigands à cause de la fierté qu'elle a en commun avec les autres chasseurs (du moins si l'on suit la traduction de Bréhier...)
Peut-on dire aussi comme le fait Hadot que le passage fait voir la guerre dans sa réalité nue et physique ? Ce serait vrai si le texte se limitait à naturaliser la conduite de l'empereur-guerrier mais il ne se contente pas de cela: il jette le doute sur sa valeur morale. La réflexion ne réduit donc pas quelque chose d'imaginairement bien à quelque chose de neutre, mais bien plutôt l'identifie à quelque chose de réellement mal.
Paul Veyne ici me paraît plus exact quand il écrit:
"Marc-Aurèle se demandait s'il n'était pas par là infidèle aux dogmes stoïciens et si faire la guerre aux Sarmates n'était pas du brigandage: comme Sénèque à propos des gladiateurs, il déplorait platoniquement la folie humaine."(L'empire gréco-romain p.574)
Faire la guerre ne serait donc pas comme faire l'amour, manger ou porter un vêtement de pourpre. Le frottement de ventre, l'ingestion de cadavres animaux, le port de poils de brebis ne sont pas en soi en contradiction avec les dogmes stoïciens - ce qui l'est, c'est seulement leur illégitime valorisation. En revanche "le sage Marc-Aurèle procédait au-delà du Danube à ce qui s'appelle chez nous un génocide." (ibid.).
J'aime chez Paul Veyne son goût des anachronismes et par là des rapprochements iconoclastes et suggestifs.

mercredi 10 juin 2009

Sénèque et les gladiateurs: l'opinion de Paul Veyne.

Commentant la lettre VII à Lucilius, j'ai abordé la question de la position de Sénèque vis-à-vis de la gladiature. Or elle est analysée longuement par Paul Veyne dans Païens et charité chrétienne devant les gladiateurs (in L'empire gréco-romain 2005).
Voici quelques extraits significatifs:
" A la différence de l'empereur (Marc-Aurèle), il ne s'ennuie pas aux spectacles de gladiateurs; au contraire, il y va pour son plaisir. Il admet comme tout le monde cette dérogation autorisée par la coutume, bien que le penseur en lui la condamne ou plutôt la déplore; ces combats ne sont pas précisément une oeuvre de pitié, écrit-il, le sang humain y coule. Mais enfin il va à l'ampithéâtre de lui-même, rien ni personne ne l'y force, il y va pour se divertir et ne songe pas à s'en cacher. (...) Sénèque voyant la mise à mort du gladiateur vaincu dans l'arène est comparable à un spectateur de corrida qui trouverait cruelle la mise à mort du taureau (je le suppose ami des bêtes), mais qui n'en aimerait pas moins voir des hommes courageux affronter des dangers réels. (...) Sénèque ne se prend pas pour un sage et sait qu'il n'en sera jamais un: ce n'est qu'un homme de la décadence qui travaille à s'améliorer. Lorsqu'il va voir des combats, il suit la coutume et son plaisir, il vit comme un membre de la société telle qu'elle est (et elle n'est pas parfaite, étant bâtie sur la "folie" quasi universelle), de même qu'il avoue être richissime, alors que l'or est une découverte du vice. De nos jours il stigmatiserait la "société de consommation" en continuant à consommer." (p.569-572)
Pour finir, une métaphore judicieuse à propos du stoïcisme:
" En exerçant son âme, on était censé parvenir un jour à faire de soi-même une espèce de scaphandrier qui traverserait le monde en un état de sécurité intérieure et d'autarcie." (p.573)

Commentaires

1. Le mercredi 10 juin 2009, 21:32 par Hélène
Permettez-moi une précision à propos du passage de P.VEYNE que vous citez sur Sénèque et les gladiateurs : il me semble me souvenir que Sénèque parle de la nausée ou de l'écoeurement qui l'envahissait vers midi lorsque les jeux commençaient.
J'ai lu cette remarque de Sénèque lui-même dans l'une de ses oeuvres, il y a quelques années et ses mots m'ont marquée. Je ne peux malheureusement vous en indiquer de mémoire la référence.
Laissons peut-être Sénèque s'expliquer lui-même...
Merci de votre précieux blog.
2. Le jeudi 11 juin 2009, 11:41 par Philalèthe
Merci !
Je ne trouve pas de référence dans les textes de Sénèque à l'écoeurement provoqué par le spectacle des gladiateurs. Sauf à me tromper, le seul passage où il évoque ce qu'il ressent va plutôt dans un autre sens; en effet dans la consolation à Helvia, sa mère, il écrit:
" Parfois nous allons à des jeux publics ou à des combats de gladiateurs, pour absorber notre esprit: au milieu même du spectacle qui nous distrayait, nous sentons poindre un regret qui nous bouleverse soudain."
Je précise que le regret n'est pas en rapport avec le spectacle mais vient perturber le plaisir pris au spectacle. En outre quelques passages défendent l'idée que le combat de gladiateurs est l'occasion de manifester la vertu du courage, c-à-d la capacité de résister sans faiblir aux dangers. C'est vrai que la lettre VII condamne l'assistance au spectacle qui a lieu aux arènes pendant l'entracte, lors de la pause de midi, mais comme Paul Veyne le rappelle, il ne s'agit pas d'un combat de gladiateurs mais de l'exécution de criminels. Certes d'autres passages condamnent ces spectacles, le texte-clé étant la lettre 95:
"L'homme, chose sacrée pour l'homme, on l'égorge de nos jours par jeu et passe-temps. L'instruire à infliger et recevoir des blessures était déjà impie mais voici qu'on le traîne devant le public, nu et désarmé, l'agonie d'un être humain suffisant à faire un spectacle." 
Il semble donc que Sénèque n'a jamais mis sur le même plan le combat des gladiateurs qui étaient tous volontaires et l'exécution dans les arènes des condamnés à mort.
3. Le jeudi 11 juin 2009, 21:03 par Hélène
Je vous remercie beaucoup de votre réponse très précise et très référencée.
Vous avez sans doute raison pour la différence entre gladiateurs et condamnés à mort. Mais les gladiateurs étaient-ils plus "libres" que les "condamnés" à mort ? Sénèque a certainement dû y penser...
Je me méfie beaucoup des commentaires sur les philosophes, à la seule exception des commentaires des philosophes eux-mêmes sur les oeuvres et/ou la vie (cela doit être beaucoup plus rare) d'autres philosophes.
Je relirai la lettre VII et vous confirmerai ,si je le peux, mon erreur dans quelques temps.
Merci encore de votre réponse
4. Le mardi 16 juin 2009, 16:26 par philalèthe
Que voulez-vous dire par "plus libres que les condamnés à mort" ?
Quant aux commentaires des philosophes sur les philosophes, ils ne sont en général pas recommandés pour vraiment connaître les philosophes. Ainsi pour savoir vraiment qui était Platon ou Kant, on ne conseille pas de lire Nietzsche par exemple ou pour savoir vraiment qui était Wittgenstein, on ne recommande pas d'écouter ce qu'en disait Deleuze. On est plutôt porté à identifier les commentaires des philosophes sur les philosophes comme des expressions de leur propre philosophie..
On confie plutôt aux historiens de la philosophie la tâche d'introduire les lecteurs à la compréhension des philosophes.
Ceci ne veut pas dire qu'il n'y a pas des exceptions.
5. Le mercredi 17 juin 2009, 22:13 par Hélène
GLADIATEUR Définition du Grand Robert Nov.2001
1 Antiq. rom. Homme qui combattait l’arme à la main (le glaive, en particulier) dans les jeux du cirque.
Le mot est illustré par des citations de Racine, Carcopino et Claude Simon. Pour ce dernier : « (…) ces gladiateurs de l’Antiquité pourvus par dérision (pour que leur combat et leur mort aient quelque chose de comique, divertissant, injurieux) de la moitié d’une cuirasse, ou d’une seule jambière (…) ».
En ce qui concerne les historiens de la philosophie, comment accepter des commentaires d'historien(s) sur Marc Aurèle : de mémoire, et sommairement - homme médiocre se réfugiant dans l’écriture ?
Nietzsche a parfaitement compris la pensée de Kant.
Je préfère lire Nietzsche pour comprendre d’autres philosophes, même si je considère que ses jugements sont erronés ou partiaux à propos de Platon ou de Socrate par exemple, qu’un historien, un sociologue ou un psychologue (non-philosophes).
Les commentaires des philosophes sur d'autres philosophes ne sont pas seulement des expressions de leur propre philosophie ...
Pour comprendre les philosophes ou plutôt leur philosophie (mais c'est la même chose), il est préférable de lire leurs œuvres, ou bien, s’ils n’ont pas écrit, de lire les réflexions ou les jugements de leurs successeurs philosophes.
Considérez-vous D.LAERCE ou S.EMPIRICUS comme des philosophes ?
Je vous remercie beaucoup de votre dernière réponse.
6. Le jeudi 18 juin 2009, 23:25 par philalèthe
Je considère Laërce comme un compilateur et Sextus Empiricus comme un philosophe sceptique: c'est une position de bon sens, ni personnelle, ni originale.
Quel historien a donc dit de Marc-Aurèle que c'est un homme médiocre se réfugiant dans l'écriture ? J'ai envie à cette occasion de dire comme les enfants: "c'est celui qui le dit qui l'est" :-)
Il me semble qu'un historien de la philosophie n'est pas un historien mais un philosophe de formation qui se fixe comme but de comprendre dans le détail une philosophie. Paul Veyne n'est pas à mes yeux un historien de la philosophie.
Quant aux sociologues, ce que Bourdieu a écrit sur Heidegger n'est quand même pas méprisable.
Je suis d'accord sur le fait que les commentaires des philosophes sur d'autres philosophes ne sont pas seulement des expressions de leur philosophie, ce sont aussi des références aux philosophes en question.
7. Le vendredi 19 juin 2009, 23:22 par Hélène
Impossible de me rappeler et de vous citer les sources concernant « l’historien » de Marc Aurèle: rapide référence ou note de bas de page lue dans un ouvrage oublié ?
Il y a bien entendu des exceptions à la règle, vous avez raison de le souligner. Et ces exceptions sont de taille et de si grande pointure! J.CHEVALIER (Histoire de la pensée), M. UNTERSTEINER (Les sophistes), G.GURVITCH (Sociologie et dialectique), sans oublier les poètes (ceux d’entres eux qui aiment la philosophie - ils sont assez rares - et en saisissent si bien un sens ou une lecture "d'un coup d'oeil" ou d'un trait: R.CHAR, J.BOUSQUET par exemple.
Je ne connais pas l’œuvre de BOURDIEU ni celle de HEIDEGGER, deux incontournables que je contourne pour l’heure sans grand regret.
Au moins nous quitterons-nous pour le moment sur deux points d’accord : D.LAERCE « compilateur » - la définition me semble très juste – et … P.VEYNE.
Merci beaucoup de vos réponses.

vendredi 5 juin 2009

Marc-Aurèle: si un César philosophe était plus proche qu'on ne l'imagine d'un César fou ?

Dans ses Pensées, Marc-Aurèle se donne cet avertissement:
"Prends garde de ne pas te césariser" (trad.Pierre Hadot).
On pourrait mal interpréter ce texte: en effet ne serait-ce pas un refus du rôle officiel qu'il devrait jouer ? Le destin ne lui a-t-il pas donné la fonction d'empereur, de César ?
Paul Veyne apporte à ce sujet un éclairage intéressant. Dans L'empire gréco-romain (2005), il souligne qu'à la différence des monarques de l'Ancien Régime, les empereurs n'étaient limités par aucune règle en mesure de guider et réfréner leurs conduites. Les "Césars fous", comme Caligula ou Néron, étaient donc tout autant des expressions idiosyncrasiques que des symptômes de cette absence de "tradition inconsciente, dont la puissance ne se révèle que trop, lorsque cette tradition n'existe pas ou qu'un régime dictatorial rompt avec elle" (p.50).
La mise en garde de Marc-Aurèle ne vise donc pas à le tenir à distance d'un rôle dangereux et immoral mais plutôt à l'empêcher de donner libre cours à ses singularités.
"Un roi n'aurait pas eu besoin de faire les efforts que faisait Marc-Aurèle pour ne pas "se césariser", aux termes de son journal intime." (p.51)
Mais, plus intéressant encore, Paul Veyne fait deviner que l'affichage officiel de la philosophie stoïcienne est, comme celui des talents de chanteur de Néron, rendu possible par cette même absence de définition conventionnelle de la conduite de l'empereur:
"Un empereur pouvait donc être tenté d'abuser de la position publique dont bénéficiait sa personne pour en étendre le privilège à ses autres particularités, respectables, il est vrai: ses talents artistiques ou encore ses convictions personnelles, soit philosophiques avec Marc-Aurèle (les apologistes chrétiens font publiquement appel à ce souverain comme à un philosophe) ou encore Julien, soit religieuses." (p.54)
Le développement de la conduite stoïcienne au sommet de l'Etat serait donc moins une victoire du philosophe sur le politique qu'une manière nouvelle de se césariser.

dimanche 31 mai 2009

Erasme et le Christ ou stoïcisme et sexualité.

Dans l'Eloge de la folie (1509) d'Érasme, je lis ce passage étonnant:
" Le Christ, dans les psaumes sacrés, dit à son Père: " Vous connaissez ma folie." D'ailleurs, ce n'est pas sans raison que les fous ont toujours été chers à Dieu, et voici pourquoi. Les princes se méfient des gens trop sensés et les ont en horreur, comme faisait, par exemple, César pour Brutus et Cassius, alors qu'il ne redoutait rien d'Antoine, l'ivrogne. Sénèque était suspect à Néron, Platon à Denys, les tyrans n'aimant que les esprits grossiers et peu perspicaces. De même le Christ déteste et ne cesse de réprouver ces sages qui se fient à leurs propres lumières." (p.88 trad. Pierre de Nolhac GF 1964)
Il est hors de question de conclure que le Christ est identifié à un tyran. Certes Érasme brocarde (entre autres) l'Eglise dans cet ouvrage écrit en sept jours (!), mais ne touche ni au Christ, ni aux textes sacrés, ni à Dieu. Reste que le lecteur ne peut pas ne pas voir le Christ comme le dernier élément d'une série de princes commençant par César.
Si c'est injustifié de rabaisser le Christ au rôle des princes, le passage met en valeur les traits humains du Christ. Dans la lettre envoyée en 1515 à Martin Dorpius qui avait pris la défense des théologiens, Érasme, s'il tient à manifester un respect total pour Dieu et les meilleurs membres de l'Eglise, met en évidence que, par sa folie, le Christ n'est pas plus qu'humain:
" Il n'y a pas de danger qu'on suppose là que les Apôtres ou le Christ aient été vraiment fous, mais qu'en eux aussi il y avait je ne sais quoi de faible et d'emprunté à nos passions, qui, devant l'éternelle et pure sagesse, peut paraître peu sage." (p.113)
Quant à Sénèque, si le texte cité en fait l'exemple même de l'homme "trop sensé", il est en tant que représentant des Stoïciens clairement critiqué par Érasme qui lui reproche de fonder sa sagesse sur une anthropologie tout à fait imaginaire:
" Ce qui distingue le fou du sage, c'est que le premier est guidé par les passions, le second par la raison; aussi les Stoïciens écartent-ils de celui-ci toutes les passions, tenues pour des maladies. Il en est cependant qui servent aux pilotes experts, pour gagner le port; bien plus aux sentiers de la vertu, elles éperonnent, aiguillonnnent vers le bien. Sénèque va protester, doublement stoïcien, qui défend au sage toute espèce de passion. Mais, ce faisant, il supprime l'homme même; il fabrique un démiurge, un nouveau dieu, qui n'existe nulle part et jamais n'existera; disons mieux, il modèle une statue de marbre, privée d'intelligence et de tout sentiment humain." (Éloge de la folie p.38)
Montaigne, qui, comme l'a expliqué Hugo Friedrich (1949), privilégie le Sénèque psychologue au Sénèque donneur de leçons, est tout à fait dans cette ligne quand il écrit:
" Les secousses et esbranlements que nostre ame reçoit par les passions corporelles, peuvent beaucoup en elle, mais encore plus les siennes propres, ausquelles elle est si fort en prinse qu'il est à l'advanture soustenable qu'elle n'a aucune autre alleure et mouvement que du souffle de ses vents, et que, sans leur agitation, elle resteroit sans action, comme un navire en pleine mer que les vents abandonnent de leur secours." (Essais, , II XII)
Dans l'Éloge, les Stoïciens sont encore plus durement moqués quand la Folie défend que, la relation sexuelle et donc la vie étant impossibles sans délire, sagesse stoïcienne et paternité s'excluent:
" Les Stoïciens ont la prétention de voisiner avec les Dieux. Qu'on m'en donne un qui soit trois ou quatre fois, mettons mille fois stoïcien; peut-être, dans le cas qui nous occupe, ne coupera-t-il pas sa barbe, emblème de sagesse qu'il partage avec le bouc; mais il devra bien déposer sa morgue, dérider son front, abdiquer ses inflexibles principes, et il lui arrivera de débiter quelques bêtises et de risquer quelques folies. Oui, c'est moi, c'est bien moi qu'il appellera à l'aide, s'il veut être père." (p.22)
Concernant la sexualité, on a gardé d'Epictète les enseignements suivants:
" Pour les choses de l'amour, tu dois, autant que possible, rester pur avant le mariage. Mais si tu y goûtes, ne prends ta part que de ce qui est légitime. Pourtant ne sois pas désagréable ou critique à l'égard de ceux qui s'adonnent aux choses de l'amour et ne mets pas en avant, à droite et à gauche, le fait que, toi, tu te n'y adonnes pas." (Manuel 33 trad. Pierre Hadot)
" S'attarder aux choses qui concernent le corps est le signe d'un manque de capacité naturelle pour la philosophie, par exemple faire beaucoup d'exercices physiques, beaucoup manger, beaucoup boire, beaucoup éliminer, avoir beaucoup de rapports sexuels. Mais d'une part, ces choses, il faut les faire comme quelque chose d'accessoire, et d'autre part c'est vers nos dispositions intérieures que l'attention doit se concentrer." (ibid. 41)
Hadot, pour éclairer la référence à l'accessoire, guide vers le passage suivant et par là même le fait lire autrement:
" Comme, au cours d'une traversée, quand le navire a jeté l'ancre dans un port, si tu en descends pour aller chercher de l'eau fraîche, tu peux ramasser une chose accessoire au bord du chemin, un coquillage, une petite racine, il te faut pourtant avoir l'esprit tendu vers le bateau et te retourner constamment, de peur que peut-être le pilote ne t'appelle, tu doives abandonner toutes ces choses, afin que tu ne sois pas embarqué dans le navire, ficelé comme un mouton, de la même manière, dans la vie, si, à la place d'une petite racine, ou d'un coquillage, on te donne une femme ou un enfant, rien n'empêche. Mais si le pilote fait retentir son appel, cours vers le navire en laissant toutes ces choses, sans te retourner en arrière. Et si tu es vieux, ne t'éloigne pas un moment loin du navire, de peur qu'il arrive que tu manques à l'appel." (ibid. 7)
Je ne me risquerai pas à une phénoménologie de l'amour physique à la stoïcienne. Je note juste que l'exercice doit être délicat. En effet, vu que dans la relation sexuelle l'attention est généralement concentrée vers, disons, l'extérieur, le souci des dispositions intérieures et la tension vers l'appel du pilote y paraissent difficilement logeables.