mercredi 24 février 2010

Martha Nussbaum et sa lecture du livre IV du "Natura rerum" de Lucrèce.

À qui s'intéresse à l'analyse de l'amour présentée par Lucrèce dans le livre IV du Natura rerum et à laquelle j'avais consacré une série de billets (on trouve ici le premier d'entre eux), je recommande la fine lecture qu'en donne Martha Nussbaum dans le cinquième chapitre de The therapy of desire(1994). Il a pour titre Beyond obsession and disgust : Lucretius on the therapy of love(p.140 à p.191).
Elle met discrètement en évidence que l'argumentation de Lucrèce est sur certains points (le mariage, le rapport sexuel, les enfants) plutôt en accord avec une éthique d'inspiration aristotélicienne et donc en rupture avec Épicure, en tant que ce dernier place le Souverain Bien dans l'ataraxie individuelle. Le passage qui suit est assez représentatif de sa position :
" Its concerns for the social perspective leads it to take up a position on marriage and on sexual intercourse that is decidedly more positive than Epicurus's, just as Book V is, for similar reasons, more positive on children. These "distractions" are now held to be very valuable; indeed they may even be given intrinsic worth here, as expressions of our political nature. Furthermore, this new attachment to marriage and the family leads Lucretius to defend as valuable a way of life that does not seem to be the best suited for individual ataraxia, since it includes many risks and possibilities for loss and grief." (p.187)
Elle reproche cependant à Lucrèce de donner de la relation de couple une image encore marquée par une obsession d'autosuffisance et de contrôle. Elle identifie en plus une telle obsession à ce qui s'exprimait dans ce que j'ai appelé "la bataille de l'amour" et que Lucrèce a minutieusement décrit en clinicien entre les vers 1076 et 1121 du Livre IV. :
" The people he criticizes are doomed, in love, by their obsession with completeness and control. But cured Epicureans still cling to these goals. They may not insist on controlling and immobilizing their erotic partners. But this is not because they have actually learned to be humanly incomplete and needy without resentment; it is, I think, because they have become internally godlike in the Epicurean way, with no deep needs from the world or from one another. What neither the sick patient nor the cured pupil have found, it seems, is a way in which being simply human can be source of erotic joy." (p190-191)
Ces lignes mettent en évidence que l'idéal épicurien d'être un dieu parmi les hommes est de l'ordre de l'hubris aux yeux de Martha Nussbaum. La sagesse qui se profile à travers son ouvrage reste lucide sur la dépendance essentielle par rapport à la société et à autrui qui caractérise l'être humain. D'où l'idée reprise à Aristote que la vie réussie de la personne est conditionnée essentiellement par une certaine qualité de ce qui l'entoure - ce qui ne revient pas bien sûr à faire d'elle un produit de son milieu ! "Autre chose est en effet - dit Platon - ce qui est cause réellement, autre chose ce sans quoi la cause ne serait pas cause." Phédon 99b -

vendredi 19 février 2010

L'épicurisme est-il castrateur ?

Diogène Laërce rapporte l'anecdote suivante concernant Arcésilas:
"À qui lui demandait pourquoi on passait des autres écoles à celle d'Épicure et jamais de celle d'Épicure à une autre, il répondit : "Quand on est un homme, on peut devenir eunuque, mais lorsqu'on est eunuque, on ne peut devenir un homme." (IV 43 éd. Goulet-Cazé p.522)
On pourrait interpréter le trait platement comme simple expression de la rivalité entre le platonisme et l'épicurisme. Or, Martha Nussbaum prend le passage au sérieux. En effet, à travers la référence aux "autres écoles", elle a surtout en vue la pratique aristotélicienne de la philosophie, dont elle ne se cache pas d'être une adepte. Or, dans le cadre de l'aristotélisme, l'argumentation éthique a une valeur pratique non seulement par sa conclusion mais aussi par sa pratique et par le respect des valeurs épistémiques qui la rendent possible :
" Aristotle has argued that the practical benefit of ethical argument is inseparable from the dialectical scrutiny of opposing positions, from mutual critical activity, and from the essential philosophical virtues of consistency, clarity and perspicuous ordering." (The therapy of desire p.138)
Quelques lignes, plus loin, elle engage à ne pas oublier "the practical value of good philosophy - in really getting to the most powerful and justifiable pictures of human excellence, human functioning, human social justice."
C'est par rapport à cette pratique aristotélicienne que Martha Nussbaum présente la pratique épicurienne comme centrée sur la transmission à un disciple, identifié à un malade, de thèses-médicaments, à apprendre par coeur, pour les intérioriser, en vue de combattre les maux dont souffrent les hommes remplis d'idées fausses.
Centrée sur la guérison, vue selon les critères aristotéliciens, une telle pratique qui ne prend pas au sérieux les pensées de l'élève - du moins tant qu'il ne reproduit pas les thèses de l'École - est jugée sectaire, unilatérale, dogmatique. C'est donc dans une telle perspective que Martha Nussbaum lit le texte de Diogène Laërce cité plus haut :
" It is always possible, and in fact all to easy, to turn from calm critical discourse to some form of therapeutic procedure, as Epicurus himself turned from his Platonist teacher Nausiphanes to his own way. But once immersed in therapy it is much more difficult to return to the values of Aristotelician critical discourse. The passivity of the Epicurean pupil, her habits of trust and veneration, may become habitual and spoil her for active critical task." (ibid. p.139)
Il ne faut pourtant pas conclure de cette analyse que Martha Nussbaum discrédite l'héritage épicurien puisqu'elle ne lui attribue rien moins que la découverte de l'inconscient. Ce qui est à première vue tellement surprenant que cela mérite un autre billet.

Commentaires

1. Le vendredi 12 mars 2010, 08:48 par jeandler
Le maître ne peut que par essence être castrateur, l'élève ne devant que se conformer à la pensée de celui-ci, entrer dans un moule hors duquel il n'est pas de salut.

jeudi 18 février 2010

L'épicurisme, la neurologie et la psychanalyse ou le médicament au lieu du raisonnement ou de la cure ?

Si un Épicurien a à sa disposition un médicament capable, en modifiant sélectivement sa mémoire, de supprimer les idées fausses qui le tourmentent, pourra-t-il légitimement le prendre ? Martha Nussbaum répond affirmativement :
" Suppose we had a special drug that could make Nikidion (c'est le nom que Martha Nussbaum a donné à la disciple imaginaire qu'elle se plaît à mettre à l'épreuve des divers traitements philosophiques) instantly forget all her false beliefs, while retaining the true beliefs : we have no reason to think Epicurus would not have used it, provided that it did not impede the other instrumental functions of practical reason, such as the discovery of means to food and shelter. Therapy must go its arduous and difficult course through its rational powers. But the arguments that work through these powers have no intrinsic human value. We are never safe from bodily ills : so we need arguments around to counter them continually by going over Epicurean arguments. But arguments are with us as handmaids only : useful, even necessary, but not valuable in themselves." (The therapy of desire 1994 p.128)
La note de bas de page mérite aussi d'être citée :
" Similar issues seem to be at stake in some contemporary debates about the relative merits of psychoanalytic and chemical treatment for psychological problems : for one must ask, among other things, whether the psychoanalytic process of sel-scrutiny has an intrinsic worth, indpendendant of the worth of the "cured" state to which it leads."
À travers cette prise de position, Martha Nussbaum défend la thèse que pour Épicure l'usage du raisonnement pratique est purement instrumental et n'est justifié que par l'eudaimonia qu'il cause. Jugé à cette aune, le médicament serait un moyen plus facile d'atteindre le même but.

Commentaires

1. Le dimanche 21 février 2010, 12:33 par John Doe
D'où l'idée qu'on peut devenir "addict" à tout ce qui permettrait la cessation du désir.
La condition pour que le système perdure est cependant que celui-ci ne soit jamais complètement supprimé...
Curieuse "économie" mais finalement compréhensible et inévitable. N'est-ce pas ce que l'on voit actuellement dans tous les produits de consommation qui nous propose la satisfaction de nos désirs sans le risque associé (de la moutarde qui ne pique pas, du vin sans alcool, etc..)
Est-ce que Martha Nussbaum par cet argument par là une critique de l'épicurisme ou de notre société ?
2. Le dimanche 21 février 2010, 17:03 par philalèthe
1) L'épicurisme vise la fin de la souffrance mentale - il ne peut pas permettre la fin de la souffrance physique car même les sages vieillissent, ont des accidents et sont malades - et non celle du désir (en cela il se différencie par exemple du bouddhisme). Le sage s'est défait des désirs vains qui naissent des idées fausses (par exemple le désir d'immortalité qui est engendré par l'idée fausse que la mort est un mal ou le désir de pouvoir qui naît de l'idée fausse que le pouvoir est un bien) mais il doit satisfaire les désirs naturels et nécessaires pour être heureux et peut satisfaire si une telle satisfaction n'occasionne pas des peines, les désirs naturels et non nécessaires, comme le désir sexuel ou le désir des belles formes et des sons harmonieux.
2) Quant à la possibilité de vivre de manière épicurienne dans notre société de consommation, elle est facile à réaliser, d'autant plus qu'on vivrait dans une communauté épicurienne, par essence très fermée au monde extérieur (il ne faut pas avoir peur des mots : le Jardin était organisé comme une secte avec culte de la personnalité d' Épicure, rites en son honneur etc).
3) Martha Nussbaum critique l'épicurisme sur certains points, dont ceux que j'ai évoqués dans les billets, mais elle critique aussi très clairement nos sociétés, comme en témoigne ce passage :
" Epicurus invites us to look at ourselves, at our friends, at the society in which we live. What do we see when we look, and look honestly ? Do we see calm rational people, whose beliefs about value are for the most part well based and sound ? No. We see people rushing frenetically about after money, after fame, after gastronomic luxuries, after passionate love - people convinced by the culture itself, by the stories on which they are brought up, that such things have far more value than in fact they have. Everywhere we see victims of false social advertising : people convinced in their hearts that they cannot possibly live without their hoards of money, their imported delicacies, their social standing, their lovers - although these beliefs result from teaching and may have little relation to the real truth about worth. Do we, then, see a healthy rational society, whose shared beliefs can be trusted as material for a true account of the good life ? No. We see a sick society , a society that values money and luxury above the health of the soul ; a society whose sick teachings about love and sex turn half of its members into possessions, both deified and hated, the other half into sadistic keepers, tormented by anxiety ; a society that slaughters thousands, using ever more ingeniously devastating engines of war, in order to escape its gnawing fear of vulnerability. We see a society, above all, whose every enterprise is poisoned by the fear of death, a fear that will not let its members taste any stable human joy, but turns them into the groveling slaves of corrupt religious teachers." (The therapy of desire p.103).
On voit que Martha Nussbaum critique ici la société selon des critères épicuriens mais, de tradition largement aristotélicienne, elle ne partage tout de même pas la radicalité de la critique épicurienne.

mercredi 17 février 2010

Wittgenstein et Descartes (1)

Dans De la certitude, le dernier texte de Wittgenstein, élaboré dans les dix-huit derniers mois de sa vie, on lit cette remarque qui porte le numéro 160 :
" L'enfant apprend en croyant l'adulte. Le doute vient après la croyance" ("das Kind lernt, indem es dem Erwachsenen glaubt. Der Zweifel kommt nach dem Glauben")
Descartes et Wittgenstein sont d'accord sur un point (comment ne pas l'être d'ailleurs ?) : les adultes transmettent aux enfants ce qu'ils savent par la confiance que ces derniers leur font.
Ils diffèrent sur la valeur de la confiance et de la transmission : Descartes l'a disqualifiée en l'analysant comme crédulité produisant la perpétuation irrationnelle des préjugés collectifs, d'où un enfant mal éclairé car confiant et instruit. Les textes ne manquent pas, par exemple :
" L'homme est entré ignorant dans le monde et la connaissance de son premier âge n'étant appuyée que sur la faiblesse des sens et sur l'autorité des précepteurs, il est presque impossible que son imagination ne se trouve remplie d'une infinité de fausses pensées, avant que cette raison en puisse entreprendre la conduite." (La recherche de la vérité par la lumière naturelle)
À propos des sens, Wittgenstein n'a jamais repris l'idée qu'il faut s'en méfier. Il suffit d'avoir appris que dans certains cas il faut être attentif à ne pas confondre ce qu'on perçoit avec ce qui est réel. En revanche on n'a pas besoin qu'on dise à l'enfant qu'il se fie à sens, ça va de soi, il n'en a même pas conscience (pareil à chacun de nous quand nous ne faisons pas de la philosophie):
" Lorsqu'on enseigne à quelqu'un à calculer, lui enseigne-t-on également qu'il peut se fier à un calcul de son maître ? Mais ces explications doivent bien avoir une fin quelque part. Lui enseigne-t-on aussi qu'il peut se fier à ses sens - puisque, d'un autre côté, on lui dit bien dans nombre de cas que dans tel et tel cas spécial on ne peut s'y fier ?
Règle et exception." (ibidem 34)
C'est précisément l'erreur de Descartes, d'avoir cru prudent de prendre l'exception pour la règle alors qu'il est raisonnable de juger l'exception pour ce qu'elle est, l'exception !
" Supposons que quelqu'un demande : " Sommes-nous vraiment en droit de nous fier au témoignage de notre mémoire (ou de nos sens) comme nous le faisons ?"" (ibid.201)
Si ce n'est pas un professeur de philosophie introduisant au scepticisme ou au doute cartésien, on jugera bizarre cette personne (la question est : poser des questions bizarres de ce type est-il, tout contexte mis à part, un gain de lucidité ?) ?" (ibid. 201)
Dans ces conditions, on comprend que le doute qui vient après les croyances n'est pas comme dans la philosophie de Descartes une mise en question de ces croyances ; il est rendu possible par ces mêmes croyances (par exemple on ne va pas douter en hiver de l'existence de l'étang et encore moins de celle du monde extérieur qui l'englobe mais de la solidité de la couche de glace qui le recouvre, précisément parce qu'on dispose sur la glace de la croyance vraie que si elle est trop mince, elle rompt etc.).
Logiquement on ne peut pas douter de tout car cela supposerait qu'on doute entre autres du sens qu'on donne au mot "doute" et au mot "tout". En fait, Wittgenstein l'a bien fait comprendre, le doute radical vient aussi après la croyance (ici la croyance dans la signification des mots). Descartes avait donc définitivement tort de penser qu'il avait détruit la maison de son savoir jusqu'aux fondations mêmes. C'est tout simplement impossible.

Commentaires

1. Le mercredi 17 février 2010, 14:38 par laurence harang
Bonjour,
Je ne vois pas en quoi Descartes veut détruire la maison de ses certitudes: il veut rendre solide l'édifice !
LH
2. Le mercredi 17 février 2010, 15:15 par philalèthe
Bonjour,
Les textes sont pourtant clairs. En voici deux:
" Et enfin, comme ce n'est pas assez, avant de commencer à rebâtir le logis où on demeure que de l'abattre, ou s'exercer soi-même à l'architecture et outre cela d'en avoir soigneusement tracé le dessin ; mais qu'il faut aussi d'être pourvu de quelque autre, où on puisse être logé commodément pendant le temps qu'on y travaillera etc."
Ce sont les premières lignes de la troisième partie du Discours de la méthode.
On a aussi :
" Je tâchais partout d'imiter les architectes qui, pour élever de solides édifices aux lieux où le roc, l'argile et la terre ferme est couverte de sable, creusent premièrement de profondes fosses, et rejettent de là non seulement le sable, mais tout ce qui se trouve appuyé sur lui, ou qui y est mêlé, afin de poser par après leurs fondements sur la terre ferme ; car de la même façon j'ai premièrement rejeté comme du sable tout ce que j'ai reconnu être douteux ; et après cela, considérant qu'au moins on ne peut pas douter qu'au moins la substance qui doute, ou qui pense, n'existe, je me suis servi de cela comme d'un roc sur lequel j'ai posé les fondements de ma philosophie."
Le texte est tiré de la Réponse aux septièmes objections.
3. Le mercredi 17 février 2010, 16:26 par laurence harang
Je ne comprends toujours pas: il faut sans doute faire une différence entre celui qui doute pour détruire et celui qui doute pour construire; c'est une question d'architecture !
4. Le mercredi 17 février 2010, 17:36 par philalèthe
Descartes a douté en vue de détruire afin de reconstruire. Le début de la première Méditation est encore sur ce point limpide :
" Je m'appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions "
Ou, dès les premières lignes :
" Il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j'avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences."
Vous m'étonnez car vous êtes prof de philo et vous faites pourtant comme si vous ne connaissiez pas Descartes... Or, ces choses-là sont bien établies ! C'est sur Wittgenstein que je m'attendais à un échange, pour dire vrai.
5. Le mercredi 17 février 2010, 18:02 par laurence harang
La belle affaire: le prof de philo, ce n'est pas celui qui affirme: " voilà, c'est ça", mais celui qui amène l'élève à reconstruire la démarche de l'auteur.
Je ne comprends pas votre angle d'attaque: il ne s'agit pas de douter de "tout" mais de s'attaquer aux principes du savoir. Le scepticisme et le doute cartésien, ce n'est pas la même chose ! Or vous écrivez "ou".
6. Le mercredi 17 février 2010, 18:23 par philalèthe
1) Vous n'êtes pas une élève, Laurence, et je pense que des profs de philo doivent avoir un héritage commun...
2) Merci de m'apprendre que le scepticisme et le doute cartésien ne sont pas identiques (il y a le ou inclusif et le ou exclusif...) Mais la question imaginée par W. en 201 pourrait être dite aussi bien dans le cadre d'un enseignement sur l'un ou l'autre (car la défiance à l'égard des sens est commune aux doutes sceptique et hyberbolique).
Quant à douter de tout, c'est bien ce à quoi prétend être arrivé Descartes quand il écrit dans la deuxième Méditation:
" Je suppose donc que tout ce que je vois est faux, je crois que rien n'a jamais existé de ce que représente ma mémoire trompeuse, je n'ai pas de sens du tout ; corps, figure, étendue, mouvement et lieu sont des chimères. Qu'est-ce donc qui sera vrai ? Une seule chose peut-être : il n'y a rien de certain." (trad. Beyssade)
Mais tenez-vous vraiment à maintenir vos interventions au niveau de la polémique stérile et déplaisante ?
7. Le samedi 20 février 2010, 23:42 par JohnDoe
"le doute radical vient aussi après la croyance (ici la croyance dans la signification des mots). Descartes avait donc définitivement tort de penser qu'il avait détruit la maison de son savoir jusqu'aux fondations mêmes. C'est tout simplement impossible." Dites-vous.
Vous touchez du doigt quelque chose qui m'est familier notamment à partir de la lecture de Stanley Cavell qui dit quelque part à peu près ceci : "on ne peut enseigner avant la confiance". On peut comme il le fait dramatiser (en suivant Wittgenstein) cette scène d'instruction (Cavell oppose l'instruction à l'intuition) ou prendre le parti d'une contre-philosophie. Et forcément cette contre-philosophie (j'hésite à dire une anti-philosophie) vise à un moment le scepticisme dans sa forme cartésienne.
Je me souviens d'une souris qui doit encore fureter dans un de nos posts précédents. Je n'ai plus la citation exacte mais Wittgenstein demandait en substance que la philosophie se tourne vers ce qui résiste à l'examen des détails.
Si je pense qu'une souris ne peut naître par génération spontanée je n'ai, effectivement, aucune raison d'essayer de comprendre comment elle a pu émerger de vieux chiffons.
Pascal disait de Descartes qu'il était inutile et incertain, Wittgenstein dirait qu'il est emblématique d'une philosophie qui ne se met pas en quête de nos véritables nécessités.
8. Le dimanche 21 février 2010, 16:19 par philalèthe
Anti-philosophie, contre-philosophie, ces expressions sont finalement énigmatiques car si on demande quelle est cette chose qui est opposée à la philosophie, on ne peut pas répondre une philosophie sauf à faire de Wittgenstein un philosophe de plus avec des thèses et un système. Mais que doit-on dire alors ? Devrait-on rester vague et répondre : une pensée ? Une pensée sur la philosophie qui conduirait à la fin de la philosophie ?
9. Le mercredi 12 mai 2010, 19:24 par Frédéric
"Descartes avait donc définitivement tort de penser qu'il avait détruit la maison de son savoir jusqu'aux fondations mêmes."
Je ne crois pas que Descartes ait jamais pensé cela. Les exemples du logis et de l'architecture sont des images. Descartes est très lucide et très clair sur cette question; et vous le citez : "considérant qu'au moins on ne peut pas douter qu'au moins la substance qui doute"
Par ailleurs, d'un point de vue logique, je ne suis pas d'accord avec : "Logiquement on ne peut pas douter de tout car cela supposerait qu'on doute entre autres du sens qu'on donne au mot "doute" et au mot "tout".". On peut douter de tout et vous y participez (en doutant du doute qui porte sur tout), même s'il y a là matière à contradictions, et il faudrait préciser de quelle logique on parle...
Enfin, vous avez selon moi tout à fait raison lorsque vous dites que le doute "est rendu possible par ces mêmes croyances". A tel point qu'on peut parler de croyance en un doute de ces mêmes croyances!
10. Le mercredi 12 mai 2010, 20:03 par Philalèthe
Merci de votre visite !
1) Ce à quoi je me réfère quand j'écris que Descartes pense avoir détruit la maison de son savoir jusqu'aux fondations mêmes, c'est au doute hyperbolique qui précède le cogito, ce dernier limitant radicalement le doute et distinguant définitivement alors le doute cartésien du doute sceptique. Je pense par exemple à ce passage du début de la deuxième Méditation métaphysique :
" Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n'a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n'avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l'étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu'est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu'il n'y a rien au monde de certain."
2) Je ne peux douter du doute qui porte sur tout qu'en ne doutant pas du sens des mots qui constituent cette proposition. Je veux dire que la proposition "je doute de tout" est conditionnée par des certitudes linguistiques.
11. Le dimanche 30 mai 2010, 12:23 par Descartes
Bravo Mr. Ducray. Vous avez réussit à vaincre le mal avec vos mots. Merci de nous avoir apris tout ça tout le long de l'année.
12. Le samedi 5 juin 2010, 23:37 par Philalèthe
Merci cher Anonyme mais de quel mal parlez-vous donc ?

dimanche 7 février 2010

De deux immobilités (Socrate / Platon)

La première est la plus connue, elle caractérise Socrate se rendant avec Aristodème au souper offert par Agathon (source : Le Banquet de Platon). Ce n'est pas une immobilité subite, un ralentissement l'annonce:
" Chemin faisant, Socrate, l'esprit en quelque sorte concentré en lui-même, avançait en se laissant distancer." (174 d éd. Brisson)
Elle est liée essentiellement sinon à la solitude, du moins à l'isolement :
" Comme je l'attendais, il me recommanda de continuer à avancer." (ibid.)
Elle casse les règles du jeu social et gêne, par là même, qui a l'intention de continuer le jeu :
" Agathon : Mais, Socrate, comment se fait-il que tu ne nous l'amènes pas ?
Aristodème : Je me retourne (...) et je constate qu'effectivement Socrate ne m'a pas suivi. J'expliquai donc que c'était bien avec Socrate que j'étais venu, et que c'était lui qui m'avait invité à venir souper." (174 e)
Elle dure, Socrate devenant une statue pensante et asociale ; Agathon, qui a envoyé un esclave le chercher, entend de la bouche de ce dernier :
" Votre Socrate s'est retiré sous le porche de la maison des voisins, et il s'y tient debout ; j'ai beau l'appeler, il ne veut pas venir." (175 a)
L'hôte ne lui trouve aucune bonne raison et est disposé à utiliser la contrainte pour faire respecter les règles transgressées :
" Quel comportement étrange, s'écria Agathon. Va lui dire de venir, et ne le lâche pas d'une semelle." (ibid.)
Aristodème, le disciple, "un des fanatiques de l'entourage" comme dit Léon Robin (La Pléiade note 4 p.1349), explique sans pour autant justifier (il donne à cette immobilité une cause, l'habitude, mais pas de sens) :
" N'en faites rien (...), laissez-le plutôt. C'est une habitude qu'il a. Parfois il se met à l'écart n'importe où, et il reste là debout. Il viendra tout à l'heure, je pense. Ne le dérangez pas, laissez-le en paix." (175 b)
C'est donc une immobilité régulière, du coup prévisible mais néanmoins énigmatique.
Elle reste difficile à supporter pour les partenaires de jeu :
" Aristodème : Là-dessus (...) nous nous mettons à souper, mais Socrate n'arrivait pas. Aussi Agathon demanda-t-il à maintes reprises qu'on allât le chercher. , mais je m'interposai. " (175 c)
Longue, quand elle prend fin, elle n'est pourtant pas justifiée par l'intéressé mais c'est l'hôte qui en donne désormais une interprétation généreuse :
" Aristodème : Enfin, Socrate arriva sans s'être attardé aussi longtemps qu'à l'ordinaire ; en fait, les convives en étaient à peu près au milieu de leur souper.
Agathon : (...) Viens, ici, Socrate, t'installer près de moi, pour que à ton contact, je profite moi aussi du savoir qui t'est venu alors que tu te trouvais dans le vestibule. Car il est évident que tu l'as trouvé et que tu le tiens, ce savoir ; en effet, tu ne serais pas venu avant." (175 d)
Socrate n' infirmera ni ne confirmera ce dire, précisant seulement que le savoir ne se transmet pas par contact.
Passons à la seconde immobilité, celle du plus connu des disciples de Socrate, Platon. Je l'aborde à travers la référence qu'y fait Sénèque dans le De ira :
" Platon, irrité contre son esclave, ne put se donner du temps, mais il lui ordonna d'enlever tout de suite sa tunique et de tendre les épaules aux coups, afin de frapper de sa propre main ; comprenant qu'il était irrité, il garda sa main en l'air comme il l'avait et resta dans l'attitude d'un homme qui va frapper ; un ami qui survint justement lui demanda ce qu'il faisait : " Je punis, répondit-il, un homme en colère". Comme figé sur place, il conservait le geste, déshonorant pour un sage, de l'homme qui va sévir, et déjà il avait oublié l'esclave, ayant trouvé mieux à châtier." (III XII 5 ed.Veyne p.162).
La différence entre les deux immobilités est nette : certes les deux exemplifient la maîtrise de l'esprit sur le corps. Mais le corps socratique est un, dominé totalement par l'esprit qui le met au repos, alors que le corps platonicien est deux ; en effet il se divise en corps emporté par la passion et corps dominé par la raison ; la division ne passe pas au sein du corps mais entre deux états d'un processus : le mouvement colérique dynamique et ce même mouvement statique, statufié. C'est une immobilisation spectaculaire, soudaine et offerte au public, comme indice et de l'absence première de maîtrise et de la maîtrise, seconde, de cette même absence de maîtrise. Loin d'être une position méditative, elle est moindre mal et effet d'une capture : Platon se prend lui-même en flagrant délit et tel un agent de l'ordre moral, immobilise le malfaisant et l'expose à la réprobation publique.
Cependant, pareille en cela à la première, celle de Socrate, l'immobilité décrite par Sénèque court-circuite la vie ordinaire et les échanges quotidiens : comme son maître qui ne se rend pas où on l'attend, Platon ne fait pas ce qu'on attend d'un maître : châtier son esclave si besoin est. C'est le maître d'esclaves maîtrisé par le philosophe maître de soi.
Sa finalité est ne pas se répéter car les immobilisations successives, à la différence des immobilités régulières, illustreraient l' échec constant et visible de la raison.

Commentaires

1. Le vendredi 12 février 2010, 10:52 par JohnDoe
Beau tableau et belle métaphore aussi de la différence entre la pratique philosophique et (disons) la leçon de philosophie.
2. Le samedi 13 février 2010, 18:29 par Philalèthe
Votre distinction est intéressante mais on peut voir la pratique (socratique) comme une leçon et la leçon que Platon donne à lui et aux autres comme une pratique en train de se fixer.
3. Le dimanche 14 février 2010, 15:16 par JohnDoe
J'ai du mal à voir cela.
De plus en plus je me demande si la pratique philosophique en fait ne serait pas le début et la fin de la philosophie. Et s'il ne faut pas pour cela revenir à Socrate plutôt qu'à Platon, comme emblème du saisissement de la pensée.
Ce n'est pas tout à fait, je reconnais, ce que vous vouliez donner à penser en parlant du corps socratique et du corps platonicien en ces termes :
" Mais le corps socratique est un, dominé totalement par l'esprit qui le met au repos, alors que le corps platonicien est deux ; en effet il se divise en corps emporté par la passion et corps dominé par la raison."
Je ne peux m'empêcher de penser qu'il y une théâtralité chez Platon qu'il n'y a pas chez Socrate. Ne suffit-il pas à Platon de reconnaître qu'il est sous l'emprise de la colère plutôt que de donner en spectacle une division ? Une division d'ailleurs toute aristocratique. On comprend à partir de là pourquoi Platon invente la maîtrise et le philosophe roi. Il me semble que Socrate est plus démocratique et au centre de la cité.
Enfin, ce n'est pas un argument mais je ne peux manquer d'y penser non plus : lorsque dans le Phédon est faite la liste des amis présents aux derniers instants de Socrate, Platon fait dire de lui :
"Platon, je crois, était malade".
De quoi Platon pouvait-il bien être malade et pourquoi tient-il (si ces mots sont de lui, ce qui je crois n'est pas contesté) à marquer ainsi son absence ? C'est une question, que je suis sûr n'être pas le premier à me poser...
4. Le dimanche 14 février 2010, 16:09 par philalèthe
En vous lisant, plusieurs idées me viennent à l'esprit :
1) "je me demande si la pratique philosophique en fait ne serait pas le début et la fin de la philosophie" écrivez-vous.
Annulez-vous alors la valeur de la théorie ? Cela ne revient-il pas à transformer la philosophie en pratique empirique ? Or, dans la philosophie antique, la théorie est défendue comme ayant une fonction pratique. Chez Épicure, on trouve sa réduction à cette fonction pratique mais ce n'est pas le cas dans la philosophie d'Aristote où la connaissance a une valeur en soi indépendante de sa finalité pratique.
2) Qu'appelez-vous le saisissement de la pensée ?
3) Le Socrate auquel on se rapporte étant connaissable à partir de l' oeuvre de Platon (ou à partir de celle de Xénophon) , la comparaison entre les deux est donc difficile à bâtir. Les témoignages dont on dispose sur Platon sont souvent ceux d'ennemis (par exemple ceux d'Antisthène rapporté par Diogène Laërce ou plus généralement les sources tendant à faire de Platon un auteur ayant plagié Épicharme - cf encore sur ce point DL). Dans mon post, je ne voulais rien faire de plus que mobiliser un Platon connaissable à partir d'un texte de Sénèque - ce dernier ne l'a bien sûr pas inventé mais je n'ai pas cherché sa source ; je ne sais pas si on n'a pas déjà attribué une telle figure à un philosophe antérieur - à un Socrate connaissable à partir de Platon ! Dans ces limites-là, j'hésite à parler dans l'absolu de la théâtralité de Platon (en revanche celle des Cyniques n'est pas douteuse).
4) Concernant l'absence de Platon dans le Phédon, on peut donner une explication (trop ?) simple : Platon était bel et bien malade ! Le grand Léon Robin défend cette position dans une note (" Il n'y a pas de bonnes raisons pour supposer à l'absence de Platon un autre motif" La Pléiade p.1369). J'ajoute l'interprétation suivante : en mettant en évidence sa propre absence, Platon illustrerait la thèse défendue dans le Phédon, que le corps est le tombeau de l'âme et qu'il est un obstacle aux activités les plus hautes.
5. Le lundi 15 février 2010, 12:49 par gus
(je n’ai une connaissance de la philo antique que très superficielle, excusez-moi si je dis des conneries, et reprenez-moi…).
J’ai une intuition proche de celle de John Doe sur la pratique philosophique comme alpha et omega d’elle-même chez Socrate. Philathète, vous invoquez Aristote qui a écrit que la connaissance a une valeur en soi. Mais Socrate n’a pas écrit. Son enseignement philosophique était en acte, à mon sens celui d’une démarche, d’une manière de vivre. N’est-ce pas une manière de signifier que la philo n’est que praxis, une pratique alliant pensée et corps dans les actes, comme semble le suggérer cette scénette où son esprit et son corps sont unis dans la réflexion… ? Une philosophie qui serait dénaturée si on la sépare de la vie en la figeant en pure connaissance… ?
Sur la théatralité, ça me fait penser au livre de Nietzsche « de la naissance de la philo… » où il analyse que l’épopée homérique est platonicienne (thèse généalogique des idées au sens « anachronique » que lui donne Nietzsche). Selon lui, le drame est soutenu (ou s’appuie sur) par la philosophie platonicienne. Et cette scène d’autopunition est effectivement assez dramatique, un homme en prise avec ses propres tourments.
Cela me semble très différent de la mise en scène des cyniques, qui me parait plutôt être du genre de la comédie. P.ex., lorsque Diogène balance un poulet déplumé au cours de Platon pour ridiculiser sa définition de l’homme bipède.
Pour poursuivre la comparaison entre les deux immobilités. Celle de Platon montre effectivement une coupure entre sa passion et sa raison, celle-ci punissant la première. Et celle de Socrate au contraire une union entre les deux, sa passion de la raison l’amène à s’immobiliser dans une activité réflexive. Mais il me semble y avoir tout de même en creux une opposition dans la scène de Socrate, entre cette praxis philosophique et l’activité mondaine à laquelle il devait se rendre. Est-ce sur-interpréter que de voir là une dichotomie entre sagesse et mondanités ?

mercredi 27 janvier 2010

Un jugement de Pierre Hadot sur Michel Foucault.

Afin de mettre en perspective la position de Martha Nussbaum, voici tiré des entretiens avec Arnold Davidson et Jeannie Carlier un passage éclairant le jugement que Hadot portait sur Foucault :
" A.D. : Pouvez-vous résumer vos divergences philosophiques avec Foucault, et notamment votre critique de ses idées de culture de soi, sur l'esthétique de l'existence ?
Il faut dire tout d'abord que nos méthodes étaient très différentes. Foucault était sans doute, en même temps que philosophe, un historien des faits sociaux et des idées, mais il n'avait pas pratiqué la philologie, c'est-à-dire tous les problèmes liés à la tradition des textes anciens, le déchiffrement des manuscrits, le problème des éditions critiques, le choix des variantes textuelles. En éditant et traduisant Marius Victorinus, Ambroise de Milan, les fragments du commentaire du Parménide, Marx-Aurèle, certains traités de Plotin, j'ai acquis une certaine expérience qui me permettait d'aborder les textes anciens dans une tout autre perspective que lui. Notamment, je me suis toujours attaché à l'étude attentive du mouvement de la pensée de l'auteur et la recherche de ses intentions. Il n'attachait pas beaucoup d'importance à l'exactitude des traductions, utilisant souvent de vieilles traductions peu sûres.
Ma première divergence se trouve dans la notion de plaisir. Pour Foucault, l'éthique du monde gréco-romain est une éthique du plaisir que l'on prend en soi-même. Cela pourrait être vrai pour les épicuriens, dont Foucault parle finalement assez peu. Mais les stoïciens auraient rejeté cette idée d'une éthique du plaisir. Ils distinguaient soigneusement le plaisir et la joie, et la joie, pour eux - la joie, et non pas le plaisir -, se trouvait non pas dans le moi tout court, mais dans la meilleure partie du moi. Sénèque ne trouve pas sa joie dans Sénèque, mais dans Sénèque identifié à la Raison universelle. On s'élève d'un niveau du moi à un autre , transcendant. Par ailleurs, dans sa description de ce qu'il appelle les pratiques de soi, Foucault ne met pas suffisamment en valeur la prise de conscience de l'appartenance au Tout cosmique, et la prise de conscience de l'appartenance à la communauté humaine, prises de conscience qui correspondent aussi à un dépassement de soi. Enfin, je ne pense pas que le modèle éthique adapté à l'homme moderne puisse être un esthétique de l'existence. Je crains que cela ne soit finalement qu'une nouvelle forme du dandysme." (La philosophie comme manière de vivre p.214-215 2001)
La critique centrale, la question de la compétence philologique laissée de côté, touche juste. Post-kantien et nietzschéen, Foucault ne pouvait pas prendre au sérieux le grandiose et bien fragile cadre métaphysique qui fonde l'éthique stoïcienne (le problème intéressant est précisément de savoir que garder alors du stoïcisme et comment le justifier). Pierre Hadot est donc en mesure de reprocher à Michel Foucault son refus de toute transcendance et de toute métaphysique ayant une portée cosmologique, sa méfiance vis-à-vis d'un concept aussi chargé métaphysiquement que celui d'humanité et donc une forme de nominalisme porté à prendre en compte les hommes concrets plutôt que l'Homme (à ce niveau l'héritage marxiste est aussi manifeste). On peut alors appeler dandysme une doctrine de la mise en forme de soi qui n'est pas en mesure de s'adosser sur une métaphysique, au sens classique de ce terme (et non au sens rajeuni que lui donnent certains philosophes analytiques).
Comme Martha Nussbaum, Pierre Hadot, à la différence de Foucault, ne décontextualise pas les éthiques antiques de leur arrière-plan métaphysique. À coup sûr, c'est le stoïcisme qui avec son finalisme providentiel semble le plus difficile à mettre en harmonie avec nos connaissances. L'épicurisme, rejetant le finalisme, dépeignant un univers sans raison et explicable exclusivement par des causes atomiques, sensible avec Lucrèce à l'évolution, paraît moins lourd à défendre dans la perspective d'un rationalisme post-Lumières. Ceci dit, c'est à condition de ne pas prendre non plus au sérieux l'affirmation épicurienne de l'existence des Dieux.

vendredi 22 janvier 2010

Michel Foucault jugé par Martha Nussbaum

Dans l'introduction de Therapy of desire(1994), Martha Nussbaum présente ainsi la critique qu'elle fait de l'approche que Foucault a eue des philosophies hellénistiques:
" There is one reclaiming of Hellenistic texts within philosophy -perhaps the most widely known to the general public- that seems to me, though exciting, also deeply problematic. This is Michel Foucault's appeal to the Hellenistic thinkers, in the third volume of his History of Sexuality, and in lectures given toward the end of his life, as sources for the idea that philosophy is a set of techniques du soi, practices for the formation of a certain sort of self. Certainly Foucault has brought out something very fundamental about these philosophers when he stresses the extent to which they are not just teaching lessons, but also engaging in complex practices of self-shaping. But this the philosophers have in common with religious and magical/superstitious movements of various types in their culture. Many people purveyed a biou techne, an "art of life." What is distinctive about the contribution of the philosophers is that they assert that philosophy, and not anything else, is the art we require, an art that deals in valid and sound arguments, an art that is commited to the truth. These philosophers claim that the pursuit of logical validity, intellectual coherence, and truth delivers freedom from the tyranny of custom and convention, creating a community of beings who can take charge of their own life story and their own thought. (Skepticism is in some ways an exception, as we shall see; but even Skeptics rely heavily on reason and argument, in a way other popular "arts" do not.) It is questionable whether Foucault can even admit the possibility of such a community of freedom, given his view that knowledge and argument are themselves tools of power. In any case, his work on this period, challenging though it is, fails to confront the fundamental commitment to reason that divides philosophical techniques du soi from other such techniques. Perhaps that commitment is an illusion. I believe that it is not. And I am sure that Foucault has not shown that it is. In any case, this book will take that commitment as its focus, and try to ask why it should have been thought that the philosophical use of reason is the technique by which we can be truly thinking and truly flourishing." (p.5-6)
On peut lire ce texte comme une défense, dans la tradition des Lumières, de la raison comme moyen d'émancipation réelle. En dehors de tout relativisme et de toute herméneutique du soupçon, Martha Nussbaum prend position en faveur de la valeur non seulement gnoséologique mais aussi éthique de la cohérence et du respect de la vérité. Elle tient ainsi à établir une frontière nette entre l'usage de la raison à des fins libératrices et l'usage de techniques irrationnelles, par exemple, religieuses. Il va de soi que le camp visé par Martha Nussbaum pourra juger avec condescendance ce plaidoyer en faveur de la raison qu'il taxera alors de naïf et illusoire. Mais aura-t-il raison ?

jeudi 21 janvier 2010

Martha Nussbaum et la conception de la philosophie comme thérapeutique.

Le livre de Martha Nussbaum The therapy of desire. Theory and practice in hellenistic ethics (1994) vient d'être réédité avec une nouvelle introduction. J'y trouve un passage qui clarifie le sens qu'elle donne à l'expression "philosophie thérapeutique". Je le transcris ici avec la volonté non seulement d'accéder, de faire accéder à la pensée de Martha Nussbaum mais aussi à celles - que je ne suppose pas d'emblée être tout à fait identiques sur ce point à celle de Nussbaum - de Pierre Hadot et de Michel Foucault - qui elles-mêmes bien sûr se distinguent entre elles ! - :
" The point of saying that philosophy should be therapeutic is not to say that philosophy ought to subordinate its own characteristic commitments to some other norms (e.g., flourishing, calm); it is, rather, to say that you can get the good things you are searching for (flourishing, calm) only through a lifelong commitment to the pursuit of argument. Other figures in the culture - soothsayers, magicians, astrologers, politicians - all claim to provide what people want , without asking them to think critically and argue. The philosophers say : no, only in the life devoted to reason will you really get what you want (Here, as I say in Therapy, I locate a major deficiency of Michel Foucault's otherwise illuminating writing on self-fashioning in the Hellinistic period. Self-fashioning can take many forms; the form it takes in the philosophers is a lifelong dedication to argument and analysis.)
So if teachers of philosophy avoid Hellenistic texts because they think of them as texts that persuade primarily through nonargumentative means, they are incorrect; they have misunderstood what Hellenistic therapy is about. Nonetheless, there are genuine difficulties involved in teaching these texts to students who are used to more familiar argumentative strategies. Therapeutic arguments have their own rhetoric and their own literary style. They cannot be decoded by someone who simply ignores those aspects of the argument, as much teaching of philosophy is apt to do. Only if one reads these arguments with sensitivity to their therapeutic purpose will on be able, after quite a lot of work, to see how good, as arguments, they really are." (p.XI)
En 1995, un an après la publication de The therapy of desire , Pierre Hadot, qui me mentionne pas le livre de Nussbaum dans sa bibiographie, écrivait des lignes qui paraissent aller dans la même direction, par exemple :
" Il ne faudrait pas non plus opposer mode de vie et discours, comme s'ils correspondaient respectivement à la pratique et à la théorie. Le discours peut avoir un aspect pratique, dans la mesure où il tend à produire un effet sur l'auditeur ou le lecteur (...) Il s'agit de montrer que le discours philosophique fait partie du mode de vie (...) Le discours du maître de philosophie pouvait d'ailleurs prendre lui-même la forme d'un exercice spirituel, dans la mesure où ce discours était présenté sous une forme telle que le disciple, en tant qu'auditeur, lecteur ou interlocuteur, pouvait progresser spirituellement et se transformer intérieurement." (Qu'est-ce que la philosophie antique ? p.20-21-22)
Ce que je note chez Martha Nussbaum est l'insistance sur la durée et la difficulté de l'effort requis pour la compréhension des arguments ("life-long commitment" "after quite a lot of work") ainsi que sur la sensibilité requise pour un tel effort intellectuel.
À première vue, ce qui distingue cette pensée de celle de Foucault est son engagement réaliste au sens philosophique du terme : les bonnes choses que les hommes recherchent (l'épanouissement, le calme) existent réellement et ne sont pas simplement des objets de croyance ; non seulement elles existent mais peuvent être aussi atteintes. Je fais l'hypothèse que Foucault aurait jugé une telle ontologie trop simple et naïve. Il n'aurait sans doute pas distingué les bonnes choses du discours et du training qui les visent. Ces points sont très largement à préciser.

lundi 18 janvier 2010

Philosophie et neurologie: Epicure et la SLA.

Je veux rappeler en premier lieu le rôle que la philosophie épicurienne donne à la mémoire. Deux textes canoniques sont ici éclairants. D'abord la lettre adressée par Épicure à Idoménée et rapportée par Diogène Laërce (X 22):
" Je vous écris cette lettre alors que je passe et achève en même temps le bienheureux jour de ma vie ; les douleurs que provoquent la rétention d'urine et la dysenterie se sont succédé sans que s'atténue l'intensité extrême qui est la leur ; mais à tout cela la joie qu'éprouve mon âme a résisté, au souvenir de nos conversations passées." (ed. Goulet-Cazé p.1252)
La sentence vaticane 17 , elle, ne présente pas le souvenir comme un remède à la souffrance physique mais comme la condition nécessaire et suffisante du bonheur de l'homme âgé :
" Ce n'est pas le jeune qui est bienheureux, mais le vieux qui a bien vécu : car le jeune, plein de vigueur, erre, l'esprit égaré par le sort ; tandis que le vieux, dans la vieillesse comme dans un port, a ancré ceux des biens qu'il avait auparavant espérés dans l'incertitude, les ayant mis à l'abri par le moyen de la gratitude"
Marcel Conche, auteur de la traduction, commente ainsi :
" Le vieillard n'est pas seulement heureux, comme le jeune, au moyen de la philosophie, peut l'être, mais "bienheureux", grâce à la mémoire qui lui permet de puiser dans ses souvenirs heureux comme dans une réserve de bonheur. Le plaisir joui, et de plus recueilli, médité, approprié par la gratitude, est principe d'une suite illimitée de plaisirs. Car revivre en pensée, avec reconnaissance, le plaisir joui, est un nouveau plaisir ; et par le plaisir je me suis créé du plaisir pour toute la vie." (Épicure Lettres et Maximes 1987)
On peut cependant se demander si la sentence 17 justifie un tel commentaire. Au fond rien en elle ne semble exiger une référence à la mémoire. On pourrait aussi bien comprendre que le vieillard possède les biens que jeune il craignait de ne pas avoir et que la gratitude qu'il ressent à leur égard - gratitude causée par le plaisir fourni par ces biens - est la raison pour laquelle il ne risque pas de les abandonner. Ainsi on peut se demander si on a raison de lire la sentence 17 à la lumière de la Lettre à Idoménée. Reste certes cette lettre qui me suffit pour mon propos d'aujourd'hui.
Je souhaite en effet mettre en rapport ces textes canoniques, qui donnent comme un mode d'emploi de la mémoire, avec l'usage que Tony Judt dit faire de ses propres souvenirs. En effet, dans l'édition du Monde du 17 Janvier, l'historien anglais communique aux lecteurs l'expérience qu'il a de la terrible maladie neurologique dont il souffre, la sclérose latérale amyotrophique ou maladie de Charcot. Privé de la possibilité de tout contrôle de son propre corps, l'auteur décrit ainsi l'usage qu'il est parvenu à faire de ses souvenirs :
" Imaginez un instant que vous soyez obligé de rester allongé absolument immobile sur le dos pendant sept heures d'affilée et de trouver le moyen de rendre ce calvaire supportable non seulement pour une nuit, mais pour le restant de votre existence. La solution que j'ai trouvée consiste à faire défiler mentalement ma vie, mes pensées, mes fantasmes, mes souvenirs, mes faux souvenirs et autres, jusqu'à ce que je tombe par hasard sur des événements, des gens ou des récits dont je peux me servir pour détourner mon esprit du corps dans lequel il est enfermé. Ces exercices mentaux doivent être assez intéressants pour captiver mon attention et me faire oublier une démangeaison insupportable à l'intérieur d'une oreille ou au bas des reins. Mais ils doivent être également assez ennuyeux et prévisibles pour servir de prélude et d'incitation efficace au sommeil. Il m'a fallu un certain temps pour découvrir que cette méthode constituait une alternative possible à l'insomnie et à l'inconfort physique, et aussi qu'elle n'était pas infaillible.
Mais de temps à autre, quand j'y pense, je suis stupéfait par la relative facilité avec laquelle je surmonte ce qui était autrefois une épreuve nocturne presque insupportable. Je me réveille exactement dans la même position, la même disposition d'esprit et le même état de désespoir en sursis que la veille."
Entre la théorie épicurienne et la pratique réelle de Tony Judt, on relèvera les différences suivantes : d'abord la valeur du recours que le malade fait à sa mémoire n'est pas conditionnée par la sagesse de la vie antérieure, ce qui est plutôt une bonne nouvelle, vu que nombreux sont ceux qui pensent que l'idéal de vie épicurien a un côté, disons, livresque ou, plus clairement dit, est irréalisable psychologiquement ; ensuite le souvenir n'a pas une fonction différente du faux souvenir ou du fantasme, ce qui là aussi ouvre les horizons de ceux qui, donnant une valeur prioritaire au réellement vécu, pourraient se désespérer de la pauvreté du leur ; ajoutons que la recherche de l'élément utile n'obéit à aucune méthode difficile car il suffit d'inventorier ce dont on dispose mentalement jusqu'au moment où on est absorbé par le contenu au point de ne prêter attention qu'à lui (ce qui est remarquable ici, c'est que Tony Judt décrit l'exploration de son esprit comme une découverte jamais déçue et non comme une routine répétitive et passablement obsessionnelle : on peut supposer que joue sur ce point un rôle majeur l'excellente qualité de sa mémoire). Enfin la finalité de l'exercice pratiqué par le malade est bien distincte de celle visée par le philosophe puisqu'il s'agit dans son malheureux cas de fuir dans le sommeil alors que la pratique épicurienne est une conscience pleine et plaisante d'une béatitude stable et gagnée pour toujours.
Néanmoins le point commun à l'expérience réelle et à la théorie épicurienne saute aux yeux : quelque chose d'insupportable est évacué de la conscience. Certes l'insupportable a des degrés et il va de soi que cette méthode a donc des limites qui peuvent d'ailleurs tout à fait varier selon les individus et les circonstances. Reste que cette pratique volontaire de la mémorisation systématique parvient à donner l'impression de pouvoir échapper à l'infortune physique de laquelle on est victime. Je dis infortune physique car l'infortune morale doit placer dans un état psychique qui rend inapte à un tel inventaire des ressources mémorielles.
Les dernières lignes du texte cité mettent cependant en évidence les limites de l'exercice : il détourne momentanément de la conscience du malheur mais est impropre à changer l'état d'esprit du malade. Ce serait sans doute demander beaucoup trop à un exercice spirituel que de compter sur lui pour opérer un tel changement. On passerait alors de la réalité psychologique au mythe (sans qu'on sache d'ailleurs tracer la frontière avec certitude, ce qui n'est pas pour rien, je crois, dans l'attrait continuel que représentent les sagesses pour nos vies plus ou moins réussies).

lundi 11 janvier 2010

Philosophie antique et Wittgenstein.

Il est arrivé qu'on me demande s'il y a un lien entre mon intérêt pour la philosophie antique et celui que je porte à Wittgenstein. Or, je trouve dans le dernier livre de Sandra Laugier Wittgenstein. Les sens de l'usage (Vrin 2009) un passage assez bien adapté à cette question:
" P. Hadot a mis en évidence dès les années 1960 un lien entre la philosophie antique comme pratique et exercice spirituel et la visée thérapeutique de Wittgenstein. Le Tractatus est bien un exercice où l'on atteint la transformation de soi par un effort de lucidité et un travail sur soi et ses perceptions.
Je me suis rendu compte que j'avais essayé de proposer une attitude philosophique qui soit indépendante, d'abord, de toute philosophie particulière et, ensuite, de toute religion. Quelque chose qui se justifie par soi-même (Qu'est-ce que l'éthique ? Entretien avec P.Hadot, Cités, nº 5,2001)
En articulant l'approche de Wittgenstein à une conception de la philosophie comme éthique du langage et perfectionnement de soi, Hadot a légitimé une ouverture ultérieure des interprétations de Wittgenstein. Les limites du langage sont les limites de mon monde, et de ma vie : reconnaître ma forme de vie dans le langage, c'est reconnaître ma finitude. L'exercice spirituel consisterait à comprendre ma situation dans le langage et est un apprentissage de la mort, comme de la vie, dont les limites sont celles de mon monde.
Cette éthique wittgensteinienne définit alors une forme non religieuse d'exercice spirituel : il n'y a pas d'en-dehors du langage, et comprendre l'auteur du livre (TLP, 6.54) c'est comprendre que le livre est dénué de sens. Cette insistance finale et inattendue sur l'auteur dans un ouvrage aussi impersonnel ("celui qui me comprend") montre bien le statut du Tractatus, qui est de transformer le lecteur. En ce sens, la lecture de Wittgenstein sera aussi, comme le dit Hadot dans sa préface aux Exercices spirituels à propos du Tractatus, une forme d'exercice de compréhension de soi. Il est important de noter qu'un tel exercice de compréhension prend toute sa valeur s'il est spécifiquement compréhension d'autrui." (p.67-68)
Le rapprochement entre la dimension thérapeutique et des philosophies antiques et des réflexions de Wittgenstein ne doit pas cependant éclipser une différence essentielle : scepticisme à part, les philosophies antiques bâtissent leur éthique (dont la fonction thérapeutique est explicite par exemple dans l'épicurisme) sur une base métaphysique alors que Wittgenstein (du moins dans l'interprétation que donne Laugier du Tractatus) nie et la valeur et la nécessité de toute métaphysique (concernant le stoïcisme j'ai développé ce point ici).
D'ailleurs, sauf à me tromper, Hadot n'a jamais réduit les philosophies antiques à des éthiques, il a juste assuré qu'elles étaient irréductibles à des théories et que leur finalité pratique est essentielle à la compréhension des éventuelles contradictions théoriques qu'elles renferment

Commentaires

1. Le mardi 12 janvier 2010, 00:36 par Nicotinamide
Il me semble que je vous l'avais déjà signalé mais je le répète en commentaire du billet. Après avoir présenté mon projet de recherche (sur le cynisme antique et ses prolongements), celui qui allait être mon directeur de recherche, spécialiste d'Aristote, me parla, une fois ma présentation terminée, il me parla de Wittgenstein. Je masquai la surprise déclenchée par l'incongruité de son premier commentaire. Il insistait sur la vie philosophique. Et d'après vos billets, je découvre effectivement que Wittgenstein s'attache à un conseil d'Antisthène. Antisthène d'après un stoicien précisait que philosopher consistait en partie à l'examen des mots.
(Epictète I 17 10 "Antisthène a écrit que l'examen des mots est le principe de la formation philosophique)
2. Le mardi 12 janvier 2010, 06:24 par xpavie
En thèse sur les exercices spirituels, Wittgenstein prend une place non négligeable au titre d'une mise en oeuvre et d'un discours faisant sens avec les exercices des Anciens.
3. Le mardi 12 janvier 2010, 12:14 par JohnDoe
Merci à Philalèthe de reprendre la réflexion en ce début d'année sur un sujet aussi important :
"Cette éthique wittgensteinienne définit alors une forme non religieuse d'exercice spirituel" dit Hadot. D'où, en effet, la tâche chez lui de travailler la notion de "conversion", (particulièrement emblématique), comme s'il s'agissait de ramener ce mot même (un mot de la religion s'il en est) à la maison.
J'aimerais dire que la formule est beaucoup plus simple que l'"exercice" justement qu'il demande et je me demande si l'exercice en question n'est pas en fin de compte un exercice d'écriture et de lecture, chez Hadot qui rejoint ainsi toute l'écriture philosophique moderne comme une tentative de retrouver des mots plus purs aux mots de la religion.
C'est ce qui expliquerait cet investissement dans le langage qu'il va chercher chez Wittgenstein.
Mais alors c'est complètement en tant que "moderne" qu'il se réfère au modèle antique...
Autre chose qui me convainc de cette perspective et qui fait que je ne comprends pas toujours bien Hadot. Il parle d'"exercice spirituel" mais il ne nous donne aucunement les clés d'une telle pratique (il y en a des dizaines les plus actuellement pratiquées) et c'est ce qui me déçoit un peu et qui fait qu'a priori on peut camper Wittgenstein en à peu près tout : du disciple de Loyola au maître Zen..
4. Le mardi 12 janvier 2010, 14:48 par philalèthe
1 Nicotinamide
C'est un plaisir de vous lire de nouveau !
Le passage d'Épictète que vous citez est intéressant: il y défend la valeur de la logique contre l'idée que le plus pressant est de guérir ses passions et que la logique est stérile. L'éthique est donc subordonnée à une connaissance du vrai, que garantit la logique. C'est vrai qu'à la fin du passage cette position est attribuée à Antisthène, mais il faut noter que cette référence ne place pas le cynique en position d'autorité originaire, celle-ci étant identifiée à Socrate. Plus précisément Épictète remonte vers l'origine en partant des premiers stoïciens (Chrysippe, Zénon, Cléanthe) pour aboutir à Socrate, point d'arrivée, et ceci via Anstithène, placé donc en position intermédiaire entre Socrate et les stoïciens, ce qui est conforme en tout cas à l'ordre chronologique (la question de l'ordre logique est plus difficile à trancher).
Dans ce contexte, on doit moins parler d'un examen des mots que d'un examen des critères de la vérité des propositions et des raisonnements.
Je me permets cependant d'attirer votre attention sur une différence majeure entre une telle position et ce que veut dire Wittgenstein. En effet dans une telle perspective, la logique conditionne la formulation de jugements moraux vrais. Or, c'est une thèse majeure du TLP (Tractatus logico-philosophicus) qu'il n'y a pas de propositions éthiques vraies (ni fausses, ni douteuses). Cette position sur laquelle Wittgenstein ne reviendra jamais y compris dans sa seconde philosophie crée une distance considérable entre le cynisme, le stoïcisme, l'épicurisme etc et ce que veut dire Wittgenstein. Dans son cas, l'exercice spirituel se réalise dans la prise de conscience du non-sens des énoncés moraux. On voit en revanche bien nettement que si les cyniques s'opposent tant à leurs contemporains, c'est sur la base de la certitude absolue de posséder la vérité absolue en morale.
5. Le mardi 12 janvier 2010, 15:21 par philalèthe
3 John Doe
Votre post éveille en moi plusieurs interrogations:
1) d'abord si on reconduit le mot conversion de son usage métaphysique à son usage quotidien (cf Recherches 116), comment va-t-on s'y prendre pour déterminer son usage quotidien ? N'y a-t-il pas des usages quotidiens ? J'entends par usage quotidien non pas un usage fréquent mais un usage qui n'implique aucune croyance renvoyant à quelque chose d'extérieur à la vie humaine dans l'immanence de sa quotidienneté.
2) plus généralement se référer à des mots plus purs ne revient-il pas à reconstituer un mythe de la pureté (au sens où une telle pureté serait largement illusoire) ? Cf à ce sujet la fin de mon dernier billet.
3) sauf à me tromper, quand Hadot lit les philosophies antiques comme essentiellement pratiques, il vise justement à ne pas les lire en moderne mais à les comprendre selon leurs propres intentions. Je doute aussi que la pratique se limite pour lui à une écriture. Quand par exemple il en parle comme d'une attention centrée sur le présent, il envisage autant un état d'esprit qu'un état d'âme.
4 ) les exercices spirituels dont Hadot parle me paraissent assez précisément déterminés par leur définition stoïcienne (sur ce sujet, cf La philosophie comme manière de vivre 2001: ce sont des entretiens de Hadot avec Carlier et Davidson)
5 ) du point de vue de Wittgenstein (je n'envisage pas ici le pt de vue de Hadot sur Wittgenstein), la transformation de soi n'est pas du tout imaginable dans le cadre de Loyola ou du bouddhisme zen, pour la bonne raison que ce sont des cadres métaphysiques (qui n'ont pas reconduit les mots de leurs usage métaphysique à leur usage quotidien).
6. Le mardi 12 janvier 2010, 20:14 par ichimizen
A Philalète
Le zen "cadre métaphysique" ?
Voyez cela :
«Si vous voulez
comprendre la Voie, vous devez comprendre que le corps-esprit ordinaire est la Voie.
Le corps-esprit ordinaire est quelque chose qui ne demande
aucun effort», même si cela est parfois difficile et douloureux.
Le corps-esprit ordinaire n’est ni vrai, ni faux, ni hier, ni demain. On ne peut pas l’attraper, on ne peut pas le rendre,
il n’y a pas de consistance, ni d’inconsistance. Il est liberté.
Le corps-esprit ordinaire demeure dans notre présence, ici et maintenant.
7. Le mercredi 13 janvier 2010, 10:31 par philalèthe
6 Ichimizen
Le passage que vous citez (d'où est-il tiré ?) est un parfait exemple de non-sens du moins selon les critères du Tractatus. Je comprends que vous le citiez car le texte mentionne "le corps-esprit ordinaire" et donc on peut y voir une évacuation de la transcendance ; mais le texte reste métaphysique au sens où "la métaphysique exploite, en faisant mine de la rejeter, la grammaire du langage ordinaire, qu'elle sollicite en dehors de ses conditions d'application sans s'en expliquer"(Wittgenstein Sandra Laugier 2009 p.64).
8. Le mardi 26 janvier 2010, 11:14 par JohnDoe
"Les limites du langage sont les limites de mon monde, et de ma vie : reconnaître ma forme de vie dans le langage, c'est reconnaître ma finitude. L'exercice spirituel consisterait à comprendre ma situation dans le langage et est un apprentissage de la mort, comme de la vie, dont les limites sont celles de mon monde."
En relisant ces lignes par lesquelles vous décrivez l'intention de P. Hadot, je me dis que j'étais mal informé et l'avais lu trop rapidement. Merci donc de cette rectification.
C'est la notion d'"exercice spirituel" sans doute qui me gênait. En fait, Hadot parle de la "connaissance de soi". Cette connaissance implique un exercice de soi sur soi.
Je ne comprends toujours pas cela dit la relation, que fait A. Davidson par exemple, avec le thème d'un "souci de soi" chez M. Foucault. D'ailleurs, il me semble que Hadot s'est distancié de cette lecture. Mais ce n'est pas le sujet de ce post et ma question concerne cette "connaissance de soi". Une question Zen un peu abrupte je le reconnais:
Est-ce que cette "connaissance de soi" ne serait pas en fin de compte prise de conscience de son "conditionnement". Et s'il s'agit de cela quelle espèce de pratique ou d'exercice allez-vous mettre en place (puisque vous êtes conditionnés)?
9. Le mardi 26 janvier 2010, 14:38 par Philalèthe
D'abord une remarque préliminaire : le passage que vous m'attribuez à propos de Pierrre Hadot fait partie de la citation de Sandra Laugier.
Quant aux questions qui terminent votre post, Bourdieu y a clairement répondu dans toute son oeuvre et précisément dans l'Esquisse pour une auto-analyse (2004). Par exemple :
" Comprendre, c'est comprendre d'abord le champ avec lequel et contre lequel on s'est fait. C'est pourquoi, au risque de surprendre un lecteur qui s'attend peut-être à me voir commencer par le commencement, c'est-à-dire par l'évocation de mes premières années et de l'univers social de mon enfance, je dois, en bonne méthode, examiner d'abord l'état du champ au moment où j'y suis entré." (p.15)
Sandra Laugier défend explicitement un tel usage de la connaissance sociologique quand elle écrit dans Wittgenstein. Les sens de l'usage (2009) :
" Une façon de reformuler la question anthropologique, chez Wittgenstein, serait d'examiner à quoi nous obéissons - et comment la subjectivité elle-même se constitue par différentes connexions et contraintes. Bourdieu, dans sa préface du Sens pratique, est plus wittgensteinien encore qu'on ne l'imagine quand il dit de la sociologie qu'elle "offre un moyen, peut-être le seul, de contribuer, ne fût-ce que par la conscience des déterminations, à la construction, autrement abandonnée aux forces du monde, de quelque chose comme un sujet" (Le sens pratique p.41)" (p.302)
Ce n'est que dans le cadre d'une conception incompatibiliste de la liberté (la liberté et le déterminisme étant incompatibles, s'il y a l'un, il n'y pas l'autre) qu'on peut douter de l'existence d'une pratique émancipatrice (ici par la connaissance des déterminismes - c'est sur ce point du Spinoza pur et dur -) si notre identité a été conditionnée par des contraintes sociales (ou autres : neurologiques etc). 
Ceci dit, en termes du moins wittgensteiniens, si on fait une auto-analyse fondée sur la sociologie, on ne fait plus de la philosophie, on fait de la science appliquée. En effet c'est une connaissance de soi par la connaissance des lois ; on cherche à enrichir sa connaissance des faits, ici relatifs à soi.
10. Le mercredi 27 janvier 2010, 11:44 par JohnDoe
Merci pour cette éclairage.
Ce que je voulais dire (et je crois vous rejoindre) c'est qu'aussi intéressante que soit cette approche sociologique (qui emprunterait un tour wittgensteinnien) de la "connaissance de soi", eh bien, ça a un air de famille avec une "connaissance" de soi mais, pour moi, ce n'est pas ce que j'appelle une connaissance de "soi".
Mais c'est vrai que je me fonde sur une inspiration plutôt zen de la "connaissance de soi" (c'est pourquoi, d'ailleurs, je trouvais le post de ichimizen pertinent qui contestait le fait que cette vision était inspirée par la métaphysique) et d'exercices (méditation, visualisations) que Pierre Hadot n'évoque absolument pas.
C'est peut-être un tout autre chemin mais il est difficile pour moi d'entendre parler de tous ces thèmes en ignorant complètement (comme c'est souvent) l'Orient.
11. Le mercredi 27 janvier 2010, 12:16 par philalèthe
En effet je n'ai pas de souvenirs d'avoir lu des lignes de Pierre Hadot se référant au bouddhisme. J'ai en tête une référence au taoïsme. Voici le passage en question :
" Arnold Davidson : Récemment, vous avez commencé à vous intéresser à la philosophie dans les autres cultures, surtout à la philosophie chinoise, et c'est peut-être lié à l'idée qu'il y a quelque chose comme des attitudes philosophiques universelles, attitudes qu'on peut trouver même dans une culture chinoise, et qui représentent, dans un autre contexte, ce qui se trouve aussi dans l'Antiquité occidentale.
J'ai été longtemps très réticent à l'égard du comparatisme (par exemple au sujet des rapports entre Plotin et l'Orient). Maintenant j'ai un peu changé d'avis, en constatant des analogies indiscutables entre pensée chinoise et philosophie grecque. J'ai parlé de l'attitude d'indifférence à l'égard des choses, aussi d'une sorte d'attitude stoïcienne ; on pourrait ajouter également la notion d'illumination instantanée. Je m'explique ces analogies, non pas par des rapports historiques, mais par le fait que des attitudes spirituelles analogues peuvent se retrouver dans différentes cultures. Parfois aussi, j'ai trouvé dans la pensée chinoise des formules qui me semblaient plus éclairantes que tout ce que l'on pouvait trouver dans la philosophie grecque, par exemple, pour décrire la situation d'inconscience dans laquelle nous vivons, l'image de la grenouille au fond du puits ou de la mouche à vinaigre au fond d'une cuve, "ignorant l'univers dans son intégralité grandiose" comme dit Tchouang-Tseu. Mais je ne peux pas parler en spécialiste de la pensée chinoise." (La philosophie antique comme manière de vivre p.226 2001)
Le passage de Tchouang-Tseu est le suivant :
" Je ne connaissais du Tao que ce que peut en connaître une mouche à vinaigre prise dans une cuve. Si le maître n'avait pas soulevé mon couvercle, j'aurais toujours ignoré l'univers dans son intégralité grandiose" (ibid.p.274)

Ça me fait penser à l'Allégorie de la Caverne !
Concernant le jugement de Hadot sur Foucault (que vous évoquez dans un précédent post), j'en fais le thème d'un bref billet.
Sinon, Cavell a-t-il écrit sur le zen ?