Au début des
Méditations pascaliennes (1997), dans le premier chapitre, Pierre Bourdieu fait la "critique de la raison scolastique" : il entend par cette expression la critique des "présupposés qui sont constitutifs de la
doxa génériquement associée à la
skholè, au loisir, qui est la condition de l'existence de tous les champs savants." (p.22). Or, il pense trouver cet usage du mot scolastique dans un passage de
Sense et Sensibilia du philosophe
Austin :
" Austin parle en passant, dans Sense et Sensibilia, de "vision scolastique" (scholastic view), indiquant, à titre d'exemple, le fait de recenser et d'examiner tous les sens possibles d'un mot, en dehors de toute référence au contexte immédiat, au lieu d'appréhender ou d'utiliser simplement le sens de ce mot qui est directement compatible avec la situation."
Bourdieu critique ici une absence de sensibilité au contexte. Or, ce qu' Austin dénonce dans le passage en question, c'est certes une absence de sensibilité au contexte mais prenant une toute autre forme. Les mots sont utilisés immédiatement dans leur sens philosophique au lieu d'être examinés dans la pluralité de leurs usages contextuels :
" My general opinion about this doctrine ( Austin vise la thèse suivante : " we never directly perceive or sense, material objects (or material things), but only sense-data" ) is that it is a typically scholastic view, attributable, first, to an obsession with a few particular words, the uses of which are over-simplified, not really understood or carefully studied or correctly described ; and second, to an obsession with a few (and nearly always the same) half-studied "facts". (I say "scholastic", but I might just as well have said "philosophical" ; over-simplification, schematization, and constant obsessive repetition of the same small range of jejune "examples" are not only not peculiar to this case, but far too common to be dismissed as an occasional weakness of philosophers.)" (Oxford University Press p.3).
En un sens, Austin dans ces lignes accuse les philosophes de ne pas examiner tous les sens possibles d'un mot, certes non pas hors contexte, mais dans tous les contextes possibles - ce que Wittgenstein désignait sous le nom de die Übersicht ( qu'on traduit quelquefois par vue synoptique). Or, adopter une telle vue synoptique suppose un détachement par rapport aux urgences et à l'action qui est précisément un des traits de la disposition scolastique identifiée par Bourdieu. Austin reproche aux philosophes de ne pas adopter la disposition scolastique (au sens de Bourdieu) qui leur permettrait d'éviter d'être limité par leur vision scolastique (au sens donné par lui à cette expression).
Bourdieu a donc vraiment tort d'écrire dans la page suivante :
" Faute de dégager toutes les implications de son intuition de la "vision scolastique", Austin n'a pas su voir dans la skholè et le "jeu de langage" scolastique le principe de nombre des erreurs typiques de la pensée philosophique qu'il s'efforçait, après Wittgenstein, et avec d'autres "philosophes du langage ordinaire" d'analyser et d'exorciser." (p. 25)
On a vu en effet qu' Austin écrit noir sur blanc que la cause des erreurs philosophiques sur la question de la perception est une vue scolastique. De cette vue, une disposition scolastique, apte à embrasser panoramiquement tous les usages contextualisés, débarrasserait la philosophie.
Certes Austin n'a pas fait explicitement une genèse sociale de la vue scolastique, il l'identifie cependant à quelque chose comme une des routines du métier de philosophe. Pierre Bourdieu a-t-il donc raison d'écrire :
" Austin omet de poser la question des conditions sociales de possibilité de ce point de vue très particulier sur le monde."
En fait Austin a clairement conscience que les philosophes dont il parle ne réalisent pas qu'ils sont limités par leurs usages philosophiques dans le traitement des problèmes philosophiques.
À coup sûr , Austin comme Bourdieu ont la même fin : augmenter la rationalité de la recherche philosophique.
09/07/10 : Je note que dans leur Dictionnaire Bourdieu (2010), Stéphane Chevallier et Christiane Chauviré (éminente wittgensteinienne) reprennent dans l'article Skholè l'erreur relevée ici. Il ne faut pas faire tant confiance aux maîtres !
Commentaires
Est-ce que cette position n'est pas liée à la perspective propre à la République qui fait de la formation philosophique le couronnement de la formatin de l'élite dirigeante?
La question de l'âge auquel philosopher serait, de ce point de vue, solidaire de la question de savoir qui doit philosopher.
- Oui, dit-il, ils en raffolent.
- Dès lors, lorsqu'ils ont eux-mêmes réfuté beaucoup de gens, et lorsqu'ils ont été réfutés par plusieurs, ils basculent avec une brutale rapidité dans le scepticisme à l'endroit de ce qu'ils croyaient auparavant. Et compte tenu de cela, justement, ils deviennent aux-mêmes, comme tout ce qui touche à l'exercice de la philosophie, objets de mépris de la part de tous les autres.
- C'est tout à fait vrai, dit-il
- Pour sa part, un homme plus âgé, dis-je, ne consentira pas à participer à pareil délire." (VII 539b-c)
Permettez-moi de rappeler pour tous (sic) ce texte si percutant mis dans la bouche de Calliclès par Platon dans le Gorgias: