mercredi 20 octobre 2010

Elisabeth Anscombe et la morale : une brève introduction.

Élisabeth Anscombe (1919-2001) a suivi les cours de Ludwig Wittgenstein à Cambridge. La lecture de son œuvre, peu traduite en français, - son opus magnum L’intention (1957) n’est disponible dans cette langue que depuis 2002 – met en évidence qu’Anscombe a hérité du philosophe autrichien un tour de pensée brusque et exigeant, proche moins du Tractatus logico-philosophicus, démonstratif, que des interrogations pénétrantes et énigmatiques des Recherches philosophiques ou De la certitude. Pourtant ses thèses ne peuvent en aucune manière être vues comme de simples variations autour de thèmes wittgensteiniens.
Pour comprendre la position de la philosophe anglaise par rapport à Wittgenstein, il faut savoir que, s’il est traditionnel de la qualifier de philosophe analytique, elle n’est situable dans aucun des deux grands courants qui ont pris Wittgenstein comme modèle - le positivisme logique (Carnap) et la philosophie du langage ordinaire (Austin). C’est particulièrement net avec le positivisme logique qui, dans la tradition du Tractatus, a fermé la porte à une réflexion philosophique sur l’éthique en jugeant dépourvue de sens toute proposition irréductible à des énoncés factuels. Or, l’œuvre d’ Anscombe, si elle n’est pas simplement une philosophie de la morale, prend clairement position sur les questions morales à travers de nombreux articles écrits entre 1939 et 2001, le plus célèbre étant The Modern Moral Philosophy (1958).
Pour comprendre l’engagement moral d’Anscombe, on doit tenir compte de son catholicisme. Même s’il est absolument faux de ne voir en elle qu’une philosophe catholique, il est difficile de ne pas reconnaître sa foi comme ce qui lui donne d’abord un certain nombre de certitudes morales. Cependant Anscombe n’a jamais pensé que la foi était le seul accès possible à de telles certitudes, la raison étant en mesure de justifier, par exemple, l’interdiction absolue du meurtre de l’innocent.
Son premier article, Examen de la justice de la guerre en cours (1939), permet de mesurer comment la foi oriente de manière décisive la pensée d’Anscombe et comment elle-même juge pourtant son argumentation irréductible à une conviction religieuse personnelle. La philosophe y formule les sept conditions d’une guerre juste. Certes aucune d’entre elles ne mentionne Dieu ; pourtant, quelques lignes avant, on lit que « l’idée de loi morale naturelle est une idée que les hommes modernes ont perdue ; mais sans elle ils ne peuvent pas vivre en paix en eux-mêmes ou socialement ou internationalement ». Puis, plus loin : « à ceux qui croient en Dieu il apparaîtra clairement que Sa loi, la loi éternelle, se réfléchit dans l’activité raisonnée de la Création, cette « loi de nature » qui est la vérité des choses ». Dieu commandant le bien, on a accès la connaissance du bien autant par la foi que par la connaissance rationnelle de ce qui est bon pour l’homme.
Si est mise en évidence une perspective originairement religieuse, elle ne doit pas éclipser l’importance aussi de l’héritage aristotélicien. La pensée catholique trouve ainsi un allié dans une conception d’un homme doté de fonctions naturelles, le bien correspondant à l’exercice de toutes ses fonctions, à l’épanouissement de toutes ses capacités et la justice désignant la vertu visant précisément la réalisation du bien.
À partir de ce double héritage, chrétien et aristotélicien, qui met au plus haut la personne humaine, Anscombe est logiquement une adversaire radicale du conséquentialisme. Dans Le meurtre et la moralité de l’euthanasie (1982), elle le définit en deux thèses : « dans le type utilitariste de moralité appelé « conséquentialisme » on suppose (a) que nous devons toujours agir de manière à produire le meilleur état de choses à venir possible, et que donc (b) en ne faisant pas quelque chose qu’on pourrait faire on est autant responsable des conséquences que quand on agit bel et bien ». La critique d’Anscombe revient à rappeler que, si on est responsable des effets qu’on a visés, on ne doit pas être tenu responsable des effets latéraux (side effects). Ainsi le chirurgien est responsable de l’opération elle-même mais non des douleurs post-opératoires qu’elle engendre, quoique ces douleurs n’eussent pas été produites sans l’opération. Si le chirurgien ne peut pas se voir reprocher une action bonne à cause des douleurs qu’elle engendre, inversement personne ne peut être jugé bon pour une action mauvaise qui aurait des effets bénéfiques.
Or, le conséquentialiste n’écarte a priori aucune action parmi celles que l’on doit accomplir afin de produire le meilleur état de choses possible. Dans ce cadre-là, on peut concevoir des situations où il est moral de tuer une personne innocente au vu des effets bénéfiques attendus.
Que la morale anscombienne sur ce point ait des conséquences en philosophie politique se vérifie dès lors qu’on remémore un texte polémique dirigé contre le président américain Harry Truman qu’en 1956 l’université d’Oxford s’apprêtait à honorer. Du point de vue d’Anscombe, il était clair que Truman, en donnant l’ordre de bombarder Hiroshima et Nagasaki, avait franchi la ligne qui séparait les activités militaires non condamnables moralement – la philosophe n’est en rien pacifiste – de celles qui réalisaient, au nom d’un hypothétique bien à venir, des actions absolument injustifiables, quel que soit le contexte (par exemple produire la mort d’innocents en vue d’abréger la guerre).
À lire ces lignes, on pourrait penser que cette philosophe, absolutiste éthiquement, est partisane d’une éthique kantienne de l’impératif catégorique. Or, si La philosophie moderne morale est un texte important, c’est parce qu’il dénonce autant l’utilitarisme sous sa version conséquentialiste que le déontologisme kantien. La critique d’Anscombe, défend en effet que le verbe « devoir » n’a pas un sens spécial en morale et que, comme dans d’autres contextes où on peut l’employer, il est justifié par le bien qu’on attend de la conduite associée au devoir mais qu’en morale ce bien ne peut être défini sans la prise en compte de tous les besoins humains naturels et fondamentaux. Aussi l’idée d’une inconditionnalité de l’obligation morale lui est tout à fait étrangère. Sa critique de Kant a en même temps une claire dimension généalogique : l’idée d’obligation par rapport à une loi n’est intelligible que si la loi est promulguée par un législateur – distinct de ceux que la loi oblige – et si ce dernier a un moyen de la faire respecter. Or, privé de la foi judéo-chrétienne qui lui donnait un sens, le concept d’obligation morale n’est que le reliquat incohérent d’une conception religieuse de la morale largement mise en question, point que Schopenhauer avait déjà relevé.
Le rejet du kantisme, allié à une conception absolutiste de la morale, ne peut donc valider ni une conception subjectiviste de la morale (les valeurs morales ne font qu’exprimer des préférences personnelles) ni une conception positiviste du Droit (les lois juridiques tirent leur valeur du fait qu’elles sont instituées par l’Etat). Anscombe soutient que les conduites morales sont réellement bonnes en tant qu’elles contribuent non au bien de l’homme en tant que patient (c’est le bien que vise le médecin) ou en tant qu’élève (c’est le bien que fait le professeur) mais au bien de l’homme en tant qu’être humain. Ne mentionnant plus dans les articles de la maturité la loi morale que pour l’associer au légalisme qu’elle critique sévèrement, Anscombe oppose au Droit positif non pas le Droit Naturel mais les lois qu’il faut établir pour qu’elles correspondent aux besoins humains satisfaits par l’Etat et la politique.
Formulant des interdictions absolues mais sensible aux cas particuliers et aux usages et en cela précisément fidèle à Wittgenstein, hostile à l’idée que chacun doit mettre au premier plan ce qui lui est utile mais justifiant la morale par son utilité pour le développement des hommes, reliée biographiquement à une foi particulière mais justifiée intellectuellement par une raison universelle, la philosophie morale d’E. Anscombe, à première vue paradoxale, n’est en fait que délicate à saisir. Un lecteur impatient la comprendrait mal, tant elle est éclairée moins par un seul article décisif que par la mise en perspective de tous et tant elle est attentive à la singularité de chaque cas et ennemie, comme Wittgenstein encore, des généralisations philosophiques.

jeudi 7 octobre 2010

Kant chez Stendhal.

Encore une citation de Kant chez Stendhal. C'est cette fois dans Lucien Leuwen :
" Quelle différence avec la sensation d'un homme du monde ou d'un homme qui n'a pas reçu du hasard ce don incommode, père de tant de ridicules, que l'on appelle une âme ! Pour ces gens raisonnables, faire la cour à une femme, c'est un duel agréable. Le grand philosophe Kant ajoute : "Le sentiment de la dualité est puissamment réveillé quand le bonheur parfait que l'amour peut donner ne peut se trouver que dans la sympathie complète ou l'absence totale du sentiment d' être deux." (p.263 Folio Classique)
De nouveau un texte apocryphe ?
Qui sait ce que Stendhal a lu de Kant ?

Commentaires

1. Le vendredi 5 novembre 2010, 21:16 par oyseaulx
Il se peut que Kant soit cité une ou deux fois par Destutt de Tracy, qui pourrait être la source de Stendhal ici, à moins qu'il ne s'agisse d'une réminiscence de son séjour en Allemagne dans les armées napoléoniennes.
2. Le dimanche 7 novembre 2010, 00:44 par Philalèthe
Merci pour cette suggestion.

vendredi 17 septembre 2010

Savoir l'essentiel sans effort ou les vulgarisateurs, nos "sophistes" ?

Qui aujourd'hui n'aime pas les vulgarisations ? Qui n'attend pas une bonne âme savante en mesure de lui donner accès sans douleur à la physique quantique, aux théories des cordes, des fractales ou du chaos ? La curiosité serait apaisée et en plus, comme Sokal et Bricmont nous l'ont fait savoir, dans un texte de philosophie, ces petites choses en jetteraient. Du moins pour deux types de lecteurs : les innocents et les initiés via les vulgarisations préalables.
Par rapport à ce mirage, quoi de mieux que ces lignes décapantes de Ludwig Wittgenstein dans les premières lignes de la Conférence sur l'éthique (1929) ?
" Une autre solution possible aurait été de vous faire ce que l'on appelle une conférence de vulgarisation - c'est à dire une conférence destinée à vous faire croire que vous comprenez quelque chose que vous ne comprenez pas - et de satisfaire ce que je crois être un des désirs les plus bas de nos contemporains, cette curiosité superficielle qui porte sur les toutes dernières découvertes de la science." (trad. Fauve Folioplus philosophie p.8)
On pense alors à " Ad augusta per angusta" ou plus savamment aux dernières lignes de l'Éthique de Spinoza :
" Si maintenant l'on trouve très difficile le chemin que j'ai montré y mener, du moins peut-on le découvrir. Et il faut bien que ce soit difficile, ce qu'on trouve si rarement. Car comment pourrait-il se faire, si le salut se trouvait sous la main, et que l'on pût le découvrir sans grand labeur, difficile autant que rare." (trad. Pautrat, p.541, Ed. du Seuil, L'ordre philosophique)
Ne pas en conclure que Spinoza et Wittgenstein ont la même conception du salut. Le philosophe autrichien a fait son deuil de ce dont rêvaient encore les grands philosophes classiques, fonder l'éthique sur une métaphysique impeccable.

mercredi 8 septembre 2010

Faut-il philosopher tôt ?

On connaît la première phrase de la Lettre à Ménécée, écrite par Épicure :
" Que nul, étant jeune, ne tarde à philosopher, ni, vieux, ne se lasse de la philosophie. Car il n'est, pour personne, ni trop tôt ni trop tard, pour assurer la santé de l'âme." (trad. Marcel Conche)
On connaît moins le conseil adressé au jeune homme Lucien Leuwen, pressé de trouver le bon chemin de la vie, conseil que Stendhal met dans la bouche d' un sage :
" Avancez un peu plus dans la vie, vous verrez alors d'autres aspects des choses ; contentez-vous, pour le moment de la manière vulgaire de ne nuire méchamment à personne. Réellement, vous avez trop vu de la vie pour juger de ces grandes questions ; attendez et buvez frais." (Lucien Leuwen p.98 Folio)
On se souvient aussi que Platon était hostile à un enseignement philosophique précoce. Mais il ne faisait pas tant confiance à la vie et ne conseillait pas de boire frais. Si le jeune devait attendre, c'était pour être préparé, sans même qu'il s'en doutât, à la philosophie, ce qui le conduisait quelquefois à avaler d'amères potions.

Commentaires

1. Le vendredi 17 septembre 2010, 09:26 par elias
"On se souvient aussi que Platon était hostile à un enseignement philosophique précoce."
Est-ce que cette position n'est pas liée à la perspective propre à la République qui fait de la formation philosophique le couronnement de la formatin de l'élite dirigeante?
La question de l'âge auquel philosopher serait, de ce point de vue, solidaire de la question de savoir qui doit philosopher.
2. Le vendredi 17 septembre 2010, 16:53 par Philalèthe
Vous avez raison. Je me référais implicitement à la République. Notez cependant que même les bonnes natures, celles qu'on pourra instruire jusqu'à leur donner la connaissance du Bien, ne sont pas plus aptes que les autres à philosopher jeunes. L'idée platonicienne est que la philosophie en dissolvant dans un premier temps les opinions encourage chez les jeunes encore bien fougueux un scepticisme nihiliste. J'ai en tête le texte suivant :
" Je pense que tu t'es rendu compte que les très jeunes gens, lorsqu'ils goûtent pour la première fois aux dialogues argumentés, en font mauvais usage, comme s'il s'agissait de jeux d'enfants. Ils y recourent sans cesse dans le seul but de contredire et, en imitant ceux qui les réfutent, ils en réfutent eux-mêmes d'autres, se réjouissant comme de jeunes chiens à tirer et à mettre en pièces par la parole ceux qui se trouvent dans leur entourage.
- Oui, dit-il, ils en raffolent.
- Dès lors, lorsqu'ils ont eux-mêmes réfuté beaucoup de gens, et lorsqu'ils ont été réfutés par plusieurs, ils basculent avec une brutale rapidité dans le scepticisme à l'endroit de ce qu'ils croyaient auparavant. Et compte tenu de cela, justement, ils deviennent aux-mêmes, comme tout ce qui touche à l'exercice de la philosophie, objets de mépris de la part de tous les autres.
- C'est tout à fait vrai, dit-il
- Pour sa part, un homme plus âgé, dis-je, ne consentira pas à participer à pareil délire." (VII 539b-c)
3. Le vendredi 17 septembre 2010, 18:01 par elias
"Notez cependant que même les bonnes natures, celles qu'on pourra instruire jusqu'à leur donner la connaissance du Bien, ne sont pas plus aptes que les autres à philosopher jeunes."
En effet, mais ce que je voulais suggérer c'est que derrière la sélection des naturels philosophes comme derrière la fixation tardive (30 ans je crois) de l'age pour commencer à philosopher , il y a l'idée que, si certains ne font jamais de philosophie, ce n'est pas un problème (ce qui se conçoit parfaitement dans la perspective politique de la République mais qui paraitrait plus problématique dans la perspective éthique dont témoignent les dialogues socratiques).
La question de l'âge pour philosopher est aussi évoquée dans le Gorgias, mais le problème est inverse, puisque le propos de Callicles est de dire que la philosophie ne convient justement qu'à la jeunesse et est indigne d'un homme mûr.
4. Le vendredi 17 septembre 2010, 18:41 par Philalèthe
Merci pour ce rappel opportun relatif au Gorgias. Mais l'usage de la philosophie que préconise Calliclès n'a-t-il pas été de fait institutionnalisé ? C 'est de manière paradimagtique la philosophie en classe prépa commerciale, par exemple, la fréquentation des philosophies donnant à la fin un joli vernis - mieux, une rouerie conceptuelle - qui fait briller dans le monde (ce qui ne veut pas dire que les profs de philo ont cette fin en tête...). Et combien pensent, des profs de philo entourés de leurs élèves adolescents, ce que Calliclès pensait de Socrate ? Tant qu'eux-mêmes parviennent à ne pas se voir sous ce jour...
Permettez-moi de rappeler pour tous (sic) ce texte si percutant mis dans la bouche de Calliclès par Platon dans le Gorgias:
" Or, c'est exactement la même chose que j'éprouve en face de gens qui philosophaillent. Quand je vois un jeune, un adolescent qui fait de la philosophie, je suis content, j'ai l'impression que cela convient à son âge, je me dis que c'est le signe d'un homme libre. Et, au contraire, le jeune homme qui ne fait pas de philosophe, pour moi, n'est pas de condition libre et ne sera jamais digne d'aucune belle et noble entreprise. Mais, si c'est un homme d'un certain âge que je vois en train de faire de la philosophie, un homme qui n'arrive pas à s'en débarrasser, à mon avis, Socrate, cet homme-là ne mérite plus que les coups. C'est ce que je disais tout à l'heure : cet homme, aussi doué soit-il, ne pourra jamais être autre chose qu'un sous-homme, qui cherche à fuir le centre de la cité, la place des débats publics, "là, où dit le poète, les hommes se rendent remarquables". Oui, un homme comme cela s'en trouve écarté pour tout le reste de sa vie, une vie qu'il passera à chuchoter dans son coin avec trois ou quatre jeunes gens, sans jamais proférer la moindre parole libre, décisive, efficace." (485 c-d)

samedi 4 septembre 2010

Qu'est-ce que la philosophie ?

Dans son article de la Stanford Encyclopedia of Philosophy Ontological arguments, traduit par Roger Pouivet dans Philosophie de la religion, approches contemporaines (Vrin 2010), Graham Oppy soutient que dans l'état actuel des publications, l'argument ontologique, formulé pour la première fois par Saint Anselme au 11ème siècle, n'a pas encore trouvé une forme qui lui permettrait de convaincre un non-théiste de croire en Dieu. En effet de multiples objections ont été faites depuis 10 siècles à cet argument même si "aucun argument ne conduit à la conclusion qu'aucun argument ontologique ne peut être correct." D'où des tentatives constantes de reformuler l'argument de manière à lui permettre de surmonter toutes les objections. Mais ce ne sont pas ces tentatives, présupposant une grande technicité philosophique, qui m'intéressent aujourd'hui. C'est une remarque générale que Graham Oppy fait à propos des objections :
" Ces arguments montrent que certains ensembles d'énoncés (croyances, etc) sont incompatibles - on ne peut rejeter les conclusions de ces arguments tout en acceptant leurs prémisses. Mais les arguments eux-mêmes ne montrent pas qu'il est raisonnable d'accepter les prémisses. Et donc rien non plus sur le caractère (inconditionnellement) raisonnable d'accepter les conclusions." (p.193)
Mais ce que soutient Oppy concernant la question de l'argument ontologique peut être étendu d'abord à toute la philosophie de la religion, puis à toute la philosophie. En effet, quel que soit le problème philosophique envisagé, certains ensembles d'énoncés sont incompatibles sans qu'on soit en mesure de déterminer dans les ensembles ceux qui sont vrais, pour la bonne raison que toute détermination de ce type reposerait sur des prémisses dont la conformité à la raison ne pourrait pas être justifiée inconditionnellement. Une telle réflexion ne justifie pas le scepticisme car les prémisses du raisonnement sceptique ont le caractère de toutes les prémisses en question. C'est plutôt un encouragement à adopter en philosophie au moins un rationalisme humble.

jeudi 2 septembre 2010

Freud, rationaliste ou chauvin épistémique ?

Voici un texte archi-connu écrit par Freud dans L'avenir d'une illusion en 1927 :
" Les doctrines religieuses sont soustraites aux exigences de la raison ; elles sont au-dessus de la raison. Il faut sentir intérieurement leur vérité ; point n'est nécessaire de la comprendre. Seulement ce credo n'est intéressant qu'à titre de confession individuelle ; en tant que décret, il ne lie personne. Puis-je être contraint de croire à toutes les absurdités ? Et si tel n'est pas le cas, pourquoi justement à celle-ci ? Il n'est pas d'instance au-dessus de la raison. Si la vérité des doctrines religieuses dépend d'un événement intérieur qui témoigne de cette vérité, que faire de tous les hommes à qui ce rare événement n'arrive pas ? On peut réclamer de tous les hommes qu'ils se servent du don qu'ils possèdent, de la raison, mais on ne peut établir pour tous une obligation fondée sur un facteur qui n'existe que chez un très petit nombre d'entre eux. En quoi cela peut-il importer aux autres que vous ayez, au cours d'une extase qui s'est emparée de tout votre être, acquis l'inébranlable conviction de de la vérité réelle des doctrines religieuses ? "
Voici maintenant un texte moins connu du philosophe William P. Alston tiré d'un article "Perceiving God" (Percevoir Dieu) publié en 1986 dans The journal of philosophy et traduit par Roger Pouivet dans Philosophie de la religion. Approches contemporaines Vrin 2010 :
" Pourquoi devrions-nous supposer qu'un accès cognitif dont jouit seulement une partie de la population est moins probablement fiable qu'un autre, universellement distribué sur toute la population ? Pourquoi devrions-nous supposer qu'une source comportant des croyances moins détaillées et moins facilement intelligibles est plus suspecte qu'une autre plus détaillée ? A priori, il semble tout aussi vraisemblable que certains aspects de la réalité ne soient accessibles qu'aux personnes qui satisfont certaines conditions, des conditions qui ne sont pas satisfaites par tous les êtres humains, et que cependant d'autres aspects soient également accessibles à tous. A priori, il semble aussi vraisemblable que certains aspects de la réalité ne puissent être appréhendés par des êtres humains que de façon fragmentaire et opaque, et que d'autres puissent l'être de façon presque complète et claire. Pourquoi l'une des prétentions cognitives devrait-elle être considérée avec plus de suspicion que l'autre ? J'accorde que la distribution hasardeuse de ER (expérience religieuse) appelle une explication, tout comme les caractéristiques peu satisfaisantes épistémiquement de ce qu'elle nous apprend. Mais la distribution universelle et la richesse cognitive de PS (perception sensible) appelle également une explication. Dans les deux cas, des explications sont disponibles, puisque, dans un cas comme dans l'autre, ce qui vient des pratiques est utilisé comme explication. Pour ER, la distribution limitée peut être expliquée par le fait que de nombreuses personnes ne sont pas préparées à réunir les conditions morales et existentielles que Dieu a établies pour qu'on prenne conscience de Lui. Et les caractéristique cognitivement insatisfaisantes de ce qui vient de ces croyances s'explique par le fait que que Dieu excède nos pouvoirs cognitifs." (pp. 367-368)
À la lumière de ce texte, Freud peut être accusé de " chauvinisme épistémique - quand on juge de formes de vie étrangères selon leur conformité à une situation familière - une manière de procéder qu'il convient de déplorer aussi bien dans la sphère épistémique que dans la sphère politique." (ibid. p.372)

Commentaires

1. Le vendredi 3 septembre 2010, 11:28 par Mael
Freud ne considère pas l'extase dont il parle comme un "accès cognitif". D'ailleurs je trouve le raccourci assez infondé.
Si l'expérience religieuse est l'ouverture à une nouvelle source de connaissance dans le sens où elle ouvre à de nouvelles interprétations, elle n'est pas une "capacité", et encore moins cognitive.
Ou alors il faut classer les "vraies" ER des "fausses", en expliquant que ceux qui en ont vécues mais qui ont apostasié leur foi ont cru accéder à l'extase, ou se sont trompés. Mais dans ceux qui croient, combien se sont trompées ? Quel critère objectif permet-il de qualifier une ER de vraie ou de fausse ?
On peut constater objectivement (eg. scientifiquement) un "sixième sens" chez certains malgré que tous n'en soient pas pourvu. On peut même l'expliquer.
Par contre on ne peut le faire d'une ER, probablement par ce que c'est avant tout une disposition intellectuelle et émotionelle. Cela étant dit sans dénigrer son importance. Quelle autre expérience personnelle peut-elle prétendre à une telle intensité ?
2. Le vendredi 3 septembre 2010, 12:00 par Philalèthe
1) C'est clair que Freud ne considère pas l'extase comme un accès cognitif. C'est parce qu'ils s'opposaient que j'ai présenté ces deux textes.
2) Concernant la distinction entre les vraies et les fausses ER, le texte suivant, tiré du même article, est éclairant 
" Si nous prenons une communauté religieuse particulière, avec une base commune suffisante, doctrinale et cultuelle, alors un système contradictoire plus ou moins défini s'établira. Plus concrètement, pensons à la communauté chrétienne en général. (J'utiliserai maintenant l'expression "ER" pour la pratique de former des croyances- M en cours dans cette communauté - Alston plus haut a appelé croyances-M "celles qui concernent la façon dont Dieu est à un moment donné relié à un sujet ("M" pour manifestation) - Dans la communauté chrétienne en général, un ensemble de doctrines s'est développé au sujet de la nature de Dieu, de ses Intentions et de Ses interactions avec l'humanité, y compris la façon dont Il nous apparaît. Si une croyance-M contredit ce système, c'est une raison de la juger fausse. Il y a de plus une histoire longue et multiple de nos rencontres avec Dieu; on la trouve aussi bien dans des écrits que dans la transmission orale. Cela fournit des bases pour tenir certaines expériences particulières comme vraisemblablement véridiques, à des degrés fivers, étant données les conditions, psychologiques ou autres, dans lesquelles elles surviennent, le caractère de la personne qui a l'expérience et ce qu'il en résulte dans sa vie, Une pratique doxastique religieuse socialement établie, comme l'est "ER", donne des ressources pour vérifier l'acceptabilité d'une croyance-M particulière." (p.369-370)
3) " On peut constater objectivement (eg. scientifiquement) un "sixième sens" chez certains malgré que tous n'en soient pas pourvu. On peut même l'expliquer. " ???
3. Le vendredi 3 septembre 2010, 12:46 par Philalèthe
Pour appuyer le point 2, ces lignes de John Greco sont très claires :
" Par exemple, si un individu croit que Dieu lui demande de tuer ceux qui ne sont pas chrétiens, la tradition de l' Église joue un rôle important pour expliquer pourquoi cette croyance n'est pas raisonnable." (ibidem p.346)
4. Le vendredi 3 septembre 2010, 13:11 par mael
Sur le point de l'ER la suite du texte confirme finalement qu'il n'y a pas de critère absolu mais uniquement relatif à un contexte culturel pour juger de sa vérité ou de sa fausseté. Ainsi il ne pourrait y avoir de vérité en religion, seulement une multiplicité de croyances justifiées par elle même.
Je suis étonné de voir ces raisonnements circulaires perdurer. Sans compter la discalification de l'argument de Freud qui fait pourtant montre pour une fois d'un souci épistémologique rigoureux.
Pour mon exemple du 6e sens ça n'est peut être pas le plus clair. Pour faire court, si on découvre une mutation chez certains, cela ne veut pas dire que ses observateurs ne penvent pas en donner une définition.
5. Le vendredi 3 septembre 2010, 13:14 par mael
Je parle d'Alston bien sur, en décriant l'argumentaire.
6. Le samedi 4 septembre 2010, 14:49 par Philalèthe
1) Si on défend une conception absolutiste de la vérité - mais il y en a bien d'autres -, vous avez raison.
2) Un raisonnement circulaire est un raisonnement qui affirme dans ses prémisses ce qu'il prétend conclure. C'est un défaut. Mais il ne faut pas confondre avec un raisonnement qui se fait à partir de croyances qu'il ne justifie pas. Par exemple, c'était le cas des raisonnements de Saint- Anselme de Canterbury qui raisonnait afin de prouver rationnellement l'existence de Dieu à une communauté de moines qui y croyait déjà (qui avait la foi en Dieu). On peut raisonnablement douter de la capacité à raisonner sans un arrière-plan de croyances qui précèdent et fondent les raisonnements justificateurs. C'est un des enseignements qu'on tire de la lecture de De la certitude de Wittgenstein. Quant à l'argument de Freud, il n'est recevable que sur la base de la prémisse que seule la raison donne accès à la vérité, ce qui ne peut pas être justifié par le raisonnement sans tomber dans un cercle vicieux, comme l'a expliqué Karl Popper.
3) Je ne vois pas la relation entre 6ème sens et mutation. Et d'abord de quelle mutation parlez-vous ? Génétique ? Sociale ? Autre ?
7. Le samedi 4 septembre 2010, 16:55 par mael
Une religion comme le christianisme est fondamentalement universaliste. Si j'emploie une telle conception de la vérité, c'est précisément parce que la révélation que Dieu existe est une vérité de cette portée.
"Dieu existe" est une connaissance justifiée par la croyance de certains, et Saint Anselme serait bien en peine d'en faire celle de tous.
Wittgenstein et Popper ne me contrediraient pas, ils auraient plutôt tendance considérer que si de l'excès de formalisme ne découle qu'une scolastique stérile, user de la raison sans lois générales est une source d'ignorance...
De manière générale ce qui me gène dans le texte d'Alston, ce n'est pas tant la querelle épistémique que la manie de certains penseurs chrétiens de considérer les athées comme des handicapés intellectuels. C'est un tic qui ne peut pousser qu'à l'agacement et à faire chuter les conversions dans les rangs des agnostiques les plus influençables !
Un sain esprit de triomphe serait suffisant pour clamer sa fierté. Il ne faut pas confondre amour de Dieu et mépris des athées.
(Pour revenir brièvement sur la mutation, je la suppose génétique, mais pourquoi pas psychologique; simplement ce que je cherche à mettre en défaut c'est cette idée que "l'ER" est une capacité)
8. Le dimanche 5 septembre 2010, 13:15 par Philalèthe
1) C'est clair que ni Wittgenstein ni Popper ne légitiment le raisonnement à des fins de clarification des questions religieuses. Pour dire vite, un wittgensteinien identifie les croyances religieuses à des croyances en mesure d'aider à s'orienter dans la vie et non à des connaissances qu'on pourrait justifier par le raisonnement ou par autre chose. Quant au poppérien, il accusera les croyances religieuses d'être des énoncés qui sont irréfutables (infalsifiables), ce qui les distingue des croyances scientifiques qui sont réfutables, l'énoncé vrai étant celui qui est en mesure de résister aux tests qui pourraient le réfuter.
2) Qu'un philosophe raisonne en vue de clarifier des problèmes religieux n'implique pas qu'il pense que les athées ne raisonnent pas ! En plus dire que certaines personnes peuvent avoir un accès cognitif que d'autres n'ont pas ne veut pas dire que l'on est méprisant. Sinon de simplement dire qu'il existe des gens qui ont par exemple l'oreille dure reviendrait à les mépriser.
3) Une ER n'est pas une capacité mais pour avoir une expérience, quelle qu'elle soit, il faut la capacité de l'avoir ! Quant aux capacités, elles peuvent en effet être causées par des mutations sélectivement avantageuses.

jeudi 29 juillet 2010

Devoir de vacances !

Le chapitre II du livre second du Rouge et le Noir de Stendhal, intitulé Entrée dans le monde, est introduit en exergue par une étrange citation de Kant :
" Souvenir ridicule et touchant : le premier salon où à dix-huit ans l'on a paru seul et sans appui ! Le regard d'une femme suffisait pour m'intriguer. Plus je voulais plaire, plus je devenais gauche. Je me faisais de tout les idées les plus fausses ; ou je me livrais sans motifs, ou je voyais dans un homme un ennemi parce qu'il m'avait regardé d'un air grave. Mais alors, au milieu des affreux malheurs de ma timidité, qu'un beau jour était beau."
Question : ce texte est-il apocryphe ?

Commentaires

1. Le samedi 31 juillet 2010, 11:19 par Philalèthe
Merci beaucoup ! C'est une piste très intéressante.
2. Le mercredi 4 août 2010, 00:54 par Cédric Eyssette
Marie Parmentier écrit dans Stendhal stratège: pour une poétique de la lecture, que "les citations que contiennent les épigraphes stendhaliennes sont très rarement exactes" et prend justement comme exemple cette référence à Kant.
http://bit.ly/ceZoTa
Elle renvoie notamment à deux articles sur le statut des épigraphes chez Stendhal :
- J.J. Hamm, "Le Rouge et le Noir d'un lecteur d'épigraphes"
http://cat.inist.fr/?aModele=affich...
-M. Abrioux, " Intertitres et épigraphes chez Stendhal"
http://cat.inist.fr/?aModele=affich...
3. Le mercredi 4 août 2010, 14:40 par Philalèthe
Merci Cédric d'avoir confirmé si précisément la piste ouverte par AB.

dimanche 11 juillet 2010

Marc Aurèle, Victor Klemperer et la gloire.

Marc Aurèle écrit dans les Pensées :
" La gloriole occupe-t-elle ton esprit ? Détourne les yeux sur la rapidité avec laquelle tout s'oublie, l'abîme de l'éternité infinie dans les deux sens, la vanité de l'écho que l'on peut avoir, comment ceux qui ont l'air d'applaudir changent vite d'avis et n'ont aucun discernement, et l'étroitesse de l'espace dans lequel la renommée se limite. Toute la terre n'est qu'un point, et sur ce point un tout petit coin est habité. Et là combien d'hommes et quels hommes chanteront tes louanges ? (IV III 7-8 traduction Pierre Hadot)
Victor Klemperer écrit dans son Journal à la date du 24 Février 1934 :
" Être vieux aujourd'hui est pire qu'autrefois. Le ciel a disparu - mais la foi en la gloire aussi. Pour elle, le monde est devenu trop grand. La gloire a existé aussi longtemps que l'on disait encore l'univers (en français dans le texte) pour parler du petit bout d'Europe, aussi longtemps que l'on ne tenait pas compte des mondes étrangers, des milliers et des milliers d'années du passé et de l'avenir de la terre." ( Mes soldats de papier Journal 1933-1941 Seuil 2000 p.100 ) - cf en note le texte original -.
De loin, les deux textes se ressemblent mais, vus de plus près, ils diffèrent largement.
D'abord, Marc Aurèle argumente à des fins éthiques car il s'agit (pour lui et pour n'importe quel homme) de se détacher du souci de la renommée. Quant à Victor Klemperer, en témoin de l'histoire, il constate : la gloire n'est plus une valeur.
Ensuite, si les deux prennent en compte l'espace physique et opposent un espace local à un espace global, Klemperer prend la Terre comme espace global alors qu' elle est précisément pour Marc Aurèle l'espace local, l'espace global étant alors l'univers. C'est donc de la physique qu'il attend l'élévation éthique (Pierre Hadot a bien mis en évidence ce point dans La physique comme exercice spirituel ou pessimisme et optimisme chez Marc Aurèle (in Exercices spirituels et philosophie antique 1993). C'est l'histoire et la géographie physique auxquelles renvoie Klemperer.
Le problème posé par ces deux textes est le suivant : dans quelle mesure les connaissances dont nous disposons aujourd'hui rendent-elles désuètes, dépassées les éthiques dont les philosophies antiques sont porteuses ? Plus précisément, en se centrant sur la question de la gloire : si c'est un fait que le passage du temps a relativisé la valeur de Dieu, a-t-elle aussi relativisé la valeur de la gloire ? Cette dernière est-elle devenue une idole archaïque ? Alors faudrait-il lire les mises en garde des moralistes anciens comme des documents qui n'ont plus de prise sur les nouvelles valeurs ou sur les valeurs modifiées ?
Mais Victor Klemperer a-t-il raison de comprendre la religion de la gloire sur le modèle des religions ? Si on peut sans doute mettre en avant que l'amour de Dieu n'est pas une raison qui éclaire souvent les actions de nos contemporains, en va-t-il de même de l'amour de la gloire ? Ne résiste-t-il pas aux changements de culture et de civilisations ? Serait-il donc alors un invariant anthropologique ?
La question de la nature humaine est en effet inévitablement posée dès que l'on s'interroge sur la valeur des morales antiques. La réponse devra sans doute être cherchée entre deux extrêmes : "elles n'ont pas pris une ride" et " elles n'ont qu'une valeur historique". Mais la référence à la valeur de la gloire met bien en relief la difficulté à déterminer ce juste milieu.
  • " Altsein ist heute schlimmer als in frühern Zeiten. Der Himmel ist fort - aber der Glaube an den Ruhm auch. Für ihn ist die Welt zu gross geworden. Ruhm gab es, solange man noch von dem bissschen Europa l'univers sagte, solange man nicht mit fremden Welten, nicht mit Aberjahrtausenden einer Vergengenheit und einer Zukunft der Erde rechnete." (Tagebücher 1933-1934 p. 92)

Commentaires

1. Le mercredi 14 juillet 2010, 23:27 par Nicolas
Bonjour,
Je découvre à l'instant votre site et commence à l'explorer. Je suis stupéfait par sa qualité. Je vous laisse donc ce commentaire un peu penaud, pour vous remercier de la qualité de votre travail, et de tout ce que vous prenez le temps de nous faire partager.
Bonne continuation à vous.
2. Le lundi 19 juillet 2010, 13:11 par Philalèthe
Merci !

vendredi 9 juillet 2010

Bourdieu, Thalès et la servante ou d'une certaine ignorance double du sage.

J'ai consacré déjà plusieurs billets au couple formé par Thalès et sa servante, le premier d'entre eux se trouvant ici. Pour rafraîchir la mémoire, voici le récit qu'en fait Platon dans le Théétète :
" Thalès (...) occupé à mesurer le cours des astres (...) et regardant en l'air, était tombé dans un puits, une servante thrace fit cette plaisanterie, parfaitement dans la note et bien tournée : que dans son ardeur à savoir ce qu'il y a dans le ciel, il ignorait ce qu'il avait devant lui, même à ses pieds. Et la même plaisanterie continue d'être bonne, pour tous ceux qui passent leur vie dans la quête du savoir." (174 a-b trad. Brisson 2008)
Comme on le voit, déjà chez Platon, le personnage représente un type d'homme, à savoir le type philosophique. Pierre Bourdieu, lui aussi, l'a transformé en nom commun en l'identifiant à la disposition scolastique, qui "incite à entrer dans le monde ludique de la conjecture théorique et de l'expérimentation mentale, à poser des problèmes pour le plaisir de les résoudre, et non parce qu' ils se posent, sous la pression de l'urgence, ou à traiter le langage non comme un instrument, mais comme un objet de contemplation, de délectation, de recherche formelle ou d'analyse" (p.24). Voici le passage :
" La disposition "libre" et "pure" que favorise la skholè implique l'ignorance (active ou passive) non seulement de ce qui se passe dans le monde de la pratique (et que met en lumière l'anecdote de Thalès et de la servante Thrace), et, plus précisément, dans l'ordre de la polis et de la politique, mais aussi de ce que c'est que d'exister, tout simplement, dans le monde. Elle implique aussi et surtout l'ignorance, plus ou moins triomphante, de cette ignorance et des conditions économiques et sociales qui la rendent possible." ( Méditations pascaliennes p.26-27)
On dira que l'opposition théorie / pratique illustrée par une opposition homme / femme ou philosophe / servante a quelque chose du cliché. Peut-être mais c'est à contrebalancer avec le fait qu'ici la femme est du côté de la polis et des affaires de la cité. La servante a beau travailler au foyer, elle symbolise l'intérêt pour le monde extérieur des affaires généralement aux hommes.
Certes cette référence à Thalès est vraiment tout à fait secondaire ; je note d'ailleurs avec amusement que le nom du sage ne se trouve pas dans l'index nominum de l'ouvrage de Pierre Bourdieu. S'il s'y était trouvé, la servante sans nom en aurait été de toute façon absente et fort injustement. Sauf à me tromper, aucun des index des oeuvres de Bourdieu ne mentionne le philosophe au regard levé vers le ciel !

jeudi 8 juillet 2010

Bourdieu, lecteur approximatif d' Austin, ou contribution minuscule à la lecture des " Méditations pascaliennes ".

Au début des Méditations pascaliennes (1997), dans le premier chapitre, Pierre Bourdieu fait la "critique de la raison scolastique" : il entend par cette expression la critique des "présupposés qui sont constitutifs de la doxa génériquement associée à la skholè, au loisir, qui est la condition de l'existence de tous les champs savants." (p.22). Or, il pense trouver cet usage du mot scolastique dans un passage de Sense et Sensibilia du philosophe Austin :
" Austin parle en passant, dans Sense et Sensibilia, de "vision scolastique" (scholastic view), indiquant, à titre d'exemple, le fait de recenser et d'examiner tous les sens possibles d'un mot, en dehors de toute référence au contexte immédiat, au lieu d'appréhender ou d'utiliser simplement le sens de ce mot qui est directement compatible avec la situation."
Bourdieu critique ici une absence de sensibilité au contexte. Or, ce qu' Austin dénonce dans le passage en question, c'est certes une absence de sensibilité au contexte mais prenant une toute autre forme. Les mots sont utilisés immédiatement dans leur sens philosophique au lieu d'être examinés dans la pluralité de leurs usages contextuels :
" My general opinion about this doctrine ( Austin vise la thèse suivante : " we never directly perceive or sense, material objects (or material things), but only sense-data" ) is that it is a typically scholastic view, attributable, first, to an obsession with a few particular words, the uses of which are over-simplified, not really understood or carefully studied or correctly described ; and second, to an obsession with a few (and nearly always the same) half-studied "facts". (I say "scholastic", but I might just as well have said "philosophical" ; over-simplification, schematization, and constant obsessive repetition of the same small range of jejune "examples" are not only not peculiar to this case, but far too common to be dismissed as an occasional weakness of philosophers.)" (Oxford University Press p.3).
En un sens, Austin dans ces lignes accuse les philosophes de ne pas examiner tous les sens possibles d'un mot, certes non pas hors contexte, mais dans tous les contextes possibles - ce que Wittgenstein désignait sous le nom de die Übersicht ( qu'on traduit quelquefois par vue synoptique). Or, adopter une telle vue synoptique suppose un détachement par rapport aux urgences et à l'action qui est précisément un des traits de la disposition scolastique identifiée par Bourdieu. Austin reproche aux philosophes de ne pas adopter la disposition scolastique (au sens de Bourdieu) qui leur permettrait d'éviter d'être limité par leur vision scolastique (au sens donné par lui à cette expression).
Bourdieu a donc vraiment tort d'écrire dans la page suivante :
" Faute de dégager toutes les implications de son intuition de la "vision scolastique", Austin n'a pas su voir dans la skholè et le "jeu de langage" scolastique le principe de nombre des erreurs typiques de la pensée philosophique qu'il s'efforçait, après Wittgenstein, et avec d'autres "philosophes du langage ordinaire" d'analyser et d'exorciser." (p. 25)
On a vu en effet qu' Austin écrit noir sur blanc que la cause des erreurs philosophiques sur la question de la perception est une vue scolastique. De cette vue, une disposition scolastique, apte à embrasser panoramiquement tous les usages contextualisés, débarrasserait la philosophie.
Certes Austin n'a pas fait explicitement une genèse sociale de la vue scolastique, il l'identifie cependant à quelque chose comme une des routines du métier de philosophe. Pierre Bourdieu a-t-il donc raison d'écrire :
" Austin omet de poser la question des conditions sociales de possibilité de ce point de vue très particulier sur le monde."
En fait Austin a clairement conscience que les philosophes dont il parle ne réalisent pas qu'ils sont limités par leurs usages philosophiques dans le traitement des problèmes philosophiques.
À coup sûr , Austin comme Bourdieu ont la même fin : augmenter la rationalité de la recherche philosophique.
09/07/10 : Je note que dans leur Dictionnaire Bourdieu (2010), Stéphane Chevallier et Christiane Chauviré (éminente wittgensteinienne) reprennent dans l'article Skholè l'erreur relevée ici. Il ne faut pas faire tant confiance aux maîtres !

Commentaires

1. Le mardi 20 juillet 2010, 18:26 par Pascal
Ca veut bien dire (et le mot "contexte" n'y échappe pas) que comme le disait Wittgenstein, insistant sur 'by itself' : "every sign by itself seems dead" [investigations #432]

lundi 5 juillet 2010

Une variante de l'allégorie de la Caverne ?

Dans son Journal, à la date du 25 Juillet 1889, Jules Renard note son projet d' "écrire une série de pensées, de notes, de réflexions à l'usage de Pierre", son très jeune fils. Voici après les passages consacrés à l' amour, la littérature, la musique, la peinture, la famille, la morale, la politique, l'ultime centré sur la philosophie :
" La philosophie : fais de la philosophie. Quelle expression ! Ce n'est pas moi qui l'ai inventée. Sois mesuré, toutefois. Un amateur a risqué plusieurs ascensions en ballon. Il a vu un monde inconnu sous une perspective nouvelle. Il a ressenti une grande joie, éprouvé une grande émotion. Le ballon redescend. Il saute de la nacelle et s'en va, laissant derrière lui le ballon un peu dégonflé. Il ne se fait pas aréonaute." (p.25 Gallimard 1935)

dimanche 4 juillet 2010

"J'ai l'intention de faire x mais je ne le fais pas" ou le cynisme est-il universalisable ?

Diogène Laërce écrit à propos de Diogène le cynique :
" Il louait les gens qui, sur le point de se marier, ne se mariaient point ; qui, sur le point de faire une traversée, ne la faisaient point ; qui, sur le point de s'occuper de politique, ne s'en occupaient point et d'élever des enfants n'en élevaient point ; il louait également ceux qui s'apprêtaient à vivre dans la compagnie des princes et qui n'en approchaient point " (VI 29)
Comment comprendre ici "sur le point de (faire ceci ou cela) " ?
Une première possibilité serait de l'identifier à "à l'âge où les hommes ordinaires font ceci ou cela" ou, plus généralement et pour prendre en compte la référence à la traversée, "dans des circonstances - temporelles, spatiales etc - où les hommes ordinaires font ceci ou cela ". Vu ainsi, le comportement cynique est subversif mais cohérent : banalement, il s'oppose aux usages reçus.
Mais, s'appuyant sur la référence aux préparatifs ayant pour fin la vie dans la compagnie des princes, on peut comprendre que l'homme dont Diogène fait ici l'éloge manifeste des intentions de faire et ne les réalise pas. La conduite perd de sa cohérence (c'est illogique de s'apprêter à faire quelque chose qu'on ne va finalement pas faire) mais gagne largement en subversion puisqu'elle ruine l'idée même d'intention (une intention, comme une volonté, est identifiée par sa réalisation ; sans cette dernière, c'est une intention imaginaire). C'est dans le cadre de cette interprétation que je juge suggestif ce texte de D.Z. Phillips :
" Samuel Beckett severs the connections betweeen "willing" and "acting" in his plays to mark a breakdown in communication, or an erosion of moral expectations. In Waiting for Godot, one character says, " Let's go". Another replies, "Yes, let's". Neither moves. If we attempted to generalize this situation with respect to human behaviour, we would not have a series of perfectibly intelligible willings, which just happen not to be followed by subsequent actions of the right kind. The notion of willing itself would be breaking down. Beckett is able to make is point only by contrast with standard cases. If a person were constantly saying that he was going, but remained ; that he was going to punish someone, but rewarded him ; that he was bitterly opposed to a legislative measure, but did everything possible to support it ; and so on, we would not say that his willings are intelligible, whereas his behaviour was not. Lying and hypocrisy apart, we would not be able to understand the person at all. We would not know what to make of him. If we want to call this a severance of willing from acting, it is important to note that the person is no longer saying anything. He is babbling, not speaking. (The problem of evil and the problem of God Fortpress 2004 p.29)
Une conclusion : on ne peut être cynique qu'à deux conditions, la première, bien connue, est que les autres ne le soient pas, la deuxième, moins évidente, est qu'on le soit pas toujours (l'inaccomplissement de l'intention n'est sensée que si le cynique a une conduite intelligible pour les autres et donc caractérisée par l'accomplissement ordinaire des intentions, ce qui permettra entre autres de comprendre le sens de l'intention manifestée dans cette absence de lien entre l'intention et sa réalisation). Cela encourage la comparaison du cynisme à un style : ainsi un style littéraire n'est intelligible que sur la base de série discrète d'écarts par rapport au langage ordinaire (ce qui implique la conservation de ce langage même).

L'aveuglement philosophique.

On peut lire comme une variante de l'allégorie de la caverne l'anecdote suivante, rapportée par D.Z. Phillipps :
" One philosopher who went blind in old age denied that what had happened to him was a bad thing when others sympathised with him. He said that he had suffered from a lack of concentration, not giving himself sufficiently to the task at hand in his work. Now, in his blindness, he found he was able to do so." (Introducing philosophy. The challenge of scepticism . Blackwell 1996 p.102-103)
Ne surtout pas en conclure que D.Z. Phillips est néo-platonicien !
Discutant l'éthique des vertus, il cherche dans le passage en question à mettre en évidence qu'il est difficile de défendre que l'intégrité corporelle est un bien humain absolu.

samedi 3 juillet 2010

D.Z. Phillips : une conception contemplative de la philosophie dans la tradition de Wittgenstein ou peut-il y avoir un progrès en philosophie (de la religion ) ? ou de l’essentialisme qui unit la psychanalyse à une certaine philosophie.

Comme Christiane Chauviré et Sandra LaugierD.Z. Phillips trouve que Wittgenstein n’a pas dans la philosophie analytique la place qu’il mérite. Il en fait le constat au début de The problem of evil and the problem of God (Fortress 2005). D’abord il fait parler l’adversaire, ici Marilyn McCord Adams dans Horrendous evils and the goodness of God (1999) :
“ Recall that according to this methodology, philosophers who want to find our truths about mind and body, morals, and so on, should not go about inventing philosophical theories, but should set out to analyze the concepts of mind, body, and moral goodness, and so on, implicit in our ordinary use of language… Many, perhaps most, analytic philosophers have abandoned the ideals of ordinary language philosophy (and rightly so, in my judgment) and resumed the traditional activity of theory construction.” (p.XVIII)
Or, c’est précisément contre la philosophie comme construction de théories que D.Z. Phillips va prendre position :
“ It is odd to hear analytic philosophers say that they have abandoned philosophical movements which made the analysis of concepts central in philosophy. Nevertheless, if one wants to understand the relation of analytic philosophy of religion to Wittgenstein ‘s work, or to ordinary language philosophy, “abandonment” is the right word. It marks a contrast with “philosophical engagement”. There has been precious little philosophical engagement on the part of analytic philosophers of religion.
The twentieth-century revolution in philosophy left mainstream Anglo-American philosophy of religion untouched. By their own admission, the problems of most contemporary philosophers are still rooted in the empiricism and naturalism to be found in Locke, Hume and Reid. They write, for the most part, as though Wittgenstein had never existed. As a result, there has been little engagement with his work from the direction of analytic philosophy of religion. There is little sign of the situation changing. To speak of the “abandonment” of the ideals of ordinary language philosophy is even too strong, since there was hardly an appreciation of anything to be abandoned. “Ignored” would be a more accurate designation. In many ways this is a pity, since, as I have tried to show in my own work, engagement between these movements would raise issues of central importance in philosophy.
It is worth asking whether the reluctance to abandon theory-construction in philosophy is often an obstacle to the will, rather than an obstacle to the intellect. The latter obstacle resides in the intellectual difficulty of the point being made to one, whereas, an obstacle of the will is a refusal to give up a certain way of thinking. Does the distinction apply to the theory-construction ?” (ibid.)
D.Z. Phillips cite alors de nouveau Adams :
« Once theorizing begins, however, the hope of universal agreement in value theory is shattered, the wide-ranging extensional overlaps notwithstanding. Witness, for example, the divide in secular ethics between “consequentialists” who assert that lying can sometimes be justified if it optimizes the consequences, and “deontologists”, who contend that lying is always wrong, no matter what !” (p. XIX)
Ensuite il reprend :
“ We seem to have arrived at an odd situation. Having said that theories are essential to exploring how we should react to evil, we are now told that resorting to them shatters any hope of such agreement ! It never occurs to Adams to ask whether the trouble lies in the conception of an all-embracing theory, which is said to determine the essence of the “moral”. We see rival general theories in ethics stretch themselves out of all recognition in attempting to accommodate obvious counter-examples to the theory. Gradually, Aristotle begins to look like Kant and Kant begins to look like Aristotle. There is nothing intellectually difficult in the observation that all moral convictions, actions and situations cannot be reduced to a common form. It hardly constitutes an obstacle of the intellect. What the observation confronts is an obstacle of the will, the groundless conviction that there must be a common form to morality behind the variety.
Think of Freud ‘s theory of dreams. Freud asserted that all dreams are not simply products of wish-fulfilments, but are products of sexual wish-fulfilments. The suggestion that all dreams do not have a sexual origin, hardly constitutes an obstacle of the intellect, yet, Freud will not contemplate that possibility. If he could have been convinced of it, his reaction would have been , “Well, in that case, what are all dreams ? “ Freud would not have given up the “all”, the conviction that dreams must have an essence. That is an obstacle of the will.
What is the effect on Adams of the theoretical failure in ethics to agree on a definition of a moral act ? Instead of being rescued from essentialism, the failure to attain theoretical agreement becomes, for her, a licence for each theorist to retreat, without justification, behind the unexamined assumptions of his or her theory.” (p.XX)
L’idée d’appeler cette conception de la philosophie contemplative – que l’on doit à D.Z. Phillips lui-même – se comprend désormais : contempler s’oppose à découvrir. Le philosophe contemplerait à la différence du scientifique. Bien sûr il faut dénouer le lien platonicien entre contemplation et transcendance. C’est plutôt quelque chose comme une contemplation au sein de l’immanence. Ici le texte suivant de Wittgenstein, canonique, est bien sûr central :
« La philosophie se contente de placer toute chose devant nous, sans rien expliquer ni déduire . – Comme tout est là, offert à la vue, il n’y a rien à expliquer. Car ce qui est en quelque façon caché ne nous intéresse pas.
On pourrait aussi appeler « philosophie » ce qui est possible avant toute nouvelle découverte et invention » (Recherches philosophiques 126 trad. Dastur)

Commentaires

1. Le jeudi 8 juillet 2010, 17:35 par Philalèthe
Je ne suis pas sûr que l'horizon ne soit pas le même : Cavell et D.Z. Phillips (par l'intermédiaire de Rush Rees à Swansea ) sont des lecteurs de Wittgenstein.
2. Le mardi 13 juillet 2010, 10:26 par Pascal
Oui vous m'encouragez à tisser plus de rapports. Ma réflexion sur le pragmatisme et le perfectionnisme partait de ce rejet chez Cavell du pragmatisme (nommément à l'oeuvre chez Dewey) comme résolution des problèmes de la vie du style "Vous avez un problème dans votre vie, nous allons le résoudre". Les Américains son habitués à ce genre de psychothérapie permanente. C'est même une composante de l'american way of life qu'à l'occasion ils tournent en dérision. Voyez par exemple "The Soprano", une série américaine dans lequel le patron de la mafia passe son temps en psychothérapie où encore mieux "United States of Tara" où, là, l'explosion des personnalités multiples de l'héroïne principale semble signaler autant de problèmes qu'il y a d'étoiles sur le drapeau américain...
C'est beaucoup plus sérieux qu'il n'y paraît. En tout cas Cavell le prend au sérieux. Cette vision navrante le renvoie à sa lecture de Wittgenstein et notamment de ce qu'il appelle justement "le problème de la vie".
Voici ce que Wittgenstein écrit à ce propos et que je trouve magnifique.
" The way to solve the problem you see in life isto live in a way that will make what is problematic disappear ... The fact that life is problematic shows that the shape of your life does not fit into life's mould. So you must change the way you live and, once your life does fit into the mould, what is problematic will disappear.. But don't we have the feeling that someone who sees no problem in life is bind to something important, even the most important thing of all? Don't I feel like saying that a man like that is just living aimlessly - blindly, like a mole, and that if only he could see, he would see the problem? ... Or shouldn't I say rather: a man who lives rightly won't experience the problem as sorrow, so for him it will not be a problem, but a joy... a bright halo round his life, not a dubious background "
J'extraie cette citation d'un chapitre du livre de Bob Plant (Wittgenstein and Levinas - Ethical and religious thought) au cours duquel il fait une comparaison que vous trouverez peut-être intéressante sur la philosophie comme thérapie dans le Pyrrhonisme et chez Wittgenstein. Sur ce dernier sujet, comme vous le savez, j'ai toujours eu jusqu'à présent un peu de mal à me réjouir des lectures de Wittgenstein qui l'alignent sur les philosophes antiques en rappelant doctement la notion d'"exercice spirituel" par exemple. Mais après tout cette notion n'est pas plus ou moins mal nommée que celle de "perfectionnisme" (autre exemple) et cela donne au moins matière à réflexion aux universitaires... Et puis il y a tout de même cette phrase de Wittgenstein qui dit à peu près ceci : "Ne règle pas ta vie sur celle des autres mais sur la Nature" qui est vraiment une maxime antique admirable, n'est-ce pas?
3. Le jeudi 29 juillet 2010, 21:51 par yann
juste un petit mot sur ce post très intéressant. Je suis très sceptique sur la productivité de Phillips et plus encore sur le fait qu'il décrive. J'ai la nette impression qu'il légifère beaucoup plus qu'il ne décrit. Deux exemples :
1) sur le concept de prière (1965), Phillips considère que le croyant ne s'adresse pas à Dieu comme à un quelqu'un qui écoute et peut interagir, c'est pour lui une forme inauthentique de prière. Mais comment peut-il prétendre décrire, alors que l'on a la nette impression que les croyants croient en général s'adresser à quelqu'un qui peut interagir ? Il doit bien avoir une théorisation de ce qu'est Dieu, et de l'idéal de relation à Lui, derrière sa critique de la prière inauthentique.
2) Sur la grâce de Dieu, Phillips dit qu'il ne s'agit pas d'attribuer une attitude ou une action à Dieu mais qu'en réalité la grâce c'est Dieu même, Dieu existe reviendrait au même que la grâce de Dieu. Ce serait une paraphrase de Dieu est Amour. Ici aussi, cette réforme du langage (la grâce de Dieu => la grâce qu'est Dieu) est sûrement dépendante d'une théorie et ne relève pas de la description d'un jeu de langage chrétien, juif ou musulman (si cela existe).
Il me semble que le problème avec la philo à la Wittgenstein est qu'il faut décrire sans faire de sciences humaines et qu'il faut faire de la philo sans idéal théorétique (Voir Husserl, Krisis).
4. Le vendredi 30 juillet 2010, 22:34 par Philalèthe
Merci, Yann, de votre visite !
Je comprends vos réserves. Il m'arrive de penser que Phillips décrit un usage de la religion qui ne correspond pas à la religion réellement pratiquée mais à la religion dont il rêve (en ce sens il fixe une norme et légifère, comme vous dites). Étant essentiellement non réaliste, il mécontente alors autant le croyant que l'athée qui, généralement, sont en effet, eux, réalistes. Il est certes dans le droit fil de Wittgenstein qui, dans les Remarques mêlées, désigne du nom de superstition une croyance religieuse réaliste. Il me semble qu'on peut voir leur angle d'attaque de la religion comme une tentative de la sauver en la mettant à l'abri des connaissances scientifiques et sur la base d'une révision à la baisse des éthiques fondées rationnellement, mais le prix à payer est alors cher car les êtres auxquels la religion se rapporte courent le risque de n'avoir, dans ce contexte, pas plus de réalité que des êtres fictifs qui incarneraient des règles de bonne vie. On peut alors se demander ce qui distingue le texte religieux du texte littéraire. N'est-ce pas seulement qu'une communauté a une forme de vie réglée par le texte religieux, communauté en mesure de servir, par sa vie commune rituelle, de salut à la personne désorientée ? À la différence d'un roman, l'Évangile justifie et est justifié par des institutions.
Quant à la philo à la Wittgenstein, comme vous dites, c'est vrai qu'elle se distingue clairement de la science et donc des sciences humaines aussi. Reste qu'elle est bien guidée par un idéal mais qui se construit sur la base d'une dénonciation des illusions liées aux idéaux philosophiques traditionnels (entre autres, l'accès aux essences universelles).
5. Le mardi 24 août 2010, 11:50 par lalige
quel malheur, j'ai fait allemand, latin, grec et je ne parle pas l'anglais ... et Kant ne me console pas de ce drame ...
je vais probablement mourir idiote ...
6. Le lundi 30 août 2010, 23:04 par Philalèthe
Ne pas comprendre l'anglais aujourd'hui c'est comme ne pas comprendre le latin du temps de Descartes :-)