samedi 11 décembre 2010

Diderot, Helvétius et Wittgenstein : la confusion des causes et des raisons.

Dans sa Réfutation suivie de l' ouvrage d'Helvétius intitulé L'Homme, Diderot reproche au philosophe de défendre un matérialisme réducteur et pauvre qui n'est en mesure de rendre compte ni de l'identité humaine spécifique, ni de l'identité humaine individuelle.
Précisément il dénonce un sophisme consistant à confondre les conditions et les causes , qu'il appelle aussi motifs. Or, il est possible d'identifier le plus souvent cette distinction diderotienne à la célèbre distinction wittgensteinienne des causes et des raisons. Qu'on en juge d'après ce passage :
" Est-il bien vrai que la douleur et le plaisir physiques, peut-être les seuls principes des actions de l'animal, soient aussi les seuls principes des actions de l'homme ?
Sans doute, il faut être organisé comme nous et sentir pour agir ; mais il me semble que ce sont là les conditions essentielles et primitives, les données sine qua non, mais que les motifs immédiats et prochains de nos aversions et de nos désirs sont autre chose.
Sans alcali et sans sable, il n'y a point de verre ; mais ces éléments sont-ils la cause de la transparence ? (cet exemple fait certes tache ici car c'est net qu'on ne peut parler des raisons de la transparence)
Sans terrains incultes et sans bras on ne défriche point ; mais sont-ce là les motifs de l'agriculteur quand il défriche ?
Prendre des conditions pour des causes, c'est s'exposer à des paralogismes puérils et à des conséquences insignifiantes.
Si je disais : Il faut être pour sentir, il faut sentir pour être animal ou homme, il faut être animal ou homme pour être avare, ambitieux et jaloux ; donc la jalousie, l'ambition, l'avarice ont pour principes l'organisation, la sensibilité, l'existence... pourriez-vous vous empêcher de rire ? Et pourquoi ? C'est que je prendrais la condition de toute action animale en général pour le motif de l'action de l'individu d'une espèce d'animal qu'on appelle homme " (p. 566-567, Oeuvres philosophiques, Garnier, 1972)
Très clairement Diderot s'oppose à toute révision à la baisse des actions humaines qui se fonderait sur la mise en relief des causes ordinaires et communes qui les conditionnent. Même une certaine vanité philosophique ne permet pas de ramener le philosophe à l'énième cas illustrant les lois de la biologie :
" Je vous entends, ils se flattent qu'un jour on les nommera, et que leur mémoire sera éternellement honorée parmi les hommes. Je le veux ; mais qu' a de commun cette vanité héroïque avec la sensibilité physique et la sorte de récompense abjecte que vous en déduisez ?
- Ils jouissent d'avance de la douce mélodie de ce concert lointain de voix à venir et occupées à les célébrer, et leur coeur en tressaille de joie.
- Après ?
- Et ce tressaillement du coeur ne suppose-t-il pas la sensibilité physique ?
- Oui, comme il suppose un coeur qui tressaille ; mais la condition sans laquelle la chose ne peut être en est-elle le motif ? Toujours, toujours le même sophisme."
Diderot est très attentif aussi à prendre en compte la spécificité des raisons personnelles et l'irréductibilité de celles-ci aux raisons communes. Ainsi ce sont des raisons proprement leibniziennes qui éclairent les actions de Leibniz :
" Croyez que quand Leibniz s'enferme à l'âge de vingt ans, et passe trente ans sous sa robe de chambre, enfoncé dans les profondeurs de la géométrie ou perdu dans les ténèbres de la métaphysique, il ne pense non plus à obtenir un poste, à coucher avec une femme, à remplir d'or un vieux bahut, que s'il touchait à son dernier moment. C'est une machine à réflexion, comme le métier à bas est une machine à ourdissage (on remarque ici que prendre en compte des raisons singulières n'implique pas un rejet du matérialisme : il reste sensé de comparer Leibniz à une machine à réflexion) ; c'est un être qui se plaît à méditer ; c'est un sage ou un fou, comme il vous plaira, qui fait un cas infini de la louange de ses semblables, qui aime le son de l'éloge comme l'avare le son d'un écu ; qui a aussi sa pierre de touche et son trébuchet pour la louange, comme l'autre a le sien pour l'or, et qui tente une grande découverte pour se faire un grand nom et éclipser par son éclat celui de ses rivaux, l'unique et le dernier terme de son désir.
Vous, c'est la Gaussin (célèbre actrice), lui, c'est Newton, qu'il a sur le nez.
Voilà le bonheur qu'il envie et dont il jouit.
- Puisqu'il est heureux, dites-vous, il aime les femmes.
- Je l'ignore.
- Puisqu'il aime les femmes, il emploie le seul moyen qu'il ait de les obtenir.
- Si cela est, entrez chez lui, présentez-lui les plus belles femmes et qu'il en jouisse, à la condition de renoncer à la solution de ce problème ; il ne le voudra pas.
- Il ambitionne les dignités.
- Offrez-lui la place du premier ministre, s'il consent de jeter au feu son traité de l' Harmonie préétablie ; il n'en fera rien.
(...)
- Il est avare, il a la soif ardente de l'or.
- Forcez sa porte, entrez dans son cabinet, le pistolet à la main, et dites-lui : ou ta bourse, ou ta découverte du Calcul des fluxions...et il vous livrera la clef de son coffre-fort en souriant. Faites plus : étalez sur sa table toute la séduction de la richesse, et proposez-lui un échange ; et il vous tournera le dos avec dédain" (p.569-570)
Ce texte lu, la célèbre phrase de Robert Musil : "Les philosophes sont des violents qui, faute d'armée à leur disposition, se soumettent le monde en l'enfermant dans un système" ne perd-elle pas de son fascinant pouvoir de démystification ?

Commentaires

1. Le jeudi 16 décembre 2010, 22:05 par 
De Diderot rappelant Leibniz, à Musil (l'homme sans qualité...), d'excellents ingrédients pour un message très agréable à lire et méditer.
2. Le mardi 21 décembre 2010, 08:00 par 
de Robert Musil : "l'homme sans qualités" (avec mes excuses).
3. Le mardi 21 décembre 2010, 19:57 par Philalèthe
Merci pour les deux messages !

Une autre caverne diderotienne : la métaphore de l'intériorité.

" Voulez-vous savoir l'histoire abrégée de presque toute notre misère ? La voici. Il existait un homme naturel : on a introduit au dedans de cet homme un homme artificiel ; et il s'est élevé dans la caverne une guerre continuelle qui dure toute la vie. Tantôt l'homme naturel est le plus fort ; tantôt il est terrassé par l'homme moral et artificiel ; et, dans l'un et l'autre cas, le triste monstre est tiraillé, tenaillé, tourmenté, étendu sur la roue ; sans cesse gémissant, sans cesse malheureux, soit qu'un faux l'enthousiasme de gloire le transporte et l'enivre, ou qu'une fausse ignorance le courbe et l'abatte. Cependant il est des circonstances extrêmes qui ramènent l'homme à sa première simplicité " (Supplément au voyage de Bougainville, p.511, Oeuvres philosophiques, Classiques Garnier, 1972)
J'ose blasphémer et faire bondir, entre autres, les freudiens. Le maître a appelé l'homme naturel l'inconscient, l'homme artificiel, le surmoi, et a introduit un troisième combattant, le moi.

vendredi 10 décembre 2010

Roberto Saviano et la République de Platon

" Aujourd’hui dans ce pays, les gens se lancent en politique en déclarant : «Je descends sur le terrain», reprenant à leur compte l’expression que Berlusconi avait employée quand il a commencé à faire de la politique en 1994. Tous utilisent cette expression footballistique détestable qui signifie que l’électeur est un supporteur, un tifoso qui ne participe pas à la vie politique. Il est avec un camp ou l’autre. Dans l’Italie d’aujourd’hui, personne ne décide de faire de la politique s’il n’a pas quelque chose à gagner. Je ne dis pas que le politique doit être une figure mystique, qui ne doit rien gagner, comme s’il sortait tout droit de «la République» de Platon (c'est moi qui souligne). L’ambition, la volonté de gagner, d’avoir des responsabilités sont évidemment nécessaires. Mais l’ambition doit servir à faire des choses justes, à être un bon ministre de l’Intérieur, un dirigeant de parti, un député, etc." in Libération Mag du 11/12/10

lundi 6 décembre 2010

La caverne diderotienne ou l'invention de Dieu par l'homme du ressentiment.

Dans l' allégorie platonicienne de la caverne, le lieu de l'erreur est précisément la caverne. Si la sortie en plein jour coûte au prisonnier, ce dernier est néanmoins certain de découvrir dans le monde extérieur le lieu exclusif de la vérité. Entre les deux univers, c'est le jour et la nuit. Certes il y a bien quelque chose du monde à l'air libre dans le monde sous terre : en effet chaque ombre vue par les prisonniers est l'ombre d'une chose souterraine qui ressemble à une chose extérieure. Mais il n'y a rien du monde souterrain dans le monde d'en haut - le prisonnier passe de l'un à l'autre sans en exporter quoi que ce soit, même pas ses erreurs.
Or, Diderot a imaginé une caverne qui est encore le lieu de la production du faux mais d'un faux qui, diffusé à l'air libre, conquiert le monde extérieur. Ce texte curieux est une de ses Pensées philosophiques. Le voici :
" Un homme avait été trahi par ses enfants, par sa femme et par ses amis ; des associés infidèles avaient renversé sa fortune et l'avaient plongé dans la misère. Pénétré d'une haine et d'un mépris profond pour l'espèce humaine, il quitta la société et se réfugia seul dans une caverne (par rapport à Platon, il y a ici une exacte inversion : une personne dans la caverne, la société au dehors). Là, les poings appuyés sur les yeux, et méditant une vengeance proportionnée à son ressentiment (chez Platon, le dispositif à produire des illusions est installé dans la caverne, ici il est pensé à l'intérieur et réalisé à l'extérieur), il disait : " Les pervers ! Que ferais-je pour les punir de leurs injustice, et les rendre tous aussi malheureux qu'ils le méritent ? Ah ! S'il était possible d'imaginer ... de les entêter d'une grande chimère à laquelle ils missent plus d'importance qu'à leur vie, et sur laquelle ils ne pussent jamais s'entendre !..." À l'instant il s'élance de la caverne en criant : " Dieu ! Dieu !..." Des échos sans nombre répètent autour de lui : " Dieu ! Dieu ! " Ce nom redoutable est porté d'un pôle à l'autre et partout écouté avec étonnement. D'abord les hommes se prosternent, ensuite ils se relèvent, s'interrogent, disputent, s'aigrissent, s'anathématisent, se haïssent, s'entr'égorgent, et le souhait fatal du misanthrope est accompli. Car telle a été dans le temps passé, et telle sera dans le temps à venir, l'histoire d'un être toujours également important et incompréhensible " (Addition aux pensées philosophiques, p. 72, Oeuvres philosophiques, Garnier, 1964)
Avant Nietzsche (Généalogie de la morale I 14), Diderot avait donc renversé ironiquement le dispositif platonicien.

Diderot, lecteur de Marc-Aurèle, ou d'un usage libertin d'une définition stoïcienne.

J'ai déjà maintes fois cité la définition "objective" que Marc-Aurèle a donnée de l'amour physique dans Les Pensées (VI, 13). Là voici encore une fois, dans la traduction du regretté Pierre Hadot :
" C'est un frottement de ventre avec éjaculation, dans un spasme, d'un liquide gluant "
Diderot reprend le texte et en fait un usage très anti-chrétien dans son Addition aux pensées philosophiques :
" À entendre un théologien exagérer l'action d'un homme que Dieu fit paillard, et qui a couché sa voisine, que Dieu fit complaisante et jolie, ne dirait-on pas que le feu a été mis aux quatre coins de l'univers ? Eh ! mon ami, écoute Marc-Aurèle, et tu verras que tu courrouces ton Dieu pour le frottement illicite et voluptueux de deux intestins " (p. 68, Oeuvres philosophiques, Garnier, 1964)
Paul Vernière assure dans une note que " Diderot connaît Marc-Aurèle par la traduction de Dacier, réimprimée en 1742 par de Jolly. Mais, vérification faiteAnne Dacier a censuré le passage, le limitant aux trois exemples innocents : la viande, le vin de Phalerne et la pourpre.
Laissons là l'énigme. Ce qui est intéressant ici, c'est que la réduction de l'acte sexuel à sa dimension biologico-physique sert une fin différente de celle que le stoïcisme lui avait donnée. En effet destinée dans cette philosophie grecque à pointer le délire passionnel qui se greffe sur l'action physique, ici, elle innocente l'amour tout entier et le met à l'abri des condamnations morales.
Addition du 11/12/10 :
" Écrivez tant qu'il vous plaira sur des tables d'airain, pour me servir de l'expression du sage Marc-Aurèle, que le frottement voluptueux de deux intestins est un crime, le coeur de l'homme sera froissé entre la menace de votre inscription et la violence de ses penchants" (Supplément au voyage de Bougainville, p. 510, ibid.)

dimanche 5 décembre 2010

Descartes et Diderot : tomber dans l'eau comme métaphore de l'entrée dans le scepticisme.

On connaît les premières lignes de la Méditation seconde de Descartes :
" La Méditation que je fis hier m'a rempli l'esprit de tant de doutes, qu'il n'est plus désormais en ma puissance de les oublier. Et cependant je ne vois pas de quelle façon je les pourrai résoudre ; et comme si tout à coup j'étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris, que je ne puis assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus."
Il est courant, je crois, d'évoquer pour éclairer cette métaphore l'homme qui se noie. Mais on peut penser aussi bien aux premiers instants d'une chute, quand, même sachant nager, on est sous la surface et sans point d'appui dans l'eau. L'interprétation, moins morbide, annonce la remontée prochaine à l'air libre - sauf à voir au fond de l'eau comme un sol ferme permettant la remontée. Quoi qu'il en soit, c'est dire que le doute sceptique est asphyxiant et irrespirable.
Or, dans la 28ème de ses Pensées philosophiques(1746), Diderot a recours à la même métaphore pour désigner le scepticisme :
" Les esprits bouillants, les imaginations ardentes ne s'accommodent pas de l'indolence du sceptique. Ils aiment mieux hasarder un choix que de n'en faire aucun ; se tromper que de vivre incertains ; soit qu'ils se méfient de leur bras, soit qu'ils craignent la profondeur des eaux, on les voit toujours suspendus à des branches dont ils sentent toute la faiblesse, et auxquelles ils aiment mieux demeurer accrochés que de s'abandonner au torrent " (p. 26, Oeuvres philosophiques, Garnier, 1972)
Métaphore étrange de ce torrent bouillonnant craint par les esprits bouillants et qui emporte les sceptiques indolents. Il n'est pas indifférent que ce soit une eau dont le courant puissant entraîne. Les dogmatiques n'ont pas le courage d' abandonner les certitudes infondées auxquelles ils s'accrochent car ils craignent de perdre pied sans elles. Mais le sceptique se laisse aller, il garde quand même la tête hors de l'eau mais reste largement passif :
" J'ai vu des individus de cette espèce inquiète qui ne concevaient pas comment on pouvait allier la tranquillité d'esprit avec l'indécision. " Le moyen de vivre heureux sans savoir qui l'on est, d'où l'on vient, où l'on va, pourquoi l'on est venu !"
Le sceptique cartésien boit la tasse alors que celui imaginé par Diderot respire aisément. Les deux restent soumis plus ou moins à quelque chose de plus fort qu'eux.
Ce que cette métaphore a de dérangeant vient de ce qu'on se représente ordinairement le plus fort comme celui qui échappe au courant en saisissant une branche. Ici c'est inversé car c'est en effet un signe de courage de ne pas résister à un doute, plus justifié, pour Diderot, que les illuminations censées apporter un havre de paix. Le philosophe ne condamne pas ici le déisme (au contraire que d'argumentations pro-déiste dans ces pages !) mais plutôt les croyances superstitieuses des Églises.
J'aimerais savoir quels sont les plus anciens textes où se trouve l'association du doute à l'eau.

mercredi 1 décembre 2010

Le Cercle de Vienne, pro-sophiste et pro-épicurien.

" Tout est accessible à l'homme, et l'homme est la mesure de toutes choses. Ici la parenté avec les sophistes, non avec les platoniciens, devient évidente ; avec les épicuriens, non avec les pythagoriciens ; avec tous ceux qui plaident pour l'être terrestre et l'ici-bas" (Manifeste du cercle de Vienne, 1929, p.111, Vrin).
Deux autres références, plus attendues, à l'Antiquité dans ce texte fondateur :
" La mise en oeuvre de telles recherches (celles que promeut le Manifeste) montre très vite que la logique traditionnelle, aristotélico-scolastique, est pour cette fin tout à fait insuffisante" (p.114)
" Il n'y a pas de royaume des Idées au-dessus ou au-delà de l'expérience" (p.122)
Ce texte, qui a tant enthousiasmé, a été depuis longtemps beaucoup critiqué. Il reste intéressant, malgré des contradictions, comme celle-ci :
" On - les membres du Cercle - n'établit aucun "énoncé philosophique" au sens propre, on ne fait que clarifier des énoncés, à savoir des énoncés de la science empirique " (p.122)
Mais la dernière phrase de ce texte-culte, soulignée par les auteurs, est :
"La conception scientifique du monde sert la Vie et la Vie la reçoit"
Il faut moins entendre ici la vie dans un sens biologico-vitaliste que dans un sens historico-marxiste (la vie du monde en mouvement). En effet avant le marxisme analytique (Gerald Cohen), il y a eu le marxisme très spécial aussi de certains membres du Cercle de Vienne.

samedi 27 novembre 2010

Un texte anti-cartésien de Russell sur le langage.

" Les animaux émettent des cris de douleur, et les enfants, avant de savoir parler, peuvent exprimer la rage, l'inconfort, le désir, la délectation, et toute une gamme de sentiments par des cris et des roucoulements de divers types. Un chien de berger émet des ordres à l'intention de son troupeau par des moyens qu'il est difficile de distinguer de ceux employés par le berger. Entre ces bruits et la parole, on ne peut pas tracer de limite précise. Quand le dentiste vous fait mal, il se peut que vous émettiez un grognement involontaire : cela ne compte pas comme parole. Mais s'il dit : "Dites moi si je vous fais mal", et que vous produisiez exactement le même son, ce dernier devient une parole, plus encore, une parole de l'espèce destinée à transmettre une information. Cet exemple illustre le fait que, dans le langage comme à d'autres égards, il y a une gradation continue de comportement animal à celui de l'homme de science le plus pointilleux, et des bruits pré-linguistiques à la diction étudiée du lexicographe" (La connaissance humaine, sa portée, ses limites, 1948, trad. de Nadine Lavant, 2002, p.94, Vrin)
Le 5 Avril 1951, Wittgenstein écrit :
" Je veux considérer l'homme ici comme animal ; comme un être primitif à qui l'on accorde l'instinct, mais non le raisonnement. Comme un être dans un état primitif. Car nous n'avons pas avoir honte d'une logique qui suffit à un moyen de communication primitif. Le langage n'émerge pas du raisonnement." (475, De la certitude, trad. de Danièle Moyal-Sharrock, 2006, Gallimard)
" Ich will den Menschen hier als Tier betrachten ; als ein primitives Wesen, dem man zwar Instinkt, aber nicht Raisonnement zutraut. Als ein Wesen in einem primitiven Zustande. Denn welche Logik für ein primitives Verständigungsmittel genügt, deren brauchen wir uns auch nicht zu schämen. Die Sprache ist nicht aus einem Raisonnement hervorgegangen"

Commentaires

1. Le dimanche 5 décembre 2010, 00:41 par Augustin
Ce qu'on pourrait aussi déduire de l'Ethique de Spinoza ainsi. Tout sentiment est une idée, or, mon chat a des sentiments, donc mon chat a des idées. Mon chat n'est-il pas joyeux de jouer avec cruauté avec sa souris en peluche?
2. Le dimanche 5 décembre 2010, 11:46 par Philalèthe
Merci d'évoquer Spinoza. Vous avez raison. À la différence de Descartes, il a accordé aux animaux un esprit. Permettez-moi de rappeler ce texte très clair à ce sujet, qui est le début du scolie de la proposition LVII du livre III de l'Éthique ("n'importe quel affect de chaque individu discorde de l'affect d'un autre, autant que l'essence de l'un diffère de l'essence de l'autre"):
" De là suit que les affects des animaux que l'on dit privés de raison (car, que les bêtes sentent, nous ne pouvons absolument plus en douter, maintenant que nous connaissons l'origine de l' Esprit) diffèrent des affects des hommes autant que leur nature diffère de la nature humaine. Cheval et homme, c'est vrai, sont tous deux emportés par le Désir de procréer ; mais l'un, c'est un Désir de cheval, et l'autre, d'homme. De même aussi les Désirs et les Appétits des insectes, des poissons et des oiseaux doivent être chaque fois différents" (trad. Pautrat)
Reste que Spinoza partage l'idée cartésienne que les animaux doivent être mis par les hommes à leur service, comme le prouve le scolie 1 de la proposition XXXVII de l'Éthique :
" Parce que le droit de chacun se définit par sa vertu ou puissance, les hommes ont un droit bien plus grand sur les bêtes que celles-ci n'en ont sur les hommes. Je ne nie pas pour autant que les bêtes sentent ; mais je nie que, pour cette raison, il nous soit interdit de veiller à notre utilité et d'user d'elles à notre guise, en les traitant de la manière qui nous convient le mieux ; puisqu'elles ne conviennent pas avec nous en nature, et que leurs affects, de nature, sont différents des affects humains (voir le scol. Prop.57)"
Ce chat qui joue avec la souris, à vous de jouer avec lui, d'en faire le meilleur usage possible, mais sans cruauté, cela va de soi. Reste que vous rêvez - spinozistement parlant bien sûr ! - si vous pensez en faire un ami :
" À part les hommes, nous ne connaissons pas, dans la nature, de singulier dont l'Esprit puisse nous donner du contentement, et que nous puissions nous lier d'amitié ou de quelque genre de relation ; et par suite tout ce qu'il y a dans la nature des choses en dehors des hommes, la règle de notre utilité ne commande pas de le conserver ; mais elle nous enseigne, en vue d'usages divers, à la conserver, à le détruire, ou à l'adapter à notre usage de quelque façon que ce soit " (IV Appendice chap 26)
3. Le samedi 11 décembre 2010, 15:50 par Tseing Gompo
La theorie du droit selon la vertu me parait abracadabrante. Penser l espece humaine comme plus vertueuse que les rossignols me semble d un narcissime absolu se transformant en pulsion d emprise et menant a la torture et l esclavage massif des animaux au 21eme siecle, ou l on a peut etre jamais autant torture et prive de le librte les etres...
cf www.petatv.com
Ceux qui croient a la metempsychos, peuvent redouter le pire...
Non?
4. Le samedi 11 décembre 2010, 16:40 par Philalèthe
Spinoza identifie la vertu à la puissance et c'est vrai alors que l'espèce humaine a une plus grande puissance que les rossignols.
5. Le mercredi 22 décembre 2010, 21:37 par 
La référence à la cinquième partie du Discours donnera longtemps à réfléchir (""il n'y a point d'hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, [qui] ne soient capables d'arranger ensemble diverses paroles, et d'en composer un discours [...] : et qu'au contraire, il n'y a point d'autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu'il puisse être, qui fasse le semblable" (Discours de la méthode, coll. de Poche, p. 147).
Dans les faits, on observe que les partitions d'Opéra imposent parfois aux divas de bien difficiles ornements dits "trilles" qui sont les caractéristiques du chant naturel des rossignols. Les perroquets, quant à eux, caricaturent parfois de manière étonnante les paroles de leurs maîtres et n'ont peut-être pas cette compétence. Il existe aussi des mimétismes humains de parole dont on se demande s'ils ne sont pas destinés à évacuer l'intention même d'une pensée (pas de soucis, pas de soucis, etc.)
Hume contre Descartes ?
Il y a aussi la question du rire, phénomène humain par excellence, et inconnu chez les animaux (sauf peut-être des singes, mais je trouve leur humour un peu bête...)
Merci en tout cas pour votre blog très stimulant.
6. Le jeudi 30 décembre 2010, 23:55 par Augustin
Cher Philalèthe,
Merci de votre long développement spinoziste. Il se trouve que je suis spinozien, pas spinoziste. - Il m'a toujours semblé absurde d'insister sur la discontinuité homme animal.
Spinoza dit: "à la conserver, à le détruire, ou à l'adapter à notre usage de quelque façon que ce soit ", en sorte que le premier verbe peut être dit primer sur les autres. Conserver les animaux peut être considéré comme utile,
Le problème de Wittgenstein ici est le ton un peu méprisant qu'il semble adopter, un peu comme Héraclite - Bréhier en parle à propos d'Héraclite, qui comparait les hommes en général aux singes au regard du démiurge.
Certes, l'homme possède un langage primitif, puisqu'il se déroule dans le temps, hors de l'intuition du troisième genre de connaissance, qui se rapproche de l'intuition.
Mais qu'est- ce que l'intuition? Brice Parain en parle quelque part, dans son Sur la dialectique. Pourquoi ne parleriez - vous pas de Brice Parain? Je serais heureux de vous lire sur lui.

mercredi 17 novembre 2010

Comment dénoncer la sacralisation de la Nature sans du même coup la diaboliser ? John Stuart Mill et Wittgenstein.

ohn Stuart Mill écrit dans La nature(1854-1858) :
" En fait, ce qui saute aux yeux, c'est que la nature accomplit chaque jour presque tous les actes pour lesquels les hommes sont emprisonnés ou pendus lorsqu'ils les commettent envers leurs congénères. Selon les lois humaines, le plus grand crime est de tuer. Or la Nature tue une fois chaque être vivant, souvent après des tortures prolongées, pareilles à celles qu'infligent délibérément à leurs semblables les pires monstres dont l'histoire nous rapporte les méfaits. Si, par une restriction arbitraire du sens du mot, nous appelons meurtre ce qui abrège la durée que l'on suppose impartie à la vie humaine, alors la nature fait exactement cela à la plupart des vies, et elle recourt pour ce faire à toutes les méthodes, violentes ou insidieuses, qu'emploient les plus mauvais des humains pour ôter la vie à leurs semblables. La Nature empale les hommes, les brise comme sur la roue, les livre en pâture aux bêtes féroces, les brûle vifs, les lapide comme le premier martyr chrétien ; elle les fait mourir de faim, geler de froid, les empoisonne avec le venin rapide ou lent de ses exhalaisons, et tient en réserve des centaines d'autres morts hideuses, que l'ingénieuse cruauté d' un Nabis ou d'un Domitien n'a jamais surpassées. Tout cela, la Nature le fait avec la plus dédaigneuse indifférence pour la pitié comme pour la justice, décochant aussi bien ses flèches sur les meilleurs et les plus généreux que sur les plus vils et les plus méchants, touchant ceux qui sont engagés dans les entreprises les plus hautes et les plus estimables, souvent en conséquence directe de leurs plus nobles actions - à tel point qu'on pourrait presque imaginer qu'elle les punit pour cela. Elle fauche ceux dont dépend le bien-être de tout un peuple, voire les espérances de l'Humanité pour les générations à venir, avec aussi peu de remords que lorsqu'elle élimine ceux pour qui la mort est un soulagement pour eux-mêmes et une bénédiction pour les personnes soumises à leur influence nocive. Ainsi se comporte la Nature envers la vie. Même lorsqu'elle ne cherche pas à tuer, c'est de gaieté de coeur qu'elle semble infliger les mêmes tortures. Les dispositions malhabiles qu'elle a prises pour assurer le renouvellement perpétuel de la vie animale, rendu nécessaire par la prompte fin qu'elle impose à chacun de ses représentants individuels, font qu'aucun être humain ne voit jamais le jour sans qu'un autre soit littéralement mis au supplice pendant des heures ou des jours, avec souvent pour aboutissement la mort. Priver quelqu'un de ses moyens d'existence est aussi coupable que celui de lui ôter la vie (il lui est équivalent d'après un auteur faisant autorité). Or la Nature le fait aussi à très grande échelle et avec l'indifférence la plus endurcie. Un seul ouragan détruit les espoirs d'une saison ; un vol de sauterelles ou une inondation ravagent une contrée ; une mutation chimique minime subie par une racine alimentaire affame un million de personnes. Les vagues de la mer, tels des brigands, s'emparent de la fortune des riches et du peu que possèdent les pauvres, dépouillant, blessant et tuant leurs victimes exactement comme le font les bandits. Bref, tous les crimes que les pires des hommes commettent contre la vie ou la propriété sont perpétrés à plus grande échelle encore par les agents naturels. La Nature provoque des noyades plus fatales que celles de Carrier , ses coups de grisou sont aussi destructeurs que l'artillerie humaine ; sa peste et son choléra surpassent de beaucoup les coupes de poison des Borgia" ( p.70-71)
Le seul moyen que trouve Stuart Mill pour contrer l'éloge irrationnel du naturel est de diaboliser la nature ; or, même si cela revient certes à discréditer ceux qui la divinisent en les accusant de ne pas prendre en compte la négativité pour les hommes de certains phénomènes naturels, la contre argumentation partage avec sa cible la même erreur : identifier la cause naturelle à une raison, d'où ces propositions comme "La Nature tue, torture etc", propositions certes iconoclastes mais au prix d'une description prétendument lucide, en réalité métaphorique et poétique.
Wittgenstein faisait clairement la distinction entre deux manières de bénir la Nature (et donc deux manières de la maudire) :
" Je puis dire : " Remercie ces abeilles pour leur miel, comme si elles étaient des hommes qui l'auraient préparé pour toi par bonté " ; cela est compréhensible et décrit la façon dont je souhaite que tu te conduises. Mais je ne puis dire : " Remercie-les, car vois comme elles sont bonnes pour toi !" -elles peuvent aussi bien te piquer l'instant d'après." (Remarques mêlées, 1937, GF)
Or, Stuart Mill ici dit quelque chose comme : " Ne remercie pas la Nature, vois comme elle est mauvaise pour toi !". Certes on peut lire le texte métaphoriquement mais alors l'argumentation perd en force. Ce qu'il nous propose au fond ici, c'est une critique de la théodicée, avec la Nature dans le rôle de Dieu.

Commentaires

1. Le vendredi 19 novembre 2010, 00:58 par Cédric Eyssette
« Le seul moyen que trouve Stuart Mill pour contrer l'éloge irrationnel du naturel est de diaboliser la nature […]. Ce qu'il nous propose au fond ici, c'est une critique de la théodicée, avec la Nature dans le rôle de Dieu. »
Je ne crois pas que ce commentaire soit recevable.
1/ Mill a d'autres arguments pour critiquer l'éloge irrationnel du naturel.
Par exemple, il soutient qu'il est absurde de soutenir qu'il faut suivre la nature, si l'on considère que le terme de nature désigne les lois de la nature, car nous sommes déjà soumis aux lois de la nature (on ne peut pas nous demander de faire ce que nous faisons déjà).
Mill affirme également qu'il n'y a pas de sens à vouloir faire l'éloge du cours naturel des choses, car toute action humaine modifie le cours des choses. Si un individu fait l'éloge du naturel, il ne devrait plus du tout agir (afin de ne pas changer le cours naturel des choses).
Je pense plus précisément au texte suivant :
« Le mot Nature a deux sens principaux : il désigne soit le système entier des choses, avec l’ensemble de leurs propriétés, soit les choses telles qu’elles seraient en l’absence d’intervention humaine.
Dans le premier sens, la doctrine selon laquelle l’homme doit suivre la nature est absurde, car l’homme ne peut rien faire d’autre que suivre la nature, puisque toutes ses actions reposent sur une ou plusieurs des lois physiques ou mentales de la nature et obéissent à ces lois.
Dans le second sens de ce mot, la doctrine selon laquelle l’homme doit suivre la nature ou, en d’autres termes, devrait prendre le cours spontané de la nature pour modèle de ses actions volontaires, est à la fois irrationnelle et immorale.
Irrationnelle, parce que toute action humaine consiste à altérer le cours spontané de la nature, et toute action utile à l’améliorer.
Immorale, parce que le cours des phénomènes naturels étant rempli de tous les événements qui, lorsqu’ils résultent de l’action humaine, méritent le plus d’inspirer la répulsion, quiconque s’efforcerait par ses actes d’imiter un tel cours naturel serait universellement considéré comme le plus méchant des hommes. »
John Stuart MILL, La Nature, éd. PUF, trad. p.97
2/ L'argument de Mill dans ce texte ne repose pas essentiellement sur une forme de diabolisation de la Nature. Le but de Mill est simplement de montrer qu'il y a du mal dans la nature, et que l'on ne peut du coup pas dire que la nature est en elle-même un modèle qu'il faut suivre, puisqu'il s'agira alors de décider ce que dans la nature on érige comme devant être suivi, et ce qui n'est pas digne d'être suivi. La nature ne fonctionnera pas alors comme critère du bien : il faudra utiliser un autre critère pour choisir au sein de la nature ce qui peut fonctionner comme modèle.
Je pense ici au texte suivant :
« Aucune doctrine reconnue n'a jamais réussi à établir quelles étaient les portions particulières de l'ordre naturel qu'il fallait supposer destinées à notre instruction et direction morale ; par conséquent, chacun a décidé selon sa prédilection ou convenance du moment… » (cité dans ce compte-rendu dans les Cahiers Antispécistes : http://www.cahiers-antispecistes.or...)
3/ Vous parliez de théodicée, je crois plutôt qu'on peut faire la comparaison, non pas avec le problème du mal, mais avec le problème d'Euthyphron. La question ici est la suivante : peut-on dire "c'est bien parce que nous considérons que c'est conforme à la nature", ou bien faut-il dire que "nous considérons que c'est conforme à la nature, parce que c'est bien" ?
2. Le vendredi 19 novembre 2010, 09:24 par Philalèthe
Cédric, je crois vraiment que c'est votre critique qui n'est pas recevable. Voici pourquoi :
1) je suis d'accord sur le point 1 mais ces arguments ne reviennent pas à nier qu'on a affaire dans le texte que j'ai cité à une diabolisation anthropomorphique de la nature.
2) certes le but est de montrer que la nature est nuisible mais il le fait en présentant comme ayant des raisons des phénomènes qui n'ont que des causes, d'où l'usage de termes comme vol, torture, pillage, meurtre etc. C'est ce que j'ai voulu mettre en évidence par le terme de diabolisation : la nature est identifiée à un sujet mauvais qui a des intentions. Vous noterez aussi qu'à plusieurs reprises Mill tient à souligner que ces mots sont pris au pied de la lettre, dans leur sens littéral, par exemple : "aucun être humain ne voit jamais le jour sans qu'un autre soit littéralement mis au supplice" ou "blessant et tuant leurs victimes exactement comme le font les bandits ". Son insistance sur la dimension intentionnelle du mal subi par l'homme est si manifeste que je m'étonne que vous ne la voyez que comme anecdotique. La seule possibilité qu'on a de la détacher de Mill est de soutenir qu'il s'adresse à son adversaire en reprenant son langage mais j'ai des doutes sur ce point, vu que la théodicée de Mill - car il y a bel et bien une théodicée chez lui (cf point 3) est du type manichéiste : Dieu est bon mais il n'est pas tout-puissant car il est en relation avec quelque chose de mauvais qui lui résiste - c'est pourquoi Mill écrira, comme on va le voir, que supprimer ce qu'il y a de mauvais dans la nature c'est agir conformément à la volonté de Dieu, ce qui ne serait pas le cas si le mal qu'on combat était voulu aussi par Dieu -
3) La référence à la théodicée est explicite dans les pages qui suivent le texte que j'ai cité, précisément à partir de la p. 74 (je cite l'édition du texte à La Découverte / Poche). Ainsi il écrit p.76 : "la seule théorie de la Création qui soit morale et cohérente est que le Principe du Bien ne peut pas maîtriser immédiatement et complètement les forces du mal, que ce mal soit physique ou moral ; que le Créateur n'a pas pu placer les humains dans un monde affranchi de la nécessité d'une lutte incessante avec les puissances malfaisantes, ni leur donner toujours la victoire dans cette bataille, mais qu'il a pu et qu'il a fait en sorte de les rendre aptes à mener le combat avec vigueur et avec un succès croissant." J'attire ici votre attention sur la référence aux "puissances malfaisantes", expression qui suggère que la diabolisation de la nature n'a rien de métaphorique.
3. Le samedi 20 novembre 2010, 12:22 par Cédric Eyssette
Pour le point 1, nous sommes d'accord et c'est l'essentiel. Ma critique portait simplement sur l'expression "le seul moyen" que je trouvais ambiguë, puisqu'elle peut laisser entendre que Mill n'a pas d'autres arguments dans son œuvre contre l'éloge de la nature. Mais vous avez raison : ma première remarque ne porte pas sur le texte que vous citez en lui-même, seulement sur l'erreur qu'il y aurait (et que vous ne faites pas) à croire que le seul argument qui se trouve dans le livre de Mill est celui que présente ce texte.
Venons-en au point 2. Là encore ma critique porte surtout sur l'expression initiale que vous avez utilisez : « le seul moyen que trouve Stuart Mill pour contrer l'éloge irrationnel du naturel est de diaboliser la nature ». Non ce n'est pas le seul moyen, car même l'argument du texte (je ne parle donc pas des autres arguments auxquels j'ai fait référence au point 1) ne repose pas essentiellement sur cette diabolisation de la nature. Je ne nie pas du tout le fait que dans ce texte il y a une diabolisation de la nature, je dis simplement que l'argument peut se passer de cette personnification de la nature : si on enlève l'idée d'un mal intentionnellement commis par la nature et qu'on en reste à l'idée d'un mal présent dans la nature (sans intentionnalité donc), l'argument tient toujours : la nature n'est pas un modèle à suivre, car s'il y a du mal dans la nature, suivre la nature signifierait faire le mal !
Dernière remarque, toujours à propos de ce point 2, qui va me permettre de préciser en quel sens je pense que la personnification de la nature n'est pas essentielle. Vous écrivez que « Son insistance sur la dimension intentionnelle du mal subi par l'homme est si manifeste que je m'étonne que vous ne la voyez que comme anecdotique. La seule possibilité qu'on a de la détacher de Mill est de soutenir qu'il s'adresse à son adversaire en reprenant son langage ». Si je soutiens bel et bien que la dimension intentionnelle n'est pas essentielle à l'argument de Mill, je ne soutiens pas qu'elle est anecdotique. Je ne pense pas notamment que la personnification de la nature soit seulement un procédé rhétorique, une simple manière de parler pour mieux prendre en compte la personne à qui on s'adresse.
La personnification joue en effet un rôle de simplification de l'argumentation, qui aurait alors la forme logique suivante :
(1) si je pense qu'il faut suivre x, cela signifie que si x accomplit l'action A, alors il faut que j'accomplisse l'action A.
(2) il existe A tel que : la nature accomplit l'action A et il est mauvais de A.
Donc : si je pense qu'il faut suivre la nature, cela signifie qu'il y a des actions mauvaises qu'il faut que j'accomplisse, ce qui est absurde.
Donc : Cela n'a pas de sens de penser qu'il faut suivre la nature.
En bref : on peut passer simplement de l'idée que la nature tue, à l'idée que s'il faut suivre la nature, alors je dois tuer. L'inférence est simplifiée.
Mais, que signifie précisément suivre la nature ? Pas exactement faire les actions que la nature accomplit. La nature n'accomplit pas d'actions, on peut simplement dire que le cours naturel des choses est constitué par certains événements (au lieu de dire que la nature brûle intentionnellement un individu, on dira qu'il y a dans la nature un individu qui meurt à cause du feu). Suivre la nature, c'est alors produire intentionnellement par son action les mêmes événements que l'on peut observer dans la nature (et qui ne sont pas intentionnels).
Il me semble que le texte que j'ai cité dans mon message précédent justifie cette distinction entre l'action humaine et les événements qu'on observe dans la nature : "le cours des phénomènes naturels étant rempli de tous les événements qui, lorsqu’ils résultent de l’action humaine, méritent le plus d’inspirer la répulsion, quiconque s’efforcerait par ses actes d’imiter un tel cours naturel serait universellement considéré comme le plus méchant des hommes".
Je passe maintenant au point 3. Le problème dans votre réponse me semble-t-il, c'est que vous avez changé de sujet. Dans ma critique je m'opposais à l'idée que Mill nous propose « une critique de la théodicée, avec la Nature dans le rôle de Dieu ». Or, lorsque Mill un peu plus loin fait référence à la théodicée, il ne s'agit pas d'une théodicée *avec la Nature dans le rôle de Dieu*, mais d'une théodicée tout court . Si je propose la comparaison plutôt avec le problème de l'Euthyphron, c'est parce qu'ici on peut véritablement mettre la Nature dans le rôle de Dieu.
4. Le samedi 20 novembre 2010, 17:35 par Philalèthe
1) On est tout à fait d'accord.
2) D'accord, on peut reformuler l'argument sans référence à l'intentionnalité. Le problème avec l'argument simplifié ("on peut passer simplement de l'idée que la nature tue, à l'idée que s'il faut suivre la nature, alors je dois tuer. L'inférence est simplifiée") est qu'il repose sur une prémisse fausse car, vous le dites, la nature ne tue pas. S'en passer revient à dire que la nature n'est ni agent, ni mauvaise. Or, c'est rendre moins fort l'argument aussi car celui qui tue ne fait pas ce que fait la nature pour la bonne raison que la nature ne fait rien. On peut certes quand même parler d'imitation mais c' est une question délicate : le meurtrier n'imite pas la nature meurtrière comme un meurtrier en imite un autre (dans ce sens imiter c'est faire comme quelqu'un a fait, qui partageait les fins de l'imitateur) Mais c'est tout de même intelligible de parler de l'imitation d'un processus non intentionnel. On cause un processus qui dans la nature n'est ni mauvais ni bon (à cause de l'absence d'intention) mais qui est mauvais quand il est intentionnellement causé. Enfin il me semble que, réécrit, l'argument perd largement de sa force et bien sûr de sa puissance rhétorique. Mais je crois que vous ne partagez pas cette idée.
3) D'accord, sur le fait que ma dernière formule est améliorable. Je voulais dire : ce que Mill fait en diabolisant la nature  est une critique indirecte d'une théodicée qui s'appuie sur la bonté de la nature pour justifier la bonté de Dieu. Mais il faut ajouter que souligner que le cours de la nature est souvent nuisible ne revient pas chez lui à nier l'existence de Dieu mais à mettre en évidence les limites de son pouvoir. La diabolisation de la nature est donc seulement un argument contre un type de théodicée, celle qui s'appuie sur la négation du mal. Elle est au contraire une part essentielle de la théodicée manichéiste que j'évoquais dans le dernier post.
Merci en tout cas, Cédric, de m'avoir aidé à clarifier ces points !
5. Le mardi 23 novembre 2010, 21:06 par Parti Dit Zident
Pourquoi opposer l'Homme à la Nature?
Pourquoi l'en exclure?
Que représente l'Homme à l'échelle de la Nature?
Si la mort, aussi cruelle puisse-t-elle paraître, semble naturelle, la vie, avec tous ses mystères, ne l'est-elle pas tout autant?
La Nature, dans la perfection à peine perceptible de sa construction, ne revêt-elle pas quelque chose de mystique?
Pourquoi opposer Dieu et Nature?
A admettre que Dieu existe, quelle différence y a-t-il entre celui ci et la Nature?
Dieu n'appartient-il pas à la Nature?
La Nature n'est-elle pas "divine"?
6. Le mardi 23 novembre 2010, 21:34 par Philalèthe
Permettez-moi de vous donner des réponses inspirées plus ou moins de Mill !
1) l'homme fait partie de la nature
2) cf 1
3) la vie et la mort font également partie de la nature
4) Mill a écrit le texte en partie pour mettre en question le présupposé de cette question
5) Dieu a créé la nature mais son pouvoir est limité
6) cf 5
7) cf 5
8) pas tout à fait car Dieu n'étant pas tout puissant il faut la corriger
7. Le vendredi 26 novembre 2010, 23:08 par Pierre S.
Vous pointez là une limite du texte de Mill qui est peut-être dû au fait que Mill est un auteur pré-darwinien. Sans la théorie darwinienne de l'évolution il est très difficile de ne pas voir une intention cachée derrière la Nature.
Cela dit l'intention peut n'être qu'initiale. Une fois la Nature créé, Dieu peut la laisser fonctionner toute seule.
Peut-être qu'il est quelque peu manichéen et pense que le mal a été introduit dans la création par un dieu mauvais ? Auquel cas les mauvaises intentions de la Nature sont celles du Dieu mauvais. C'est l'impression de lecture que j'ai eu, on dirait qu'il pense que dans la Nature s'affrontent un force positive (la Providence) et une force négative, et que les humains ont le devoir de faire pencher la balance du côté du bien.
Peut-être a-t-il voulu prendre le contre-pied total des pro-Nature, afin de rendre plus percutante son argumentation.
Ou peut-être cède-t-il aux préjugés de l'époque ? Il fait le coup dans L'Utilitarisme, lorsqu'il introduit une différence qualitative (peu convaincante) entre les plaisirs raffinés et humains d'une part, et les plaisirs que nous avons en commun avec les animaux d'autre part.
8. Le samedi 11 décembre 2010, 15:28 par Tsering Gomp
Je me permettrai d ajouter que Mill ne semble donner que des arguments autour du mal, ou ce l on nomme ainsi, dont l homme patit du fait de la Naure.
1 Une nature ou des natures?
2 Heritier d une concpetion reduite du droit naturel, me semble t il, il exclut de sa pensee, a mon avis, les animaux ou d autres etres et fonde le droit natuel uniquement ou presque sur l anature de l homme. Ainsi dans ses exemples il aurait pu citer ceux de la philosophie jain, selon qui les animaux sont aussi violents e ceux d autant plus si on medite la metempsychose: des lions, des singes, des chats qui tuent d autres membres de leur espece sont consideres comme violents.
3 Je ne suis pas sur que Mill, auteur grandement critique par Said en tant qu imperialiste, ait un meditation profonde de la vacuite d existence independante. L homme semble totalemnt coupe de la nature et nullement responsable des 'maux' qui lui adviennent. Said dirait peut tere que c est justement parce qu il pense trop en termes d essence, par exemple celle du bourgeois britannique conduit a eduquer les negres...
Non?
9. Le samedi 11 décembre 2010, 17:10 par Philalèthe
Mill ne se fonde pas sur un Droit Naturel. Il est très clair sur ce point :
" Quant à la vertu de justice, on peut présumer qu'elle est très généralement considérée comme directement implantée dans notre coeur par la nature, tellement est généralisée l'expression "justice naturelle". Je crois cependant que le sentiment de justice a une origine totalement artificielle, et que l'idée de justice "naturelle" ne précède pas, mais qu'elle suit, celle de justice conventionnelle. Plus nous remontons loin vers les premiers modes de pensée de l'humanité - que nous considérions les temps anciens (y compris ceux de l' Ancien Testament) ou les portions de l'espèce humaine dont la condition actuelle n'est pas plus avancée que celle des temps anciens - et plus nous trouvons que la conception de la justice des hommes est complètement définie et limitée par les dispositions expresses de la loi. Les justes droits d'un homme signifiaient les droits que lui conférait la loi, un homme juste étant celui qui n'a jamais attenté, ni cherché à attenter, à la propriété ou aux autres droits légaux d'autrui. L'idée d'une justice supérieure, à laquelle les lois elles-mêmes seraient soumises, et qui contraindrait la conscience même ne l'absence d'une injonction positive de la loi, est une extension plus tardive du mot, suggérée et amenée par l'analogie avec la justice positive, avec laquelle ce sentiment maintient un parallélisme dans toutes ses variétés et nuances, et auquel il emprunte la quasi-totalité de sa phraséologie " (La nature, p.88, La découverte-Poche)
10. Le samedi 11 décembre 2010, 17:13 par Philalèthe
@ Pierre S.
Rien à redire à votre post (je ne comprends juste pas bien votre dernier paragraphe : quel rapport établissez-vous entre les préjugés de l'époque et les deux types de plaisir ? ).

dimanche 14 novembre 2010

Philosophie analytique / philosophie continentale ou modeste et particulier / grandiose et général.

Dans Si tu es pour l'égalité, pourquoi es-tu si riche (If you're an Egalitarian, how come you 're so rich ? 2000), le marxiste analytique Gerald Allan Cohen rapporte ce souvenir :
" "Est-ce analytique ou synthétique ?" était une question extrêmement importante à Oxford en 1961. Si, comme ce fut parfois le cas, quelqu'un, peut-être en provenance d' Allemagne ou d' Italie, disait quelque chose d'assez grandiose ou général, comme "la mémoire falsifie l'expérience", "Dieu est partout", "la raison est tripartite" ou "l'homme est distant de l'être", ou encore quelque chose sur l'existence de l'être, il ou elle était alors soumis à la pression interrogatrice précédemment évoquée, et si sa réponse était "humm...heu...", ce qui était souvent le cas, c'en était fini" (Hermann, 2010, p.45)