jeudi 17 novembre 2011

Platon, Brentano : fonder la politique sur la science ou de la distinction entre homme politique illustre et grand homme politique.

Platon a défendu que la bonne politique, celle qui organise une société comme elle doit l'être, c'est-à-dire conformément à la justice, n'est réalisable que si elle est l'application pratique d'une connaissance vraie. Cette connaissance a comme objets les Idées (ou Essences et Formes) et précisément celle de Justice. Ainsi une politique empirique est condamnée à l'échec car lui manque la connaissance du Modèle qu'il s'agit d'appliquer ici-bas. Or, Franz Brentano dans sa Psychologie du point de vue empirique(1874) garde au fond l'optique platonicienne, même si la science-socle n'est plus la connaissance vraie des Idées, mais la psychologie - qu'il espère bien pouvoir fonder (mais empiriquement) dans son ouvrage -. En somme, il soutient que la psychologie empirique est la seule science vraie évitant une politique empirique, entendons par là une politique qui tire des leçons des faits politiques et de l'histoire. La confiance de Brentano dans la psychologie place celle-ci au rang que Platon donnait à la philosophie (mot bien sûr qu'il ne faut pas entendre dans son sens actuel car celui-ci se réfère à quelque chose qui est plus de l'ordre du résidu laissé par le développement d'une multitude de sciences qu'à la recherche fondamentale et polyvalente qu'a été la philosophie conçue par Platon). Voici les lignes où Brentano se situe dans la tradition platonicienne (fonder la politique sur la science), sans le dire explicitement, même s'il mentionne latéralement Platon :
" Il appartient en outre à la psychologie de constituer le fondement scientifique d'une pédagogie de l'individu comme de la société. À côté de l'esthétique et de la logique, l'éthique et la politique poussent, elles aussi, sur le terrain de la psychologie. Elle apparaît donc comme la condition fondamentale du progrès de l'humanité sur le plan même de ce qui constitue son essentielle dignité. Si elle ne prend appui sur la psychologie, la sollicitude du père, aussi bien que celle du chef politique, ne sera jamais qu'un maladroit tâtonnement. Et c'est précisément parce qu'on n'a jamais encore sérieusement appliqué sur le plan politique les principes psychologiques ; disons plus, c'est parce que les conducteurs de peuples sont demeurés, à peu près sans exception, dans l'ignorance absolue de ces principes, qu'on pourrait accorder à Platon et à plus d'un penseur contemporain, que, quelque gloire qu'aient acquis certains chefs politiques, l'histoire n'a jamais encore connu un seul homme d' État véritablement grand. Avant l'application systématique de la physiologie à l'art médical, les illustres médecins n'ont pas manqué non plus, qui ont su inspirer la plus grande confiance et à qui l'on attribue des guérisons surprenantes. Mais pour qui est au courant de la médecine, il demeure indéniable qu'avant ces dernières dizaines d'années il n'y a pas un seul médecin véritablement grand. Tous étaient d'aveugles empiriques, plus ou moins habiles, plus ou moins favorisés par la chance. Mais ils n'étaient point, ils ne pouvaient pas être ce que doit être un médecin instruit et éclairé. Pour le moment il faut en dire autant de nos hommes d' État. Jusqu'à quel point ils ne sont eux-mêmes que de simples empiriques, on le constate chaque fois qu'un évènement extraordinaire modifie brusquement la situation politique, et plus nettement encore quand un de ces hommes est transplanté dans un pays étranger où les conditions sont différentes. Ne pouvant plus appliquer des maximes purement empiriques, il manifeste alors une complète impuissance, un total désarroi." (p.34-35, trad. Maurice de Gandillac, Vrin, 2007).
Manifestement la problématique machiavélienne n'a pas "pris" sur Franz Brentano, resté au fond très classiquement platonicien. Et que savait-il de Marx ?

lundi 14 novembre 2011

Faire de sa conscience sa Dulcinée : Leiris, Sénèque.


À la date du 4 Avril 1924 (dans quelques jours, il aura 23 ans), Michel Leiris écrit dans son Journal (Gallimard, 1992) :
" Extérioriser la conscience, en faire sa Dulcinée devant qui l'on ne veut pas déchoir.
Séparer le plus possible la Conscience et le Moi, - afin que le Moi tremble devant elle.
Certains amis sont comme des Consciences. Les imaginer toujours présents."
Sans le savoir ou en le sachant, l'écrivain fait une variation sur une idée formulée originairement par Épicure, interprétée par Sénèque et donnée par lui comme règle à Lucilius dans la lettre 24 :
" Fais tout comme si Épicure te regardait." Sans aucun doute il est utile de s'imposer un gardien et d'avoir quelqu'un vers lequel tourner ses regards et qui, pense-t-on, prend part à ses réflexions. Et il y a certes beaucoup plus de noblesse à vivre comme sous les yeux d'un homme de bien toujours présent, mais je me contente de ceci : fais tout ce que tu fais comme si quelqu'un te regardait. C'est la solitude qui nous conseille tous les maux que nous commettons. Et quand tu auras progressé au point d'avoir du respect pour toi aussi, tu pourras laisser partir le pédagogue. En attendant, fais-toi garder sous l'autorité d'hommes, que ce soit Caton ou Scipion ou Lélius, ou quelque autre encore, dont l'intervention pourrait faire disparaître les vices - même chez des hommes totalement perdus -, et agis ainsi pendant tout le temps que tu te façonnes pour être l'homme avec lequel tu n'oserais pas commettre de fautes." (trad. Clara Auvray-Assayas, La Pléiade, 2010)
Certes le texte de Sénèque ne mentionne que la force sur moi (sic) de l'ami, du maître ou de l'homme de bien. Rien donc qui évoque l'amour et l'assujettissement vertueux dont il peut être la raison. Mais dans Le Banquet, Platon avait donné une telle fonction au lien amoureux dans le discours tenu par Phèdre :
" Tout homme, qui est amoureux, s'il est surpris à commettre une action honteuse ou s'il subit un traitement honteux sans, par lâcheté, réagir, souffrira moins d'avoir été vu par son père, par ses amis ou par quelqu'un d'autre que par son aimé. Et il en va de même pour l'aimé : c'est devant ses amants qu'il éprouve le plus de honte, quand il est surpris à faire quelque chose de honteux. S'il pouvait y avoir moyen de constituer une cité ou de former une armée avec des amants et leurs aimés, il ne pourrait y avoir pour eux de meilleure organisation que le rejet de tout ce qui est laid, et l'émulation dans la recherche de l'honneur. Et si des hommes comme ceux-là combattaient coude à coude, si peu nombreux fussent-ils, ils pourraient vaincre l'humanité en son entier pour ainsi dire. Car, pour un amant, il serait plus intolérable d'être vu par son aimé en train de quitter son rang ou de jeter ses armes que de l'être par le reste de la troupe, et il préférerait mourir plusieurs fois plutôt que de faire cela. Et quant à abandonner son aimé sur le champ de bataille ou à ne pas lui porter secours quand il est en danger, nul n'est lâche au point qu' Éros lui-même ne parvienne pas à lui inspirer une divine vaillance au point de le rendre aussi vaillant que celui qui l'est par nature. Il ne fait aucun doute que ce que Homère a évoqué en parlant de "la fougue qu'insuffle à certains héros la divinité", c'est ce qu'Éros accorde aux amants, ce qui vient de lui." (éd. Brisson, p.112)
On aura noté que le regard de l'aimé ou celui de l'amant moralise même mieux le sujet regardé que celui de l'ami ou d'un parent vertueux.
Finissons : ainsi les conseils que Leiris s'adresse à lui-même forment-ils une synthèse un peu bancale d'idées fort anciennes.

dimanche 13 novembre 2011

Sénèque (49), lettre 9 (5) : se faire un ami, est-ce semer, peindre, élever un enfant ?

On dit ordinairement " se faire un ami", le latin dit "faire un ami" (amicum facere). Les deux expressions véhiculent l'idée que l'ami ne tombe pas du ciel tout fait - reste qu'on dit aussi "j'ai trouvé un ami" et que l'expression "un ami tombé du ciel" n'est pas, à la différence de "cercle carré", une expression intrinsèquement contradictoire- et que donc avoir un ami demande, disons généralement, une activité personnelle. C'est d'abord l'activité de l'agriculteur qui permet à Sénèque de faire comprendre à Lucilius que l'amitié requiert une préparation :
" Entre celui qui s'est acquis un ami (qui amicum paravit) et celui qui va l'acquérir (qui parat) il y a la même différence qu'entre le laboureur qui récolte et le laboureur qui sème."
Ce début suggère que l'ami est produit par une action initiale et par le temps qui fait fructifier l'action. Mais la suite, citant un des maîtres de Sénèque, le stoïcien Attale, oriente dans une autre direction, celle d'une action continue, et en plus clarifie la valeur intrinsèque de l'action, indépendamment de son résultat :
" Le philosophe Attale répétait que l'on trouve plus de charme (jucundius) à se faire un ami qu'à l'avoir tout fait, "de même que l'artiste trouve plus de charme à exécuter sa peinture qu'à l'avoir exécutée" (trad. Noblot)
Certes le texte, présentant une analogie - le rapport entre peindre et avoir peint est identique au rapport entre se faire un ami et avoir un ami -, n'implique donc pas que l'ami est un type de peinture mais laisse tout de même penser que peindre et se faire un ami ont des propriétés communes. Ressort plus fortement cependant l'idée que le plaisir est plus grand dans la genèse d'un bien que dans sa possession.
"L'activité inquiète (sollicitudo), qui l'absorbait dans son oeuvre (in opere suo) ne va pas sans une immense joie (ingens oblectamentum) liée à cette activité même (in ipsa occupatione). L'impression n'est pas aussi délicieuse, quand la main de l'ouvrier a posé la dernière touche (qui ab opere perfecto removit manum) : à cette heure, il jouit du fruit de son art (iam fructu artis suae fruitur) ; il jouissait de l'art même, tandis qu'il peignait (ipsa fruebatur arte, cum pingeret). L'adolescence porte chez nos enfants des fruits plus riches ; leurs premiers ans ont plus de douceur (fructuosior est adulescentia liberorum, sed infantia dulcior)."
La compréhension de la fin est incertaine : doit-on penser que la douceur de l'enfant est ressentie dans la relation d'éducation qu'on entretient avec lui ou que l'enfant en soi est doux ? Le point indiscutable est 1) qu' il y a bien deux jouissances : celle du faire et celle du fruit, de ce qu'a produit le faire et (2) que la première dépasse la seconde. Dans mon édition latine du texte (Les Belles Lettres, 1945, p.27), je lis à ce propos cette note (qui doit être de François Préchac) :
" Le plaisir de se faire un ami, dans la théorie mentionnée paragraphe 7, rappelle le plaisir de la chasse selon Pascal"
Voici un extrait du texte auquel pense l'auteur de la note :
" C'est (...) le plus grand sujet de félicité de la condition des rois, de ce qu'on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs.
Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux ; et ceux qui font sur cela les philosophes et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu' ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères qui nous en détournent, mais la chasse nous en garantit." (fragment 126 des Pensées, éd. Le Guern)
On réalise que le rapprochement du passage de Sénèque avec ces lignes de Pascal est à nuancer : l'activité de se faire un ami et le plaisir qu'elle apporte ne détournent pas l'homme qui se livre de quelque chose de meilleur, à l'inverse du divertissement qui pour Pascal empêche de prendre une conscience lucide de soi, précisément de sa misère (sans Dieu). En plus, à la différence du lièvre et de tous les objets visés par le divertissement, l'ami, à défaut d'être un bien intrinsèque, est, on le verra, la condition nécessaire et suffisante d'une vertu, l'exercice de l'amitié.

jeudi 10 novembre 2011

Montaigne, Pascal, Diderot : une histoire de planche ou n'importe quel aveugle supérieur au plus grand philosophe du monde.


Pascal écrit :
" Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer." (fragment 41, édition Le Guern)
Diderot écrit dans les Additions à la Lettre sur les aveugles :
" L'aveugle qui n'aperçoit pas le danger en devient d'autant plus intrépide, et je ne doute point qu'il ne marchât d'un pas ferme sur des planches étroites et élastiques qui formeraient un pont sur un précipice." (La Pléiade, p. 190).
Curieusement la note correspondant à ce passage ne renvoie pas au texte de Pascal mais à un de Montaigne qu'il appelle à mes yeux moins évidemment ( " J'ay souvent essayé cela, en noz montaignes de deçà. et si suis de ceux qui ne s'effrayent que médiocrement de telles choses, que je ne pouvoy souffrir la veue de cette profondeur infinie, sans horreur et tremblement de jarrets et de cuisses, encores qu'il s'en fallust bien de ma longueur, que je fusse porté à escient au danger" - Les Essais, livre II, chap.XII -). L' édition Le Guern de Pascal a mis elle la main sur le texte requis :
" Qu'on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clairsemés, qui soit suspendue au haut des tours Notre-Dame de Paris, il verra par raison évidente qu'il est impossible qu'il en tombe, et si, ne se saurait garder (s'il n' a accoutumé le métier des recouvreurs) que la vue de cette hauteur extrême ne n'épouvante et ne le transisse. Car nous avons assez affaire de nous assurer aux galeries qui sont en nos clochers, si elles sont façonnées à jour, encore qu'elles soient de pierre. Il y en a qui n'en peuvent pas seulement porter la pensée. Qu'on jette une poutre entre ces deux tours, d'une grosseur telle qu'il nous la faut à nous promener dessus : il n'y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse nous donner courage d'y marcher comme nous le ferions, si elle était à terre." (ibidem)
Même si la dette de Pascal à l'égard de Montaigne est manifeste, c'est au texte du premier que je donnerai la prime stylistique. Diderot, ici, est fade.

mercredi 9 novembre 2011

Diderot, pré-évolutionniste.


J'ai beau avoir déjà lu dans le De natura rerum de Lucrèce des lignes proches, c'est avec une certaine surprise, mêlée de joie, que je lis dans la Lettre sur les aveugles de Diderot ce texte qui évoque (oui, de loin) l'explication darwinienne du vivant C'est l'aveugle Saunderson qui, sur son lit de mort, répond à un ministre du culte venant de lui rappeler l'existence d'une preuve de l'existence de Dieu à laquelle, du fait qu'il ne voit pas, il n' a pas accès , précisément celle qui partant de l'harmonie du monde en conclut à un créateur divin :
" Imaginez donc, si vous voulez, que l'ordre qui vous frappe a toujours subsisté ; mais laissez-moi croire qu'il n'en est rien ; et que, si nous remontions à la naissance des choses et des temps, et que nous sentissions la matière se mouvoir et le chaos se débrouiller, nous rencontrerions une multitude d'êtres informes, pour quelques êtres bien organisés. Si je n'ai rien à vous objecter sur la condition présente des choses, je puis du moins vous interroger sur leur condition passée. Je puis vous demander, par exemple, qui vous a dit à vous, à Leibniz, à Clarke et à Newton, que dans les premiers instants de la formation des animaux, les uns n'étaient pas sans tête et les autres sans pieds. Je puis vous soutenir que ceux-ci n'avaient point d'estomac, et ceux-là, point d'intestins ; que tels à qui un estomac, un palais et des dents semblaient promettre de la durée, ont cessé par quelque vice du coeur ou des poumons ; que les monstres se sont anéantis successivement ; que toutes les combinaisons vicieuses de la matière ont disparu, et qu'il n'est resté que celles où le mécanisme n'impliquait aucune contradiction importante et qui pouvaient subsister par elles-mêmes et se perpétuer." (La Pléiade, p.161)
L' argument présenté ici par Diderot, reste, s'il est modernisé, la meilleure réfutation de la preuve physico-téléologique.

Commentaires

1. Le jeudi 10 novembre 2011, 19:18 par Ariane
c’est vrai que les textes de Diderot et de Lucrèce sonnent évolutionnistes mais en fait je crois que le rapprochement tient moyen la route. En fait Darwin pense l’évolution des espèces, et sa théorie s’oppose au fixisme. Je veux dire que pour Darwin les espèces évoluent tout le temps. Chaque rejeton présente des variations par rapport à ses géniteurs, et à force de nouvelles espèces apparaissent. Pour Lucrèce, et sans doute pour Diderot, la perspective c’est le fixisme. Eux ils veulent comprendre comment ça se stabilise une forme biologique. Ce qu’ils essaient d’expliquer, c’est comment un organisme viable parvient à son point d’équilibre. Le texte cité dit lui-même « que toutes les combinaisons vicieuses de la matière ont disparu, et qu'il n'est resté que celles où le mécanisme n'impliquait aucune contradiction importante et qui pouvaient subsister par elles-mêmes et se perpétuer. » Rester, subsister, se perpétuer, on est clairement dans un registre fixiste. Bref, l’explication de Darwin diffère de celle de Lucrèce ou de Diderot quant à son intention : pour Darwin, il s’agit d’expliquer l’évolution, pour les deux matérialistes, il s’agit d’expliquer la stabilité.
2. Le jeudi 10 novembre 2011, 20:40 par Philalèthe
Vos précisions, bienvenues, sont, je crois, justes - pour Lucrèce, les textes, très peu nombreux et contenus dans le livre V du Natura rerum, excluent en effet une évolution postérieure à la production des vivants viables ; pour Diderot, il faut voir de plus près - mais reste l'anti-finalisme commun à Darwin, à Lucrèce et à Diderot : le vivant est le fruit du hasard, la nature a progressé par essais et erreurs, si on peut dire et les espèces adaptées masquent toutes celles, nées aussi du hasard mais inadaptées à leur milieu. L'idée centrale commune aux trois est que l'harmonie est un effet de perspective lié à l'ignorance de la genèse complètement aléatoire du vivant. Les trois à leur manière justifient la critique de l'argument physico-téléologique.

mardi 8 novembre 2011

La vue comme condition nécessaire de la pitié ou quelle différence y a-t-il donc entre uriner et se vider de son sang ?

Comme on l'a vu dans le billet précédent, Diderot donne à la vue un plus grand pouvoir qu'à l'ouïe. Aussi quand la vue asservit, l'aveugle est-il libre ; mais quand la vue humanise, l'aveugle en devient - et par la même cause - inhumain :
" Comme de toutes les démonstrations extérieures qui réveillent en nous la commisération et les idées de la douleur, les aveugles ne sont affectés que par la plainte ; je les soupçonne en général d'humanité. Quelle différence pour un aveugle entre un homme qui urine et un homme qui sans se plaindre verse son sang ? Nous-mêmes, ne cessons-nous pas de compatir, lorsque la distance ou la petitesse des objets produit le même effet sur nous, que la privation de la vue sur les aveugles ? Tant nos vertus dépendent de notre manière de sentir, et du degré auquel les choses extérieures nous affectent ! Aussi je ne doute point que, sans la crainte du châtiment, bien des gens n'eussent moins de peine à tuer un homme à une distance où ils ne le verraient gros que comme une hirondelle, qu'à égorger un boeuf de leurs mains. Si nous avons de la compassion pour un cheval qui souffre, et si nous écrasons une fourmi sans aucun scrupule, n'est-ce pas le même principe qui nous détermine ? Ah ! madame, que la morale des aveugles est différente de la nôtre ? Que celle d'un sourd différerait encore de celle d'un aveugle ? et qu'un être qui aurait un sens de plus que nous, trouverait notre morale imparfaite ; pour ne rien dire de pis." (Lettre sur les aveugles, La Pléiade, p. 140)

lundi 7 novembre 2011

D'autant plus raisonnable qu'on voit moins ?

On connaît les lignes consacrées par Pascal à l'imagination "maîtresse d'erreur et de fausseté", par exemple celles-ci :
" Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s'emmaillottent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort nécessaire ; et si les médecins n'avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n'eussent des bonnets carrés et des robes trop amples en quatre parties, jamais ils n'auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique." (fragment 41, éd. Le Guern).
L'imagination étant ici nourrie par la vue, un problème se pose : un aveugle de naissance en serait-il autant victime ?
Réponse de Diderot à propos de l'aveugle-né du Puiseaux qu'il a examiné de très près :
" Il eut dans sa jeunesse une querelle avec un de ses frères qui s'en trouva fort mal. Impatienté des propos désagréables qu'il en essuyait, il saisit le premier objet qui lui tomba sous la main, le lui lança, l'atteignit au milieu du front, et l'étendit par terre.
Cette aventure, et quelques autres le firent appeler par la police. Les signes extérieurs de la puissance qui nous affectent si vivement, n'en imposent point aux aveugles. Le nôtre comparut devant le magistrat, comme devant son semblable. Les menaces ne l'intimidèrent point. " Que me ferez-vous, dit, à M. Hérault ? - Je vous jetterai dans un cul-de-basse-fosse, lui répondit le magistrat. - Eh, monsieur, lui répliqua l'aveugle : il y a vingt-cinq ans que j'y suis." Quelle réponse, madame ! et quel texte pour un homme qui aime autant à moraliser que moi. Nous sortons de la vie, comme d'un spectacle enchanteur ; l'aveugle en sort ainsi que d'un cachot : si nous avons à vivre plus de plaisir que lui, convenez qu'il a bien moins de regret à mourir." (Lettre sur les aveugles, La Pléiade, 2010, p.137)
Deux remarques :
1) Montaigne - source constante de Pascal - dans les Essais (II, 12) donnait à l'ouïe autant de poids qu'à la vue dans la genèse de l'imagination :
" Qu'il ôte son chaperon, sa robe et son latin ; qu'il ne batte pas nos oreilles d'Aristote tout pur et tout cru, vous le prendrez pour l'un d'entre nous, ou pis."
En revanche Diderot, en enlevant aux menaces leur dimension intimidante si on ne voit pas celui qui les profère, fait clairement de la vue le sens de l'imagination.
2) Cet aveugle, par sa froideur face à la menace, a quelque chose de stoïcien. Plus exactement, devenir stoïcien, c'est devenir aveugle de l'esprit à ce qui semble être une propriété de la chose mais qui n'est en réalité que la projection sur elle d'une représentation fausse : certes la chose reste physiquement vue mais les idées terribles (ou excitantes) qui naissent en nous immédiatement à sa simple vue ne sont plus pensées.
Par l'effort, le stoïcien a réduit l'impact de la chose visible à son effet physique. Il reste néanmoins capable de faire correspondre à la chose vue le concept qui en véhicule l'essence réelle. Sur le point d'être noyé dans une mer déchaînée, il s'écrie : "Mais que peuvent donc des molécules d'H2O sur ma raison !"

lundi 31 octobre 2011

Une autobiographie qui est une hétérobiographie.

Les années d' Annie Ernaux dénoncent à leur manière le mythe de l'intériorité, d'où une autobiographie tournée vers le monde extérieur, vers les autres, plus précisément vers la société :
" Ce ne sera pas un travail de remémoration, tel qu'on l'entend généralement, visant à la mise en récit d'une vie, à une explication de soi. Elle ne regardera en elle-même que pour y retrouver le monde, la mémoire et l'imaginaire des jours passés du monde, saisir le changement des idées, des croyances et de la sensibilité, la transformation des personnes et du sujet, qu'elle a connus et qui ne sont rien, peut-être, auprès de ceux qu'auront connus sa petite-fille et tous les vivants en 2070 (...)
Quand elle désirait écrire, autrefois, dans sa chambre d'étudiante, elle espérait trouver un langage inconnu qui dévoilerait des choses mystérieuses, à la manière d'une voyante. Elle imaginait aussi le livre fini comme la révélation aux autres de son être profond, un accomplissement supérieur, une gloire - que n'aurait-elle pas donné pour devenir "écrivain" de la même façon qu'enfant elle souhaitait s'endormir et se réveiller Scarlett O'Hara. Par la suite, dans des classes brutales de quarante élèves, derrière un caddie au supermarché, sur les bancs du jardin public à côté d'un landau, ces rêves l'ont quittée. il n'y avait pas de mots inspirés et elle n'écrirait jamais qu'à l'intérieur de sa langue, celle de tous, le seul outil avec lequel elle comptait agir sur ce qui la révoltait." (p. 251-252)
Ce n'est ni un ouvrage qui dévoile une admirable intériorité ni une étude objective des conditions historiques et sociales qui ont formé l'auteure. C'est à travers les souvenirs d'Annie Ernaux la redécouverte d'une vie commune en France à elle et à bien d'autres entre 1940 et 2006.
Suivant son regard, on voit non l'intérieur de ses yeux mais ce qu'il vise.
Ce que Jacques Schlanger écrit de Montaigne lui convient aussi :
" Non pas un esprit égocentrique qui ramènerait tout à soi, mais plutôt un penseur qui voit son monde se déployer autour de lui, lui-même faisant partie de ce monde." (Du bon usage de Montaigne, Hermann, 2012, p.15)

dimanche 30 octobre 2011

Faire de la philo en Terminale à la fin des années 50.

C'est ainsi qu' Annie Ernaux dans son autobiographie Les années (2008) décrit son rapport avec la philosophie au lycée (elle vient de décrire une photo de classe datant de la même époque et va dire ce que de sa réalité d'autrefois elle ne trouve pas sur le cliché) :
" Aucun signe de cette lourdeur du vivant à laquelle elle doit s'arracher pour s'approprier le langage de la philosophie. Pour, à force d'essence et d'impératif catégorique, refouler le corps, l'envie de manger, l'obsession du sang mensuel qui ne coule plus. Réfléchir sur le réel pour qu'il cesse de l'être, qu'il devienne une chose abstraite, impalpable, d'intelligence. Dans quelques semaines, elle va arrêter de manger, acheter du Néo-Antigrès, n'être qu'une conscience pure. Quand elle remonte après les cours le boulevard de la Marne bordé par les baraques de la fête foraine, le hurlement de la musique la suit comme un malheur." (p.79)
Y a-t-il encore aujourd'hui des élèves invités à l'ascétisme par la découverte de la philosophie ?
Quand il existe, l'intérêt pour la philosophie parvient, me semble-t-il, à faire bon ménage avec l'extrême soin du corps. Il n'y a plus à choisir entre la gourmandise (ou n'importe quel désir relatif au bien-être de son corps) et le goût des concepts. L'enseignement de la philosophie n' est pas perçu comme appel à la conversion mais comme plaisir, ou du moins gain d'intelligence. C'est une des marchandises pour l'esprit, particulièrement sophistiquées, comme il y en a tant pour le corps. S'occuper bien de soi, c'est se procurer autant ce dont a besoin la tête que le corps, pour plaire, pour se plaire.
Mais je parle de l'enseignement de la philosophie à des jeunes gens issus de milieux aisés.

mercredi 26 octobre 2011

Un exemple d'acrasie (et une ébauche d'explication de celle-ci) ou (plus simplement) d'une condition nécessaire pour être un philosophe respectable.


Philippa Foot écrit dans Morality as a System of Hypothetical Imperatives (Philosophical Review 81, Duke University Press, 1972) .
" If one wants to be a respectable philosopher one should get up in the mornings and do some work, though just at that moment when one should do it the thought of being a respectable philosopher leaves one cold."
Je traduis :
" Si on veut être un philosophe respectable, on doit se lever le matin et travailler, bien que juste au moment où on doit le faire la pensée d'être un philosophe respectable laisse froid."

lundi 24 octobre 2011

Une critique de l'argument d' Épicure sur la mort.

Dans Just the arguments : 100 of the most important arguments in Western philosophy(ed. Michael Bruce et Steven Barbone, Wiley-Blackwell, 2011), Steven Luper présente l'argument célèbre d' Épicure destiné à supprimer la peur de la mort (pour rappel, le voici dans la traduction de Jean Brun : "celui des maux qui fait le plus frémir n'est rien pour nous, puisque tant que nous existons la mort n'est pas, et quand la mort est là nous ne sommes plus"). Puis il le critique en ces termes :
" Unfortunately, it is not clear that this argument accomplishes what Epicurus wanted it to do. The problem is that the term "death" might mean at least two different things. First, it might signify an event : our ceasing to live. Call this "dying". Second, il might signify a state of affairs : the state of affairs we are in result of our ceasing to live. Call this "death". Both dying and death appear to harm us, and hence both threaten our equanimity. But Epicurus' argument shows, at best, that death is nothing to us." (p.99-100)
Je traduis : " Malheureusement, il n'est pas clair que l'argument réalise ce qu' Épicure voulait qu'il fît. Le problème est que le terme "mort" peut signifier au moins deux choses différentes. En premier, il peut signifier un évènement : le fait que nous sommes en train de cesser de vivre. Appelons-le "le fait d' être en train de mourir". En second, il peut signifier un état de choses : l'état de choses dans lequel nous sommes comme résultat du fait que nous avons cessé de vivre. Appelons-le "la mort". À la fois "le fait d'être en train de mourir" et "la mort" semblent bien nous nuire et par conséquent les deux mettent en danger notre sérénité. Mais l'argument d' Épicure montre, au mieux, que la mort n'est rien pour nous."
Il me semble que la critique ne porte pas car, tant que l’évènement n'a pas eu lieu, on est vivant comme on l'a toujours été. Épicure paraît concevoir en effet la mort comme un évènement instantané et donc personne n'est jamais en train de mourir. Certes cette conception instantanéiste de la mort n'est pas en accord avec les manières de parler : "on met du temps à mourir", "on est entre la vie et la mort" etc. mais on peut retraduire toutes ces expressions dans un idiome épicurien (par exemple, pour la première, on peut dire que les souffrances qui précèdent la mort n'en finissent pas). Certes ce que Steven Luper appelle le fait que nous cessions de vivre est bel et bien l'expérience de souffrances mais il ne faut plus aller chercher un remède dans l' argument examiné mais dans l'argument selon lequel la souffrance physique n'est pas à craindre car soit elle est terrible et courte soit elle dure mais est supportable (certes cet argument empirique, a posteriori n'est guère en accord avec l'expérience : lui est donc faible en revanche). Sur cette question, on peut se rapporter à l'un ou l'autre de mes anciens billets

vendredi 14 octobre 2011

L'histoire de la philosophie : une remarque de Pierre Hadot.

Dans Le voile d'Isis. Essai sur l'histoire de l'idée de Nature (2004), Pierre Hadot part d'une citation d' Héraclite qui sert de fil directeur à l'ouvrage : phusis kruptestai philei qu'on traduit habituellement par " La Nature aime à se cacher ".
L'auteur explique d'abord qu'on peut comprendre la pensée d' Héraclite de cinq manières distinctes puis il montre ensuite que la formule a été très tôt largement défigurée par la postérité et les commentateurs successifs. Terminant son premier chapitre en expliquant comment Félix Ravaisson a mal compris Léonard de Vinci, Pierre Hadot conclut : " écrire l'histoire de la pensée, c'est parfois écrire l'histoire d'une suite de contresens." Renouant avec la même idée au début du chapitre suivant, il l'énonce alors plus radicalement : " Nous venons de dire qu'écrire l'histoire de la pensée, c'est écrire l'histoire des contresens ".
Peut-on aller jusqu'à énoncer l'alternative suivante : ou on crée quelque chose de nouveau dans la philosophie et alors on défigure les philosophes antérieurs ou contemporains, ou bien on leur est fidèle mais on se cantonne dans ce cas à un rôle d'historien de la philosophie ? Si cette alternative reflétait toujours la réalité, ça serait singulièrement inquiétant.
À supposer que Hadot ait généralement raison (que les philosophes contruisent leur philosophie contre des philosophes antérieurs mal compris), cela différencierait franchement l'histoire de la philosophie de celle des sciences. En effet on ne peut pas dire que Galilée a mal compris Aristote : au contraire ses réfutations mettent en évidence qu'il l'a très bien compris. On peut pour finir se demander si cette hypothétique singularité de la philosophie constitue un de ses atouts ou au contraire manifeste un vice récurrent. Les philosophes seront partagés sur la valeur d'un effort de transformation de l'évolution de la philosophie sur le modèle de l'évolution des sciences. Certains iront même jusqu'à crier : " Scientisme, positivisme !".
Mais si un philosophe cherche la vérité sur un problème donné, comment peut-il être satisfait d'une évolution reposant sur le fait que ceux qui écrivent ont mal compris les textes antérieurs ? Que vaut la nouveauté dans un domaine théorique si elle ne correspond pas à un pas de plus vers la vérité ?

Commentaires

1. Le samedi 15 octobre 2011, 23:10 par Philalèthe
Vous avez raison : il ne faut pas idéaliser les sciences. Mais en sciences, un tel défaut me paraît disqualifier celui qui le manifeste alors qu'en philo ça n'est pas le cas. Par exemple on s'accorde pour dire que la lecture que fait Schopenhauer de l'esthétique transcendantale kantienne est erronée, il n'en reste pas moins qu'il est un grand philosophe alors qu'il n'a pas bien compris un philosophe antérieur important travaillant dans le même domaine que le sien. Certes on peut discuter l'idée que c'est un contre-sens dans la mesure où il est difficile en philo de s'entendre sur les sens légitimes d'une philosophie. Du coup on préférera parler d'une interprétation discutable, ce qui est tout à fait autre chose qu'un contre-sens.
Que penser par exemple de la manière dont Nietzsche caractérise Socrate dans La naissance de la tragédie ? Est-ce une interprétation originale ou un contre-sens ?
Un nietzschéen choisira le premier élément, un historien de la philosophie antique sera plutôt porté à voir ce que dit Nietzsche de Socrate comme éclairant ce que pense Nietzsche lui-même.
Quant à la fidélité que vous invoquez, bien sûr elle existe mais n'a-t-elle pas comme caractéristique de ne pas être fidèle à l'ensemble d'une philosophie mais seulement à certaines thèses qu'on juge fortes et qu'on soutiendra avec des arguments nouveaux ? Il s'agit d'une fidélité partielle et critique, que je trouve assez distincte de la fidélité totale et respectueuse de beaucoup d'historiens de la philosophie. Le récent livre anglais sur 100 arguments de la philosophie (Michael Bruce, Steven Barbone Just the Arguments: 100 Most Important Arguments in Western Philosophy) est très représentatif de cette attitude qui en un sens dépèce un système pour en garder ce qu'on juge en être la substantifique moëlle. À mille lieues de Guéroult, on pratique une lecture de la philosophie inséparable d'un effort destiné à la faire avancer -ce qui ne me paraît pas être la posture de l'historien classique de la philosophie - je pense par exemple aussi à Geneviève Rodis-Lewis sur Descartes. Peut-être je force les oppositions.

mercredi 12 octobre 2011

D'un point commun aux fables et aux maths et plus généralement de l'homme et des animaux (La Fontaine, Descartes, Montaigne).

Lisant la préface que La Fontaine a écrite à son oeuvre, j'y trouve une analogie inhabituelle entre les mathématiques et les fables :
" Comme par la définition du point, de la ligne, de la surface, et par d'autres principes très familiers, nous parvenons à des connaissances qui mesurent enfin le ciel et la terre, de même aussi, par les raisonnements et conséquences que l'on peut tirer de ces fables, on se forme le jugement et les moeurs, on se rend capable des grandes choses" (La Pléiade, 1991, p.8)
Les fables seraient donc à l'action ce que les mathématiques seraient à la connaissance. Néanmoins La Fontaine leur donne aussi une fonction de connaissance, assez inattendue puisqu'elles serviraient autant à connaître les hommes que les animaux, précisément à connaître les propriétés humaines par le fait qu'elles sont identiques à des propriétés animales :
" Elles ne sont pas seulement morales, elles donnent encore d'autres connaissances (note 1). Les propriétés des animaux et leurs divers caractères y sont exprimés ; par conséquent les nôtres aussi, puisque nous sommes l'abrégé de ce qu'il y a de bon et de mauvais dans les créatures irraisonnables. Quand Prométhée voulut former l'homme, il prit la qualité dominante de chaque bête (note 2) De ces pièces si différentes il composa notre espèce, il fit cet ouvrage qu'on appelle le petit monde. Ainsi ces fables sont un tableau où chacun de nous se trouve dépeint. Ce qu'elles nous représentent confirme les personnes d'âge avancé dans les connaissances que l'usage leur a données, et apprend aux enfants ce qu'il faut qu'ils sachent. Comme ces derniers sont nouveaux venus dans le monde, ils n'en connaissent pas encore les habitants, ils ne se connaissent pas eux-mêmes. On ne les doit laisser dans cette ignorance que le moins qu'on peut : il leur faut apprendre ce que c'est qu'un lion, un renard, ainsi du reste ; et pourquoi l'on compare quelquefois un homme à ce renard ou à ce lion. C'est à quoi les fables travaillent : les premières notions de ces choses proviennent d'elles."
On est frappé par le ton anti-cartésien (note 3) de cette comparaison homme /animal. Comme il l'explicite dans Les deux rats, le renard et l'oeuf, le fabuliste, dans la tradition ouverte par Montaigne (note 4), défend l'idée d'une continuité homme / animal. Dans le texte cité, elle est explorée à la fois sous son aspect théorique (la connaître, c'est connaître l'homme) que pratique, éthique (la connaître, c'est apprendre à agir comme on doit).
note 1 : on comparera à ce qu'écrit Descartes des fables dans la première partie du Discours de la méthode (1637) . " Je savais (...) que la gentillesse des fables réveille l'esprit (...). Mais je croyais avoir déjà donné assez de temps aux langues, et même aussi à la lecture des livres anciens, et à leurs histoires, et à leurs fables (...) outre que les fables font imaginer plusieurs évènements comme possibles qui ne le sont point." On réalise que ce qui oppose La Fontaine à Descartes est entre autres la valeur de la fiction dans la connaissance et dans la formation morale.
note 2 : Ce passage de La Fontaine est éclairé par quelques vers d'Ovide tirés des Odes (I, 16) : "On dit que Prométheus, contraint d'ajouter au limon primitif des parties prises de tous côtés, mit dans notre poitrine la violence du lion furieux".
note 3 : Descartes a soutenu la thèse de l'animal-machine : elle revient à priver tout animal de propriétés mentales et à l'identifier exclusivement à une matière intelligemment organisée en vue de la survie par Dieu. L'homme, lui, est aussi machine mais à celle-ci est unie un esprit, qui subit les effets de la machine (dans les passions) et aussi agit sur elle (dans l'exercice de la volonté). Dans le Discours à Madame de la Sablière( merci à Rémy S. de m'avoir fait connaître ce texte), La Fontaine souligne clairement dans la tradition ouverte par la princesse Élisabeth de Bohême l'énigme que représente du coup l'action de l'esprit sur le corps si l'un et l'autre sont de nature radicalement différente.
note 4 : "Plutarque dit en quelque lieu qu'il ne trouve point si grande distance de beste a beste, comme il trouve d'homme à homme. Il parle de la suffisance de l'ame et qualitez internes. A la verité, je trouve si loing d' Epaminundas, comme je l'imagine, jusques à tel que je connais, je dy capable de sens commun, que j'encherirois volontiers sur Plutarque ; et dirois qu'il y a plus de distance de tel à tel homme qu'il n'y a de tel homme à telle beste." (Essais, Chapitre XLII, De l'inequalité qui est entre nous). Dans les éditions publiées du vivant de Montaigne, on lit : " c'est-à-dire que le plus excellent animal, est plus approchant de l'homme, de la plus basse marche, que n'est cet homme, d'un autre homme grand et excellent ".

L'oxymore absolu ou qu' il est vraiment impossible que les oiseaux produisent du lait !

Pour illustrer ce qu'est - du moins hors contexte - un énoncé totalement inintelligible, précisément une contradiction interne (et par là même un objet impossible), je dis banalement et couramment : "un célibataire marié" ou " un cercle carré". Or, je découvre une expression proberbiale du grec ancien qui fera bien l'affaire aussi. Il s'agit de Όρνίθων γάλα , autrement dit du lait d'oiseau. Selon le manuel de grec ancien de Fontanier et Menu (PUR 2007), l'expression est "chère à Aristophane, Guêpes, v.508 ; Oiseaux, v.734, 1673, et à d'autres poètes comiques comme Eupolis et Ménandre, pour évoquer, à travers l'impossible, une chose extrêmement rare et précieuse, objet de tous les désirs, symbole à la fois de l'âge d'or et de l'utopie".
Prise au sens fort et à la lettre, l'expression associée au désir revient à identifier ce dernier comme nécessairement non satisfait. Prise au sens faible, elle véhicule l'idée qu'il est presque impossible de satisfaire le désir.

Commentaires

1. Le jeudi 13 octobre 2011, 15:13 par Florian Cova
Well, je suppose que les grecs n'avaient pas de pigeon qui caguaient sur la statue d'Athéna :
2. Le jeudi 13 octobre 2011, 18:22 par Philalèthe
Merci de ce lien qui vérifie la phrase de Hamlet : "il y a plus de choses au ciel et sur la terre Horatio que dans toute votre philosophie »...
Je vais donc garder ma bonne vieille expression de "célibataire marié"...

mercredi 28 septembre 2011

L'intentionnalité du mental.

Critias soutient la thèse que la sagesse est la seule de toutes les sciences qui soit à la fois science d'elle-même et des autres sciences (tiens, on reconnaît une définition encore donnée aujourd'hui de la philo) :
" Socrate : Considère (...) si à ton avis il existe une vision qui n'est pas vision des objets sur lesquels portent les autres visions, mais qui est vision d'elle-même et des autres visions, de même que des non-visions ; bien qu'elle soit une vision, elle ne voit aucune couleur, mais elle se perçoit elle-même et les autres visions. À ton avis, est-ce qu'une telle vision existe ?
Critias : Par Zeus, je ne le crois pas.
Socrate : Et qu'en est-il d'une audition qui n'entend aucun son, mais qui entend elle-même et les autres auditions, de même que les non-auditions ?
Critias : Cela n'existe pas non plus.
Socrate : Bref, examine toutes les sensations pour déterminer si, à ton avis, il y en a une qui soit sensation des sensations et d'elle-même, mais qui ne perçoive rien de ce que perçoivent les autres sensations.
Critias : À mon avis il n'y en a pas.
Socrate : Et as-tu l'impression qu'il existe un désir qui ne soit désir d'aucun plaisir mais qui soit désir de lui-même et des autres désirs ?
Critias : Non, assurément.
Socrate : Et as-tu l'impression qu'il existe un désir qui ne soit désir d'aucun plaisir, mais qui soit désir de lui-même et des autres désirs ?
Critias : Non, assurément.
Socrate : Il n'y a a pas non plus de volonté, que je sache, qui ne veuille aucun bien, mais qui se veuille elle-même et les autres volontés.
Critias : Non, en effet.
Socrate : Et dirais-tu qu'il existe une espèce d'amour qui n'aime rien de beau, mais qui est amour de lui-même et des autres amours ?
Critias : Non.
Socrate : As-tu déjà pensé à une peur qui a peur d'elle-même et des autres peurs, mais qui n'a peur d'aucune des choses redoutables ?
Critias : Je n'y jamais pensé.
Socrate : Et à une opinion qui soit opinion des opinions et d'elle-même, mais qui n'opine sur aucun des objets des autres opinions ?
Critias : Jamais." ( Charmide 167d-168a)
Plus je lis Platon, plus j'ai l'impression que c'est le premier philosophe ... analytique.

jeudi 22 septembre 2011

Wittgenstein et le mal de dent inconscient (et autres expressions de même farine) ou que certaines découvertes ne sont pas aussi prodigieuses qu'on est porté à le croire.

Il est courant dans un esprit d'inspiration wittgensteinienne de déclarer que certains énoncés comme "le cerveau classe, pense, juge, croit en Dieu etc" sont absolument inintelligibles parce qu'ils reviennent à attribuer à un organe une activité humaine et sociale. Il me semble cependant que Wittgenstein ne rejette pas absolument de tels énoncés mais se contente de les suspecter aussi longtemps qu'ils ne sont pas traduisibles en propositions intelligibles. C'est ainsi que dans Le Cahier bleu, il écrit :
" On pourrait trouver pratique d'appeler "mal de dents inconscient" certaines caries qui ne sont pas accompagnées de ce que nous appelons communément mal de dent, et d'utiliser dans ce cas l'expression selon laquelle nous avons mal aux dents mais sans le savoir. C'est précisément en ce sens que la psychanalyse parle de pensées inconscientes, d'actes de volition inconscients, etc. Maintenant est-il faux de dire, en ce sens, que j'ai mal aux dents mais que je ne le sais pas ? Il n'y a là rien de faux, dans la mesure ou c'est seulement une nouvelle terminologie, qui peut être retraduite à chaque instant dans le langage ordinaire." (p. 64, Gallimard, 1996)
Sur le point qui m'intéresse aujourd'hui, l'essentiel me paraît dit. Mais quelques lignes plus loin, Wittgenstein est encore éclairant :
" Ainsi l'expression "mal de dent inconscient" peut ou bien vous induire à penser, a tort, qu'une découverte prodigieuse a été faite, une découverte qui en un sens laisse notre entendement complètement stupéfait ; ou bien il se peut que l'expression vous rende extrêmement perplexes (perplexité de la philosophie), et peut-être poserez-vous alors une question comme : " Comment un mal de dent inconscient est-il possible ?" Il se peut alors que vous soyez tentés de nier la possibilité d'un mal de dent inconscient ; mais le savant vous dira que l'existence d'une telle chose est un fait prouvé, et il le dira comme un homme qui est en train de détruire un préjugé répandu. Il dira : " En fait c'est assez simple ; il y a bien d'autres choses dont vous ne savez rien, et il se peut aussi qu'il y ait un mal de dent dont vous ne sachiez rien. C'est tout simplement une découverte récente." Vous ne serez pas satisfaits mais vous ne saurez pas quoi répondre. Le savant et le philosophe se retrouvent sans cesse dans cette situation." (ibid. p.65)
Wittgenstein ne rejette a priori aucun énoncé. Même "les célibataires sont mariés" est une proposition qui n'est contradictoire que dans l'usage reçu des concepts. Si quelqu'un parvient à traduire de manière intelligible pour autrui la proposition en question - ce qui supposera une redéfinition en termes intelligibles d'un au moins des deux concepts -, on aura alors non pas une découverte fantastique ("les célibataires ne sont pas ce qu'on croyait !") mais un nouvel usage des concepts ordinaires. Il est clair que cette manière de voir présuppose une sorte d'arrière-plan conceptuel immuable, servant précisément à ramener à l'ordinaire ce qui prétend être un bouleversement radical de la manière commune de voir les choses (il me semble que c'est cet arrière-plan que Jocelyn Benoist explore dans son dernier ouvrage Éléments de philosophie réaliste (2011) et que donc son travail s'inscrit dans la tradition ouverte par De la certitude, dernier texte de Wittgenstein ). Retraduite ainsi, la psychanalyse ne devrait pas se heurter aux critiques des conscientialistes, du genre d'Alain par exemple. Il en va de même pour toutes les manières de parler qui expliquent l'homme en attribuant au cerveau les propriétés de l'être humain vivant et social.

Commentaires

1. Le samedi 8 octobre 2011, 02:15 par suthebeast
ce dont on ne peut parler, il faut le taire.Il est courant dans un esprit d'inspiration wittgensteinienne de déclarer que certains énoncés comme "le cerveau classe, pense, juge, croit en Dieu etc" sont absolument inintelligibles parce qu'ils reviennent à attribuer à un organe une activité humaine et sociale. Il me semble cependant que Wittgenstein ne rejette pas absolument de tels énoncés mais se contente de les suspecter aussi longtemps qu'ils ne sont pas traduisibles en propositions intelligibles. C'est ainsi que dans Le Cahier bleu, il écrit :
" On pourrait trouver pratique d'appeler "mal de dents inconscient" certaines caries qui ne sont pas accompagnées de ce que nous appelons communément mal de dent, et d'utiliser dans ce cas l'expression selon laquelle nous avons mal aux dents mais sans le savoir. C'est précisément en ce sens que la psychanalyse parle de pensées inconscientes, d'actes de volition inconscients, etc. Maintenant est-il faux de dire, en ce sens, que j'ai mal aux dents mais que je ne le sais pas ? Il n'y a là rien de faux, dans la mesure ou c'est seulement une nouvelle terminologie, qui peut être retraduite à chaque instant dans le langage ordinaire." (p. 64, Gallimard, 1996)
Sur le point qui m'intéresse aujourd'hui, l'essentiel me paraît dit. Mais quelques lignes plus loin, Wittgenstein est encore éclairant :
" Ainsi l'expression "mal de dent inconscient" peut ou bien vous induire à penser, a tort, qu'une découverte prodigieuse a été faite, une découverte qui en un sens laisse notre entendement complètement stupéfait ; ou bien il se peut que l'expression vous rende extrêmement perplexes (perplexité de la philosophie), et peut-être poserez-vous alors une question comme : " Comment un mal de dent inconscient est-il possible ?" Il se peut alors que vous soyez tentés de nier la possibilité d'un mal de dent inconscient ; mais le savant vous dira que l'existence d'une telle chose est un fait prouvé, et il le dira comme un homme qui est en train de détruire un préjugé répandu. Il dira : " En fait c'est assez simple ; il y a bien d'autres choses dont vous ne savez rien, et il se peut aussi qu'il y ait un mal de dent dont vous ne sachiez rien. C'est tout simplement une découverte récente." Vous ne serez pas satisfaits mais vous ne saurez pas quoi répondre. Le savant et le philosophe se retrouvent sans cesse dans cette situation." (ibid. p.65)
Wittgenstein ne rejette a priori aucun énoncé. Même "les célibataires sont mariés" est une proposition qui n'est contradictoire que dans l'usage reçu des concepts. Si quelqu'un parvient à traduire de manière intelligible pour autrui la proposition en question - ce qui supposera une redéfinition en termes intelligibles d'un au moins des deux concepts -, on aura alors non pas une découverte fantastique ("les célibataires ne sont pas ce qu'on croyait !") mais un nouvel usage des concepts ordinaires. Il est clair que cette manière de voir présuppose une sorte d'arrière-plan conceptuel immuable, servant précisément à ramener à l'ordinaire ce qui prétend être un bouleversement radical de la manière commune de voir les choses (il me semble que c'est cet arrière-plan que Jocelyn Benoist explore dans son dernier ouvrage Éléments de philosophie réaliste (2011) et que donc son travail s'inscrit dans la tradition ouverte par De la certitude, dernier texte de Wittgenstein ). Retraduite ainsi, la psychanalyse ne devrait pas se heurter aux critiques des conscientialistes, du genre d'Alain par exemple. Il en va de même pour toutes les manières de parler qui expliquent l'homme en attribuant au cerveau les propriétés de l'être humain vivant et social.

Commentaires

1. Le samedi 8 octobre 2011, 02:15 par suthebeast
ce dont on ne peut parler, il faut le taire.

lundi 19 septembre 2011

La thérapie par l'art : un texte de William Styron.

Comparé à ses grands romans (Le choix de SophieLe lit de ténèbresLa proie des flammes),Face aux ténèbres. Chronique d'une folie (1990) est un texte sans doute mineur de William Styron ; c'est une oeuvre autobiographique dans laquelle l'écrivain raconte la naissance, l'évolution et la disparition d'une dépression dont il a été victime en 1985. Il y exprime une certaine distance vis-à-vis de la psychothérapie et sa confiance dans la chimiothérapie bien maîtrisée ; il y fait aussi une sorte d'éloge de l'hôpital psychiatrique car il y a trouvé la guérison. Cependant, même si en quatrième de couverture un texte de Philippe Sollers présente l'ouvrage comme un "petit livre magnifique et terrible", à mes yeux ce n'est certainement pas par ce texte tardif qu'il faut entrer dans l'oeuvre exceptionnelle de cet écrivain - alors qu'on peut entrer dans l'oeuvre de Philip Roth en lisant le texte aussi très autobiographique, Patrimoine (1991), consacré à la maladie fatale de son père, atteint d'une tumeur cérébrale. Cependant il y a dans ce texte quelquefois un peu pauvre quand on a en tête la richesse des oeuvres majeures quelques pages assez plaisantes, comme celles-ci sur la thérapie par l'art, "qui est de l'infantilisme organisé", telle que Styron la découvre à l'hôpital psychiatrique.
" Notre classe était dirigée par une jeune femme délirante qui arborait un sourire figé et infatigable, et manifestement, sortait d'une école spécialisée dans les cours de pédagogie de l'art pour malades mentaux ; pas même un enseignant spécialiste pour enfants retardés d'âge tendre, n'aurait pu se voir contraint de dispenser, sans directives précises, tant de gloussements et roucoulements orchestrés. Déployant de longs rouleaux de papier mural lisse, elle nous invitait à prendre nos fusains pour faire des dessins illustrant des thèmes de notre choix. Par exemple : Ma Maison. En proie à une fureur humiliée, j'obéis, et dessinai un carré, pourvu d'une porte et de quatre fenêtres de guingois, coiffé d'une cheminée d'où sortait la fioriture d'une fumée. Elle m'accabla de louanges, et tandis qu'au fil des semaines mon état s'améliorait, mon sens de la comédie en fit autant. Je me mis à tripoter avec enthousiasme les pâtes à modeler de couleur, sculptant tout d'abord un horrible petit crâne vert aux babines retroussées que notre professeur salua comme une splendide réplique de ma dépression. Au fil des phases intermédiaires de ma récupération, je m'attelai à une tête rosâtre et angélique qui arborait un sourire style "Bonne Journée À Vous". Coïncidant de fait avec le moment de ma libération, cette création transporta littéralement de joie mon professeur (que malgré moi j'avais fini par trouver sympathique), dans la mesure où, à l'en croire, elle était le symbole de ma récupération et en conséquence une illustration supplémentaire du triomphe remporté sur la maladie par la thérapie de l'art." (p.116-117 Folio)

dimanche 18 septembre 2011

Jocelyn Benoist et Descartes sur la fiction.

Le premier chapitre du dernier livre de Jocelyn Benoist "Éléments de philosophie réaliste" (Vrin, 2011) - ouvrage qui se situe explicitement dans la tradition ouverte par WittgensteinAustin et prolongée par Charles Travis et qui, à mes yeux du moins, accentue le virage analytique de l'auteur- porte sur la représentation. Benoist y défend la thèse que le concept de représentation appelle logiquement celui de réalité et qu'une thèse d'inspiration post-moderne comme "tout n'est que représentation" est donc conceptuellement dépourvue de sens. Dans les dernières pages de ce chapitre où il réfléchit à l'usage du terme "représentation" quand celui-ci ne désigne pas la représentation de quelque chose de réel, je lis le passage suivant :
" Je resterai sur ce plan sur le terrain de la suggestion car un tel problème appellerait de longs développements. Mais, pour donner une idée de ce qui est en question, je me contenterai de demander quelles sont, par exemple, les conditions de la fiction, entendue comme un certain type d'usage intentionnellement non véritatif de ce qui se présente bien pourtant en un sens comme des représentations. À l'analyse, il apparaîtrait qu'il n'est pas absurde de dire (que) c'est toujours bien du réel que la fiction parle - en un certain sens, de quoi d'autre pourrait-elle parler ? Ceci non pas au sens où elle prétendrait énoncer la vérité d'un réel particulier - même si elle peut aussi le faire parfois, selon des modalités bien particulières - mais en celui où les motifs qu'elle constitue n'ont de sens que réinscrits dans l'ordre du réel, par rapport auquel ils creusent éventuellement des écarts. Pour le dire autrement, on n'a jamais que les chimères de sa réalité. Non pas que celles-ci s'y trouveraient déjà faites et qu'on n'aurait plus qu'à les y puiser ; mais c'est dans notre rapport à cette réalité exclusivement que nous les faisons et qu'elles se déterminent. Ce qui fait la force d'une chimère parce que sa distinction, de ce point de vue, c'est paradoxalement son caractère "réel"." (p.42, 43)
Or, cette position, qui a sans doute beaucoup de force, n'est-elle pas sinon tout à fait, du moins en très grande partie la position classique défendue par Descartes en particulier au début de la première Méditation métaphysique (1641) ?
" Car de vrai les peintres, lors même qu'ils s'étudient avec le plus d'artifice à représenter des sirènes et des satyres par des formes bizarres et extraordinaires, ne leur peuvent pas toutefois attribuer des formes et des natures entièrement nouvelles, mais font seulement un certain mélange et composition des membres de divers animaux ; ou bien, si peut-être leur imagination est assez extravagante pour inventer quelque chose de si nouveau, que jamais nous n'ayons rien vu de semblable, et qu'ainsi leur ouvrage nous représente une chose purement feinte et absolument fausse, certes à tout le moins les couleurs dont ils le composent doivent-elles être véritables ?" (La Pléiade, p.269)
Sur ce point précis, le progrès de l'argumentation philosophique entre ces deux textes séparés par 370 ans ne m'apparaît pas. Certes si la position est vraie, elle ne doit pas progresser.

Commentaires

1. Le dimanche 18 septembre 2011, 11:07 par quentin
J'ai l'impression qu'il y a une légère nuance. Chez Descartes, il y a l'idée que la fiction puise ses éléments dans la réalité et les réorganise. Chez Jocelyn Benoist, il y a en plus l'idée que la fiction se définie relativement à la réalité, c'est à dire (peut être) que cette réorganisation elle même ne prend sens que par la façon dont elle se différencie de l'organisation de la réalité... ?
2. Le mardi 25 octobre 2011, 23:25 par HW
Si cela vous intéresse, Pascal Engel a fait un compte-rendu très critique de l'ouvrage précédent de Benoist, Concepts, qu'on trouve sur la page perso d'Engel (Online papers / Articles récents / "Les concepts neufs de l'empereur").
H.
3. Le mercredi 26 octobre 2011, 07:35 par Philalèthe
Merci beaucoup pour cette référence.

lundi 12 septembre 2011

Stésilas, notre frère ? L'opposé du philosophe illustre, en tout cas.

Tout lecteur de Diogène Laërce sait que les anecdotes compilées dans les Vies et doctrines des philosophes illustres ont très souvent comme fonction d'exemplifier une propriété philosophique du philosophe qui en est le personnage central : ainsi les anecdotes mettant en scène Antisthène exemplifient-elle l'insolence typique du philosophe cynique.
Ce qui revient à dire que les philosophes en question savent toujours ajuster le monde à leur esprit, capables qu'ils sont de toujours pouvoir convertir n'importe quel évènement, même le moins attendu, en action philosophique tournant à leur profit au sens où, aussi défavorable que soit le matériau, le philosophe laërtien est en mesure de lui donner la forme de ses idées.
Pour mieux faire saisir la spécificité du philosophe laërtien (qu' il soit stoïcien, épicurien, cynique etc.), on peut le comparer par contraste à un personnage peu connu de la philosophie platonicienne, je veux dire Stésilas. Certes il ne parle dans aucun dialogue de Platon mais il est mentionné dès la première phrase d'un de ses dialogues de jeunesse, le Lachès.
" Lysimaque : Nicias et Lachès, vous avez vu cet homme combattre en armes " (178 a, traduction Louis-André Dorion)
Stésilas, maître d'armes, a donné une démonstration d'escrime (plus savamment d' hoplomachie) et se trouve ainsi instrumentalisé au service d'une réflexion pédagogique entamée par deux pères soucieux de bien éduquer leur fils et donc désireux de clarifier le problème : l'apprentissage de l'escrime contribue-t-il à une bonne éducation ?
Les deux spécialistes interrogés, respectivement Nicias (qui est pour) et Lachès (qui est contre) vont bien, mais sans le vouloir, les embarrasser.
Plus précisément, Lachès, défendant entre autres l'idée qu' " aucun de ceux qui se sont exercés au maniement des armes n'est jamais devenu un homme réputé à la guerre" (183 c), l'appuie par l'exemple de Stésilas développé au point qu'il constitue presque le tiers de son plaidoyer :
" Ce Stésilas, que vous avez vu avec moi donner une représentation devant une foule nombreuse, et qui parlait de lui-même en mégalomane, moi je l'ai vu ailleurs, dans la réalité, faire malgré lui une démonstration vraiment plus belle. En effet après que le vaisseau sur lequel il servait comme soldat de marine eut abordé un navire de transport, il se battit avec une lance-faux, arme peu commune pour l'homme hors du commun qu'il est. Les autres faits de cet homme ne méritent pas d'être racontés, mais je dirai ce qui advint de son invention : cette faux montée sur une lance. Alors qu'il se battait, sa faux se prit de quelque façon dans les gréements du navire ennemi et y demeura fixée. Stésilas tirait donc sur sa lance, voulant la dégager ; mais il n'y parvenait pas, tandis que son navire passait le long de l'autre navire. Pendant ce temps, donc, il courait le long de son navire en demeurant accroché à sa lance. Mais comme l'autre bateau dépassait son navire et le tirait, lui qui s'accrochait à sa lance, il la laissa glisser dans sa main jusqu'à ce qu'il s'aggripât à l'extrémité du manche. Les hommes du navire de transport riaient et applaudissaient à sa vue, et lorsque, après que quelqu'un eut lancé une pierre à ses pieds, sur le pont de son navire, il lâcha la lance, alors même les hommes de la trière ne purent plus contenir leur rire, à la vue de cette faux montée sur une lance suspendue au navire de transport." (183d-184a)
Incapable d'avoir une pratique en harmonie avec la technique dont il dispose, si ce n'est dans le cadre d'exercices contrôlés par lui de A à Z, Stésilas incarne une forme de beau-parleur, pas la plus extrême (celle-ci ne fait que parler), mais une qui n'agit conformément à ce qu'on doit faire que dans un monde totalement lisse et à sa mesure, comme un stoïcien qui produirait en lui et à dessein une douleur dans le seul but de montrer qu'il est en mesure de la supporter (on pense à certains exercices de Sénèque s'infligeant un jeûne volontaire).
Dans le dialogue, mais plus discrètement, apparaît un autre type d'homme : il exemplifie réellement une valeur donnée mais il ne peut en aucune manière la décrire théoriquement. À ce type appartiennent Socrate mais aussi Lachès et Nicias. Chacun a fait ses preuves sur le terrain (ils ont été courageux) et les deux autres le savent. Mais les trois sont incapables d'avoir une connaissance, de dire quelque chose de vrai sur ce qu'ils sont en mesure les uns et les autres de montrer. Ainsi malgré la vulgate, dans ce dialogue, Socrate ne s'oppose pas autant qu'on a l'habitude de le souligner aux hommes qu'il interroge. Les trois ont une pratique éthique, ils savent régler les problèmes pratiques de la guerre selon les normes du Bien, mais le problème théorique de ce que sont les valeurs qu'ils montrent est encore pour eux insoluble.

dimanche 4 septembre 2011

La philosophie qu'il ne faut pas faire.

Jocelyn Benoist écrit dans Concepts. Introduction à l'analyse (Cerf 2010):
" La philosophie ne maîtrise, en règle générale, qu'une sphère assez limitée de concepts. Ordinairement, il s'agit de ceux du sens commun enrichis de quelques concepts qu'elle tient pour "techniques", qu'elle emprunte, en général dans une version simplifiée et déformée, à des disciplines ou savoirs de référence, plus ses propres concepts techniques qui, pour ne pas être toujours inutiles, sont souvent suspects. Il arrive aussi souvent qu'elle se prive de bon nombre des concepts du sens commun, qu'elle les adultère ou leur fasse porter le poids d'interprétations extravagantes. Cela ne signifie pas alors forcément qu'elle leur substitue d'autres concepts qu'elle serait capable de produire par elle-même. Trop souvent on l'a vue offrir en lieu et place de ces concepts de sens commun, dont nous ne savons pas trop ce qu'ils sont, mais dont, bon an mal an, nous disposons, de purs non-sens, et bien des concepts philosophiques proclamés sont en fait des pseudo-concepts dont, avec la meilleure volonté du monde, il est impossible de comprendre ce qu'il faudrait penser par eux - comme si la pensée s'y était échappée et qu'ils n'avaient pas été pensés jusqu'au bout, exemptés de leur cohérence et/ou de leurs conditions d'application. Il se trouve, de ce point de vue, somme toute plutôt moins de vrais concepts dans la philosophie que dans d'autres disciplines ou que dans des modes de pensée plus ordinaires. Nous parlons cependant, bien sûr, de la mauvaise philosophie." (p.21)

Commentaires

1. Le lundi 5 septembre 2011, 13:32 par Elias
L'avant-dernière phrase est une pique adressée à Deleuze, non?
Donne-t-il des exemples des "interprétations extravagantes" et des "purs non-sens" ici dénoncés?
2. Le mardi 6 septembre 2011, 19:26 par Philalèthe
C'est clair que Jocelyn Benoist qui a beaucoup de sympathie désormais pour la philosophie du langage ordinaire n'est guère porté à définir la philo comme création de concepts.