samedi 31 décembre 2011

Chomsky et Malebranche sur Platon ou contre la vénération des philosophes passés.

Malebranche :
" On ne considère pas qu' Aristote, Platon, Épicure étaient hommes comme nous et de même espèce que nous ; et de plus, qu'au temps où nous sommes, le monde est plus âgé de deux mille ans, qu'il a plus d'expérience, qu'il doit être plus éclairé ; et que c'est la vieillesse du monde, et l'expérience qui font découvrir la vérité. (...) Il ne faut pas s'imaginer, que ceux qui vieillissent sur les livres d' Aristote et de Platon, fassent beaucoup d'usage de leur esprit. Ils n'emploient ordinairement tant de temps à la lecture de ces livres, que pour tâcher d'entrer dans les sentiments de leurs auteurs ; et leur but principal est de savoir au vrai les opinions qu'ils ont tenues, sans se mettre beaucoup en peine de ce qu'il en faut tenir (...). Ainsi la science et la philosophie qu'ils apprennent, est proprement une science de mémoire, et non pas une science d'esprit. " (La recherche de la vérité II, chap.III)
Chomsky :
" (Dans les années 60), le personnel académique était traumatisé à l'idée que les étudiants se mettent soudain à poser des questions plutôt que de recopier fidèlement ce qu'ils disaient. Lorsque des gens comme Allan Bloom décrivent les années 1960 comme si les fondements de la civilisation étaient : "Je suis un grand professeur et je vous dis ce que vous devez penser, dire et écrire dans vos cahiers, et vous le répétez." Si alors vous vous leviez pour dire : " Je ne comprends pas pourquoi je devrais lire Platon, je trouve que c'est n'importe quoi ", cela détruisait les fondements de la civilisation. Alors que c'était une question parfaitement sensée - beaucoup de philosophes l'ont posée, alors pourquoi ne le serait-elle pas ? (...) L'idée qu'il existe un ensemble de "pensées profondes" que nous, les types intelligents, allons sélectionner et que vous, les imbéciles, allez apprendre - en tout cas mémoriser, parce que vous ne pouvez pas vraiment les apprendre si on vous les impose - est absurde. Si, par exemple, vous voulez lire Platon sérieusement, vous allez essayer de séparer le vrai du faux, de trouver le meilleure façon de l'aborder, ou pourquoi il écrivait ceci au lieu de cela, quelle grossière erreur de raisonnement il a commise ici et ainsi de suite. Voilà comment on lit les ouvrages complexes, tout comme en science. Mais dans le modèle que je critique, vous n'êtes pas censé le lire de cette façon, vous êtes censé le lire parce que c'est la vérité, ou parce que c'est un "grand penseur" ou que sais-je. Et c'est en quelque sorte la pire forme de théologie. (...) Prenez la philosophie, par exemple, qui est un domaine que je connais un peu : certains des meilleurs philosophes parmi les plus intéressants et les plus actifs aujourd'hui, qui ont une influence réelle, seraient incapables de distinguer Platon d'Aristote, exception faite de leurs souvenirs d'un quelconque cours de première année. Je ne dis pas que vous ne devez pas lire Platon ou Aristote : il y a des tas de choses qu' il faudrait lire mais on ne pourrait jamais lire qu'une infime fraction de ce qu'il faudrait avoir lu. Cela dit, se contenter de les lire ne sert à rien : vous n'apprenez que si ce que vous lisez est intégré d'une manière ou d'une autre à votre propre développement créatif. Dans le cas contraire, cela traverse votre esprit et disparaît. Ça n'a aucune valeur - l'effet est le même que si vous apprenez par coeur le catéchisme ou la Constitution." (Comprendre le pouvoir, volume 2, p.173, volume 3, p.24-25)

Commentaires

1. Le vendredi 10 février 2012, 02:54 par pseudo
Citez-vous ce que dit Chomsky parce que vous trouvez ce qu'il intéressant, ou parce que vous trouvez qu'il s'agit d'une preuve de plus des limites de ce penseur, par ailleurs important, il est vrai, dans le champ qu'il a véritablement travaillé, la linguistique et les sciences cognitives?
2. Le vendredi 10 février 2012, 10:57 par Philalèthe
Sur ce point-là, je le trouve intéressant. Ceci dit, vous connaissez un seul penseur qui n'ait pas de limites ?
3. Le dimanche 26 février 2012, 20:26 par Cédric Eyssette
Le texte de Malebranche me fait penser à celui de Descartes issu de la Règle 3 :
« De même, eussions-nous lu tous les raisonnements de Platon et d’Aristote, nous n’en serons pas plus philosophes, si nous ne pouvons porter sur une question quelconque un jugement solide. Nous paraîtrions en effet avoir appris non une science, mais de l’histoire. »
4. Le dimanche 26 février 2012, 22:45 par Philalèthe
Merci Cédric de cet ajout. Mais on peut remonter encore plus loin dans le temps : par exemple, Épictète dénonce ceux qui commentent parfaitement Chrysippe mais ne sont fidèles à sa doctrine ni dans leur jugement ni dans leur conduite.
5. Le lundi 27 février 2012, 06:51 par Cédric Eyssette
Tout à fait ! D'où la distinction d'Epictète entre “digérer les principes” et “vomir les principes”…

dimanche 18 décembre 2011

Diogène cherche-t-il sur l'agora un homme (un vrai) ou bien l' Homme ?

On se rappelle sans doute de cette courte anecdote concernant Diogène de Sinope, le cynique, rapportée ici par Diogène Laërce :
" Ayant allumé une lanterne en plein jour, il dit : "Je cherche un homme"." (Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 41, éd. Goulet-Cazé, p. 718)
Ordinairement on l'interprète ainsi : les êtres humains que rencontre Diogène ne valent pas à cause de leurs vices d'être appelés des hommes, le cynique donnant une définition non biologique mais morale de l'humanité. Or, Lucien Jerphagnon lit autrement le texte :
" Chacun connaît l'histoire de Diogène parcourant Athènes avec à la main une lanterne allumée en plein midi. On lui fait dire : " Je cherche un homme ! " - ce qui laisserait à entendre que dans toute la ville, on aurait peine à en trouver un qui soit digne de ce nom. Cela irait assez avec le mépris de Diogène pour ses contemporains. Seulement, le texte grec n'emploie pas le mot anèr ; il ne dit pas : je cherche un humain empirique, un bonhomme concret. Le texte utilise anthrôpos, ce qui donne : je cherche le concept, l' Idée d'homme - celle dont si savamment parle Platon, et même en m'aidant d'une lanterne, je ne rencontrerai pas cela dans la rue, où précisément ne circulent que des individus concrets. Diogène, c'est l'anti-Platon, et ce texte pourrait bien le rappeler." (Histoire de la pensée, 2009, p.190)
Or, cette lecture ne paraît pas fondée linguistiquement (mis à part que les Idées n'étant pas sensibles, Diogène aurait bien mal connu la pensée de Platon pour en chercher une dans le monde perceptible). En effet en grec ἀνήρ s'oppose à ἄνθρωπος comme vir à homo en latin ou comme der Mann à der Mensch en allemand : d'un côté, le représentant du genre masculin, de l'autre le représentant de l'espèce humaine, qu'il soit homme ou femme. Diogène ne rencontre donc pas d'être humain, digne de ce nom (les femmes sont donc incluses dans la misanthropie cynique).
La note savante de l'édition Goulet-Cazé rédigée précisément par Marie-Odile Goulet-Cazé condamne aussi la lecture de Jerphagnon (qui reprend celle de Jean-Paul Dumont) mais n'évoque curieusement pas l'opposition vir / homo :
" Selon l'interprétation traditionnelle, Diogène ne trouve personne méritant l'appellation d' "homme", au sens d'homme véritable, digne de ce nom. J.P. Dumont, " Des paradoxes à la philodoxie", L'Âne 37, 1989, p. 44-45, donne de cette phrase une interprétation nominaliste : Diogène chercherait l' Idée d' homme, que l' Académie de Platon essaie de définir, et ne la trouverait pas. Un de ses arguments serait que Diogène, s'il avait voulu dire " Je cherche un homme ", aurait utilisé ἄνδρα et non ἄνθρωπον. Il me semble cependant que dans l'hypothèse nominaliste l'article aurait été nécessaire devant ἄνθρωπον et l'on peut par ailleurs signaler des cas où ἄνθρωπος signifie l'individu, non l'homme en tant qu'espèce (VI 56), ou encore l'homme en tant que doté des qualités dignes d'un homme (VI 40. 60, et surtout 32 où les ἄνθρωποι sont opposés aux καθάρματα, les ordures)." (p. 718-719)
J'ai donc l'impression que, si j'ai bien raison de contester l'interprétation de Jerphagnon sur ce point, néanmoins l'appel à la différence fondamentale de sens entre ἀνήρ et ἄνθρωπος ne suffit pas ici à justifier le bien-fondé de ma critique. L'avis d'un helléniste distingué serait bienvenu...

Commentaires

1. Le samedi 31 décembre 2011, 11:44 par Philalèthe
Merci beaucoup, Nicotinamide, pour ces ajouts intéressants.
2. Le mardi 17 janvier 2012, 07:37 par Baruch von Pankakes
La différence entre ἀνήρ / ἄνθρωπος est parfaitement exacte mais ne suffit pas à réfuter la lecture de Jerphagon.
Le point réellement important, se trouve, me semble-t-il, dans la note de Goulet-Cazé que vous citez. L'emploi d'un article défini est souvent attendu comme complément de l'abstraction*. “Ἄνθρωπον ζητῶ” pourrait se lire comme renvoyant à "un homme concret", voire comme visant "un homme représentatif de son genre en tant qu'il est doté des qualités qui font l'homme", mais l'Idée d'homme, non. Le grec dispose de mille ressources pour exprimer cette notion d'abstraction a maxima, il n'est donc pas nécessaire de forcer la lecture de ce passage.
* Je vous renvoie sur ce point au chapitre XII du 'classique' de Bruno Snell, Die Entdeckung des Geistes, sur la formation des concepts scientifiques (trad. française parue aux éditions de l'Éclat en 1994).
3. Le mardi 17 janvier 2012, 17:03 par Philalèthe
Merci beaucoup, BVP, pour cette clarification.
4. Le mardi 18 octobre 2016, 11:32 par Henri
L'interprétation nominaliste ne me semble pas complètement détruite par l'usage d'un article indéfini. L'homme est clairement une abstraction alors qu'un homme semble plus concret, mais cela reste à ce titre un exemplaire tangible d'un genre abstrait qui aurait telle qualité physique aussi bien que morale et non un individu, dont les noms, même le nom propre ne font que masquer les différences qui le caractérisent. Comme Bergson le dira dans le Rire, nous savons distinguer un mouton d'une vache mais quand nous voyons un mouton, nous avons tendance à ne voir qu'un exemplaire dont les singularités sont négligeables, du moment que nous ne nous intéressons qu'aux aspects utilitaires de cet être. Mais pour celui qui s'éclaire en plein jour de la lumière de l'attention désintéressée, comme l'artiste ou quelque fois le philosophe, en ayant délaissé ces auxiliaires de l'imagination que sont les mots, il n'y a pas plus de mouton que d'homme. Il n'y a que des rencontres singulières.
5. Le mercredi 3 avril 2019, 18:50 par Vincent1970
Ici, Diogène l'homme qu'il recherche c'est lui même, il tient la lanterne allumée en plein jour, il se moque, car dans son cynisme, sa misanthropie de ses contemporains c'est lui et la voie qu'il a choisi celle de l'austérité et de sa philosophie qu'il faut suivre ; la lumière c'est lui qui ouvre le chemin pour une pensée nouvelle
6. Le vendredi 5 juillet 2019, 16:57 par Fred73
L'Un et le Multiple... L'analyse de Jerphagnon sur ce thème me paraît pertinente. "Je vois le cheval, mais pas la chevalité". "Voilà l'Homme selon Platon": un poulet plumé, parce qu'il a deux pieds, une peau sans poils, des ongles plats...

samedi 17 décembre 2011

La ménagère et le cercle : où l'on apprend de Goldschmidt et de Jerphagnon autre chose que des éléments de platonisme.

Dans son Histoire de la pensée d' Homère à Jeanne d'ArcLucien Jerphagnon, en vue d'éclairer ce que sont les essences, cite un passage des Dialogues de Platon de Victor Goldschmidt :
" On imagine facilement une bonne ménagère vivant dans son univers de plats et de casseroles sans jamais s'être posé la question de savoir ce qu'est le cercle. Toutefois, le maniement journalier d'objets aussi ressemblants l'aura peut-être prédisposée à subir avec quelque succès une interrogation socratique sur l'essence du cercle. Au niveau de l'image elle exhibera telle tasse ou telle assiette qui lui paraissent particulièrement bien arrondies. Peu à peu, Socrate lui fera comprendre que ces différents ustensiles ont quelque chose de commun dont elle essaiera de rendre compte. Peut-être ne parviendra-t-elle jamais à s'en expliquer avec la précision de l'énoncé euclidien, mais elle aura au moins fait ce progrès : passer de la multiplicité des formes sensibles dans la région où l'on devine l'unité de la forme."
Et Jerphagnon d'écrire : " Bonne pédagogie, qui montre ce qu'est le platonisme ".
Certes mais révélatrice aussi de ce que deux universitaires d'une certaine époque pensaient des ménagères. Si on véhicule aujourd'hui les mêmes préjugés, au moins prend-on garde à les cacher.

Ce qu' était l'Académie platonicienne pour Lucien Jerphagnon.

" Un mixte d' École polytechnique, d' ENA et d' Opus Dei " (Histoire de la pensée d' Homère à Jeanne d' Arc, 2009, p.110).
Ce qui, réflexion faite, me paraît très généreux pour les trois institutions en question...

mardi 13 décembre 2011

La mort de Thalès : sans eau, plus d'être.

J'ai déjà consacré un billet aux morts de Thalès. Mais Lucien Jerphagnon dans son Histoire de la pensée d'Homère à Jeanne d'Arc (2009) note un point qui m'avait échappé. Selon une des versions, Thalès, philosophe de l'eau, est mort de soif. À ma décharge, je précise que même dans cette version Thalès n'est pas mort seulement de soif mais de faim et de la faiblesse due à l'âge (selon le texte de Diogène Laërce). Dans la version du Suidas, il mourut "pressé par la foule et épuisé de chaleur".

jeudi 8 décembre 2011

Une version wittgensteinienne de l'allégorie de la caverne.

Il a fallu attendre la parution chez Agone début janvier 2011 du dernier livre, très intéressant, de Jacques Bouveresse Que peut-on faire de la religion ? pour découvrir un inédit de Wittgenstein datant sans doute de 1925 et évoquant irrésistiblement comme une variante de l'allégorie platonicienne de la caverne. Voici ce texte extraordinaire (pour l'interprétation, je renvoie à l'ouvrage de Bouveresse et de Ilse Somavilla, puis, accessoirement, à ma recension à paraître bientôt. Le titre en est : l'homme dans la cloche de verre rouge.
" Si on compare l'idéal spirituel (l'idéal religieux) pur avec la lumière blanche, alors on peut comparer les idéaux des différentes cultures avec les lumières colorées qui sont produites lorsque la lumière pure apparaît à travers des verres colorées qui sont produites lorsque la lumière pure apparaît à travers des verres colorés. Imagine-toi un homme qui depuis sa naissance vit toujours dans un espace où la lumière ne pénètre qu'à travers des vitres rouges. Celui-ci ne pourra peut-être pas s'imaginer qu'il y ait une autre lumière que la sienne (la rouge) ; il considérera la qualité rouge comme essentielle à la lumière ; et même, en un certain sens, il ne remarquera pas du tout la rougeur de la lumière qui l'environne. En d'autres termes, il considérera sa lumière comme la lumière et non pas comme une espèce particulière d'obscurcissement de la seule et unique lumière (ce qu'elle est pourtant en réalité). Cet homme se déplace à présent d'un endroit à un autre dans son espace, examine les objets, formule des jugements sur eux, etc. Mais, étant donné que son espace n'est pas l'espace, mais seulement une partie de l'espace - limitée par le verre rouge -, il se heurtera forcément, pour peu qu'il se déplace suffisamment loin, à la limite de cet espace. À ce moment-là, des choses différentes peuvent se produire. L'un reconnaîtra à présent l'existence d'une limite ; mais il ne peut pas pénétrer à travers le verre et il va maintenant se résigner. Il dira : " Ma lumière n'était donc sans doute quand même pas la lumière. La lumière, nous ne pouvons que la pressentir et nous devons nous satisfaire de la lumière obscurcie que nous avons." Cet homme deviendra alors ou doué d'humour ou mélancolique ou les deux alternativement. Car l'humour + la mélancolie sont des états de l'homme qui se résigne. C'est pourquoi l'homme ne les connaît pas autrement avant d'être parvenu à la limite de son espace, bien qu'il puisse naturellement aussi être joyeux + triste (mais joyeux + triste n'est pas plein d'humour + mélancolique). Un autre homme se heurtera à la limite qui circonscrit l'espace, mais n'aura pas les idées tout à fait claires sur le fait que c'est la limite et il prendra la chose comme s'il avait buté sur un corps à l'intérieur de l'espace. Pour celui-là rien ne change véritablement, il continue à vivre comme auparavant.
Un troisième enfin dit : je dois traverser pour aller dans l'espace et dans la lumière. Il passe à travers le verre et il sort de la limite qui le borne et arrive à l'air libre.
L'application : l'homme dans la cloche de verre rouge est l'humanité dans une culture particulière, par exemple dans la culture occidentale qui a commencé à peu près avec la migration des peuples et a atteint au XVIIIème un de ses sommets - son dernier, je crois. La lumière est l'idéal, et la lumière obscurcie l'idéal culturel. Celui-ci est considéré comme l'idéal tant que l'humanité n'est pas encore parvenue à la limite de cette culture. Mais tôt ou tard elle arrivera à cette limite, car toute culture n'est qu'une partie limitée de l'espace. - Avec le début du XIXème siècle (du XIXème siècle spirituel), l'humanité s'est heurtée à la limite de la culture occidentale. Et maintenant arrive l'acidité : la mélancolie + l'humour (car les deux sont acides). Et à présent on peut dire assurément : tout homme qui compte à cette époque (au XIXème siècle) est ou bien humoriste ou bien mélancolique (ou bien les deux), et l'est de façon d'autant plus intense qu'il compte davantage ; ou bien il passe à travers la barrière et devient religieux ; et là, à vrai dire, il arrive aussi que quelqu'un ait déjà mis la tête à l'air libre, mais, aveuglé par le soleil, il la retire à nouveau, et maintenant, avec mauvaise conscience, il continue de vivre dans la cloche de verre. On peut donc dire : l'homme qui compte a toujours d'une manière ou d'une autre affaire à la lumière (c'est cela qui fait de lui un homme qui compte) ; s'il vit au milieu de la culture, alors il a affaire à la lumière colorée ; s'il arrive à la limite de la culture, alors il doit s'explique avec elle et maintenant c'est cette explication, son espèce + son intensité qui nous intéressent en lui, qui nous empoignent dans son oeuvre.
( Elles nous empoignent ) d'autant plus fortement que cette intensité est plus grande, d'autant moins qu'elle est moindre. Le talent, même encore aussi extraordinaire qu'on voudra, qui a senti la limite mais se débrouille avec elle d'une façon qui n'est que superficielle + nébuleuse ne peut plus nous empoigner par ses jeux, même par les plus beaux (ils ont plutôt à proprement parler perdu l'élément essentiel de la beauté et ne nous plaisent plus que parce qu'ils nous rappellent ce qui était beau dans une époque passée) ; excepté là où les forces se rassemblent néanmoins en une explication plus profonde. C'est - je crois -le cas de Mendelssohn. La particularité - c'est-à-dire, l'originalité - même la plus prononcée n'est pas ce qui empoigne (sans quoi Wagner devrait nous empoigner plus que tous les autres) ; elle n'est pour ainsi dire que quelque chose d'animal. L'explication avec l'esprit, avec la lumière, empoigne. - C'est assez pour une fois." (traduit par Jacques Bouveresse)

samedi 3 décembre 2011

La satisfaction des désirs comme mesure du bien-être ? Rousseau puis Amartya Sen ("la sagesse des humbles")

Rousseau a expliqué dans Le Contrat Social (1762) que l'acceptation de la domination ne la justifie en rien, pour la raison que c'est précisément un des effets de la domination de causer chez les dominés le consentement :
" Tout homme né dans l'esclavage naît pour l'esclavage, rien n'est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu'au désir d'en sortir ; ils aiment leur servitude comme les compagnons d' Ulysse leur abrutissement. S'il y a donc des esclaves par nature, c'est parce qu'il y a eu des esclaves contre nature " ( Livre I, chapitre 2)
Or, Amartya Sen, tel qu'il est cité par Hilary Putnam dans Fait/valeur : la fin d'un dogme (2002) formule un argument du même type : le fait que quelqu'un reconnaisse que ses désirs sont satisfaits n'est pas un critère fiable de son bien-être, pour la raison que les situations de pauvreté chronique (et donc de domination) produisent une diminution des désirs et une adaptation à la pénurie :
" Le problème est particulièrement aigu là où les inégalités et les privations sont fortement implantées. Il se pourrait qu'une personne privée de tout, menant une vie très limitée, soit malencontreusement exclue des critères mentaux du désir et de son accomplissement, là où la souffrance est acceptée avec une résignation muette. Dans des situations de privation prolongée les victimes ne passent pas leur temps à se lamenter ou à se plaindre, et il n'est pas rare qu'elles entreprennent de grands efforts pour de petites satisfactions et pour réduire leur désir personnel à de modestes - "réalistes" - proportions (...) L'étendue des privations d'une personne peut parfaitement ne pas apparaître au regard des critères d'accomplissement du désir, même si elle s'avère dans l'incapacité totale de se nourrir convenablement, de se vêtir décemment, de recevoir un minimum d'éducation, et d'être correctement logée " (tiré de Repenser l'inégalité, 2002).
Rousseau par rapport à un problème politique et Sen par rapport à un problème prima facie économique relativisent largement le témoignage de la subjectivité au profit d'une prise en compte des conduites réelles des agents concernés.

jeudi 17 novembre 2011

Platon, Brentano : fonder la politique sur la science ou de la distinction entre homme politique illustre et grand homme politique.

Platon a défendu que la bonne politique, celle qui organise une société comme elle doit l'être, c'est-à-dire conformément à la justice, n'est réalisable que si elle est l'application pratique d'une connaissance vraie. Cette connaissance a comme objets les Idées (ou Essences et Formes) et précisément celle de Justice. Ainsi une politique empirique est condamnée à l'échec car lui manque la connaissance du Modèle qu'il s'agit d'appliquer ici-bas. Or, Franz Brentano dans sa Psychologie du point de vue empirique(1874) garde au fond l'optique platonicienne, même si la science-socle n'est plus la connaissance vraie des Idées, mais la psychologie - qu'il espère bien pouvoir fonder (mais empiriquement) dans son ouvrage -. En somme, il soutient que la psychologie empirique est la seule science vraie évitant une politique empirique, entendons par là une politique qui tire des leçons des faits politiques et de l'histoire. La confiance de Brentano dans la psychologie place celle-ci au rang que Platon donnait à la philosophie (mot bien sûr qu'il ne faut pas entendre dans son sens actuel car celui-ci se réfère à quelque chose qui est plus de l'ordre du résidu laissé par le développement d'une multitude de sciences qu'à la recherche fondamentale et polyvalente qu'a été la philosophie conçue par Platon). Voici les lignes où Brentano se situe dans la tradition platonicienne (fonder la politique sur la science), sans le dire explicitement, même s'il mentionne latéralement Platon :
" Il appartient en outre à la psychologie de constituer le fondement scientifique d'une pédagogie de l'individu comme de la société. À côté de l'esthétique et de la logique, l'éthique et la politique poussent, elles aussi, sur le terrain de la psychologie. Elle apparaît donc comme la condition fondamentale du progrès de l'humanité sur le plan même de ce qui constitue son essentielle dignité. Si elle ne prend appui sur la psychologie, la sollicitude du père, aussi bien que celle du chef politique, ne sera jamais qu'un maladroit tâtonnement. Et c'est précisément parce qu'on n'a jamais encore sérieusement appliqué sur le plan politique les principes psychologiques ; disons plus, c'est parce que les conducteurs de peuples sont demeurés, à peu près sans exception, dans l'ignorance absolue de ces principes, qu'on pourrait accorder à Platon et à plus d'un penseur contemporain, que, quelque gloire qu'aient acquis certains chefs politiques, l'histoire n'a jamais encore connu un seul homme d' État véritablement grand. Avant l'application systématique de la physiologie à l'art médical, les illustres médecins n'ont pas manqué non plus, qui ont su inspirer la plus grande confiance et à qui l'on attribue des guérisons surprenantes. Mais pour qui est au courant de la médecine, il demeure indéniable qu'avant ces dernières dizaines d'années il n'y a pas un seul médecin véritablement grand. Tous étaient d'aveugles empiriques, plus ou moins habiles, plus ou moins favorisés par la chance. Mais ils n'étaient point, ils ne pouvaient pas être ce que doit être un médecin instruit et éclairé. Pour le moment il faut en dire autant de nos hommes d' État. Jusqu'à quel point ils ne sont eux-mêmes que de simples empiriques, on le constate chaque fois qu'un évènement extraordinaire modifie brusquement la situation politique, et plus nettement encore quand un de ces hommes est transplanté dans un pays étranger où les conditions sont différentes. Ne pouvant plus appliquer des maximes purement empiriques, il manifeste alors une complète impuissance, un total désarroi." (p.34-35, trad. Maurice de Gandillac, Vrin, 2007).
Manifestement la problématique machiavélienne n'a pas "pris" sur Franz Brentano, resté au fond très classiquement platonicien. Et que savait-il de Marx ?

lundi 14 novembre 2011

Faire de sa conscience sa Dulcinée : Leiris, Sénèque.


À la date du 4 Avril 1924 (dans quelques jours, il aura 23 ans), Michel Leiris écrit dans son Journal (Gallimard, 1992) :
" Extérioriser la conscience, en faire sa Dulcinée devant qui l'on ne veut pas déchoir.
Séparer le plus possible la Conscience et le Moi, - afin que le Moi tremble devant elle.
Certains amis sont comme des Consciences. Les imaginer toujours présents."
Sans le savoir ou en le sachant, l'écrivain fait une variation sur une idée formulée originairement par Épicure, interprétée par Sénèque et donnée par lui comme règle à Lucilius dans la lettre 24 :
" Fais tout comme si Épicure te regardait." Sans aucun doute il est utile de s'imposer un gardien et d'avoir quelqu'un vers lequel tourner ses regards et qui, pense-t-on, prend part à ses réflexions. Et il y a certes beaucoup plus de noblesse à vivre comme sous les yeux d'un homme de bien toujours présent, mais je me contente de ceci : fais tout ce que tu fais comme si quelqu'un te regardait. C'est la solitude qui nous conseille tous les maux que nous commettons. Et quand tu auras progressé au point d'avoir du respect pour toi aussi, tu pourras laisser partir le pédagogue. En attendant, fais-toi garder sous l'autorité d'hommes, que ce soit Caton ou Scipion ou Lélius, ou quelque autre encore, dont l'intervention pourrait faire disparaître les vices - même chez des hommes totalement perdus -, et agis ainsi pendant tout le temps que tu te façonnes pour être l'homme avec lequel tu n'oserais pas commettre de fautes." (trad. Clara Auvray-Assayas, La Pléiade, 2010)
Certes le texte de Sénèque ne mentionne que la force sur moi (sic) de l'ami, du maître ou de l'homme de bien. Rien donc qui évoque l'amour et l'assujettissement vertueux dont il peut être la raison. Mais dans Le Banquet, Platon avait donné une telle fonction au lien amoureux dans le discours tenu par Phèdre :
" Tout homme, qui est amoureux, s'il est surpris à commettre une action honteuse ou s'il subit un traitement honteux sans, par lâcheté, réagir, souffrira moins d'avoir été vu par son père, par ses amis ou par quelqu'un d'autre que par son aimé. Et il en va de même pour l'aimé : c'est devant ses amants qu'il éprouve le plus de honte, quand il est surpris à faire quelque chose de honteux. S'il pouvait y avoir moyen de constituer une cité ou de former une armée avec des amants et leurs aimés, il ne pourrait y avoir pour eux de meilleure organisation que le rejet de tout ce qui est laid, et l'émulation dans la recherche de l'honneur. Et si des hommes comme ceux-là combattaient coude à coude, si peu nombreux fussent-ils, ils pourraient vaincre l'humanité en son entier pour ainsi dire. Car, pour un amant, il serait plus intolérable d'être vu par son aimé en train de quitter son rang ou de jeter ses armes que de l'être par le reste de la troupe, et il préférerait mourir plusieurs fois plutôt que de faire cela. Et quant à abandonner son aimé sur le champ de bataille ou à ne pas lui porter secours quand il est en danger, nul n'est lâche au point qu' Éros lui-même ne parvienne pas à lui inspirer une divine vaillance au point de le rendre aussi vaillant que celui qui l'est par nature. Il ne fait aucun doute que ce que Homère a évoqué en parlant de "la fougue qu'insuffle à certains héros la divinité", c'est ce qu'Éros accorde aux amants, ce qui vient de lui." (éd. Brisson, p.112)
On aura noté que le regard de l'aimé ou celui de l'amant moralise même mieux le sujet regardé que celui de l'ami ou d'un parent vertueux.
Finissons : ainsi les conseils que Leiris s'adresse à lui-même forment-ils une synthèse un peu bancale d'idées fort anciennes.

dimanche 13 novembre 2011

Sénèque (49), lettre 9 (5) : se faire un ami, est-ce semer, peindre, élever un enfant ?

On dit ordinairement " se faire un ami", le latin dit "faire un ami" (amicum facere). Les deux expressions véhiculent l'idée que l'ami ne tombe pas du ciel tout fait - reste qu'on dit aussi "j'ai trouvé un ami" et que l'expression "un ami tombé du ciel" n'est pas, à la différence de "cercle carré", une expression intrinsèquement contradictoire- et que donc avoir un ami demande, disons généralement, une activité personnelle. C'est d'abord l'activité de l'agriculteur qui permet à Sénèque de faire comprendre à Lucilius que l'amitié requiert une préparation :
" Entre celui qui s'est acquis un ami (qui amicum paravit) et celui qui va l'acquérir (qui parat) il y a la même différence qu'entre le laboureur qui récolte et le laboureur qui sème."
Ce début suggère que l'ami est produit par une action initiale et par le temps qui fait fructifier l'action. Mais la suite, citant un des maîtres de Sénèque, le stoïcien Attale, oriente dans une autre direction, celle d'une action continue, et en plus clarifie la valeur intrinsèque de l'action, indépendamment de son résultat :
" Le philosophe Attale répétait que l'on trouve plus de charme (jucundius) à se faire un ami qu'à l'avoir tout fait, "de même que l'artiste trouve plus de charme à exécuter sa peinture qu'à l'avoir exécutée" (trad. Noblot)
Certes le texte, présentant une analogie - le rapport entre peindre et avoir peint est identique au rapport entre se faire un ami et avoir un ami -, n'implique donc pas que l'ami est un type de peinture mais laisse tout de même penser que peindre et se faire un ami ont des propriétés communes. Ressort plus fortement cependant l'idée que le plaisir est plus grand dans la genèse d'un bien que dans sa possession.
"L'activité inquiète (sollicitudo), qui l'absorbait dans son oeuvre (in opere suo) ne va pas sans une immense joie (ingens oblectamentum) liée à cette activité même (in ipsa occupatione). L'impression n'est pas aussi délicieuse, quand la main de l'ouvrier a posé la dernière touche (qui ab opere perfecto removit manum) : à cette heure, il jouit du fruit de son art (iam fructu artis suae fruitur) ; il jouissait de l'art même, tandis qu'il peignait (ipsa fruebatur arte, cum pingeret). L'adolescence porte chez nos enfants des fruits plus riches ; leurs premiers ans ont plus de douceur (fructuosior est adulescentia liberorum, sed infantia dulcior)."
La compréhension de la fin est incertaine : doit-on penser que la douceur de l'enfant est ressentie dans la relation d'éducation qu'on entretient avec lui ou que l'enfant en soi est doux ? Le point indiscutable est 1) qu' il y a bien deux jouissances : celle du faire et celle du fruit, de ce qu'a produit le faire et (2) que la première dépasse la seconde. Dans mon édition latine du texte (Les Belles Lettres, 1945, p.27), je lis à ce propos cette note (qui doit être de François Préchac) :
" Le plaisir de se faire un ami, dans la théorie mentionnée paragraphe 7, rappelle le plaisir de la chasse selon Pascal"
Voici un extrait du texte auquel pense l'auteur de la note :
" C'est (...) le plus grand sujet de félicité de la condition des rois, de ce qu'on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs.
Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux ; et ceux qui font sur cela les philosophes et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu' ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères qui nous en détournent, mais la chasse nous en garantit." (fragment 126 des Pensées, éd. Le Guern)
On réalise que le rapprochement du passage de Sénèque avec ces lignes de Pascal est à nuancer : l'activité de se faire un ami et le plaisir qu'elle apporte ne détournent pas l'homme qui se livre de quelque chose de meilleur, à l'inverse du divertissement qui pour Pascal empêche de prendre une conscience lucide de soi, précisément de sa misère (sans Dieu). En plus, à la différence du lièvre et de tous les objets visés par le divertissement, l'ami, à défaut d'être un bien intrinsèque, est, on le verra, la condition nécessaire et suffisante d'une vertu, l'exercice de l'amitié.

jeudi 10 novembre 2011

Montaigne, Pascal, Diderot : une histoire de planche ou n'importe quel aveugle supérieur au plus grand philosophe du monde.


Pascal écrit :
" Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer." (fragment 41, édition Le Guern)
Diderot écrit dans les Additions à la Lettre sur les aveugles :
" L'aveugle qui n'aperçoit pas le danger en devient d'autant plus intrépide, et je ne doute point qu'il ne marchât d'un pas ferme sur des planches étroites et élastiques qui formeraient un pont sur un précipice." (La Pléiade, p. 190).
Curieusement la note correspondant à ce passage ne renvoie pas au texte de Pascal mais à un de Montaigne qu'il appelle à mes yeux moins évidemment ( " J'ay souvent essayé cela, en noz montaignes de deçà. et si suis de ceux qui ne s'effrayent que médiocrement de telles choses, que je ne pouvoy souffrir la veue de cette profondeur infinie, sans horreur et tremblement de jarrets et de cuisses, encores qu'il s'en fallust bien de ma longueur, que je fusse porté à escient au danger" - Les Essais, livre II, chap.XII -). L' édition Le Guern de Pascal a mis elle la main sur le texte requis :
" Qu'on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clairsemés, qui soit suspendue au haut des tours Notre-Dame de Paris, il verra par raison évidente qu'il est impossible qu'il en tombe, et si, ne se saurait garder (s'il n' a accoutumé le métier des recouvreurs) que la vue de cette hauteur extrême ne n'épouvante et ne le transisse. Car nous avons assez affaire de nous assurer aux galeries qui sont en nos clochers, si elles sont façonnées à jour, encore qu'elles soient de pierre. Il y en a qui n'en peuvent pas seulement porter la pensée. Qu'on jette une poutre entre ces deux tours, d'une grosseur telle qu'il nous la faut à nous promener dessus : il n'y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse nous donner courage d'y marcher comme nous le ferions, si elle était à terre." (ibidem)
Même si la dette de Pascal à l'égard de Montaigne est manifeste, c'est au texte du premier que je donnerai la prime stylistique. Diderot, ici, est fade.

mercredi 9 novembre 2011

Diderot, pré-évolutionniste.


J'ai beau avoir déjà lu dans le De natura rerum de Lucrèce des lignes proches, c'est avec une certaine surprise, mêlée de joie, que je lis dans la Lettre sur les aveugles de Diderot ce texte qui évoque (oui, de loin) l'explication darwinienne du vivant C'est l'aveugle Saunderson qui, sur son lit de mort, répond à un ministre du culte venant de lui rappeler l'existence d'une preuve de l'existence de Dieu à laquelle, du fait qu'il ne voit pas, il n' a pas accès , précisément celle qui partant de l'harmonie du monde en conclut à un créateur divin :
" Imaginez donc, si vous voulez, que l'ordre qui vous frappe a toujours subsisté ; mais laissez-moi croire qu'il n'en est rien ; et que, si nous remontions à la naissance des choses et des temps, et que nous sentissions la matière se mouvoir et le chaos se débrouiller, nous rencontrerions une multitude d'êtres informes, pour quelques êtres bien organisés. Si je n'ai rien à vous objecter sur la condition présente des choses, je puis du moins vous interroger sur leur condition passée. Je puis vous demander, par exemple, qui vous a dit à vous, à Leibniz, à Clarke et à Newton, que dans les premiers instants de la formation des animaux, les uns n'étaient pas sans tête et les autres sans pieds. Je puis vous soutenir que ceux-ci n'avaient point d'estomac, et ceux-là, point d'intestins ; que tels à qui un estomac, un palais et des dents semblaient promettre de la durée, ont cessé par quelque vice du coeur ou des poumons ; que les monstres se sont anéantis successivement ; que toutes les combinaisons vicieuses de la matière ont disparu, et qu'il n'est resté que celles où le mécanisme n'impliquait aucune contradiction importante et qui pouvaient subsister par elles-mêmes et se perpétuer." (La Pléiade, p.161)
L' argument présenté ici par Diderot, reste, s'il est modernisé, la meilleure réfutation de la preuve physico-téléologique.

Commentaires

1. Le jeudi 10 novembre 2011, 19:18 par Ariane
c’est vrai que les textes de Diderot et de Lucrèce sonnent évolutionnistes mais en fait je crois que le rapprochement tient moyen la route. En fait Darwin pense l’évolution des espèces, et sa théorie s’oppose au fixisme. Je veux dire que pour Darwin les espèces évoluent tout le temps. Chaque rejeton présente des variations par rapport à ses géniteurs, et à force de nouvelles espèces apparaissent. Pour Lucrèce, et sans doute pour Diderot, la perspective c’est le fixisme. Eux ils veulent comprendre comment ça se stabilise une forme biologique. Ce qu’ils essaient d’expliquer, c’est comment un organisme viable parvient à son point d’équilibre. Le texte cité dit lui-même « que toutes les combinaisons vicieuses de la matière ont disparu, et qu'il n'est resté que celles où le mécanisme n'impliquait aucune contradiction importante et qui pouvaient subsister par elles-mêmes et se perpétuer. » Rester, subsister, se perpétuer, on est clairement dans un registre fixiste. Bref, l’explication de Darwin diffère de celle de Lucrèce ou de Diderot quant à son intention : pour Darwin, il s’agit d’expliquer l’évolution, pour les deux matérialistes, il s’agit d’expliquer la stabilité.
2. Le jeudi 10 novembre 2011, 20:40 par Philalèthe
Vos précisions, bienvenues, sont, je crois, justes - pour Lucrèce, les textes, très peu nombreux et contenus dans le livre V du Natura rerum, excluent en effet une évolution postérieure à la production des vivants viables ; pour Diderot, il faut voir de plus près - mais reste l'anti-finalisme commun à Darwin, à Lucrèce et à Diderot : le vivant est le fruit du hasard, la nature a progressé par essais et erreurs, si on peut dire et les espèces adaptées masquent toutes celles, nées aussi du hasard mais inadaptées à leur milieu. L'idée centrale commune aux trois est que l'harmonie est un effet de perspective lié à l'ignorance de la genèse complètement aléatoire du vivant. Les trois à leur manière justifient la critique de l'argument physico-téléologique.

mardi 8 novembre 2011

La vue comme condition nécessaire de la pitié ou quelle différence y a-t-il donc entre uriner et se vider de son sang ?

Comme on l'a vu dans le billet précédent, Diderot donne à la vue un plus grand pouvoir qu'à l'ouïe. Aussi quand la vue asservit, l'aveugle est-il libre ; mais quand la vue humanise, l'aveugle en devient - et par la même cause - inhumain :
" Comme de toutes les démonstrations extérieures qui réveillent en nous la commisération et les idées de la douleur, les aveugles ne sont affectés que par la plainte ; je les soupçonne en général d'humanité. Quelle différence pour un aveugle entre un homme qui urine et un homme qui sans se plaindre verse son sang ? Nous-mêmes, ne cessons-nous pas de compatir, lorsque la distance ou la petitesse des objets produit le même effet sur nous, que la privation de la vue sur les aveugles ? Tant nos vertus dépendent de notre manière de sentir, et du degré auquel les choses extérieures nous affectent ! Aussi je ne doute point que, sans la crainte du châtiment, bien des gens n'eussent moins de peine à tuer un homme à une distance où ils ne le verraient gros que comme une hirondelle, qu'à égorger un boeuf de leurs mains. Si nous avons de la compassion pour un cheval qui souffre, et si nous écrasons une fourmi sans aucun scrupule, n'est-ce pas le même principe qui nous détermine ? Ah ! madame, que la morale des aveugles est différente de la nôtre ? Que celle d'un sourd différerait encore de celle d'un aveugle ? et qu'un être qui aurait un sens de plus que nous, trouverait notre morale imparfaite ; pour ne rien dire de pis." (Lettre sur les aveugles, La Pléiade, p. 140)

lundi 7 novembre 2011

D'autant plus raisonnable qu'on voit moins ?

On connaît les lignes consacrées par Pascal à l'imagination "maîtresse d'erreur et de fausseté", par exemple celles-ci :
" Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s'emmaillottent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort nécessaire ; et si les médecins n'avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n'eussent des bonnets carrés et des robes trop amples en quatre parties, jamais ils n'auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique." (fragment 41, éd. Le Guern).
L'imagination étant ici nourrie par la vue, un problème se pose : un aveugle de naissance en serait-il autant victime ?
Réponse de Diderot à propos de l'aveugle-né du Puiseaux qu'il a examiné de très près :
" Il eut dans sa jeunesse une querelle avec un de ses frères qui s'en trouva fort mal. Impatienté des propos désagréables qu'il en essuyait, il saisit le premier objet qui lui tomba sous la main, le lui lança, l'atteignit au milieu du front, et l'étendit par terre.
Cette aventure, et quelques autres le firent appeler par la police. Les signes extérieurs de la puissance qui nous affectent si vivement, n'en imposent point aux aveugles. Le nôtre comparut devant le magistrat, comme devant son semblable. Les menaces ne l'intimidèrent point. " Que me ferez-vous, dit, à M. Hérault ? - Je vous jetterai dans un cul-de-basse-fosse, lui répondit le magistrat. - Eh, monsieur, lui répliqua l'aveugle : il y a vingt-cinq ans que j'y suis." Quelle réponse, madame ! et quel texte pour un homme qui aime autant à moraliser que moi. Nous sortons de la vie, comme d'un spectacle enchanteur ; l'aveugle en sort ainsi que d'un cachot : si nous avons à vivre plus de plaisir que lui, convenez qu'il a bien moins de regret à mourir." (Lettre sur les aveugles, La Pléiade, 2010, p.137)
Deux remarques :
1) Montaigne - source constante de Pascal - dans les Essais (II, 12) donnait à l'ouïe autant de poids qu'à la vue dans la genèse de l'imagination :
" Qu'il ôte son chaperon, sa robe et son latin ; qu'il ne batte pas nos oreilles d'Aristote tout pur et tout cru, vous le prendrez pour l'un d'entre nous, ou pis."
En revanche Diderot, en enlevant aux menaces leur dimension intimidante si on ne voit pas celui qui les profère, fait clairement de la vue le sens de l'imagination.
2) Cet aveugle, par sa froideur face à la menace, a quelque chose de stoïcien. Plus exactement, devenir stoïcien, c'est devenir aveugle de l'esprit à ce qui semble être une propriété de la chose mais qui n'est en réalité que la projection sur elle d'une représentation fausse : certes la chose reste physiquement vue mais les idées terribles (ou excitantes) qui naissent en nous immédiatement à sa simple vue ne sont plus pensées.
Par l'effort, le stoïcien a réduit l'impact de la chose visible à son effet physique. Il reste néanmoins capable de faire correspondre à la chose vue le concept qui en véhicule l'essence réelle. Sur le point d'être noyé dans une mer déchaînée, il s'écrie : "Mais que peuvent donc des molécules d'H2O sur ma raison !"

lundi 31 octobre 2011

Une autobiographie qui est une hétérobiographie.

Les années d' Annie Ernaux dénoncent à leur manière le mythe de l'intériorité, d'où une autobiographie tournée vers le monde extérieur, vers les autres, plus précisément vers la société :
" Ce ne sera pas un travail de remémoration, tel qu'on l'entend généralement, visant à la mise en récit d'une vie, à une explication de soi. Elle ne regardera en elle-même que pour y retrouver le monde, la mémoire et l'imaginaire des jours passés du monde, saisir le changement des idées, des croyances et de la sensibilité, la transformation des personnes et du sujet, qu'elle a connus et qui ne sont rien, peut-être, auprès de ceux qu'auront connus sa petite-fille et tous les vivants en 2070 (...)
Quand elle désirait écrire, autrefois, dans sa chambre d'étudiante, elle espérait trouver un langage inconnu qui dévoilerait des choses mystérieuses, à la manière d'une voyante. Elle imaginait aussi le livre fini comme la révélation aux autres de son être profond, un accomplissement supérieur, une gloire - que n'aurait-elle pas donné pour devenir "écrivain" de la même façon qu'enfant elle souhaitait s'endormir et se réveiller Scarlett O'Hara. Par la suite, dans des classes brutales de quarante élèves, derrière un caddie au supermarché, sur les bancs du jardin public à côté d'un landau, ces rêves l'ont quittée. il n'y avait pas de mots inspirés et elle n'écrirait jamais qu'à l'intérieur de sa langue, celle de tous, le seul outil avec lequel elle comptait agir sur ce qui la révoltait." (p. 251-252)
Ce n'est ni un ouvrage qui dévoile une admirable intériorité ni une étude objective des conditions historiques et sociales qui ont formé l'auteure. C'est à travers les souvenirs d'Annie Ernaux la redécouverte d'une vie commune en France à elle et à bien d'autres entre 1940 et 2006.
Suivant son regard, on voit non l'intérieur de ses yeux mais ce qu'il vise.
Ce que Jacques Schlanger écrit de Montaigne lui convient aussi :
" Non pas un esprit égocentrique qui ramènerait tout à soi, mais plutôt un penseur qui voit son monde se déployer autour de lui, lui-même faisant partie de ce monde." (Du bon usage de Montaigne, Hermann, 2012, p.15)

dimanche 30 octobre 2011

Faire de la philo en Terminale à la fin des années 50.

C'est ainsi qu' Annie Ernaux dans son autobiographie Les années (2008) décrit son rapport avec la philosophie au lycée (elle vient de décrire une photo de classe datant de la même époque et va dire ce que de sa réalité d'autrefois elle ne trouve pas sur le cliché) :
" Aucun signe de cette lourdeur du vivant à laquelle elle doit s'arracher pour s'approprier le langage de la philosophie. Pour, à force d'essence et d'impératif catégorique, refouler le corps, l'envie de manger, l'obsession du sang mensuel qui ne coule plus. Réfléchir sur le réel pour qu'il cesse de l'être, qu'il devienne une chose abstraite, impalpable, d'intelligence. Dans quelques semaines, elle va arrêter de manger, acheter du Néo-Antigrès, n'être qu'une conscience pure. Quand elle remonte après les cours le boulevard de la Marne bordé par les baraques de la fête foraine, le hurlement de la musique la suit comme un malheur." (p.79)
Y a-t-il encore aujourd'hui des élèves invités à l'ascétisme par la découverte de la philosophie ?
Quand il existe, l'intérêt pour la philosophie parvient, me semble-t-il, à faire bon ménage avec l'extrême soin du corps. Il n'y a plus à choisir entre la gourmandise (ou n'importe quel désir relatif au bien-être de son corps) et le goût des concepts. L'enseignement de la philosophie n' est pas perçu comme appel à la conversion mais comme plaisir, ou du moins gain d'intelligence. C'est une des marchandises pour l'esprit, particulièrement sophistiquées, comme il y en a tant pour le corps. S'occuper bien de soi, c'est se procurer autant ce dont a besoin la tête que le corps, pour plaire, pour se plaire.
Mais je parle de l'enseignement de la philosophie à des jeunes gens issus de milieux aisés.

mercredi 26 octobre 2011

Un exemple d'acrasie (et une ébauche d'explication de celle-ci) ou (plus simplement) d'une condition nécessaire pour être un philosophe respectable.


Philippa Foot écrit dans Morality as a System of Hypothetical Imperatives (Philosophical Review 81, Duke University Press, 1972) .
" If one wants to be a respectable philosopher one should get up in the mornings and do some work, though just at that moment when one should do it the thought of being a respectable philosopher leaves one cold."
Je traduis :
" Si on veut être un philosophe respectable, on doit se lever le matin et travailler, bien que juste au moment où on doit le faire la pensée d'être un philosophe respectable laisse froid."

lundi 24 octobre 2011

Une critique de l'argument d' Épicure sur la mort.

Dans Just the arguments : 100 of the most important arguments in Western philosophy(ed. Michael Bruce et Steven Barbone, Wiley-Blackwell, 2011), Steven Luper présente l'argument célèbre d' Épicure destiné à supprimer la peur de la mort (pour rappel, le voici dans la traduction de Jean Brun : "celui des maux qui fait le plus frémir n'est rien pour nous, puisque tant que nous existons la mort n'est pas, et quand la mort est là nous ne sommes plus"). Puis il le critique en ces termes :
" Unfortunately, it is not clear that this argument accomplishes what Epicurus wanted it to do. The problem is that the term "death" might mean at least two different things. First, it might signify an event : our ceasing to live. Call this "dying". Second, il might signify a state of affairs : the state of affairs we are in result of our ceasing to live. Call this "death". Both dying and death appear to harm us, and hence both threaten our equanimity. But Epicurus' argument shows, at best, that death is nothing to us." (p.99-100)
Je traduis : " Malheureusement, il n'est pas clair que l'argument réalise ce qu' Épicure voulait qu'il fît. Le problème est que le terme "mort" peut signifier au moins deux choses différentes. En premier, il peut signifier un évènement : le fait que nous sommes en train de cesser de vivre. Appelons-le "le fait d' être en train de mourir". En second, il peut signifier un état de choses : l'état de choses dans lequel nous sommes comme résultat du fait que nous avons cessé de vivre. Appelons-le "la mort". À la fois "le fait d'être en train de mourir" et "la mort" semblent bien nous nuire et par conséquent les deux mettent en danger notre sérénité. Mais l'argument d' Épicure montre, au mieux, que la mort n'est rien pour nous."
Il me semble que la critique ne porte pas car, tant que l’évènement n'a pas eu lieu, on est vivant comme on l'a toujours été. Épicure paraît concevoir en effet la mort comme un évènement instantané et donc personne n'est jamais en train de mourir. Certes cette conception instantanéiste de la mort n'est pas en accord avec les manières de parler : "on met du temps à mourir", "on est entre la vie et la mort" etc. mais on peut retraduire toutes ces expressions dans un idiome épicurien (par exemple, pour la première, on peut dire que les souffrances qui précèdent la mort n'en finissent pas). Certes ce que Steven Luper appelle le fait que nous cessions de vivre est bel et bien l'expérience de souffrances mais il ne faut plus aller chercher un remède dans l' argument examiné mais dans l'argument selon lequel la souffrance physique n'est pas à craindre car soit elle est terrible et courte soit elle dure mais est supportable (certes cet argument empirique, a posteriori n'est guère en accord avec l'expérience : lui est donc faible en revanche). Sur cette question, on peut se rapporter à l'un ou l'autre de mes anciens billets

vendredi 14 octobre 2011

L'histoire de la philosophie : une remarque de Pierre Hadot.

Dans Le voile d'Isis. Essai sur l'histoire de l'idée de Nature (2004), Pierre Hadot part d'une citation d' Héraclite qui sert de fil directeur à l'ouvrage : phusis kruptestai philei qu'on traduit habituellement par " La Nature aime à se cacher ".
L'auteur explique d'abord qu'on peut comprendre la pensée d' Héraclite de cinq manières distinctes puis il montre ensuite que la formule a été très tôt largement défigurée par la postérité et les commentateurs successifs. Terminant son premier chapitre en expliquant comment Félix Ravaisson a mal compris Léonard de Vinci, Pierre Hadot conclut : " écrire l'histoire de la pensée, c'est parfois écrire l'histoire d'une suite de contresens." Renouant avec la même idée au début du chapitre suivant, il l'énonce alors plus radicalement : " Nous venons de dire qu'écrire l'histoire de la pensée, c'est écrire l'histoire des contresens ".
Peut-on aller jusqu'à énoncer l'alternative suivante : ou on crée quelque chose de nouveau dans la philosophie et alors on défigure les philosophes antérieurs ou contemporains, ou bien on leur est fidèle mais on se cantonne dans ce cas à un rôle d'historien de la philosophie ? Si cette alternative reflétait toujours la réalité, ça serait singulièrement inquiétant.
À supposer que Hadot ait généralement raison (que les philosophes contruisent leur philosophie contre des philosophes antérieurs mal compris), cela différencierait franchement l'histoire de la philosophie de celle des sciences. En effet on ne peut pas dire que Galilée a mal compris Aristote : au contraire ses réfutations mettent en évidence qu'il l'a très bien compris. On peut pour finir se demander si cette hypothétique singularité de la philosophie constitue un de ses atouts ou au contraire manifeste un vice récurrent. Les philosophes seront partagés sur la valeur d'un effort de transformation de l'évolution de la philosophie sur le modèle de l'évolution des sciences. Certains iront même jusqu'à crier : " Scientisme, positivisme !".
Mais si un philosophe cherche la vérité sur un problème donné, comment peut-il être satisfait d'une évolution reposant sur le fait que ceux qui écrivent ont mal compris les textes antérieurs ? Que vaut la nouveauté dans un domaine théorique si elle ne correspond pas à un pas de plus vers la vérité ?

Commentaires

1. Le samedi 15 octobre 2011, 23:10 par Philalèthe
Vous avez raison : il ne faut pas idéaliser les sciences. Mais en sciences, un tel défaut me paraît disqualifier celui qui le manifeste alors qu'en philo ça n'est pas le cas. Par exemple on s'accorde pour dire que la lecture que fait Schopenhauer de l'esthétique transcendantale kantienne est erronée, il n'en reste pas moins qu'il est un grand philosophe alors qu'il n'a pas bien compris un philosophe antérieur important travaillant dans le même domaine que le sien. Certes on peut discuter l'idée que c'est un contre-sens dans la mesure où il est difficile en philo de s'entendre sur les sens légitimes d'une philosophie. Du coup on préférera parler d'une interprétation discutable, ce qui est tout à fait autre chose qu'un contre-sens.
Que penser par exemple de la manière dont Nietzsche caractérise Socrate dans La naissance de la tragédie ? Est-ce une interprétation originale ou un contre-sens ?
Un nietzschéen choisira le premier élément, un historien de la philosophie antique sera plutôt porté à voir ce que dit Nietzsche de Socrate comme éclairant ce que pense Nietzsche lui-même.
Quant à la fidélité que vous invoquez, bien sûr elle existe mais n'a-t-elle pas comme caractéristique de ne pas être fidèle à l'ensemble d'une philosophie mais seulement à certaines thèses qu'on juge fortes et qu'on soutiendra avec des arguments nouveaux ? Il s'agit d'une fidélité partielle et critique, que je trouve assez distincte de la fidélité totale et respectueuse de beaucoup d'historiens de la philosophie. Le récent livre anglais sur 100 arguments de la philosophie (Michael Bruce, Steven Barbone Just the Arguments: 100 Most Important Arguments in Western Philosophy) est très représentatif de cette attitude qui en un sens dépèce un système pour en garder ce qu'on juge en être la substantifique moëlle. À mille lieues de Guéroult, on pratique une lecture de la philosophie inséparable d'un effort destiné à la faire avancer -ce qui ne me paraît pas être la posture de l'historien classique de la philosophie - je pense par exemple aussi à Geneviève Rodis-Lewis sur Descartes. Peut-être je force les oppositions.

mercredi 12 octobre 2011

D'un point commun aux fables et aux maths et plus généralement de l'homme et des animaux (La Fontaine, Descartes, Montaigne).

Lisant la préface que La Fontaine a écrite à son oeuvre, j'y trouve une analogie inhabituelle entre les mathématiques et les fables :
" Comme par la définition du point, de la ligne, de la surface, et par d'autres principes très familiers, nous parvenons à des connaissances qui mesurent enfin le ciel et la terre, de même aussi, par les raisonnements et conséquences que l'on peut tirer de ces fables, on se forme le jugement et les moeurs, on se rend capable des grandes choses" (La Pléiade, 1991, p.8)
Les fables seraient donc à l'action ce que les mathématiques seraient à la connaissance. Néanmoins La Fontaine leur donne aussi une fonction de connaissance, assez inattendue puisqu'elles serviraient autant à connaître les hommes que les animaux, précisément à connaître les propriétés humaines par le fait qu'elles sont identiques à des propriétés animales :
" Elles ne sont pas seulement morales, elles donnent encore d'autres connaissances (note 1). Les propriétés des animaux et leurs divers caractères y sont exprimés ; par conséquent les nôtres aussi, puisque nous sommes l'abrégé de ce qu'il y a de bon et de mauvais dans les créatures irraisonnables. Quand Prométhée voulut former l'homme, il prit la qualité dominante de chaque bête (note 2) De ces pièces si différentes il composa notre espèce, il fit cet ouvrage qu'on appelle le petit monde. Ainsi ces fables sont un tableau où chacun de nous se trouve dépeint. Ce qu'elles nous représentent confirme les personnes d'âge avancé dans les connaissances que l'usage leur a données, et apprend aux enfants ce qu'il faut qu'ils sachent. Comme ces derniers sont nouveaux venus dans le monde, ils n'en connaissent pas encore les habitants, ils ne se connaissent pas eux-mêmes. On ne les doit laisser dans cette ignorance que le moins qu'on peut : il leur faut apprendre ce que c'est qu'un lion, un renard, ainsi du reste ; et pourquoi l'on compare quelquefois un homme à ce renard ou à ce lion. C'est à quoi les fables travaillent : les premières notions de ces choses proviennent d'elles."
On est frappé par le ton anti-cartésien (note 3) de cette comparaison homme /animal. Comme il l'explicite dans Les deux rats, le renard et l'oeuf, le fabuliste, dans la tradition ouverte par Montaigne (note 4), défend l'idée d'une continuité homme / animal. Dans le texte cité, elle est explorée à la fois sous son aspect théorique (la connaître, c'est connaître l'homme) que pratique, éthique (la connaître, c'est apprendre à agir comme on doit).
note 1 : on comparera à ce qu'écrit Descartes des fables dans la première partie du Discours de la méthode (1637) . " Je savais (...) que la gentillesse des fables réveille l'esprit (...). Mais je croyais avoir déjà donné assez de temps aux langues, et même aussi à la lecture des livres anciens, et à leurs histoires, et à leurs fables (...) outre que les fables font imaginer plusieurs évènements comme possibles qui ne le sont point." On réalise que ce qui oppose La Fontaine à Descartes est entre autres la valeur de la fiction dans la connaissance et dans la formation morale.
note 2 : Ce passage de La Fontaine est éclairé par quelques vers d'Ovide tirés des Odes (I, 16) : "On dit que Prométheus, contraint d'ajouter au limon primitif des parties prises de tous côtés, mit dans notre poitrine la violence du lion furieux".
note 3 : Descartes a soutenu la thèse de l'animal-machine : elle revient à priver tout animal de propriétés mentales et à l'identifier exclusivement à une matière intelligemment organisée en vue de la survie par Dieu. L'homme, lui, est aussi machine mais à celle-ci est unie un esprit, qui subit les effets de la machine (dans les passions) et aussi agit sur elle (dans l'exercice de la volonté). Dans le Discours à Madame de la Sablière( merci à Rémy S. de m'avoir fait connaître ce texte), La Fontaine souligne clairement dans la tradition ouverte par la princesse Élisabeth de Bohême l'énigme que représente du coup l'action de l'esprit sur le corps si l'un et l'autre sont de nature radicalement différente.
note 4 : "Plutarque dit en quelque lieu qu'il ne trouve point si grande distance de beste a beste, comme il trouve d'homme à homme. Il parle de la suffisance de l'ame et qualitez internes. A la verité, je trouve si loing d' Epaminundas, comme je l'imagine, jusques à tel que je connais, je dy capable de sens commun, que j'encherirois volontiers sur Plutarque ; et dirois qu'il y a plus de distance de tel à tel homme qu'il n'y a de tel homme à telle beste." (Essais, Chapitre XLII, De l'inequalité qui est entre nous). Dans les éditions publiées du vivant de Montaigne, on lit : " c'est-à-dire que le plus excellent animal, est plus approchant de l'homme, de la plus basse marche, que n'est cet homme, d'un autre homme grand et excellent ".

L'oxymore absolu ou qu' il est vraiment impossible que les oiseaux produisent du lait !

Pour illustrer ce qu'est - du moins hors contexte - un énoncé totalement inintelligible, précisément une contradiction interne (et par là même un objet impossible), je dis banalement et couramment : "un célibataire marié" ou " un cercle carré". Or, je découvre une expression proberbiale du grec ancien qui fera bien l'affaire aussi. Il s'agit de Όρνίθων γάλα , autrement dit du lait d'oiseau. Selon le manuel de grec ancien de Fontanier et Menu (PUR 2007), l'expression est "chère à Aristophane, Guêpes, v.508 ; Oiseaux, v.734, 1673, et à d'autres poètes comiques comme Eupolis et Ménandre, pour évoquer, à travers l'impossible, une chose extrêmement rare et précieuse, objet de tous les désirs, symbole à la fois de l'âge d'or et de l'utopie".
Prise au sens fort et à la lettre, l'expression associée au désir revient à identifier ce dernier comme nécessairement non satisfait. Prise au sens faible, elle véhicule l'idée qu'il est presque impossible de satisfaire le désir.

Commentaires

1. Le jeudi 13 octobre 2011, 15:13 par Florian Cova
Well, je suppose que les grecs n'avaient pas de pigeon qui caguaient sur la statue d'Athéna :
2. Le jeudi 13 octobre 2011, 18:22 par Philalèthe
Merci de ce lien qui vérifie la phrase de Hamlet : "il y a plus de choses au ciel et sur la terre Horatio que dans toute votre philosophie »...
Je vais donc garder ma bonne vieille expression de "célibataire marié"...