dimanche 19 février 2012

Suis-je un bullshiter ? La question que doit se poser entre autres tout rédacteur de blog ...

" La foutaise, nous explique Harry Frankfurt, est un phénomène extrêmement répandu dans notre culture. Produire, par des articles, des livres, des interviews de journaux, et aujourd’hui encore plus massivement que jamais dans l’histoire de l’humanité, avec internet, sur des blogs, des sites variés, de la foutaise, ce n’est pas mentir, ou déroger au vrai, au sens où l’on ferait des erreurs, des jugements faux ou même où l’on ferait des mensonges. Comme le dit Frankfurt, celui qui dit de la foutaise n’est :
"pas en train d’exprimer un énoncé qui serait vrai ou faux, comme un mensonge: L’essence de la foutaise est simplement un manque de connexion avec un souci (care) pour la vérité – une indifférence à la question de savoir ce qu’il en est réellement."
Le bullshiter, est littéralement quelqu’un qui se fout de dire quoi que ce soit de vrai ou de faux et se fout de nous. Il n’a aucun respect pour la vérité, ni pour les valeurs cognitives. Il se moque de dire des choses vraies, justifiées, confirmées, ou informées. Il se moque du fait que ce qu’il dit de la science, de la philosophie ou des œuvres de l’esprit soit correct ou pas. Ce qui l’intéresse c’est seulement d’en dire quelque chose, et si possible quelque chose qui soit nouveau, intéressant, curieux." (Pascal Engel, L'avenir du crétinisme, 2011)

mardi 7 février 2012

Faire le philosophe (citer Chrysippe) / être philosophe (Épictète) et faire de la politique (citer Marx) / faire de la recherche (Luc Boltanski) ou l'ascèse, pas le vomissement.

Épictète dans les Entretiens (exactement les notes de Arrien sur les cours d' Épictète) :
" Ceux qui reçoivent simplement les principes veulent les rendre immédiatement, comme les estomacs malades vomissent les aliments. Digère-les d'abord et, ensuite, ne vomis pas ainsi ; sinon il advient cette chose sale et répugnante que sont les aliments vomis. Le charpentier ne vient pas nous dire : " Écoutez-moi parler de l'art de la charpente ", mais il traite pour la construction d'une maison et il fait voir qu'il possède son métier. Fais-en donc autant toi aussi ; mange, bois, habille-toi, aie des enfants, occupe-toi de la cité en homme ; supporte les injures, supporte un frère ingrat, un père, un fils, un voisin, un compagnon de route. Montre nous tout cela pour que nous voyions que tu as réellement appris quelque chose chez les philosophes. Non pas : " Venez et écoutez mes commentaires". Eh bien ! cherche des gens pour vomir sur eux. "Moi, je vous expliquerai comme personne les oeuvres de Chrysippe ; j'analyserai très clairement le texte et je pourrais même y ajouter la manière de voir d' Antipater et d' Archédème." (livre III, chapitre 21)
Luc Boltanski dans Rendre la réalité inacceptable. À propos de La production de l'idéologie dominante (2008, Demopolis) analyse ce qu'était la formation apportée par Pierre Bourdieu à ses étudiants :
" Cette formation passait donc par une véritable ascèse (et nombreux furent ceux qui, ne la supportant pas, quittèrent notre petit groupe). Parmi les traits les plus marquants de cet apprentissage ascétique, je me souviens particulièrement du refus de toutes les conduites "m'as-tu-vu", de la prétention théorique manifestée en invoquant les grands auteurs, évidemment les plus obscurs et les moins réellement lus, de la surenchère politique visant à aller toujours plus loin que le voisin dans la radicalité (c'était l'époque où la jeunesse althussérienne et/ou maoïste de la rue d'Ulm donnait le ton), de la formule chic, des généralités hâtives, du grand discours de surplomb à visée planétaire, aveugles aux contraintes modestes et têtues dont était fait le quotidien, d'abord celui des autres, de ceux qui en éprouvaient le plus durement la dureté, mais le nôtre aussi.
Pour toutes ces raisons, et non bien sûr par anti-intellectualisme, la qualification d'"intellectuel" était maniée, chez nous, de façon plutôt péjorative. Nous n'étions pas des "intellectuels", mais des sociologues ou des apprentis sociologues. Pour se trouver bien dans le groupe, il ne suffisait pas de citer à tout bout des extraits du Capital ou des Manuscrits de 1844 (d'ailleurs Bourdieu, à cette époque, fréquentait assez peu la lecture de Marx dont la présence dogmatique à l' ENS dans les années cinquante l'avait plutôt éloigné), il fallait se bouger et partir faire des entretiens, dépouiller des archives et des documents (le plus souvent rebutants), rédiger des questionnaires, en coder les réponses (l'une des tâches les plus répétitives et les plus fastidieuses qu'il m'ait été donné de faire) afin de rendre possible leur traitement statistique et aussi calculer des pourcentages, des moyennes, des écarts-types (un travail qui, en ce temps-là, était encore souvent fait "à la main", avec une règle à calculer). C'est à tout cela que passaient nos journées. Et nous en étions fiers car c'était cela faire de la recherche. Cette ascèse nous tenait à distance des lieux où faire de la politique était quelque chose de plutôt rigolo. Je me souviens que même durant les beaux mois de mai-juin 1968, nous avons passé plus de temps dans notre local, le stylo à la main, à rédiger des textes dans lesquels étaient résumés les résultats de nos travaux (textes que d'autres étudiants venaient chercher chaque soir pour les discuter en AG), qu'à parcourir Paris ou qu'à palabrer dans les cafés." (p. 174-175)
Le terme d'ascèse me paraît bien choisi et plus proche de ses sens étymologiques que quand on l'emploie avec comme arrière-plan la religion ou la spiritualité. En effet ἀσκέω en grec veut dire travailler des matériaux bruts, assouplir par l'exercice ; quant à ἄσκησισ, c'est l'exercice, la pratique (d'un art) et particulièrement les exercices gymniques, et par extension la profession.

dimanche 5 février 2012

Si Dieu existait, quel sport pratiquerait-il ?

C'est une métaphore inhabituelle et savoureuse. On la doit à Charles Taylor. Contre la conception grecque, précisément stoïcienne d'un Dieu-Providence ("Dieu a prévu le péché ; aussi peut-il préparer d'avance une forme de grâce"), le philosophe canadien explique que dans la Bible " la Providence divine est précisément cette capacité que Dieu a de répondre à tout ce que l'univers et l'agence (agency) humaine émettent". C'est alors que Taylor écrit :
" Dieu est un excellent joueur de tennis qui peut toujours retourner le service." ( L'âge séculier, Seuil, 2011, p.492)

samedi 4 février 2012

Jouffroy et Descartes ou doit-on désespérer de la philosophie ? Billet sceptique.

Jacques Bouveresse dans son cours de 2008 au Collège de France portant sur les systèmes philosophiques et récemment mis en ligne cite un de ses prédécesseurs dans cette institution, Théodore Jouffroy (1796-1842) :
" Deux faits (qui) frappent tous les esprits dans le spectacle de la philosophie et (qui) dominent toute son histoire : d’une part, à toutes ses grandes époques, à toutes les époques lucides des annales de l’humanité, le privilège étonnant qu’elle a d’occuper et d’absorber les plus hautes et les plus fermes intelligences, de l’autre, malgré les travaux et les efforts de ces hautes intelligences, le malheur non moins extraordinaire, qui consiste dans le fait qu’elle n’est jamais parvenue à résoudre aucune des questions qu’elle se pose."(« De l’organisation des sciences philosophiques » 1842, in Théodore Jouffroy, Nouveaux mélanges philosophiques, précédés d’une notice et publiés par P.H. Damiron, 4ème édition, Hachette, 1882, p. 66.)
Or, c'est déjà la position de Descartes en 1637 dans Le discours de la méthode (I) :
" Je ne dirai rien de la philosophie, sinon que, voyant qu'elle a été cultivée par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis plusieurs siècles, et que néanmoins il ne s'y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse, je n'avais point assez de présomption pour espérer d'y rencontrer mieux que les autres."
Est-ce encore défendable ? S'il est risqué de soutenir que la philosophie garde aujourd'hui le privilège d'attirer les meilleurs esprits (tant les différentes spécialités d'un savoir cloisonné et complexe peuvent chacune et à juste titre, vue leur difficulté, revendiquer d'attirer les meilleures intelligences), en revanche n'est-il pas justifié de soutenir qu'elle n'est toujours pas "parvenue à résoudre aucune des questions qu'elle se pose" ?
Certes je sais que dans la philosophie analytique, entre autres, certains ne sont pas loin de penser que quelques problèmes philosophiques précis et pointus sont réglés ou en voie d'être réglés. Ainsi naît alors l'espérance de pouvoir légitimement oser parler de progrès et de vérité en philosophie. Mais je crains que le consensus sur la résolution en question ne soit pas partagé par la communauté philosophique mais par un sous-ensemble de cette communauté, persuadé à tort ou à raison (n'est-ce pas trop tôt pour pouvoir en décider ?) que l'avant-garde qu'elle constitue réalise des avancées pionnières.
Encore une fois, je ne veux pas jeter un soupçon malsain sur cette prétention (il faut identifier les problèmes en question et lire les ouvrages s'y référant). Juste formuler une mise en garde : quand un problème mathématique est réglé, c'est l'ensemble des mathématiciens qui le reconnaissent (même si chacun d'entre eux n'a pas la compétence requise pour justifier mathématiquement sa croyance). Or, tant que l'ensemble des philosophes ne s'entend pas sur le fait que tel ou tel problème est réglé, ne peut-on pas rester légitimement au niveau d'un doute que certes Descartes a cru surmonter mais qui malheureusement a englobé son système comme tous les autres desquels il pensait pouvoir se distinguer ?

Commentaires

1. Le dimanche 5 février 2012, 18:08 par quentin
Les problèmes que la philosophie a "réglé" n'appartiennent-ils pas aujourd'hui à d'autres disciplines ? Je pense par exemple au domaine de la logique, qu'on considère aujourd'hui être une partie des mathématiques.
2. Le dimanche 5 février 2012, 19:31 par Philalèthe
"Il est certes vrai, du point de vue historique, qu’à mesure que les sciences se constituaient en disciplines séparées et autonomes ce qui, en elles, appartenait à la philosophie et à son histoire s’est transformé en science et en histoire des sciences." Jacques Bouveresse, « Cours 6. L’histoire de la philosophie et la question de la vérité des philosophies », in Qu'est-ce qu'un système philosophique ? (« Langage et connaissance ») URL : http://philosophie-cdf.revues.org/1...

vendredi 3 février 2012

Bouveresse sur la religion vue par Wittgenstein et Russell.

J'annonçais dans un billet précédent une recension de l'avant-dernier livre de Jacques Bouveresse Que peut-on faire de la religion ? (Agone, 2011). On peut désormais la lire sur le site de La vie des idées.

dimanche 29 janvier 2012

Le réel est-il ce qu'on perçoit ?

" J'entends distinctement Cicéron engueuler Catilina, et mieux, je vous le dis, que je n'entends Fabius engueuler Juppé, et inversement, et je vois Valerius Asiaticus, dont Messaline a fini par avoir la peau, faire déplacer son bûcher funèbre, de crainte que le feu ne roussît ses arbres. Et j'entends le plouf ! que fit Sénèque se jetant à l'eau pour arriver plus tôt sur le plancher de vaches, car il en avait plus qu'assez, dit-il à Lucilius, du mal de mer. Je lis le sic et non par-dessus l'épaule d' Abélard, et je surprends saint Thomas disant, après sa vision, que tous ses bouquins n'étaient que de la paille, et je sais bien que Platon n'est pas plus mort que ma grand-mère." (Julien Jerphagon, De l'amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles, entretiens avec Christiane Rancé, Albin Michel, 2011, p. 39)

samedi 28 janvier 2012

Inviteriez-vous Saint-François d' Assise à dîner ?

Charles Taylor dans L'Âge séculier (2007) au chapitre consacré au déisme providentiel, analysant les aspects du christianisme qui ont pu le rendre haïssable aux yeux des philosophes des Lumières, rappelle l'opposition faite par David Hume entre les véritables vertus et les "vertus monacales" puis cite un passage du philosophe écossais :
" Un sinistre fanatique, à la cervelle d'oiseau, aura peut-être, après sa mort, une place dans le calendrier, mais personne, presque jamais, ne l'admettra, de son vivant dans son intimité et en sa société, si ce n'est ceux qui sont aussi délirants et aussi lugubres que lui." (Enquêtes sur les principes de la morale, trad. Ph. Baranger et Ph. Saltel, Paris, Flammarion, 1991, section IX, par. 219, p.186)
À laquelle citation, Charles Taylor ajoute la note suivante, tirée de sa lecture d'une biographie du saint (Francis of Assisi Londres, Chatto, 2000, p.244) :
" Le point de vue de Hume pourrait être formulé de manière incisive par la question rhétorique suivante : " Est-ce que vous inviteriez François d'Assise à dîner ?". En réalité, même son protecteur, le cardinal Ugolino, avait raison de se poser la question. Lorsque François d' Assise accepta un jour, avec réticence de dîner à la table du cardinal en compagnie de nombreux nobles, chevaliers et châtelains, il s'absenta au préalable discrètement pour aller mendier dans les rues. Lorsqu'il revint, il déballa les croûtons et autres aumônes qu'il avait reçus. Le cardinal en fut, cela va sans dire, profondément offensé. Cette conduite extravagante n'était bien sûr pas sans raison ; elle était liée à l'imminence de la la reconnaissance papale des aspects les plus radicalement ascétiques de la loi franciscaine. Cela aurait pu toutefois être signifié avec plus de délicatesse." (trad. Patrick Savidan, Le Seuil, 2011, p. 466)
Par l'ascétisme, la mendicité et la brutalité du défi, le saint évoque une provocation cynique, mais un trait fait la différence : François d' Assise joue le pape et la transcendance qu'il représente contre le cardinal. Dit autrement, c'est appuyé sur une institution sacrée que le saint transgresse la règle. Le cynique, lui, joue toujours la nature immanente contre toutes les règles des hommes.
Reste qu'on risque gros à inviter un cynique à sa table, car l'animal est imprévisible.
En revanche, rien n'est à craindre avec un épicurien (il prendra part au festin avec modération, conscient qu'une variation occasionnelle des plaisirs n'est aucunement un dérèglement tant qu'elle demeure exceptionnelle) ou avec un stoïcien (il saura à la fois se comporter convenablement en tant qu'invité et exemplifier les vertus ).
Le sceptique sera aussi un hôte tranquille : ne parlant guère, il se comportera selon la coutume.

mardi 17 janvier 2012

Kant et Philippe Séguin, homme sensé.

Longtemps j'ai découpé les articles de journaux... Ils sont jaunis maintenant mais, de temps en temps, au hasard des explorations, un papier réapparaît. En voici un vieux de presque 13 ans. Pour l'apprécier, remettons-nous à la mémoire le texte classique de Kant tiré de La religion dans les limites de la raison (1794) :
" J'avoue ne pas pouvoir me faire très bien à cette expression dont usent aussi des hommes sensés : un certain peuple (en train d'élaborer sa liberté légale) n'est pas mûr pour la liberté ; les serfs d'un propriétaire terrien ne sont pas encore mûrs pour la liberté ; et de même aussi, les hommes ne sont pas encore mûrs pour la liberté de conscience. Dans une hypothèse de ce genre la liberté ne se produira jamais ; car on ne peut mûrir pour la liberté, si l'on n'a pas été mis au préalable en liberté (il faut être libre pour se servir utilement de ses forces dans la liberté). Les premiers essais en seront sans doute grossiers, et liés d'ordinaire à une condition plus pénible et plus dangereuse que lorsque l'on se trouvait encore sous les ordres, mais aussi confié au soin d'autrui ; cependant jamais on ne mûrit pour la raison autrement que grâce à ses tentatives personnelles (qu'il faut être libre de pouvoir effectuer). Je ne fais pas d'objection à ce que ceux qui détiennent le pouvoir renvoient encore loin, bien loin, obligés par les circonstances, le moment d'affranchir les hommes de ces trois chaînes. Mais ériger en principe que la liberté ne vaut rien de manière générale pour ceux qui leur sont assujettis et qu'on ait le droit de les en écarter pour toujours, c'est là une atteinte aux droits régaliens de la divinité elle-même qui a créé l'homme pour la liberté. Il est plus commode évidemment de régner dans l'État, la famille et l'Église quand on peut faire aboutir un tel principe. Mais est-ce aussi plus juste ? "(IVème partie, 2ème section, § 4, note 1, trad. Gibelin, Vrin, 1952, p. 245)
Quant à l'article, publié dans Le Monde du 30 Octobre 1999, il est signé par Patrick Jarreau et intitulé L'archaïque relativisme de M. Séguin :
" Mardi 26 avril, dans la plus grande librairie de Bordeaux, Philippe Séguin présentait son dernier livre, qui s'intitule : C'est quoi la politique ? (éditions Albin-Michel). La proximité des élections présidentielles et législatives en Tunisie, où il avait été invité l'avant-veille, a fourni à l'ancien président de l' Assemblée nationale et du RPR matière à une démonstration. " Plutôt que des simulacres de démocratiea-t-il dit, je préfère des processus prudents, progressifs, qui partent du principe que la démocratie n'a pas de sens là où les gens sont analphabètes, n'ont pas l'eau, le gaz et l'électricité et ne mangent pas à leur faim."
Faut-il donc lire le manuel de M. Séguin, nouveau professeur associé à l' Université du Québec à Montréal ? On se permettra d'hésiter avant de courir chez le libraire. Quoi de plus éculé, en effet, que l'affirmation selon laquelle la démocratie est un régime trop dangereux pour être laissé entre n'importe quelles mains ? Volontiers porté à invoquer l' Histoire, M. Séguin songe peut-être que le vote, en France, fut longtemps censitaire. Seuls des propriétaires, instruits et, peut-on croire, mangeant à leur faim eurent le droit de choisir leurs représentants jusqu'en 1848. Le député des Vosges suggère aujourd'hui, en défense de la Tunisie chère à son coeur et du président Ben Ali, dont il était l'hôte, un cens mondial : aux peuples riches, la démocratie ; aux autres, des régimes autoritaires propres à faire leur bonheur malgré eux.
Aux Tunisiens qui pensent, pour les plus résignés, que leur pays est bien géré, mais mal gouverné ( Le Monde des 21, 22 et 23 octobre), M. Séguin répond : patience, " ce n'est pas la démocratie qui crée le développement, c'est le développement qui crée la démocratie ". " Si on en a la volonté ", a-t-il prudemment ajouté. Réélu président, le 24 octobre, avec 99,44 % des voix et une participation électorale de 91,4 %, M. Ben Ali a-t-il la volonté d'entraîner son pays de développement en démocratie ? M. Séguin ne doute pas de ses bonnes intentions. " Dans la construction démocratique, la Tunisie va à son rythme ", a-t-il dit encore à ses potentiels lecteurs bordelais, en leur signalant que " ce rythme appelle le respect ".
Il en a même évalué assez largement le tempo : " Nous sommes peu fondés à demander aux autres de faire en l'espace de quelques années ce que nous avons mis plus de deux cents ans à accomplir. " En chaque Tunisien, le citoyen peut attendre.
Pour juger du progrès de la pensée politique dont témoignent les propos de M. Séguin, il est une bonne référence : Jacques Chirac. En juillet 1990, le prédécesseur du député des Vosges à la présidence du RPR s'était rendu, lui aussi, à Tunis. Devant l'Assemblée internationale des maires francophones, il avait alors déclaré : " L'évolution de la vie politique intérieure de ces pays doit se faire à leur rythme et non pas dans la précipitation. " La similitude des propos est aussi frappante que le fait qu'à neuf ans de distance ils aient été prononcés l'un en Tunisie, l'autre au sujet de la Tunisie. Là où la démocratie n'existe pas - disait M. Chirac hier, dit M. Séguin aujourd'hui -, c'est qu'elle est en chemin " au rythme " du pays concerné, c'est-à-dire du pouvoir et des pouvoirs qui y règnent.
Dans la même veine, le chef de l'Etat d'aujourd'hui avait déclaré quelques mois plus tôt, en février 1990, à Abidjan (Côte d'Ivoire) que " le multipartisme est une sorte de luxe que les pays en voie de développement n'ont pas les moyens de s'offrir ". Il avait constaté, il est vrai, l'existence de deux sortes d'Etats, " ceux où les droits de l'homme sont respectés, qui sont des démocraties, et ceux où ils ne sont pas respectés, qui sont des régimes de dictature ". Mais c'était pour ajouter : " Je ne crois pas que l'on puisse copier les régimes politiques les uns sur les autres et encore moins les classer au regard du pluripartisme ou du parti unique. " M. Chirac entendait ainsi se démarquer du pouvoir socialiste qui, la même année, au sommet franco-africain de La Baule, faisait des progrès vers la démocratie une condition de l'aide française aux pays en voie de développement.
LES DEMEURES GAULLISTES
Lors de sa visite à la librairie Mollat de Bordeaux, M. Séguin, tout à sa défense de la voie tunisienne vers la démocratie, n'a peut-être pas pris le temps de consulter le dernier livre du maire de cette ville, son ami Alain Juppé, consacré à Montesquieu le moderne (éditions Perrin/Grasset). Il aurait pu y lire un éloge de la volonté " d'instaurer ou d'affermir partout l'Etat de droit ou, même, la primauté du droit sur l'Etat ", volonté dans laquelle l'ancien premier ministre - et, lui aussi, ancien président du RPR - voit " sans conteste, une conquête de la démocratie et de la liberté ". On savait qu'il y a, dans la maison gaulliste, plusieurs demeures.
M. Chirac a appris à évoluer de l'une à l'autre. Expliquant aux Français la participation de leur pays à la guerre au Kosovo, le président de la République a tourné le dos au relativisme démocratique qui continue d'inspirer M. Séguin. Recevant successivement les présidents chinois, Jiang Zemin, et iranien, Mohamad Khatami, il a fait savoir qu'il avait évoqué, avec l'un et l'autre, la question des droits de l'homme dans leurs pays respectifs. Peut-être ne faut-il voir dans cette évolution qu'une concession de façade à l'air du temps, à la pression des médias, à l'heureuse intolérance des opinions publiques envers les régimes tyranniques ou totalitaires, sous quelque latitude qu'ils sévissent. Sans doute est-il légitime, en outre, d'associer la diplomatie à la fermeté dans les relations politiques et économiques avec des pays qui sont des partenaires commerciaux importants et dont le développement profite, même insuffisamment, à l'ensemble de leurs habitants.
Si intéressée et si peu exempte de calcul soit- elle, la posture nouvelle des pays occidentaux, autrefois complices de dictatures au nom de la lutte contre le bloc soviétique, n'en constitue pas moins un atout-maître dans les mains de ceux qui luttent pour la démocratie. Sans M. Séguin." (Patrick Jarreau)
En 2012, la ligne Juppé paraît l'avoir emporté dans le grand parti de droite mais on n'en est pas plus fidèle pour autant à Kant (certes faut-il être kantien sur ce point ? pourrait-on demander ) :
" Un public ne peut parvenir que lentement aux lumières. Une révolution peut bien entraîner une chute du despotisme personnel et de l'oppression intéressée ou ambitieuse, mais jamais une vraie réforme de la méthode de penser ; tout au contraire de nouveaux préjugés surgiront qui serviront, aussi bien que les anciens, de lisière à la grande masse privée de pensée.
Or, pour ces lumières, il n'est rien requis d'autre que la liberté ; et à vrai dire la liberté la plus inoffensive de tout ce qui peut porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines." (Qu'est-ce que les Lumières ? 1784)
L'idée que des armées d'occupation puissent apporter la liberté aux pays qu'elles occupent aurait sans doute paru vraiment risible à Kant.

jeudi 12 janvier 2012

Le plaisir de faire cours : élément d'analyse.

" Lorsque nous avons lu un livre ou un poème si souvent que nous n'y trouvons plus de divertissement, nous pouvons prendre encore plaisir à les lire à un compagnon. Pour celui-ci ils ont tous les attraits de la nouveauté et nous entrons dans la surprise et l'admiration qu'ils excitent naturellement en lui, alors que ces ouvrages ne sont plus capables d'exciter en nous de tels sentiments. Nous considérons toutes les idées qu'ils présentent plutôt de son point de vue que du nôtre, et nous nous amusons par sympathie de l'amusement qui est le sien ; amusement qui, ainsi, avive le nôtre. Au contraire, nous serions contrariés s'il ne semblait pas être diverti par ces ouvrages et nous ne prendrions plus longtemps plaisir à les lui lire." (Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, section I, chapitre 2, PUF, p.33-34)

samedi 31 décembre 2011

Chomsky : Russel et Wittgenstein / Derrida, Lacan, Althusser ou en faveur de la philosophie analytique mais sans idolâtrie aucune.

" Si, par exemple, je lis Russell ou la philosophie analytique, ou encore Wittgenstein, il me semble que je peux comprendre ce qu'ils disent et pourquoi cela me paraît faux, comme c'est souvent le cas. Par contre, quand je lis Derrida, Lacan, Althusser ou l'un de ceux-là, je ne les comprends pas. C'est comme si les mots défilaient sous mes yeux : je ne suis pas leurs argumentations, je ne vois pas d'arguments, tout ce ce qui ressemble à une description de faits me semble faux. Alors peut-être qu'il me manque un gène ou je ne sais quoi, c'est possible. Mais ce que je crois vraiment, c'est qu'il s'agit de charlatanisme." (Comprendre le pouvoir, volume 3, p.17-18)

Commentaires

1. Le dimanche 1 janvier 2012, 23:28 par Philemonex
Ce qui manque à Chomsky, ce n'est sûrement pas un gène ou je ne sais quoi, mais plutôt ce je-ne-sais-quoi que Pascal appelait déjà l'esprit de finesse (lui qui ne manquait pourtant d'esprit de géométrie). Tous ces "arguments" d'une très grande vulgarité contre le soi-disant "charlatanisme" d'une certaine philosophie française relèvent pour le moins d'une très grande paresse intellectuelle.
2. Le jeudi 5 janvier 2012, 21:16 par Azul
Je partage l'avis de Philemonex: l'extrait suivant, avec la citation de Göring, montre le manque de tact. Je trouve étonnant qu'un linguiste n'ait pas senti cela. J'ai parfois l'impression que, chez certains intellectuels, le désir de se distinguer peut l'emporter sur le désir de comprendre.
3. Le dimanche 8 janvier 2012, 01:18 par Elias
A propos d'Althusser, je vous livre ce petit extrait de L'esprit révolutionnaire de Leszek Kolakowski (ed. Complexe p. 185)
"Je suis loin d'être un partisan de la philosophie analytique anglo-saxonne. Cependant lorsque je lis certains philosophes dialecticiens (par exemple Althusser) il m'arrive de regretter qu'ils n'aient pas été formés par cette philosophie et qu'ils manquent de toute discipline logique. Une telle formation les aurait aidés à comprendre la simple différence entre "dire" et "prouver" quelque chose (Althusser énonce souvent une proposition général, la cite par la suite, puis s'y réfère en disant "nous avons montré" ou "il a été prouvé" )..."
4. Le dimanche 8 janvier 2012, 21:28 par Philalèthe
@ Philemonex
Certes on peut rejeter une argumentation par paresse intellectuelle alors qu'on ne s'est pas donné la peine de la comprendre mais tout rejet d'une argumentation n'implique pas nécessairement cette paresse...
@ Azul
Chomsky avait, je crois, lui l'impression que le désir de se distinguer pouvait l'emporter chez certains sur le désir de se faire comprendre.
@ Elias
Merci beaucoup pour ce texte qui va dans le sens de la méfiance de Chomsky vis-à-vis d' Althusser. De manière plus générale, c'est un défaut assez répandu de confondre affirmation d'une position avec justification d'une position, le problème étant cependant qu'on ne peut pas tout justifier et que les évidences de départ ne sont souvent pas partagées.
5. Le lundi 9 janvier 2012, 22:33 par Philemonex
Philalethe,
Merci de ne pas me prêter une généralisation que je n'ai pas faite. Je parlais de Chomsky. Celui-ci n'a pas toujours boudé la "théorie littéraire" à l'époque où il était soutenu et traduit en français par Mitsou Ronat et publié par Jean-Pierre Faye dans la revue "Change" ("adversaire" de Tel Quel). Je pense simplement que Chomsky devient un peu gâteux, si vous me permettez, et d'autre part qu'il a toujours connu un certain déficit philosophique (on le voit bien dans ses entretiens avec Foucault où, par exemple, il s'entête à soutenir l'existence d'une "nature humaine" et où il n'a pas l'air de bien comprendre les arguments pourtant forts classiques que lui oppose son interlocuteur à ce propos).
Vous (et/ou Chomsky) prêtez ensuite à "certains" philosophes un "désir de se distinguer"... C'est cela que vous appelez "argumenter" ? Pardonnez-moi, je n'y vois qu'un argument psychologique, une supposition purement gratuite et à vrai dire absurde (Althusser, Derrida, etc. auraient eu avant tout le désir de se "distinguer" ? êtes-vous sérieux ?). Vous lâchez là un "mauvais coup" ne ressemblant en rien à une argumentation. Je pourrais aussi bien vous rétorquer - ce ne serait pas plus argumentatif ni plus sérieux, mais je peux le faire - que les philosophes qui vous semblent "sérieux" (on va citer Bouveresse, par exemple, pour rester dans le contexte français) me paraissent à moi rébarbatifs, ennuyeux à mourir, écrivant comme des pieds là où les français sus-cités sont stylés et brillants (par intelligence et non pour briller ...en société, la bonne blague !) ; un peu plus loin dans ce que j'ai appelé moi-même la vulgarité, je pourrais également donner dans le psychologique et vous parler de la jalousie et de la rancoeur de Bouveresse tout spécialement à l'égard de Derrida, la rancoeur de toute une vie, tout ce qui rend ses livres "polémiques" sur l'air du temps aussi mauvais et vains, aussi visiblement mal intentionnés ; je pourrais vous parler de cela, ce serait sincère mais cela n'aurait aucune valeur.
Enfin concernant la distinction finale entre "affirmation" et "justification", là encore, comme vous allez vite en besogne ! Quand vous lisez Althusser ou Derrida, vous trouvez qu'ils n'argumentent pas, qu'ils "affirment" sans justifier ? Quelle conception étriquée de l'argumentation est donc la vôtre ?
Pardonnez le ton un peu vif... Merci de m'avoir accueilli néanmoins et merci pour votre blog.
6. Le mardi 10 janvier 2012, 14:58 par Philalèthe
@ Philemonex
1) pourquoi faudrait-il être gâteux ou insuffisant philosophiquement pour soutenir l'existence d'une nature humaine ? S'il n'y avait pas de nature humaine, qu'est-ce que la culture pourrait bien cultiver ? Le point difficile est de déterminer dans le détail les propriétés de cette nature (mais ne puis-je pas dire en toute sécurité par exemple que l'homme est par nature apte à imiter ?).
2) sans aucune mauvaise foi, j'attire votre attention sur le fait que je parle de certains qui pour se distinguer etc. Vous ajoutez à ce que j'écris : philosophes et vous déterminez encore plus étroitement en mentionnant Derrida et Althusser. J'aurais jugé injuste et ridicule de disqualifier ainsi globalement ces deux philosophes. Je souhaitais en revanche faire connaître l'avis tranché et sévère de Chomsky.
3) faut-il être stylé et brillant en philosophie pour être un bon philosophe ?
Les arguments que vous appelez vulgaires sont-ils pour autant faux ? Les arguments originaux sont-ils pour autant vrais ?
4) je vous laisse attribuer à Bouveresse jalousie et rancoeur ; mais même si c'était vrai, des arguments qu'on soutient par jalousie et rancoeur ne sont pas nécessairement faux comme ne sont pas nécessairement vrais des arguments qu'on soutient par bienveillance et générosité.
7. Le samedi 7 septembre 2013, 19:21 par Vince
Faire cours ou faire court...comme les histoires....qu'on raconte ...???...!!!
Merci pour votre accueil !
Vince