lundi 9 avril 2012

Adieu le soleil, bonjour la chandelle ! ou Nuit platonicienne / nuit lockéenne.

Dans l' avant-propos de l' Essai sur l'entendement humain (1689), John Locke défend contre le scepticisme la possibilité d' une connaissance vraie dans les limites d'un entendement fini :
" Jamais, dis-je, nous n'aurons sujet de nous plaindre du peu d'étendue de nos connaissances, si nous appliquons uniquement notre esprit à ce qui peut nous être utile, car en ce cas-là il peut nous rendre de grands services. Mais si, loin d'en user de la sorte, nous venons à ravaler l'excellence de cette faculté que nous avons d'acquérir certaines connaissances, et à négliger de la perfectionner par rapport au but pour lequel elle nous a été donnée, sous prétexte qu'il y a des choses qui sont au-delà de sa sphère, c'est un chagrin puéril, et tout à fait inexcusable." (trad. Coste)
Puis, à la suite de ces lignes, le philosophe anglais réécrit, si on me permet l'expression, l'allégorie de la caverne en révisant à la baisse, que dis-je ? en privant de toute pertinence la croyance platonicienne dans la possibilité d'une connaissance vraie de l'absolu :
" Car, je vous prie, un valet paresseux et revêche qui pouvant travailler de nuit à la chandelle, n'aurait pas voulu le faire, aurait-il bonne grâce de dire pour excuse que le Soleil n'étant pas levé, il n'avait pas pu jouir de l'éclatante lumière de cet astre ? Il en est de même à notre égard, si nous négligeons de nous servir des lumières que Dieu nous a données. Notre esprit est comme une chandelle que nous avons devant les yeux, et qui répand assez de lumière pour nous éclairer dans toutes nos affaires. Nous devons être satisfaits des découvertes que nous pouvons faire à la faveur de cette lumière."
Commentons en termes platoniciens : le valet n'est pas dans la caverne, il perçoit bel et bien la réalité du monde mais de nuit. Car dans le monde lockéen, il fait toujours nuit. En revanche, dans le monde platonicien, qui ressemble par cette propriété au monde terrestre réel, le jour se lève. Aussi la perception de nuit dans l'allégorie sert-elle d'exercice en vue de la perception du jour :
" Je crois bien qu'il (Platon se réfère ici au prisonnier échappé de la caverne) aurait besoin de s'habituer , s'il doit en venir à voir les choses d' en haut. Il distinguerait d'abord plus aisément les ombres, et après cela, sur les eaux, les images des hommes et des autres êtres qui s'y reflètent, et plus tard encore ces êtres eux-mêmes. À la suite de quoi, il pourrait contempler plus facilement, de nuit (c'est moi qui souligne), ce qui se trouve dans le ciel, et le ciel lui-même, en dirigeant son regard vers la lumière des astres et de la lune." (La république, 516 a, trad. Brisson)
Locke termine ce cinquième paragraphe en inventant une seconde métaphore, mais non plus pour le lecteur enclin au platonisme (j' ose dire, à un réalisme à visage divin), mais pour celui porté à un scepticisme de type cartésien, c'est-à-dire qui ravale le vraisemblable au rang du faux :
" Que si nous voulons douter de chaque chose en particulier, parce que nous ne pouvons pas les connaître toutes avec certitude, nous serons aussi déraisonnables qu'un homme qui ne voudrait pas se servir de ses jambes pour se tirer d'un lieu dangereux, mais qui s'opiniâtrerait à y demeurer et à y périr misérablement, sous prétexte qu'il n'aurait point d'ailes pour échapper avec plus de vitesse."

lundi 26 mars 2012

Armchair stoicism ou l’enthousiasme philosophique dans sa version la plus ordinaire.

“ Il paraît y avoir une grande ressemblance entre la secte des stoïciens et celle des pyrrhoniens, malgré leur perpétuel antagonisme, et toutes deux semblent fondées sur cette maxime erronée, que ce qu’un homme peut accomplir quelquefois et dans certaines dispositions, il le peut accomplir toujours et dans toute disposition. Quand l’esprit, par des réflexions stoïques, se trouve ravi en un sublime enthousiasme pour la vertu, et fortement épris d’une espèce quelconque d’honneur ou de bien public, les dernières peines corporelles, les pires souffrances ne prévaudront pas sur un si haut sentiment du devoir ; et peut-être même, grâce à celui-ci, est-il possible de sourire ou d’exulter au milieu des tortures. S’il peut, réellement et effectivement, en arriver ainsi quelquefois, encore mieux peut-il se faire qu’un philosophe, dans son école ou même dans son cabinet, se façonne à un tel enthousiasme, et supporte en imagination la peine la plus aiguë ou l’événement le plus funeste qu’il lui soit possible de concevoir. Mais comment supportera-t-il cet enthousiasme lui-même ? La tension de son esprit se relâche, et ne peut être rappelée à volonté ; des occupations le viennent détourner ; des malheurs l’attaquent à l’improviste ; et le philosophe s’abaisse par degrés jusqu’à devenir un homme du peuple. » (Hume, Dialogues sur la religion naturelle, 1779, p. 14, Vrin, traduction de Maxime David).
On pense à La Rochefoucauld écrivant, un siècle plus tôt à peu près : « La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir. Mais les maux présents triomphent d’elles ».
Texte anglais :
" There appears a great resemblance between the sects of the Stoics and Pyrrhonians, though perpetual antagonists; and both of them seem founded on this erroneous maxim, That what a man can perform sometimes, and in some dispositions, he can perform always, and in every disposition. When the mind, by Stoical reflections, is elevated into a sublime enthusiasm of virtue, and strongly smit with any species of honour or public good, the utmost bodily pain and sufferings will not prevail over such a high sense of duty; and it is possible, perhaps, by its means, even to smile and exult in the midst of tortures. If this sometimes may be the case in fact and reality, much more may a philosopher, in his school, or even in his closet, work himself up to such an enthusiasm, and support in imagination the acutest pain or most calamitous event which he can possibly conceive. But how shall he support this enthusiasm itself? The bent of his mind relaxes, and cannot be recalled at pleasure; avocations lead him astray; misfortunes attack him unawares; and the philosopher sinks by degrees into the plebeian.".

mardi 20 mars 2012

Georges Canguilhem, recensant un ouvrage d’ Emmanuel Berl (Mort de la morale bourgeoise), fait penser (sans le vouloir) à Pierre Bourdieu

« La bourgeoisie, selon Berl et sans doute selon la vérité, tient en deux mots, droit acquis et héritage. Ainsi s’explique, et sans y voir de machiavélisme, que la culture entendue comme prestige des langues anciennes et par-dessus tout du latin, langue des Codes et des Digestes, soit l’idéal pédagogique de la bourgeoisie. Berl voit dans la culture, en fait sinon en droit, moins une formation de l’esprit qu’un memento de mots de passe. Pouvoir dire à propos Tu quoque, mi fili et Quousque tandem Catilina c’est montrer qu’on est d’une classe ou qu’on a rapport avec elle. Ainsi la culture secondaire est moins un moyen d’universelle communion spirituelle que le Sésame, ouvre-toi ! d’un certain milieu social. On voudrait pouvoir protester, surtout quand on vit de dispenser ladite culture (la pensée d’un homme en place…). Et pourtant qui donc a pu prendre au sérieux pendant une heure le métier d’examinateur au baccalauréat sans avoir le sentiment qu’il donne l’estampille à un incontestable faux-semblant ? » (Libres Propos, décembre 1930 in Œuvres complètes, tome 1, p.327, Vrin, 2011)

mardi 13 mars 2012

" Je me méfie de tous les gens à systèmes et je les évite. La volonté de système est un manque de probité" (Nietzsche, Le crépuscule des idoles, 1888)

" En vérité, la manière habituelle de présenter les travaux philosophiques me déconcerte. Les ouvrages de philosophie sont écrits comme si leurs auteurs étaient convaincus de dire le dernier mot sur le sujet. Or, tous les philosophes ne pensent certainement pas qu'à la fin des fins et par la grâce de Dieu ils ont trouvé la vérité et érigé une forteresse imprenable autour d'elle. Nous sommes tous au fond bien plus modestes que cela. À juste titre. Pour avoir longuement cogité le point de vue qu'il présente, un philosophe a une idée relativement juste de ses points faibles ; il se sent peu à son aise dans les endroits où l'on fait peser un grand poids intellectuel sur quelque chose qui est peut-être trop fragile pour le supporter, dans les forums où l'on pourrait entreprendre d'éclaircir le point de vue en question, de mettre à jour ses postulats invérifiés.
Une forme d'activité philosophique consiste en quelque sorte à fourrer les choses dans quelque périmètre rigide de forme spécifique. Toutes ces choses qui sont là dehors, il faut les y faire entrer. Vous tentez de fourrer de force le matériau dans la zone rigide ; ça passe bien d'un côté, de l'autre ça achoppe. Alors vous retournez la pièce et vous appuyez sur la protubérance, ce qui en fait aussitôt apparaître une autre ailleurs. Et vous forcez de nouveau et vous rognez les angles pour que les choses s'ajustent et vous pressez jusqu'à ce que, enfin, presque tout trouve une place plus ou moins instable ; et tout ce qui ne colle pas, on le jette au loin, de sorte que ça passera inaperçu. (Certes, ce n'est pas aussi grossier que cela. Il faut aussi compter avec les chatteries et les cajoleries. Et tout le cinéma...) Rapidement, vous trouvez un angle d'où tout paraît en ordre et vous vous empressez de prendre un instantané ; en réglant l'obturateur à une vitesse grand V pour éviter que l'on ne puisse remarquer l'apparition de quelque nouvelle protubérance. Puis, retour à la chambre noire pour retoucher les accrocs, les bavures et les imperfections du périmètre. Il ne reste ensuite qu'à publier la photographie en expliquant : voilà exactement comment sont les choses, sans manquer de souligner comment rien ne s'ajuste correctement dans toute autre forme.
Aucun philosophe ne dit : " Voilà d'où je suis parti, voici où je suis arrivé ; la grande faiblesse de mon travail vient de ce que je suis parti de là pour arriver ici ; en particulier, voici les déformations les plus notables, les pressions, les poussées, les lacérations, les creusages, les étirements et le burinage, bref voici tout ce que j'ai commis en cours de route ; sans parler de toutes les choses que j'ai laissées de côté ou que j'ai feint d'ignorer et de tout ce que j'ai évité de regarder."
La répugnance des philosophes devant les failles qu'ils perçoivent dans leurs propres idées n'est pas, je le pense, une simple question d'honnêteté et d'intégrité philosophiques, même si ça l'est ou, tout au moins, si ça le devient sitôt que le phénomène est conscient. Cette répugnance est liée aux fins que poursuivent les philosophes en formulant leurs idées. Pourquoi se démènent-ils pour faire tout entrer de force dans ce seul et unique périmètre rigide ? Pourquoi pas un autre périmètre, ou, carrément, pourquoi ne pas laisser les choses où elles sont ? À quoi ça nous sert d'avoir tout dans un même périmètre ? Pourquoi y tenons-nous ? (De quoi cela nous protège-t-il ?)" (Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, Avant-Propos, 1974)
Trois manières de philosopher sont donc esquissées :
1) fourrer tout dans un périmètre rigide de forme spécifique et faire semblant que tout entre.
2) fourrer tout dans un tel périmètre en montrant bien que tout est loin d'y rentrer. C'est donc la manière de Nozick.
3) laisser les choses où elles sont. C'est peut-être la voie de Wittgenstein : " La philosophie ne saurait interférer en aucune façon avec l'usage effectif du langage, elle ne peut ultimement que le décrire. En effet, elle ne peut pas non plus lui fournir la moindre fondation. Elle laisse toutes choses en l' état." (Recherches philosophiques, 124)

Commentaires

1. Le lundi 26 mars 2012, 17:26 par caracal
Comme quoi la philosophie se légitime bien plus en tant que moyen qu'en tant que but. En tant que but, elle tue la pensée; en tant que moyen, elle la porte.

dimanche 11 mars 2012

Sur le respect : Pascal, Kant et Canguilhem.

Pascal a fait la distinction entre le respect commandé par les usages et celui motivé par le mérite, comme le montre le fragment 95 (édition Le Guern) :
« Que la noblesse est un grand avantage, qui dès dix-huit ans met un homme en passe (=met un homme dans une position favorable), connu et respecté comme un autre pourrait avoir mérité à cinquante ans. C’est trente ans gagnés sans peine. »
Le respect, qui incommode devant les grands (fragment 30) et qui précisément les distingue (fragment 75), a pour Pascal une double origine : la première, lointaine et historique, est l’établissement d’un rapport de forces favorable au type d’homme désormais respecté ; la seconde, proche et psychologique, est dans l’imagination qui fait voir comme important en soi tel ou tel individu.
La première origine que Pascal associe métaphoriquement à des « cordes de nécessité », est présentée, entre autres, dans ce passage :
« Les cordes qui attachent le respect des uns envers les autres en général sont des cordes de nécessité ; car il faut qu’il y ait différents degrés, tous les hommes voulant dominer et tous ne le pouvant pas, mais quelques-uns le pouvant.
Figurons-nous donc que nous les voyons commencer à se former. Il est sans doute qu’ils se battront jusqu'à ce que la plus forte partie opprime la plus faible, et qu’enfin il y ait un parti dominant. Mais quand cela est une fois déterminé, alors les maîtres, qui ne veulent pas que la guerre continue, ordonnent que la force qui est entre leurs mains succédera comme il leur plaît : les uns le remettent à l’élection des peuples, les autres à la succession des naissances, etc »
Dans la suite de ce même fragment 677, Pascal clarifie la deuxième origine, identifiée, elle, à des « cordes d’imagination » :
« Et c’est là où l’imagination commence à jouer son rôle. Jusque-là la pure force l’a fait. Ici c’est la force qui se tient par l’imagination en un certain parti, en France des gentilshommes, en Suisse des roturiers, etc.
Or ces cordes qui attachent donc le respect à tel et à tel en particulier sont des cordes d’imagination »
Certes, si la force est la cause première de la domination sociale, celle-ci, une fois mise en place, continue d’en faire un certain usage. Il ne s’agit plus alors de casser les résistances des rivaux mais de se perpétuer par la production de la soumission, d’où les « accompagnements » dont parle le texte suivant et sans lesquels l’imagination ne jouerait pas son rôle dans la genèse du respect :
“ La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d’officiers et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur font que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ses accompagnements, imprime dans leurs sujets le respect et la terreur parce qu’on ne sépare point dans la pensée leurs personnes d’avec leurs suites qu’on y voit d’ordinaire jointes » (fragment 23).
Ce respect d’imagination n’est pourtant pas sans rapport avec l’autre qu’on pourrait désigner du nom de respect de raison. Pascal va jusqu’à dire que c’est le second qui est la raison du premier :
« Les vrais chrétiens obéissent aux folies néanmoins, non pas qu’ils respectent les folies, mais l’ordre de Dieu qui pour la punition des hommes les a asservis à ces folies » (fragment 12)
Pascal fait donc en fait deux genèses du respect des grands: la première a des causes qui peuvent passer inaperçues à ceux qui le manifestent (causes historiques et causes psychologiques) ; la seconde, vraie au moins des chrétiens, a des raisons : même s’ils ne sont pas victimes de leur imagination, ils ont une bonne raison d’agir comme tout le monde face aux grands.
Kant, par rapport à Pascal, ne reconnaîtra plus qu’un seul respect, le respect moral (en allemand, die Achtung). On connaît le passage du chapitre trois du livre I de la première partie de la Critique de la raison pratique :
« Un homme peut aussi être un objet d’amour, de crainte, ou d’admiration, et même d’étonnement, sans être pour cela un objet de respect. Son humeur enjouée, son courage et sa force, la puissance qu’il doit au rang qu’il occupe parmi les autres peuvent m’inspirer ces sentiments, sans que j’éprouve encore pour autant de respect intérieur pour sa personne. Je m’incline devant un grand, disait Fontenelle, mais mon esprit ne s’incline pas. Et moi j’ajouterai : devant un homme de condition inférieure, roturière et commune, en qui je vois la droiture de caractère portée à un degré que je ne trouve pas en moi-même, mon esprit s’incline, que je le veuille ou non, si haute que je maintienne la tête pour lui faire remarquer la supériorité de mon rang » (Œuvres philosophiques, Tome 3, La Pléiade, p. 701)
On réalise donc que, si Kant limite l’extension du concept de respect en le spécialisant, si on peut dire, moralement, néanmoins il soutient qu’il est bon socialement de s’incommoder devant les grands et d’incommoder les petits, si on se trouve être un grand.
C’est par rapport à ce contexte que je souhaite faire connaître un texte de jeunesse de Georges Canguilhem. Ce dernier, disciple d’ Alain, était à l’époque pacifiste et antimilitariste. Voici un passage de l’article publié le 20 Février 1928 dans Libres propos, journal d’ Alain :
« Le système militaire classe de sa propre autorité les hommes en inférieurs et supérieurs, et hisse les pavillons (l’article commençait par la phrase suivante : « quand le pavillon couvre la marchandise, on s’attend à de la contrebande »). L’inférieur ne doit pas seulement obéissance et soumission aveugle mais respect. Or, si la valeur d’un homme est un rapport et n’est conclue qu’après épreuve, il suit qu’un sentiment comme le respect ne va pas sans un rapport aussi, et n’est justifiable qu’à proportion de la valeur qui le mérite. Un respect mécanique et sur commande se nie. Par contre si l’on laisse chacun juge du respect qu’il doit, il y aura des juges sévères. Ainsi, le salut militaire obligatoire, marque extérieure du respect, est le fruit d’une expérience séculaire. On conçoit sans peine les saluts et les vivats de mercenaires qui choisissaient leur chef et leur maître, qui pouvaient le déposer, au besoin le tuer, et le remplacer par celui qui leur semblait le plus hardi et le plus équitable. Il y avait au moins un semblant de spontanéité. Maintenant au contraire les mains se préparent dès qu’un képi anonyme paraît à un tournant de rue. Cette politesse forcée est laide. » (Œuvres complètes, volume 1, p.192, Vrin, 2011)
Ce qui justifie la dénonciation par Canguilhem du « respect mécanique » - que Kant et Pascal reconnaissaient comme, bel et bien, aveugle au mérite – est la croyance, dans ces lignes du moins, d’une genèse possiblement morale de la hiérarchie sociale. En effet, à la différence du chef « hardi » et « équitable » des mercenaires, l’adjudant ( que Canguilhem a pris dans d’autres articles de la même année comme cible - et de manière plutôt drôle - ) exige le salut, même s’il est lui-même lâche et injuste. Ce qui se dessine donc dans ce texte est l’appel à un ordre social où les degrés de pouvoir social sont justifiés par des degrés de valeur morale. On peut se demander si, par-delà Kant et Pascal, Canguilhem n’est pas revenu ici à l’ordre platonicien tel qu’il est articulé dans La République. C’est-à-dire à un ordre où il n’y a plus de désaccord entre l’inclination de l’esprit et celle du corps.
On peut toujours rêver.

samedi 10 mars 2012

Pascal Engel sur la philosophie expérimentale.

Autant le livre de Florian Cova Qu'en pensez-vous ? Introduction à la philosophie expérimentale (Germina 2011) que celui de Ruwen Ogien L'influence de l'odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale (Grasset 2011) ont récemment contribué à une meilleure connaissance de ce courant né outre-Atlantique.
J'imaginais que comme toute option philosophique la philosophie expérimentale pouvait se heurter à des objections, en revanche j'ai été surpris de lire sous la plume de Pascal Engel dans son dernier livre Épistémologie pour une marquise ( Ithaque, 2011) une condamnation lapidaire et radicale de la philosophie expérimentale. Dans le dixième entretien, qu'il consacre à une clarification du concept d' "expérience de pensée", le philosophe écrit :
" Si la philosophie recourt souvent aux expériences de pensée, ce n'est ni parce qu'elle serait purement conceptuelle et soustraite à tout contrôle de l'expérience, ni parce qu'elle serait une discipline empirique comme la psychologie ou l'anthropologie. C'est pourquoi ce que l'on appelle aujourd'hui la "philosophie expérimentale", une tentative pour tester nos ""intuitions" philosophiques (notamment en éthique) au moyen d'expériences de psychologie, est aveugle. Inversement, une philosophie purement spéculative et "en fauteuil" est vide." (p.83)
Reprenant la distinction faite par Kant (le concept sans intution est vide, l'intuition sans concept est aveugle), Pascal Engel identifie ici la philosophie expérimentale à une somme d' expériences qui n'augmentent pas la connaissance, faute de développements conceptuels qui les accompagnent. Or, spontanément, je suis porté à juger cette condamnation très sévère. En effet, si on pense par exemple à la Trolleylogy, c'est-à-dire à l'ensemble des réflexions nées des expériences de pensée de Philippa Foot et Judith Jarvis Thomson à partir de l'hypothèse d'un tramway fou qui tuera cinq personnes sur la voie si on ne le détourne pas in extremis vers une voie secondaire où il n'en tuera qu'une, il est difficile de ne pas prendre en compte les analyses conceptuelles qui accompagnent les tentatives d' explication des réponses apportées par les personnes soumises intellectuellement à ces dillemmes.
Certes cette défense ne revient pas à faire l'éloge inconditionné de la philosophie expérimentale en la transformant en panacée (en 2013, un numéro spécial de la revue Klesis permettra de toute façon de mieux la connaître). Il suffit juste de la prendre au sérieux comme approche nouvelle d'un certain nombre de problèmes philosophiques (son principal travail, sauf à me tromper, est d'abord d'identifier si ce que les philosophes appellent des intuitions ordinaires en sont réellement ou non)

Commentaires

1. Le dimanche 11 mars 2012, 19:10 par Florian Cova
C'est peut-être parce que je ne dispose pas du contexte, mais j'avoue ne pas comprendre l'argument / la condamnation de Engel.
Je pense que l'argument derrière part d'une analogie avec les expériences de pensée en sciences / sciences humaines (comme l'histoire). Par exemple, pour découvrir quelles sont les causes de la chute du IIIe Reich, on peut se demander : "que se serait-il passer si..." (par exemple : si les japonais n'avaient pas bombardé Pearl Harbor). Ce type d'expérience de pensée est un raisonnement contrefactuel et il est soumis à certaines contraintes qui font que certaines propositions sont correctes et d'autres pas. Par exemple, un historien pourrait dire que la proposition "le IIIe Reich aurait tenu le coup si les japonais n'avaient pas bombardé Pearl Harbor" est vraie, et donc que cela montre que le bombardement de Pearl Harbor est une cause de la chute du IIIe Reich.
Dans ce cas, pour évaluer ces expérience de pensée, on ne se fie pas à ses intuitions : savoir si le contrefactuel est vrai demande de véritables connaissances (historiques) et une expertise (historique) : les intuitions populaires sur de tels cas sont "irrelevant". Ce qui compte, c'est la vérité des propositions permettant la transition de l'antécédent au conséquent, et dont la connaissance dépend de l'histoire / de la sociologie / de l'économie, etc.
Je pense que Pascal Engel transfère ce modèle aux intuitions phiosophiques : il considère que les jugements sur les expériences de pensée prennent la forme de contrefactuels ("si le train est détourné sur la personne seule, alors c'est acceptable"), et surtout il pense que la connaissance de la liaison de l'antécédent et du conséquent dépend d'une expertise (philosophique). Hélas, je pense que c'est ce dernier point qui ne peut être transféré des expériences de pensée en sciences à celle en philosophie. En sciences, on comprend que l'évaluation du contrefactuel ne dépend pas d'intuitions, car le scientifique a à sa disposition un certain nombre de connaissances sur le monde (acquises empiriquement) qui lui permettent de savoir si la liaison antécédent-conséquent est valable ou non. Mais ce n'est pas le cas en philosophie. Par exemple dans un cas Gettier, le jugement selon lequel "si une personne croit quelque chose de vrai de cette façon, alors il ne sait pas cette chose" est primitif : il n'est pas dérivé d'autres propositions qui serait accessible au philosophe mais échapperait au public. On ne voit donc pas sur quoi reposerait la supériorité des jugements des philosophes. On ne voit d'ailleurs pas ce qui permet au philosophe d'affirmer ce qu'il affirme, sinon qu'il en a l'intuition - ce qui est un peu court, jeune homme.
En gros, je ne pense pas que l'argument de Engel soit satisfaisant : il élude la différence cruciale entre expériences de pensée en sciences et expériences de pensée en philosophie.
2. Le dimanche 2 septembre 2012, 13:47 par pascal engel
Je n'avais pas répondu à ce commentaire, que je n'avais pas vu , car il m'avait semblé qu'il y avait ici à l'origine un autre commentaire de Florian Cova, disant qu'il n'avait pas lu mon livre mais que je voulais sans doute faire une défense "par l'expertise" du recours aux expériences de pensée (EP) en philosophie, qui dit que les experiences en question font appel à des intuition controlées et non pas spontanées.
A présent FC semble s'être référé au livre, mais s'il l'a fait, il aura vu que je ne me prononce pas sur ce point dans le livre. Donc il m'attribue cette position et une confusion entre le cas des sciences et celui de la philosophie. Je ne me suis pas prononcé sur le rôle de l'expertise, bien qu'en effet il me semble que ce qui se passe en philosophie, à la différence des jugements intuitifs e type " sortie des urnes", est que les gens ont développé une pratique, qui fait que les EP ont de multiples variations, que les études expérimentales ne peuvent pas toutes reproduire. Mais même si j'avais tort sur ce point, je ne vois pas trop pourquoi en sciences on aurait une sorte de compétence experte dans le maniement du raisonnement contrefactuel - à supposer donc, ce que semble m'accorder mon critique ,que les EP reposent sur ce type de raisonnement, alors qu'on ne l'aurait pas en philosophie, ou même dans la vie quotidienne. Quand je juge par exemple que "si l'arbre ne l'avait pas arrêté, le roc serait tombé sur la route", je fais, selon la conception en question un raisonnement basé sur l'observation de nombreuses régularités, mais aussi sur ma connaissance implicite de notions comme celles de cause, de loi , et d'autres principes de physique naive. Si je suis un expert, mettons, en ballistique, je peux faire le même jugement, mais cette fois informé, et en fait basé sur un avoir assez sophistiqué. Maintenant si un philosophe demande : " Si j'étais trompé par un malin génie , que percevrais je sans telles circonstances", FC me dit que le philosophe fait appel à ses intuitions naives. Certes il ne fait pas appel à unsavoir scientifique. Mais porquoi n'aurait il pas, tout comme l'expert en ballistique, acquis une compétence à faire ce genre d'hypothèses, en envisager les variations, en mesurer les conséquences, à les confronter à d'autres raisonnement contrefactuels , etc ?
3. Le mardi 4 septembre 2012, 01:00 par Florian Cova
Il y a double-malentendu. Je n'ai peut-être pas compris ce que vous proposiez, mais je ne vous ai pas non plus attribué une défense par l'expertise. Je pointais une différence entre deux usages des expériences de pensée : celles où l'on part de prémisses déjà connues (ou données par l'expérience de pensée) pour en développer les conséquences, et celles que l'on utilise pour susciter des "intuitions", i.e. des croyances de bases qui ne sont pas déduites de prémisses déjà connues. Pour reprendre un de vos exemples, je range dans la première catégorie le cas du tireur à l'arc de Lucrèce et on peut ranger dans la même catégorie des EP comme le seau de Newton. Je range dans la seconde catégorie des choses comme les cas Gettier et les cas Frankfurt : pour reprendre votre terminologie, ces cas sont censés nous apprendre (faire voir) certaines possibilités, comme qu'il est possible de croire quelque chose de façon justifiée sans savoir ou d'être responsable de ses actes sans pouvoir faire autrement. Dans ce cas, il ne semble pas que ces conclusions modales soient déductibles des données du problème et/ou de mes connaissances antérieures sur le sujet. (Pour ce qui est du malin génie, je le classerai aussi dans la première catégorie : déduire/imaginer ce qui se passerait étant donné certaines conditions relève d'un raisonnement et non de l'intuition. Je ne pense pas que la fiction du malin génie soit destinée à susciter des intuitions mais plutôt à montrer qu'il se pourrait que l'on soit dans un tel cas.)
Maintenant, on peut effectivement nier cette distinction en supposant que le premier type d'expériences de pensées fonctionne uniquement sur la base de prémisses explicites (connaissance implicite) et en supposant que les intuitions soi-disant spontanées sont en fait le fruit de raisonnement contrefactuels implicites.
Le seul problème que je vois à cette solution est que si elle paraît bien marcher pour des cas comme le malin génie, j'ai plus de mal pour les cas Gettier. Je peux très bien imaginer quelqu'un qui comprend très bien ce qui se passe dans les cas Gettier et en imagine très bien toutes les variations et ce qu'elles impliquent mais juge tout de même que le personnage a une vraie connaissance, parce qu'il considère que la justification quoiqu'accidentelle est suffisante.
(Sinon, je ne suis pas sûr de comprendre le début du commentaire. Il n'y a toujours eu qu'un seul commentaire de ma part et c'est celui-ci.)
4. Le mardi 4 septembre 2012, 01:07 par Florian Cova
Typo dans le 2e paragraphe :
"Maintenant, on peut effectivement nier cette distinction en supposant que le premier type d'expériences de pensées NE fonctionne PAS uniquement sur la base de prémisses explicites (connaissance implicite) et en supposant que les intuitions soi-disant spontanées sont en fait le fruit de raisonnement contrefactuels implicites"
5. Le lundi 5 novembre 2012, 17:21 par pascal engel
X files, la suite.
Hermann Cappelen a fait un livre ( que je n'ai pas lu) et une interview ici
dans laquelle il semble dire à peu près la même chose que moi sur la X phi , à savoir que la philosophie ne repose pas, y compris dans les expériences de pensée, sur des intuitions, et par conséquent que les arguments des
X phi qui visent à critiquer l'usage des intuitions en philosophie sonnent à la mauvaise porte ( ou comme on dit en anglais " aboient au mauvais arbre").
Je n'ai pas encore lu le livre, mais je 'accord avec pas mal de choses que Cappelen dit dans l'interview.
Mais à suivre, car je ne prétends pas donner un argument d'autorité, mais
seulement dire : solatium miseris, socios habuisse malorum
6. Le lundi 5 novembre 2012, 18:23 par Philalethe
Merci beaucoup !

lundi 5 mars 2012

Variation à partir de Pascal : un texte de Jacques Ganuchaud (1905-1982)

Je découvre Jacques Ganuchaud par une note du premier tome des Oeuvres complètes de Georges Canguilhem (Vrin, 2011). Il était "élève d' Alain, normalien de la promotion 1925, proche de Simone Weil, collaborateur régulier des Libres Propos et du journal pacifiste, fondé en 1927 par Madeleine Vernet, La volonté de paix" (p.169). Agrégé de philosophie, il a fait toute sa carrière au lycée de Béthune.
En 1927, il envoie une protestation qui sera publiée (avec d'autres, en particulier celle de Canguilhem) dans le journal d' Alain. L'occasion de cette lettre est une loi votée le 7 Mars 1927 et précisant qu'en cas de guerre, la mobilisation comportera "dans l'ordre intellectuel, une orientation des ressources du pays dans le sens des intérêts de la Défense Nationale".
Voici ce texte, pascalien quant à l'argumentation et discrètement alanien par l' expression :
" Il y a trois manières de convaincre. La première est celle du colonel, qui, ayant la force, se contente de l' obéissance. La seconde est celle du prêtre et du médecin, qui dépourvus d'escorte, règnent par l'imagination. La troisième est celle du professeur, qui ne cherche ni à contraindre ni même à faire peur, mais qui appelle tous les autres hommes à suivre avec lui les idées claires. Le prêtre, comme le médecin, pauvres de démonstrations, ont besoin d'être vénérés par leurs fidèles. Quant à la supériorité du colonel, elle ne saurait être mise en question. Mais le professeur, qui ne demande qu'à être compris, veut que ses élèves soient ses égaux. Aussi est-il bon que le prêtre et le médecin aient un costume spécial qui prépare l'assentiment par l'admiration, tandis que le professeur soit s'efforcer de ressembler à tout le monde, afin que chacun mis en confiance, lui déclare sa force. Parfois les médecins et les prêtres, non contents de leurs bonnets et de leurs robes, revêtent le costume des chefs militaires. Mais alors ils font rire les soldats, que leurs occupations rendent étrangers à la peur, et ils se sauvent en punissant, comme ferait le colonel. Cependant le ministre socialiste, soucieux de conserver des mains blanches, leur impose le galon, le commandement et la colère, comme si la science était un autre genre d'autorité. Et les professeurs se laissent faire, et refusent le service du corps à la société qui les nourrit "
Certes Pascal n'aurait sans doute pas associé les prêtres aux médecins. Il est étrange d'ailleurs qu'en 1927 les médecins soient encore vus comme ceux de Molière. Le texte de Pascal qui sert de modèle est le fragment 41 des Pensées(éd. Le Guern, Folio, p.78-79).
Aujourd'hui, aux professeurs qui ont comme fonction de transmettre les connaissances vraies, ce ne sont plus des habits militaires qu'on leur demande d'enfiler. Mais ce sont quelquefois des costumes de clown.
Oh, dans les écoles on n' est pas à l'armée (et heureusement !), on est de plus en plus souvent au spectacle (malheureusement !).

mardi 28 février 2012

Épicuriens et chrétiens, même combat.

On sait que les chrétiens ont pu recycler certains textes stoïciens, par exemple le Manuel d' Épictète a eu un usage monastique. On sait aussi que c'était impossible pour eux de récupérer les conceptions épicuriennes, matérialistes et hostiles au providentialisme et au finalisme. Et pourtant il y a eu ce qu'on pourrait appeler une alliance objective entre les deux sectes. En effet dans l' Antiquité finissante, l'une et l'autre daubent les oracles. C'est du moins ce que rapporte Fontenelle dans l' Histoire des oracles:
" La coutume d'exclure les épicuriens de tous les mystères était si générale et si nécessaire pour la sûreté des choses sacrées, qu'elle fut prise par ce grand fourbe dont Lucien nous décrit si agréablement la vie, cet Alexandre qui joua si longtemps les Grecs avec ses serpents. Il avait même ajouté les chrétiens aux épicuriens, parce qu'à son égard ils ne valaient pas mieux les uns que les autres ; et avant que de commencer ses cérémonies, il criait : " Qu'on chasse d'ici les chrétiens" ; à quoi le peuple répondait, comme en une espèce de choeur : " Qu'on chasse les épicuriens." Il fit bien pis ; car, se voyant tourmenté par ces deux sortes de gens, qui, quoique poussés par différents intérêts, conspiraient à tourner ces cérémonies en ridicule, il déclara que le Pont, où il faisait alors sa demeure, se remplissait d'impies, et que le dieu dont il était le prophète ne parlerait plus, si on ne l'en voulait défaire ; et sur cela il fit courir sus aux chrétiens et aux épicuriens." (Deuxième dissertation, chapitre XIII)

lundi 27 février 2012

La philosophie comme capacité de renforcer les préjugés par de mauvaises raisons ou la philosophie, non pas un étonnement mais un entêtement.

" Quand les philosophes s'entêtent une fois d'un préjugé, ils sont plus incurables que le peuple même, parce qu'ils s'entêtent également et du préjugé et des fausses raisons dont ils le soutiennent." (Fontenelle, Histoire des oracles, Première dissertation, chapitre VIII)

Croyance et incroyance, premières ou secondes (grégaires ou réactives).

Dans l' Histoire des oracles, Fontenelle, incrédule par rapport aux oracles, défend que déjà dans l' Antiquité, ils étaient loin d'être pris au sérieux par tous, qu'il s'agisse des philosophes ou des gens ordinaires. Mais pourquoi faut-il privilégier le témoignage des incrédules et non celui des crédules ? L'opinion des pro n'a-t-elle pas autant de poids dans un domaine controversé que celle des contra ?
Pour répondre à l'objection, Fontenelle va évaluer la valeur des raisons, non en fonction de leurs qualités intrinsèques mais en fonction de leur dimension réactive ou non : les raisons réactives sont un indice de raisonnement, en revanche celles qu'elles réfutent manifestent la passivité de ceux qui, élevés dans une société donnée, en partagent les croyances et les désirs ordinaires. Il précise bien que cette conception ne revient pas à disqualifier systématiquement les croyances ou incroyances grégaires ni à faire confiance aveuglément aux croyances et incroyances réactives. Son principe est plutôt : toutes choses égales par ailleurs, les thèses réactives sont à prendre plus au sérieux que les thèses reçues. Voici le texte :
" Mais tous les païens méprisaient-ils les oracles ? Non, sans doute. Eh bien ! quelques particuliers qui n'y ont point d'égard suffisent-ils pour les discréditer entièrement ? À l'autorité de ceux qui n'y croyaient pas, il ne faut qu'opposer l'autorité de ceux qui y croyaient.
Ces deux autorités ne sont pas égales. Le témoignage de ceux qui croient une chose déjà établie n'a point de force pour l'appuyer, mais le témoignage de ceux qui ne la croient pas a de la force pour la détruire. Ceux qui croient peuvent n'être pas instruits des raisons de ne point croire : mais il ne se peut guère que ceux qui ne croient point ne soient point instruits des raisons de croire.
C'est tout le contraire quand la chose s'établit : le témoignage de ceux qui la croient est de soi-même plus fort que celui de ceux qui ne la croient point, car naturellement ceux qui la croient doivent l'avoir examinée et ceux qui ne la croient point peuvent ne l'avoir pas fait.
Je ne veux pas dire que, dans l'un ni dans l'autre cas, l'autorité de ceux qui croient ou ne croient point soient de décision ; je veux seulement dire que, si on n'a point d'égard aux raisons sur lesquelles les deux partis se fondent, l'autorité des uns est tantôt plus recevable, tantôt celle des autres. Cela vient en général de ce que, pour quitter une opinion commune ou pour en recevoir une nouvelle, il faut faire quelque usage de sa raison, bon ou mauvais ; mais il n'est point besoin d'en faire aucun pour rejeter une opinion nouvelle ou pour en prendre une qui est commune. Il faut des forces pour résister au torrent, mais il n'en faut point pour le suivre." (Première dissertation, Chapitre VIII)
On notera la prudence de Fontenelle : les positions réactives ont généralement des raisons - et l'auteur n'exclut pas qu'elles soient mauvaises- , les positions attaquées ont généralement des causes - et il n'écarte pas que des bonnes raisons peuvent aussi les soutenir.

dimanche 26 février 2012

Platon : (quelquefois) pas mieux qu' Anacréon.

Fontenelle dans la Première Dissertation de l'Histoire des oracles (1686) commente la description que Platon fait de l' Amour dans le Banquet :
" Voilà, à mon sens, une des plus jolies fables qui se soient jamais faites. Il est plaisant que Platon en fît quelquefois d'aussi galantes et agréables qu'avait pu faire Anacréon lui-même, et quelquefois aussi ne raisonnât pas plus solidement que n'aurait fait Anacréon. Cette origine de l' Amour explique parfaitement bien toutes les bizarreries de sa nature ; mais aussi on ne sait plus ce que c'est que les démons, du moment que l' Amour en est un. Il n'y a pas d'apparence que Platon ait entendu cela dans un sens naturel et philosophique, ni qu'il ait voulu dire que l'Amour fût un être hors de nous, qui habitât les airs. Assurément il l'a entendu dans un sens galant, et alors il me semble qu'il nous permet de croire que tous ses démons sont de la même espèce que l' Amour ; et puisqu'il mêle de gaieté de coeur des fables dans son système, il ne se soucie pas beaucoup que le reste de son système soit fabuleux."

Une objection logique à l'existence des anges.

Dans l' Histoire des oracles(1686), Fontenelle écrit :
" La révélation nous assure de l'existence des anges et des démons ; mais il n'est point permis à la raison humaine de nous en assurer. On est embarrassé de cet espace infini qui est entre Dieu et les hommes, et on le remplit de génies et de démons ; mais de quoi remplira-t-on l'espace infini qui sera entre Dieu et ces génies, ou ces démons mêmes ? Car de Dieu à quelque créature que ce soit, la distance est infinie. Comme il faut que l'action de Dieu traverse, pour ainsi dire, ce vide infini pour aller jusqu'aux démons, elle pourra bien aller aussi jusqu'aux hommes, puisqu'ils ne sont éloignés que de quelques degrés qui n'ont nulle proportion avec ce premier éloignement." (Première dissertation).

Commentaires

1. Le samedi 10 mars 2012, 01:29 par sopadeajo
Le ¿candide? Fontenelle se situe sur la pauvre, mais très fertile sophistiquement , ligne droite; qui n´existe point dans la nature. Une invention de
l´esprit à l´image du très grand -je le panse (1) vraiment, Euclide-, mais pas à
l´image de la très grande nature qui ne connaît que les courbes. Dans une courbe, à force de s´éloigner , on se touche; car on partait justement de cet endroit là. Et la Terre et l´Univers, souvenons nous, sont courbes -mais non fourbes.
(1): l´ortogarff est un plein frein.

L'éléphant, modèle du philosophe.

" En fait de découvertes nouvelles, il ne faut pas trop se presser de raisonner, quoiqu'on en ait toujours assez d'envie ; et les vrais philosophes sont comme des éléphants, qui, en marchant, ne posent jamais le second pied à terre, que le premier ne soit bien affermi. La comparaison me paraît d'autant plus juste, interrompit-elle, que le mérite de ces deux espèces, éléphants et philosophes, ne consiste nullement dans les agréments extérieurs." (Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, Sixième soir, 1686)

Commentaires

1. Le dimanche 26 février 2012, 20:20 par Cédric Eyssette
Excellente comparaison ! Que j'ajoute aussitôt à ma collection personnelle des “faire de la philosophie, c'est comme …”
http://blog.philotropes.org/post/20...

vendredi 24 février 2012

Dans les échanges, être aussi prudent qu'en temps de guerre civile !

C'est un étrange passage des Entretiens sur la pluralité des mondes (1686) de Fontenelle. Moins par le problème qu'il évoque (y a-t-il de la vie ailleurs que sur la Terre ?) que par la comparaison faite à l'adresse de la marquise par le philosophe pour justifier sa prudence dans la défense de son idée que la lune est habitée. En effet il compare son attitude à celle qu'on adopte dans une situation de guerre civile mais lisons plutôt :
" Je n'ai pourtant jamais ouï parler de la lune habitée, dit-elle, que comme d'une folie et d'une vision. C'en est peut-être une aussi, répondis-je. Je ne prends parti dans ces choses-là que comme on prend parti dans les guerres civiles, où l'incertitude de ce qui peut arriver fait qu'on entretient toujours des intelligences dans le parti opposé, et qu'on a des ménagements avec ses ennemis mêmes. Pour moi, quoique je croie la lune habitée, je ne laisse pas de vivre civilement avec ceux qui ne le croient pas, et je me tiens toujours en état de me pouvoir ranger à leur opinion avec honneur, si elle avait le dessus ; mais en attendant qu'ils aient sur nous quelque avantage considérable, voici ce qui m'a fait pencher du côté des habitants de la lune "
Le paradoxal : la norme qui pour nous a comme fin de maintenir la paix est explicitement tirée d'une expérience de la guerre. L' inattendu aussi : la guerre civile, facilement pensée comme manifestation du fanatisme et de l'intolérance, est ici un espace de ménagement et de modération.
Enfin, pour terminer, une remarque (qui a aussi quelque chose à voir avec la prudence recommandée en temps de guerre civile) : ce n'est pas insignifiant si Fontenelle évoque la vie sur la lune en mentionnant de possibles habitants. En effet les habitants ne sont pas nécessairement des hommes. Voici qu'écrit Fontenelle à la fin de sa préface :
" Il ne me reste plus, dans cette Préface, qu'à parler à une sorte de personnes, mais ce seront peut-être les plus difficiles à contenter ; non que l'on n'ait à leur donner de fort bonnes raisons, mais parce qu'ils ont le privilège de ne se payer pas, s'ils ne veulent, de toutes les raisons qui sont bonnes. Ce sont les gens scrupuleux, qui pourront s'imaginer qu'il y a du danger par rapport à la Religion à mettre des habitants ailleurs que sur la Terre. Je respecte jusqu'aux délicatesses excessives que l'on a sur le fait de la Religion, et celle-là même je l'aurais respectée au point de la vouloir pas choquer dans cet ouvrage, si elle était contraire à mon sentiment ; mais ce qui va peut-être vous paraître surprenant, elle ne regarde pas seulement ce système, où je remplis d'habitants une infinité de mondes. Il ne faut que démêler une petite erreur d'imagination, Quand on vous dit que la Lune est habitée, vous vous y représentez aussitôt des hommes faits comme nous ; et puis, si vous êtes un peu théologien, vous voilà plein de difficultés. La postérité d' Adam n'a pas pu s'étendre jusque sur la Lune, ni envoyer des colonies dans ce pays-là. Les hommes qui sont dans la Lune ne sont donc pas fils d' Adam. Or, il serait embarrassant, dans la Théologie, qu'il y eût des hommes qui ne descendissent pas de lui. Il n'est pas besoin d'en dire davantage ; toutes les difficultés imaginables se réduisent à cela, et les termes qu'il faudrait employer dans une plus longue explication sont trop dignes de respect, pour être mis dans un livre aussi peu grave que celui-ci. L'objection roule donc tout entière sur les hommes de la Lune ; mais ce sont ceux qui la font, à qui il plaît de mettre des hommes dans la Lune, Moi, je n'y en mets point ; j'y mets des habitants qui ne sont point du tout des hommes. Que sont-ils donc ? Je ne les ai point vus ; ce n'est pas pour les avoir vus que j'en parle ; et ne soupçonnez pas que ce soit une défaite dont je me serve pour éluder votre objection, que de dire qu'il n'y a point d'hommes dans la Lune ; vous verrez qu'il est impossible qu'il y en ait, selon l'idée que j'ai de la diversité infinie que la Nature doit avoir mise dans ses ouvrages. Cette idée règne dans tout le livre, et elle ne peut être contestée par aucun philosophe."

jeudi 23 février 2012

Un point commun entre la Terre et l'amour-propre.

" Il me semble, reprit la marquise, qu'il est ridicule d'être sur quelque chose qui tourne et de se tourmenter tant ; mais le malheur est qu'on n'est pas assuré qu'on tourne ; car enfin, à ne vous rien céler, toutes les précautions que vous prenez pour empêcher qu'on ne s'aperçoive du mouvement de la terre, me sont suspectes. Est-ce possible qu'il ne laissera pas quelque petite marque sensible à laquelle on le reconnaisse ?
Les mouvements les plus naturels, répondis-je, les plus ordinaires, sont ceux qui se font le moins sentir ; cela est vrai jusque dans la morale. Le mouvement de l'amour-propre nous est si naturel, que le plus souvent nous ne le sentons pas, et que nous croyons agir par d'autres principes. Ah ! vous moralisez, dit-elle, quand il est question de physique, cela s'appelle bâiller. Retirons-nous ; aussi bien en voilà assez pour la première fois. Demain nous reviendrons ici, vous avec vos systèmes, et moi avec mon ignorance." (Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes habités, Premier soir, 1686).
Bien plus tard en 1748 dans l' Enquête sur l'entendement humain, David Hume écrira :
" Pendant longtemps les astronomes s'étaient contentés d'établir, d'après les phénomènes qu'ils observaient, les mouvements véritables, l'ordre et la grandeur des corps célestes, jusqu'au jour où l'on vit enfin surgir un philosophe qui semble avoir déterminé en outre, par le plus heureux raisonnement, les lois et les forces qui gouvernent et dirigent la révolution des planètes. Les mêmes progrès ont été réalisés dans d'autres branches de la science de la nature. Pourquoi désespérer d'obtenir un égal succès dans nos recherches sur les pouvoirs de l'esprit et leurs lois, si elles sont poursuivies avec une compétence et une prudence égales ?" (Première section, trad. Tanesse et David, revue par Didier Deleule)

mardi 21 février 2012

Copernic et l'humiliation cosmologique (Freud) : la marquise n'est pas d'accord.

C'est Freud qui écrit :
" Je voudrais exposer que le narcissisme universel, l'amour-propre de l'humanité, a subi jusqu'à ce jour trois grandes vexations de la part de la recherche scientifique.
a) L'homme croyait au début de ses recherches, que son lieu de résidence, la Terre, se trouvait immobile au centre de l'Univers, tandis que le Soleil, la Lune et les planètes se mouvaient autour de la Terre suivant des trajectoires circulaires (...) La destruction de cette illusion narcissique se rattache pour nous au nom et à l'oeuvre de Nicolas Copernic au XVIème siècle (...) Lorsque la grande découverte de Copernic fut reconnue de manière universelle, l'amour-propre humain avait subi la première vexation, la vexation cosmologique " ( Une difficulté de la psychanalyse, 1916, trad. Bertrand Féron).
Bouveresse dans une intervention récente reprend l'idée :
"La recherche de la connaissance scientifique provoque une forme de décentrement, qui s’est d’ailleurs manifesté de façon spectaculaire avec ce qu’on a appelé les grandes blessures narcissiques. Que l’on songe à la façon dont il a fallu accepter l’idée que la Terre n’était pas au centre du monde, et bientôt après l’idée que, tout compte fait, l’homme n’était peut-être pas non plus au centre de la Terre. On cite toujours, sur ce point, Copernic, Darwin et Freud, et il y aura sans doute encore d’autres expériences du même genre."
Mais la marquise, elle, dit :
" J'aime la lune de nous être restée lorsque toutes les autres planètes nous abandonnent. Avouez que si votre Allemand eût pu nous la faire perdre, il l'aurait fait bien volontiers ; car je vois dans tout son procédé qu'il était bien mal intentionné pour la terre. Je lui sais bon gré, lui répliquai-je, d'avoir rabattu la vanité des hommes qui s'étaient mis à la plus belle place de l'univers, et j'ai du plaisir à voir présentement la terre dans la foule des planètes. Bon, répondit-elle, croyez-vous que la vanité des hommes s'étende jusqu'à l'astronomie ? Croyez-vous m'avoir humiliée, pour m'avoir appris que la terre tourne autour du soleil ? Je vous jure que je ne m'en estime pas moins. Mon Dieu, Madame, repris-je, je sais bien qu'on sera moins jaloux du rang qu'on tient dans l'univers, que de celui qu'on croit devoir tenir dans une chambre, et que la préséance de deux planètes ne sera jamais une si grande affaire que celle de deux ambassadeurs. Cependant la même inclination qui fait qu'on veut avoir la place la place la plus honorable dans une cérémonie, fait qu'un philosophe dans un système se met au centre du monde, s'il peut. Il est bien aise que tout soit pour lui : il suppose peut-être, sans s'en apercevoir, ce principe qui le flatte, et son coeur ne laisse pas de s'intéresser à une affaire de pure spéculation. Franchement, répliqua-t-elle, c'est là une calomnie que vous avez inventée contre le genre humain. On n'aurait donc jamais dû recevoir le système de Copernic lui-même, puisqu'il est si humiliant." (Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes habités, Premier soir, 1686)

Commentaires

1. Le mercredi 22 février 2012, 19:02 par Florian Cova
Excellent ! Merci pour porter à notre connaissance ce dialogue.

Platon au secours des universités ! ou À bas la vie, vivent les Idées !

"Ce qu’on appelle à présent les universités sont devenues de vastes machins, gouvernés par des ignares, au service de l’ignorance sous couvert d’être démocratiques et de s’ouvrir à tout ce qui est « la vie ». Mais pour qu’il y ait philosophie, il faut se détacher de la vie, du temps présent, abstraire et contempler les Idées, comme disait l’autre " (Pascal Engel 2011)
Les lycées aussi s'ouvrent beaucoup trop à "la vie"...
Au lieu de contempler les Idées avec majuscule, les lycéens sont invités à échanger les leurs avec minuscule.

lundi 20 février 2012

Platon au fond de la caverne ou Les anciens et les modernes à l'opéra.

" Représentez-vous tous les sages à l'opéra, ces Pythagore, ces Platon, ces Aristote, et tous ces gens dont le nom fait aujourd'hui tant de bruits à nos oreilles ; supposons qu'ils voyaient le vol de Phaéton que les vents enlèvent, qu'ils ne pouvaient découvrir les cordes, et qu'ils ne savaient point comment le derrière du théâtre était disposé. L'un d'eux disait : " C'est une certaine vertu secrète qui enlève Phaéton". L'autre : " Phaéton est composé de certains nombres qui le font monter". L'autre : " Phaéton a une certaine amitié pour le haut du théâtre ; il n'est point à son aise quand il n'y est pas". L'autre : " Phaéton n'est pas fait pour voler, mais il aime mieux voler que de laisser le haut du théâtre vide" ; et cent autres rêveries que je m'étonne qui n'aient perdu de réputation toute l'antiquité. À la fin, Descartes et quelques autres modernes sont venus, et ils ont dit : " Phaéton monte, parce qu'il est tiré par des cordes, et qu'un poids plus pesant que lui descend". Ainsi on ne croit plus qu'un corps se remue, s'il n'est tiré ou plutôt poussé par un autre corps ; on ne croit plus qu'il monte ou descende, si ce n'est par l'effet d'un contrepoids ou d'un ressort ; et qui verrait la nature telle qu'elle est ne verrait que le derrière du théâtre de l'opéra." (Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes habités, Premier soir, 1686)

Une coquille ou un lapsus de Pascal Engel.

Dans la préface de son dernier ouvrage, Épistémologie pour une marquise (Ithaque, 2011), Pascal Engel présente ce qui distingue les marquises du 18ème de celles qui sont nos contemporaines, je lis alors :
" Au physique, elles ressemblent plus aux parisiennes de Chiraz ou à Carla Sarkozy qu'à Madame de Sévigné, Émilie du Châtelet ou à la princesse d' Anhalt-Dessau" (p.8)
Les "parisiennes de Chiraz" ? L'expression me laisse perplexe. Elle évoque confusément et l'Iran et le prédécesseur de l'actuel Président. Serais-je jusqu'à présent passé à côté d'un style de femme à la mode assez connu pour qu'on puisse le comparer à celui de grandes dames des siècles passés ? Renseignement pris, il s'agit des parisiennes de Kiraz. Pas de peine alors à comprendre qu'est plaisant avec elles un entretien philosophique.
Qu'on me pardonne d'avoir pris le point de vue du valet de chambre...
Je vais essayer de m'élever un peu en vue de la recension que je prépare de l'ouvrage en question.

dimanche 19 février 2012

Suis-je un bullshiter ? La question que doit se poser entre autres tout rédacteur de blog ...

" La foutaise, nous explique Harry Frankfurt, est un phénomène extrêmement répandu dans notre culture. Produire, par des articles, des livres, des interviews de journaux, et aujourd’hui encore plus massivement que jamais dans l’histoire de l’humanité, avec internet, sur des blogs, des sites variés, de la foutaise, ce n’est pas mentir, ou déroger au vrai, au sens où l’on ferait des erreurs, des jugements faux ou même où l’on ferait des mensonges. Comme le dit Frankfurt, celui qui dit de la foutaise n’est :
"pas en train d’exprimer un énoncé qui serait vrai ou faux, comme un mensonge: L’essence de la foutaise est simplement un manque de connexion avec un souci (care) pour la vérité – une indifférence à la question de savoir ce qu’il en est réellement."
Le bullshiter, est littéralement quelqu’un qui se fout de dire quoi que ce soit de vrai ou de faux et se fout de nous. Il n’a aucun respect pour la vérité, ni pour les valeurs cognitives. Il se moque de dire des choses vraies, justifiées, confirmées, ou informées. Il se moque du fait que ce qu’il dit de la science, de la philosophie ou des œuvres de l’esprit soit correct ou pas. Ce qui l’intéresse c’est seulement d’en dire quelque chose, et si possible quelque chose qui soit nouveau, intéressant, curieux." (Pascal Engel, L'avenir du crétinisme, 2011)

mardi 7 février 2012

Faire le philosophe (citer Chrysippe) / être philosophe (Épictète) et faire de la politique (citer Marx) / faire de la recherche (Luc Boltanski) ou l'ascèse, pas le vomissement.

Épictète dans les Entretiens (exactement les notes de Arrien sur les cours d' Épictète) :
" Ceux qui reçoivent simplement les principes veulent les rendre immédiatement, comme les estomacs malades vomissent les aliments. Digère-les d'abord et, ensuite, ne vomis pas ainsi ; sinon il advient cette chose sale et répugnante que sont les aliments vomis. Le charpentier ne vient pas nous dire : " Écoutez-moi parler de l'art de la charpente ", mais il traite pour la construction d'une maison et il fait voir qu'il possède son métier. Fais-en donc autant toi aussi ; mange, bois, habille-toi, aie des enfants, occupe-toi de la cité en homme ; supporte les injures, supporte un frère ingrat, un père, un fils, un voisin, un compagnon de route. Montre nous tout cela pour que nous voyions que tu as réellement appris quelque chose chez les philosophes. Non pas : " Venez et écoutez mes commentaires". Eh bien ! cherche des gens pour vomir sur eux. "Moi, je vous expliquerai comme personne les oeuvres de Chrysippe ; j'analyserai très clairement le texte et je pourrais même y ajouter la manière de voir d' Antipater et d' Archédème." (livre III, chapitre 21)
Luc Boltanski dans Rendre la réalité inacceptable. À propos de La production de l'idéologie dominante (2008, Demopolis) analyse ce qu'était la formation apportée par Pierre Bourdieu à ses étudiants :
" Cette formation passait donc par une véritable ascèse (et nombreux furent ceux qui, ne la supportant pas, quittèrent notre petit groupe). Parmi les traits les plus marquants de cet apprentissage ascétique, je me souviens particulièrement du refus de toutes les conduites "m'as-tu-vu", de la prétention théorique manifestée en invoquant les grands auteurs, évidemment les plus obscurs et les moins réellement lus, de la surenchère politique visant à aller toujours plus loin que le voisin dans la radicalité (c'était l'époque où la jeunesse althussérienne et/ou maoïste de la rue d'Ulm donnait le ton), de la formule chic, des généralités hâtives, du grand discours de surplomb à visée planétaire, aveugles aux contraintes modestes et têtues dont était fait le quotidien, d'abord celui des autres, de ceux qui en éprouvaient le plus durement la dureté, mais le nôtre aussi.
Pour toutes ces raisons, et non bien sûr par anti-intellectualisme, la qualification d'"intellectuel" était maniée, chez nous, de façon plutôt péjorative. Nous n'étions pas des "intellectuels", mais des sociologues ou des apprentis sociologues. Pour se trouver bien dans le groupe, il ne suffisait pas de citer à tout bout des extraits du Capital ou des Manuscrits de 1844 (d'ailleurs Bourdieu, à cette époque, fréquentait assez peu la lecture de Marx dont la présence dogmatique à l' ENS dans les années cinquante l'avait plutôt éloigné), il fallait se bouger et partir faire des entretiens, dépouiller des archives et des documents (le plus souvent rebutants), rédiger des questionnaires, en coder les réponses (l'une des tâches les plus répétitives et les plus fastidieuses qu'il m'ait été donné de faire) afin de rendre possible leur traitement statistique et aussi calculer des pourcentages, des moyennes, des écarts-types (un travail qui, en ce temps-là, était encore souvent fait "à la main", avec une règle à calculer). C'est à tout cela que passaient nos journées. Et nous en étions fiers car c'était cela faire de la recherche. Cette ascèse nous tenait à distance des lieux où faire de la politique était quelque chose de plutôt rigolo. Je me souviens que même durant les beaux mois de mai-juin 1968, nous avons passé plus de temps dans notre local, le stylo à la main, à rédiger des textes dans lesquels étaient résumés les résultats de nos travaux (textes que d'autres étudiants venaient chercher chaque soir pour les discuter en AG), qu'à parcourir Paris ou qu'à palabrer dans les cafés." (p. 174-175)
Le terme d'ascèse me paraît bien choisi et plus proche de ses sens étymologiques que quand on l'emploie avec comme arrière-plan la religion ou la spiritualité. En effet ἀσκέω en grec veut dire travailler des matériaux bruts, assouplir par l'exercice ; quant à ἄσκησισ, c'est l'exercice, la pratique (d'un art) et particulièrement les exercices gymniques, et par extension la profession.

dimanche 5 février 2012

Si Dieu existait, quel sport pratiquerait-il ?

C'est une métaphore inhabituelle et savoureuse. On la doit à Charles Taylor. Contre la conception grecque, précisément stoïcienne d'un Dieu-Providence ("Dieu a prévu le péché ; aussi peut-il préparer d'avance une forme de grâce"), le philosophe canadien explique que dans la Bible " la Providence divine est précisément cette capacité que Dieu a de répondre à tout ce que l'univers et l'agence (agency) humaine émettent". C'est alors que Taylor écrit :
" Dieu est un excellent joueur de tennis qui peut toujours retourner le service." ( L'âge séculier, Seuil, 2011, p.492)

samedi 4 février 2012

Jouffroy et Descartes ou doit-on désespérer de la philosophie ? Billet sceptique.

Jacques Bouveresse dans son cours de 2008 au Collège de France portant sur les systèmes philosophiques et récemment mis en ligne cite un de ses prédécesseurs dans cette institution, Théodore Jouffroy (1796-1842) :
" Deux faits (qui) frappent tous les esprits dans le spectacle de la philosophie et (qui) dominent toute son histoire : d’une part, à toutes ses grandes époques, à toutes les époques lucides des annales de l’humanité, le privilège étonnant qu’elle a d’occuper et d’absorber les plus hautes et les plus fermes intelligences, de l’autre, malgré les travaux et les efforts de ces hautes intelligences, le malheur non moins extraordinaire, qui consiste dans le fait qu’elle n’est jamais parvenue à résoudre aucune des questions qu’elle se pose."(« De l’organisation des sciences philosophiques » 1842, in Théodore Jouffroy, Nouveaux mélanges philosophiques, précédés d’une notice et publiés par P.H. Damiron, 4ème édition, Hachette, 1882, p. 66.)
Or, c'est déjà la position de Descartes en 1637 dans Le discours de la méthode (I) :
" Je ne dirai rien de la philosophie, sinon que, voyant qu'elle a été cultivée par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis plusieurs siècles, et que néanmoins il ne s'y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse, je n'avais point assez de présomption pour espérer d'y rencontrer mieux que les autres."
Est-ce encore défendable ? S'il est risqué de soutenir que la philosophie garde aujourd'hui le privilège d'attirer les meilleurs esprits (tant les différentes spécialités d'un savoir cloisonné et complexe peuvent chacune et à juste titre, vue leur difficulté, revendiquer d'attirer les meilleures intelligences), en revanche n'est-il pas justifié de soutenir qu'elle n'est toujours pas "parvenue à résoudre aucune des questions qu'elle se pose" ?
Certes je sais que dans la philosophie analytique, entre autres, certains ne sont pas loin de penser que quelques problèmes philosophiques précis et pointus sont réglés ou en voie d'être réglés. Ainsi naît alors l'espérance de pouvoir légitimement oser parler de progrès et de vérité en philosophie. Mais je crains que le consensus sur la résolution en question ne soit pas partagé par la communauté philosophique mais par un sous-ensemble de cette communauté, persuadé à tort ou à raison (n'est-ce pas trop tôt pour pouvoir en décider ?) que l'avant-garde qu'elle constitue réalise des avancées pionnières.
Encore une fois, je ne veux pas jeter un soupçon malsain sur cette prétention (il faut identifier les problèmes en question et lire les ouvrages s'y référant). Juste formuler une mise en garde : quand un problème mathématique est réglé, c'est l'ensemble des mathématiciens qui le reconnaissent (même si chacun d'entre eux n'a pas la compétence requise pour justifier mathématiquement sa croyance). Or, tant que l'ensemble des philosophes ne s'entend pas sur le fait que tel ou tel problème est réglé, ne peut-on pas rester légitimement au niveau d'un doute que certes Descartes a cru surmonter mais qui malheureusement a englobé son système comme tous les autres desquels il pensait pouvoir se distinguer ?

Commentaires

1. Le dimanche 5 février 2012, 18:08 par quentin
Les problèmes que la philosophie a "réglé" n'appartiennent-ils pas aujourd'hui à d'autres disciplines ? Je pense par exemple au domaine de la logique, qu'on considère aujourd'hui être une partie des mathématiques.
2. Le dimanche 5 février 2012, 19:31 par Philalèthe
"Il est certes vrai, du point de vue historique, qu’à mesure que les sciences se constituaient en disciplines séparées et autonomes ce qui, en elles, appartenait à la philosophie et à son histoire s’est transformé en science et en histoire des sciences." Jacques Bouveresse, « Cours 6. L’histoire de la philosophie et la question de la vérité des philosophies », in Qu'est-ce qu'un système philosophique ? (« Langage et connaissance ») URL : http://philosophie-cdf.revues.org/1...

vendredi 3 février 2012

Bouveresse sur la religion vue par Wittgenstein et Russell.

J'annonçais dans un billet précédent une recension de l'avant-dernier livre de Jacques Bouveresse Que peut-on faire de la religion ? (Agone, 2011). On peut désormais la lire sur le site de La vie des idées.