vendredi 13 juillet 2012

La Bruyère sur le stoïcisme (1)

" Le stoïcisme est un jeu d'esprit et une idée semblable à la République de Platon. Les stoïques ont feint qu'on pouvait rire dans la pauvreté ; être insensible aux injures, à l'ingratitude, aux pertes de biens, comme à celles des parents et des amis ; regarder froidement la mort, et comme une chose indifférente qui ne devait ni réjouir ni rendre triste ; n'être vaincu ni par le plaisir ni par la douleur ; sentir le fer ou le feu dans quelque partie de son corps sans pousser le moindre soupir, ni jeter une seule larme ; et ce fantôme de vertu et de constance ainsi imaginé, il leur a plu de l'appeler un sage. Ils ont laissé à l'homme tous les défauts qu'ils lui ont trouvés, et n'ont presque relevé aucun de ses faibles : au lieu de faire de ses vices des peintures affreuses ou ridicules qui servissent à l'en corriger, ils lui ont tracé l'idée d'une perfection et d'un héroïsme dont il n'est point capable, et l'ont exhorté à l'impossible. Ainsi le sage qui n'est pas, ou qui n'est qu'imaginaire, se trouve naturellement et par lui-même au-dessus de tous les événements et de tous les maux ; ni la goutte la plus douloureuse, ni la colique la plus aiguë ne sauraient lui arracher une plainte ; le ciel et la terre peuvent être renversés sans l'entraîner dans leur chute, et il demeurerait ferme sur les ruines de l'univers ; pendant que l'homme qui est en effet sort de son sens, crie, se désespère, étincelle des yeux, et perd la respiration pour un chien perdu ou pour une porcelaine qui est en pièces. » (Caractères, De l'homme, 3)
Julien Benda, responsable de l'édition du texte dans la Pléiade, ajoute la note suivante en relation avec l'exhortation à l'impossible :
« Il semble que ces prédicateurs de l' « impossible », par exemple les jansénistes, ont joué, quoi qu'en dise La Bruyère, quelque rôle dans l'éducation morale de l'humanité » (p.719)
De toute façon, douter des pouvoirs de la philosophie stoïcienne ne revient pas à s'inquiéter exagérément face aux coups possibles de la fortune :
" Il y a des maux effroyables et d'horribles malheurs où l'on n'ose penser, et dont la seule vue fait frémir ; s'il arrive que l'on y tombe, l'on se trouve des ressources que l'on ne connaissait point, l'on se roidit contre son infortune, et l'on fait mieux qu'on ne l'espérait." (ibid., 30)
Pour faire vite : faiblesse de l'artifice, force de la nature.

lundi 2 juillet 2012

Recension d'un livre de Pascal Engel : Épistémologie pour une marquise (2011)

Le texte suivant est la première version d'un article, qui, accompagné de notes, est accessible sur le site de la Vie des idées.
Pour une conception plus équilibrée des relations entre la philosophie et la science.
Reprenant une série d’articles de « journalisme scientifique » parus dans Science et Avenir entre 1996 et 2006, Épistémologie pour une marquise comprend essentiellement vingt entretiens distribués en trois groupes : les plus nombreux, douze précisément, portent sur « la philosophie naturelle » (ils sont centrés sur les sciences expérimentales) ; un deuxième groupe, constitué de quatre entretiens, a pour objet « l’histoire naturelle » (entendez par là, la biologie : trois sont consacrés aux animaux et un aux gènes) ; enfin les quatre derniers traitent de la science, de la morale et de la religion (au centre la question de la vérité).
Le lecteur n’aura pas manqué d’être surpris par l’usage que fait l’auteur d’expressions désuètes comme « philosophie naturelle » ou « histoire naturelle ». On se sera aussi sans doute interrogé, à propos du titre, sur le lien, un brin surprenant, fait entre l’épistémologie et une marquise. C’est que Pascal Engel prend comme illustre modèle de son livre les Entretiens sur la pluralité des mondes habités (1686) de Fontenelle, ouvrage dans lequel, à travers un dialogue avec la Marquise de G., le narrateur expose la nouvelle physique copernicienne.
On notera cependant une différence majeure entre les deux marquises : à la différence de la marquise de Fontenelle, qui n’ayant « nulle teinture de science, ne laisse pas d’entendre ce qu’on lui dit » , la marquise de Pascal Engel a beaucoup lu , défend souvent les thèses des adversaires du philosophe, en tout cas, permet toujours, par opposition à son interlocuteur, de préciser ce qu’il pense. Dans cette mesure, Épistémologie pour une marquise ressemble à La Dispute (1997), dialogue aussi, où le philosophe analytique, Analyphron, défendait ses thèses par opposition à celle du philosophe continental, Philoconte.
Mais il n’y a pas seulement une ressemblance formelle (et cela jusque dans certains caractères typographiques !) entre les deux textes . En effet Engel reprend mot pour mot le but que visait déjà Fontenelle : divertir les savants et instruire et divertir les ignorants .
Si l’on cherche où est le divertissement, on le trouve, identique, dans les deux livres : c’est la mise en scène de l’argumentation qui est plaisante et pas l’argumentation elle-même. D’ailleurs Engel expose nettement, dans la préface, son hostilité radicale à une philosophie « populaire »  : « j’ai essayé d’être clair, je ne prétends pas populariser » . Cette hostilité vise aussi ce à quoi tendent précisément les philosophes quand ils veulent avant tout pouvoir être lus par tous sans aucune difficulté : la réduction de la philosophie à des conseils éthiques en vue de la sagesse ou du bonheur. Engel n’est certes pas hostile à la philosophie morale mais il dénonce deux illusions qui vont de pair avec le courant populaire permettant de vendre de prétendus ouvrages de philosophie comme des best-sellers : la première illusion est de croire que la philosophie morale peut se passer de recherches théoriques ; or, pour être en mesure de se justifier, elle doit disposer de fondements théoriques ; la seconde est de penser que tous les problèmes théoriques sont réglés, ou du moins le seront un jour, par les sciences, ce qui ne laisserait à la philosophie que les questions éthiques. Or c’est au fond adopter une position scientiste, qu’ Engel refuse (en effet les sciences ne fournissent, entre autres, aucune théorie de la connaissance, scientifique ou non : ainsi « qu’est-ce que la connaissance ? » est un problème de philosophie).
Voyons maintenant, sans pouvoir entrer dans le détail des vingt entretiens, les grands traits de la philosophie de la connaissance que cet ouvrage présente.
D’abord, si Engel est rationaliste et à coup sûr, comme on l’a vu, indemne de tout scientisme , cependant il ne conçoit pas que la philosophie puisse être de bonne qualité quand elle traite de problèmes éclairés par la science sans prendre en compte cet éclairage. La position de l’auteur implique donc une valeur accordée à la science, valeur que l’ouvrage justifie et précise. Qu’est-ce donc que la connaissance scientifique pour l’auteur ?
À la différence de ceux qui pensent que l’accès à la vérité passe exclusivement par l’accès à la philosophie et/ou à la science, Engel, en cela en accord avec le sens commun, ne met pas en question le fait que nous disposons de connaissances ordinaires, d’ « un savoir de base » , quand bien même nous sommes ignorants philosophiquement ou scientifiquement . Certes les connaissances scientifiques ne sont pas conformes aux croyances ordinaires mais c’est parce que le sens commun est en mesure de réviser ses croyances spontanées que les connaissances scientifiques sont possibles. Engel n’est donc pas tenté par un fondationnalisme de type cartésien jugeant que le savoir doit être construit à partir d’une remise en cause de toutes nos opinions (en effet l’auteur pense que nous disposons déjà d’un savoir vrai) ; il ne reprend pas non plus la thèse bachelardienne soutenant l’existence d’une différence radicale entre la pensée commune et la pensée scientifique (différence pensée en termes de rupture et d’obstacle épistémologiques).
Mais de quoi la connaissance scientifique est-elle donc connaissance ? Les sciences fournissent une connaissance des faits. Philosophe réaliste , Engel tient à la réalité de faits indépendants de nous par rapport auxquels on est en mesure de juger de la pertinence de nos hypothèses. Pour soutenir cela, l’auteur doit donc lutter contre l’idée, devenue fréquente aujourd’hui, qu’on ne peut pas distinguer ce qu’on perçoit de ce qu’on sait et qu’il n’y donc pas de perceptions détachées de connaissances antérieures . Ainsi les faits sont-ils autant au point de départ d’hypothèses destinées à les expliquer qu’au terme de la compétition entre des théories rivales quand ils permettent de sélectionner la meilleure d’entre elles (cela va de soi, Engel ne dit pas qu’un tel partage grâce aux faits est toujours réalisable). On voit donc que l’auteur défend une conception classique de la vérité comme correspondance entre des propositions et des faits . Les faits en question sont bel et bien réels sans être pour autant « bruts » ou « purs » au sens où de tels faits seraient des choses qu’on pourrait percevoir dans une indépendance totale par rapport à tout arrière-plan cognitif. L’auteur choisit ainsi, comme souvent dans cet ouvrage, la voie du milieu entre une conception réaliste naïve et une conception idéaliste extrême, pour laquelle les faits ne sont qu’une construction du discours .
Je ne peux pas, dans les limites de cette recension, rendre compte de la richesse et de la finesse de toutes les positions épistémologiques défendues dans la première série d’entretiens ; en revanche, vu que fleurissent aujourd’hui les livres où la valeur des animaux est largement révisée à la hausse, il me paraît intéressant de présenter la position de l’auteur à leur sujet, telle qu’elle transparaît à travers la seconde série d’entretiens.
Les doutes de l’auteur portent autant sur la capacité humaine de comprendre les animaux que sur la croyance selon laquelle chaque espèce animale a, en quelque sorte, son monde à elle . D’abord l’auteur met en question la possibilité pour la psychologie animale de pouvoir dépasser un jour une description d’un point de vue objectif, comme on dit souvent, à la 3ème personne et donc suggère indirectement que toute étude des animaux reposant sur l’empathie risque de n’être qu’une forme totalement illusoire d’anthropomorphisme. Mais l’auteur va ensuite plus loin en doutant que les animaux aient des qualia, un ressenti, comme on dit aujourd’hui . Ont-ils cependant un monde conceptuel ? Peut-on accorder aux animaux le concept d’objet ? L’auteur reste ici encore prudent . Même réserve concernant la question de savoir si les animaux ont un monde objectif : en effet la capacité à s’orienter dans l’espace environnant n’implique pas que l’espace est environnant pour eux et donc distinct d’eux. Mais les animaux n’ont-ils pas un esprit au moins ? L’auteur envisage la possibilité que les animaux aient des représentations sans « une instance de contrôle unique des représentations » . Cette vue encourage à penser l’esprit animal comme de multiples modules affectés à des tâches distinctes sans unité de représentation .
Concernant la question du langage animal, l’auteur redonne aussi – et cela contre le courant dominant - de la force à la distinction homme / animaux : plutôt enclin à adopter « un chauvinisme de la communication humaine » , l’auteur, méfiant par rapport à « l’optimisme de certains primatologues » juge que les signes des primates sont « essentiellement expressifs et rarement descriptifs » . Engel reste aussi dubitatif concernant la question des sociétés animales dans la mesure où, à la différence des sociétés humaines, leur fait défaut un savoir partagé par chacun et portant sur les intentions communes aux membres du groupe.
Cependant, de la prudence du philosophe par rapport aux efforts contemporains destinés à trouver dans l’animal ce qu’on jugeait jusqu’alors être le propre de l’homme, on ne doit surtout pas tirer la conclusion qu’il plaide en faveur d’une essence humaine irréductible à l’animalité. Tout au contraire, ce qui frappe à la lecture de l’ouvrage est à quel point Engel est naturaliste au sens où il prend au sérieux, du point de vue de la philosophie, l’évolutionnisme . Certes, il ne pense en aucune manière que ce dernier est en mesure d’expliquer totalement par exemple les mathématiques ou l’éthique, mais en revanche il défend que l’évolutionnisme permet de connaître l’ancrage naturel sans lequel le développement culturel n’aurait pas eu lieu .
Le dernier groupe d’entretiens, portant sur la science, la morale et la religion, est avant tout une révision à la hausse de ce qu’est la vérité. Hostile aux approches relativistes et perspectivistes de la vérité (elles sont en effet auto-réfutantes), l’auteur défend que si la vérité est un fait , elle est aussi la valeur immanente à toute recherche de la connaissance . Engel est particulièrement soucieux de remettre à leur place les études, du type de celles de Bruno Latour, destinées à dévoiler la dimension sociale de toute pratique scientifique. Ce n’est pas parce qu’un laboratoire est un lieu de rapports de forces sociales que les résultats qui en sortent ne sont pas vrais : ils le sont s’ils sont justifiés objectivement. Mais ceci n’entraîne pas qu’ Engel idolâtre la science et ses conclusions. Assez proche de Popper et de son concept de vériproximité , Engel soutient que « la science procède par accumulation de théories, les anciennes étant remplacées par de nouvelles, qui ont plus de chances d’approcher la vérité que les précédentes » .
C’est à la lumière de cet engagement en faveur de la vérité que l’on comprend la position de l’auteur sur la religion, position qu’on est d’autant plus impatient de connaître que le retour du religieux a beaucoup d’échos aujourd’hui chez les íntellectuels. Précisément, ce sont les relations entre la science et la religion qui intéressent l’auteur. Fidèle à son réalisme, il attache du prix à ce qu’il appelle le « réalisme théologique » , c’est-à-dire la prétention de la théologie à dire la vérité sur la réalité, d’où sa sympathie affichée pour la philosophie analytique de la religion quand, en accord avec les connaissances scientifiques, elle s’efforce de formuler les meilleurs arguments rationnels possibles en faveur, par exemple, de l’existence de Dieu. Un dialogue est alors ouvert entre le croyant et l’athée sur la base du partage des règles du jeu de l’argumentation rationnelle.
On pouvait s’attendre à ce que l’engagement naturaliste de Pascal Engel le conduise à ne guère prendre au sérieux la religion. Or, ce qu’il ne prend pas au sérieux n’est pas la religion en tant qu’elle vise le vrai (et les conflits possibles avec la science que cela entraîne), mais la religion dépourvue de toute portée théorique et réduite à la formulation métaphorique de règles éthiques .
Terminons : décidément Engel est un penseur indispensable à lire pour qui veut nourrir sa méfiance par rapport aux idées dominantes. En effet l’auteur manifeste une grande réserve vis-à-vis de l’envahissante bioéthique. La nature n’a pas pour lui une valeur en soi, pas plus qu’elle n’aurait de droits ou une finalité que l’humanité devrait respecter . La technique a toujours modifié la nature et donc c’est puéril d’opposer une nature en accord avec laquelle il faudrait vivre et une technique qui pervertirait un ordre naturel bon. Aussi Engel est-il moins désireux de mettre des limites au développement de la technique que de fortifier la bioéthique du point de vue théorique : il s’agirait précisément de remplacer, ou du moins d’accompagner, les compromis finalement politiques auxquelles elle aboutit dans ses représentations institutionnelles par une réflexion plus poussée, de sa part, sur les rapports de la technique et de la nature, sur la relation inévitable entre le développement de la liberté humaine et celui de la technique.
Le lecteur aura compris, à travers la diversité des sujets traités dans cet ouvrage et imparfaitement rendue dans cette recension, qu’il constitue une excellente introduction à l’œuvre de l’auteur. Ce dernier a su trouver un ton juste, aussi loin de la vulgarisation démagogique que du traité savant, invitant ainsi agréablement le lecteur à travailler les textes plus ardus qui l’ont consacré comme un philosophe analytique français de première importance, à l’égal, pour n’en nommer que deux, de Jacques Bouveresse ou de Vincent Descombes.

mercredi 20 juin 2012

Un artiste peut-il montrer sa sagesse dans son oeuvre ? L'opinion d' Émile Mâle.


" Quand on rencontre à l'improviste, dans la cathédrale de Nantes, ces quatre figures du devoir, il est difficile de n'être pas ému. On peut croire que l'artiste qui les sculpta y vit autre chose qu'un ingénieux motif. Michel Colombe était alors un vieillard ; il regardait vers le passé, comme cette grave figure qui s'entrevoit derrière le visage de la Prudence.
À soixante quinze ans, il savait mieux que personne combien il est difficile d'être tempérant, prudent, juste, fort (je me permets de rappeler que ce sont les quatre vertus cardinales) contre soi-même. C'est dans son expérience, et dans les secrètes réserves de la vie morale qu'il a trouvé ces images des Vertus.
 LA TEMPÉRANCE
 LA PRUDENCE
 LA JUSTICE
Les Vertus qu'il a représentées ne sont pas, dirait-on, malgré leur costume, les vertus fastueuses des grands de ce monde ; ce sont les vertus des gens comme lui, des artisans, des tailleurs de pierre : vertus qui se pratiquent dans le silence et l'obscurité. C'est pourquoi il les a conçues comme des jeunes femmes, douces, modestes, sans éclat. Un autre trait révèle la sagesse du vieux maître : il a répandu sur leur visage une inaltérable sérénité. C'est la leçon que les années ont donné au vieillard. Il a appris que ces belles vertus, quand elles entrent dans l'âme, y apportent la paix. Sans un effort, la Force arrache le dragon de la tour ;
Tel le héros qui s'est longtemps combattu et qui est maintenant maître de lui-même. L'homme qui a conçu cette figure de la Force est quelque chose de mieux qu'un habile artiste : c'est un sage." (L'art religieux de la fin du Moyen-Âge en France, p.327-328, Colin, 1925)
On opposera ce texte à ce passage de Platon :
" À la fin donc j'allais trouver ceux qui travaillent de leurs mains. En effet, j'avais conscience de ne savoir pratiquement rien, mais j'étais convaincu de trouver en eux des hommes qui savaient quantité de belles choses. Sur ce point, je ne fus pas désappointé ; ils savaient effectivement des choses que je ne savais pas et, sous ce rapport, ils étaient plus savants que moi. Pourtant, Athéniens, ces bons artisans me parurent avoir le même défaut que les poètes : chacun, parce qu'il exerçait son art de façon admirable, s'imaginait en outre être particulièrement compétent aussi dans ce qu'il y a de plus important." (Apologie de Socrate, 22d, éd. Brisson)
On se rappellera aussi ce passage de La République au début du livre X où Platon distingue trois lits : le lit réel, précisément la Forme du lit, le Lit ; le lit apparent, par exemple tel lit fabriqué par tel menuiser et enfin l'imitation du lit apparent, tel lit imité par tel peintre (on pourrait aussi bien se référer ici au sculpteur).
On peut cependant se demander : l'artiste (ou l'artisan, Platon ne disposant pas de la distinction conceptuelle, bien plus tardive) ne peut-il pas être sage, tout en produisant des représentations qui ne sont pour ainsi dire que des copies de copies ?
La réponse est négative car Platon, défendant une conception intellectualiste de la sagesse, juge qu'elle n'est accessible qu'à ceux qui disposent du savoir le plus complet (et précisément du savoir vrai portant sur ce que nous appellerions aujourd'hui les valeurs).

samedi 9 juin 2012

La raison, el conquistador ou deux usages du fer : tuer les hommes / déterrer les trésors ou la guerre de colonisation comme métaphore de l'extension des connaissances.

On parle quelquefois de "raison conquérante".
Or, Locke, qui a l'art des comparaisons ingénieuses, compare précisément le pouvoir qu'a la raison de gagner des connaissances nouvelles à un pouvoir militaire et politique en mesure de s'approprier de nouveaux territoires. C'est dans le cadre d'une argumentation destinée à réviser à la baisse la valeur de la logique aristotélicienne, précisément des syllogismes. Locke défend la thèse qu'elle n'est en rien utile à la découverte des connaissances. Le paragraphe duquel ces lignes sont extraites s'intitule : Il (le syllogisme) ne sert point à augmenter nos connaissances, mais à chamailler avec celles que nous avons déjà
" Le syllogisme n'est tout au plus que l'art de faire valoir, en disputant, le peu de connaissance que nous avons, sans y rien ajouter ; de sorte qu'un homme qui emploierait entièrement sa raison de cette manière, n'en ferait pas un meilleur usage que celui qui ayant tiré quelques lingots de fer des entrailles de la Terre, n'en ferait forger que des épées qu'il mettrait entre les mains de ses valets pour se battre et se tuer les uns les autres. Si le roi d' Espagne eût employé de cette manière le fer qu'il avait dans son royaume, et les mains de son peuple, il n'aurait pu tirer de la Terre qu'une très petite quantité de ces trésors qui avaient été cachés si longtemps dans les mines de l'Amérique." (Essai sur l'entendement humain, trad. Coste, IV, 17, 6 p.982)
Voici le texte original :
"Syllogism, at best, is but the art of fencing with the little knowledge we have, without making any addition to it. And if a man should employ his reason all this way, he will not do much otherwise than he who, having got some iron out of the bowels of the earth, should have it beaten up all into swords, and put it into his servants’ hands to fence with and bang one another. Had the King of Spain employed the hands of his people, and his Spanish iron so, he had brought to light but little of that treasure that lay so long hid in the dark entrails of America."

vendredi 8 juin 2012

L'immanence des mystiques.

" Les mystiques ont des visions tout à fait semblables aux tableaux des peintres ou aux miniatures des enlumineurs " écrit Émile Mâle en 1908 dans L'art religieux de la fin du Moyen-Âge (Colin, 1925, p. 152).
Tels les Épicuriens, pensant voir, dans leurs rêves, les dieux tels qu'ils sont.

jeudi 7 juin 2012

Recension d'un livre de Lucien Jerphagnon (1921-2011).

Je l'ai cité plusieurs fois sur ce blog, on trouve désormais sur www.nonfiction.fr la recension que j'ai faite de ses ultimes entretiens

Locke rend justice à un des premiers philosophes cyniques, Antisthène, mais pas aux stoïciens.

Dans le paragraphe 4 du chapitre 12 du livre IV de l' Essai sur l'entendement humain(1689), John Locke soutient qu' il est dangereux, prenant les mathématiques comme modèle, de bâtir sur des principes. Plus particulièrement il est dangereux moralement de fonder sa conduite sur des principes théoriques faux. C'est pour illustrer ce péril qu'il fait comme un tour d'horizon, certes incomplet mais peu importe cela, de la philosophie antique :
" Qu'on reçoive comme certain et indubitable ce principe de quelques anciens philosophes, que tout est matière, et qu'il n'y a aucune autre chose, il sera aisé de voir par les écrits de quelques personnes qui de nos jours ont renouvelé ce dogme, dans quelles conséquences il nous engagera. Qu'on suppose avec Polémon que le monde est Dieu, ou avec les stoïciens que c'est l'éther ou le Soleil, ou avec Anaximène que c'est l' air ; quelle théologie, quelle religion, quel culte aurons-nous ! Tant il est vrai que rien ne peut être si dangereux que des principes qu'on reçoit sans les mettre en question, ou sans les examiner, surtout s'ils intéressent la morale, qui a une si grande influence sur la vie des hommes, et qui donne un cours particulier à toutes leurs actions. Qui n'attendra avec raison une autre sorte de vie d'Aristippe, qui faisait consister la félicité dans les plaisirs du corps, que d'Antisthène qui soutenait que la vertu suffisait pour être heureux ? De même, celui qui avec Platon placera la béatitude dans la connaissance de Dieu élèvera son esprit à d'autres contemplations que ceux qui ne portent point leur vue au-delà de ce coin de Terre et des choses périssables qu'on y peut posséder. Celui qui posera pour principe avec Archélaüs que le juste et l'injuste, l'honnête et le déshonnête sont uniquement déterminés par les lois et non pas par la nature, aura sans doute d'autres mesures du bien et du mal moral, que ceux qui reconnaissent que nous sommes sujets à des obligations antérieures à toutes les constitutions humaines." (trad. Coste, Livre de Poche, p 931-932)
Spontanément je suis étonné par la mauvaise connaissance que Locke paraît avoir ici du stoïcisme en lui attribuant la croyance qu'une partie du monde est Dieu et par la vue en revanche sur ce qu'est le cynisme, ne cédant pas à la caricature (mais, à la fin du 17ème en Angleterre, diffusait-on une image caricaturale et mutilée du cynisme ?)

mercredi 6 juin 2012

Un danger de l'analyse conceptuelle.

Dans le chapitre 7 du livre IV de l 'Essai sur l'entendement humain, Locke traite des axiomes (qu'il appelle aussi maximes) , et précisément des axiomes logiques, comme ce que nous appelons le principe d'identité : "ce qui est est". Il les étudie à la fois génétiquement et épistémologiquement, à chaque fois dans le même esprit : réviser à la baisse leur valeur. Génétiquement, ils les dérivent de propositions particulières et épistémologiquement il les prive de tout intérêt heuristique : ils ne servent pas à découvrir la vérité mais à la communiquer et aussi à mettre fin aux chicanes. Pire, le strict respect de la logique peut conduire à soutenir des thèses fausses. C'est ce qu'il argumente dans le paragraphe 12 (trad. Coste, p.880, Livre de poche ) auquel il donne le titre suivant, Si l'on ne prend pas garde à l'usage qu'on fait des mots, ces maximes peuvent prouver des contradictions. Exemple dans le vide :
" Une autre chose qu'il ne sera pas, je crois, mal à propos d'observer sur ces maximes générales, c'est qu'elles sont si éloignées d'avancer, ou de confirmer notre esprit dans la vraie connaissance, que, si nos notions sont fausses, vagues ou incertaines, et que nous attachions nos pensées au son des mots, au lieu de les fixer sur les idées constantes et déterminées des choses, ces maximes générales serviront à nous confirmer dans des erreurs ; et selon cette méthode si ordinaire d'employer les mots sans aucun rapport aux choses, elles serviront même à prouver des contradictions. Par exemple, celui qui avec Descartes se forme dans son esprit une idée de ce qu'il appelle corps, comme d'une chose qui n'est qu'étendue, peut démontrer aisément par cette maxime, ce qui est, est, qu'il n'y a point de vide, c'est-à-dire d'espace sans corps. Car l'idée à laquelle il attache le mot de corps n'étant que pure étendue, la connaissance qu'il en déduit, que l'espace ne saurait être sans corps, est certaine. Car il connaît clairement et distinctement sa propre idée d'étendue, et il fait qu'elle est ce qu'elle est, et non une autre idée, quoiqu'elle soit désignée par ces trois noms étenduecorps et espace : trois mots qui signifiant une seule et même idée, peuvent sans doute être affirmés l'un de l'autre avec la même évidence et la même certitude que chacun de ces termes peut être affirmé de soi-même : et il est aussi certain que tandis que je les emploie tous pour signifier une seule et même idée, cette affirmation, le corps est espace, est aussi véritable et aussi identique dans sa signification que celle-ci, le corps est corps l'est tant à l'égard de sa signification qu'à l'égard du son."
Qu'on ne croie pas après cette lecture que Locke est hostile par principe à l'analyse conceptuelle. Au contraire, s'il pense que la morale peut être démonstrative, c'est précisément parce qu'il fait de l'analyse conceptuelle des concepts moraux (que Locke désigne du nom de modes mixtes) le point de départ d'une telle démonstration. En revanche, ce qu'il met ici en relief, c'est que, dès que l'analyse conceptuelle est considérée comme le moyen de connaître la réalité, il suffit qu'elle explicite le contenu de concepts qui ne se réfèrent à aucun objet réel mais que l'analyste croit à tort pouvoir rapporter à des objets réels pour que l'analyse conceptuelle en question, en ne faisant qu'expliciter l'ensemble des idées fausses tenues pour vraies par l'analyste, donne l'impression trompeuse de l'exploration impeccable d'une nécessité logique. La position de Locke peut être présenté ainsi : tant que l'analyse conceptuelle explicite des modes mixtes, elle va au fond des choses puisqu'un mode mixte, comme le concept d'une figure géométrique ou comme ceux de justice ou de triomphe, n'est rien de plus que les idées que l'esprit a combinées entre elles. En revanche si le concept se rapporte à une substance (Locke entend par là une réalité décomposable ultimement en particules physiques) de manière générale comme le concept de corps ou particulière comme celui de soleil, alors l'analyse conceptuelle est tout à fait inutile si l'on recherche non la clarification de ce qu'on a à l'esprit mais la découverte de la réalité.

mardi 5 juin 2012

Les Grecs antiques, un peuple de stoïciens, qui ne prenait pas au sérieux toute la nature humaine ?


 Tête de Christ (musée du Louvre)
Dans L'art religieux de la fin du Moyen-Âge (1908), Émile Mâle écrit à propos des Grecs anciens :
" Raconter l'agonie d'un Dieu, montrer un Dieu épuisé, meurtri, couvert d'une sueur de sang, une telle entreprise eût fait reculer les Grecs du Vème siècle. Leur conception héroïque de la vie les rendait peu sympathiques à la douleur. Pour eux, la souffrance, qui détruit l'équilibre du corps et de l'âme est servile ; c'est un désordre que l'art ne doit pas éterniser. Seules, la beauté, la force, la sérénité doivent être proposées à la contemplation des hommes : ainsi l'oeuvre d'art devient bienfaisante, ainsi elle offre à la cité le modèle de la perfection où elle doit tendre. Ce peuple de dieux et de héros de marbre dit au jeune homme : "Sois fort, et, comme nous, domine la vie." Voilà la leçon que donne et donnera sans cesse l'antiquité. Grande leçon, assurément, et qui, depuis la Renaissance, a fait hésiter les âmes. Michel-Ange eut beau être chrétien, il fut subjugué par l'héroïsme antique.
Son Christ de la Minerve, beau comme un athlète, porte la croix comme un triomphateur : nulle trace de souffrance sur son visage impassible. Michel-Ange, comme un Grec, méprise et enseigne à mépriser la douleur. Instruits par son exemple, les Français, vers 1540, commencèrent à avoir honte d'exprimer la souffrance.
Le Christ à la Colonne de Saint-Nicolas de Troyes est un héros que ne sauraient atteindre les outrages des esclaves. L'artiste qui l'a sculpté n'imite pas seulement les procédés de Michel-Ange, il participe à son esprit. Car ce qui rend si dramatique l'histoire de l'art de la Renaissance, en France et dans toute l' Europe, c'est que c'est l'histoire de la lutte de deux principes, de deux conceptions de la vie.
Que voulaient dire nos vieux maîtres ? Ils voulaient dire que la douleur existe et qu'il ne sert à rien de la nier quand on la sent mêlée à la trame des choses. Au fond, ils avaient raison. Une religion, un art, où la douleur n'a pas sa place, n'expriment pas toute la nature humaine. La Grèce, elle-même, lassée de ses belles légendes qui ne consolaient pas, se mit à pleurer avec les femmes de Syrie la mort d' Adonis.
Il faut que les larmes longtemps contenues s'ouvrent un passage." (Colin, 1925, p.95-96)
Terminons par ces lignes de Nietzsche, qui mettent en relief en-deçà de leurs différences la parenté entre l'art hellénique (qu'on me pardonne la grossière généralité...) et l'art gothique :
L'au-delà dans l'art. Ce n'est pas sans un profond chagrin qu'on s'avoue que les artistes de tous les temps, dans leurs aspirations les plus hautes, ont rapporté précisément ces représentations à une transfiguration céleste que nous connaissons aujourd’hui pour fausse : ils sont les glorificateurs des erreurs religieuses et philosophiques de l'humanité, et ils n'auraient pu l'être sans la foi en leur vérité absolue. Or, si la foi en une telle vérité diminue, les couleurs de l'arc-en-ciel pâlissent autour des fins extrêmes de la connaissance et de l'illusion humaine : ainsi cette espèce d'art ne peut plus refleurir, qui, comme la divina commedia, les tableaux de Raphaël, les fresques de Michel-Ange, les cathédrales gothiques, suppose non seulement une signification cosmique, mais encore une signification métaphysique des objets de l'art. Il se fera une émouvante légende de ce qu'il ait pu exister un tel art, une telle foi d'artistes." (Humain, trop humain, I, 220, éd. Lacoste & Le Rider, p.555)
À la différence d' Émile Mâle, Nietzsche inclut le christianisme dans la légende.

lundi 4 juin 2012

Un peintre hegélien ou une image non cartésienne de la jeunesse.

C'est Émile Mâle qui écrit dans L'art religieux de la fin du Moyen-âge en France (Colin, 1925, p.48) :
" Dans l'art italien du XVème siècle, le type de saint-Jean encore enfant, mais déjà visité par l' Esprit, n'est pas rare ; il a inspiré quelques belles oeuvres aux sculpteurs florentins. C'était une entreprise hardie de marquer du sceau de Dieu un front naïf et une bouche candide. Qui ne connaît le jeune visage fiévreux du Saint-Jean de Donatello
Unir l'innocence à la science suprême , un pareil problème a ravi Léonard, sorte de philosophe hegélien, qui réconcilie les contraires dans une harmonie supérieure. Son Saint Jean-Baptiste du Louvre, qui sourit sur un fond de ténèbres, est l'oeuvre la plus étonnante qu'ait inspirée l'enfance du Précurseur."

dimanche 3 juin 2012

Les amants comme modèles des philosophes.

C'est un lieu commun de la philosophie, en tout cas de la philosophie antique, de disqualifier l'amour. Or, Locke réhabilite ici le discours de ceux qui s'aiment dans un chapitre où il donne des remèdes aux imperfections du langage. Un des remèdes est d'avoir "des idées distinctes et conformes aux choses à l'égard des mots qui expriment des substances". C'est le cas des amants, plus généralement de tous ceux qui s'entendent, en un sens large de l'expression, pour faire leur cuisine :
" Les marchands, les amants, les cuisiniers, les tailleurs, etc. ne manquent pas de mots pour expédier leurs affaires courantes. Les philosophes et les controversistes pourraient aussi terminer les leurs, s'ils avaient envie d'entendre nettement, et d'être entendus de même." (Essai sur l'entendement humain, III, 11, 10, trad. Coste, p.761)
Platon, lui, ne prenait pas le cuisinier comme modèle. Le cuisinier est un type de flatteur. La flatterie " n'a aucun souci du meilleur état de son objet, et c'est en agitant constamment l'appât du plaisir qu'elle prend au piège la bêtise, qu'elle l'égare, au point de faire croire qu'elle est plus précieuse que tout. Ainsi la cuisine s'est glissée sous la médecine, elle en a pris le masque. Elle fait donc comme si elle savait quels aliments sont meilleurs pour le corps." (Gorgias, 464 c-d)
Dans l'esprit de ce texte, c'est défendable de voir aussi les marchands, les amants et les tailleurs comme des flatteurs. Les marchands tromperaient sur la marchandise et sur les besoins des acheteurs, les amants sur eux-mêmes et qui ils aiment et enfin pour les tailleurs cela va de soi, ils masquent le corps et le donnent à voir avantageusement.
Ceci dit, le point de vue platonicien et celui de Locke ne sont pas incompatibles : quand plusieurs flatteurs s'y mettent pour flatter, ils doivent s'entendre sur ce qu'ils veulent dire. C'est par la transparence des mots échangés qu'ils parviennent à troubler l'esprit de qui les croit.

Compte-rendu du livre de Jacques Schlanger : Du bon usage de Montaigne (2012)

On peut trouver ici la recension d'un livre dont le titre m'a fait rêver...

Commentaires

1. Le samedi 2 juin 2012, 18:05 par julien benda
Ai je besoin de dire mon sentiment pour le scepticisme de Montaigne, en tant qu'il a pour mobile cardinal de vivre en paix parmi les conflits idéologiques des hommes, causes de ces guerres civiles qui gênaient sa tranquillité,en même temps que de supprimer ces conflits afin précisément de vivre en paix, et dans lequel je vois encore la volonté de ne point adopter un idéal avec netteté et donc exclusivisme de manière à n'avoir point à la défendre ni à attaquer ceux qui veulent le détruire et à éviter les ennuis qu'impliquent de telles allures. Quant l'éloquent docteur souhaite la justice, l'humanitarisme, la liberté de conscience, c'est surtout qu'il y voit des avantages pour sa commodité personnelle; je ne le sens nullement disposé à se mobiliser pour le triomphe de ces valeurs et à porter la responsabilité de son enseignement par un fier Me adsum qui feci. J'ai même le sentiment que si d'autres prêchent des valeur contraires, il pense qu'il faut les laisser faire pou ne pas troubler la paix, c'est à dire sa chère quiétude. Sa morale réside assez bien dans le mot d'Horace : in propria pelle quiescere. Au surplus il assure qu'il n'y a pas une idée qui vaille de tuer un homme ni de se faire tuer pour elle, ce qui montre le cas qu'il fait d'une conviction morale. e somme ce scepticisme, fondé sur la dépréciation des engagements moraux et la terreur de leurs conséquences, me paraît fort méprisable.
Julien Benda, exercice d'un enterré vif 1944
2. Le samedi 2 juin 2012, 20:10 par Philalèthe
Cher Julien Benda,
Sans doute n'auriez-vous pas cru de votre vivant à la possibilité de votre résurrection.
Mais elle est un fait et je m'en réjouis.
Et je vois votre malice à m'envoyer un texte d'un enterré précisément tout à fait vif.
Je n'ai pas le souvenir d'avoir lu des lignes vôtres sur Montaigne mais je dois l'avouer, votre mépris de son scepticisme trop accommodant ne me surprend pas. Les valeurs ont, je crois, pour vous une réalité objective et l'action comme la pensée doivent s'y subordonner. Je ne sais pas si vous avez écrit sur Descartes et Leibniz mais j'imagine que vous avez pris parti pour le Dieu de Leibniz, parce qu'il ne crée pas les valeurs mais s'y conforme.
Enfin, je ne veux pas vous lasser. Sachez quand même que votre présence vivante me trouble et me ferait presque croire, horribile dictu, au miracle.
Cher maître, recevez l'expression de mon profond respect.
3. Le vendredi 31 août 2012, 16:57 par Philalèthe
Cher Julien Benda,
Je lis la Préface écrite par Étiemble en 1958 à votre Trahison des Clercs. Il y met Montaigne sur le même plan que Montesquieu, Voltaire, et Zola :
" Montaigne s'oppose aux procès de sorcellerie, au massacre des Caraïbes, au pillage des Indes Orientales "
Ne devez-vous pas donner raison à un des rares hommes qui de votre vivant vous a défendu ? Ne voyez-vous pas un seul aspect de Montaigne, celui qui précisément vous déplaît tant ?
Infiniment respectueusement vôtre.

samedi 2 juin 2012

L'invasion allemande de 1940 comme métaphore de la fin de l' Empire Romain ou déménager pendant la débâcle.

Lucien Jerphagnon consacre le chapitre XV de son Histoire de la pensée (Tallandier) à "la fin de tout", entendez les grandes invasions qui détruisirent l'Empire Romain :
" Pour évoquer ce drame qui aujourd'hui encore m'obsède, une analogie me vient, image sans grandeur ni noblesse, mais par là même disant mieux l'absolu de l'absurde aux dimensions d'un monde. Imaginez donc un déménagement, le vôtre, coïncidant par malchance avec la débâcle de juin 1940. Et voilà le camion brinquebalé d'un côté et de l'autre de la ligne de démarcation, puis englué dans les mouvements de l'armée d'occupation, passant et repassant les frontières sous les bombardements. La guerre finie, votre mobilier se trouve éparpillé en différents garde-meubles, et vous finissez par récupérer ici le plus gros de votre piano, là une chaise sans dossier et un dossier sans chaise, ailleurs encore le fauteuil Louis XV de votre grand-mère, mais un bricoleur a remplacé un pied cassé par un autre, procédant d'un guéridon 1925. Une vitrine de salon, longtemps garde-manger pour quelque réfugié, vous rappelle par son vide les bibelots de votre enfance. C'est tout. Et c'est à partir de ces membra disjecta que rentrant vous-même de guerre, vous devez vous refaire un foyer, complétant à mesure les manques avec des meubles de sapin tout droit sortis d'une fabrique réouverte. Vous vous bercez de souvenirs, mais pour votre enfant, nés après la tourmente, tout cela sera le cadre familier de leur jeunesse. Cauchemar d'un surréaliste saoul ? Que non ! Imaginez la chose à l'échelle de sept siècles, et vous approcherez l'idée de ce qu'il advint de la culture gréco-latine d' Occident entre 430 et mettons : l'an 1100" (p.366-367)
Je reprendrai un passage de la métaphore : les philosophies de l'Antiquité, vitrines dévastées et passablement vides, n'offrent souvent plus grand chose à voir mais certains qui pensent moins à connaître qu'à satisfaire leurs besoins y entreposent, en s'imaginant qu'elles ont été faites pour cela, tous les biens nécessaires à leur salut. Réfugiés poussés par le malheur, ils appellent les philosophes antiques à leur secours. D'autres considèrent que ces vitrines étaient d'abord de belles et riches vitrines, offertes en premier lieu à la contemplation des oeuvres contournées qu'elles abritaient. Ils sont donc prompts à s'indigner quand ils voient les premiers se jeter sur elles pour en saisir les maigres en-cas qu'ils se sont eux-mêmes plus ou moins confectionnés.

mercredi 30 mai 2012

Locke : que voulaient donc dire les philosophes antiques ? Les interpréter vaut-il la peine ?

Locke consacre la chapitre IX du livre III de l' Essai sur l'entendement humain à l'imperfection des mots. Il vient de souligner combien les mots qui signifient les idées morales sont confus tant ils véhiculent des idées variables selon les locuteurs. Puis viennent ces lignes sur les philosophes de l'Antiquité :
" Il serait inutile de faire remarquer quelle obscurité doit avoir été inévitablement répandue par ce moyen (Locke se réfère à la confusion du vocabulaire moral) dans les écrits des hommes qui ont vécu dans des temps reculés, et en différents pays. Car le grand nombre de volumes que de savants hommes ont écrit pour éclaircir ces ouvrages, ne prouve que trop quelle attention, quelle étude, quelle pénétration, quelle force de raisonnement est nécessaire pour découvrir le véritable sens des anciens auteurs. Mais comme il n’y a point d’ouvrages dont il importe extrêmement que nous nous mettions fort en peine de pénétrer le sens, excepté ceux qui contiennent, ou des vérités que nous devons croire, ou des lois auxquelles nous devons obéir, et que nous ne pouvons mal expliquer ou transgresser sans tomber dans de fâcheux inconvénients, nous sommes en droit de ne pas nous tourmenter beaucoup à pénétrer le sens des autres auteurs qui n’écrivent que leurs propres opinions, qu’ils le sont de savoir les nôtres. Comme notre bonheur ou notre malheur ne dépend point de leurs décrets, nous pouvons ignorer leurs notions sans courir aucun danger. Si donc en lisant leurs écrits, nous voyons qu’ils n’emploient pas les mots avec toute la clarté et la netteté requise, nous pouvons fort bien les mettre à quartier sans leur faire aucun tort, et dire en nous-mêmes :
''Pourquoi se fatiguer à pouvoir te comprendre, si tu ne veux te faire entendre ?'' ( 10, trad. Coste, Livre de Poche, p.717-718)
On notera néanmoins avec intérêt et étonnement que quelques pages plus loin, l'auteur propose sur le même sujet une argumentation plus mesurée et plus précise aussi :
" 22. Cette incertitude de ces mots nous devrait apprendre à être modérés, quand il s'agit d'imposer aux autres le sens que nous attribuons aux anciens auteurs,
Une chose au moins dont je suis assuré, c'est que dans toutes les langues la signification des mots dépendant extrêmement des pensées, des notions, et des idées de celui qui les emploie, elle doit être inévitablement très incertaine dans l'esprit de bien des gens du même pays et qui parlent la même langue. Cela est si visible dans les auteurs grecs, que quiconque prendra la peine de feuilleter leurs écrits, trouvera dans presque chacun d'eux un langage différent, quoiqu'il voie partout les mêmes mots. Que si à cette difficulté naturelle qui se rencontre dans chaque pays, nous ajoutons celles que doit produire la différence des pays, et l'éloignement des temps dans lesquels ceux qui ont parlé et écrit ont eu différentes notions, divers tempéraments, différentes coutumes, allusions, et figures de langage, etc. chacune desquelles choses avait quelque influence sur la signification des mots, quoique présentement elles nous soient tout à fait inconnues, la raison nous obligera à avoir de l'indulgence et de la charité les uns pour les autres à l'égard des interprétations ou des faux sens que les uns ou les autres donnent à ces anciens écrits ; puisqu' encore qu'il nousimporte beaucoup de les bien entendre, ils renferment d' inévitables difficultés, attachées au langage, qui, excepté les noms des idées simples et quelques autres fort communs, ne sauraient faire connaître d'une manière claire et déterminée le sens et l'intention de celui qui parle, à celui qui écoute, sans de continuelles définitions des termes. Et dans les discours de religion, de droit et de morale, où les matières sont d'une plus haute importance, on y trouvera aussi de plus grandes difficultés." (trad. Coste p.728)

samedi 26 mai 2012

Les sceptiques, les Chewong et les cyniques : voir ou ne pas voir l'animal pour ce qu'il est.

Les sceptiques ont été minutieusement attentifs aux différences entre les humains et les animaux. En s'appuyant sur elles, ils ont défendu la relativité des biens et des maux, variables en effet selon les espèces et leurs organes sensoriels :
" Les feuilles de l' olivier sont comestibles pour la chèvre, elles sont amères pour l'homme ; la cigüe est une nourriture pour la caille, elle est mortelle pour l'homme ; le fumier est comestible pour le porc, non pour le cheval ", écrit Diogène Laërce (IX, 79)
Pour en rester au porc, citons encore Sextus Empiricus dans ses Esquisses pyrrhoniennes (Livre I, 14, 56 ) :
" Les porcs trouvent plus agréable de se laver dans la fange la plus puante que dans une eau claire et pure " (trad. Pellegrin, Points, p. 85)
On doit ainsi aux sceptiques d'avoir promu une connaissance non anthropomorphique des animaux.
D' une connaissance anthromorphique de l'animal et plus précisément de ses goûts et dégoûts, on trouve un bon exemple dans la société Chewong (groupe ethnique de langue môn-khmère vivant en Malaisie) :
" Le chien qui mange des excréments sous les maisons est persuadé de dévorer des bananes, tandis que les éléphants se voient les uns les autres comme des humains (...) un Chewong qui endosse le "vêtement" d'un tigre continuera à voir le monde comme humain." (Par-delà nature et culture, p. 46-47, 2005)
Philippe Descola explicite le type de cosmologie en jeu en citant une formule d'une autre ethnie, les Bedamuni, vivant eux en Nouvelle-Guinée :
" Lorsque nous voyons des animaux, nous pourrions penser qu'il s'agit seulement d'animaux, mais nous savons qu'ils sont en réalité comme des humains." (ibid. p.48)
Les sceptiques, eux, ont su penser - et avec raison - qu'il s'agit seulement d'animaux. Et les cyniques ?
Sans former une ethnie (!), les cyniques me paraissent par endroits plus proches des Chewong que des sceptiques. C'est ce que me porte à penser l'anecdote rapportant quel profit Diogène tira de l'exemple d’une souris :
" C'est parce qu'il avait, à en croire Théophraste dans son Mégarique, vu une souris qui courait de tous côtés, sans chercher de lieu de repos, sans avoir peur de l'obscurité ni rien désirer de ce qui passe pour des sources de jouissance, que Diogène découvrit un remède aux difficultés dans lesquelles il se trouvait." (Diogène Laërce, VI, 22)
La version de la même histoire rapportée par Élien est encore plus claire du point de vue qui m'intéresse ici :
" Diogène de Sinope, abandonné de tout le monde, vivait isolé. Trop pauvre pour recevoir personne chez lui, il n'était reçu nulle part à cause de son humeur chagrine qui le rendait le censeur continuel des paroles et des actions d'autrui. Réduit à se nourrir de l’extrémité des feuilles des arbres, sa seule ressource, Diogène commençait à perdre courage, lorsqu'une souris, s'approchant de lui, vint manger les miettes de pain qu'il laissait tomber. Le philosophe, qui observait avec attention le manège de l'animal, ne put s'empêcher de rire : sa tristesse se dissipa, la gaieté lui revint. "Cette souris, dit-il, sait se passer des délices des Athéniens; et toi, Diogène, tu t'affligerais de ne point souper avec eux !" Il n'en fallut pas davantage pour rétablir le calme dans l’âme de Diogène " (Histoires diverses, trad. Dacier, 1827) - on laissera de côté la relative incohérence de ce récit : si Diogène ne mange que des feuilles, pourquoi consomme-t-il aussi du pain ? -
Certes je ne prête pas à Diogène de Sinope la croyance que la souris est un humain en vêtement de souris, mais si le philosophe cynique prend comme modèle la souris, c'est précisément qu'il ne la voit pas comme une souris, instance d'un type différent du type humain, mais comme un homme doté de vertus enviables. Dans d'autres anecdotes, ce sera plus difficile de savoir si la souris exemplifie une vertu ou un vice mais elle continuera d'être vue comme un homonculus :
" Devant les souris qui couraient sur sa table, il dit : " Tiens ! Voilà que même Diogène nourrit des parasites !" (VI, 40)
Je ne prétends pas, cela va de soi, que le cynique n'ait pas eu connaissance de l'animalité de l'animal. Reste que dans l'usage philosophique qu'il en fait, il illustre plus l'anthropomorphisme des Chewong que la reconnaissance lucide et sceptique de l' altérité de l'animalité.

mercredi 23 mai 2012

La sauterelle : l'homme en mieux.

Dans le chapitre XXVIII des Essais sur l'entendement humain, Locke présente les relations naturelles :
" Une autre raison de comparer des choses ensemble ou de considérer une chose en sorte qu'on renferme quelque autre chose dans cette considération, ce sont les circonstances de leur origine ou de leur commencement, qui n'étant pas altérées dans la suite, fondent des relations qui durent aussi longtemps que les sujets auxquels elles appartiennent par exemple père et enfantfrèrescousins germains, etc. dont les relations sont établies sur la communauté d'un même sang auquel ils participent en différents degrés ; compatriotes, c'est-à-dire, ceux qui sont nés dans un même pays" (trad. Coste)
Puis Locke explique que toutes les relations naturelles sont loin d'être désignées par le langage :
" Nous pouvons observer à ce propos que les hommes ont adapté leurs notions et leur langage à l'usage de la vie commune, et non pas à la vérité et à l'étendue des choses. Car il est certain que dans le fond la relation entre celui qui produit et celui qui est produit, est la même dans les différentes races des autres animaux que parmi les hommes :cependant on ne s'avise guère de dire, ce taureau est le grand-père d'un tel veau, ou que deux pigeons sont cousins germains."
Or, ce qu'"on ne s'avise guère de dire", rien d'étonnant si le cynique le dit, lui. Voyez Antisthène :
" Marquant son dédain à l'endroit de ces Athéniens qui se vantaient d'être des indigènes, il disait que leur noblesse ne dépassait en rien celle des limaçons et des sauterelles." (Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 1)
Ce qu'explicite la note de Marie-Odile Goulet-Cazé :
" Car limaçons et sauterelles sont aussi des autochtones " (Le Livre de Poche, p. 680)
Plus loin Locke relève ce qu'on appellera la pluralité des champs sémantiques relatives à un même référent :
" L'on ne doit point être surpris que les hommes n'aient point inventé de noms, pour exprimer des pensées dont ils n'ont point occasion de s'entretenir. D'où il est aisé de voir pourquoi dans certains pays les hommes n'ont pas même un mot pour désigner un cheval, pendant qu'ailleurs, moins curieux de leur propre généalogie que de celle de leurs chevaux, ils ont non seulement des noms pour chaque cheval en particulier, mais aussi pour les différents degrés de parentage qui se trouvent entre eux."
Antisthène donnerait-il aussi aux limaçons et sauterelles une généalogie ?
En tout cas, pas comme le paysan le fait avec ses chevaux, pour s'y retrouver facilement dans leur élevage.
Le cynique reste centré sur l'homme ; c'est juste que, pour l'élever vraiment, il le prive de ses propriétés imaginairement nobles.
Xénophane ne faisait-il pas pareil en imaginant un cheval humain, trop humain ?
" Cependant si les boeufs, les chevaux, et les lions
Avaient aussi des mains, et si avec ces mains
IIls savaient dessiner, et savaient modeler
Les oeuvres qu'avec art seuls les hommes façonnent
Les chevaux forgeraient des dieux chevalins, Et les boeufs donneraient aux dieux forme bovine."
À dire vrai, la sauterelle cynique est supérieure au cheval xénophanien : lui, est encore un homme, à sa manière chevaline ; elle, donne l'exemple à l'homme. Qui connaît en effet une sauterelle fière de son origine ?
On l'a souvent dit : l'animal dans sa simplicité muette est pour le cynique un modèle pour les hommes.

lundi 14 mai 2012

Impossible de concevoir comment des esprits purs communiquent entre eux et ont un for intérieur.

On peut lire ce texte en complément de l'avant-dernier billet sur l'ange selon Locke :
" Les esprits séparés, qui ont des connaissances plus parfaites et qui sont dans un état beaucoup plus heureux que nous, doivent avoir aussi une voie plus parfaite de s'entre-communiquer leurs pensées, que nous qui sommes obligés de nous servir de signes corporels, et particulièrement de sons, qui sont de l'usage le plus général comme les moyens les plus commodes et les plus prompts que nous puissions employer pour nous communiquer nos pensées les uns aux autres. Mais parce que nous n'avons en nous-mêmes aucune expérience, et par conséquent aucune notion d'une communication immédiate, nous n'avons point aussi d'idée de la manière dont les esprits qui n'usent point de paroles, peuvent se communiquer promptement leurs pensées ; et moins encore comment comprenons-nous comment n'ayant point de corps, ils peuvent être maîtres de leurs propres pensées, et les faire connaître ou les cacher comme il leur plaît, quoique nous devions supposer nécessairement qu'ils ont une telle puissance." (Essai sur l'entendement humain, II, 23, trad. Coste).

dimanche 13 mai 2012

Épictète et Bernardin de Saint-Pierre : une même croyance en la Providence

Épictète (Entretiens, I, XVI) :
" Ne vous étonnez pas que les autres animaux aient à leur disposition tout ce qui est indispensable à la vie du corps, non seulement la nourriture et la boisson, mais le gîte, et qu'ils n'aient pas besoin de chaussures, de tapis, d' habits, tandis que nous, nous en avons besoin. Car il eût été nuisible de créer de pareils besoins chez des êtres qui n'ont pas leur fin en eux-mêmes, mais sont nés pour servir. Vois quelle affaire ce serait de nous occuper non seulement de nous-mêmes, mais de nos brebis et de nos ânes pour les vêtir, les chausser, les nourrir, les faire boire. Les soldats sont à la disposition du général, chaussés, vêtus et armés ; ce serait effrayant , si le chiliarque devait circuler pour chausser et pour habiller ses mille hommes ; de même la nature a mis à notre disposition les êtres nés pour nous servir ; ils sont tout préparés et n'exigent aucun soin ; si bien qu'un petit enfant mène les brebis avec un bâton. Mais nous oublions de remercier Dieu de nous avoir dispensés de prendre autant de soin de ces bêtes que de nous-mêmes, et nous lui faisons des reproches à notre sujet. Pourtant, par Zeus et par tous les dieux ! un seul de ces êtres suffirait à faire reconnaître la Providence, si l'on est honnête et reconnaissant ; ne parlons pas de grandes choses ; le lait qui provient de l'herbe, le fromage qui vient du lait, la laine qui vient de la peau, qui a fait, qui a imaginé tout cela ? Personne, dit-on ! Quelle inconscience ! Quelle impudence !"
Bernardin de Saint-Pierre (Études de la nature, T.II, 1839) :
" Dans nos climats tempérés, nous éprouvons une bienveillance semblable de la part de la nature. C'est dans la saison chaude et sèche qu'elle nous donne quantité de fruits pleins d'un jus rafraîchissant, tels que les cerises, les pêches, les melons ; et à l'entrée de l'hiver, ceux qui échauffent, par leurs huiles, tels que les amandes et les noix (...) C'est le long des eaux que croissent les plantes et les arbres les plus secs, les plus légers et par conséquent les plus propres à les traverser. Tels sont les roseaux, qui sont creux, et les joncs remplis d'une moëlle inflammable. Il ne faut qu' une botte médiocre de jonc pour porter sur l'eau un homme fort pesant. C'est sur les bords des lacs du Nord que croissent ces vastes bouleaux dont il ne faut que l'écorce d'un seul arbre pour faire un grand canot (...) Il n'y a pas moins de convenance dans les formes et les grosseurs de fruits. Il y en a beaucoup qui sont taillés pour la bouche de l'homme, comme les cerises et les prunes ; d'autres pour sa main, comme les poires et les pommes ; d'autres beaucoup plus gros, comme les melons, sont divisés par côtés et semblent être destinés à être mangés en famille ; il y en a même aux Indes comme le jacq , et chez nous la citrouille, qu' on pourrait partager avec ses voisins." (p. 244 à 251, passim)
" Assez ! Assez !" (Nietzsche, Généalogie de la morale, I, 14)

samedi 12 mai 2012

L'ange lockéen : une anticipation du rêve transhumaniste.

" Si un homme avait la vue mille ou dix mille fois plus subtile qu' il ne l'a par le secours du meilleur microscope, il verrait avec les yeux sans l'aide d'aucun microscope des choses plusieurs millions de fois plus petites que le plus petit objet qu'il puisse discerner présentement, et il serait ainsi plus en état de découvrir la contexture et le mouvement des petites particules dont chaque corps est composé. Mais dans ce cas il serait dans un monde tout différent de celui où se trouve le reste des hommes. Les idées visibles de chaque chose seraient tout autres à son égard que ce qu'elles nous paraissent présentement. C' est pourquoi je doute qu' il pût discourir avec les autres hommes des objets de la vue ou des couleurs, dont les apparences seraient en ce cas-là si fort différentes. Peut-être même qu'une vue si perçante et si subtile ne pourrait pas soutenir l'éclat des rayons du Soleil, ou même la lumière du jour, ni apercevoir à la fois qu'une très petite partie d'un objet, et seulement à fort petite distance. Supposé donc que par le secours de ces sortes de microscopes (qu'on me permette cette expression) un homme pût pénétrer plus avant qu' on ne fait d'ordinaire dans la contexture radicale des corps (Anglais : secret composition and radical texture), il ne gagnerait pas beaucoup au change, s'il ne pouvait pas se servir d'une vue si perçante pour aller au marché ou à la Bourse ; s'il se trouvait après tout dans l'incapacité de voir à une juste distance les choses qu'il lui importerait d'éviter, et de distinguer celles dont il aurait besoin, par le moyen des qualités sensibles qui les font connaître aux autres. Un homme, par exemple, qui aurait les yeux assez pénétrants pour voir la configuration des petites parties du ressort d'une horloge, et pour observer quelle en es t la structure particulière, et la juste impulsion d'où dépend son mouvement élastique, découvrirait sans doute quelque chose de fort admirable. Mais si avec des yeux ainsi faits il ne pouvait pas voir tout d'un coup l'aiguille et les nombres du cadran, et par là connaître de loin quelle heure il est, une vue si perçante ne lui serait pas dans le fond fort avantageuse, puisqu'en lui découvrant la configuration secrète des parties de cette machine, elle lui en ferait perdre l'usage." (Essai sur l'entendement humain, II, 23, 12, trad. Coste)
À lire ce texte de Locke, on trouve des raisons d'être sceptique par rapport au projet transhumaniste. Mais la suite de ses réflexions met en relief que ce que Locke évalue négativement, c'est seulement la situation d'un homme qui par des pouvoirs sensoriels extraordinaires serait isolé et handicapé au sein du monde ordinaire. En revanche le cas de l'ange est tout à fait distinct, certes Locke n'en a qu'une connaissance hypothétique, vu que sa source est la révélation et non la raison :
Conjecture touchant les esprits.
Permettez-moi ici de vous proposer une conjecture bizarre qui m'est venue dans l'esprit. Si l'on peut ajouter foi au rapport des choses dont notre philosophie ne saurait rendre raison, nous avons quelque sujet de croire que les esprits (spirits) peuvent s'unir à des corps de différente grosseur, figure, et conformation des parties. Cela étant, je ne sais si l'un des grands avantages que quelques-uns de ces esprits ont sur nous, ne consiste point en ce qu'ils peuvent se former et se façonner à eux-mêmes des organes de sensation ou de perception qui conviennent justement à leur présent dessein, et aux circonstances de l'objet qu'ils veulent examiner. Car combien un homme surpasserait-il tous les autres en connaissance, qui aurait seulement la faculté de changer de telle sorte la structure de ses yeux, que le sens de la vue devînt capable de tous les différents degrés de vision que le secours des verres au travers desquels on regarda au commencement par hasard, nous a fait connaître ? Quelles merveilles ne découvrirait pas celui qui pourrait proportionner ses yeux à toute sorte d'objets, jusqu'à voir, quand il voudrait, la figure et le mouvement des petites particules du sang et des autres liqueurs qui se trouvent dans le corps des animaux, d'une manière aussi distincte qu'il voit la figure et le mouvement des animaux mêmes."
Ce passage fournit donc une définition de l'ange : esprit en mesure de choisir le corps (et les outils sensoriels) adapté à ce qu'il veut savoir. Ainsi l'ange physicien a juste de meilleurs yeux que l'homme ; ils lui permettent en effet de voir en-deça des qualités secondes les qualités premières qui ont précisément la puissance de les produire.
Mais par sa définition empiriste de l'ange, Locke sait qu'il peut choquer les lecteurs enclins à concevoir les anges comme des êtres purement spirituels. Aussi s'excuse-t-il :
" Encore une fois, je demande pardon à mon lecteur de la liberté que j'ai prise de lui proposer une pensée si extravagante touchant la manière dont les êtres qui sont au-dessus de nous, peuvent apercevoir les choses. Mais quelque bizarre qu'elle soit, je doute que nous puissions imaginer comment les anges viennent à connaître les choses autrement que par cette voie, ou par quelque autre semblable, je veux dire qui ait quelque rapport à ce que nous trouvons et observons en nous-mêmes. Car bien que nous ne puissions nous empêcher de reconnaître que Dieu qui est infiniment puissant et infiniment sage, peut faire des créatures qu'il enrichisse de mille facultés et manières d'apercevoir les choses extérieures, que nous n'avons pas ; cependant nous ne saurions imaginer d'autres facultés que celles que nous trouvons en nous-mêmes, tant il nous est impossible d'étendre nos conjectures mêmes au-delà des idées qui nous viennent par la sensation et la réflexion. Il ne faut pas du moins que ce qu'on suppose que les anges s'unissent quelquefois à des corps, nous surprenne, puisqu'il semble que quelques-uns des plus anciens et des plus savants Pères de l' Église ont cru que les anges avaient des corps. Ce qu'il y a de certain, c'est que leur état et leur manière d'exister nous est tout à fait inconnue."
Il me paraît donc légitime de soutenir qu'il y a dans l'homme transhumaniste quelque chose de l'ange, sinon réel, du moins tel que Locke le conjecture.

vendredi 11 mai 2012

Ce que signifie Philalèthe.

Étymologiquement Philalèthe veut dire ami de la vérité (φιλαλήθης). Diogène Laërce, établissant, au début des Vies et doctrines des philosophes illustres, une typologie des philosophes et de leurs écoles, mentionne le mot comme la désignation d' un ensemble déterminé de phlosophes :
" Parmi les philosophes, les uns ont reçu leur appellation à partir du nom des cités (dont ils étaient originaires), comme les Éliaques, les Mégariques, les Érétriaques et les Cyrénaïques ; d'autres à partir du nom des lieux (où ils enseignaient), comme les Académiciens ou les Stoïciens ; d'autres à partir des caractères accidentels (de leur activité), comme les Péripatéticiens, ou à partir de railleries (dont il faisaient l'objet), comme les Cyniques ; d'autres à partir de dispositions (qu'ils cherchaient à atteindre), comme les Éudémoniques ; certains (ont reçu leur appellation) à partir de ce qu' ils prétendaient être, comme les Amis de la Vérité (c'est moi qui souligne), les Réfutateurs ou les Analogistes ; certains (aussi) à partir (du nom) de leurs maîtres, comme les Socratiques et les Épicuriens, et ainsi de suite." (Livre I, 17, éd. Goulet-Cazé, p. 75)
Quant au sens que je lui donne dans le cadre de ce blog , il prend quelque liberté avec la philologie puisque je le traduirai par " amateur sincère de la vérité qui n'adore nullement ses propres conceptions ", expression que je trouve dans les Essais sur l'entendement humain de Locke (II, 21, trad. Coste). C'est ainsi que Locke se présente lui-même au moment de justifier le fait d'avoir révisé sa conception de la liberté au fil des éditions des Essais.
Leibniz a donc fait un choix légitime en désignant du nom de Philalèthe le porte-parole des idées de Locke dans ses Nouveaux essais sur l'entendement humain.
C'est à travers le nom de Théophile que Leibniz présente sa propre philosophie : l'ami de Dieu. Certes, comme pseudo, il aurait été plus difficile à porter...

lundi 23 avril 2012

Le nom d' Épicure ou quand l'homme d'argent moque l'homme d'or.

Lisant l'excellent Cambridge Companion to Epicureanism (2009), je découvre un détail jamais su (ou alors vraiment oublié) : que le nom d' Épicure, Έπίκουρος est identique à έπίκουρος, adjectif signifiant : qui vient au secours de, qui défend ou protège contre quelque chose, et venant de έπίκουρέω (secourir, venir en aide, seconder). Le nom propre du philosophe donnera naissance au verbe έπίκουριζω : épicuriser dont les occurrences semblent bien rares.
Comme me l'apprend Diskin Clay dans The Athenian Garden, les epikouroi sont dans la République les auxiliaires armés qui viendront au secours de la cité :
" Pour ceux qui sont aptes à devenir auxiliaires, il (le dieu) a mêlé de l'argent " (415 a, trad. Brisson, p.1578)
Sachant cela, on apprécie un peu mieux ce que rapporte Diogène Laërce (X, 8), que, surnommant grossièrement les autres philosophes, Épicure ait choisi d'appeler Platon précisément "doré" .
On mesure aussi la révision à la hausse de son statut quand Lucrèce dans le De Natura Rerum (V, 7) le sort du rang second auquel l'avait destiné son nom pour non simplement le hisser à la première place mais plus radicalement l'extraire du genre humain :
" C'est un dieu, un dieu, dis-je, illustre Memmius,
qui le premier a découvert un principe de vie
qu'on appelle maintenant sagesse, et qui, par son art,
a sorti, de si grands flots et de si grandes ténèbres, la vie,
pour la placer dans une si grande paix et une lumière si claire." (trad. Jackie Pigeaud, La Pléiade, 2010)
On goûtera peut-être davantage la traduction plus ancienne de Bernard Pautrat (2002) :
" Il faut le dire : oui, illustre Memmius,
ce fut un dieu, un dieu, le premier qui trouva
cette règle de vie à présent dénommée
la sagesse, et qui eut l'art de tirer la vie
de flots si agités et de tant de ténèbres
pour la mettre en si claire et si calme lumière." (Classiques de poche, p.465)