J'avais relevé dans un billet précédent la position de Pascal Engel sur la philosophie expérimentale. Il a souhaité s'en expliquer ici même et j'ai donc l'honneur de placer dans ce billet sa réponse, longue et riche. Publiquement je l'en remercie.
LA PHILOSOPHIE EXPERIMENTALE ENTRE DEUX CHAISES
''Prends un fauteuil, Cinna, prends, et sur toute chose
Observe exactement la loi que je t'impose''
Cher Philalèthe,
Pardon d’avoir dû différer plusieurs mois, faute de temps, une réponse à votre commentaire du passage de Epistémologie pour une marquise où vous avez relevé un jugement qui vous a semblé lapidaire et injustement sévère sur la philosophie « expérimentale », mais c’est volontiers que je réponds à votre invite implicite à m’expliquer, d’autant que vous avez eu la générosité de consacrer à ce livre un compte rendu perspicace, et que ayant fait ici où là de petites piques contre la philosophie en question, j’ai le devoir de m’expliquer publiquement, ne serait-ce que pour tenter de dissiper certains malentendus. Le sujet est énorme, et il porte en définitive sur la conception que l’on doit avoir de la philosophie elle- même, et la littérature sur ces sujets est devenue pléthorique. Je ne peux que proposer ici que quelques remarques très partielles, en m’excusant d’encombrer les pages de votre blog, alors même que je n’apprécie pas trop cette forme d’expression.
Il est exact que les remarques lapidaires (p.83) du Chevalier d’E* à la marquise d’U* sur ce courant philosophique qui se dénomme « philosophie expérimentale » (« X phi » ) méritent d’être un peu plus expliquées. Je ne l’ai pas fait car ce n’est pas le but du livre, qui est essentiellement un divertimento qui n’a pas pour objectif de donner des discussions philosophiques approfondies des sujets traités, mais seulement de suggérer un certain nombre de pistes sur divers sujets relatifs à la philosophie des sciences. On notera aussi que j’ai exprimé ce jugement dans le livre à la fin d’un chapitre consacré aux expériences de pensée, et donc que c’est sur ce point particulier que je me suis exprimé sur la X phi et de manière laconique. Mais c’est vrai que mon jugement au sujet de ce courant donne l’impression d’être à l’emporte-pièce et injuste. Il peut aussi sembler curieux, si l’on a lu mes travaux antérieurs. J’ai en effet depuis longtemps, notamment dans Philosophie et psychologie, plaidé pour que les philosophes cessent d’adopter une attitude d’hostilité vis-à-vis de la psychologie et abandonnent leur vision aprioriste de leur discipline. J’ai depuis longtemps exprimé ma sympathie pour une forme de naturalisme en philosophie. Mon point de vue n’est pas du tout celui d’un philosophe qui entendrait défendre la pureté de sa discipline et de ses méthodes contre des Bachi-Bouzouks naturalistes. Alors pourquoi parais-je si défiant vis-à-vis de la philosophie « expérimentale » ? Quelle mouche me pique ?
Il y a en fait au moins trois projets distincts que l’on appelle « philosophie expérimentale » aujourd’hui (l’expression fut employée il y a cinq siècles pour désigner la philosophie naturelle des Anglais après Bacon, mais l’usage contemporain est un peu différent) :
1) Le premier, que j’appellerai le projet raisonnable est celui d’une philosophie informée des travaux des sciences, qui élabore ses théories à la lumière des avancées du savoir scientifique et des recherches empiriques
2) Le second , que j’appellerai le projet Menchevik ou modéré est un ensemble d’enquêtes, sondages, expériences portant sur les réponses « intuitives » de diverses populations à des questions et à des expériences de pensée de pertinence potentiellement philosophique, ou portant sur la maîtrise de concepts courants
3) Le troisième , que j’appellerai le projet Bolchévique ou révolutionnaire, est une extension du programme (2) visant à conclure toutes sortes de choses à partir de 2) , particulièrement des conclusions sur la méthodologie de la philosophie, et notamment que toute investigation philosophique « a priori » et « en fauteuil » est illégitime ou vaine, et des conclusions sur la nature de nos capacités intellectuelles ou éthiques ( sur la présence ou l’absence d’un « sens moral » chez les humains ou les bêtes notamment) ou sur notre pensée normative ( en épistémologie ou en éthique notamment).
Je n’ai évidemment rien contre le projet raisonnable 1), et au contraire je l’applaudis des deux mains, proprement compris, et il me semble que dans mon Epistémologie pour une marquise et ailleurs dans mes travaux, je revendique suffisamment la nécessité pour la philosophie de s’allier aux sciences, particulièrement les sciences cognitives, et de construire ses théories en en tenant compte. Par exemple, je ne vois pas trop comment on pourrait défendre des vues philosophiques sur la perception sans tenir compte de la psychologie de la perception, ou comment on pourrait faire de la philosophie de la physique ou de la biologie en fauteuil. Cependant je rends assez clair aussi que cette nécessaire prise en compte des sciences n’entraîne aucune forme de scientisme ou de positivisme. Si « philosophie expérimentale » veut dire, comme c’est le cas parfois, que les investigations scientifiques doivent pouvoir résoudre les problèmes philosophiques profonds (il y en a, pace Wittgenstein !), j’en doute fort. Je doute, par exemple que les neurosciences puissent résoudre le problème philosophique du libre arbitre tel qu’il est traditionnellement posé, nous dire ce qu’est une croyance vraie justifiée, ou la question de savoir s’il y a des dilemmes moraux et comment les résoudre. Quand je lis dans un livre de Jean-Pierre Changeux qu’il y a une « physiologie de la vérité » et que le platonisme mathématique est réfuté ( et hop !) par les travaux des neurosciences, ou quand Freeman Dyson me dit , du haut de ses compétences de physicien, que nous sommes des petites parties de l’esprit de Dieu (ce qui lui valut le prix Templeton), je commence à froncer les sourcils. Il y a aussi des philosophes des sciences comme Clark Glymour qui ont proposé la suppression des départements de philosophie et d’humanités sous prétexte que ce sont des repères de punaises à non-sens (voir http://choiceandinference.com/2011/12/23/in-light-of-some-recent-discussion-over-at-new-apps-i-bring-you-clark-glymours-manifesto/). Il m’arrive de penser comme lui, quand je vois les produits de certains de ces départements, qu’il faudrait donner à leurs auteurs plutôt des tâches utiles, comme celle de balayer les couloirs des universités. J’ai moi-même traduit l’œuvre de Ramsey et notamment son manifeste philosophique aux forts accents positivistes et tractariens dans lequel il dit que la philosophie n’est que non-sens, et même pas du non-sens important (Logique ,philosophie et probabilités, Vrin 2003). Cette attitude est représentée aujourd’hui par des auteurs comme Steven Stich (The fragmentation of reason,1991, Deconstructing the mind,1996) ou Don Ross et James Ladyman (Everything must go,2005), qui rejettent tout concept a priori en philosophie . C’est ce que l’on peut appeler de l’éliminativisme en philosophie. Je crois que les philosophes expérimentaux, dans leur majorité, n’ont pas cette conception bolchévique, mais j’ai l’impression, à lire les travaux d’une minorité d’entre eux qu’ils ne sont pas très loin d’une telle position, qui fut avant eux exprimée par des auteurs tels que Skinner, Quine ou Churchland).
La plupart du temps, quand on parle « philosophie expérimentale », on entend 2), au sens menchevik, ou de ce que ses promoteurs appellent quelquefois le « programme positif » (Alexander, Mallon and Weinberg 2010). Il s’agit d’un ensemble d’enquêtes destinées à tester empiriquement (c’est-à-dire essentiellement par des données statistiques obtenues sur la base de questionnaires comparables à celles qui sont menées depuis des lustres en psychologie sociale) les « intuitions » des gens sur des problèmes et des notions relevant de l‘éthique, de la nature de la connaissance, du raisonnement, ou d’autres sujets philosophiquement pertinents. Les études les plus connues portent sur nos intuitions morales dans des cas tels que les problèmes de « trolleys », nos intuitions quant à la responsabilité et l’effet dit « Knobe », nos intuitions sur les croyances et la justification ou encore nos intuitions sémantiques. L’inspiration de nombre de ces travaux provient des analyses données par les philosophes de diverses notions philosophiques sur la base de « puzzles », « énigmes » et problèmes comme celui de Gettier en théorie de la connaissance. Nombre de ces travaux visent à montrer que les « intuitions » que les philosophes analytiques « en fauteuil » croient bien établies sont en fait, quand on les teste sur des individus ordinaires (philosophiquement non entraînés ou non corrompus par la pratique philosophique usuelle des recherches de contre-exemples), fragiles ou démenties. Là où les philosophes en fauteuil pensent pouvoir faire appel à un sens commun, à des conceptions « ordinaires » ou « populaires », ou bien à des intuitions produites par la seule réflexion ( donc a priori), les philosophes « expérimentaux » entendent montrer que ces conceptions communes sont bien souvent relatives à une culture ( tout un ensemble de travaux se consacrent aux variations culturelles et géographiques de ces intuitions), à un groupe, et à tout un ensemble de variations contextuelles : par exemple effets de cadrage, d’ordre, d’environnement. Toutes ces variations, selon les X phi, montrent que les intuitions sur lesquelles s’appuient le plus souvent les philosophes analytiques n’ont pas la solidité qu’ils leur prêtent, et que les concepts que les philosophes croient unifiés et universels ne le sont pas.
Je n’ai rien contre ce genre de travaux au sens 2), et je les trouve même très intéressants, voire passionnants et dignes d’admiration, dans la mesure où l’on peut les considérer comme relevant de la psychologie sociale et cognitive (si les X phi veulent devenir des X psy, je n’ai aucun problème avec ça). Ils montrent que ce que l’on appelle des « intuitions », des « notions communes » ou des « préconceptions» sont fragiles, variables, affectées de biais le plus souvent inconscients, que la plupart de nos concepts courants, et nombre de concepts philosophiquement chargés, sont souvent vagues, potentiellement contradictoires. Nombre de ces travaux rejoignent en fait les conclusions de la psychologie cognitive du raisonnement et des jugements, qui montrent que les humains sont loin d’être rationnels au sens où les modèles optimisateurs de la logique classique, de la théorie des probabilités l’entendent, ou les travaux qui montrent que nous sommes, le plus souvent de piètres calculateurs, prompts à des erreurs et à des biais persistants. Entendue en ce sens modeste, la philosophie expérimentale prolonge la grande tradition de la psychologie cognitive d’auteurs comme Wason, Johnson-Laird, Nisbett, Kahnemann, Tversky ou Gigerenzer, et a des liens importants avec la linguistique, la sémantique, la pragmatique, la psychologie évolutionniste, les neurosciences. Mais de ce fait même, elle ne me paraît rien avoir de distinctif ni très original par rapport à cette tradition, mis à part le fait qu’elle semble s’intéresser de manière privilégiée aux croyances, biais et représentations philosophiques. Du point de vue de la psychologie, c’est une focalisation curieuse. Les philosophes forment une très petite partie de l’humanité. Pourquoi s’intéresser surtout à leurs croyances, plutôt qu’à celles des quidams ? Les X-phi semblent avoir un compte particulier à régler avec la philosophie. Pourquoi ce chauvinisme ? Les croyances des psychanalystes, des gourous, des voyantes et des chamanes ne sont- elles pas aussi intéressantes ? Pourquoi pas de la psychanalyse expérimentale par exemple ? Pourquoi pas de la X-théologie ? Ajoutons aussi qu’il y a un aspect curieux dans la X-phi : elle se donne comme objectif de rapprocher la philosophie de la science, mais elle le fait surtout en s’intéressant aux concepts des philosophes, ou aux concepts des individus ordinaires dans la mesure où ils ont une pertinence philosophique. On aurait pu croire au contraire que faire de la philosophie de manière scientifique impliquerait de s’intéresser aux choses mêmes, à la nature, et pas aux concepts que l’on en a, et encore moins aux concepts que les philosophes entretiennent. L’obsession qu’ont les X phi de s’attaquer surtout à ce que les philosophes ont dit en morale ou en épistémologie trahit un isolationnisme philosophique un peu étonnant, et finalement une sorte d’hommage indirect à l’analyse conceptuelle. Bien sûr on peut penser que nos « intuitions » sur la causalité ou sur la connaissance ont un statut plus central que celles que nous avons sur les serveuses habillées en rouge (qui, me dit une étude récente, reçoivent plus de pourboires masculins que leurs collègues vêtues d’autres couleurs). Mais pourquoi nos intuitions sexuelles seraient elles moins importantes que nos intuitions métaphysiques ou épistémologiques ?
Toute la difficulté est d’évaluer ce que ces travaux sont supposés montrer, et notamment si les résultats obtenus par la X phi au sens modeste menchevik 2) justifient les déclarations bolchéviques tonitruantes et autocélébratrices de ceux qui pensent que la X phi doit se prendre au sens 3). Les philosophes expérimentaux ont montré au moins une chose en tout cas : qu’ils savent très bien faire leur propre publicité, sont maîtres dans l’art de l’autocitation et de la citation endogène et pratiquent avec talent le networking sur internet et ailleurs. Ils se parent de toutes les vertus et de toutes les grâces. Ils séduiraient, comme aurait dit Voltaire, un amiral anglais et feraient tomber les armes des mains du roi de Prusse.
Que nous propose le parti bolchévik 3)? Il nous propose des thèses radicales et une réforme drastique de la pratique de la philosophie, ce que ses promoteurs appellent quelquefois le « programme négatif » (cf Alexander et alii op cit , et surtout les articles de Jonathan Weinberg). Les thèses les plus radicales sont a) que les propositions philosophiques, quand elles reposent sur des « intuitions » ne sont en fait pas justifiées du tout, b) que les philosophes doivent renoncer à l’analyse conceptuelle et c) qu’il n’y a pas de connaissances a priori, parce qu’il n’y a pas d’intuitions non empiriques ni de concepts a priori. La réforme radicale de la pratique de la philosophie est que toute philosophie qui ne serait pas « expérimentale », qui ne s’appuierait pas sur des tests de « laboratoire » et qui resterait « en fauteuil » - c’est-à-dire pratiquerait, comme l’ont fait les philosophes analytiques classiques, l’analyse logique et conceptuelle, les expériences de pensée, le recours aux exemples et aux contre exemples et, d’une manière générale, font confiance à leur capacité à argumenter, acquise dans les discussions et les salles de classe des départements de philosophie de par le monde – est illusoire et vouée à l’échec. Bien sûr il y a des degrés dans lesquels les X -phi affirment ces thèses, et on a pu observer, après une période de déclarations enthousiastes et de manifestes à coup de fauteuil brûlés, une montée de la prudence et de la modestie, et les X-phi sont même venus nous dire qu’ils ne faisaient que suivre la tradition classique en philosophie et qu’ils étaient de gentils garçons (ou filles, même s’il faut noter que le mouvement a des allures un peu boys only à ce jour)! Malgré ce ton plus modeste, je crois que le programme négatif est toujours à l’horizon. En dépit du fait qu’il soit présenté comme inédit, il rappelle souvent les manifestes positivistes (à cette nuance près que les positivistes admettaient l’existence de l’a priori).
Je n’ai rien contre les thèses empiristes radicales, du moment qu’elles sont bien argumentées et discutées. Le travail des X phi prolonge aussi de manière utile un courant de critiques de la notion d’intuition en philosophie. Mais on conviendra que le fait de mettre en question les intuitions philosophiques et la méthode du raisonnement par expériences de pensée ne suffit pas pour mettre en doute l’existence de connaissances a priori. Je n’ai pas encore lu d’études de X phi montrant que la connaissance logique et mathématique est en réalité empirique, comme le soutenait Stuart Mill, et on peut supposer que sur la distinction analytique/ synthétique, les X phi sont prêts à reprendre les doutes quiniens. Plus prometteuse semble la voie qui consiste à mettre en doute l’idée qu’il y ait des normes épistémiques, et que celles-ci aient un statut stable, universel et a priori, associés à nos concepts. Les X phi ont raison de demander, après d’autres : mais qui est ce "nos", ce « nous » , de « nos » concepts : whose concept is that ? est la question nietzschéenne qu’il veulent poser, dans la lignée des questions "qui ?" nietzschéo-deleuziennes de ma jeunesse. Mais tout cela ne va pas sans bien des difficultés.
La conséquence la plus publicisée par les X phi est que la philosophie ne peut pas être de l’analyse conceptuelle au sens traditionnel, soit parce qu’il n’y a tout simplement pas de concepts à analyser, soit parce que les intuitions qui sont supposées vérifier l’existence de ces concepts sont vacillantes. Les corollaires de cette thèse est que la philosophie ne peut pas être de l’analyse conceptuelle en fauteuil et qu’il n’y a pas de connaissances a priori.
Il y a bien des conceptions différentes de ce que sont l’analyse philosophique et l’analyse conceptuelle. Le raisonnement qui sous-tend nombre des travaux en X phi semble le suivant :
1. Les philosophes supposent que nous avons des concepts ( bien, mal, juste, libre, volontaire, responsable, savoir, justification, etc) et entendent les analyser, i.e les décomposer en éléments simples primitifs, ou en donner des définitions, ou peut-être, dans des versions moins réductrices, exposer les relations qu’ils entretiennent avec d’autres concepts.
2. Ils testent leurs analyses grâce à des intuitions de sens commun, ou bien grâce à leur faculté d’intuition intellectuelle, à travers des expériences de pensée.
3. Les travaux expérimentaux montrent que ces intuitions sont fragiles, variables, peu fiables.
4. Donc les analyses conceptuelles des philosophes sont erronées.
Je simplifie un peu, mais en gros la plupart des démarches des X phi sont de ce genre. Elles soulèvent plusieurs questions. Tout d’abord, la question se pose de savoir si ces travaux sont empiriquement fiables, c’est-dire s’ils sont conformes à la méthodologie empirique usuelle en psychologie. Certains travaux sur les intuitions morales par exemple semblent ne pas se distinguer, par la méthode et les approches expérimentales, d’autres travaux en psychologie sociale. Mais d’autres travaux semblent surtout destinés à réfuter des intuitions philosophiques courantes, ou à discuter des exemples débattus depuis longtemps en philosophie (comme le problème de Gettier ou des problèmes du genre de ceux qui exercent les philosophes analytiques depuis des décennies, comme le problème de Newcomb, ou les paradoxes du raisonnement conditionnel ). On pose, par exemple, aux sujets des questions du genre : « Est-ce que X sait que p ? » face à des exemples de Gettier, et, face à des réponses divergentes par rapport à celles des étudiants de philo et leurs professeurs, on en conclut que ces derniers n’ont aucun droit à leurs conclusions usuelles (par exemple que les croyances justifiées mais obtenues par hasard ne sont pas des connaissances). Les philosophes expérimentaux mettent ici le doigt sur un point important touchant la méthodologie en philosophie. Il est vrai que la méthodologie usuelle des philosophes analytiques, qui consiste à proposer des problèmes et des expériences de pensée supposées tester nos intuitions usuelles sur tel ou tel concept philosophiquement pertinent, est problématique si elle suppose que ces intuitions sont à prendre pour argent comptant. Mais d’une part les philosophes analytiques n’ont pas attendu le courant de la X-phi pour mettre en question leur propre méthodologie – dans les années 50 ils éprouvaient les concepts en les testant par rapport à nos intuitions sur le sens des mots et des énoncés dans le langage ordinaire, et cette méthode a été vivement discutée et critiquée – et d’autre part une discussion a été menée sur le statut des « intuitions » et des expériences de pensée en philosophie bien avant que les X phi n’entrent en scène ( je pense aux travaux de Catherine Wilkes, Roy Sorensen, Joel Pust, entre autres). Depuis les débuts de la logique modale, les philosophes analytiques se sont demandé ce que signifiaient nos intuitions modales quant au possible, et ils ont mis en doute que nous ayons des intuitions intellectuelles quant au possible et au nécessaire. Ajoutons encore que bien des philosophes inspirés par Quine (mais antérieurement par C.I Lewis) ont mis en doute l’idée qu’il y ait un ordre du « conceptuel » foncièrement distinct de celui de l’ "empirique » et ont contesté la notion de connaissance a priori. Toute cette discussion, présentée comme révolutionnaire par les X phi, n’a pas attendu leur venue pour avoir lieu. On me dira que la nouveauté de la X phi est de porter ces discussions au niveau de la testabilité empirique, avec des données statistiques vérifiables. Mais c’est là que les problèmes difficiles surgissent : que testent exactement les expériences destinées, par exemple, à montrer que les gens ont certaines réponses spontanées au sujet de la responsabilité des actions, ou ont des réactions plutôt « utilitaristes » ou plutôt « déontologiques » face à tel ou tel scénario ? La réponse de Joshua Knobe et de Shaun Nichols, dans un article manifeste (http://pantheon.yale.edu/~jk762/manifesto.pdf) est assez claire :
“The goal is to determine what leads us to have the intuitions we do about free will, moral responsibility, the afterlife. The ultimate hope is that we can use this information to help determine whether the psychological sources of the beliefs undercut the warrant for the beliefs."
Il s’agit de proposer des hypothèses causales au sujet de l’origine non seulement de nos croyances ordinaires morales, mais aussi de nos jugements spontanés quand nous répondons à des questions philosophiques, et par là même de tester « empiriquement » les concepts que les philosophes croient pouvoir tirer de leur seul pouvoir de réflexion et tester sur les individus ordinaires. Le but explicite des X phi n’est pas, à la manière des philosophes du sens commun comme Reid ou Moore, de justifier ces croyances par le sens commun. Au contraire, ce que les X phi cherchent le plus souvent à montrer est qu’il n’y a pas de corpus stable et bien constitué de « croyances de sens commun » au sens où l’assument les philosophes. Ce que les X phi veulent faire c’est donner une généalogie causale et une étiologie de ces croyances non pas de manière à les justifier, mais de manière à en montrer la fragilité ou la fausseté. Le projet a de fortes affinités avec la manière dont Hume entendait expliquer l’origine de notre concept de cause, dont Smith, Marx, Rée, Nietzsche, Spencer ou Freud entendaient expliquer l’origine de nos sentiments et idées morales et religieuses :
"The basic approach here should be familiar from the history of philosophy. Just take a look at nineteenth-century philosophy of religion. At the time, there was a raging debate about whether people’s religious beliefs were warranted, and a number of philosophers (Marx, Nietzsche, Feuerbach, etc.) contributed to this debate by offering specific hypotheses about the psychological sources of religious faith"( Knobe et Nichols, ibid)
Knobe et Nichols nous expliquent que le projet n’est pas destiné à avoir un impact direct sur les thèses philosophiques, mais un impact indirect :
“The idea is that these experimental results can have a kind of indirect impact. First we use the experimental results to develop a theory about the underlying psychological processes that generate people’s intuitions; then we use our theory about the psychological processes to determine whether or not those intuitions are warranted.”
Et ils ne font pas mystère du fait que pour eux ces intuitions ne sont pas garanties. Il y a donc un fort potentiel naturaliste, sceptique et relativiste dans cette méthodologie : naturaliste parce qu’il s’agit de montrer que nos idées morales, épistémologiques, religieuses, voire métaphysiques, ont des origines causales qui en menacent la validité supposée, sceptique parce que c’est un moyen de montrer que ces idées sont fausses ou injustifiées, relativiste parce qu’il s’agit de montrer qu’elles sont jugées telles dans un cadre culturel mais pas dans un autre. C’est donc un projet plutôt ambitieux, et non pas simplement, comme le disent souvent les X phi, pour parer aux attaques que leurs premiers manifestes enthousiastes ont provoquées, modeste et limité.
Si les X phi ont raison, Calliclès peut revenir en force vers Socrate et lui dire :
« Tu nous prétends, Socrate, que nous pouvons chercher à définir la justice ou savoir si la vertu rend heureux en interrogeant Glaucon, Aristophon, Philocrate, Euthidème ou Strepsiade sur la place publique. Mais tous ces gens sont des citoyens athéniens vaccinés et grassement nourris. Pourquoi ne pas étendre nos enquêtes aux Métèques, aux esclaves, aux gens de Mégare et de Béotie , aux Mèdes et aux Perses? N’auront-ils pas des intuitions différentes ? Or je vois, à la lecture des tests de philosophie expérimentale faits sur eux, que les Mèdes ne croient pas du tout que Gigès a tort de profiter de son invisibilité et trouvent très bien qu’il aille piquer chez Aspasie ses bijoux et chez Alcibiade ses toges brodées ? Crois-tu, Socrate, que les croyances des Athéniens valent pour l’humanité tout entière? »
A quoi Socrate pourrait répondre :
« Pourquoi Calliclès, devrais-je supposer tout d’abord que le résultat de tes « expériences » sur les Mèdes et les Perses porte sur leurs « intuitions » au sujet de la justice ? Les intuitions de quelqu’un se lisent-elles seulement à travers des tests faits sur l’ Agora ou aux Longs Murs ? Ne se font-elles pas, comme l’illustrent mes dialogues avec mes interlocuteurs athéniens, à travers de longues conversations dans lesquelles on multiplie les questions et les angles d’attaque ? La pensée ne se manifeste pas dans des réponses à des questionnaires de psychologie, mais avant tout dans le discours, dans l’argument, comme le savent d’ailleurs aussi bien que nous les sophistes ( mais les philosophes expérimentaux n’utilisent-ils pas non plus la technique des sophistes qui consiste à isoler une expression ou une phrase de son contexte pour lui faire dire le contraire ce qu’elle dit, pensez au sophisme du Cornu, qu’on pourrait donner en questionnaire de philosophie expérimentale ?). La plupart des résultats obtenus par les tests des X phi le sont sur des croyances spontanées et irréfléchies. Mais ce qui est intéressant dans la pensée, et dans la pensée philosophique en particulier, ce sont les croyances réfléchies, celles que nous continuons d’avoir après y avoir pensé deux fois. Ensuite pourquoi devrais-je supposer que, quand nous tentons de donner une définition de la justice ou de la vertu, nous ne faisons que rapporter nos « intuitions » au sujet de ces notions ? Construire une définition, analyser un concept, ce n’est pas simplement faire une généralisation inductive sur un ensemble de cas, c’est aussi déterminer quand ses applications sont correctes ou pas. Et que l’on soutienne que la signification d’un mot ou d’un concept est donnée par ses condition d’usage ou ses conditions de référence, on ne peut faire l’impasse sur le fait que la signification comporte une dimension normative, sur laquelle ont insisté bien des philosophes. Je me demande, Calliclès, si, en te faisant philosophe expérimental, tu ne souscris pas simplement à la vieille thèse empiriste selon laquelle le sens d’un mot est une idée dans l’esprit. Si tu découvres qu’il y a de nombreuses idées qui ne correspondent pas au sens du mot, tu en conclus que le mot n’a pas de sens. Mais la prémisse est fausse, mon bon. Enfin, Calliclès, pourquoi le fait que les Mèdes ou les Perses pensent ceci ou cela sur la justice devrait-il nous conduire, en tant que philosophes, à penser comme eux ? La pensée doit-elle suivre la majorité ? »
Knobe sur ce dernier point semble d’accord avec Socrate :
“Philosophical inquiry has never been a popularity contest, and experimental philosophy is not about to turn it into one. If the experimental results are to have any meaningful impact here, it must be in some more indirect way. The mere fact that a certain percentage of subjects hold a particular view cannot on its own have a significant impact on our philosophical work. Instead, it must be that the statistical information is somehow helping us to gain access to some other fact and that this other fact—whatever it turns out to be—is what is really playing a role in philosophical inquiry.”(op cit)
Il n’est pas certain que tous les philosophes expérimentaux aient cette prudence. Ils devraient pourtant être bien habitués à s’attendre à ce qu’il n’y ait pas de lien spécial entre diverses attitudes ou comportements et divers jugements normatifs : n’aiment-il pas eux-mêmes nous rappeler que les philosophes moraux, supposés experts en jugements moraux normatifs, n’ont pas nécessairement des comportements moraux dans la vie quotidienne ou académique ? Mais la dernière partie de la citation de Knobe est tout aussi problématique. Il a beau soutenir que l’on ne peut pas dériver de conclusion normative des enquêtes empiriques menées par la X phi, il laisse néanmoins entendre que les biais, les tunnels mentaux, les erreurs persistantes, ou les effets manifestés par ces enquêtes nous disent quelque chose sur notre pensée en général et sur ce qui « joue réellement un rôle dans l’enquête philosophique». Mais c’est là un postulat très douteux. Prenons, pour ne pas parler du cas des croyances éthiques sur lequel porte une grande quantité d’études de X phi, le cas bien connu des erreurs de raisonnement logique. Une vaste littérature montre que les humains raisonnent mal et sont irrationnels dans nombre de leurs comportements inférentiels (conditionnels, probabilités, etc). Devons-nous en conclure que les gens sont irrationnels ? Qu’ils sont inaptes à la pensée logique ? Devons-nous renoncer à leur dire qu’ils devraient penser autrement ? Il y a là tout un ensemble de questions très discutées depuis que la logique existe et que les livres recensant les fallacies et sophismes existent. On a l’impression avec les X phi qu’on opère un retour aux beaux temps du psychologisme naturaliste de la fin du XIXème siècle, et au-delà. J’ai pas mal écrit sur ces sujets, et ne vais pas y revenir ici.
Les X phi présentent souvent leurs conclusions comme modestes, prudentes, empiriques, et ouvertes sur les origines de nos jugements intuitifs. Mais dans un bon nombre de cas, ils nous proposent simplement de dire que ces jugements sont faux et que nos concepts doivent être non seulement révisés mais éliminés. Certains (comme Machery , dans Doing without Concepts) nous proposent de rejeter la notion même de concept à la fois en psychologie et en philosophie. Si je comprends bien, des livres comme celui de Susan Carey, The Origins of Concepts, ne portent sur rien, et ce que les philosophes appellent des concepts, comme ceux de justice, de connaissance ou d’intention, sont des termes vides. Je ne vais pas discuter cette thèse, mais elle me semble reposer sur un non sequitur. La psychologie cognitive nous montre que la mémoire est un phénomène multiple, qui peut désigner plusieurs sortes de fonctions et de régions du cerveau, et qu’il y a plusieurs types de mémoire. S’ensuit-il qu’il n’y a pas de mémoire ? Jadis Stich dans From Folk psychology to Cognitive science (1981) et les Churchland ont argumenté de la même manière au sujet de la notion de « croyance ». S’ensuit-il qu’il n’y a pas de croyances ?
Je me suis toujours demandé si, comme le suggèrent les X phi, les philosophes mettent tellement l’accent sur les intuitions et si celles-ci jouent un si grand rôle dans leurs raisonnements. Par exemple, plusieurs travaux de X phi semblent montrer que les gens n’ont pas les mêmes intuitions que celles de Kripke quand il expose son exemple « Gödel/Schmidt » dans Naming and Necessity. C’est fort possible, et j’ai moi-même toujours trouvé (dans mon fauteuil) cet exemple tiré par les cheveux. Mais est ce que Kripke lui donne tellement d’importance ? Il est l’un des exemples qu’il donne pour solliciter nos intuitions sur la référence. Mais même si ces intuitions étaient erronées dans chacun des exemples donnés par Kripke, ce qui n’est pas évident, en quoi est-ce que cela menacerait sa ligne générale d’argumentation ? Les arguments philosophiques ne dépendent pas uniquement des intuitions. Dans NN, Kripke donne cet argument parmi d’autres, de nature parfaitement logique et conceptuelle. J’ai souvent trouvé faible le recours des philosophes analytiques du langage et de l’esprit aux « intuitions », et je suis d’accord avec les X phi là-dessus. Mais je trouve qu’ils exagèrent l’importance de ce recours aux intuitions. La philosophie, particulièrement celle de style analytique, combine les méthodes. Elle use de la logique, de l’argument, de la rhétorique, de l’intuition et des exemples. Mais il est rare que tout repose sur un aspect seulement, surtout dans les grands textes.
L’une des sources de ma perplexité face à de nombreux travaux des X phi sur les intuitions philosophiques est qu’ils semblent supposer que les concepts philosophiques sont testables par les intuitions, si bien que, quand on montre que les intuitions sont faibles ou divergentes, les concepts semblent perdre leur identité et leur légitimité. Mais, comme le suggère Socrate ci-dessus, les analyses conceptuelles n’interviennent pas en philosophie de manière atomistique, mais holistique : on ne discute jamais un seul concept à la fois, mais des connexions entre concepts. C’est en fait ce que je voulais dire quand, dans ma Marquise, je parlais de concepts sans intuitions et d’intuitions sans concepts. Ce que je voulais dire est que les analyses dites « conceptuelles » - de concepts comme ceux de « connaissance » ou de « responsabilité » - sont pratiquement toujours partie d’un argument bien plus général, et que les expériences de pensée ne visent pas à le tester de manière isolée, mais sont partie d’un ensemble argumentatif bien plus général, dont je doute qu’il puisse être mis sous forme de sondage empiriquement testable. Prenons par exemple un livre qui est, à bien des égards, une sorte de paradigme d’analyse conceptuelle « traditionnelle », Individuals de Strawson. L’objectif de ce livre est de montrer que notre « schème conceptuel » est organisé autour des concepts d’individu et de propriété (ou si on préfère, en mode formel, de sujet et de prédicat) et que les particuliers fondamentaux dans ce schème sont des particuliers physiques, spatio-temporels, et qu’en ce sens notre expérience est structurée spatio-temporellement. Dans le célèbre ch. 2 du livre, Strawson propose une expérience de pensée bien connue, consistant à imaginer un monde uniquement sonore, dans lequel on devrait en principe se repérer uniquement avec des sons plus ou moins hauts , plus ou moins forts, pour identifier des objets. Je ne vais pas entrer dans le détail de cette analyse, qui a été discutée par Gareth Evans entre autres. Mais on voit bien que si c’est une expérience de pensée – et je ne vois pas en quoi elle ne le serait pas de manière paradigmatique – elle pourrait se prêter à un type de sondage du genre de ceux de la X-phi. Demanderait-on aux gens d’imaginer un monde uniquement sonore et de donner leurs « réponses » ? C’est absurde. Si une majorité de réponses s’en dégageait dans un sens ou un autre, par exemple que les gens ne parviennent pas du tout à imaginer ce monde, qu’est-ce que cela montrerait ? Que le monde en question est inimaginable ? Il est assez clair que l’expérience de pensée de Strawson ne vise pas seulement à solliciter nos intuitions, et que son résultat supposé – un monde purement sonore ne pourrait manquer d’introduire des particuliers spatio-temporels - est dépendant de toute l’argumentation du reste du livre. Alors, cela veut-il dire qu’en un sens Strawson fait une pétition de principe en supposant qu’il est nécessaire (peut être a priori) que notre monde sensible soit structuré de manière spatiale ? Pas nécessairement, même si de nombreux critiques de l’analyse en philosophie lui ont reproché d’être circulaire. Mais cela montrerait au moins que les intuitions supposées étayer nos concepts ( ici ceux d’espace et de temps, de particulier) ne sont jamais indépendantes d’autres concepts, et d' une structure de concepts. C’est ce que je voulais dire dans ma formule un peu cryptique d’allure kantienne dans mon livre « les concepts sans intuitions sont aveugles ».
Dans ma Marquise, je mentionne trois positions sur les expériences de pensée (EP) : 1) platonicienne : elles sont des fenêtres, accessibles par l’intuition intellectuelle, sur un monde intelligible, 2) empiriste : ce sont des raisonnements usuels basés sur des prémisses empiriques, 3) imaginariste : ce sont des exercices de l’imagination. La position que je suggère (je ne la défend pas, je l’ai fait ailleurs) est proche à la fois de la position empiriste et de la position imaginariste : nous faisons des raisonnements contrefactuels, parfaitement courants et ordinaires , mais nous ne faisons pas appel à une faculté spécifique d’imagination. Cette position est proche de celle de Williamson, mais avec des nuances ( cf mon papier de 2009 Philosophical thought experiments ). Les X phi critiquent la méthode des EP en philosophie en mettant en valeur le fait que les intuitions sont très peu fiables. Mais la plupart du temps les expériences en question sont testées sur des sujets naïfs et inexpérimentés qui n’ont jamais été mis en contact avec ce genre d’historiettes, alors que les philosophes sont passés experts en manipulation de ces histoires et de toutes leurs variations. C’est ce que l’on appelle « la défense par l’expertise ». Elle me paraît correcte. Mais, contrairement à ce suggère Florian Cova sur votre blog, ce n’est pas cette défense que j’adopte de la méthode des EP . Mon point très banal est seulement que ces expériences ne sont jamais isolées, et ne portent pas à elles seules le poids de l’argument. Elles sont développées au sein de stratégies complexes d’arguments. Pensez par exemple à Terre Jumelle. L’histoire n’est pas isolée, elle fait partie de toute une argumentation sur la nature des contenus mentaux, leur individuation externe, etc. Je donne raison aux X phi sur le point suivant : si les philosophes entendaient UNIQUEMENT baser leur points sur des intuitions sollicitées par les EP, alors leur argumentation serait très faible. Mais ils font plus, ou en tous cas les meilleurs arguments font plus.
Prenons un autre exemple : l’analyse du concept de connaissance et les histoires à la Gettier. Je suis ici d’accord avec les X phi que c’est un domaine où les philosophes ont un peu trop fait porter le poids de la preuve sur des intuitions. Mais bien souvent les X phi font comme si les expériences de pensée reposaient sur des généralisations existentielles : par exemple, « pour tout x si x est une connaissance, lors X est une croyance , vraie et justifiée » et dès qu’un contre -exemple apparaît – bingo – on accuse les philosophes en fauteuil d’imposture. Mais quiconque a suivi les développements de l’épistémologie depuis 20 ans sait que ce n’est pas aussi simple ! Les discussions autour du contextualisme, de l’empiètement pragmatique qui ont lieu depuis dix ans, montrent que les analyses du savoir font des va et vient constants entre intuitions en fauteuil et analyses. Il y a une collaboration très utile entre expérimentalistes et a prioristes dans ce domaine, mais je crois que personne n’est justifié à dire à ce jour que les analyses traditionnelles de la notion de connaissance (pour les afficionados « l’invariantisme évidentialiste ») sont battues en brèche.
Il est très possible que les X phi me disent qu’ils sont d’accord, et n’ont jamais voulu montrer autre chose que la fragilité des « intuitions », empiriques ou pas, qu’invoquent les philosophes dans les discussions, en incitant à la prudence ; je ne peux cependant penser qu’ils se contentent de ce message modeste. La posture bolchévique est trop tentante. Je mentionnerai deux points.
Beaucoup de critiques ont objecté que si l’empirisme et l’éliminativisme radicaux de la X-phi étaient corrects, alors on devrait pouvoir faire subir le même traitement que pour les intuitions morales ou épistémiques aux notions et aux thèses qui en philosophie semblent échapper par principe à tout test expérimentale : les thèses métaphysiques, ou méta-éthiques, par exemple. Mais les X se récrient : ils n’entendent pas aller jusque-là, nous disent-ils, et ils ne prétendent pas que tout ce qui relève traditionnellement de la philosophie doit tomber sous la coupe de la méthodologie empirique. Mais est ce que les X phi observent ces restrictions ?
Pas certain. Il y a une littérature grandissante sur la notion de causalité « folk », et une rubrique existe sur le site web « X phi » quant à la X phi et la métaphysique. J’avoue ne pas voir en quoi l’étude des intuitions « folk » peut nous aider dans ce domaine. Est-ce que si je donne le problème du bateau de Thésée à une classe d’undergraduates chinois puis à une classe d’undergraduates du Colorado, et si je trouve que les uns vont me dire que le premier bateau, celui reconstruit d’après la forme, est le même que le bateau initial, alors que les second vont me dire que c’est le second, celui qui a une continuité matérielle, je vais pouvoir en tirer des conclusions sur l’individuation par la matière ou la forme ? Aucun métaphysicien n’est assez naïf pour imaginer que les réponses intuitives vont décider du problème. Le problème ici n’est manifestement pas que les « folk » sont moins experts que les métaphysiciens sur ces questions. D’une manière générale, je ne vois tout simplement pas la pertinence de la X phi dans des domaine tels que la métaphysique, l’épistémologie, ou la métaéthique. Ce sont des domaines « en fauteuil », et ils le resteront. Par là je ne veux pas dire qu’ils doivent être soustraits à toute influence empirique. Au contraire, la métaphysique doit s’appuyer sur la physique, l’épistémologie, sur la psychologie et la biologie, l'éthique sur la sociologie et la psychologie. Mais « s’appuyer » ne veut pas dire changer de méthodologie en adoptant celle de ces disciplines.
Cela se rattache à un autre problème: toute la procédure des X phi suppose que les intuitions sont des données servant à tester des « hypothèses » ou « théories » philosophiques. Mais la relation des « intuitions » aux « concepts » est-elle de ce type ? La philosophie n’est pas une espèce de « théorie » testable par des propositions empiriques. C’est bien plus compliqué que cela ( cf sur ce point Thomasson, Experimental philosophy and the methods of ontology , Monist, 2012, 95/2. ). J’entends les objections des X phi : mais alors qu’est-ce qui teste les propositions philosophiques ? Les intuitions transcendantes de quelques métaphysiciens plus ou moins fous ou grassement payés par des universités américaines ou suisses assis dans leurs fauteuils ? Réponse : l’argument, aidé de la meilleure discipline que les philosophes aient jamais forgée, la logique, et du bon sens. On n’a pas trouvé mieux depuis Aristote, and it’s here to stay. Les X phi viennent nous rappeler, très utilement et pertinemment, que le bon sens doit être critique. Locke, Hume, Voltaire, Kant, savaient cela. Je je doute franchement que les théories philosophiques soient jamais testées par quelques données que ce soit, qu’elles soient empiriques, basées sur des intuitions transcendantes ou autres.
Si les bolchéviks parmi les X phi veulent, tel Hume, jeter au feu les livres qui ne sont pas basés sur l’expérience ou la logique (mais acceptent-il celle-là ? Je ne sais, je n’ai pas encore lu de de X – phi de nos intuitions logiques : au boulot !) , alors nous sommes dans un vieux débat, qui ne mérite pas les paraphernalia internet de la Nouveauté. S’ils ont un objectif plus modeste, alors que la modestie s’impose.
Knobe et Alxander ont écrit un article dans lequel ils revendiquent surtout les aspects négatifs du programme de la X phi, i.e ceux qui visent à « déconstruire » les prétentions philosophiques. Je doute que la X phi ait les conséquences négatives que ses promoteurs en attendent : changer la méthodologie de la philosophie, montrer qu’il n y a pas de connaissances a priori, que nombre de nos croyances sur la nature de la justification éthique et épistémique sont mal fondées ou pas fondées du tout, etc. Quand il s’agit de formuler ce que Knobe et Alexander appellent le programme positif, ils revendiquent la pratique et la fréquentation des sciences cognitives et des programmes naturalistes. Mais on ne voit pas trop ce que le succès de ces programmes a à avoir avec ce que pensent les philosophes ou avec leur changement annoncé de méthodologie.
Accentuer le positif
Ne suis-je pas trop sévère ? N’y a-t-il pas des domaines où la philosophie expérimentale peut avoir un impact positif, c’est-à-dire établir ou renforcer la vérité de certaines thèses philosophiques? Je crois que oui, mais les conséquences sont sans doute plus limitées que les promoteurs de ces méthodes empiriques ne le disent.
En épistémologie, des travaux récents discutent des attributions de connaissance et de la question de savoir si, dans différents contextes dits d’empiètement pragmatique, la connaissance n’est pas foncièrement relative aux élévations d’ « enjeux » pratiques. Ces effets, que les philosophes peuvent tester en fauteuil, varient beaucoup dans les contextes expérimentaux. Les études empiriques peuvent nous aider à mieux comprendre ces effets. Peuvent-elles nous permettre de dériver des conséquences quant à la validité de l’évidentialisme en théorie de la connaissance ? C’est douteux.
En métaéthique, la X phi peut jouer un rôle important si l’on est expressiviste, ie si l’on soutient que nos idées et principes moraux ne reposent sur aucune réalité morale, mais sont « dépendants de nos réponses". Il devient alors important de savoir quelles sont nos réponses, et la psychologie morale expérimentale joue alors un rôle essentiel. Mais cela nous donnera-t-il le moindre argument en faveur de l’expressivisme en méta-éthique ? A mon avis non.
Mon point de vue n’est-il pas typiquement celui du philosophe en fauteuil ? Par là je veux dire, de celui qui pense qu’il y a des théories en éthique, en épistémologie, en métaphysique, et que les philosophes seuls ont autorité pour en discuter, par des arguments qui combinent l’usage de l’analyse conceptuelle, de la logique et de ce qu’on pourrait appeler une sorte de sens commun éduqué à la pensée abstraite. En effet. Je conçois parfaitement que des philosophes qui ont des positions déflationnistes, relativistes ou sceptiques en épistémologie (relativisme, contextualisme), en métaéhique (expressivisme, minimalisme) ou en métaphysique (positivisme, éliminativisme, quiétisme) soient tentés par ces développements. Mais je ne vois pas en quoi les philosophes qui ne sont pas tentés par ces développements, qui pensent qu’on peut encore avoir des positions « fondationnelles », devraient adopter ces méthodes.
Les questions qu’il faut poser aux philosophes expérimentaux sont donc les suivantes :
(1) Étant donné qu’ils prennent au sérieux leur méthodologie « empirique » et leur désir de voir les philosophes quitter leur fauteuil pour se livrer à des travaux de laboratoire et à des enquêtes de terrain, jusqu’à quel point entendent-il aller ? En particulier considèrent-ils que les étiologies des jugements intuitifs sur des sujets aussi variés que ceux de l’épistémologie naïve, des jugements éthiques spontanés ou de la psychologie naïve menacent non seulement l’unité de nos intuitions communes, mais aussi nos jugements normatifs en les expliquant causalement ? Si oui, considèrent-ils que leur programme doit les conduire à des formes particulières de théories normatives en éthique et en épistémologie ?
(2) Dans quelle mesure considèrent-ils que leurs investigations conduisent à rejeter des thèses telles que le rationalisme en théorie de la connaissance ( selon lequel il y a au moins certaines vérités a priori) pour épouser une forme radicale d’empirisme ? Dans quelle mesure entendent-il rejeter l’idée que la philosophie est, pour une bonne part au moins, de l’analyse conceptuelle et qu’il y a des concepts ? Dans quelle mesure entendent-ils tirer des conclusions relativistes ou nihilistes de leurs investigations « transculturelles » et de leurs découverte d’effets contextuels ? Jusqu’à quel point sont-ils prêts à déclarer que les investigations des philosophes dans des domaines comme ceux de l’ontologie et de la métaphysique, de la méta-éthique ou de l’épistémologie doivent être soumises au tribunal de l’expérience et des méthodes expérimentales ?
Dans la mesure où j‘admets qu’on a besoin, pour faire de la philosophie, de garder contact avec les recherches empiriques, et , quand on fait notamment de la philosophie de l’esprit et de la connaissance, avec la psychologie cognitive notamment, je ne peux avoir que de la sympathie pour la X phi, et nombre de ses travaux me semblent passionnants. Mais si ces travaux ont comme objectif de défendre les thèses les plus radicales , je conserve la méfiance que j’avais lapidairement exprimée dans mon Epistémologie pour une marquise, et j’aimerais tout simplement voir en quoi ces travaux peuvent nous faire admettre qu’il n’y a pas de connaissances a priori, que nos concepts éthiques, épistémologiques etc sont confus oui fragiles.
Pour me résumer, donc, la philosophie expérimentale au sens (2) est mon amie et je souhaite qu’on la pratique le plus possible en ce sens. Elle est mon amie, comme le sont tous les travaux de psychologie, de biologie et de sciences cognitives qui me semblent avoir une pertinence philosophique quand il s’agit de comprendre comment fonctionnent nos systèmes cognitifs et quand il s’agit de s’intéresser à des questions génétiques et causales. Aucun philosophe ne peut ignorer ces données et négliger ces explications, car l’un des sujets les plus passionnants en philosophie est celui de savoir où passe la frontière entre le naturel et le normatif. Cette frontière est sans doute graduelle, nombre de normes ont une origine naturelle et il est souvent difficile de distinguer ce qui est de l’ordre du fait et ce qui est de l’ordre de la norme. Mais le fait que la frontière soit graduelle ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de frontière du tout. Les raisons ne sont pas des causes, ni vice versa, et le normatif n’est pas le naturel. Qui plus est, je doute qu’on puisse avoir une bonne analyse de l’origine des normes si on n’a pas une conception correcte de ce que sont ces normes. Et en avoir une conception correcte ne passe pas par la recherche de leur origine. Cela passe par une analyse conceptuelle, qui se base sur nos raisonnements et nos intuitions communes. Même si ces intuitions et raisonnements sont souvent peu fiables, quelquefois fragiles et erronés – et en ce sens je suis bien d’accord avec les philosophes expérimentaux-, ce sont les seules données dont nous disposons. Je n’arrive pas à voir comment on pourrait analyser la notion de connaissance en partant seulement de données psychologiques sur ce que les « folk » pensent de la connaissance ou de la morale. On est bien obligé de partir de nos intuitions propres, et de supposer que les autres ont les mêmes, et de bâtir à partir de là, des analyses qui ont prétention à une certaine forme d’objectivité et d’universalité. Si on part de l’idée contraire, pas de connaissance, pas de morale, pas d’épistémologie, pas d’éthique mais juste, comme le disait Quine, l’étude de la relation causale entre un « input maigre » et un « output torrentiel ».
La philosophie X est aussi mon amie s’il s’agit de mettre en doute la méthode philosophique qui consiste à multiplier les expériences de pensée et à supposer que les expériences de pensée, la construction de contre exemples et d’historiettes suffit pour la philosophie. Je suis parfaitement d’accord avec les X phi qu’on a abusé de cette méthode, et que la philosophie analytique tourne à la scolastique quand on en abuse ( la leçon cependant n’est pas nouvelle et fut tirée aussi de beaucoup de pratiques de la philosophie du langage ordinaire). Les expériences de pensée et la méthode des intuitions ne valent que si elles sont associées à des arguments et à des concepts. Mais on a souvent l’impression que les X phi ont pour objectif de se passer tout simplement de concepts. Et là, comme Groucho, « I’m against it »
P.E.
PS Je me permets de vous renvoyer, si cela vous intéresse, à quelques articles disponibles sur internet ( puisque les X phi semblent surtout lire sur internet et guère ailleurs) où j’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer sur ces sujets :
http://www.unige.ch/lettres/philo/enseignants/pe/Engel%202007%20Des%20avantages%20et%20des%20inconvenients%20du%20fauteuil.pdf)
http://www.unige.ch/lettres/philo/enseignants/pe/Engel%201993%20Logique%20raisonnement%20et%20rationalite.pdf
http://www.unige.ch/lettres/philo/enseignants/pe/Engel%202002%20What%20can%20epistemology%20learn%20from%20psychology.pdf
http://www.unige.ch/lettres/philo/enseignants/pe/Engel%202009%20Philosophical%20thought%20experiments.pdf