mardi 30 octobre 2012

Cioran : le stoïcisme, vrai mais irréalisable.

Le 9 Juin 1969, Émile Cioran écrit dans son cahier :
" Contre les stoïciens.
Si nous nous éduquons à devenir indifférents aux choses qui ne dépendent pas de nous, et que nous arrivions à les supporter sans nous en affliger ni nous en réjouir, que nous reste-t-il à faire, à éprouver, étant donné que presque tout ce qui survient est indépendant de notre volonté ?
Les stoïciens ont raison en théorie. En pratique, tout joue contre eux. Du matin au soir, nous ne faisons que prendre position pour ou contre des choses sur lesquelles nous ne pouvons rien. La "vie", c'est cela, c'est une tentative folle de sortir de notre impuissance ; la "vie", c'est la course à la fois voulue et inévitable vers (...le téléphone vient de sonner, et j'ai oublié ce que je voulais dire)." (Cahiers, 1957-1972, p.738-739, Gallimard, 1997)

samedi 27 octobre 2012

Éléments d'esthétique classique : qu'est-ce qu'une bonne expression pour La Bruyère ?

Je voudrais revenir sur la question de la bonne expression de la pensée chez La Bruyère. Or, c'est plus délicat qu'il n'y paraît. En effet, même si cet auteur n'est pas qualifié ordinairement de philosophe, ses textes abondent en distinctions conceptuelles. Voyons de plus près ce qu'il en est en s'appuyant sur la première partie des Caractères, Des ouvrages de l'esprit.
1) Une bonne expression est fidèle à la vérité : " Il faut chercher seulement à penser et à parler juste (...)" (2), " Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bien peindre (...) il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement" (14), la bonne expression est "la plus simple, la plus naturelle" (17).
2) La vérité sur les sentiments trouve sa meilleure expression chez les femmes écrivains : " (...) Ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d'écrire. Elles trouvent sous leur plume des tours et expressions qui souvent en nous ne sont l'effet que d'un long travail et d'une pénible recherche ; elles sont heureuses dans le choix des termes, qu'elles placent si juste, que tout connus qu'ils sont, ils ont le charme de la nouveauté, et semblent être faits seulement pour l'usage où elles les mettent ; il n'appartient qu'à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment, et de rendre délicatement une pensée qui est délicate ; elles ont un enchaînement de discours inimitable, qui se suit naturellement, et qui n'est lié que par le sens. Si les femmes étaient toujours correctes, j'oserais dire que les lettres de quelques-unes d'entre-elles seraient peut-être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit." (37). J'éluciderai en (4) la référence à l'incorrection possible des femmes.
3) Une bonne expression n'est pas nécessairement l'expression littérale de la vérité. LB n'exclut donc pas les figures de style qui, lues au premier degré, semblent pourtant trahir le désir de cerner la vérité. Ainsi de l'hyperbole : " L'hyperbole exprime au delà de la vérité pour ramener l'esprit à la mieux connaître." (55). LB ne dit rien de l'ironie ou de l'humour mais on peut, en généralisant la remarque sur une figure de style, les identifier à une médiation permettant l'accès à la vérité.
4) Une bonne expression a une finalité éthique. LB est loin de l'art pour l'art et du culte de la forme. " Le philosophe consume sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule ; s'il donne quelque tour à ses pensées, c'est moins par une vanité d'auteur, que pour mettre une vérité qu'il a trouvée dans tout le jour nécessaire pour faire l'impression qui doit servir à son dessein (...) il demande des hommes un plus grand et un plus rare succès que les louanges, et même que les récompenses, qui est de les rendre meilleurs " (34). Cette fonction n'est pas propre au philosophe, elle devrait être celle de la littérature en général : " Il semble que le roman et la comédie pourraient être aussi utiles qu'ils sont nuisibles. L'on y voit de si grands exemples de constance, de vertu, de tendresse et de désintéressement, de si beaux et de si parfaits caractères, que quand une jeune personne jette de là sa vue sur tout ce qui l'entoure, ne trouvant que des sujets indignes et fort au-dessous de ce qu'elle vient d'admirer, je m'étonne qu'elle soit capable pour eux de la moindre faiblesse." (53)
5) Une bonne expression ne devient pas mauvaise pour être répétée : " Horace ou Despréaux l'a dit avant vous. - Je le crois sur votre parole ; mais je l'ai dit comme mien. Ne puis-je pas penser après eux une chose vraie, et que d'autres encore penseront après moi ?" (69)
6) Un ouvrage qui se caractérise du début à la fin par le fait que l'expression y est toujours bonne est un ouvrage parfait (4).
7) L'accès à une telle perfection a comme condition nécessaire l'imitation des anciens : après avoir opposé en architecture le gothique d'une part au dorique, ionique et corinthien d'autre part, LB écrit : " (...) De même on ne saurait en écrivant rencontrer le parfait, et s'il se peut, surpasser les anciens que par leur imitation." (15)
8) Une autre condition (nécessaire ?) est la correction exercée par les autres sur l'ouvrage qu'on écrit : " L'on devrait aimer à lire ses ouvrages à ceux qui en savent assez pour les corriger et les estimer." (16). LB distingue nettement la correction en question de la critique : cette dernière est réalisée une fois l'oeuvre finie et semble souvent n'être que l'indice des défauts des critiques eux-mêmes : " Un auteur sérieux n'est pas obligé de remplir son esprit de toutes les extravagances, de toutes les saletés, de tous les mauvais mots que l'on peut dire, et de toutes les ineptes applications que l'on peut faire au sujet de quelques endroits de son ouvrage, et encore moins de les supprimer. Il est convaincu que quelque scrupuleuse exactitude que l'on ait dans la manière d'écrire, la raillerie froide des mauvais plaisants est un mal inévitable, et que les meilleures choses ne leur servent souvent qu'a leur faire rencontrer une sottise." (28). Ou encore : " Il n'y a point d'ouvrage si accompli qui ne fondît tout entier au milieu de la critique, si son auteur voulait en croire tous les censeurs qui ôtent chacun l'endroit qui leur plaît le moins." (26). On ne doit pourtant pas en inférer que la critique ne doit pas être prise en compte. LB envisage ainsi le cas où des critiques compétents se contredisent : " C'est une expérience faite, que s'il se trouve dix personnes qui effacent d'un livre une expression ou un sentiment, l'on en fournit aisément un pareil nombre qui les réclame. Ceux-ci s'écrient : " Pourquoi supprimer cette pensée ? elle est neuve, elle est belle, et le tour en est admirable ;" et ceux-là affirment, au contraire, ou qu'ils auraient négligé cette pensée, ou qu'ils lui auraient donné un autre tour. " Il y a un terme, disent les uns, dans votre ouvrage, qui est rencontré et qui peint la chose au naturel ; il y a un mot, disent les autres, qui est hasardé, et qui d'ailleurs ne signifie pas assez ce que vous voulez peut-être faire entendre;" et c'est du même trait et du même mot que tous ces gens s'expliquent ainsi, et tous sont connaisseurs et passent pour tels." La dernière phrase de cette remarque (27) permet de formuler une nouvelle position.
9) L'auteur ne peut jamais être rationnellement certain d'avoir trouvé la bonne expression : " (...) Quel autre parti pour un auteur, que d'oser pour lors être de l'avis de ceux qui l'approuvent ?" On voit clairement que la prise de position en faveur de la critique bienveillante n'est pas autre chose que la satisfaction du désir d'avoir trouvé la bonne expression.
10) La perfection est une propriété réelle de l'ouvrage : "Il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature" (10)
11) Un ouvrage parfait n'est pas un "bel ouvrage" (30). Dans un "bel ouvrage", on note "le grand et le sublime" mais dans un ouvrage parfait (ou régulier) a été évitée " toute sorte de fautes " (30). Après avoir douté qu'un tel ouvrage ait déjà été créé, LB néanmoins mentionne Le Cid de Corneille. Il est pourtant loin d'en inférer que toutes les oeuvres de Corneille sont parfaites : au contraire en (55), LB fait un tri sévère dans la production du dramaturge.
12) Un ouvrage parfait présente nécessairement des vérités importantes : " L'on n'écrit que pour être entendu ; mais il faut du moins en faire entendre de belles choses. L'on doit avoir une diction pure, et user de termes qui soient propres, il est vrai ; mais il faut que ces termes si propres expriment des pensées nobles, vives, solides, et qui renferment un très beau sens. C'est faire de la pureté et de la clarté du discours un mauvais usage que de les faire servir à une matière aride, infructueuse, qui est sans sel, sans utilité, sans nouveauté. Que sert aux lecteurs de comprendre aisément et sans peine des choses frivoles et puériles, quelquefois fades et communes, et d'être moins incertains de la pensée d'un auteur qu'ennuyés de son ouvrage ?" (57). Dans le même esprit, LB précise que si la bonne expression est naturelle (17), il faut sélectionner dans l'ensemble des choses naturelles celles qui justifient qu'on les rapporte avec naturel : " (...) Le paysan ou l'ivrogne fournit quelques scènes à un farceur ; il n'entre qu'à peine dans le vrai comique : comment pourrait-il faire le fond ou l'action principale de la comédie ? " Ces caractères, dit-on, sont naturels." Ainsi, par cette règle, on occupera bientôt tout l'amphithéâtre d'un laquais qui siffle, d'un malade dans sa garde-robe, d'un homme ivre qui dort ou qui vomit : y a-t-il rien de plus naturel ? (...)" (52). Sauf à me tromper, l'école réaliste au 19ème n’exclura certes aucune réalité mais disqualifiera une écriture prétendant rendre toute la réalité, ce que LB anticipe dans la suite du même texte : " (...) C'est le propre d'un efféminé de se lever tard, de passer une partie du jour à sa toilette, de se voir au miroir, de se parfumer, de se mettre des mouches, de recevoir des billets et d'y faire réponse. Mettez ce rôle sur la scène. Plus longtemps vous le ferez durer, un acte, deux actes, plus il sera naturel et conforme à son original ; mais aussi il sera froid et insipide." (52)
13) La perfection a une valeur absolue et intemporelle : " Celui qui n'a égard en écrivant qu'au goût de son siècle songe plus à sa personne qu'à ses écrits ; il faut toujours tendre à la perfection, et alors cette justice qui nous est quelquefois refusée par nos contemporains, la postérité sait nous la rendre." (67)
14) Il y a dans l'histoire de la littérature un progrès vers la perfection, mais il n'est ni linéaire ni cumulatif : il y a des régressions surprenantes et des perfectionnements inattendus : " Ronsard et les auteurs ses contemporains ont plus nui au style qu'ils ne l'ont servi : ils l'ont retardé dans le chemin de la perfection ; ils l'ont exposé à la manquer pour toujours et à n'y plus revenir. Il est étonnant que les ouvrages de Marot, si naturels et si faciles, n'aient su faire de Ronsard, d'ailleurs plein de verve et d'enthousiasme, un plus grand poète que Ronsard et que Marot ; et, au contraire, que Belleau, Jodelle, et Saint-Gelais, aient été sitôt suivis d'un Racan et d'un Malherbe, et que notre langue, à peine corrompue, se soit vue réparée."(42) On gardera cependant en tête qu'il s'agit d'une progression vers un modèle du passé. Une telle progression est quelquefois pensée par LB comme incarnée par un hybride possible mais jamais réalisé : ainsi l'auteur de comédies parfaites aurait pu être un hybride de Térence et de Molière (38). On n'oubliera pas non plus que les Anciens sont possiblement surpassables.
15) Ce chemin vers la perfection est loin de correspondre à un suivi traditionaliste des règles académiques. Dans une remarque qui anticipe en partie à mes yeux la conceptualisation kantienne du génie dans La critique du jugement, LB écrit : " Il y a des artisans ou des habiles dont l'esprit est aussi vaste que l'art et la science qu'ils professent ; ils lui rendent avec avantage, par le génie et par l'invention, ce qu'ils tiennent d'elle et de ses principes ; ils sortent de l'art pour l'ennoblir, s'écartent des règles si elles ne les conduisent pas au grand et au sublime ; ils marchent seuls et sans compagnie, mais ils vont fort haut et pénètrent fort loin, toujours sûrs et confirmés par le succès des avantages que l'on tire quelquefois de l'irrégularité (...)" (61). Il semble donc que l'accès à l'absolue régularité de la bonne expression passe par la transgression des régularités relatives à une époque et qui n'ont de prix que par la fixation du style de qualité qu'elles rendent possible.
16) Le goût est parfait s'il est en mesure de sentir une telle perfection : "Celui qui le sent ( LB se réfère ici au point de perfection ) et qui l'aime a le goût parfait ; celui qui ne le sent pas, et qui aime en deça ou au delà, a le goût défectueux." (10) LB nomme aussi "goût sûr" un tel goût (11). Il est réservé aux grands esprits ( que l'auteur distingue des beaux esprits, ces derniers étant portés à voir de l'inintelligible là où il y a bel et bien de l' intelligible (35) ). Une remarque suggère que le goût parfait est expliqué par la LB en des termes rationalistes, innéistes et élitistes : " (...) Les personnes d'esprit ont en eux les semences de toutes les vérités et de tous les sentiments, rien ne leur est nouveau ; ils admirent peu, ils approuvent." (36) Tout se passe donc comme si la bonne expression était pour ces connaisseurs l'actualisation d'une expression virtuelle interne à leur esprit.
Cette analyse est largement améliorable mais donne un aperçu de la finesse de LB sur la question de la bonne expression. Cette dernière implique donc autant le souci de la forme que le respect du vrai, autant la volonté de moraliser le lecteur que le désir de lui plaire. La bonne expression a donc une triple valeur : littéraire, gnoséologique et éthique. Elle est censée apporter une connaissance vraie des hommes afin de leur permettre une vie meilleure. Nous sommes loin d'attendre de l'écriture aujourd'hui cette soumission au vrai et au bien que LB n'a jamais jugée incompatible avec le plaisir apporté par la bonne forme. C'est tout un ensemble qui pour lui a du prix, aucune de ses composantes ne suffisant à justifier l'ouvrage parfait ou, du moins, sur le chemin de la perfection.

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jeudi 25 octobre 2012

Proverbes et philosophes.

Sauf à me tromper, dans L'Être et le Néant (1943), Sartre ne consacre pas une ligne aux proverbes, en revanche dans sa conférence de 1945, L'existentialisme est un humanisme, il s'étend sur eux. Pour dire qu'au fond il ne les aime guère. En effet "la sagesse des nations" véhiculées par eux est "fort triste" :
" Quoi de plus désabusé que de dire "charité ordonnée commence par soi-même", ou encore "oignez vilain il vous plaindra, poignez vilain, il vous oindra" ? On connaît les lieux communs qu'on peut utiliser à ce sujet et qui montrent toujours la même chose : il ne faut pas lutter contre la force, il ne faut pas entreprendre au-dessus de sa condition, toute action qui ne s'insère pas dans une tradition est un romantisme, toute tentative qui ne s'appuie pas sur une expérience éprouvée est vouée à l'échec ; et l'expérience montre que les hommes vont toujours vers le bas, qu'il faut des corps solides pour les tenir, sinon c'est l'anarchie. Ce sont cependant les gens qui rabâchent ces tristes proverbes, les gens qui disent : comme c'est humain, chaque fois qu'on leur montre un acte plus ou moins répugnant, les gens qui se repaissent des chansons réalistes, ce sont ces gens-là qui reprochent à l'existentialisme d'être trop sombre (...)"
En somme les proverbes transmettraient une conception de l'homme totalement opposée à la philosophie de la liberté défendue par Sartre. Pour parler sartrien, la sagesse proverbiale est tout à fait de mauvaise foi, sagesse de salauds et de lâches (pour les lecteurs non avertis, je signale que ces deux derniers mots sont grâce à Sartre entrés dans la langue philosophique parce que d'injures qu'ils étaient - et restent la plupart du temps - ils ont été promus au rang de concepts)
À la différence de Sartre, Jon Elster n'est pas enclin à retrouver entre sa philosophie et les proverbes l'opposition platonicienne entre l'epistémé et la doxa. Il les aime bien, les proverbes, Jon Elster. Et donc il leur rend d'abord justice. Sartre n'a vu que le verre à moitié plein dans les proverbes. En effet "il est proverbialement vrai que pour tout proverbe on peut trouver un proverbe , et qui affirme l'opposé" (Proverbes, maximes, émotions, p.34, 2003, PUF). Par exemple au sombre "La Roche Tarpéienne est près du Capitole ", on peut opposer le dynamisant " Rien ne réussit comme la réussite" !
Mais ce qui intéresse surtout Jon Elster dans les proverbes, c'est qu'ils relèvent des mécanismes. Elster définit très précisément les mécanismes :
" (Ce) sont des structures causales aisément reconnaissables et qui interviennent fréquemment, et qui sont déclenchées sous des conditions en général inconnues ou avec des conséquences indéterminées" (p.25)
Dit autrement, Elster renonce à chercher une théorie et des lois psychologiques permettant la prédiction (l'influence de Davidson est ici manifeste) et se contente modestement de remplacer l'inaccessible "Si A, toujours B" par "si A, alors quelquefois C, D, et B" (p.29). Or si les proverbes sont à ses yeux à la fois précieux et contradictoires, c'est parce qu'ils énumèrent les mécanismes (proverbe 1 = si A, alors B, proverbe 2 = si A, alors C, proverbe 3 = si A, alors D, etc.). Bien sûr on aurait tort d'en cultiver un, mais les cultiver tous met sur le chemin des mécanismes psychologiques réels. Ainsi est-il vrai que quelquefois "les vêtements font l'homme" et que d'autres fois "l'habit ne fait pas le moine".
On notera que dans sa défense des proverbes, Jon Elster a un argument typique de la philosophie du langage ordinaire :
" Les proverbes ne survivront pas à moins qu'ils ne donnent un éclairage évident sur un comportement qui est très fréquemment observé" (p.34).
Ce qui rappelle Austin dans une de ses interventions au colloque de Royaumont en 1958 :
" Si une langue s'est perpétuée sur les lèvres et sous la plume d'hommes civilisés,si elle a pu servir dans toutes les circonstances de leur vie, au cours des âges, il est probable que les distinctions qu'elle marque, comme les rapprochements qu'elle fait, dans ses multiples tournures, ne sont pas tout à fait sans valeur." (La philosophie analytique, p.335, Éditions de Minuit, 1962)
Face à cette réhabilitation des proverbes par la durée de leur usage, on pourra rétorquer que les préjugés ont, eux aussi, la vie dure. Mais peut-être ne fait-on alors que s'appuyer sur une croyance qui a quelque chose, elle aussi, du proverbe ?
Serait-ce un mécanisme de plus ; "Quand une phrase est répétée, c'est qu'elle est vraie"" / "Quand une phrase est répétée, c'est un préjugé" ?

samedi 20 octobre 2012

Les raisons de trouver courte une nuit.

Chamfort a écrit dans ses Maximes et pensées :
" Vivre est une maladie, dont le sommeil nous soulage toutes les seize heures. C'est un palliatif. La mort est le remède."
Ce qui m'a rappelé un dit de Démocrite, rapporté par Stobée (Florilège, III, V, 25)
"Celui qui suffit à ses besoins en nourriture ne trouve jamais la nuit courte" (Les Présocratiques, La Pléiade, p. 897)
Spontanément je ne doute pas du sens de la phrase : le sommeil console de la dureté de la vie, à la différence que Démocrite est moins sombre que Chamfort. Je pense aux dernières lignes de la première Méditation métaphysique de Descartes :
" Et tout de même qu'un esclave qui jouissait dans le sommeil d'une liberté imaginaire, lorsqu'il commence à soupçonner que sa liberté n'est qu'un songe, craint d'être réveillé, et conspire avec ces illusions agréables pour en être plus longuement abusé, ainsi je retombe insensiblement de moi-même dans mes anciennes opinions, de peur que les veilles laborieuses qui succéderaient à la tranquillité de ce repos, au lieu de m'apporter quelque jour et quelque lumière dans la connaissance de la vérité, ne fussent pas suffisantes pour éclaircir les ténèbres des difficultés qui viennent d'être agitées."
Or, la note qui correspond au passage de Démocrite met en évidence que Jean-Paul Dumont ne comprend pas du tout le passage comme je le fais :
" Interprétations possibles : "Le sommeil du prolétaire n'est pas gâté d'insomnies" ; ou " Le sommeil de l'homme à l'abri du besoin n'est pas gâté d'insomnies" ; ou " La nuit n'est jamais trop longue pour le prolétaire" ; ou " La nuit est brève pour le philosophe qui se nourrit lui-même de spéculation."" (ibid.p.1491)
Impossible de mettre la main sur le texte grec. Mais d'abord pourquoi traduire par prolétaire (proletarius en latin = citoyen pauvre) "celui qui suffit à ses besoins en nourriture" ? En effet prolétaire convient plutôt pour désigner celui n'ayant que de quoi satisfaire ses besoins en nourriture.Ensuite pourquoi comprendre "nuit courte" comme "nuit d'insomniaque" et non pas comme "nuit de brève durée ? Ce que fait la quatrième mais au prix de l'intervention très arbitraire du philosophe (celui qui satisfait à ses besoins en nourriture de l'esprit ?). Quant à la 3ème, elle devrait être plutôt rectifiée en "la nuit est toujours assez longue pour le prolétaire" ! Faute de mieux, je choisis la deuxième mais en laissant de côté la référence aux insomnies.
Dans le doute, je fais appel à un démocritéen (ça ne court pas les rues aujourd'hui), à défaut à un spécialiste de Démocrite, ou alors simplement à quiconque capable de me fournir le texte grec de Stobée.

samedi 13 octobre 2012

L'envie aveuglante des contemporains ou y a-t-il une seule expression juste pour chaque pensée ? ou La Bruyère lu par Julien Benda.

À Marcel, le jour de ses 92 ans...
Quand on lit les Caractères de Théophraste puis ceux de La Bruyère, on ne peut que placer ces derniers loin au-dessus des premiers par la richesse et la finesse des analyses. Qui a lu les deux textes pensera sans doute immédiatement que ce jugement s'impose. On peut même aller jusqu' à regretter que La Bruyère, à la différence de Pascal, ne soit pas inclus aujourd'hui parmi les philosophes du 17ème siècle. Comme La Rochefoucauld, il n'a droit qu' au titre de moraliste.
C'est donc avec amusement que je lis cette note de Sainte-Beuve sur la réception de La Bruyère à l'Académie Française dans un article de La Revue des Deux Mondes publié le 1er Juillet 1836 :
" Il fut reçu le même jour que l'abbé Bignon et par M. Charpentier, qui, en sa qualité de partisan des anciens, le mit lourdement au-dessous de Théophraste ; la phrase, dite en face, est assez peu aimable : "Vos portraits ressemblent à de certaines personnes, et souvent on les devine ; les siens ne ressemblent qu'à l'homme. Cela est cause que ses portraits ressembleront toujours ; mais il est à craindre que les vôtres ne perdent quelque chose de ce vif et de ce brillant qu'on y remarque, quand on ne pourra plus les comparer avec ceux sur qui vous les avez tirés". On voit que si La Bruyère tirait ses portraits, M. Charpentier tirait ses phrases, mais un peu différemment." (La Pléiade, Oeuvres, I, p.1014)
Hypothèse : Charpentier n'avait lu que la première remarque de La Bruyère, celle qui ouvre dès la première édition la première partie des Caractères , Des ouvrages de l'esprit :
" Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent. Sur ce qui concerne les moeurs, le plus beau et le meilleur est enlevé ; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes." (La Pléiade, éd. 1941, p.85)
Texte qui cependant ne doit pas éclipser un autre moins connu, la remarque 107 de la 12ème partie (Des jugements) :
" Si le monde dure seulement cent millions d'années, il est encore dans toute sa fraîcheur, et ne fait presque que commencer ; nous-mêmes nous touchons aux premiers hommes et aux patriarches, et qui pourra ne nous pas confondre avec eux dans les arts, dans les sciences, dans la nature, et j'ose dire dans l'histoire ! quelles découvertes ne fera-t-on point ! quelles différentes révolutions ne doivent pas arriver sur toute la face de la terre, dans les États et dans les empires ! quelle ignorance est la nôtre ! et quelle légère expérience que celle de six ou sept mille ans !" (ibid. p.397)
Julien Benda relève dans une note l'étrangeté de la remarque :
" Pensée très curieuse pour une époque qui, sous tant de rapports, se croyait parvenue au ne varietur. (Cf. Des ouvrages de l'esprit, nº 17)"" (ibid. p. 724)
À dire vrai, le renvoi de Benda surprend car la remarque en question dit seulement :
" Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne. On ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant ; il est vrai néanmoins qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est point est faible, et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre.
Un bon auteur, et qui écrit avec soin, éprouve souvent que l'expression qu'il cherchait depuis longtemps sans la connaître, et qu'il a enfin trouvée, est celle qui était la plus simple, la plus naturelle, qui semblait devoir se présenter d'abord et sans effort.
Ceux qui écrivent par humeur sont sujets à retoucher à leurs ouvrages : comme elle n'est pas toujours fixe, et qu'elle varie en eux selon les occasions, ils se refroidissent bientôt pour les expressions et les termes qu'ils ont les plus aimés." (ibid. p.89)
La position de La Bruyère est que toute pensée n'a qu'une expression juste du point de vue d'un homme d'esprit. Cependant une telle expression peut ne pas être trouvée par celui qui la cherche. Lue ainsi, la remarque de La Bruyère n'implique pas que toutes les pensées avec leurs expressions adéquates ont déjà été pensées au moment où l'auteur écrit. Dit autrement, ce passage n'est pas en contradiction avec la remarque 107 précédemment citée. Aussi Julien Benda me semble faire erreur quand il ajoute à la remarque 17 cette note :
" Cette réflexion me paraît une des manifestations du "statisme du dix-septième siècle, de la croyance qu'il avait d'avoir atteint en tous domaines le ne varietur. La Bruyère n'a évidemment pas l'idée qu'il peut y avoir des choses qui n'ont pas encore été pensées'' et pour lesquelles l'expression propre n'existe point mais est à créer. À moins que son idée ne soit que, même pour ces pensées-là, son siècle pourra fournir l'expression ; ce qui n'est pas insoutenable quand on voit combien de nos bons écrivains contemporains disent à peu près tout ce qu'ils ont à dire avec le vocabulaire de son temps." ((ibid. p.696)
La remarque 17, à mes yeux, autorise à soutenir que des pensées futures ne trouveront, parmi toutes les expressions possibles, qu'une seule juste dans la langue dont disposera alors le penseur.
On sera peut-être porté à croire que la position de La Bruyère implique la suprématie du français classique mais il n'en est rien : il suffit que l'expression possible et juste en français classique puisse être complètement traduite dans les autres langues.

Commentaires

1. Le samedi 20 octobre 2012, 12:19 par Felix Le Clerc
" Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne. On ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant ; il est vrai néanmoins qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est point est faible, et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre."
Cela peut se comprendre aussi bien comme une trivialité - qui, quand il a exprimé une pensée n'a pas voulu que son expression soit la meilleure possible ? même Céline,qui prétendait prôner la spontanéité de l'expression et éjaculer ses pensées, contrôlait très strictement son écriture et passait un temps fou sur ses phrases, même Soupault et Breton qui prétendaient écrire sous écriture automatique réécrivaient leurs textes, etc. - ou comme une phrase profonde : on écrit pour essayer de dire le plus clairement ce qui est la vérité. Le second idéal est plus difficile à tenir , et contredit le premier : Céline prétendait dans Bagatelles exprimer sa pensée, mais qui va aller soutenir devant l'Eternité qu'il faut tuer tous les Juifs ? Dans le même ordre d'idées - si l'on peut parler d'idées ! - Brasillach eut l'occasion de méditer dans sa cellule la profondeur de la pensée de La Bruyère.
L'humour, l'ironie vont contre la pensée de La Bruyère, en apparence du moins. Maintenant, qui va aller rigoler devant l'Eternité ? La principale objection au Paradis est qu'il est très ennuyeux.
Vous noterez cependant que Benda finalement trouve La Bruyère assez moderne, et infidèle à ses principes ( cf "La Bruyère, in Tableau de la littérature française, dir. André Gide, Gallimard, 1939)
2. Le dimanche 21 octobre 2012, 17:23 par Philalethe
Cher Félix,
Vous me faites voir les choses sous un nouveau jour : la bonne expression serait donc ce qu'on doit dire si on cherche la vérité. Bien sûr ce qu'on doit dire ne correspond pas toujours à ce qu'on veut dire bien.
Mais LB parle de rendu de pensée et pas de rendu de réalité.
Ceci dit, votre lecture rend intelligible l'idée que l'expression bonne (vraie) existe même si on ne la trouve pas : c'est en somme une proposition vraie traduisible en mille et une langues.
Mais appliquée à la fiction, cette idée revient à dire que les seuls passages d'une fiction qui sont manifestement une expression vraie sont par exemple ceux où le personnage dit une vérité éternelle : Don Juan par exemple : "2 et 2 font 4", et que sans qu'il soit nécessaire d'évoquer les excès des insanités antisémites, tout ce qui dans une fiction ne contribue pas à la connaissance n'est pas "bonne expression". Ce n'est pas très facile alors de faire passer la limite sauf quand on prend des énoncés scientifiques dispersés dans des oeuvres de fiction. Et quand vous évoquez l'ironie et l'antiphrase ainsi que l'humour, vous ne pouvez en effet les faire entrer au Paradis des vérités éternelles qu'en leur faisant dire ce qu'ils ne disent pas. Il y aurait donc deux types de bonne expression, celles qui ne demandent pas de travail d'interprétation et celles qui en exigent un (mais alors quelqu'un arrivera à défendre plutôt mal que bien que les insanités antisémites, bien interprétées par lui, sont en fait des Vérités morales éternelles : ça sera un herméneute du soupçon, il aura su dénicher la bonne expression sous ses apparences mauvaises)
3. Le mardi 23 octobre 2012, 23:45 par Felix
Il me semble que la citation de LB ne fait sens que si le but est d'exprimer des pensées vraies. Le vrai, s'il l'est, ne se dit que d'une seule manière, et en effet devrait pouvoir être traduit dans toutes les langues. S'il y a des différences d'expression, elles n'affectent pas le contenu cognitif. Cela sonne frégéen, n'est-ce pas?
Bien sûr cela ne s'applique pas à la fiction. Si je raconte les aventures de Sherlock Holmes, il y a plusieurs manières de le faire. La preuve on fait des remakes ( on est familier au cinéma, mais après tout Ulysses n'est il pas un remake d'homère? La divine comédie de L'Enéide? ). Mais c'est sûr que si Pierre Ménard réécrit le Quichotte , il ne peut le faire que d'une seule manière aussi.
4. Le jeudi 25 octobre 2012, 11:32 par philalethe
Vous me semblez donner une définition du remake qui va faire entrer dans la catégorie remake des oeuvres qu'on n'est pas enclin à y mettre. On va même être porté, vue cette définition, à douter du fait que l'oeuvre de départ par exemple l'Illiade et l'Odyssée ne soit pas elle-même un remake (on appellerait en fait oeuvre originale l'oeuvre dont on ignore pour des causes historiques le modèle dont elle est le remake). En fait je serais d'accord pour adopter une définition plus étroite permettant de soutenir banalement que Vendredi ou les limbes du Pacifique est un remake de Robinson Crusoé.
5. Le jeudi 25 octobre 2012, 17:35 par Félix le chat clair
OK pour Vendredi
mais acceptez vous cet autre exemple:
- Le hussard sur le toit de Giono, reprise de la Chartreuse de Parme version manosquine
ou encore
Jacques le Fataliste , reprise de Tristram Shandy

mais ensuite où commence le pastiche, la parodie, le plagiat , grosse question
cf l'anti-Justine de Restif de la Bretonne
Il y a aussi des remakes d'oeuvres philosophiques ( ex Badiou, La République)
Exercice : compare and contrast
6. Le jeudi 25 octobre 2012, 19:50 par Philalethe
Sur ce problème des limites entre les oeuvres, j'ai pris plaisir à lire "Des genres et des oeuvres" dans Figures V de Genette. En voici un passage :
" Parlant pour sa littérature, Tourgueniev disait un jour : "Nous sortons tous du Manteau de Gogol." Parlant pour toutes les littératures modernes,y compris la critique et la poétique (y compris Gogol), et même (via Borges) une part de la philosophie, on pourrait dire aussi justement : "Nous sortons tous du Quichotte", mais on ne devrait pas trop oublier d'où sort le Quichotte." (p.134)
Petit problème : le texte qui suit est-il un remake ou non de l'Évangile ?
" Une foule hystérique s'apprête à lapider la femme adultère. Jésus intervient : " Que celui qui n'a jamais péché lui lance la première pierre." Tout le monde s'arrête, sauf une autre femme, plus très jeune,mais très digne, qui s'avance avec un gros pavé, et écrabouille sauvagement la tête de la pécheresse. Alors Jésus : "Maman, tu fais chier !"
Mon avis est que oui, si on pense que Badiou a fait un remake de La République...

samedi 29 septembre 2012

La Bruyère sur le stoïcisme (2)

" Combien de belles et inutiles raisons à étaler à celui qui est dans une grande adversité, pour essayer de le rendre tranquille ! Les choses de dehors, qu'on appelle les événements, sont quelquefois plus fortes que la raison et que la nature. " Mangez, dormez, ne vous laissez point mourir de chagrin, songez à vivre" : harangues froides, et qui réduisent à l'impossible. "Êtes vous raisonnable de vous tant inquiéter ?" n'est-ce pas dire : "Êtes-vous fou d'être malheureux ?" (Les CaractèresDe la société et de la conversation, 63)
Julien Benda note : " Réflexion très curieuse pour l'époque, où la position de la plupart des moralistes, élèves des stoïciens, est de refuser d'admettre que "les choses du dehors qu'on appelle les événements sont quelquefois plus fortes que la raison" (p.708, La Pléiade, éd.1941)
Ce texte est franchement plus sombre que le précédent : en effet la nature y était vue comme heureusement plus à même de nous protéger de la fortune que les leçons de la philosophie. Ici la nature elle-même n'est plus d'aucun secours.

jeudi 27 septembre 2012

Un esprit qui ne manque pas de force (Julien Benda)) juge faible un texte de La Bruyère sur les esprits forts.

Dans la Bibliothèque de la Pléiade, on lit encore les oeuvres complètes de La Bruyère dans l'édition qu'en a donnée Julien Benda en 1935. Certes une nouvelle édition satisferait davantage aux exigences contemporaines de la critique scientifique. Mais on perdrait à coup sûr les notes d'une extrême liberté de ton que Benda a jugé bon d'ajouter au texte de l'auteur.
Je pourrais en donner plusieurs exemples. Je choisis la note correspondant au deuxième texte de la dernière partie des Caractères : Des esprits forts. Voici d'abord ce qu'écrit La Bruyère :
" Le docile et le faible sont susceptibles d'impressions : l'un en reçoit de bonnes, l'autre de mauvaises ; c'est-à-dire que le premier est persuadé et fidèle, et que le second est entêté et corrompu ; ainsi l'esprit docile admet la vraie religion, et l'esprit faible, ou n'en admet aucune, ou en admet une fausse. Or l'esprit fort ou n'a point de religion, ou se fait une religion ; donc l'esprit fort, c'est l'esprit faible " (p.469, édition de 1941)
À quoi Julien Benda répond par une note juste mais sévère et définitive :
" Irréfutable si l'on commence, comme fait La Bruyère par définir l'esprit faible celui qui n'admet pas "la vraie religion", c'est-à-l'esprit fort. La pauvreté de toute cette argumentation est confondante." (p.729).
À dire vrai, ce que je trouve intéressant dans ce passage est la distinction entre la docilité et la faiblesse de l'esprit. À la différence de La Bruyère qui désigne par elle deux types d'esprit, on pourrait s'en servir pour désigner une vertu (la docilité) et un vice (la faiblesse) épistémiques.
Dans ce cadre, le même esprit est docile s'il croit ce qu'il est justifié de croire et ne croit pas ce qu'il n'est pas justifié de croire et il est faible s'il croit ce qu'il n'est pas justifié de croire et ne croit pas ce qu'il est justifié de croire. Les passions ou l'intérêt pourraient vicier l'esprit docile et le faire déraisonner.
Vu sous ce jour, l'enfant tel que Descartes l'a pensé ne serait ni docile ni faible mais crédule. La crédulité désignerait alors un état naturel de l'esprit. La docilité, elle, serait le produit d'une bonne éducation épistémique. Quant à la faiblesse, elle pourrait être accidentelle, comme je viens de l'envisager, ou constitutive, la crédulité naturelle non corrigée devenant vice.

Commentaires

1. Le dimanche 30 septembre 2012, 11:21 par Constant
Le syllogisme e La Bruyère est incorrect , comme le note Benda. L'esprit fort est , au sens du XVIIème, le libertin ou celui qui nie la religion. Le faible est celui qui ou admet une religion fausse ( son esprit est corrompu) ou "n'en admet aucune". De là La Bruyère conclut à son identité avec l'esprit fort, qui refuse toute religion. Mais il fait une équivocation entre :
- croire que non P ( refuser de croire P = athéisme)
- ne pas croire que P ( suspendre son jugement, agnosticisme)
Si on assimile les deux, en effet l'esprit fort et l'esprit faible s'identifient.
La faiblesse est certes un vice épistémique, mais est on sûr que La Bruyère traite la docilité comme une vertu?
2. Le dimanche 30 septembre 2012, 14:30 par Philalèthe
Cher Constant,
Merci d'abord de votre post.
La question que vous posez est délicate, vu que LB n'emploie "docile" qu'une seule autre fois dans les Caractères (il n'y a aucune occurrence de docilité ou indocilité) : c'est dans De la chaire (2):
" Un apprenti est docile, il écoute son maître, il profite de ses leçons, et il devient maître ; l'homme indocile critique le discours du prédicateur, comme le livre du philosophe, et il ne devient ni chrétien, ni raisonnable" (p.456)
Il me semble donc justifié d'identifier la docilité de l'apprenti à une vertu épistémique. L'indocile de ce passage peut aussi être identifié au faible du passage que je citais dans mon billet, puisque LB le qualifiait d' "entêté et corrompu" (p.469).
La docilité paraît donc être la vertu qui rend possible l'appropriation réfléchie des meilleurs jugements d'autrui, que ce soit au niveau de la technique, de la religion ou de la philosophie.
3. Le dimanche 30 septembre 2012, 15:36 par Philalèthe
Un coup d'oeil dans le Littré me suggère que docile et docilité n'ont pas de sens péjoratif dans la langue classique. J'y découvre aussi le verbe dociliser et une occurrence de docilité chez LB que je n'avais pas repérée :
" Il n'est pas donné à tous de monter en chaire et d'y distribuer, en missionnaire ou en catéchiste, la parole sainte ; mais qui n'a pas quelquefois sous sa main un libertin à réduire, et à ramener, par de douces et insinuantes conversations, à la docilité ?" Des esprits forts, 30.
4. Le dimanche 30 septembre 2012, 16:18 par Constant Danlehrer
Vous avez sans doute raison :
docile est "Qui a de la disposition à se laisser instruire, conduire" ( littré) mais c'est le sens latin, qui vient de docere, apprendre

lundi 17 septembre 2012

Un déclaration anti-platonicienne (et plutôt nominaliste) de Marat, personnage principal de "Drôle de jeu" de Roger Vailland.

Ça commence comme un échange assez ordinaire entre Marat et Rodrigue (deux noms d'emprunt dans la Résistance) :
" - Sais-tu si Chloé passera dans la matinée ? Je voudrais qu'elle m'arrange en vitesse une rencontre avec Caracalla.
- Je ne sais pas. Je ne l'ai pas vue depuis plusieurs jours.
- Brouillés ?
- Non. Pourquoi me brouillerais-je avec elle ? C'est une brave fille..."
Puis, étonné par l'expression, Marat décroche les Idées du Ciel intelligible :
" Une brave fille ? Elle tombe de haut : avant mon départ, si j'ai bonne mémoire, elle venait de te faire comprendre ce qu' est l'allure : une femme qui a de l'allure, un poème de grande allure, un style alluré. J'aime qu'ainsi d'un rapport brusquement et par hasard perçu entre un objet concret et un mot, résulte la prise de conscience d'une idée générale ; c'est cet acte qui fait la réalité de l'idée. J'avais été ravi de te voir adopter cette méthode pour enrichir ton vocabulaire, c'est-à-dire ta "conception du monde". Je ferai un jour un long poème sur les rencontres qui ont illuminé mon vocabulaire : la plante qui m'a éclairé l'élégance, l'aurore du 5 août 1932 sur la mer Rouge qui m'a enseigné le "lever du soleil", le sein de Rosine qui m'a appris la perfection du sein, la phrase de Staline qui m'a révélé la grandeur, etc
- J'avais eu une fausse illumination, provoquée par une chasteté inconsidérément prolongée. Chloé n'enrichira jamais ma conception du monde que du concept de "bonne fille"..." (Le livre de Poche, p.307)
Dommage qu'il y ait le dernier exemple. Heureusement Vailland a écrit en 1956 à Élisabeth, sa compagne : " Il va falloir retirer le portrait au-dessus du bureau. Ce fut un homme très génial et très terrible, je l'aime, mais il n'a pas plus de raison d'être là (au-dessus de mon bureau) qu' Héliogabale" (Écrits intimes , Gallimard, 1968, p.482). Le 5 Juin de la même année, Vailland prend une décision radicale : " Je ne mettrai plus jamais le portrait d'un homme sur les murs de ma maison " (ibid., p.485)
Restent le sein, la plante, l'aurore...
Bien sûr, d'autres préféreront des cieux plus sérieux, comme celui d' Alain, platonicien à sa manière :
" La Caverne de Platon, cette grande image, s'est rompue en métaphores qui ont circulé dans le monde des hommes comme des bijoux, jetant de vifs éclats. Mais l'image mère est bien autre chose ; elle forme un thème à réflexion pour des siècles encore. J'aime à penser, quand je regarde ce ciel d'hiver qui maintenant descend, que je suis enchaîné à côté des autres captifs, regardant avec admiration ces ombres sur le mur. Car les idées qui pourront m'expliquer quelque chose du ciel n'y sont nullement écrites. Ni l'équateur ni le pôle, ni la sphère, ni l'ellipse, ni la gravitation ne sont devant mes yeux. J'aperçois qu'il faudrait regarder ailleurs, et faire même le long détour mathématique, et contempler alors les choses sans corps et sans couleur, qui ne ressemblent poit du tout à ce spectacle, que pourtant elles expliqueront." (Propos du 25 Mars 1928)

jeudi 13 septembre 2012

Le sot, une fois mort, n'est plus sot ou le dualisme substantiel sauve les sots de la sottise essentielle.

Dans Les Caractères, précisément dans De l'homme, La Bruyère écrit à propos du sot :
" Le sot est automate, il est machine, il est ressort, le poids l'emporte, le fait mouvoir, le fait tourner, et toujours, et dans le même sens, et avec la même égalité ; il est uniforme, il ne se dément point : qui l'a vu une fois, l'a vu dans tous les instants et dans toutes les périodes de sa vie ; c'est tout au plus le boeuf qui meugle, ou le merle qui siffle, il est fixé et déterminé par sa nature, et j'ose dire par son espèce : ce qui paraît le moins en lui, c'est son âme, elle n'agit point, elle ne s'exerce point, elle se repose." (142)
Ces lignes, je crois vite les comprendre, elles me font vaguement songer à Bergson : si, comme ce dernier l'affirme dans Le rire, le comique est "du mécanique plaqué sur du vivant", le sot doit fait rire et en effet on rit souvent de lui. Dans son Bréviaire de la bêtise(2008), Alain Roger mentionne ce texte de La Bruyère, en passant, le résumant ainsi en note : "Identité incarnée, à peine ambulante" (p.109)
Il ne dit rien en revanche du passage qui le suit et qui porte encore sur le sot. Mais alors ce que j'y découvre me stupéfie dans un premier temps:
" Le sot ne meurt point ; ou si cela lui arrive selon notre manière de parler, il est vrai de dire qu'il gagne à mourir, et que dans ce moment où les autres meurent, il commence à vivre : son âme alors pense, raisonne, infère, conclut, juge, prévoit, fait précisément tout ce qu'elle ne faisait point ; elle se trouve dégagée d'une masse de chair où elle était comme ensevelie sans fonction, sans mouvement, sans aucun du moins qui fût digne d'elle : je dirais presque qu' elle rougit de son propre corps et des organes bruts et imparfaits auxquels elle s'est vue attachée si longtemps, et dont elle n'a pu faire qu'un sot ou qu'un stupide ; elle va d'égal avec les grandes âmes, avec celles qui font les bonnes têtes ou les hommes d'esprit. L'âme d' Alain (sic) ne se démêle plus d'avec celle du grand Condé, de Richelieu, de Pascal et de Lingendes." (La Pléiade, éd.1941, p.358).
Il y a désormais quelque chose de platonicien. Précisément c'est au Phédon que je pense. Socrate fait parler ainsi les philosophes :
" Peut-être bien y a-t-il comme un raccourci capable de nous mener droit au but, dès lors que le raisonnement suivant nous guide quand nous sommes au milieu d'une recherche : tant que nous aurons le corps, et qu'un mal de cette sorte restera mêlé à la pâte de notre âme, il est impossible que nous possédions jamais en suffisance ce à quoi nous aspirons ; et, nous l'affirmons, ce à quoi nous aspirons, c'est le vrai (...) Pour nous, réellement la preuve est faite : si nous devons jamais savoir purement quelque chose, il faut que nous nous séparions de lui et que nous considérions avec l'âme elle-même les choses elles-mêmes (...) Alors, oui, nous serons purs, étant séparés de cette chose insensée qu'est le corps. Nous serons, c'est vraisemblable, en compagnie d'êtres semblables à nous, et, par ce qui est vraiment nous-mêmes, nous connaîtrons tout ce qui est sans mélange - et sans doute est-cela le vrai" (66b-67a, éd. Brisson, p.1182)
Le deuxième texte éclaire le premier mais en même temps, le contextualisant, en affaiblit la vérité, si tant est qu'il ait en lui quelque chose de vrai. On comprend désormais que le sot est prisonnier de son corps : il n'est au fond qu'accidentellement sot. Est-on loin de Descartes qui, dans la lettre à Hyperaspites, attribue à l'âme du foetus des idées métaphysiques que l'état de son corps ne lui permet pas d'actualiser ?
" Ce n'est pas que je me persuade que l'esprit d'un enfant médite dans la ventre de sa mère sur les choses métaphysiques (...) Il n'y a rien de plus conforme à la raison que de croire que l'esprit nouvellement uni au corps d'un enfant n'est occupé qu'à sentir ou à apercevoir confusément les idées de la douleur, du chatouillement, du chaud, du froid, et semblables qui naissent de l'union ou pour ainsi dire du mélange de l'esprit avec le corps. Et toutefois, en cet état même, l'esprit n'a pas moins en soi les idées de Dieu, de lui-même, et de toutes ces vérités qui de soi sont connues, que les personnes adultes les ont lorsqu'elles n'y font pas attention : car il ne les acquiert point après avec l'âge. Et je ne doute point que s'il était dès lors délivré des liens du corps, il ne les dût trouver en soi." (août 1641)
Le sot : en somme, un adulte contraint par l'imperfection de son corps à conserver son âme de foetus. Ainsi la mort va-t-elle produire en lui ce qu'aucune éducation ne pouvait réussir : la connaissance du vrai.

mercredi 5 septembre 2012

Une figure impossible de la misanthropie : le nonsense de Timon.


Lucien de Samosate a écrit au 2ème siècle après J-C un dialogue intitulé Timon ou le misanthrope. Timon s'adresse à Zeus en se plaignant de la passivité du dieu par rapport à son malheureux sort. En effet, riche au départ, il s'est ruiné à aider les Athéniens, ses concitoyens, et désormais il vit dans la pauvreté, souffrant de l'ingratitude de tous ceux qui ont profité de ses bienfaits. Zeus, importuné par "ce braillard qui l'interpelle depuis l' Attique (...) tout crasseux et sale sous sa peau de bique" demande à Hermès pourquoi cet homme riche et entouré de tant d'amis s'est transformé ainsi. Hermès distingue alors les prétendues raisons des causes réelles de sa déchéance :
" Pour dire des banalités, c'est son honnêteté qui l'a perdu, et sa bonté, sa pitié pour tous les nécessiteux, mais pour dire le vrai, son inconscience, sa naïveté, son manque de discernement en amitié, car il ne se rendait pas compte qu'il réservait ses bienfaits à des corbeaux et des loups, mais, tandis que tous ces vautours lui dévoraient le foie, le malheureux s'imaginait que c'étaient des amis et des compagnons, qui faisaient honneur à ce festin parce qu'ils lui voulaient du bien." ( Histoires vraies et autres oeuvres, trad. Guy Lacaze, Le Livre de Poche, p. 61)
Quoi qu'il en soit, Zeus juge la révolte de Timon justifiée et exige de Ploutos (la Richesse) qu'elle lui donne un trésor et le rende ainsi plus fortuné que tous . Timon, peut-être peu cohérent par rapport à ses plaintes initiales, refuse d'abord le trésor, tirant cette décision de son expérience du malheur et de l'ingratitude, causée autrefois par sa vie d'homme riche. Mais, dans un second temps, il se laisse convaincre ; cependant il prend la résolution de devenir misanthrope :
" Hoyau, peau de bique chérie, il est bon que je vous offre au Pan de ces lieux ; quant à moi, je compte à présent acheter tout le coin, bâtir au-dessus de mon trésor une tour assez grande pour y vivre moi seul, et l'avoir pour tombeau après ma mort.
Que ces dispositions soient arrêtées, aient force de loi pour le restant de mes jours : insociabilité absolue, ignorance, mépris ; ami, hôte, compagnon, autel de la Pitié sont balivernes achevées ; la pitié pour les larmes, l'aide au nécessiteux, c'est violation des lois et abolition des usages en vigueur ; ma vie sera solitaire comme celle des loups, et je n'aurai qu'un seul ami, Timon.
Les autres, tous des ennemis et des conspirateurs ; adresser la parole à l'un d'entre eux, souillure ; si j'en vois seulement un, journée néfaste ; en un mot, qu'ils ne soient rien d'autre pour moi que statues de marbre ou de bronze ; ne recevons aucun héraut venant de leur part, ne concluons aucun traité ; que la solitude soit ma frontière avec eux ; compagnons de tribu, de phratrie, de dèmes, patrie même, sont froids et vains mots, ambitions de sots. Que Timon seul soit riche, qu'il méprise tout le monde, qu'il mène une vie de délices tout seul, à l'abri de la flatterie et des éloges fastidieux ; qu'il sacrifie aux dieux et festoie seul, voisin et frontalier de lui seul, renonçant au commerce d'autrui. Qu'il soit arrêté une fois pour toutes qu'il se dira à lui-même le dernier adieu, le jour où il devra mourir, et déposera sur son front la couronne mortuaire.
Que son nom favori soit le Misanthrope, et les traits distinctifs de son caractère l'humeur chagrine, la rudesse, la grossièreté, l'irascibilité et l'inhumanité. Si je vois quelqu'un périr dans les flammes et me supplier d'éteindre le feu, je dois l'éteindre avec de la poix et de l'huile. Si le fleuve en hiver emporte quelqu'un et que, me tendant les mains, il me supplie de les saisir, je dois le repousser en l'enfonçant dans l'eau la tête la première, de telle sorte qu'il ne puisse même pas refaire surface. De cette façon, ils auront ce qu'ils méritent. A proposé la loi Timon fils d' Échécratidès, du dème de Collyte ; l'a mise aux voix devant l'assemblée le même Timon." Bon, que telle soit notre résolution, et tenons-nous y bravement." (p.79-80)
Ce texte est comique car il condense plusieurs idées soit fausses soit impossibles logiquement :
1) Timon, décidant de devenir misanthrope, choisit son caractère.
2) Ce dernier est fixé par une loi.
3) Cette loi est instituée par Timon tout seul. C'est une action du même type que : être élu par soi-même Président de la République. À l'occasion, rappelons ce qu'écrit Élisabeth Anscombe dans The modern moral philosophy (1958) : "Kant introduces the idea of "legislating for oneself", which is as absurd as if in these days, when majority votes command great respect, one were to call each reflective decision a man made a vote resulting in a majority, which as a matter of proportion is overwhelming, for it is always 1-0. The concept of legislation requires superior power in the legislator" (Human life, action and ethics, 2005, p 171).
4) Sa misanthropie, qu'on peut appeler positive du fait qu'elle se manifeste par des actions hostiles - à la différence de la misanthropie négative qui se retiendrait d'aider, celle de Timon nuit à qui a besoin d'aide - , inclut des états ou des actes impossibles comme avoir soi-même pour voisin, avoir pour ami soi-même, se dire le dernier adieu, déposer sur son front sa couronne mortuaire.
Bien sûr ces dernières actions ne sont impossibles qu'en fonction de l'usage que l'on fait des concepts : si avoir pour ami soi-même veut dire simplement ne se soucier que de soi, c'est logiquement possible et psychologiquement ordinaire. Chacune des expressions dépourvues de sens peut en recevoir un à ce prix. Mais Timon, bien évidemment, dans le cadre de sa misanthropie volontariste (qu' accompagne ce qu'on pourrait appeler un solipsisme feint : en effet Timon ne tient pas pour vrai qu'autrui n'existe pas, il décide de faire comme si autrui n'existait pas ) veut parvenir au comble du caractère qu'il se fixe sans mesurer les non-sens qu'il profère. Lucien, sans doute, les identifiait bel et bien.

mardi 4 septembre 2012

URSS et néoplatonisme.

" Partie du coeur magnétique de la terre centrale de l'Eurasie, la puissance soviétique, comme la réalité de l'Un dans le néoplatonisme s'épanchant dans une série descendante d'émanations, coule vers l'extérieur, à l'ouest en Europe, au sud dans le Moyen-Orient, à l'est dans la Chine, se brise déjà contre les bords de l'Atlantique, la mer de Chine, la Méditerranée et le Golfe Persique. Comme l'Un indifférencié, dans sa progression, passe par les stades de l'Esprit, de l'Âme et de la Matière, et revient en lui-même par un Retour fatal, ainsi la puissance soviétique, émanant du centre intégralement totalitaire, s'étend au-dehors par l'Absorption (Pays Baltes, Bessarabie, Bukovine, Pologne Orientale), par la Domination (Finlande, Balkans, Mongolie, Chine du nord et demain Allemagne), l' Influence dominante (Italie, France, Turquie, Iran, Chine Centrale et méridionale...), jusqu'à ce qu'elle se dissolve dans (...) la sphère matérielle extérieure, au-delà des bornes eurasiennes, de la Concilation temporaire et de l'Infiltration (Angleterre et États-Unis)."
Certes le texte est démodé, son auteur est oublié : il s'agit de L'ère des organisateurs (The managerial revolution) écrit en 1941 par James Burnham. Mais où trouver aujourd'hui une analyse géopolitique structurée par une conceptualisation néoplatonicienne ?
On peut lire cet extrait dans l'article qu'Orwell a consacré à l'ouvrage (Essais, articles et lettres, volume 4 1945-1950, Ivrea, p.208-209)

dimanche 2 septembre 2012

George Orwell (1946) et Victor Klemperer (1947) : mauvaise politique, mauvaise langue.

Dans un article intitulé La politique et la langue anglaise et publié en avril 1946, George Orwell soutient la position que, la pensée se dégradant en Angleterre, la langue anglaise décline, lequel déclin renforce l'affaiblissement de la pensée. C'est dans ce cadre qu 'il écrit :
" Les mauvais écrivains, et notamment les scientifiques, les politiciens et les sociologues sont presque toujours hantés par l'idée que les termes latins ou grecs sont plus nobles que les mots saxons et des termes superflus comme expediteamelioratepredictextraneousderacinatedclandestinesubaqueous et des centaines d'autres gagnent constamment du terrain sur leurs équivalents anglo-saxons (...) La manière habituelle de forger un mot nouveau est d'utiliser une racine latine ou grecque avec l'affixe approprié et, en cas de besoin, le suffixe -ize (-iser). Il est souvent plus facile de forger des termes de ce genre (deregionalizeimpermissibleextramaritalnon-fragmentary, et ainsi de suite) que de trouver des mots anglais pour exprimer sa pensée. Tout cela a pour résultat d'aggraver le relâchement et l'imprécision." (Essais, articles, lettres, volume IV, 1945-1950, p.163, Ivrea, 2004)
Or, un an plus tard, en 1947, Victor Klemperer dans l'ouvrage où il étudie la langue nazie, LTI, la langue du IIIème Reich écrit :
" Dans chaque discours, dans chaque bulletin, le Führer se gargarise de deux mots d'origine étrangère qui sont absolument inutiles et nullement répandus ni compris partout : diskriminieren (il dit régulièrement diskrimieren) et diffamieren (...) La LTI (Lingua tertii empirii) recourt sans besoin au mot d'origine étrangère. En parlant de Terror (de Luftterror -terreur aérienne-, de Bombenterror, et naturellement aussi de Gengenterror -contre-terreur- et d' Invasion, elle suit du moins des sentiers fréquentés depuis bien longtemps, mais les Invasoren -envahisseurs- sont nouveaux et les Agressoren sont parfaitement superflus, et pour liquidieren, on a tant de choses à disposition : tötenmordenbeseitigenhinrichten, etc. Il aurait même été facile de remplacer le Kriegspotential -potentiel de guerre- qui traîne partout soit par Rüstungsgrad ou par Rüstungsmöglichkeit -degré ou possibilité d'armement- (...)
Quelles sont donc les raisons de cette prédilection, que je n'ai illustrée ici que de quelques exemples, pour le mot d'origine étrangère si ronflant ?? C'est justement et en premier lieu son caractère ronflant, et, lorsqu'on suit les différents motifs jusqu'au dernier, c'est toujours et encore son caractère ronflant et la volonté de couvrir certaines choses indésirables.
Hitler est un autodidacte et il n'a pas cinquante mais tout au plus dix pour cent de culture générale (...) En tant que Führer, il est à la fois fier de ne pas se soucier de la "prétendue culture d'autrefois" et fier du savoir qu'il a acquis par lui-même. Tout autodidacte fait parade de mots étrangers et, d'une manière ou d'une autre, ceux-ci se vengent.
Mais ce serait faire tort au Führer que d'expliquer sa prédilection pour ce genre de mots par la seule vanité et la seule connaissance de ses propres manques. Ce que Hitler connaît avec une terrible précision et ce dont il tient compte, c'est toujours la psyché de la masse qui ne pense pas et doit être maintenue dans l'incapacité de penser. Le mot étranger impressionne, il impressionne d'autant plus qu'il est moins compris ; n'étant pas compris, il déconcerte et anesthésie, il couvre la pensée, Schlechtmachen -dire du mal-, tous les Allemands comprendraient ; diffamieren est compris de moins de gens, mais sur tous, sans exception, il fait un effet plus solennel et plus fort que schlechtmachen. (Qu'on pense à l'effet produit par la liturgie latine dans le service divin catholique.)" (p.322-324, Albin Michel)
Les deux auteurs sont plutôt d'accord sur la finalité de l'importation de mots étrangers et savants (c'est ronflant pour Klemperer, noble pour Orwell), mais ce qui les distingue, c'est que Klemperer pense isoler une propriété de la langue propre au nazisme alors qu' Orwell identifie à la source une cause politique générale, il écrit en effet :
" Quand l'atmosphère générale est mauvaise, le langage ne saurait rester indemne. On constatera sans doute - c'est une hypothèse que mes connaissances ne me permettent pas de vérifier - que les langues allemande, russe et italienne se sont, sous l'action des dictatures, toutes dégradées au cours des dix ou quinze dernières années." (ibid. p.169)
En tout cas les deux auteurs voient identiquement un enrichissement, un gain (l'apport d'un nouveau vocabulaire) comme une perte (au niveau de la clarté et de la précision de la communication). Les deux aussi voient dans la disparition (cas allemand) ou l'affaiblissement (cas anglais) de la démocratie la cause de la dégradation de la langue, plus exactement de la dégradation de la communication linguistique (la dégradation en question n'est pas au niveau de l'efficacité -loin de là ! ceux qui la parlent ainsi atteignent leurs fins- mais au niveau du respect des normes qui permettent de transmettre la vérité).

samedi 1 septembre 2012

La vie à l'école : Abel Bonnard était pour (billet d'inspiration bendaïenne).

Il est bien vu depuis longtemps de considérer que la vie doit entrer à l'école, ce qui veut dire entre autres qu'un enseignement vivant doit permettre parce qu'il parle de la vie à des élèves vivants (trop peut-être aujourd'hui !) d' être adaptés à la vie, qu'on qualifie alors de vraie (sans doute pour la distinguer de la fausse vie telle que les livres l'imaginent). L'idée aujourd'hui ne me paraît pas être plus de gauche que de droite, car le concept de vie garde ici une équivocité qui permet les utilisations politiquement les plus opposées.
Or, j'ai toujours eu beaucoup de méfiance pour ce qu'on pourrait appeler avec un peu de liberté le vitalisme scolaire. Je crains en effet que le savoir, la connaissance n' y perdent. Ma résistance à l'idée ne fait que s'accroître quand, relisant La trahison des clercs (1927) de Julien Benda, plus exactement la préface écrite pour la réédition de 1946, j'y trouve :
" Fulminant un bref à ses ouailles, le ministre de l'Éducation Nationale de Vichy, Abel Bonnard, arrêtait : " L'enseignement ne doit pas être neutre ; la vie n'est pas neutre." (p. 127, Le Livre de Poche, Pluriel)

mercredi 29 août 2012

Pascal Engel sur la philosophie expérimentale.

J'avais relevé dans un billet précédent la position de Pascal Engel sur la philosophie expérimentale. Il a souhaité s'en expliquer ici même et j'ai donc l'honneur de placer dans ce billet sa réponse, longue et riche. Publiquement je l'en remercie.
LA PHILOSOPHIE EXPERIMENTALE ENTRE DEUX CHAISES
''Prends un fauteuil, Cinna, prends, et sur toute chose
Observe exactement la loi que je t'impose''
Cher Philalèthe,
Pardon d’avoir dû différer plusieurs mois, faute de temps, une réponse à votre commentaire du passage de Epistémologie pour une marquise où vous avez relevé un jugement qui vous a semblé lapidaire et injustement sévère sur la philosophie « expérimentale », mais c’est volontiers que je réponds à votre invite implicite à m’expliquer, d’autant que vous avez eu la générosité de consacrer à ce livre un compte rendu perspicace, et que ayant fait ici où là de petites piques contre la philosophie en question, j’ai le devoir de m’expliquer publiquement, ne serait-ce que pour tenter de dissiper certains malentendus. Le sujet est énorme, et il porte en définitive sur la conception que l’on doit avoir de la philosophie elle- même, et la littérature sur ces sujets est devenue pléthorique. Je ne peux que proposer ici que quelques remarques très partielles, en m’excusant d’encombrer les pages de votre blog, alors même que je n’apprécie pas trop cette forme d’expression.
Il est exact que les remarques lapidaires (p.83) du Chevalier d’E* à la marquise d’U* sur ce courant philosophique qui se dénomme « philosophie expérimentale » (« X phi » ) méritent d’être un peu plus expliquées. Je ne l’ai pas fait car ce n’est pas le but du livre, qui est essentiellement un divertimento qui n’a pas pour objectif de donner des discussions philosophiques approfondies des sujets traités, mais seulement de suggérer un certain nombre de pistes sur divers sujets relatifs à la philosophie des sciences. On notera aussi que j’ai exprimé ce jugement dans le livre à la fin d’un chapitre consacré aux expériences de pensée, et donc que c’est sur ce point particulier que je me suis exprimé sur la X phi et de manière laconique. Mais c’est vrai que mon jugement au sujet de ce courant donne l’impression d’être à l’emporte-pièce et injuste. Il peut aussi sembler curieux, si l’on a lu mes travaux antérieurs. J’ai en effet depuis longtemps, notamment dans Philosophie et psychologie, plaidé pour que les philosophes cessent d’adopter une attitude d’hostilité vis-à-vis de la psychologie et abandonnent leur vision aprioriste de leur discipline. J’ai depuis longtemps exprimé ma sympathie pour une forme de naturalisme en philosophie. Mon point de vue n’est pas du tout celui d’un philosophe qui entendrait défendre la pureté de sa discipline et de ses méthodes contre des Bachi-Bouzouks naturalistes. Alors pourquoi parais-je si défiant vis-à-vis de la philosophie « expérimentale » ? Quelle mouche me pique ?
Il y a en fait au moins trois projets distincts que l’on appelle « philosophie expérimentale » aujourd’hui (l’expression fut employée il y a cinq siècles pour désigner la philosophie naturelle des Anglais après Bacon, mais l’usage contemporain est un peu différent) :
1) Le premier, que j’appellerai le projet raisonnable est celui d’une philosophie informée des travaux des sciences, qui élabore ses théories à la lumière des avancées du savoir scientifique et des recherches empiriques
2) Le second , que j’appellerai le projet Menchevik ou modéré est un ensemble d’enquêtes, sondages, expériences portant sur les réponses « intuitives » de diverses populations à des questions et à des expériences de pensée de pertinence potentiellement philosophique, ou portant sur la maîtrise de concepts courants
3) Le troisième , que j’appellerai le projet Bolchévique ou révolutionnaire, est une extension du programme (2) visant à conclure toutes sortes de choses à partir de 2) , particulièrement des conclusions sur la méthodologie de la philosophie, et notamment que toute investigation philosophique « a priori » et « en fauteuil » est illégitime ou vaine, et des conclusions sur la nature de nos capacités intellectuelles ou éthiques ( sur la présence ou l’absence d’un « sens moral » chez les humains ou les bêtes notamment) ou sur notre pensée normative ( en épistémologie ou en éthique notamment).
Je n’ai évidemment rien contre le projet raisonnable 1), et au contraire je l’applaudis des deux mains, proprement compris, et il me semble que dans mon Epistémologie pour une marquise et ailleurs dans mes travaux, je revendique suffisamment la nécessité pour la philosophie de s’allier aux sciences, particulièrement les sciences cognitives, et de construire ses théories en en tenant compte. Par exemple, je ne vois pas trop comment on pourrait défendre des vues philosophiques sur la perception sans tenir compte de la psychologie de la perception, ou comment on pourrait faire de la philosophie de la physique ou de la biologie en fauteuil. Cependant je rends assez clair aussi que cette nécessaire prise en compte des sciences n’entraîne aucune forme de scientisme ou de positivisme. Si « philosophie expérimentale » veut dire, comme c’est le cas parfois, que les investigations scientifiques doivent pouvoir résoudre les problèmes philosophiques profonds (il y en a, pace Wittgenstein !), j’en doute fort. Je doute, par exemple que les neurosciences puissent résoudre le problème philosophique du libre arbitre tel qu’il est traditionnellement posé, nous dire ce qu’est une croyance vraie justifiée, ou la question de savoir s’il y a des dilemmes moraux et comment les résoudre. Quand je lis dans un livre de Jean-Pierre Changeux qu’il y a une « physiologie de la vérité » et que le platonisme mathématique est réfuté ( et hop !) par les travaux des neurosciences, ou quand Freeman Dyson me dit , du haut de ses compétences de physicien, que nous sommes des petites parties de l’esprit de Dieu (ce qui lui valut le prix Templeton), je commence à froncer les sourcils. Il y a aussi des philosophes des sciences comme Clark Glymour qui ont proposé la suppression des départements de philosophie et d’humanités sous prétexte que ce sont des repères de punaises à non-sens (voir http://choiceandinference.com/2011/12/23/in-light-of-some-recent-discussion-over-at-new-apps-i-bring-you-clark-glymours-manifesto/). Il m’arrive de penser comme lui, quand je vois les produits de certains de ces départements, qu’il faudrait donner à leurs auteurs plutôt des tâches utiles, comme celle de balayer les couloirs des universités. J’ai moi-même traduit l’œuvre de Ramsey et notamment son manifeste philosophique aux forts accents positivistes et tractariens dans lequel il dit que la philosophie n’est que non-sens, et même pas du non-sens important (Logique ,philosophie et probabilités, Vrin 2003). Cette attitude est représentée aujourd’hui par des auteurs comme Steven Stich (The fragmentation of reason,1991, Deconstructing the mind,1996) ou Don Ross et James Ladyman (Everything must go,2005), qui rejettent tout concept a priori en philosophie . C’est ce que l’on peut appeler de l’éliminativisme en philosophie. Je crois que les philosophes expérimentaux, dans leur majorité, n’ont pas cette conception bolchévique, mais j’ai l’impression, à lire les travaux d’une minorité d’entre eux qu’ils ne sont pas très loin d’une telle position, qui fut avant eux exprimée par des auteurs tels que Skinner, Quine ou Churchland).
La plupart du temps, quand on parle « philosophie expérimentale », on entend 2), au sens menchevik, ou de ce que ses promoteurs appellent quelquefois le « programme positif » (Alexander, Mallon and Weinberg 2010). Il s’agit d’un ensemble d’enquêtes destinées à tester empiriquement (c’est-à-dire essentiellement par des données statistiques obtenues sur la base de questionnaires comparables à celles qui sont menées depuis des lustres en psychologie sociale) les « intuitions » des gens sur des problèmes et des notions relevant de l‘éthique, de la nature de la connaissance, du raisonnement, ou d’autres sujets philosophiquement pertinents. Les études les plus connues portent sur nos intuitions morales dans des cas tels que les problèmes de « trolleys », nos intuitions quant à la responsabilité et l’effet dit « Knobe », nos intuitions sur les croyances et la justification ou encore nos intuitions sémantiques. L’inspiration de nombre de ces travaux provient des analyses données par les philosophes de diverses notions philosophiques sur la base de « puzzles », « énigmes » et problèmes comme celui de Gettier en théorie de la connaissance. Nombre de ces travaux visent à montrer que les « intuitions » que les philosophes analytiques « en fauteuil » croient bien établies sont en fait, quand on les teste sur des individus ordinaires (philosophiquement non entraînés ou non corrompus par la pratique philosophique usuelle des recherches de contre-exemples), fragiles ou démenties. Là où les philosophes en fauteuil pensent pouvoir faire appel à un sens commun, à des conceptions « ordinaires » ou « populaires », ou bien à des intuitions produites par la seule réflexion ( donc a priori), les philosophes « expérimentaux » entendent montrer que ces conceptions communes sont bien souvent relatives à une culture ( tout un ensemble de travaux se consacrent aux variations culturelles et géographiques de ces intuitions), à un groupe, et à tout un ensemble de variations contextuelles : par exemple effets de cadrage, d’ordre, d’environnement. Toutes ces variations, selon les X phi, montrent que les intuitions sur lesquelles s’appuient le plus souvent les philosophes analytiques n’ont pas la solidité qu’ils leur prêtent, et que les concepts que les philosophes croient unifiés et universels ne le sont pas.
Je n’ai rien contre ce genre de travaux au sens 2), et je les trouve même très intéressants, voire passionnants et dignes d’admiration, dans la mesure où l’on peut les considérer comme relevant de la psychologie sociale et cognitive (si les X phi veulent devenir des X psy, je n’ai aucun problème avec ça). Ils montrent que ce que l’on appelle des « intuitions », des « notions communes » ou des « préconceptions» sont fragiles, variables, affectées de biais le plus souvent inconscients, que la plupart de nos concepts courants, et nombre de concepts philosophiquement chargés, sont souvent vagues, potentiellement contradictoires. Nombre de ces travaux rejoignent en fait les conclusions de la psychologie cognitive du raisonnement et des jugements, qui montrent que les humains sont loin d’être rationnels au sens où les modèles optimisateurs de la logique classique, de la théorie des probabilités l’entendent, ou les travaux qui montrent que nous sommes, le plus souvent de piètres calculateurs, prompts à des erreurs et à des biais persistants. Entendue en ce sens modeste, la philosophie expérimentale prolonge la grande tradition de la psychologie cognitive d’auteurs comme Wason, Johnson-Laird, Nisbett, Kahnemann, Tversky ou Gigerenzer, et a des liens importants avec la linguistique, la sémantique, la pragmatique, la psychologie évolutionniste, les neurosciences. Mais de ce fait même, elle ne me paraît rien avoir de distinctif ni très original par rapport à cette tradition, mis à part le fait qu’elle semble s’intéresser de manière privilégiée aux croyances, biais et représentations philosophiques. Du point de vue de la psychologie, c’est une focalisation curieuse. Les philosophes forment une très petite partie de l’humanité. Pourquoi s’intéresser surtout à leurs croyances, plutôt qu’à celles des quidams ? Les X-phi semblent avoir un compte particulier à régler avec la philosophie. Pourquoi ce chauvinisme ? Les croyances des psychanalystes, des gourous, des voyantes et des chamanes ne sont- elles pas aussi intéressantes ? Pourquoi pas de la psychanalyse expérimentale par exemple ? Pourquoi pas de la X-théologie ? Ajoutons aussi qu’il y a un aspect curieux dans la X-phi : elle se donne comme objectif de rapprocher la philosophie de la science, mais elle le fait surtout en s’intéressant aux concepts des philosophes, ou aux concepts des individus ordinaires dans la mesure où ils ont une pertinence philosophique. On aurait pu croire au contraire que faire de la philosophie de manière scientifique impliquerait de s’intéresser aux choses mêmes, à la nature, et pas aux concepts que l’on en a, et encore moins aux concepts que les philosophes entretiennent. L’obsession qu’ont les X phi de s’attaquer surtout à ce que les philosophes ont dit en morale ou en épistémologie trahit un isolationnisme philosophique un peu étonnant, et finalement une sorte d’hommage indirect à l’analyse conceptuelle. Bien sûr on peut penser que nos « intuitions » sur la causalité ou sur la connaissance ont un statut plus central que celles que nous avons sur les serveuses habillées en rouge (qui, me dit une étude récente, reçoivent plus de pourboires masculins que leurs collègues vêtues d’autres couleurs). Mais pourquoi nos intuitions sexuelles seraient elles moins importantes que nos intuitions métaphysiques ou épistémologiques ?
Toute la difficulté est d’évaluer ce que ces travaux sont supposés montrer, et notamment si les résultats obtenus par la X phi au sens modeste menchevik 2) justifient les déclarations bolchéviques tonitruantes et autocélébratrices de ceux qui pensent que la X phi doit se prendre au sens 3). Les philosophes expérimentaux ont montré au moins une chose en tout cas : qu’ils savent très bien faire leur propre publicité, sont maîtres dans l’art de l’autocitation et de la citation endogène et pratiquent avec talent le networking sur internet et ailleurs. Ils se parent de toutes les vertus et de toutes les grâces. Ils séduiraient, comme aurait dit Voltaire, un amiral anglais et feraient tomber les armes des mains du roi de Prusse.
Que nous propose le parti bolchévik 3)? Il nous propose des thèses radicales et une réforme drastique de la pratique de la philosophie, ce que ses promoteurs appellent quelquefois le « programme négatif » (cf Alexander et alii op cit , et surtout les articles de Jonathan Weinberg). Les thèses les plus radicales sont a) que les propositions philosophiques, quand elles reposent sur des « intuitions » ne sont en fait pas justifiées du tout, b) que les philosophes doivent renoncer à l’analyse conceptuelle et c) qu’il n’y a pas de connaissances a priori, parce qu’il n’y a pas d’intuitions non empiriques ni de concepts a priori. La réforme radicale de la pratique de la philosophie est que toute philosophie qui ne serait pas « expérimentale », qui ne s’appuierait pas sur des tests de « laboratoire » et qui resterait « en fauteuil » - c’est-à-dire pratiquerait, comme l’ont fait les philosophes analytiques classiques, l’analyse logique et conceptuelle, les expériences de pensée, le recours aux exemples et aux contre exemples et, d’une manière générale, font confiance à leur capacité à argumenter, acquise dans les discussions et les salles de classe des départements de philosophie de par le monde – est illusoire et vouée à l’échec. Bien sûr il y a des degrés dans lesquels les X -phi affirment ces thèses, et on a pu observer, après une période de déclarations enthousiastes et de manifestes à coup de fauteuil brûlés, une montée de la prudence et de la modestie, et les X-phi sont même venus nous dire qu’ils ne faisaient que suivre la tradition classique en philosophie et qu’ils étaient de gentils garçons (ou filles, même s’il faut noter que le mouvement a des allures un peu boys only à ce jour)! Malgré ce ton plus modeste, je crois que le programme négatif est toujours à l’horizon. En dépit du fait qu’il soit présenté comme inédit, il rappelle souvent les manifestes positivistes (à cette nuance près que les positivistes admettaient l’existence de l’a priori).
Je n’ai rien contre les thèses empiristes radicales, du moment qu’elles sont bien argumentées et discutées. Le travail des X phi prolonge aussi de manière utile un courant de critiques de la notion d’intuition en philosophie. Mais on conviendra que le fait de mettre en question les intuitions philosophiques et la méthode du raisonnement par expériences de pensée ne suffit pas pour mettre en doute l’existence de connaissances a priori. Je n’ai pas encore lu d’études de X phi montrant que la connaissance logique et mathématique est en réalité empirique, comme le soutenait Stuart Mill, et on peut supposer que sur la distinction analytique/ synthétique, les X phi sont prêts à reprendre les doutes quiniens. Plus prometteuse semble la voie qui consiste à mettre en doute l’idée qu’il y ait des normes épistémiques, et que celles-ci aient un statut stable, universel et a priori, associés à nos concepts. Les X phi ont raison de demander, après d’autres : mais qui est ce "nos", ce « nous » , de « nos » concepts : whose concept is that ? est la question nietzschéenne qu’il veulent poser, dans la lignée des questions "qui ?" nietzschéo-deleuziennes de ma jeunesse. Mais tout cela ne va pas sans bien des difficultés.
La conséquence la plus publicisée par les X phi est que la philosophie ne peut pas être de l’analyse conceptuelle au sens traditionnel, soit parce qu’il n’y a tout simplement pas de concepts à analyser, soit parce que les intuitions qui sont supposées vérifier l’existence de ces concepts sont vacillantes. Les corollaires de cette thèse est que la philosophie ne peut pas être de l’analyse conceptuelle en fauteuil et qu’il n’y a pas de connaissances a priori.
Il y a bien des conceptions différentes de ce que sont l’analyse philosophique et l’analyse conceptuelle. Le raisonnement qui sous-tend nombre des travaux en X phi semble le suivant :
1. Les philosophes supposent que nous avons des concepts ( bien, mal, juste, libre, volontaire, responsable, savoir, justification, etc) et entendent les analyser, i.e les décomposer en éléments simples primitifs, ou en donner des définitions, ou peut-être, dans des versions moins réductrices, exposer les relations qu’ils entretiennent avec d’autres concepts.
2. Ils testent leurs analyses grâce à des intuitions de sens commun, ou bien grâce à leur faculté d’intuition intellectuelle, à travers des expériences de pensée.
3. Les travaux expérimentaux montrent que ces intuitions sont fragiles, variables, peu fiables.
4. Donc les analyses conceptuelles des philosophes sont erronées.
Je simplifie un peu, mais en gros la plupart des démarches des X phi sont de ce genre. Elles soulèvent plusieurs questions. Tout d’abord, la question se pose de savoir si ces travaux sont empiriquement fiables, c’est-dire s’ils sont conformes à la méthodologie empirique usuelle en psychologie. Certains travaux sur les intuitions morales par exemple semblent ne pas se distinguer, par la méthode et les approches expérimentales, d’autres travaux en psychologie sociale. Mais d’autres travaux semblent surtout destinés à réfuter des intuitions philosophiques courantes, ou à discuter des exemples débattus depuis longtemps en philosophie (comme le problème de Gettier ou des problèmes du genre de ceux qui exercent les philosophes analytiques depuis des décennies, comme le problème de Newcomb, ou les paradoxes du raisonnement conditionnel ). On pose, par exemple, aux sujets des questions du genre : « Est-ce que X sait que p ? » face à des exemples de Gettier, et, face à des réponses divergentes par rapport à celles des étudiants de philo et leurs professeurs, on en conclut que ces derniers n’ont aucun droit à leurs conclusions usuelles (par exemple que les croyances justifiées mais obtenues par hasard ne sont pas des connaissances). Les philosophes expérimentaux mettent ici le doigt sur un point important touchant la méthodologie en philosophie. Il est vrai que la méthodologie usuelle des philosophes analytiques, qui consiste à proposer des problèmes et des expériences de pensée supposées tester nos intuitions usuelles sur tel ou tel concept philosophiquement pertinent, est problématique si elle suppose que ces intuitions sont à prendre pour argent comptant. Mais d’une part les philosophes analytiques n’ont pas attendu le courant de la X-phi pour mettre en question leur propre méthodologie – dans les années 50 ils éprouvaient les concepts en les testant par rapport à nos intuitions sur le sens des mots et des énoncés dans le langage ordinaire, et cette méthode a été vivement discutée et critiquée – et d’autre part une discussion a été menée sur le statut des « intuitions » et des expériences de pensée en philosophie bien avant que les X phi n’entrent en scène ( je pense aux travaux de Catherine Wilkes, Roy Sorensen, Joel Pust, entre autres). Depuis les débuts de la logique modale, les philosophes analytiques se sont demandé ce que signifiaient nos intuitions modales quant au possible, et ils ont mis en doute que nous ayons des intuitions intellectuelles quant au possible et au nécessaire. Ajoutons encore que bien des philosophes inspirés par Quine (mais antérieurement par C.I Lewis) ont mis en doute l’idée qu’il y ait un ordre du « conceptuel » foncièrement distinct de celui de l’ "empirique » et ont contesté la notion de connaissance a priori. Toute cette discussion, présentée comme révolutionnaire par les X phi, n’a pas attendu leur venue pour avoir lieu. On me dira que la nouveauté de la X phi est de porter ces discussions au niveau de la testabilité empirique, avec des données statistiques vérifiables. Mais c’est là que les problèmes difficiles surgissent : que testent exactement les expériences destinées, par exemple, à montrer que les gens ont certaines réponses spontanées au sujet de la responsabilité des actions, ou ont des réactions plutôt « utilitaristes » ou plutôt « déontologiques » face à tel ou tel scénario ? La réponse de Joshua Knobe et de Shaun Nichols, dans un article manifeste (http://pantheon.yale.edu/~jk762/manifesto.pdf) est assez claire :
“The goal is to determine what leads us to have the intuitions we do about free will, moral responsibility, the afterlife. The ultimate hope is that we can use this information to help determine whether the psychological sources of the beliefs undercut the warrant for the beliefs."
Il s’agit de proposer des hypothèses causales au sujet de l’origine non seulement de nos croyances ordinaires morales, mais aussi de nos jugements spontanés quand nous répondons à des questions philosophiques, et par là même de tester « empiriquement » les concepts que les philosophes croient pouvoir tirer de leur seul pouvoir de réflexion et tester sur les individus ordinaires. Le but explicite des X phi n’est pas, à la manière des philosophes du sens commun comme Reid ou Moore, de justifier ces croyances par le sens commun. Au contraire, ce que les X phi cherchent le plus souvent à montrer est qu’il n’y a pas de corpus stable et bien constitué de « croyances de sens commun » au sens où l’assument les philosophes. Ce que les X phi veulent faire c’est donner une généalogie causale et une étiologie de ces croyances non pas de manière à les justifier, mais de manière à en montrer la fragilité ou la fausseté. Le projet a de fortes affinités avec la manière dont Hume entendait expliquer l’origine de notre concept de cause, dont Smith, Marx, Rée, Nietzsche, Spencer ou Freud entendaient expliquer l’origine de nos sentiments et idées morales et religieuses :
"The basic approach here should be familiar from the history of philosophy. Just take a look at nineteenth-century philosophy of religion. At the time, there was a raging debate about whether people’s religious beliefs were warranted, and a number of philosophers (Marx, Nietzsche, Feuerbach, etc.) contributed to this debate by offering specific hypotheses about the psychological sources of religious faith"( Knobe et Nichols, ibid)
Knobe et Nichols nous expliquent que le projet n’est pas destiné à avoir un impact direct sur les thèses philosophiques, mais un impact indirect :
“The idea is that these experimental results can have a kind of indirect impact. First we use the experimental results to develop a theory about the underlying psychological processes that generate people’s intuitions; then we use our theory about the psychological processes to determine whether or not those intuitions are warranted.”
Et ils ne font pas mystère du fait que pour eux ces intuitions ne sont pas garanties. Il y a donc un fort potentiel naturaliste, sceptique et relativiste dans cette méthodologie : naturaliste parce qu’il s’agit de montrer que nos idées morales, épistémologiques, religieuses, voire métaphysiques, ont des origines causales qui en menacent la validité supposée, sceptique parce que c’est un moyen de montrer que ces idées sont fausses ou injustifiées, relativiste parce qu’il s’agit de montrer qu’elles sont jugées telles dans un cadre culturel mais pas dans un autre. C’est donc un projet plutôt ambitieux, et non pas simplement, comme le disent souvent les X phi, pour parer aux attaques que leurs premiers manifestes enthousiastes ont provoquées, modeste et limité.
Si les X phi ont raison, Calliclès peut revenir en force vers Socrate et lui dire :
« Tu nous prétends, Socrate, que nous pouvons chercher à définir la justice ou savoir si la vertu rend heureux en interrogeant Glaucon, Aristophon, Philocrate, Euthidème ou Strepsiade sur la place publique. Mais tous ces gens sont des citoyens athéniens vaccinés et grassement nourris. Pourquoi ne pas étendre nos enquêtes aux Métèques, aux esclaves, aux gens de Mégare et de Béotie , aux Mèdes et aux Perses? N’auront-ils pas des intuitions différentes ? Or je vois, à la lecture des tests de philosophie expérimentale faits sur eux, que les Mèdes ne croient pas du tout que Gigès a tort de profiter de son invisibilité et trouvent très bien qu’il aille piquer chez Aspasie ses bijoux et chez Alcibiade ses toges brodées ? Crois-tu, Socrate, que les croyances des Athéniens valent pour l’humanité tout entière? »
A quoi Socrate pourrait répondre :
« Pourquoi Calliclès, devrais-je supposer tout d’abord que le résultat de tes « expériences » sur les Mèdes et les Perses porte sur leurs « intuitions » au sujet de la justice ? Les intuitions de quelqu’un se lisent-elles seulement à travers des tests faits sur l’ Agora ou aux Longs Murs ? Ne se font-elles pas, comme l’illustrent mes dialogues avec mes interlocuteurs athéniens, à travers de longues conversations dans lesquelles on multiplie les questions et les angles d’attaque ? La pensée ne se manifeste pas dans des réponses à des questionnaires de psychologie, mais avant tout dans le discours, dans l’argument, comme le savent d’ailleurs aussi bien que nous les sophistes ( mais les philosophes expérimentaux n’utilisent-ils pas non plus la technique des sophistes qui consiste à isoler une expression ou une phrase de son contexte pour lui faire dire le contraire ce qu’elle dit, pensez au sophisme du Cornu, qu’on pourrait donner en questionnaire de philosophie expérimentale ?). La plupart des résultats obtenus par les tests des X phi le sont sur des croyances spontanées et irréfléchies. Mais ce qui est intéressant dans la pensée, et dans la pensée philosophique en particulier, ce sont les croyances réfléchies, celles que nous continuons d’avoir après y avoir pensé deux fois. Ensuite pourquoi devrais-je supposer que, quand nous tentons de donner une définition de la justice ou de la vertu, nous ne faisons que rapporter nos « intuitions » au sujet de ces notions ? Construire une définition, analyser un concept, ce n’est pas simplement faire une généralisation inductive sur un ensemble de cas, c’est aussi déterminer quand ses applications sont correctes ou pas. Et que l’on soutienne que la signification d’un mot ou d’un concept est donnée par ses condition d’usage ou ses conditions de référence, on ne peut faire l’impasse sur le fait que la signification comporte une dimension normative, sur laquelle ont insisté bien des philosophes. Je me demande, Calliclès, si, en te faisant philosophe expérimental, tu ne souscris pas simplement à la vieille thèse empiriste selon laquelle le sens d’un mot est une idée dans l’esprit. Si tu découvres qu’il y a de nombreuses idées qui ne correspondent pas au sens du mot, tu en conclus que le mot n’a pas de sens. Mais la prémisse est fausse, mon bon. Enfin, Calliclès, pourquoi le fait que les Mèdes ou les Perses pensent ceci ou cela sur la justice devrait-il nous conduire, en tant que philosophes, à penser comme eux ? La pensée doit-elle suivre la majorité ? »
Knobe sur ce dernier point semble d’accord avec Socrate :
“Philosophical inquiry has never been a popularity contest, and experimental philosophy is not about to turn it into one. If the experimental results are to have any meaningful impact here, it must be in some more indirect way. The mere fact that a certain percentage of subjects hold a particular view cannot on its own have a significant impact on our philosophical work. Instead, it must be that the statistical information is somehow helping us to gain access to some other fact and that this other fact—whatever it turns out to be—is what is really playing a role in philosophical inquiry.”(op cit)
Il n’est pas certain que tous les philosophes expérimentaux aient cette prudence. Ils devraient pourtant être bien habitués à s’attendre à ce qu’il n’y ait pas de lien spécial entre diverses attitudes ou comportements et divers jugements normatifs : n’aiment-il pas eux-mêmes nous rappeler que les philosophes moraux, supposés experts en jugements moraux normatifs, n’ont pas nécessairement des comportements moraux dans la vie quotidienne ou académique ? Mais la dernière partie de la citation de Knobe est tout aussi problématique. Il a beau soutenir que l’on ne peut pas dériver de conclusion normative des enquêtes empiriques menées par la X phi, il laisse néanmoins entendre que les biais, les tunnels mentaux, les erreurs persistantes, ou les effets manifestés par ces enquêtes nous disent quelque chose sur notre pensée en général et sur ce qui « joue réellement un rôle dans l’enquête philosophique». Mais c’est là un postulat très douteux. Prenons, pour ne pas parler du cas des croyances éthiques sur lequel porte une grande quantité d’études de X phi, le cas bien connu des erreurs de raisonnement logique. Une vaste littérature montre que les humains raisonnent mal et sont irrationnels dans nombre de leurs comportements inférentiels (conditionnels, probabilités, etc). Devons-nous en conclure que les gens sont irrationnels ? Qu’ils sont inaptes à la pensée logique ? Devons-nous renoncer à leur dire qu’ils devraient penser autrement ? Il y a là tout un ensemble de questions très discutées depuis que la logique existe et que les livres recensant les fallacies et sophismes existent. On a l’impression avec les X phi qu’on opère un retour aux beaux temps du psychologisme naturaliste de la fin du XIXème siècle, et au-delà. J’ai pas mal écrit sur ces sujets, et ne vais pas y revenir ici.
Les X phi présentent souvent leurs conclusions comme modestes, prudentes, empiriques, et ouvertes sur les origines de nos jugements intuitifs. Mais dans un bon nombre de cas, ils nous proposent simplement de dire que ces jugements sont faux et que nos concepts doivent être non seulement révisés mais éliminés. Certains (comme Machery , dans Doing without Concepts) nous proposent de rejeter la notion même de concept à la fois en psychologie et en philosophie. Si je comprends bien, des livres comme celui de Susan Carey, The Origins of Concepts, ne portent sur rien, et ce que les philosophes appellent des concepts, comme ceux de justice, de connaissance ou d’intention, sont des termes vides. Je ne vais pas discuter cette thèse, mais elle me semble reposer sur un non sequitur. La psychologie cognitive nous montre que la mémoire est un phénomène multiple, qui peut désigner plusieurs sortes de fonctions et de régions du cerveau, et qu’il y a plusieurs types de mémoire. S’ensuit-il qu’il n’y a pas de mémoire ? Jadis Stich dans From Folk psychology to Cognitive science (1981) et les Churchland ont argumenté de la même manière au sujet de la notion de « croyance ». S’ensuit-il qu’il n’y a pas de croyances ?
Je me suis toujours demandé si, comme le suggèrent les X phi, les philosophes mettent tellement l’accent sur les intuitions et si celles-ci jouent un si grand rôle dans leurs raisonnements. Par exemple, plusieurs travaux de X phi semblent montrer que les gens n’ont pas les mêmes intuitions que celles de Kripke quand il expose son exemple « Gödel/Schmidt » dans Naming and Necessity. C’est fort possible, et j’ai moi-même toujours trouvé (dans mon fauteuil) cet exemple tiré par les cheveux. Mais est ce que Kripke lui donne tellement d’importance ? Il est l’un des exemples qu’il donne pour solliciter nos intuitions sur la référence. Mais même si ces intuitions étaient erronées dans chacun des exemples donnés par Kripke, ce qui n’est pas évident, en quoi est-ce que cela menacerait sa ligne générale d’argumentation ? Les arguments philosophiques ne dépendent pas uniquement des intuitions. Dans NN, Kripke donne cet argument parmi d’autres, de nature parfaitement logique et conceptuelle. J’ai souvent trouvé faible le recours des philosophes analytiques du langage et de l’esprit aux « intuitions », et je suis d’accord avec les X phi là-dessus. Mais je trouve qu’ils exagèrent l’importance de ce recours aux intuitions. La philosophie, particulièrement celle de style analytique, combine les méthodes. Elle use de la logique, de l’argument, de la rhétorique, de l’intuition et des exemples. Mais il est rare que tout repose sur un aspect seulement, surtout dans les grands textes.
L’une des sources de ma perplexité face à de nombreux travaux des X phi sur les intuitions philosophiques est qu’ils semblent supposer que les concepts philosophiques sont testables par les intuitions, si bien que, quand on montre que les intuitions sont faibles ou divergentes, les concepts semblent perdre leur identité et leur légitimité. Mais, comme le suggère Socrate ci-dessus, les analyses conceptuelles n’interviennent pas en philosophie de manière atomistique, mais holistique : on ne discute jamais un seul concept à la fois, mais des connexions entre concepts. C’est en fait ce que je voulais dire quand, dans ma Marquise, je parlais de concepts sans intuitions et d’intuitions sans concepts. Ce que je voulais dire est que les analyses dites « conceptuelles » - de concepts comme ceux de « connaissance » ou de « responsabilité » - sont pratiquement toujours partie d’un argument bien plus général, et que les expériences de pensée ne visent pas à le tester de manière isolée, mais sont partie d’un ensemble argumentatif bien plus général, dont je doute qu’il puisse être mis sous forme de sondage empiriquement testable. Prenons par exemple un livre qui est, à bien des égards, une sorte de paradigme d’analyse conceptuelle « traditionnelle », Individuals de Strawson. L’objectif de ce livre est de montrer que notre « schème conceptuel » est organisé autour des concepts d’individu et de propriété (ou si on préfère, en mode formel, de sujet et de prédicat) et que les particuliers fondamentaux dans ce schème sont des particuliers physiques, spatio-temporels, et qu’en ce sens notre expérience est structurée spatio-temporellement. Dans le célèbre ch. 2 du livre, Strawson propose une expérience de pensée bien connue, consistant à imaginer un monde uniquement sonore, dans lequel on devrait en principe se repérer uniquement avec des sons plus ou moins hauts , plus ou moins forts, pour identifier des objets. Je ne vais pas entrer dans le détail de cette analyse, qui a été discutée par Gareth Evans entre autres. Mais on voit bien que si c’est une expérience de pensée – et je ne vois pas en quoi elle ne le serait pas de manière paradigmatique – elle pourrait se prêter à un type de sondage du genre de ceux de la X-phi. Demanderait-on aux gens d’imaginer un monde uniquement sonore et de donner leurs « réponses » ? C’est absurde. Si une majorité de réponses s’en dégageait dans un sens ou un autre, par exemple que les gens ne parviennent pas du tout à imaginer ce monde, qu’est-ce que cela montrerait ? Que le monde en question est inimaginable ? Il est assez clair que l’expérience de pensée de Strawson ne vise pas seulement à solliciter nos intuitions, et que son résultat supposé – un monde purement sonore ne pourrait manquer d’introduire des particuliers spatio-temporels - est dépendant de toute l’argumentation du reste du livre. Alors, cela veut-il dire qu’en un sens Strawson fait une pétition de principe en supposant qu’il est nécessaire (peut être a priori) que notre monde sensible soit structuré de manière spatiale ? Pas nécessairement, même si de nombreux critiques de l’analyse en philosophie lui ont reproché d’être circulaire. Mais cela montrerait au moins que les intuitions supposées étayer nos concepts ( ici ceux d’espace et de temps, de particulier) ne sont jamais indépendantes d’autres concepts, et d' une structure de concepts. C’est ce que je voulais dire dans ma formule un peu cryptique d’allure kantienne dans mon livre « les concepts sans intuitions sont aveugles ».
Dans ma Marquise, je mentionne trois positions sur les expériences de pensée (EP) : 1) platonicienne : elles sont des fenêtres, accessibles par l’intuition intellectuelle, sur un monde intelligible, 2) empiriste : ce sont des raisonnements usuels basés sur des prémisses empiriques, 3) imaginariste : ce sont des exercices de l’imagination. La position que je suggère (je ne la défend pas, je l’ai fait ailleurs) est proche à la fois de la position empiriste et de la position imaginariste : nous faisons des raisonnements contrefactuels, parfaitement courants et ordinaires , mais nous ne faisons pas appel à une faculté spécifique d’imagination. Cette position est proche de celle de Williamson, mais avec des nuances ( cf mon papier de 2009 Philosophical thought experiments ). Les X phi critiquent la méthode des EP en philosophie en mettant en valeur le fait que les intuitions sont très peu fiables. Mais la plupart du temps les expériences en question sont testées sur des sujets naïfs et inexpérimentés qui n’ont jamais été mis en contact avec ce genre d’historiettes, alors que les philosophes sont passés experts en manipulation de ces histoires et de toutes leurs variations. C’est ce que l’on appelle « la défense par l’expertise ». Elle me paraît correcte. Mais, contrairement à ce suggère Florian Cova sur votre blog, ce n’est pas cette défense que j’adopte de la méthode des EP . Mon point très banal est seulement que ces expériences ne sont jamais isolées, et ne portent pas à elles seules le poids de l’argument. Elles sont développées au sein de stratégies complexes d’arguments. Pensez par exemple à Terre Jumelle. L’histoire n’est pas isolée, elle fait partie de toute une argumentation sur la nature des contenus mentaux, leur individuation externe, etc. Je donne raison aux X phi sur le point suivant : si les philosophes entendaient UNIQUEMENT baser leur points sur des intuitions sollicitées par les EP, alors leur argumentation serait très faible. Mais ils font plus, ou en tous cas les meilleurs arguments font plus.
Prenons un autre exemple : l’analyse du concept de connaissance et les histoires à la Gettier. Je suis ici d’accord avec les X phi que c’est un domaine où les philosophes ont un peu trop fait porter le poids de la preuve sur des intuitions. Mais bien souvent les X phi font comme si les expériences de pensée reposaient sur des généralisations existentielles : par exemple, « pour tout x si x est une connaissance, lors X est une croyance , vraie et justifiée » et dès qu’un contre -exemple apparaît – bingo – on accuse les philosophes en fauteuil d’imposture. Mais quiconque a suivi les développements de l’épistémologie depuis 20 ans sait que ce n’est pas aussi simple ! Les discussions autour du contextualisme, de l’empiètement pragmatique qui ont lieu depuis dix ans, montrent que les analyses du savoir font des va et vient constants entre intuitions en fauteuil et analyses. Il y a une collaboration très utile entre expérimentalistes et a prioristes dans ce domaine, mais je crois que personne n’est justifié à dire à ce jour que les analyses traditionnelles de la notion de connaissance (pour les afficionados « l’invariantisme évidentialiste ») sont battues en brèche.
Il est très possible que les X phi me disent qu’ils sont d’accord, et n’ont jamais voulu montrer autre chose que la fragilité des « intuitions », empiriques ou pas, qu’invoquent les philosophes dans les discussions, en incitant à la prudence ; je ne peux cependant penser qu’ils se contentent de ce message modeste. La posture bolchévique est trop tentante. Je mentionnerai deux points.
Beaucoup de critiques ont objecté que si l’empirisme et l’éliminativisme radicaux de la X-phi étaient corrects, alors on devrait pouvoir faire subir le même traitement que pour les intuitions morales ou épistémiques aux notions et aux thèses qui en philosophie semblent échapper par principe à tout test expérimentale : les thèses métaphysiques, ou méta-éthiques, par exemple. Mais les X se récrient : ils n’entendent pas aller jusque-là, nous disent-ils, et ils ne prétendent pas que tout ce qui relève traditionnellement de la philosophie doit tomber sous la coupe de la méthodologie empirique. Mais est ce que les X phi observent ces restrictions ?
Pas certain. Il y a une littérature grandissante sur la notion de causalité « folk », et une rubrique existe sur le site web « X phi » quant à la X phi et la métaphysique. J’avoue ne pas voir en quoi l’étude des intuitions « folk » peut nous aider dans ce domaine. Est-ce que si je donne le problème du bateau de Thésée à une classe d’undergraduates chinois puis à une classe d’undergraduates du Colorado, et si je trouve que les uns vont me dire que le premier bateau, celui reconstruit d’après la forme, est le même que le bateau initial, alors que les second vont me dire que c’est le second, celui qui a une continuité matérielle, je vais pouvoir en tirer des conclusions sur l’individuation par la matière ou la forme ? Aucun métaphysicien n’est assez naïf pour imaginer que les réponses intuitives vont décider du problème. Le problème ici n’est manifestement pas que les « folk » sont moins experts que les métaphysiciens sur ces questions. D’une manière générale, je ne vois tout simplement pas la pertinence de la X phi dans des domaine tels que la métaphysique, l’épistémologie, ou la métaéthique. Ce sont des domaines « en fauteuil », et ils le resteront. Par là je ne veux pas dire qu’ils doivent être soustraits à toute influence empirique. Au contraire, la métaphysique doit s’appuyer sur la physique, l’épistémologie, sur la psychologie et la biologie, l'éthique sur la sociologie et la psychologie. Mais « s’appuyer » ne veut pas dire changer de méthodologie en adoptant celle de ces disciplines.
Cela se rattache à un autre problème: toute la procédure des X phi suppose que les intuitions sont des données servant à tester des « hypothèses » ou « théories » philosophiques. Mais la relation des « intuitions » aux « concepts » est-elle de ce type ? La philosophie n’est pas une espèce de « théorie » testable par des propositions empiriques. C’est bien plus compliqué que cela ( cf sur ce point Thomasson, Experimental philosophy and the methods of ontology , Monist, 2012, 95/2. ). J’entends les objections des X phi : mais alors qu’est-ce qui teste les propositions philosophiques ? Les intuitions transcendantes de quelques métaphysiciens plus ou moins fous ou grassement payés par des universités américaines ou suisses assis dans leurs fauteuils ? Réponse : l’argument, aidé de la meilleure discipline que les philosophes aient jamais forgée, la logique, et du bon sens. On n’a pas trouvé mieux depuis Aristote, and it’s here to stay. Les X phi viennent nous rappeler, très utilement et pertinemment, que le bon sens doit être critique. Locke, Hume, Voltaire, Kant, savaient cela. Je je doute franchement que les théories philosophiques soient jamais testées par quelques données que ce soit, qu’elles soient empiriques, basées sur des intuitions transcendantes ou autres.
Si les bolchéviks parmi les X phi veulent, tel Hume, jeter au feu les livres qui ne sont pas basés sur l’expérience ou la logique (mais acceptent-il celle-là ? Je ne sais, je n’ai pas encore lu de de X – phi de nos intuitions logiques : au boulot !) , alors nous sommes dans un vieux débat, qui ne mérite pas les paraphernalia internet de la Nouveauté. S’ils ont un objectif plus modeste, alors que la modestie s’impose.
Knobe et Alxander ont écrit un article dans lequel ils revendiquent surtout les aspects négatifs du programme de la X phi, i.e ceux qui visent à « déconstruire » les prétentions philosophiques. Je doute que la X phi ait les conséquences négatives que ses promoteurs en attendent : changer la méthodologie de la philosophie, montrer qu’il n y a pas de connaissances a priori, que nombre de nos croyances sur la nature de la justification éthique et épistémique sont mal fondées ou pas fondées du tout, etc. Quand il s’agit de formuler ce que Knobe et Alexander appellent le programme positif, ils revendiquent la pratique et la fréquentation des sciences cognitives et des programmes naturalistes. Mais on ne voit pas trop ce que le succès de ces programmes a à avoir avec ce que pensent les philosophes ou avec leur changement annoncé de méthodologie.
Accentuer le positif
Ne suis-je pas trop sévère ? N’y a-t-il pas des domaines où la philosophie expérimentale peut avoir un impact positif, c’est-à-dire établir ou renforcer la vérité de certaines thèses philosophiques? Je crois que oui, mais les conséquences sont sans doute plus limitées que les promoteurs de ces méthodes empiriques ne le disent.
En épistémologie, des travaux récents discutent des attributions de connaissance et de la question de savoir si, dans différents contextes dits d’empiètement pragmatique, la connaissance n’est pas foncièrement relative aux élévations d’ « enjeux » pratiques. Ces effets, que les philosophes peuvent tester en fauteuil, varient beaucoup dans les contextes expérimentaux. Les études empiriques peuvent nous aider à mieux comprendre ces effets. Peuvent-elles nous permettre de dériver des conséquences quant à la validité de l’évidentialisme en théorie de la connaissance ? C’est douteux.
En métaéthique, la X phi peut jouer un rôle important si l’on est expressiviste, ie si l’on soutient que nos idées et principes moraux ne reposent sur aucune réalité morale, mais sont « dépendants de nos réponses". Il devient alors important de savoir quelles sont nos réponses, et la psychologie morale expérimentale joue alors un rôle essentiel. Mais cela nous donnera-t-il le moindre argument en faveur de l’expressivisme en méta-éthique ? A mon avis non.
Mon point de vue n’est-il pas typiquement celui du philosophe en fauteuil ? Par là je veux dire, de celui qui pense qu’il y a des théories en éthique, en épistémologie, en métaphysique, et que les philosophes seuls ont autorité pour en discuter, par des arguments qui combinent l’usage de l’analyse conceptuelle, de la logique et de ce qu’on pourrait appeler une sorte de sens commun éduqué à la pensée abstraite. En effet. Je conçois parfaitement que des philosophes qui ont des positions déflationnistes, relativistes ou sceptiques en épistémologie (relativisme, contextualisme), en métaéhique (expressivisme, minimalisme) ou en métaphysique (positivisme, éliminativisme, quiétisme) soient tentés par ces développements. Mais je ne vois pas en quoi les philosophes qui ne sont pas tentés par ces développements, qui pensent qu’on peut encore avoir des positions « fondationnelles », devraient adopter ces méthodes.
Les questions qu’il faut poser aux philosophes expérimentaux sont donc les suivantes :
(1) Étant donné qu’ils prennent au sérieux leur méthodologie « empirique » et leur désir de voir les philosophes quitter leur fauteuil pour se livrer à des travaux de laboratoire et à des enquêtes de terrain, jusqu’à quel point entendent-il aller ? En particulier considèrent-ils que les étiologies des jugements intuitifs sur des sujets aussi variés que ceux de l’épistémologie naïve, des jugements éthiques spontanés ou de la psychologie naïve menacent non seulement l’unité de nos intuitions communes, mais aussi nos jugements normatifs en les expliquant causalement ? Si oui, considèrent-ils que leur programme doit les conduire à des formes particulières de théories normatives en éthique et en épistémologie ?
(2) Dans quelle mesure considèrent-ils que leurs investigations conduisent à rejeter des thèses telles que le rationalisme en théorie de la connaissance ( selon lequel il y a au moins certaines vérités a priori) pour épouser une forme radicale d’empirisme ? Dans quelle mesure entendent-il rejeter l’idée que la philosophie est, pour une bonne part au moins, de l’analyse conceptuelle et qu’il y a des concepts ? Dans quelle mesure entendent-ils tirer des conclusions relativistes ou nihilistes de leurs investigations « transculturelles » et de leurs découverte d’effets contextuels ? Jusqu’à quel point sont-ils prêts à déclarer que les investigations des philosophes dans des domaines comme ceux de l’ontologie et de la métaphysique, de la méta-éthique ou de l’épistémologie doivent être soumises au tribunal de l’expérience et des méthodes expérimentales ?
Dans la mesure où j‘admets qu’on a besoin, pour faire de la philosophie, de garder contact avec les recherches empiriques, et , quand on fait notamment de la philosophie de l’esprit et de la connaissance, avec la psychologie cognitive notamment, je ne peux avoir que de la sympathie pour la X phi, et nombre de ses travaux me semblent passionnants. Mais si ces travaux ont comme objectif de défendre les thèses les plus radicales , je conserve la méfiance que j’avais lapidairement exprimée dans mon Epistémologie pour une marquise, et j’aimerais tout simplement voir en quoi ces travaux peuvent nous faire admettre qu’il n’y a pas de connaissances a priori, que nos concepts éthiques, épistémologiques etc sont confus oui fragiles.
Pour me résumer, donc, la philosophie expérimentale au sens (2) est mon amie et je souhaite qu’on la pratique le plus possible en ce sens. Elle est mon amie, comme le sont tous les travaux de psychologie, de biologie et de sciences cognitives qui me semblent avoir une pertinence philosophique quand il s’agit de comprendre comment fonctionnent nos systèmes cognitifs et quand il s’agit de s’intéresser à des questions génétiques et causales. Aucun philosophe ne peut ignorer ces données et négliger ces explications, car l’un des sujets les plus passionnants en philosophie est celui de savoir où passe la frontière entre le naturel et le normatif. Cette frontière est sans doute graduelle, nombre de normes ont une origine naturelle et il est souvent difficile de distinguer ce qui est de l’ordre du fait et ce qui est de l’ordre de la norme. Mais le fait que la frontière soit graduelle ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de frontière du tout. Les raisons ne sont pas des causes, ni vice versa, et le normatif n’est pas le naturel. Qui plus est, je doute qu’on puisse avoir une bonne analyse de l’origine des normes si on n’a pas une conception correcte de ce que sont ces normes. Et en avoir une conception correcte ne passe pas par la recherche de leur origine. Cela passe par une analyse conceptuelle, qui se base sur nos raisonnements et nos intuitions communes. Même si ces intuitions et raisonnements sont souvent peu fiables, quelquefois fragiles et erronés – et en ce sens je suis bien d’accord avec les philosophes expérimentaux-, ce sont les seules données dont nous disposons. Je n’arrive pas à voir comment on pourrait analyser la notion de connaissance en partant seulement de données psychologiques sur ce que les « folk » pensent de la connaissance ou de la morale. On est bien obligé de partir de nos intuitions propres, et de supposer que les autres ont les mêmes, et de bâtir à partir de là, des analyses qui ont prétention à une certaine forme d’objectivité et d’universalité. Si on part de l’idée contraire, pas de connaissance, pas de morale, pas d’épistémologie, pas d’éthique mais juste, comme le disait Quine, l’étude de la relation causale entre un « input maigre » et un « output torrentiel ».
La philosophie X est aussi mon amie s’il s’agit de mettre en doute la méthode philosophique qui consiste à multiplier les expériences de pensée et à supposer que les expériences de pensée, la construction de contre exemples et d’historiettes suffit pour la philosophie. Je suis parfaitement d’accord avec les X phi qu’on a abusé de cette méthode, et que la philosophie analytique tourne à la scolastique quand on en abuse ( la leçon cependant n’est pas nouvelle et fut tirée aussi de beaucoup de pratiques de la philosophie du langage ordinaire). Les expériences de pensée et la méthode des intuitions ne valent que si elles sont associées à des arguments et à des concepts. Mais on a souvent l’impression que les X phi ont pour objectif de se passer tout simplement de concepts. Et là, comme Groucho, « I’m against it »
P.E.
PS Je me permets de vous renvoyer, si cela vous intéresse, à quelques articles disponibles sur internet ( puisque les X phi semblent surtout lire sur internet et guère ailleurs) où j’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer sur ces sujets :
http://www.unige.ch/lettres/philo/enseignants/pe/Engel%202007%20Des%20avantages%20et%20des%20inconvenients%20du%20fauteuil.pdf)
http://www.unige.ch/lettres/philo/enseignants/pe/Engel%201993%20Logique%20raisonnement%20et%20rationalite.pdf
http://www.unige.ch/lettres/philo/enseignants/pe/Engel%202002%20What%20can%20epistemology%20learn%20from%20psychology.pdf
http://www.unige.ch/lettres/philo/enseignants/pe/Engel%202009%20Philosophical%20thought%20experiments.pdf

Commentaires

1. Le jeudi 30 août 2012, 17:51 par Mael
Je m'abonne aux commentaires, je sens que ça va devenir épique à partir de demain midi environs (le temps pour tout le monde de consulter les sources, fourbir ses références et rédiger).
2. Le samedi 1 septembre 2012, 12:00 par Florian Cova
Désolé Mael, mais je pense que le timing n'est pas parfait. En juillet, le flux de commentaires aurait sans doute été épique - mais là, juste avant la rentrée universitaire (et les examens de rattrapage), je pense qu'il va falloir patienter un peu.
Mais bon, ce n'est pas parce que ça prendra un peu de temps à monter que ce ne sera pas épique (un peu dans le genre Dark Night Rises, quoi).
Néanmoins, pour patienter, il y a déjà quelques commentaires sur le Experimental Philosophy Blog: http://experimentalphilosophy.typep...
3. Le samedi 1 septembre 2012, 21:53 par Auguste
si ce grand silence
A ton émotion fait quelque violence,
Tu pourras me répondre après tout à loisir
4. Le mercredi 5 septembre 2012, 12:49 par Florian Cova
Voilà ! Mes commentaires étant plutôt longs, je les ai complié sous forme de post sur Philotropes :
5. Le vendredi 7 septembre 2012, 03:20 par Mael
Eh ben ça valait le coup !
Je m'en vais lire tout ça :)
6. Le samedi 8 septembre 2012, 22:26 par pascal engel
Le Dr Cova et d’autres ont commenté ma Lettre à Philalèthe sur la philosophie expérimentale sur le site Experimental  philosophy   plus longuement sur Philotropes .
Comme la discussion a commencé ici  et en langue française je pense naturel de ne pas la faire migrer ailleurs.
Merci au Dr Cova  pour ces pléthoriques commentaires.  La fougue avec laquelle il défend la philosophie expérimentale  et le soin qu’il met à corriger mes erreurs supposées pourrait donner l’impression que je le visais personnellement. Il n’en est rien. Je commentais essentiellement , en répondant à une question de Philalèthe, une littérature abondante, dont je conviens  que je ne suis nullement spécialiste et que je ne prétendais nullement passer  en revue , et des manifestes et articles  référencés ou accessibles sur le site Experimental Philosophy qui en est un peu la vitrine, et non les écrits du Dr Cova  spécifiquement.  N’étant quant à moi nullement représentant de l’ IAAP (International Association of Armchair Philosophers) ou autres officines a prioristes , je le décevrai  sans doute, ou le conforterai  dans sa conviction que je suis bien peu armé pour m’attaquer à ces questions, ou cherche à me défiler,  en ne répondant pas à tous les points qu’il soulève ni à toutes les susceptibilités que mon texte semble avoir éveillées chez lui .
     Le Dr Cova  dit qu’une fois dissipés les malentendus qu’il perçoit dans mes remarques, il reste peu de points de désaccord et seulement le programme positif de la X phi. Je crains en effet qu’il y ait des malentendus, mais je n’arrive pas trop à voir en quoi ses réponses les dissipent.  J’ai distingué trois projets X phi différents,  le premier assez vague demandant au philosophe d’avoir une relation étroite avec les travaux scientifiques et de ne pas concevoir son territoire comme purement autonome, le second étant celui d’une enquête psychologique sur les intuitions des gens sur divers sujets plus ou moins pertinents philosophiquement, le plus radical étant celui qui conduit à abandonner la méthodologie usuelle en philosophie et à tirer des conséquences philosophiques significatives et radicales, notamment en métaéthique et en épistémologie. J’ai distingué les niveaux, mais aussi laissé entendre que je ne pensais pas qu’ils soient vraiment séparés, et que la plupart du temps les X phi semblent tentés, et le manifestent plus ou moins explicitement,  de passer du second au troisième, sans qu’il y ait implication nécessaire.  FC me dit que mon découpage n’est pas bon, et que j’accuse les X phi de défendre des thèses qu’ils ne défendent ni ne sont tenus de défendre, j’accuse par association. Mais quand il me dit qu’il faut distinguer la X phi comme méthode de psychologie descriptive de ses conséquences philosophiques,  il me semble faire la même distinction que celle que je fais entre le projet que j’appelle menchevik et le projet bolchévique.  Et comment la X phi peut-elle être pure méthode ou outil psychologique (qui, si je comprends bien, pourrait s’appliquer – et a été appliquée- aussi à d’autres domaines que la philosophie, par exemple la biologie naïve, la physique naïve , et la psychologie naïve) mais faire abstraction du fait qu’il y est, quasiment exclusivement, question de nos croyances philosophiques, qu’on y examine de manière privilégiée les expériences de pensée inventées par les philosophes en les testant sur les folk, et qu’on annonce une révolution non seulement dans la méthode philosophique mais dans la philosophie tout court ? http://www.thephilosophersmagazine.com/TPM/article/view/15365/12087   
Selon le Dr Cova  j’impute à tort aux X phi des positions substantielles métaéthiques telles que l’anti-réalisme, le fictionnalisme ou l’expressivisme, des positions méta-épistémologiques telles que le relativisme et le rejet de l’apriori, voire même le naturalisme et l’éliminativisme. Je conviens que tous les X phi ne défendent pas explicitement ni tous  ces positions, mais il me semble bien que nombre d’entre eux en sont très proches et les ont affichées (évidemment comme le courant X phi est à présent très vaste, il est assez facile aux uns et aux autres de nier qu’ils défendent telle ou telle position en propre, tout en se prévalant quand même d’un courant commun). Cela dit, le point n’est pas là, mais de savoir s’ils sont engagés, du fait de leur style de travail et de leurs intérêts, à soutenir telle ou telle thèse  substantielle.  Je n’ai pas dit qu’ils l’étaient, mais qu’il me semblerait surprenant qu’un X phi puisse être anti-naturaliste, dualiste ou rationaliste (au sens de la thèse selon laquelle il y a des connaissances a priori). FC me surprend donc quand il revendique un pur neutralisme de méthode n’engageant ou ne suggérant aucune thèse substantielle de ce genre.
Il me semble bien pourtant qu’il y a des engagements substantiels. Je citais Knobe qui, dans son « Manifesto »  nous dit que, derrière ses travaux et ceux de ses collègues il y a  l’ « espoir ultime » de déterminer les sources psychologiques qui minent la garantie des croyances éthiques, épistémologiques, esthétiques , et il fait référence – comme le Dr Cova lui-même -  à  Nietzche ou Schopenhauer.  On a beau avoir fait dire à Nietzsche à peu près tout et on contraire, ce genre ne position me semble quand même plus proche des conceptions anti-réalistes que des conceptions réalistes ou kantiennes.  Ruwen Ogien, qui a lui-même écrit un livre popularisant les travaux d’éthique « expérimentale » nous dit qu’ils s’accordent bien avec une position anti-fondationnaliste en méta-éthique : ne fondez pas la morale. Même si elle prône l’abstinence théorique, c’est quand même une thèse substantielle sur ce point.  Et quand le Dr Cova me dit que ses réflexions « prolonge(nt) une réflexion sceptique que l'on trouvait déjà chez Montaigne », cela ne me semble pas spécialement neutraliste.
J’avoue aussi ma surprise quand je lis sous la plume du Dr Cova qu’’on peut être X phi et admettre la notion de connaissance a priori.  Si on s’entend sur l’a priori (et qu’on ne le confond pas avec l’inné) en le prenant au sens usuel de « connaissance non obtenue par expérience , comment est-il possible d’avoir une connaissance psychologique , donc par expérience, d’une forme de connaissance non empirique ? Le philosophe expérimental ne soutient-il  pas que ce qu’ l’on appelle des connaissances a priori requiert l’expérience ? Cette fois ce n’est plus le roi de Prusse dont les armes tombent des mains, c’est le baron de Münchhausen qui perd sa perruque.  Et si les X phi n’ont rien contre cette notion, alors faut-il comprendre que ceux qui critiquent la X phi sur ce point comme Jonathan Ichkawa perdent leur temps ?  A moins que le Dr Cova  ne soit d’accord avec Ichikawa, qui soutient que la critique de l’a priori qu’on peut tirer de la X phi ne porte que sur des conditions très limitées.
J’aurais cru aussi  que la méthodologie philosophique traditionnelle , que associe le plus souvent à la notion d’analyse conceptuelle, était précisément une méthode supposant que l’on peut analyser des concepts a priori et en fauteuil et donc  qu’elle présupposait qu’il y a au moins de l’a priori n ce sens d’un a priori conceptuel. Bien sûr ces notions sont plurivoques  mais j’aurais cru que leurs sens usuels sont assez clairs à quiconque a une idée de la philosophie analytique du XXème siècle. Les positivistes assimilent cet a priori à l’analyticité et à une notion sémantique, les oxfordiens supposent que l’on peut analyser les concepts à partir du langage ordinaire,  la méta-éthique repose sur l’étude a priori des concepts moraux et l’épistémologie sur des enquêtes en fauteuil sur la connaissance. FC trouve que j’ai imputé à tort aux X phi le désir de fustiger l’analyse conceptuelle, et que je me suis focalisé sur cette idée, alors qu’ils ne s’en  occupent pas particulièrement.  Cela me surprend beaucoup d’apprendre cela. Car je croyais que ce que critiquaient les X phi, c’était justement  la conception traditionnelle de la philosophie comme analyse de concepts, associée à l’idée qu’il existe des connaissances proprement conceptuelles, et en ce sens a priori.  Je voyais en ce sens  les X phi comme apportant une sorte de renforcement empirique des doutes de Quine sur des notions comme celles de concept, d’analyticité et d’a prioricité. Le Dr Cova  me dit qu’il n’en est rien. J’ai dû manquer un épisode. Si en tous cas la X phi laisse à ce point les choses en l’état, alors on ne voit pas trop pourquoi on devrait abandonner la méthodologie philosophique traditionnelle.
Quand je disais que les X semblent très occupés par ce problème d’analyser les concepts, je notais l’ironie de la situation, dans la mesure ou bien des philosophes aujourd’hui pensent que la philosophie n’est pas connaissance de concepts ou de significations, mais des  choses.  Moore s’intéresse à la nature du bien, Russell à la nature de la perception, Kripke à la nature de la référence, Sosa à la nature du savoir, pas (ou en tous cas principalement , à la différence de l’école d’Oxford)  à nos concepts de bien, de perception , de savoir ou de référence .   Il me semble aussi que c’est jouer sur les mots que de dire, comme le fait FC à la fin de son commentaire, que les X phi s’intéressent au réel,  parce que « les concepts et les intuitions ont beau être des représentations d'autres choses, ils font tout autant parti du réel (à moins bien sûr de prôner  l'éliminativisme vis-à-vis des concepts). Du coup, les étudier, c'est étudier quelque chose de réel. »  Personne ne nie cela, mais il y a équivocation : nous ne parlions pas de la question de savoir si les représentations sont des réalités,  mais de la question de savoir s’il y a une réalité qu’on puisse connaître indépendamment des représentations. 
Je ne parlerai pas du naturalisme, car c’est une notion encore trop vague : il y a toutes sortes de naturalismes et certains avec des dents plus pointues que d’autres ( le mien est un peu édenté).  Le Dr Cova me soupçonne de vouloir instruire un procès d’intention en accusant les X phi de pencher tous vers l’éliminativisme en philosophie de l’esprit.  Je n’ai nullement dit qu’ils étaient tous des éliminativistes  Sticheo more ou qu’ils épousaient sur les concepts des conclusions semblables à celles de Machery ( qui, pace le Dr Cova, me semble bien défendre un éliminativisme, ou alors je ne sais pas ce que ce terme signifie). Le Dr Cova laisse entendre que je fais de l’ argument ad hominem. En fait  je me suis focalisé plutôt sur Stich, qui est à la fois le professeur de beaucoup de Xphis, et l’un des auteurs les plus prolifiques dans ce domaine. Aurait-il récusé le programme X phi ou serait-il, comme tous les bons révolutionnaires, entré dans la clandestinité ? Je n’en n’ai pas l’impression . En tous cas Stich aussi me semble bien défendre un éliminativisme, même s’il est , plutôt « déconstructionniste »  pour reprendre le terme qu’il aime à utiliser.
La citation de mon article de 2011 ne dit pas que tous les philosophes X sont des éliminativistes, mais que les deux positions que j’appelle un rationalisme extrême et un empirisme extrême sur les expériences de pensée font une erreur symétrique, en partant d’une part du principe que l’analyse conceptuelle va donner l’essence d’un concept, et d’autre part que les études expérimentales vont montrer qu’il n’y  pas de concept.  Je vise la version éliminativiste extrême ici et la version rationaliste extrême. Je n’exclus nullement des positions intermédiaires, par exemple des conceptions admettant que les concepts forment des « clusters » ou sont des théories.
En revanche, je pense que l’éliminativisme quant aux concepts, même s’il n’est pas la thèse épousée par les X  en général est toujours une tentation, en raison même de la manière dont nombre d’entre eux comprennent le programme négatif.  C’est du moins , entre autres , une des leçons que je tire de l’article de Alexander, Mallon et Weinberg « Accentuate the negative » où les auteurs disent que la variété et l’instabilité des intuitions menace ce qu’ils appellent les programmes positifs, comme le « mentalisme conceptuel » : « positive experimental philosophy shares with traditional armchair philosophy the commitment that intuitions about X are a trustworthy source of evidence or data for philosophical theorizing about X (or at least about “X” or the concept of X); and that intuitions about a particular hypothetical case will, by and large be shared, at least by “the folk”. But some recent empirical work conducted by philosophers and psychologists gives us reason to worry that philosophical intuitions might be neither trustworthy nor shared.”  Il me semble  assez naturel  de penser,  partir de là, que les concepts qui sont supposés subsumer ces intuitions variable n’existent pas.  Et les différents travaux interculturels sur les intuitions, qui sont supposé montrer que d’une culture à l’autre les gens n’ont pas les mêmes concepts  C ( par ex. de connaissance, ou de responsabilité)  ne sont-ils pas supposer montrer qu’il n’y a pas un concept transculturel et universel de type C . Le sujet ici est complexe, car on peut supposer que ce soit le même concept avec des sens différents, ou pas le même concept du tout. Mais il me semble naturel aussi de supposer que s’il n’y a pas, par exemple, et en supposant que ce soit ce que montrent ces travaux,  un unique concept de connaissance qu’utilisent les gens qui répondent à des cas Gettier, alors ou le concept de connaissance est profondément contextuel, ou bien il ne correspond à rien qui soit identifiable comme étant le concept de connaissance. Et ainsi de suite.
S’agissant des expériences de pensée (EP) , du rôle des intuitions, des raisonnements contrefactuels, je n’ai pas prétendu dans mon texte proposer une théorie, mais seulement exprimer quelques doutes, et suggérer deux choses, que là aussi le Dr Cova trouvera que je les affirme dogmatiquement, mais  que je ne pourrais pas justifier sans me lancer dans un traité de l’argumentation philosophique et dans de nombreuses considérations historiques que je ne vais pas entreprendre ici.  La notion d’ « intuition » est elle-même si ambigüe et si surdéterminée que je ne vois pas trop comment je pourrais répondre au Dr Cova sans passer par un examen de tous ces sens, ce qui serait sûrement intéressant mais impossible ici.
C’est un trait de la philosophie analytique contemporaine qu’elle s’appuie souvent sur des EP.  Il y a en effet des articles à la pelle qui sont des variations sur les trolleys, Mary la scientifique en noir et blanc, Terre Jumelle ou les fausses granges. Est-ce une bonne chose ? A mon avis non, et cette inflation d’expériences de pensée confine à la scholastique, danger qui guette de nombreux secteurs de la philosophie analytique contemporaine. J’ai des doutes sur ce que ces expériences de pensée peuvent montrer, et leur efficacité pour argumenter telle ou telle thèse.  Je ne dis pas que cette pratique est en soit mauvaise, car elles ont leur rôle, mais qu’on en abuse. Par exemple je crois qu’on aura beau faire varier l’histoire des fausses granges  cela ne nous fournira pas un argument en faveur de telle ou telle théorie de la connaissance. Construire une théorie philosophique dans quelque domaine que ce soit c’est bien plus que fabriquer des expériences de pensée. Les X-phi ont raison de faire porter leurs critiques sur les intuitions qui sont supposées les sous-tendre, et je prends leurs travaux comme des critiques, mais je me demande s’il ne partagent pas avec leurs adversaires la prémisse selon laquelle les expériences de pensée sont quasiment des expériences cruciales. Contre cette idée, ma remarque selon laquelle il y a autre chose que des intuitions dans les arguments philosophiques revient simplement à faire un point de type quinien ou duhemien : si on montre que telle EP supposée montrer telle chose selon les intuitions des philosophes en fauteuil, conduit plutôt à des intuitions différentes ou contraires quand on interroge les folk, on ne pourra pas en conclure que le intuitions des gens en fauteuil sont infirmées ou fragilisées, parce qu’il y a toutes sortes d’hypothèses auxiliaires possibles, dont nombre sont philosophiques.  C’est une erreur commune aux X phi et à un certain type de philosophie analytique en fauteuil que de supposer qu’on puisse isoler, pour les tester avec des intuitions, les EP d’une argumentation qui inclut, le plus souvent, des principes substantiels, des prémisses logiques, des hypothèses annexes , etc.  Par exemple, même si l’EP de Marie en noir et blanc peut s’énoncer en quelques lignes, je doute que l’argumentaire de Jackson quand il l’a proposée se limite à l’intuition que l’EP propose. A fortiori quand Jackson  plus tard modifie sa position, qu’elle s’enrichit de toute la littérature qui l’accompagne. Le Dr Cova me dit qu’il n’en disconvient pas, mais que cela ne menace en rien la méthode X, parce que, selon lui tout argument philosophique doit, à un endroit ou un autre, faire appel à des intuitions, dont on peut toujours tester la solidité sur les folk .  Je suis d’accord qu’un certain nombre d’arguments font appel à des intuitions. Il me cite l’exemple des discussions sur le libre arbitre. Certes l’intuition d’avoir un  libre arbitre, ou d’autres intuitions, joue souvent un rôle dans cet argument, et nombre de philosophes, à commencer par Hume, ont mis en doute qu’on ait cette intuition et qu’elle soit claire. Mais il y a d’autres arguments que ceux de Frankfurt ou Van Inwagen quant à la liberté et la nécessité.  Par  exemple l’argument dominateur de Diodore, qui a fait l’objet de tellement de travaux. Où sont ici les « intuitions » ? Comment les tester sans tout un appareillage de postulats ? Est-ce que les X phi ont étudier nos intuitions modales ici et ailleurs ? Je suppose, mais qu’est-ce que cela montrerait , compte tenu de l’extrême complexité, à la fois logique et historique du problème? Au passage, je note que le Dr Cova semble penser que les intuitions sont des données  infirmant ou confirmant des hypothèses philosophiques. Mais, comme je l’ai suggéré , c’est loin d’être évident que la relation entre intuitions et hypothèses, ou intuitions et EP soit de nature confirmative ou probante.  Quand le Dr Cova semble dire qu’il y a toujours une intuition quelque part dans un argument philosophique et que cela suffit à son entreprise, veut-il dire  que tout argument philosophique présuppose  que l’on ait des intuitions sur les prémisses et la conclusion ? Certes il faut les comprendre. Mais peut-on toujours tester cette compréhension  et le faut-il ? Est-ce que j’ai besoin d’avoir des intuitions pour comprendre le paradoxe de Fitch par exemple ? Et pourquoi si on devait entreprendre de tels travaux expérimentaux seraient-ils plus pertinent qu’une expérience, cette fois de nature fort différente de celle des folks parce qu’elle est séculaire,  que l’on a de l’histoire de la philosophie ?
Je n’entends pas discuter ici la question de  la défense « par l’expertise » de la méthode des EP .  Il semble que le Dr Cova tende à assimiler cette question à celle du caractère contrefactuel ou non des raisonnements sous tendant le EP. Mais les deux questions sont séparées . Il me dit que la question de la compétence est différente dans le cas individuel et dans le cas collectif, et qu’il y a des différences transculturelles. Il met au défi le défenseur de cette notion d’expertise de montrer ses accréditations empiriques.  C’est déjà assez difficile de faire une théorie de la compétence et c’est encore plus dur avec la compétence philosophique : est-ce un talent inné pour le raisonnement abstrait, une aptitude acquise, le produit d’une éducation , d’un endoctrinement ? Quoi qu’il en soit, il me semble en effet qu’un étudiant de philosophie puisse apprendre à  raisonner de la manière dont le font les philosophes professionnels, et qu’il y a une différence entre les gens pris dans la rue et les philosophes professionnels. Je ne pense pas que les X phi veuillent la nier ( sans quoi peut être leur objectif serai- il de fermer les départements de philosophie pour les remplacer par des départements de psychologie ? Les  X phi demandent : show me your evidence, montre-moi en quoi consiste cette expertise. J’avoue volontiers en être incapable, même si je ne pense pas que ce soit une sorte d’inspiration poétique comme semblent le croire certains romantiques (cette fois des vrais, pas au sens fustigé par Stich). Mais la différence entre un philosophe entraîné et un undergraduate me semble réelle, ce qui ne veut pas dire que le premier soit toujours plus intelligent que le second. On me répond qu’aussi éduqué  le premier soit il  peut retomber dans des tunnels mentaux et des chausse trappe intuitifs autant qu’un « bleu ». Mais cela ne change rien au fait qu’il y a une différence, et qu’elle a à voir avec la pratique de l’argument.  Mais le fait que même des logiciens ou des statisticiens avertis tombent dans les pièges de certains paralogismes  n’a jamais été une preuve qu’il ‘y a pas de différence entre leur expertise et celle des quidams. L’exigence qu’il faille examiner cette compétence par des moyens empiriques me fait penser à ces psychologues de l’éducation qui demandent aux départements de philosophie de faire la preuve empirique de la valeur de leurs méthodes.  
 Je ne vais pas chercher à répondre à toute les imputations et interprétations que le Dr Cova donne de mes réticences  ni à sa tendance à voir partout des « arguments » ou des accusations  auxquels il se sent tenu de répondre dans le détail, alors que c’est lui  qui les fabrique (par exemple je n’avance aucun argument de la nouveauté, ne prête à personne le désir de tirer des conclusion méta-éthiques à partir d’une EP, ou ne dis jamais que toute la philosophie expérimentale tend vers le programme négatif). Je crains que ces quelques remarques n’ajoutent  encore au malentendu. Je préfèrerais que le Dr Cova  tienne mes remarques comme triviales. Un des points triviaux est que la X phi  est un domaine d’étude très intéressant et important et qu’il a aussi un rôle critique à jouer aussi bien en psychologie qu’en philosophie,  mais qu’il n’est pas sûr qu’il ait la portée que ses promoteurs en attendent.
En conclusion, je n’ai  pas voulu dénigrer le chaudron expérimental de Florian Cova,  de plus je le lui ai rendu  en bon état, et d'ailleurs il était déjà percé.

7. Le lundi 10 septembre 2012, 12:39 par cdc
Bonjour,
Je ne suis pas du tout spécialiste de ces questions mais serait-il possible de voir dans la conception qu'a Dewey du rôle de l'enquête en philosophie (cf. Reconstruction en philosophie) une possibilité pour la philosophie expérimentale de prendre d'autres chemins (peut-être plus féconds) que ceux sur lesquels elle s'est pour l'instant engagée ?