mardi 18 décembre 2012

Au sein même de Port-Royal, l'imagination, "maîtresse d'erreur et de fausseté".

On a déjà lu ces lignes de Pascal insistant sur l'emprise permanente de l'imagination, y compris sur les plus aguerris :
" Ne diriez-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu'il juge des choses dans leur nature sans s'arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l'imagination des faibles ? Voyez-le entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de sa raison par l'ardeur de sa charité. Le voilà prêt à l'ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître, que la nature lui ait donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l'ait mal rasé, si le hasard l'a encore barbouillé de surcroît, quelques grandes vérités qu'il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur." (Pensées fragment 82, éd. Brunschwicg)
On connaît peut-être moins ce passage de Sainte-Beuve : Saint-Cyran, le maître à penser de Port-Royal, vient d'être libéré de la prison à laquelle Richelieu l'avait condamné à cause de ses idées religieuses. C'est un événement, les nonnes l'attendent avec ferveur mais un petit objet domestique va donner à leur imagination un élan dommageable :
" Toute la Communauté s'était réunie au parloir de Saint-Jean, vers cinq ou six heures du soir, pour recevoir le Père tant désiré ; mais lorsqu'il entra, M. de Rebours (sic), qui avait la vue fort basse, prit une lunette pour lorgner, ce qui fit rire une religieuse, et celle-ci en fit rire une autre, et toutes, ayant le coeur plein de joie, éclatèrent. M. de Saint-Cyran dut ajourner les paroles plus graves : " J'avois bien quelque chose à vous dire, mais il y faut une autre préparation que cela ; ce sera pour une autre fois." Et l'on se retira un peu confus de cet éclat d'allégresse innocente." (Port-Royal, livre II, p.521, La Pléiade)

samedi 15 décembre 2012

Contribution à une réflexion sur le bullshit : pourquoi le fatras croît-il donc ?

Dans Croisière d'hiver. Voyage en Amérique Centrale(1933, trad. JulesCastier, Paris, Plon, 1935, p.273-275), Aldous Huxley écrit :
" Les progrès en technologie ont conduit (...) à la vulgarité (...) la reproduction par procédés mécaniques et la presse rotative ont rendu possible la multiplication indéfinie des écrits et des images. L'instruction universelle et les salaires relativement élevés ont créé un public énorme sachant lire et pouvant s'offrir de la lecture et de la matière picturale. Une industrie importante est née de là, afin de fournir ces données. Or, le talent artistique est un phénomène très rare ; il s'ensuit (...) qu'à toute époque et dans tous les pays la majeure partie de l'art a été mauvais. Mais la proportion de fatras dans la production artistique totale est plus grande maintenant qu'à aucune autre époque.(...) C'est là une simple question d'arithmétique. La population de l'Europe Occidentale a un peu plus que doublé au cours du siècle dernier. Mais la quantité de "matière à lire et à voir" s'est accrue, j'imagine, dans un rapport de un à vingt, au moins, et peut-être à cinquante, ou même à cent. S'il y avait n hommes de talent dans une population de x millions, il y aura vraisemblablement 2 n hommes de talent dans une population de 2 x millions. Or, voici comment on peut résumer la situation. Contre une page imprimée, de lectures ou d'images, publiée il y a un siècle, il s'en publie aujourd'hui vingt sinon cent pages. Mais, contre chaque homme de talent vivant jadis, il n'y a maintenant que deux hommes de talent. Il se peut, bien entendu, que, grâce à l'instruction universelle, un grand nombre de talents en puissance, qui, jadis, eussent été morts-nés, doivent actuellement être à même de se réaliser. Admettons (...) qu'il y ait à présent trois ou même quatre hommes de talent pour chacun de ceux qui existaient autrefois. Il demeure encore vrai que la consommation de "matière à lire et à voir" a considérablement dépassé la production naturelle d'écrivains et de dessinateurs doués. Il en est de même de la "matière à entendre". La prospérité, le gramophone et la radiophonie ont créé un public d'auditeurs qui consomment une quantité de "matière à entendre", accrue hors de toute proportion avec l'accroissement de la population, et, partant, avec l'accroissement normal du nombre des musiciens doués de talent. Il résulte de là que, dans tous les arts, la production de fatras est plus grande, en valeur absolue et en valeur relative, qu'elle ne l'a été autrefois ; et qu'il faudra qu'elle demeure plus grande, aussi longtemps que le monde continuera à consommer les quantités actuelles et démesurées en "matière à lire, à voir et à entendre""
Walter Benjamin ajoute à ce texte qu'il cite en note dans L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (1939) ;
" Il est clair que le point de vue ici exprimé n'a rien de progressiste."
Certes, mais est-ce faux pour autant ? L'invention de l'Internet n'a fait que rendre plus vraies ces lignes, 80 ans après leur première publication.

Commentaires

1. Le mercredi 19 décembre 2012, 22:01 par julius
Il y a deux choses distinctes mais liées dans cette déclaration d'Huxley.

a) L'une est la question du medium de l'information (la reproductibilité technique des oeuvres à l'infini ( ou quasi) avec l'imprimerie, puis d'autres moyens comme la radio, les images, puis les media electroniques
b) l'autre est l'accroissement du nombre des auditeurs, lecteurs, récepteurs, visionneurs, etc.
Est ce que la reproductibilité , les capacités toujours accrues de diffusion rendent les gens plus stupides? Selon certains non, car d'une part le médium ou véhicule n'a pas d'effet sur le message ( il n'y a pas plus à déplorer l'invention de l'imprimerie que celle d'internet) et d'autre part plus on informe plus on sait , plus cela circule plus le savoir entre dans les caboches (thèse de la "petite poucette" de Michel Serres). C'est la vision irénique : l'augmentation de la taille et de la circulation des infos va augmenter le savoir global, et au total, les gens s'instruiront et seront moins cons.
Selon d'autres, il est faux que le médium soit neutre ( le médium est le massage , comme disait Mc Luhan) : le format par lequel l'info passe compte. En ce sens le livre demande un effort de lecture et d'intelligence que l'internet ne demande pas. Et l'internet nous rend idiots, volages papillonnants. Il nous formate dans nos méthodes. Nombre d'adolescents ne peuvent lire plus de 15 lignes, et leur "attention span" ne dépasse pas 20 minutes ( tout enseignant le constante) . De plus l n'y a aucune raison de supposer que plus le savoir se diffuse moins on est con. Comme disait Jaques Lanzmann ( chanté par Dutronc) : "plus on apprend plus on ne sait rien". Donc l'accroissement du nombre, de la foule, augmente la connerie moyenne.
Je vois du vrai dans les deux, mais je tends comme vous à penser que la seconde thèse est plus vraie que la première. donc comme disait Benjamin, je tends à être réac.

samedi 8 décembre 2012

Qu'est-ce qu'un bon livre ? Éléments d'esthétique orwellienne.

Dans le numéro 5 de Polemic (sept-oct 1946), George Orwell tient à mettre en évidence que l'idéologie de Swift, telle qu'elle transparaît à travers Gulliver, est loin d'être celle d'un homme de gauche :
" Il est hors de doute qu'il hait les grands seigneurs, les rois, les évêques, les généraux, les dames à la mode, les ordres, les titres et les hochets en tout genre, mais il ne semble pas avoir une meilleure opinion des gens ordinaires que de leurs dirigeants, ni être favorable à une plus grande égalité sociale, ni s'enthousiasmer pour les institutions représentatives." (Essais, articles, lettres, p.260, Volume IV)
Cependant, sur la fin de l'article, Orwell, imaginant que le lecteur de l'article le jugera "contre Swift", précise :
" D'un point de vue politique et moral, je combats ses idées, pour autant que je les comprenne. Cependant c'est curieusement l'un des écrivains que j' admire avec le moins de réserves, et Les voyages de Gulliver, en particulier, est un livre dont il me semble que je ne me lasserai jamais (...) Si je devais dresser une liste de six livres à sauver de la destruction, j'y ferais certainement figurer Les Voyages de Gulliver" (p.267)
Se pose alors le problème suivant :
" Quel rapport y a-t-il entre l'approbation des opinions et le plaisir que procure son oeuvre ? " (ibid.)
Orwell part d'abord d'une conception objectiviste de la valeur d'un livre (et plus généralement d'une oeuvre artistique) : cette dernière est dans l'oeuvre, même si elle n' est identifiable que si le livre est lu (que si l'oeuvre est connue) :
" Si l'on admet qu'il y a en art une distinction entre le bon et le mauvais, il faut bien que cette qualité bonne ou mauvaise réside dans l'oeuvre d'art elle-même, non pas indépendamment de l'observateur, bien sûr, mais de son état d'esprit du moment."
Orwell, s'opposant ainsi au relativisme et au subjectivisme, continue en distinguant très clairement la valeur de l'effet produit par elle :
" En un certain sens, il n'est donc pas vrai qu'un poème puisse être bon un jour et mauvais le lendemain. Mais si l'on juge ce poème selon l'effet qu'il produit, cela peut certainement être vrai, car l'effet produit ou le plaisir éprouvé sont des réactions subjectives qui ne se commandent pas."
L'auteur détermine alors quelques-unes des causes physico-psychologiques qui peuvent faire obstacle à un "jugement esthétique" ("un sentiment esthétique", Orwell ne paraissant pas dans ce texte faire de différences entre les deux) : la peur, la faim, la rage de dents, le mal de mer. Mais ces perturbations ne sont pas dangereuses car le lecteur a facilement conscience de leur effet déformant sur l'appréciation. En revanche "un désaccord politique et moral" peut conduire à nier catégoriquement la valeur esthétique d'un ouvrage. Orwell reconnaît donc la possibilité d'évaluer une oeuvre selon deux perspectives : l'une politico-morale, l'autre esthétique.
Or, sans qu'il ne l'écrive noir sur blanc, Orwell pense, semble-t-il, que la seule bonne critique réside dans la lucidité autant du point de vue esthétique que du point de vue politico-moral et dans la capacité de ressentir du plaisir esthétique pour une oeuvre même condamnable éthiquement (un seul adverbe suffit en effet car Orwell ne dissocie pas ici le jugement politique, machiavélien pourrait-on dire, du jugement moral). L'auteur condamne donc les rationalisations qui justifient le rejet d'une oeuvre pour des raisons esthétiques alors qu'il trouve ses raisons dans l'évaluation morale. Il dénonce aussi une critique littéraire qui "consiste dans une large mesure en ce type de va-et-vient frauduleux entre deux systèmes de valeurs".
Mais la valeur esthétique est-elle donc la condition nécessaire et suffisante pour qu'une oeuvre soit jugée bonne et cause donc le plaisir de celui qui la goûte ?
À dire vrai, cette valeur esthétique est une condition nécessaire (pas question de juger un livre comme une oeuvre d'art du seul fait qu'il soutient une position juste), mais non suffisante. Orwell semble alors enlever d'une main ce qu'il a donné de l'autre, car un certain type de contenu est requis, pense-t-il, pour rendre accessible le plaisir esthétique.
Systématisons un peu ici la pensée de l'auteur du point de vue de l'identité des positions défendues dans un livre :
1) celles qui sont "d'une imbécillité flagrante" : à leur propos, on peut formuler un "diagnostic de pathologie mentale". Orwell ne paraît pas ici vraiment distinguer le bête du délirant et du méchant, ce qui est "blessant ou choquant " l'est autant du point de vue de l'intelligence que de l'éthique. Il donne trois exemples de positions appartenant à cette catégorie : celles des spirites, des membres du Ku Klux Klan et celles des partisans de Buchman (une note du traducteur apprend utilement ici que " Frank Buchman (1878-1961) fonda en 1921, à l'université d'Oxford, un mouvement de "réarmement moral"). Si on laisse de côté le dernier cas, mal connu de nous, on réalise que les deux premières idéologies peuvent être qualifiées respectivement de bête et délirante (pardon à William James) et de bête et délirante aussi bien mais de méchante en plus.
2) celles qui sont "compatibles avec la santé mentale, au sens médical du terme, et avec la capacité de mener une réflexion suivie" : on relève donc que la cohérence est une valeur épistémique nécessaire. Dans cet ensemble, Orwell accorde visiblement des degrés de fausseté aux opinions et il n'est pas tendre sur ce point avec Swift dont "la vision du monde n'échappe que de justesse" au ressort des psychiatres. Parmi les points de vue, dont "certains sont manifestement plus erronés que d'autres", Orwell place ceux des catholiques, communistes, fascistes, pacifistes, anarchistes, libéraux à l'ancienne mode, conservateurs ordinaires. Si on l'en juge d'après le livre de John Newsinger (La politique selon Orwell, Agone, 2006), deux de ces positions (anarchiste et pacifiste) ont été plus ou moins à des moments différents celles de l'auteur.
3) quant aux troisièmes positions, le texte, ici ne permet guère de les déterminer positivement, sinon par opposition à celles précédemment évoquées. On les appellera vaguement justes en jouant de l'ambiguïté du terme,le problème n'étant pas ici de déterminer l'identité politique de l'auteur en 1946 (le livre de Newsinger me semble être sur ce point la meilleure des sources en langue française).
Restent deux points à clarifier, l'un précis: pourquoi Swift échappe-t-il de justesse au diagnostic psychiatrique ?, l'autre plus général : d'où vient la valeur littéraire d'un livre ?
On peut aborder le premier point en disant que ce n'est pas un hasard si Cioran aimait lire Swift. Mais c'est précisément l'identité de ce lecteur qui met sur la voie de la réponse : aux yeux d' Orwell, Swift est trop pessimiste. Plus précisément il prend la partie pour le tout ou comme le philosophe pour Wittgenstein, sa vue n'est pas suffisamment panoramique :
" Swift peint du monde un tableau mensonger en refusant de voir dans la vie humaine autre chose que la saleté, la sottise et la méchanceté, mais cet aspect, pour partiel qu'il soit, existe bel et bien, et nous le connaissons tous, même si nous refusons d'en faire mention." (p.269)
Je reste réservé concernant la question de savoir si on peut généraliser à partir de ces lignes et soutenir que les positions de type 2 ont chacune leur part de vérité (ce qui reviendrait alors à chercher ce qu'il y a de vrai dans le fascisme et qui le distingue du Ku Klux Klan par exemple),
Et la valeur littéraire ? Et bien Orwell en donne une explication naturaliste :
" Certaines personnes sont naturellement douées pour faire le meilleur usage des mots, comme d'autres ont des aptitudes naturelles pour les activités sportives. Il s'agit pour l'essentiel, d'une question de rythme et de connaissance instinctive du relief qu'il convient de donner à certains passages."
Plus loin, Orwell est réductionniste d'une autre manière en identifiant le talent à la conviction. À dire vrai, les deux explications peuvent s'additionner même si le résultat sonne un peu tainien : talent = sens instinctif du rythme des mots + conviction.
Concluons : à la différence de La Bruyère, Orwell a donc pensé qu'un bon livre n'est pas nécessairement vrai. Il n'a pas voulu dire qu'un livre faux n'a pas de qualités littéraires (qu'est-ce qui empêcherait un spirite d'avoir et conviction et sens des mots ?). Il a juste défendu que si l'auteur ne défend rien du tout de vrai, alors la condamnation intellectuelle par le lecteur est si radicale que le texte est rejeté en bloc, les idées produisant alors quelque chose comme une colère intellectuelle, qui rend définitivement aveugle à la valeur formelle, littéraire de l'oeuvre.
Notre époque trouvera sans doute audacieuse, voire démodée car dogmatique, l'effort d'identifier une frontière réelle entre les opinions de type 1 et celles de type 2.

Commentaires

1. Le dimanche 9 décembre 2012, 14:18 par Jacques Bolo
Outre que c'est un peu trop ostensiblement formaliste (sans doute par pédagogie) et qu'Orwell n'est pas un philosophe antique (soyons formaliste), il me semble qu'Orwell dit qu'un bon livre, surtout Swift, est sinon "nécessairement vrai", tout au moins partiellement vrai. Et c'est cette part de vrai qui le rend bon.
La question d'une "valeur formelle, littéraire de l'oeuvre", sans aucune vérité, n'a sans doute pas de sens pour lui, contrairement à nos contemporains, pour lesquels elle semble être devenue une norme (formelle). Sans doute à tort.
2. Le dimanche 9 décembre 2012, 15:17 par Philalethe
D'abord je suis content de découvrir quelqu'un partageant (sauf à me tromper) une propriété rare avec Karl Kraus.
Ensuite je suis, si possible, pédagogue (et aussi un pédagogue). Quant aux philosophes antiques, si je les appelle souvent à notre secours (d'ailleurs ils ne peuvent plus grand chose pour nous), ils partagent en effet avec d'autres, non antiques, la tâche de m'éclairer.
Enfin concernant votre remarque je doute de sa vérité car Orwell dans le texte mentionné écrit noir sur blanc :
"Il est exact que la qualité littéraire d'un livre peut, dans une certaine mesure, être distinguée de son thème."(p.268)
Le problème est plutôt qu' à partir de ce que j'ai expliqué, on a deux positions différentes :
a) même les livres indéfendables intellectuellement peuvent avoir une qualité littéraire mais on n'y sera pas sensibles car ils sont par leur manque total de vérité illisibles.
b) si un livre est nul intellectuellement, il l'est littérairement.
Ce qui me fait pencher pour la première position est cette phrase entre autres :
" Pourtant, malgré toute la force et la simplicité de la prose de Swift, et tout cet effort d'imagination qui est parvenu à rendre plus crédibles que la plupart des livres d'histoire non pas un seul, mais toute une série de mondes impossibles, nous ne pourrions prendre plaisir à le lire si sa vision du monde était réellement choquante ou blessante" (p.268)
Cette proposition contrefactuelle laisse penser que le livre de Swift pourrait et être choquant ou blessant et être écrit dans une prose forte et simple.
3. Le mercredi 12 décembre 2012, 14:45 par Jacques Bolo
Justement, je trouve ça un peu formaliste. Mais quant à l'être, si la question est pourquoi on trouve un livre bon, et qu'on ne le trouve pas bon parce qu'on n'y reconnaît aucune vérité, alors la "notion" de qualité littéraire ne peut pas apparaître à celui qui le lit. On ne peut supposer une qualité que d'un point de vue uniquement formaliste, complètement abstrait de toute vérité. Il est alors question de la "notion" de qualité littéraire, pas de la qualité elle-même.
La question essentielle est donc bien celle de la vérité minimale, selon Orwell, mais je suis assez d'accord. Dans une période formaliste, on peut admettre, si on est sensible à cette notion de vérité minimale (et uniquement grâce à cela) que le formalisme est une sorte de "vérité" (de contenu) d'une oeuvre. Mais le contraire ("la vérité est une forme") n'est pas vrai.

Donne-t-on aux élèves en France une éducation scientifique ? Que veut dire scientifique ? Sens étroit et sens large.

Voici quelques passages extraits d'un article écrit par George Orwell le 26 Octobre 1945 pour le journal Tribune:
" (...) Est-il vraiment certain qu' un "scientifique", dans l'acception étroite du terme, soit mieux à même que toute autre personne d'aborder les questions non scientifiques de manière objective ? Il n'y a guère de raisons de le croire. Prenons un seul et simple critère : la capacité de résister au nationalisme (...) Dans son ensemble, la communauté scientifique allemande n'a opposé aucune résistance à Hitler (...) Et il y a plus sinistre encore : le fait qu'un certain nombre de scientifiques allemands aient avalé la monstruosité de la "science raciale" (...) On voit donc que la seule compétence dans une ou plusieurs sciences exactes, même lorsqu'elle est associée à des dons remarquables, n'est d'aucune façon le gage d'une disposition à l'humanité ou à l'esprit critique (...)"
Après avoir présenté la vulnérabilité des scientifiques par rapport à des croyances qui ne sont pas de relation directe avec le savoir qu'ils maîtrisent, Orwell esquisse, certes vaguement, un programme :
" Il est clair que l'éducation scientifique devrait avoir pour but d'inculquer une tournure d'esprit rationnelle, sceptique et expérimentale. Elle consisterait en l'acquisition d'une méthode - méthode qui puisse être appliquée à tous les problèmes que l'on rencontre -, et non en une simple accumulation de faits. Si l'on s'exprime en ces termes, l'apologiste de l'éducation scientifique sera généralement d'accord. Mais si l'on insiste et qu'on lui demande d'être plus précis, on verra qu'en définitive l'éducation scientifique signifie pour lui davantage d'intérêt pour les sciences exactes, en d'autres termes davantage de faits. Dans la pratique, l'idée que la science puisse être une manière d'appréhender le monde et pas simplement un ensemble de connaissances rencontre de fortes résistances. Je pense que le simple esprit de corps en est en partie la cause. Car si la science est simplement une méthode ou une attitude, de sorte que tout individu dont la réflexion est suffisamment rationnelle peut un un sens être qualifié de scientifique, qu'advient-il alors de l'immense prestige dont jouissent le chimiste, le physicien, etc., et de leur prétention à posséder une sagesse dont serait dépourvu le commun des mortels ?" (Qu'est-ce que la science ? Essais, articles, lettres, volume IV p.17)

dimanche 25 novembre 2012

Une définition modeste de la philosophie.

" La philosophie est - ou devrait être -, pour une part essentielle, un art de traiter correctement ce qu'on ignore." (Les lumières des positivistes, 2011, p.52)

mardi 20 novembre 2012

L'empirisme en image.

Dans Les moralistes, une apologie (2008), Louis Van Delft - se demandant si un peintre peut être qualifié de moraliste - évoque une toile de Ghirlandaio, peinte vers 1490 :
Van Delft commente alors la toile en lui faisant correspondre un texte de John Earle tiré de Micro-cosmography, or a Piece of the World discovered in Essays and Characters (1628) :
" Le visage du garçonnet correspond en tout à ceux dont John Earle dit magnifiquement que la vie n'y a pas encore écrit (" A child is a man in a small letter, (...) He is nature's fresh picture newly drawn in oil, which time ad much handling dims and defaces. His soul is yet a white paper...") " (p. 71, Folio-essais)
En note, l'auteur donne la traduction suivante :
" Un enfant est un homme en petit caractère.(...) C'est la fraîche image de la nature, nouvellement peinte à l'huile, que le temps et beaucoup de manipulation obscurcissent et défigurent ."
Je remarque avec étonnement que la dernière phrase n'est pas traduite : " son âme est encore une feuille de papier blanche ". Donc ce n'est pas le visage du garçonnet mais son esprit qui est vierge de tout texte écrit par la vie. Certes le visage peut être vu comme l'image métaphorique de l' esprit mais alors je ne peux m'empêcher d'imaginer ce qui est écrit sur l'âme par la vie comme la déformation laide et maladive du nez du vieil homme.
Petite remarque historique : quand Locke écrit dans l'Essai philosophique concernant l'entendement humain (1690) :
" Supposons qu'au commencement l'âme est ce qu'on nomme une table rase (white paper) vide de tous caractères, sans aucune idée quelle qu'elle soit," (II, 1, Vrin)
il emploie donc une métaphore qui, venant d' Aristote (De l'âme, III, 4), a donc transité au moins par Earle avant d'être utilisée (entre autres sans doute) par Descartes.
On notera aujourd'hui que la traduction de white paper par table rase est égarante mais Littré est comme d'habitude éclairant : " table rase, planche sur laquelle il n'y a rien de peint, ainsi dite parce que les anciens peintres peignaient non sur une toile, mais sur une table de bois". Tout se passe comme si la traduction, recourant à l'image aristotélicienne de tablette, ne voulait pas enregistrer la nouveauté métaphorique de la référence au papier.

samedi 17 novembre 2012

Sainte-Beuve, discrètement nietzschéen ou lâche libertin ?

Sainte-Beuve cite dans Port-Royal le passage suivant du janséniste Saint-Cyran :
" Dieu ne possédant nul bien temporel, et en étant, pour le dire ainsi, dépouillé, les possède tous d'une manière suréminente, comme la mer possède les eaux des fleuves et des fontaines, c'est-à-dire dans sa sainteté et dans ses biens de Grâce et de Gloire, qui sont une même chose avec son essence. L'homme juste, après s'être dépouillé de tous les désirs et de tous les biens temporels de la terre, les possède plus excellemment dans ceux de la Grâce que Dieu lui a donnés.
Aussi on ne sauroit mieux définir la Grâce en abrégé que de dire que c'est un empire et une souveraineté sur toutes les choses du monde."
C'est alors que Sainte-Beuve écrit cette remarque assassine :
" N'y a-t-il pas de quoi contempler dans cette pensée toute la fierté et la gloire permise de l'humble pauvreté chrétienne, sa secrète revanche ?" (Livre II, p.374, La Pléiade)
On pense à l'interprétation que Nietzsche donne d'un passage de Tertullien dans La généalogie de la morale (I, 15). Certes Sainte-Beuve n'est pas NIetzsche !
Qui, peut-être, le perce à jour assez bien quand il le décrit dans Par-delà le bien et le mal(48) comme "cet aimable et sagace (lebenswürdige und kluge) cicerone de Port-Royal". Ces deux qualificatifs sont explicités par un long fragment ultérieur consacré à Sainte-Beuve dans Le crépuscule des idoles, dont je retiendrais les passages suivants :
" (...) En tant que psychologue, un génie de la médisance (en français dans le texte), inépuisable dans les moyens de placer cette médisance ; personne ne s'entend aussi bien à mêler du poison à l'éloge (...) avec souvent la langue du libertin (en français dans le texte) cosmopolite, mais sans même avoir le courage d'avouer son libertinage (en français dans le texte) (...)" (éd. Lacoste et Le Rider, p.992)

L'humilité, un effet essentiellement secondaire ?

Dans L'irrationalité, Traité critique de l'homme économique (II) (2010), Jon Elster fait un inventaire des états (ou effets) essentiellement secondaires. Je rappelle que ce sont des états "qui ont la propriété de se dérober devant la main qui les cherche" (p.93). Voici en abrégé la liste des états qu'il retient :
- faire impression sur quelqu'un.
- croire une chose.
- être heureux.
- obtenir la gloire.
- oublier une chose.
- ne pas penser à une chose.
- ne pas faire attention à quelqu'un.
- être spontané.
- réussir.
- être naturel.
- s'offenser.
- avoir une mine grave.
Elster explique que chaque fois qu'on veut directement un de ces états, on ne l'obtient pas, pour la seule et bonne raison qu'on le vise directement.
À cette liste, j'ajouterai "être humble", comme m'en convainc un passage de Sainte-Beuve consacré à un des fondateurs du jansénisme, Saint-Cyran :
" Il considérait l'humilité (ce sont ses propres termes) comme l'ombre que ceux qui courent plus fort n'attrapent point pour cela, et il ne croyait pas qu'il y eût un meilleur moyen de la posséder, que d'arrêter son activité naturelle pour s'anéantir en soi-même, et que de se tourner tellement vers le soleil divin, et si en plein dans le juste sens de son rayon, que tout ombre autour de nous disparût." (Port-Royal, Livre II, p.373, La Pléiade).
En visant directement Dieu, on obtient indirectement l'humilité désirée.

Commentaires

1. Le dimanche 18 novembre 2012, 21:43 par Ruy Blas
Elster reprend, comme vous l'avez noté , son idée plus ancienne dans Ulysse et les sirènes.
Mais la définition de ces états comme ceux "qui ont la propriété de se dérober devant la main qui les cherche" est un peu égarante car elle laisse entendre que l'on a un but et que l'on a un effet secondaire *de ce même but* . C'est vrai de certains des états décrits par Elster, comme vouloir être naturel ou spontané, qui ne s'obtient pas en voulant paraître naturel , mais en l'étant. Mais c'est plus problématique pour la gloire ou la croyance. Je peux chercher à croire que p , mais ne n'obtiendrai pas pour autant par effet secondaire la croyance que p, de même pour la gloire. La route causale
reste encore indéterminée.
Ce qui reste obscur, pour moi c'est le lien entre le but primaire recherché t l'effet secondaire.
2. Le dimanche 25 novembre 2012, 19:41 par Philalethe
Excusez-moi, Ruy Blas, de vous répondre si tard !
Acceptez que je n'écris pas pour vous instruire (!) mais pour clarifier mes idées.
Il me semble que l'idée est la suivante : si on a par exemple comme but de s'endormir, on n'obtient pas le résultat qu'on vise précisément parce qu'on le vise. L'effet "s'endormir" est secondaire par rapport à un autre but que celui de s'endormir. Par exemple, s'endormir peut être l'effet secondaire obtenu quand on a comme but de ne pas s'endormir. Mais est-ce que ça marche si on a comme but premier de ne pas s'endormir en vue du but de s'endormir ? J'en doute.
Pour "vouloir obtenir la gloire", Elster cite Sénèque : "On est poursuivi par les bienfaits lorsqu'on n'en réclame pas le prix" (Les Bienfaits). Ici l'effet secondaire est en fait l'effet inverse de celui qui est visé. La route causale est simple : c'est en faisant tout ce qu'il faut pour ne pas l'avoir qu'on a l'effet, on l'obtient : "la gloire s'attache de préférence à ceux qui la fuient".
Concernant la croyance, c'est plus compliqué car ce n'est pas en faisant tout ce qu'il faut pour ne pas croire que p qu'on croira que p. En revanche on peut peut-être croire que p en cherchant à croire que p, Pascal dit qu'en cherchant à faire comme si on croyait en Dieu, on finira par croire en Dieu. Autre possibilité : si on cherche de bonnes raisons de croire que p, on arrivera peut-être à croire que p mais alors on peut peut-être dire que la croyance est un effet secondaire de la découverte des bonnes raisons qu'on se fixait comme but de découvrir.
Il semble en tout cas que sous le concept d'effet secondaire se cachent pas mal de mécanismes distincts.
3. Le dimanche 25 novembre 2012, 21:33 par Philalethe
D'après Russell, on peut penser le bien (dans la pensée) et le bonheur comme des effets essentiellement secondaires :
" Si la philosophie ne doit pas demeurer un ensemble de rêves agréables, cette croyance [ que le bien peut être voulu et réalisé directement ] doit être évacuée. C'est un lieu commun de dire que le meilleur moyen d'atteindre le bonheur n'est pas celui des gens qui le cherchent directement ; et il semblerait que la même chose soit vraie du bien. Dans la pensée, en tout cas, ceux qui oublient le bien et le mal et cherchent uniquement à connaître les faits ont plus de chances d'atteindre le bien que ceux qui voient le monde à travers le miroir déformant de leurs propres désirs." (La méthode scientifique en philosophie)
4. Le samedi 9 février 2013, 11:18 par Ruy Blas
Cher Philathète
Je viens de trouver une équivalent esthétique de la notion d'effet essentiellement secondaire d'Elster , chez l'admirable Taine
“La perfection du style, c’est la disparition du style.”
Vérifiez avec les classiques , d'Homère à Chateaubriand ( je ne justifie pas cette date mais j'ai tendance à penser que le classicisme finit à peu près là) : chez eux le style n'est jamais le résultat d'une recherche, mais vient naturellement sans *effet * de style .
Un classique moderne peut exister. Il faudra que le style ne paraisse pas, s'efface en douce. Quelques uns seulement y parviennent. Chez les autres , tout effet de style tourne au manièrisme. C'est pourquoi les retours au classicisme semblent forcés comme quand on s'efforce d'être naturel , rationnel, moral .
Cela définit aussi l'aristocratie,qui sans effort, quand elle est vraie, est capable de parler au peuple. Le drame du bourgeois,puis du petit bourgeois, puis du mini bourgeois d'aujourd'hui, est qu'il se force.
5. Le dimanche 10 février 2013, 12:26 par philalèthe
Merci, intéressant. Je crois que Taine est en effet largement caricaturé et qu'il faudra aussi qu'on lui rende justice.
Ne faut-il pas une éducation longue et approfondie pour que par un tel training le style se manifeste ainsi sans effort de style ?
Vu que notre éducation -au niveau de l'apprentissage de la langue au moins- est le contraire de cela et que plus aucun canon esthétique n' a le monopole en s'imposant comme soit-disant naturel, les classicismes seront condamnés à être des formes aussitôt contestées et hantées par la nostalgie.
Ceci dit, pour avoir un style classique, il fallait l'avoir voulu, c'est juste la naturalité de ce style qui est un effet secondaire.
Quant aux rapports sociaux, on ne va tout de même pas regretter qu'ils aient cessé de passer pour naturels !
6. Le dimanche 10 février 2013, 22:14 par R.B
Querido Don Salluste

Je ne suis pas sûr de m'être fait comprendre. De même que chercher à
paraître naturel, ou chercher à croire , ne peut pas produire le naturel, ni la
croyance, chercher à avoir du beau style ne peut pas produire le style. C'est
un effet essentiellement secondaire.
A cela j'ajoutais que le style classique est celui qui , par définition,
cherche le moins ces effets, et est le "naturel" ; cela ne veut pas qu'il en
soit totalement dépourvu

Vôtre

R.B.
7. Le lundi 18 février 2013, 18:37 par Philalèthe
Cher Ruy Blas,
Je pense vous avoir compris du premier coup mais en revanche je ne comprends pas pourquoi vous croyez que je ne vous ai pas compris.
Merci tout de même d'avoir pris la peine de la reformulation !
Bien cordialement.
D.S.

vendredi 16 novembre 2012

Comment enseigner la philosophie ?

Dans La logique des noms propres (1972), Saul Kripke critique la théorie du faisceau (c'est la vue selon laquelle "le référent d'un nom est déterminé non par une description unique mais par un faisceau ou une famille de descriptions (p.20)). Il ajoute dans une parenthèse :
" C'est vraiment une bonne théorie. Le seul défaut que je lui trouve est probablement commun à toutes les théories philosophiques : elle est fausse. Vous pourriez me soupçonner de vous proposer une autre théorie à la place ; mais j'espère que non, parce que je suis sûr, qu'elle serait fausse aussi, en tant que théorie " (p. 51)
L'impression de nihilisme que donne ce passage est trompeur car Kripke distingue la théorie de la thèse. Ainsi dans la suite du texte il explique que la théorie qu'il réfute est constituée de 6 thèses dont toutes sont fausses, sauf une.
Reste qu'on peut se demander pourquoi Kripke qualifie de bonne une théorie dont les 5/6èmes sont faux. Mais ce n'est pas le point important aujourd'hui.
Ce qui compte est cette distinction thèse/théorie du point de vue de l'enseignement de la philosophie en Terminale : mise à part la question du temps, l'enseignement de la philosophie comme pluralité de théories (avec opposition, dépassée ou non, des théories les unes aux autres) ne me paraît guère marcher car il implique qu'on enseigne des thèses ou fausses (l'animal-machine de Descartes) ou assez invraisemblables (l'idéalisme berkeleyen). Or, bien que novices, les meilleurs des élèves supputent vite la faiblesse des positions en question, faiblesse qui les conduit à rejeter par association la philosophie. En revanche enseigner la philosophie en extrayant des théories les meilleurs arguments produit des effets tout à fait distincts. Certes le professeur par prudence et honnêteté peut ne pas aller jusqu'à identifier ces arguments à des arguments vrais, mais il n'en est pas moins sûr que les élèves respectent alors des thèses sur lesquels on se casse les dents, une fois qu'on les a débarrassées des thèses douteuses qui historiquement leur étaient liées dans la théorie du philosophe.
Certains professeurs pensent bien sûr qu'en philosophie on ne doit pas trier car une thèse n'est selon eux intelligible vraiment qu'avec l'arrière-plan théorique qui l'accompagne. Il en irait d'une thèse comme d'un organe : prélevé de l'organisme vivant qui le nourrit et qu'il fait vivre, il est détruit (c'est entre autres la conception de Guéroult et de Vuillemin, Jacques Bouveresse l'a bien expliqué dans ses cours au Collège de France).
Mais on peut aussi penser que, sinon toutes, du moins certaines thèses gardent leur intelligibilité hors contexte et que leur force ne vient pas de leur environnement d'origine mais de la capacité qu'elles ont de résister aux réfutations qui les visent ou d'être réparables malgré les dégâts heureusement non mortels causés par des réfutations (par exemple l'argument ontologique me semble être une thèse de ce type : comme Castro aux multiples attentats de la CIA, elle a survécu à une batterie de réfutations ; certes il n'est pas en pleine forme mais il est vivant, bel et bien - cette dernière phrase vaut autant pour Fidel que pour la preuve de Saint-Anselme).

jeudi 15 novembre 2012

À bon entendeur, salut !


" Il coûte moins à certains hommes de s'enrichir de mille vertus, que de se corriger d'un seul défaut. Ils sont même si malheureux, que ce vice est souvent celui qui convenait le moins à leur état, et qui pouvait leur donner dans le monde plus de ridicule. Il affaiblit l'éclat de leurs grandes qualités,empêche qu'ils ne soient des hommes parfaits et que leur réputation ne soit entière. On ne leur demande point qu'ils soient plus éclairés et plus incorruptibles, qu'ils soient plus amis de l'ordre et de la discipline, plus fidèles à leurs devoirs, plus zélés pour le bien public, plus graves : on veut seulement qu'ils ne soient point amoureux." (Les Caractères,De l'homme, 98)

dimanche 11 novembre 2012

Althusser, plus bizarre qu ' Héraclite ?

Dans un entretien de 2009, Clément Rosset s'exprime ainsi :
" Althusser se faisait volontiers passer pour ce qu’il n’était pas du tout… Le seul philosophe de l’histoire de la philosophie qui ait tué sa femme… Même dans Diogène Laërce, on ne trouverait pas un tel philosophe, alors qu’il y en a des bizarres (Héraclite s’est fait ensevelir dans de la merde séchée, Empédocle s’est jeté dans l’Etna…)."
Rien à dire concernant Empédocle, même si, comme à d'autres philosophes de l'Antiquité, on doit lui attribuer plusieurs morts.
En revanche, comme Clément Rosset, pourtant à
 l'école du réel
a été ici un peu rosse avec Héraclite, voici le texte de Diogène Laërce rapportant les morts du philosophe avec ses différentes versions :
" Pour finir, il prit les hommes en haine, et vécut à l'écart dans les montagnes, se nourrissant d'herbes et de plantes.
Pourtant, ayant contracté une hydropisie à ce régime, il redescendit en ville, et demanda aux médecins, de manière énigmatique, s'ils pourraient produire une sécheresse à partir d'une pluie diluvienne ; ceux-ci n'ayant rien compris, il s'enterra lui-même dans une étable à vaches, espérant que la chaleur de la bouse provoquerait une évaporation. N'ayant obtenu aucun résultat, même par ce moyen, il mourut, après avoir vécu soixante ans.
Il y a sur lui une pièce de nous qui se présente comme suit :
Souvent je me suis demandé avec stupeur comment Héraclite a bien pu mourir
D'une infortune qu'il avait supportée pendant toute sa vie :
En effet, une vilaine maladie arrosant d'eau son corps,
Éteignit la lumière en ses yeux, et y amena l'obscurité.
Mais Hermippe dit qu'il demanda aux médecins si l'un d'eux pourrait chasser l'humidité en vidant ses entrailles ; ceux-ci s'étant récusés, il se mit au soleil et ordonna à ses serviteurs de l'enduire de bouse ; ainsi étendu, il mourut le lendemain, et fut enseveli sur la grand'place. Néanthe de Cyzique, de son côté, dit que, ne pouvant s'arracher la bouse, il resta ainsi, et que, devenu méconnaissable sous l'effet de cette transformation, il devint la proie des chiens." ( Vies et doctrines des philosophes illustres, Livre IX, éd. Goulet-Cazé, p. 1048-104)
Une note de Jacques Brunschwig met utilement en relief le côté fabriqué de ces morts :
" Cette version de la maladie, de la médication et de la mort d' Héraclite, comme celles qui suivent, a probablement été élaborée, avec des intentions polémiques, au moins en partie, sur la base de certains de ses fragments et de ses théories sur l'âme, l'humidité, la sécheresse, la chaleur, etc " (ibidem, p. 1049).
Quant aux morts bien réelles d' Althusser et de son épouse, tant a été écrit sur elles que vouloir imiter Diogène Laërce, précisément en écrire quatre lignes de mon cru, serait au mieux ridicule, au pire indécent.

Commentaires

1. Le jeudi 15 novembre 2012, 22:00 par Alastair McNeil
Here is glory for you
2. Le dimanche 25 novembre 2012, 19:58 par Philalethe
Merci Alastair !
En effet ces morts qui sont ingénieusement inventées à partir des doctrines sont imitées des morts des Anciens qui semblent avoir été produites à des fins pédagogiques, elles, (et non ironiques) par les disciples. Cette transformation des morts des philosophes qui reflètent humour et dérision - et non plus endoctrinement et prosélytisme - peut pourquoi pas ? être vue comme le pendant de la révision à la baisse de la fonction de la philosophie et de sa valeur dans l'ensemble des connaissances.
À petit philosophe, petite mort !

samedi 10 novembre 2012

D'un saint à l'autre : les cercles de la conscience ou les craintes de second degré.

Saint François de Sales était l'ami de Madame de Chantal (aka Sainte Jeanne de Chantal). La jugeant trop sévère avec elle-même, il lui écrit :
" Mon Dieu ! ma fille, ne sçauriez-vous vous prosterner devant Dieu, quand cela vous arrive, et luy dire tout simplement : " Oui, Seigneur, si vous le voulez, je le veux, et si vous ne le voulez pas, je ne le veux pas ;" et puis passer à faire un peu d'exercice et d'action qui vous serve de divertissement ? Mais, ma fille, voicy ce que vous faites : quand cette bagatelle se présente à vostre esprit, vostre esprit s'en fasche et ne voudroit point voir cela ; il craint que cela ne l'arreste : cette crainte retire la force de vostre esprit et laisse ce pauvre esprit tout pasle, triste et tremblant ; cette crainte lui desplaît et engendre une autre crainte que cette première crainte et l'effroy qu'elle donne ne soit cause du mal ; et ainsi vous vous embarrassez. Vous craignez la crainte, puis vous craignez la crainte (de la crainte) ; vous vous faschez de la fascherie, et puis vous vous faschez d' être faschée de la fascherie : c'est comme j'en ai veu plusieurs qui, s'estant mis en colère, sont par après en colère de s'estre mis en colère ; et semble tout cela aux cercles qui se font en l'eau quand on y a jeté une pierre, car il se fait un cercle petit, et cestuy-là en fait un plus grand, et cet autre un autre." (Nouvelles lettres inédites, Turin et Paris, tome I, p.303.)
Je partage sur ce texte le jugement de Charles-Augustin Sainte-Beuve : " Il est impossible de ne pas reconnaître dans ces ricochets les gentillesses d'une plume très amusée." (Port-Royal, Livre I, p.288, La Pléiade).

dimanche 4 novembre 2012

Penser à la Suisse.

"La Bruyère tiene un nombre de queso." (Ramón Gomez de la Serna, Greguerías)
Dans les Dialogues sur le quiétisme (1699), ouvrage posthume de La Bruyère, je découvre une expression étrange : " penser à la Suisse ". Elle se trouve à la fin du deuxième dialogue : le directeur (de conscience), porte-parole du quiétisme, s'adresse à la pénitente, qu'il dirige. Cette dernière, par ses objections, représente avec le docteur, son beau-frère, l'orthodoxie catholique, hostile au quiétisme : tous deux, ne craignant pas, semble-t-il, de caricaturer la doctrine attaquée, véhiculent plaisamment la position de l'auteur.
Voici le texte en question :
" Tenez, Madame, j'ai connu une jeune fille de dix-huit ans ( je la dirigeais et la disposais à la contemplation acquise ). Elle m'ouvrit un jour son coeur sur toutes les petites peines qu'elle éprouvait dans les voies de Dieu, et surtout dans l'oraison. C'était un esprit libre, enjoué ; elle me dit brusquement : " Voulez-vous, mon Père, que je vous dise franchement ce qui en est ? je ne saurais penser à la Suisse ( c'est moi qui souligne ) : quand je pense, il faut que ce soit à quelque chose." Je lui repartis qu'elle ne pensât à rien : " C'est, me dit-elle, ce qui est absolument impossible, et n'osant point penser à de bonnes choses, je pense à des sottises : c'est tout ce qui me reste ; car votre vue confuse et indistincte de Dieu, cela est bientôt expédié, et je n'en ai pas pour deux instants." Elle me fit un peu rire. Hélas ! présentement, Madame, je voudrais que vous la connussiez, c'est une souche, c'est une poutre, c'est un corps mort ; elle est si fort vidée de son propre esprit, on l'a si fort accoutumée à ne plus faire aucune opération, qu'on dirait qu'elle l'a perdu. Ses parents et ses amis, qui n'étant point des nôtres, ne peuvent approuver son genre de vie, font malicieusement courir le bruit que les excès qu'elle a faits dans la prière ont altéré sa raison, et l'ont rendue imbécile. Je vous la ferai connaître, c'est une bonne âme." (La Pléiade, éd. 1941, p. 547-548)
Certes la phrase qui suit l'expression en jeu permet de deviner son sens, mais Julien Benda a jugé bon d'ajouter une référence explicitante tirée du Dictionnaire de Trévoux (1740) : " Rêver à la Suisse, c'est ne penser à rien ". Je suis intrigué par l'expression que ce dictionnaire donne comme synonyme : " rêver des genoux ". L'expression latine figurant dans le même article comme autre synonyme de " rêver à la Suisse " : inania mente volvere est, quant à elle, moins mystérieuse ; en effet, traduite littéralement, elle revient à " rouler dans son esprit des choses vaines ". C'est donc moins penser à rien que penser à des riens. Dois-je en conclure que la Suisse et les genoux sont précisément des riens ? Bizarre.
En tout cas, le Dictionnaire de l'Académie Française de 1762 n'enregistre pas l'expression qui pourtant paraissait assez commune à la fin du 17ème pour que La Bruyère la plaçât dans la bouche de sa modeste pénitente. En revanche le même dictionnaire en 1798 écrit : " On dit familièrement rêver à la Suisse, pour dire, avoir l'air de penser à quelque chose et ne penser à rien ". C'est donc un troisième sens qui apparaît, sans que pour autant la référence à la Suisse n'y trouve la moindre raison d'être. En 1835, les académiciens ajouteront à la définition précédente que " cette phrase a vieilli ". Je n'ai malheureusement pas pu découvrir à quelle date l'expression sort du dictionnaire en question.
Autre indice : le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales présente l'expression qui nous intéresse comme synonyme de " rêver à la moutarde ". La Suisse, la moutarde et les genoux ont donc, vus sous un certain jour, un point commun. Mais lequel ? Le mystère demeure pour moi insoluble.
Quoi qu'il en soit de ces indéterminations sémantico-étymologiques, dans la bouche de la pénitente, penser à la Suisse veut dire avoir la tête vide, ne penser à rien. Mais a-t-elle raison de soutenir que, quand on pense, il faut penser à quelque chose ?
Chacun a fait l'expérience de réaliser qu'il vient d'avoir la tête vide, cela veut dire au moins que, si on lui demande alors à quoi il vient de penser, il répondra sincèrement " à rien ". Une telle conscience ne peut être que rétrospective : toute prise de conscience que l'on est en train de penser à rien causerait l'effet de penser au fait qu'on ne pense à rien, ce qui précisément n'est pas penser à rien ( "je pense à rien, donc je suis" est correct en termes cartésiens ). Mais penser à rien est-il un effet essentiellement secondaire, c'est-à-dire un effet que l'on ne peut pas obtenir si on fait l'effort de l'obtenir (comme l'effet d' oublier, d'être naturel, etc.) ? C'est douteux : le bouddhisme, entre autres, a diffusé des techniques de vidage de l'esprit. Cependant le succès de la technique par le sujet lui-même est invérifiable ; quant à autrui, voyant le sujet concerné, il peut bien dire : " il pense à la Suisse " au sens où l'emploie La Bruyère mais il ne saura pas sur le moment s'il a raison. Il sera en revanche tiré de son doute si, un instant plus tard, le prétendu penseur à la Suisse confirme en s'écriant au passé : " Je pensais à la Suisse ! " .
Quelle expression humiliante pour les Suisses, le mot désignant leur pays ne voulant même pas dire " un rien " mais plus radicalement " rien " tout court !
D'où un problème historico-linguistique : les Suisses ont-ils jamais utilisé dans ce sens l' expression " penser à la Suisse " ?

Commentaires

1. Le lundi 5 novembre 2012, 09:52 par Déçu en bien
Il y a aussi une curieuse expression, " boire
en Suisse" , qui signifie "boire seul, sans compagnie".
2. Le lundi 5 novembre 2012, 12:22 par Philalèthe
En effet, et je découvre aussi "boire comme un Suisse" au sens de "boire beaucoup". On trouve aussi "faire suisse"
http://www.cnrtl.fr/definition/suisse
Je suppose que Le livre des métaphores de Marc Fumaroli
http://www.amazon.fr/Le-livre-m%C3%A9taphores-m%C3%A9moire-fran%C3%A7aise/dp/222110739X
contient les solutions de ces énigmes. Malheureusement je ne l'ai pas sous la main.

mardi 30 octobre 2012

Cioran : le stoïcisme, vrai mais irréalisable.

Le 9 Juin 1969, Émile Cioran écrit dans son cahier :
" Contre les stoïciens.
Si nous nous éduquons à devenir indifférents aux choses qui ne dépendent pas de nous, et que nous arrivions à les supporter sans nous en affliger ni nous en réjouir, que nous reste-t-il à faire, à éprouver, étant donné que presque tout ce qui survient est indépendant de notre volonté ?
Les stoïciens ont raison en théorie. En pratique, tout joue contre eux. Du matin au soir, nous ne faisons que prendre position pour ou contre des choses sur lesquelles nous ne pouvons rien. La "vie", c'est cela, c'est une tentative folle de sortir de notre impuissance ; la "vie", c'est la course à la fois voulue et inévitable vers (...le téléphone vient de sonner, et j'ai oublié ce que je voulais dire)." (Cahiers, 1957-1972, p.738-739, Gallimard, 1997)

samedi 27 octobre 2012

Éléments d'esthétique classique : qu'est-ce qu'une bonne expression pour La Bruyère ?

Je voudrais revenir sur la question de la bonne expression de la pensée chez La Bruyère. Or, c'est plus délicat qu'il n'y paraît. En effet, même si cet auteur n'est pas qualifié ordinairement de philosophe, ses textes abondent en distinctions conceptuelles. Voyons de plus près ce qu'il en est en s'appuyant sur la première partie des Caractères, Des ouvrages de l'esprit.
1) Une bonne expression est fidèle à la vérité : " Il faut chercher seulement à penser et à parler juste (...)" (2), " Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bien peindre (...) il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement" (14), la bonne expression est "la plus simple, la plus naturelle" (17).
2) La vérité sur les sentiments trouve sa meilleure expression chez les femmes écrivains : " (...) Ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d'écrire. Elles trouvent sous leur plume des tours et expressions qui souvent en nous ne sont l'effet que d'un long travail et d'une pénible recherche ; elles sont heureuses dans le choix des termes, qu'elles placent si juste, que tout connus qu'ils sont, ils ont le charme de la nouveauté, et semblent être faits seulement pour l'usage où elles les mettent ; il n'appartient qu'à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment, et de rendre délicatement une pensée qui est délicate ; elles ont un enchaînement de discours inimitable, qui se suit naturellement, et qui n'est lié que par le sens. Si les femmes étaient toujours correctes, j'oserais dire que les lettres de quelques-unes d'entre-elles seraient peut-être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit." (37). J'éluciderai en (4) la référence à l'incorrection possible des femmes.
3) Une bonne expression n'est pas nécessairement l'expression littérale de la vérité. LB n'exclut donc pas les figures de style qui, lues au premier degré, semblent pourtant trahir le désir de cerner la vérité. Ainsi de l'hyperbole : " L'hyperbole exprime au delà de la vérité pour ramener l'esprit à la mieux connaître." (55). LB ne dit rien de l'ironie ou de l'humour mais on peut, en généralisant la remarque sur une figure de style, les identifier à une médiation permettant l'accès à la vérité.
4) Une bonne expression a une finalité éthique. LB est loin de l'art pour l'art et du culte de la forme. " Le philosophe consume sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule ; s'il donne quelque tour à ses pensées, c'est moins par une vanité d'auteur, que pour mettre une vérité qu'il a trouvée dans tout le jour nécessaire pour faire l'impression qui doit servir à son dessein (...) il demande des hommes un plus grand et un plus rare succès que les louanges, et même que les récompenses, qui est de les rendre meilleurs " (34). Cette fonction n'est pas propre au philosophe, elle devrait être celle de la littérature en général : " Il semble que le roman et la comédie pourraient être aussi utiles qu'ils sont nuisibles. L'on y voit de si grands exemples de constance, de vertu, de tendresse et de désintéressement, de si beaux et de si parfaits caractères, que quand une jeune personne jette de là sa vue sur tout ce qui l'entoure, ne trouvant que des sujets indignes et fort au-dessous de ce qu'elle vient d'admirer, je m'étonne qu'elle soit capable pour eux de la moindre faiblesse." (53)
5) Une bonne expression ne devient pas mauvaise pour être répétée : " Horace ou Despréaux l'a dit avant vous. - Je le crois sur votre parole ; mais je l'ai dit comme mien. Ne puis-je pas penser après eux une chose vraie, et que d'autres encore penseront après moi ?" (69)
6) Un ouvrage qui se caractérise du début à la fin par le fait que l'expression y est toujours bonne est un ouvrage parfait (4).
7) L'accès à une telle perfection a comme condition nécessaire l'imitation des anciens : après avoir opposé en architecture le gothique d'une part au dorique, ionique et corinthien d'autre part, LB écrit : " (...) De même on ne saurait en écrivant rencontrer le parfait, et s'il se peut, surpasser les anciens que par leur imitation." (15)
8) Une autre condition (nécessaire ?) est la correction exercée par les autres sur l'ouvrage qu'on écrit : " L'on devrait aimer à lire ses ouvrages à ceux qui en savent assez pour les corriger et les estimer." (16). LB distingue nettement la correction en question de la critique : cette dernière est réalisée une fois l'oeuvre finie et semble souvent n'être que l'indice des défauts des critiques eux-mêmes : " Un auteur sérieux n'est pas obligé de remplir son esprit de toutes les extravagances, de toutes les saletés, de tous les mauvais mots que l'on peut dire, et de toutes les ineptes applications que l'on peut faire au sujet de quelques endroits de son ouvrage, et encore moins de les supprimer. Il est convaincu que quelque scrupuleuse exactitude que l'on ait dans la manière d'écrire, la raillerie froide des mauvais plaisants est un mal inévitable, et que les meilleures choses ne leur servent souvent qu'a leur faire rencontrer une sottise." (28). Ou encore : " Il n'y a point d'ouvrage si accompli qui ne fondît tout entier au milieu de la critique, si son auteur voulait en croire tous les censeurs qui ôtent chacun l'endroit qui leur plaît le moins." (26). On ne doit pourtant pas en inférer que la critique ne doit pas être prise en compte. LB envisage ainsi le cas où des critiques compétents se contredisent : " C'est une expérience faite, que s'il se trouve dix personnes qui effacent d'un livre une expression ou un sentiment, l'on en fournit aisément un pareil nombre qui les réclame. Ceux-ci s'écrient : " Pourquoi supprimer cette pensée ? elle est neuve, elle est belle, et le tour en est admirable ;" et ceux-là affirment, au contraire, ou qu'ils auraient négligé cette pensée, ou qu'ils lui auraient donné un autre tour. " Il y a un terme, disent les uns, dans votre ouvrage, qui est rencontré et qui peint la chose au naturel ; il y a un mot, disent les autres, qui est hasardé, et qui d'ailleurs ne signifie pas assez ce que vous voulez peut-être faire entendre;" et c'est du même trait et du même mot que tous ces gens s'expliquent ainsi, et tous sont connaisseurs et passent pour tels." La dernière phrase de cette remarque (27) permet de formuler une nouvelle position.
9) L'auteur ne peut jamais être rationnellement certain d'avoir trouvé la bonne expression : " (...) Quel autre parti pour un auteur, que d'oser pour lors être de l'avis de ceux qui l'approuvent ?" On voit clairement que la prise de position en faveur de la critique bienveillante n'est pas autre chose que la satisfaction du désir d'avoir trouvé la bonne expression.
10) La perfection est une propriété réelle de l'ouvrage : "Il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature" (10)
11) Un ouvrage parfait n'est pas un "bel ouvrage" (30). Dans un "bel ouvrage", on note "le grand et le sublime" mais dans un ouvrage parfait (ou régulier) a été évitée " toute sorte de fautes " (30). Après avoir douté qu'un tel ouvrage ait déjà été créé, LB néanmoins mentionne Le Cid de Corneille. Il est pourtant loin d'en inférer que toutes les oeuvres de Corneille sont parfaites : au contraire en (55), LB fait un tri sévère dans la production du dramaturge.
12) Un ouvrage parfait présente nécessairement des vérités importantes : " L'on n'écrit que pour être entendu ; mais il faut du moins en faire entendre de belles choses. L'on doit avoir une diction pure, et user de termes qui soient propres, il est vrai ; mais il faut que ces termes si propres expriment des pensées nobles, vives, solides, et qui renferment un très beau sens. C'est faire de la pureté et de la clarté du discours un mauvais usage que de les faire servir à une matière aride, infructueuse, qui est sans sel, sans utilité, sans nouveauté. Que sert aux lecteurs de comprendre aisément et sans peine des choses frivoles et puériles, quelquefois fades et communes, et d'être moins incertains de la pensée d'un auteur qu'ennuyés de son ouvrage ?" (57). Dans le même esprit, LB précise que si la bonne expression est naturelle (17), il faut sélectionner dans l'ensemble des choses naturelles celles qui justifient qu'on les rapporte avec naturel : " (...) Le paysan ou l'ivrogne fournit quelques scènes à un farceur ; il n'entre qu'à peine dans le vrai comique : comment pourrait-il faire le fond ou l'action principale de la comédie ? " Ces caractères, dit-on, sont naturels." Ainsi, par cette règle, on occupera bientôt tout l'amphithéâtre d'un laquais qui siffle, d'un malade dans sa garde-robe, d'un homme ivre qui dort ou qui vomit : y a-t-il rien de plus naturel ? (...)" (52). Sauf à me tromper, l'école réaliste au 19ème n’exclura certes aucune réalité mais disqualifiera une écriture prétendant rendre toute la réalité, ce que LB anticipe dans la suite du même texte : " (...) C'est le propre d'un efféminé de se lever tard, de passer une partie du jour à sa toilette, de se voir au miroir, de se parfumer, de se mettre des mouches, de recevoir des billets et d'y faire réponse. Mettez ce rôle sur la scène. Plus longtemps vous le ferez durer, un acte, deux actes, plus il sera naturel et conforme à son original ; mais aussi il sera froid et insipide." (52)
13) La perfection a une valeur absolue et intemporelle : " Celui qui n'a égard en écrivant qu'au goût de son siècle songe plus à sa personne qu'à ses écrits ; il faut toujours tendre à la perfection, et alors cette justice qui nous est quelquefois refusée par nos contemporains, la postérité sait nous la rendre." (67)
14) Il y a dans l'histoire de la littérature un progrès vers la perfection, mais il n'est ni linéaire ni cumulatif : il y a des régressions surprenantes et des perfectionnements inattendus : " Ronsard et les auteurs ses contemporains ont plus nui au style qu'ils ne l'ont servi : ils l'ont retardé dans le chemin de la perfection ; ils l'ont exposé à la manquer pour toujours et à n'y plus revenir. Il est étonnant que les ouvrages de Marot, si naturels et si faciles, n'aient su faire de Ronsard, d'ailleurs plein de verve et d'enthousiasme, un plus grand poète que Ronsard et que Marot ; et, au contraire, que Belleau, Jodelle, et Saint-Gelais, aient été sitôt suivis d'un Racan et d'un Malherbe, et que notre langue, à peine corrompue, se soit vue réparée."(42) On gardera cependant en tête qu'il s'agit d'une progression vers un modèle du passé. Une telle progression est quelquefois pensée par LB comme incarnée par un hybride possible mais jamais réalisé : ainsi l'auteur de comédies parfaites aurait pu être un hybride de Térence et de Molière (38). On n'oubliera pas non plus que les Anciens sont possiblement surpassables.
15) Ce chemin vers la perfection est loin de correspondre à un suivi traditionaliste des règles académiques. Dans une remarque qui anticipe en partie à mes yeux la conceptualisation kantienne du génie dans La critique du jugement, LB écrit : " Il y a des artisans ou des habiles dont l'esprit est aussi vaste que l'art et la science qu'ils professent ; ils lui rendent avec avantage, par le génie et par l'invention, ce qu'ils tiennent d'elle et de ses principes ; ils sortent de l'art pour l'ennoblir, s'écartent des règles si elles ne les conduisent pas au grand et au sublime ; ils marchent seuls et sans compagnie, mais ils vont fort haut et pénètrent fort loin, toujours sûrs et confirmés par le succès des avantages que l'on tire quelquefois de l'irrégularité (...)" (61). Il semble donc que l'accès à l'absolue régularité de la bonne expression passe par la transgression des régularités relatives à une époque et qui n'ont de prix que par la fixation du style de qualité qu'elles rendent possible.
16) Le goût est parfait s'il est en mesure de sentir une telle perfection : "Celui qui le sent ( LB se réfère ici au point de perfection ) et qui l'aime a le goût parfait ; celui qui ne le sent pas, et qui aime en deça ou au delà, a le goût défectueux." (10) LB nomme aussi "goût sûr" un tel goût (11). Il est réservé aux grands esprits ( que l'auteur distingue des beaux esprits, ces derniers étant portés à voir de l'inintelligible là où il y a bel et bien de l' intelligible (35) ). Une remarque suggère que le goût parfait est expliqué par la LB en des termes rationalistes, innéistes et élitistes : " (...) Les personnes d'esprit ont en eux les semences de toutes les vérités et de tous les sentiments, rien ne leur est nouveau ; ils admirent peu, ils approuvent." (36) Tout se passe donc comme si la bonne expression était pour ces connaisseurs l'actualisation d'une expression virtuelle interne à leur esprit.
Cette analyse est largement améliorable mais donne un aperçu de la finesse de LB sur la question de la bonne expression. Cette dernière implique donc autant le souci de la forme que le respect du vrai, autant la volonté de moraliser le lecteur que le désir de lui plaire. La bonne expression a donc une triple valeur : littéraire, gnoséologique et éthique. Elle est censée apporter une connaissance vraie des hommes afin de leur permettre une vie meilleure. Nous sommes loin d'attendre de l'écriture aujourd'hui cette soumission au vrai et au bien que LB n'a jamais jugée incompatible avec le plaisir apporté par la bonne forme. C'est tout un ensemble qui pour lui a du prix, aucune de ses composantes ne suffisant à justifier l'ouvrage parfait ou, du moins, sur le chemin de la perfection.

Commentaires

jeudi 25 octobre 2012

Proverbes et philosophes.

Sauf à me tromper, dans L'Être et le Néant (1943), Sartre ne consacre pas une ligne aux proverbes, en revanche dans sa conférence de 1945, L'existentialisme est un humanisme, il s'étend sur eux. Pour dire qu'au fond il ne les aime guère. En effet "la sagesse des nations" véhiculées par eux est "fort triste" :
" Quoi de plus désabusé que de dire "charité ordonnée commence par soi-même", ou encore "oignez vilain il vous plaindra, poignez vilain, il vous oindra" ? On connaît les lieux communs qu'on peut utiliser à ce sujet et qui montrent toujours la même chose : il ne faut pas lutter contre la force, il ne faut pas entreprendre au-dessus de sa condition, toute action qui ne s'insère pas dans une tradition est un romantisme, toute tentative qui ne s'appuie pas sur une expérience éprouvée est vouée à l'échec ; et l'expérience montre que les hommes vont toujours vers le bas, qu'il faut des corps solides pour les tenir, sinon c'est l'anarchie. Ce sont cependant les gens qui rabâchent ces tristes proverbes, les gens qui disent : comme c'est humain, chaque fois qu'on leur montre un acte plus ou moins répugnant, les gens qui se repaissent des chansons réalistes, ce sont ces gens-là qui reprochent à l'existentialisme d'être trop sombre (...)"
En somme les proverbes transmettraient une conception de l'homme totalement opposée à la philosophie de la liberté défendue par Sartre. Pour parler sartrien, la sagesse proverbiale est tout à fait de mauvaise foi, sagesse de salauds et de lâches (pour les lecteurs non avertis, je signale que ces deux derniers mots sont grâce à Sartre entrés dans la langue philosophique parce que d'injures qu'ils étaient - et restent la plupart du temps - ils ont été promus au rang de concepts)
À la différence de Sartre, Jon Elster n'est pas enclin à retrouver entre sa philosophie et les proverbes l'opposition platonicienne entre l'epistémé et la doxa. Il les aime bien, les proverbes, Jon Elster. Et donc il leur rend d'abord justice. Sartre n'a vu que le verre à moitié plein dans les proverbes. En effet "il est proverbialement vrai que pour tout proverbe on peut trouver un proverbe , et qui affirme l'opposé" (Proverbes, maximes, émotions, p.34, 2003, PUF). Par exemple au sombre "La Roche Tarpéienne est près du Capitole ", on peut opposer le dynamisant " Rien ne réussit comme la réussite" !
Mais ce qui intéresse surtout Jon Elster dans les proverbes, c'est qu'ils relèvent des mécanismes. Elster définit très précisément les mécanismes :
" (Ce) sont des structures causales aisément reconnaissables et qui interviennent fréquemment, et qui sont déclenchées sous des conditions en général inconnues ou avec des conséquences indéterminées" (p.25)
Dit autrement, Elster renonce à chercher une théorie et des lois psychologiques permettant la prédiction (l'influence de Davidson est ici manifeste) et se contente modestement de remplacer l'inaccessible "Si A, toujours B" par "si A, alors quelquefois C, D, et B" (p.29). Or si les proverbes sont à ses yeux à la fois précieux et contradictoires, c'est parce qu'ils énumèrent les mécanismes (proverbe 1 = si A, alors B, proverbe 2 = si A, alors C, proverbe 3 = si A, alors D, etc.). Bien sûr on aurait tort d'en cultiver un, mais les cultiver tous met sur le chemin des mécanismes psychologiques réels. Ainsi est-il vrai que quelquefois "les vêtements font l'homme" et que d'autres fois "l'habit ne fait pas le moine".
On notera que dans sa défense des proverbes, Jon Elster a un argument typique de la philosophie du langage ordinaire :
" Les proverbes ne survivront pas à moins qu'ils ne donnent un éclairage évident sur un comportement qui est très fréquemment observé" (p.34).
Ce qui rappelle Austin dans une de ses interventions au colloque de Royaumont en 1958 :
" Si une langue s'est perpétuée sur les lèvres et sous la plume d'hommes civilisés,si elle a pu servir dans toutes les circonstances de leur vie, au cours des âges, il est probable que les distinctions qu'elle marque, comme les rapprochements qu'elle fait, dans ses multiples tournures, ne sont pas tout à fait sans valeur." (La philosophie analytique, p.335, Éditions de Minuit, 1962)
Face à cette réhabilitation des proverbes par la durée de leur usage, on pourra rétorquer que les préjugés ont, eux aussi, la vie dure. Mais peut-être ne fait-on alors que s'appuyer sur une croyance qui a quelque chose, elle aussi, du proverbe ?
Serait-ce un mécanisme de plus ; "Quand une phrase est répétée, c'est qu'elle est vraie"" / "Quand une phrase est répétée, c'est un préjugé" ?