mardi 28 mai 2013

Isaiah Berlin et Wittgenstein sur la religion.

Isaiah Berlin dans À contre-courant cite un passage de Jacobi qui me fait immédiatement penser à Wittgenstein, plus précisément à ce que la religion représentait pour lui :
" La lumière brille dans mon coeur ; dès que j'essaie de la transporter dans mon esprit, elle s'éteint " (p.78, Albin Michel)
La lumière qu'on voudrait transporter dans l'esprit, n'est-ce pas "la religion en tant que folie (...) qui provient de la folie de l'irréligiosité" ? (1931, Remarques mêlées).
N'est-ce pas quand "les paraboles religieuses" qui "se meuvent au bord de l'abîme" (1937, ibid.) y tombent ?
Ne pas céder à la tentation d'un tel transport, c'est renoncer une fois pour toutes à justifier par la connaissance les règles morales de la religion :
" La religion dit : Fais ceci ! - Pense ainsi ! - mais elle ne peut pas le fonder. À peine essaie-t-elle, qu'elle devient repoussante, car pour chaque raison qu'elle donne, il existe une contre-raison valable." (1937)
Ce qui revient à séparer radicalement la théorie de la religion. Plus précisément, c'est ne pas confondre l'effort d'ajuster son esprit à la réalité à l'ajustement de la réalité à soi, sinon pratiquement dans la transformation, du moins linguistiquement, dans la qualification:
" Prédestination : il n'est permis d'écrire ainsi que si l'on endure les souffrances les plus effroyables - et alors cela veut dire tout autre chose. C'est pourquoi nul n'a le droit de citer ce terme comme une vérité, à moins qu'il ne le prononce dans le tourment. - Car ce n'est tout simplement pas une théorie. - Ou encore : Si c'est une vérité, alors ce n'est pas celle qui semble au premier abord être exprimée par là. Plutôt qu'une théorie, c'est un soupir, ou un cri." (1937)
La lumière dans le coeur, si elle permet de marcher, ne tient pourtant qu'à un fil :
" Le penseur religieux honnête est comme un funambule. Il progresse, semble-t-il, presque comme s'il marchait dans l'air. Son terrain est le plus mince qui se puisse imaginer. Et pourtant, il est réellement possible d'y marcher." (1948)
Ce n'est pas que la souffrance donne accès à ce qui sans elle resterait inaccessible à l'esprit. C'est plutôt que l'expérience que l'on fait d'elle autorise moralement, sinon épistémiquement, à couvrir la réalité des mots du coeur.

jeudi 23 mai 2013

L'Europe comme lit de Procuste.

Isaiah Berlin a écrit L'unité européenne et ses vicissitudes, discours lu le 29 novembre 1959 au troisième congrès de la Fondation européenne de la culture à Vienne. En voici un extrait :
" Il y a (...) quelques découvertes fondamentales que nous devons à l'humanisme romantique - ce même farouche esprit allemand - et que nous n'oublierons pas facilement. Primo : le créateur des valeurs est l'homme lui-même ; il ne peut donc être massacré au nom de quelque chose qui lui serait supérieur, puisqu'il n'existe rien de tel ; c'est ce que Kant entendait lorsqu'il parlait de l'homme comme fin en soi, et non comme moyen d'une fin. Secundo : les institutions sont faites non seulement par, mais aussi pour les hommes ; lorsqu'elles ne le servent plus, elles doivent céder la place. Tertio : les hommes ne doivent pas être massacrés, ni au nom d'idées abstraites, si élevées soient-elles - le progrès, la liberté, l'humanité -, ni au nom d'institutions, car rien de tout cela ne possède de valeur absolue, dans la mesure où toute valeur leur a été conférée par des hommes, qui seuls peuvent rendre les choses précieuses ou sacrées ; ainsi, toute tentative de leur résister ou de les changer n'est jamais un crime contre des commandements divins. Quarto - et ceci découle du reste - : le pire de tous les péchés est d'avilir ou d'humilier les êtres humain pour le bien de quelque schéma procustéen dans lequel on veut les faire entrer contre leur gré, un schéma auréolé d'une autorité objective qui ignore les aspirations humaines." (Le bois tordu de l'humanité. Romantisme, nationalisme et totalitarisme, Albin Michel, p. 197-198)

Les enfants des psychanalystes sont-ils désormais parfaits ?

La Princesse Marie Bonaparte publie en 1930 De la prophylaxie infantile des névroses. La Société Psychanalytique de Paris se réunit pour discuter de l'ouvrage. Son président, René Laforgue, prend la parole :
" Il souligne que Mme Marie Bonaparte a insisté sur le fait qu'à l'heure actuelle, même les enfants des psychanalystes ne sont pas encore parfaits. C'est qu'en effet on ne peut pas encore à l'heure actuelle donner de façon précise une formule satisfaisante d'éducation des enfants, qui utiliserait toutes les données psychanalytiques. Il y a quantité de questions qui restent à résoudre, et sur lesquelles les différents psychanalystes peuvent avoir chacun son avis personnel. Il y a un certain nombre de divergences sur lesquelles il est impossible de se mettre d'accord." (Revue Française de Psychanalyse, 1930, tome IV, part. 1, pp. 180-181).
Tout se passe comme si la psychanalyse alors, dans la bouche de certains du moins, avait succombé aussi au mythe de l'homme nouveau.
Ces lignes suggèrent que l'histoire de la psychanalyse est (tout comme l'histoire de la philosophie ?) une longue révision à la baisse des prétentions initiales.

mardi 14 mai 2013

Le renard, le piétiste et le stoïcien : ce qu'ils auraient en commun.

Dans La pensée de Kant comme source paradoxale du nationalisme (1972), Isaiah Berlin explique ce qu'est le piétisme :
" Le piétisme, ancêtre du méthodisme, s'était développé dans les pays germaniques au XVIIème et XVIIIème siècles, époque d'humiliation et d'impuissance où les Allemands vivaient éparpillés, gouvernés par quelques centaines de petits princes, pour la plupart peu compétents et peu respectables. Les plus sensibles de leurs sujets avaient eu la même réaction que les stoïciens au moment de la conquête des cités grecques par Alexandre : ils s'étaient repliés dans leur vie intérieure. Le tyran menace de me prendre mes biens : je vais donc m'exercer à n'y être plus attaché. Le tyran veut me prendre ma maison, ma famille, ma liberté : alors je vais apprendre à m'en passer. Comment pourrait-il m'atteindre encore ? Je suis le seul maître de mon âme ; mon for intérieur est hors d'atteinte. Le reste ne compte pas. En restreignant la part vulnérable, je me libère de la nature et de l'homme comme ses premiers chrétiens qui, dans leur thébaïde ou leurs monastères isolés, fuyaient les persécutions et les tentations, le diable et la chair. Cette fuite s'apparente, à l'évidence, à la fable des raisins trop verts : ce que je ne puis atteindre, je le déclare sans valeur. Puisque je ne peux obtenir ce que je veux, je ne voudrai que le possible. L'impuissance politique est une liberté pour l'esprit, la défaite matérielle se transforme en victoire morale. Comme les conséquences de mes actes m'échappent, je me contente de ce qui est en mon pouvoir - les mots." (Le sens des réalités, éditions des Syrtes, p. 304)
Sans parler du piétisme, c'est un rude coup pour le stoïcisme, réduit à être l'effet d'un mécanisme psychologique. Dans Explaining social behaviour (2007), Jon Elster semble aller dans la même direction (en remplaçant le piétisme par le bouddhisme):
" The ideal of extinguishing the emotions that one finds in many ancient philosophies, notably Stoicism and Buddhism, emerged in societies where the environment may have offered more occasions for emotions with negative valence. Writing during the wars of religion that were devastating France, Montaigne may have been in the same situation." (p.152)
À première vue est reprise ici une analyse présente déjà chez la Rochefoucauld et Nietzsche. La conduite ainsi disséquée est désignée par Elster sous le nom de "sur-adaptation au possible" (L'irrationalité, t.2, p.107) :
" C'est par ce trait, me semble-t-il, que l'on peut distinguer les préférences adaptatives de la simple et tranquille résignation au fait qu'il existe des biens désirables hors de notre portée, avec en même temps un effort délibéré de nourrir un goût pour d'autres biens. Lorsque le fait de renoncer à l'objet désiré conduit à le dénigrer, nous sommes bien en présence de ce que l'on peut appeler l'auto-empoisonnement de l'esprit." (ibidem)
Seulement par une note, Elster tient bien, lui, à distinguer le renard, qui s'empoisonne l'esprit, du stoïcien, lucide résigné :
" Selon le stoïcisme, nous devons "regarder comme équivalent à ne vouloir pas le fait de ne pouvoir plus" (Sénèque, Entretiens - Lettres à Lucilius, op.cit., XXVI, 3), attitude sereine et transparente qui diffère entièrement de l'adaptation ou sur-adaptation inconsciente dont il est question ici."
C'est aimable pour les Stoïciens mais ils ne sont ni des résignés ni des sur-adaptés pour la raison suivante : s'ils ne recherchent pas certains biens, c'est qu'ils pensent savoir qu'ils n'ont pas de valeur et que les posséder ou non ne change rien à la valeur d'un homme. Que la genèse psychologique des jugements de valeur soit cruelle (Berlin) ou bienveillante (Elster), elle se trompe de cible : l'éthique stoïcienne prétend se fonder sur une connaissance des valeurs. Pour les affaiblir, il faut soutenir que cette connaissance est fausse.

lundi 13 mai 2013

Après avoir fait du Freud, peut-on espérer refaire du La Bruyère ?

Louis-Ferdinand Céline :
" De nos jours, faire le "La Bruyère" c'est pas commode. Tout l'inconscient se débine devant vous dès qu'on s'approche" (Voyage au bout de la nuit La Pléiade, p.397)

Commentaires

1. Le vendredi 7 juin 2013, 10:55 par Pierric R.
Bonjour,
J'essaye comprendre votre rapprochement (et par la même celui de Céline). Ici, vous semblez faire un parallèle entre le moraliste La Bruyère, et la psychanalyse Freudienne. Est-ce à dire que le moraliste dont l'objectif semble de mettre à jour les vices cachés derrière nos vertus partage avec Freud - à un degré moins achevé - cette mission (désolé je ne trouve pas de terme plus adéquat)?
2. Le lundi 10 juin 2013, 14:54 par Philalèthe
Une lecture possible : faire le "La Bruyère", c'est penser que les esprits peuvent être décrits adéquatement sans mentionner l'inconscient : même si la description fait ressortir quelquefois le caché, l'esprit décrit reste intégralement connaissable pour le psychologue pénétrant. L'inconscient, présenté ici comme indéterminable, changerait la donne : le doute sur la possibilité de connaître à fond un homme naît ; du coup l'écrivain qui fait du La Bruyère comme si Freud n'était pas passé par là court le risque de passer pour aveugle et naïf. 
Certes on pourrait reprendre l'idéal de connaissance de la Bruyère, en tenant en compte l'inconscient mais on risque d'aboutir à un échec à cause de cet inconscient inobservable. La gravité de l'échec est relative à la manière dont on comprend le "pas commode" : ardu ou impossible ?
Finalement on peut comprendre la phrase au moins de trois manières :
a) décrire l'esprit en 1932 avec les concepts de La Bruyère est mal reçu.
b) reprendre le projet psychologique de La Bruyère en tenant en compte la réalité de l'inconscient est une tâche difficile.
c) c'est une tâche impossible
Ces deux dernières phrases concluent un chapitre à la fin duquel Bardamu et Madelon, "pour faire psychologues" essayent "d'analyser un peu le caractère de Robinson. " Il n'est pas jaloux précisément qu'elle me dit alors, mais il a des moments difficiles. - Ça va ! ça va !..." que j'ai répondu et je me suis lancé dans une définition de son caractère à Robinson, comme si je le connaissais, moi son caractère, mais je me suis aperçu tout de suite que je ne connaissais guère Robinson sauf par quelques grossières évidences de son tempérament. Rien de plus. C'est étonnant ce qu'on a du mal à s'imaginer ce qui peut rendre un être plus ou moins agréable aux autres...On veut le servir pourtant, lui être favorable, et on bafouille...C'est pitoyable, dès les premiers mots...On nage." 
Viennent alors les deux phrases commentées.

mercredi 8 mai 2013

Le rêve du professeur de philosophie ?

Pensée 775 de Montesquieu :
" Descartes a enseigné à ceux qui sont venus après lui, à découvrir ses erreurs mêmes.
Je le compare à Timoléon qui disait : "Je suis ravi que, par mon moyen, vous ayez obtenu la liberté de vous opposer à mes désirs."

mardi 7 mai 2013

Deux variations dualistes.

Socrate dans le Phédon de Platon :
" L'âme raisonne le plus parfaitement quand ne viennent la perturber ni audition, ni vision, ni douleur, ni plaisir aucun ; quand au contraire elle se concentre le plus possible en elle-même et envoie poliment promener le corps ; quand, rompant autant qu'elle en est capable avec toute association comme tout contact avec lui, elle aspire à ce qui est." (65c, éd. Brisson)
Bardamu dans le Voyage au bout de la nuit de Céline :
" Je me méfiais quand même parce que les miteux ça délire facilement. Il y a un moment de la misère où l'esprit n'est plus déjà tout le temps avec le corps. Il s'y trouve vraiment trop mal. C'est déjà presque une âme qui vous parle. C'est pas responsable une âme." (La Pléiade, p. 224)

dimanche 5 mai 2013

Fondations sans palais et palais sans fondations.

Je ne l'avais pas encore remarqué ! Descartes a très exactement écrit dans la première partie du Discours de la méthode que les Stoïciens ont ce qui fait défaut aux mathématiciens et réciproquement :
" Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l'évidence de leurs raisons ; mais je ne remarquais point encore leur vrai usage, et pensant qu'elles ne servaient qu'aux arts mécaniques , je m'étonnais de ce que, leurs fondements étant si fermes et si solides. on n'avait rien bâti dessus de plus relevé. Comme, au contraire (c'est moi qui souligne), je comparais les écrits des anciens païens qui traitent des moeurs, à des palais fort superbes et fort magnifiques, qui n'étaient bâtis que sur du sable et de la boue. Ils élèvent fort haut les vertus, et les font paraître estimables par-dessus toutes les choses qui sont au monde ; mais ils n'enseignent pas assez à les connaître, et souvent ce qu'ils appellent d'un si beau nom, n'est qu'une insensibilité ou un orgueil, ou un désespoir, ou un parricide."
Descartes n'annonce pas ici La Rochefoucauld qui va s'ingénier à identifier les vices sous les vertus car lui ne nie pas ici la réalité des vertus ; Descartes reproche au stoïcisme de ne pas avoir eu au moins une psychologie ou une anthropologie morales à la hauteur de son éthique, d'où l' incapacité stoïcienne à distinguer la vraie vertu de ce qui lui ressemble (ainsi le Stoïcien appelle-t-il vertu ce qu'il aurait reconnu comme de l'insensibilité, s'il était parti de la connaissance de l'homme avant d'établir son éthique). Certes il pense que l'éthique est en accord avec la connaissance vraie de la nature mais aux yeux de Descartes sa connaissance n'est que sable et boue.
Les mathématiciens, eux, ont des connaissances basiques vraies mais elles ne servent qu'aux applications pratiques. Certes Descartes ne s'est pas proposé de tirer une éthique des mathématiques mais, en donnant aux maths la fonction d'un savoir que doit prendre comme modèle la connaissance des objets autres que mathématiques, comme Dieu par exemple, il établit d'une certaine façon une relation entre les mathématiques et les vertus.
Ajout du 08/05/13 : Quelques lignes de l' Êpitre adressée, en ouverture des Méditations métaphysiques, aux Doyen et Docteurs de la Faculté de Théologie de Paris permettent de bien identifier de quels fondements manque l'éloge stoïcien des vertus :
" J'ai toujours estimé que ces deux questions de Dieu et de l'âme étaient les principales de celles qui doivent plutôt être démontrées par les raisons de la philosophie que de la théologie : car bien qu'il nous suffise à nous autres qui sommes fidèles de croire par la foi qu'il y a un Dieu, et que l'âme humaine ne meurt point avec le corps, certainement il ne semble pas possible de pouvoir jamais persuader aux infidèles aucune religion, ni quasi même aucune vertu morale, si premièrement on ne leur prouve ces deux choses par raison naturelle."

samedi 4 mai 2013

Le divertissement : Pascal et Céline.

La version originale :
" Quand j'ai pensé de plus près et qu'après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j'ai voulu en découvrir les raisons, j'ai trouvé qu'il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près (...) De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois, sont si recherchés (...) De là vient que les hommes aiment tant le bruit et la remuement. De là vient que la prison est un supplice si horrible, de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible." (Pensées, fragment 125, éd. Le Guern)
Une version libre, célinienne :
" Toujours j'avais redouté d'être à peu près vide, de n'avoir en somme aucune sérieuse raison pour exister. À présent j'étais devant les faits bien assuré de mon néant individuel. Dans ce milieu trop différent de celui où j'avais de mesquines habitudes, je m'étais à l'instant comme dissous. Je me sentais bien près de ne plus exister, tout simplement. Ainsi, je le découvrais, dès qu'on avait cessé de me parler des choses familières, plus rien ne m'empêchait de sombrer dans une sorte d'irrésistible ennui, dans une manière de doucereuse, d'effroyable catastrophe d'âme. Une dégoûtation.
À la veille d'y laisser mon dernier dollar dans cette aventure, je m'ennuyais encore. Et cela si profondément que je me refusais même d'examiner les expédients les plus urgents, Nous sommes, par nature, si futiles, que seules les distractions peuvent nous empêcher vraiment de mourir. Je m'accrochais pour mon compte au cinéma avec une ferveur désespérée." (Voyage au bout de la nuit, 1932)
Céline avait lu Pascal, qu'il cite à plusieurs reprises en 1916 dans les lettres envoyées d' Afrique à Simone Saintu.
Dans l'article qu'il consacre à Mort à Crédit dans Le Quotidien du 19 mai 1936, Fortunat Strowkski, professeur à la Sorbonne, écrit :
" C'est la condition humaine. Cela s'impose à nous. Ce que Pascal disait du haut de sa pensée, M. Céline le gueule au niveau des lieux bas." ( Céline, Romans, 1, La Pléiade, p.1410)
Céline a depuis bien longtemps conquis la Sorbonne...

vendredi 3 mai 2013

Les professeurs de philosophie : mieux que rien.

On sait que dans le Discours de la méthode, Descartes est sévère avec la philosophie qui "donne moyen de parler vraisemblablement de toutes choses et de se faire admirer des moins savants".
À mes yeux, le jugement reste vrai : il faut sans doute faire le deuil en philosophie de la détention de la vérité, tout en se donnant comme règle absolue de la rechercher : la philosophie est définitivement un champ de bataille et c'est seulement à l'intérieur d'un camp, à l'étroit, qu'on peut croire réel l'accord des esprits sur les problèmes philosophiques.
La question naît alors de savoir si les fonctionnaires de l'État sont justifiés à enseigner les opinions philosophiques, l'art de les confronter et de s'en forger une.
Descartes dans la deuxième des Règles pour la direction de l'esprit apporte une justification possible, qui peut garder sa valeur, même si la sortie en dehors du vraisemblable, qu'il a imaginée, n'a pas réussi à émanciper la philosophie du douteux. Le philosophe vient de disqualifier les "opinions probables" :
" Ce n'est pas une raison cependant pour que nous condamnions la manière dont on a eu l'idée de philosopher jusqu'à présent et les machines de guerre des syllogisme probables de la scolastique : cela exerce et excite par une certaine émulation les jeunes esprits, qu'il est préférable de former par des opinions de ce genre, si incertaines qu'elles paraissent étant discutées entre savants, plutôt que de les abandonner complètement à eux-mêmes. Peut-être se précipiteraient-ils en effet à des abîmes, s'ils restaient sans guide ; mais tant qu'ils s'attacheront à suivre les traces de leurs précepteurs, sans doute pourront-ils parfois s'éloigner de la vérité, du moins ils seront certains de prendre un chemin plus sûr en ce sens qu'il aura déjà été éprouvé par de plus prudents. Nous-mêmes nous nous réjouissons de ce qu'autrefois, nous aussi, nous avons été formés de la sorte dans les écoles."
Aujourd'hui, les machines de guerre syllogistique n'occupent qu'une place réduite dans les leçons de philosophie des classes terminales mais cet enseignement , à défaut d'être l'étape intermédiaire entre les abîmes des jeunes raisons mal dégrossies et la découverte des connaissances certaines, reste justifié par une certaine prudence épistémique : celle-ci veille à donner la conscience de la pluralité des chemins qui, certes peu sûrs, restent néanmoins des voies menant quelque part. Une telle conscience devrait alors pouvoir rendre vigilant vis-à-vis de tous ceux qui, en dehors de la philosophie et de son usage modeste, proposent à qui en rêve la découverte du Chemin, pire la connaissance immédiate de la Destination.
On notera pour finir que ces lignes de Descartes jettent la méfiance sur ce qu'on pourrait appeler un "spontanéisme rationaliste", que d'aucuns pourraient tirer d'une lecture rapide et héroïsante du philosophe.

jeudi 2 mai 2013

Philosophie et fausse-monnaie : vrai et faux philosophe ou n'est pas nouveau philosophe qui veut !

J'ai déjà commenté le fait que Diogène le cynique ait fabriqué dans sa jeunesse de la fausse monnaie et j'ai discuté le sens de cette falsification. Mais le point important ici est que le philosophe en question inaugure par une telle transgression une vie pleinement philosophique. Voici maintenant l'histoire d'un homme qui termine par le faux-monnayage une vie pseudo-philosophique : il s'agit donc de faire connaissance avec, pour ainsi dire, le double honteux et ridicule de Diogène et, plus généralement, de tous ceux qui n'ont pas respecté les opinions ordinaires pour avoir eu en vue des meilleures.
Cet homme s'appelle Monsieur de Chandoux. Précisons : je ne prétends pas me rapprocher de l'homme réel qu'il fut, juste extraire de la Vie de Descartes(1691), dont il est un des personnages mineurs, une figure qu'il me plaît d'opposer à la figure cynique. Lisons ce qu'en écrit Baillet :
" Chandoux était un homme d'esprit, qui faisait profession de la médecine, et qui exerçait particulièrement la chimie. Il était l'un de ces génies libres, qui parurent en assez grand nombre du temps du cardinal de Richelieu, et qui entreprirent de secouer le joug de la scolastique. Il n'avait pas moins d'éloignement pour la philosophie d' Aristote ou des péripatéticiens qu'un Bacon, un Mersenne, un Gassendi, un Hobbes. Les autres pouvaient avoir plus de capacité, plus de force, et plus d'étendue d'esprit ; mais il n'avait pas moins de courage et de résolution qu'eux pour se frayer un chemin nouveau, et se passer de guide dans la recherche des principes d'une philosophie nouvelle. Il avait prévenu l'esprit de plusieurs personnes de considération en sa faveur ; et le talent qu'il avait de s'expliquer avec beaucoup de hardiesse et beaucoup de grâce lui avait procuré un très grand accès auprès des grands, qu'il avait coutume d'éblouir par l'apparence pompeuse de ses raisonnements." (éd. des Malassis, p. 211)
Comparons avec les premières lignes consacrées à Diogène le cynique par le compilateur Diogène Laërce :
" Diogène, fils du banquier Hicésios, de Sinope.
Selon Dioclès, c'est parce que son père qui tenait la banque publique avait falsifié la monnaie que Diogène s'exila. Mais Eubulide , dans son ouvrage Sur Diogène, dit que c'est Diogène lui-même qui commit le méfait et qu'il erra en exil en compagnie de son père." (Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 20)
Monsieur de Chandoux, tel Descartes, a des ambitions fondationnalistes et il les expose publiquement bien avant lui :
" Il y avait longtemps qu'il entretenait les curieux de l'espérance d'une nouvelle philosophie, dont il vantait les principes, comme s'ils eussent été posés sur des fondements inébranlables." (ibid.)
En effet, en 1628, à une conférence où Monsieur de Chandoux doit dévoiler la nouvelle philosophie, que Descartes est invité avec d'autres "personnes savantes et curieuses" chez le nonce à Paris :
" Le sieur de Chandoux parla dans l'assemblée comme un homme parfaitement préparé. Il fit un grand discours pour réfuter la manière d'enseigner la philosophie qui est ordinaire dans l'École. Il proposa même un système assez suivi de la philosophie qu'il prétendait établir, et qu'il voulait faire passer pour nouvelle."
L'assemblée est subjuguée et applaudit, à l'exception de Descartes, muet. Le cardinal de Bérulle aimerait bien qu'il justifie son attitude. Descartes préfère ne pas parler mais tous les autres appuyant la demande du cardinal, il doit s'exécuter. Et c'est, dans les formes certes, une exécution : Descartes reconnaît à l'orateur éloquence et liberté d'esprit par rapport à la secte aristotélicienne mais dit tout net que ce que Chandoux a formulé n'est pas plus que du vraisemblable et que donc la vérité prétendue est loin d'être au rendez-vous. Suivent des travaux pratiques assez étonnants, comme si Descartes rejouait (mais de façon moins sceptique toutefois) le rôle de Socrate auprès d'un auditoire conquis par un impressionnant sophiste :
" Il ajouta que lorsqu'on a affaire à des gens assez faciles pour vouloir bien se contenter du vraisemblable, comme venait de faire l'illustre compagnie devant laquelle il avait honneur de parler, il n'était pas difficile de débiter le faux pour le vrai , et de faire réciproquement passer le vrai pour le faux à la faveur de l'apparent. Pour en faire l'épreuve sur le champ, il demanda à l'assemblée que quelqu'un de la compagnie voulût prendre la peine de lui proposer telle vérité qu'il lui plairait, et qui fût du nombre de celles qui paraissaient les plus incontestables. On le fit, et avec douze arguments tous plus vraisemblables l'un que l'autre, il vint à bout de prouver à la compagnie qu'elle était fausse. Il se fit ensuite proposer une fausseté de celles que l'on a coutume de prendre pour les plus évidentes, et par le moyen d'une douzaine d'autres arguments vraisemblables il porta ses auditeurs à la reconnaître pour une vérité plausible." (ibid,, p.213)
Il semble néanmoins que Descartes ait clairement voulu ne pas humilier Monsieur de Chandoux mais seulement faire comprendre que son argumentation n'était pas à la hauteur de son très louable projet de mettre fin aux interminables prolongements scolaires de l'héritage aristotélicien :
" Il convenait que ce que le sieur de Chandoux avait avancé était beaucoup plus vraisemblable que ce qui se débite suivant la méthode de la scolastique, mais qu'à son avis ce qu'il avait proposé ne valait pas mieux dans le fond." (ibid., p.215)
Ceci dit, si Aristote n'est pas encore remplacé, le sieur de Chandoux, lui, l'est bel et bien, par Descartes, déclaré nouvel héros par l'assemblée des trop naïfs, désormais un peu éclairés. Enfin s'il n'y avait que ça ... Mais 60 pages plus loin, le lecteur d' Adrien Baillet découvre la chute, c'est 3 ans plus tard :
" L'ostentation avec laquelle nous avons vu qu'il produisait ses nouveautés ne se termina qu'à des fumées ; et l'événement de sa fortune ne servit pas peu pour justifier le jugement que Descartes avait fait de sa philosophie. Chandoux depuis la fameuse journée où il avait discouru avec tant d'éclat devant le cardinal de Bérulle, le nonce de Baigné, et plusieurs savants, s'était jeté dans les exercices de la chimie, mais d'une chimie qui par l'altération et la falsification des métaux tendait à mettre le désordre dans le commerce de la vie. La France était alors remplie de gens qui avaient voulu profiter des troubles du royaume, pour ruiner la police des lois qui regardaient la fabrique et l'usage des monnaies ; et l'impunité y avait introduit une licence qui allait à la ruine de l'État (...) Chandoux y fut accusé et convaincu d'avoir fait de la fausse monnaie avec plusieurs autres et il fut condamné à être pendu en Grève." (p. 277)
Qui veut réhabiliter mon anti-Diogène ou du moins le juger de plus près, peut faire l'acquisition d'un de ses ouvrages

mardi 30 avril 2013

Popper et Russell, Descartes et les Rose-Croix.

On sait que Popper a distingué dans les propositions empiriques celles qui courent le risque d'être réfutées par les faits et celles qui sont immunisées contre ce risque. Si je raconte par exemple que "tous les hommes sont méchants", l'existence d'un seul homme bon rend fausse la phrase en question. Mais si j'ajoute que "certains sont assez dissimulateurs pour jouer aux bons", j'aurai à première vue toujours raison: le monde sera toujours au rendez-vous de mes prédictions à ce sujet. On a appelé infalsifiables ces propositions qu'on ne peut pas rendre fausses (to falsify en anglais).
Or, je trouve dans la biographie de Descartes par Adrien Baillet (1691) un exemple savoureux de déclarations infalsifiables.
Revenant de ses voyages dans le Nord de l'Europe, Descartes arrive en Paris en 1623. La venue supposée des Rose-Croix (ils ont leur QG en Allemagne) dans la capitale est annoncée par une "campagne médiatique" moqueuse qui multiplie les annonces infalsifiables :
" Il (Descartes) en avait reçu la première nouvelle par une affiche qu'il en avait lu aux coins des rues et aux édifices publics, dès son arrivée. L'affiche était de l'imagination de quelque bouffon, et elle était conçue en ces termes : Nous députés du collège principal des frères de la Rose-Croix faisons séjour visible et invisible en cette ville... Nous montrons et enseignons sans livres ni marques à parler toutes sortes de langues des pays où nous habitons. Sur la foi de cette affiche, plusieurs personnes sérieuses eurent la facilité de croire qu'il était venu une troupe de ces invisibles s'établir à Paris. On publiait que les trente-six députés que le chef de leur société avait envoyés par toute l'Europe, il en était venu six en France ; qu' après avoir donné avis de leur arrivée par l'affiche que nous venons de rapporter, ils s'étaient logés au Marais du Temple ; qu'ils avaient ensuite afficher un second placard portant ces termes : S'il prend envie à quelqu'un de venir nous voir par curiosité seulement, il ne communiquera jamais avec nous. Mais si la volonté le porte réellement et de fait à s'inscrire sur le registre de notre confraternité, nous qui jugeons des pensées lui feront voir la vérité de nos promesses. Tellement que nous ne mettons point le lieu de notre demeure, puisque les pensées jointes à la volonté réelle de celui qui lira cet avis seront capables de nous faire connaître à lui, et lui à nous." (Éditions des Malassis, 2012, p.162)
On pense à la théière de Russell :
" Si je suggérais qu'entre la Terre et Mars se trouve une théière de porcelaine en orbite elliptique autour du Soleil, personne ne serait capable de prouver le contraire pour peu que j'aie pris la précaution de préciser que la théière est trop petite pour être détectée par nos plus puissants télescopes. Mais si j'affirmais que, comme ma proposition ne peut être réfutée, il n'est pas tolérable pour la raison humaine d'en douter, on me considérerait comme un illuminé."
"Illuminé" : j'interromps la citation, le temps de reprendre une phrase de Baillet consacrée encore aux Rose-Croix :
" Ayant eu le malheur de s'être fait connaître à Paris dans le même temps que les alumbrados, ou les illuminés d' Espagne, leur réputation échoua dès l'entrée." (ibid. p.161)
Russell de nouveau :
" Cependant, si l'existence de cette théière était décrite dans des livres anciens, enseignée comme une vérité sacrée tous les dimanches et inculquée aux enfants à l'école, alors toute hésitation à croire en son existence deviendrait un signe d'excentricité et vaudrait au sceptique les soins d'un psychiatre à une époque éclairée, ou de l'Inquisiteur en des temps plus anciens." (Y a-t-il un Dieu ? 1952).
Rappelons pour terminer le principe de Clifford :
" C'est un tort, toujours, partout et pour quiconque de croire quoi que ce soit sur la base d'une évidence insuffisante." (L'éthique de la croyance, 1901)
Le principe renvoie au néant les théières invisibles et leurs avatars mais le sceptique se demandera si le principe de Clifford est suffisamment prouvé pour qu'on le tienne pour vrai.
Concernant Descartes, ajoutons que, pour démentir la rumeur selon laquelle il faisait partie des Rose-Croix, il lui a suffi de se faire voir dans les rues de la capitale !

dimanche 28 avril 2013

Érasistrate, l'anti-transhumaniste !

Le médecin grec Érasistrate n'apparaît que deux fois dans les Essais de Montaigne ; c'est toujours dans le cadre d'un catalogue d'inspiration sceptique, où il exemplifie une position possible : d'abord, dans l'Apologie de Raimond Sebond, sur la place de l'âme dans le corps (lui, la juge "joignant la membrane de l'épicrane"), ensuite au chapitre XXXVII du livre II à propos du débat médical sur "la cause originelle des maladies" (il la trouve dans le "sang des artères").
En revanche, Fontenelle lui donne un rôle plus substantiel en l'opposant à Hervé. Hervé, c'est Harvey francisé, l'interlocuteur du Grec dans le cinquième dialogue des Dialogues des morts anciens avec des morts modernes.
L'Anglais est fier de la médecine moderne car elle connaît le corps humain, donc est en mesure de le soigner. Mais je doute que Fontenelle reprenne ici à son compte cette confiance simple dans le progrès. Les paroles les plus intéressantes sont en tout cas dans la bouche de son adversaire. Ce dernier distingue la connaissance du corps de celle du coeur. Fontenelle paraît lui faire soutenir implicitement une sorte de dualisme: mieux connaître les "conduits" et les "réservoirs" n'aiderait pas à mieux guérir quand c'est le coeur qui est touché. Mais à dire vrai, je crois qu'il s'agit ici de l'organe et pas d'une métaphore de l'âme.
David a peint la scène de la fameuse guérison attribuée à Érisistrate :
Certes Fontenelle n'a pu voir ce tableau, réalisé presque 20 ans après sa mort, mais il est tout de même la mise en image de l'anecdote dont Érasistrate donne la version suivante :
" J'aurais bien voulu donner à tous ces Modernes, et à vous tout le premier, le Prince Antiochus à guérir de sa fièvre quarte. Vous savez comme je m'y pris, et comme je découvris par son pouls qui s'émut plus qu'à l'ordinaire en la présence de Stratonice, qu'il était amoureux de cette belle reine, et que tout son mal venait de la violence qu'il se faisait pour cacher sa passion. Cependant je fis une cure aussi difficile et aussi considérable que celle-là, sans savoir que le sang circulât ; et je crois qu'avec tout le secours que cette connaissance eût pu vous donner, vous eussiez été fort embarrassé en ma place."
Il ne faut pas cependant faire d' Erasitrate un adversaire des Modernes, comme le prouvent les premiers mots adressés à Harvey :
" Vous m'apprenez des choses merveilleuses. Quoi, le sang circule dans le corps, les veines le portent des extrémités au coeur, et il sort du coeur pour entrer dans les artères, qui le reportent vers les extrémités."
En fait le médecin grec distingue dans les connaissances les utiles des agréables. Les utiles, vite connues, ont un impact pratique (ainsi en va-t-il sans doute à ses yeux de la connaissance du coeur par le pouls) ; les agréables mettent du temps à voir le jour mais elles restent sans effet pratique, d'où une comparaison entre la connaissance du ciel et celle du corps :
" Pour ce qui est de l'utilité, je crois que découvrir un nouveau conduit dans le corps de l'homme, ou une nouvelle étoile dans le Ciel, est bien la même chose."
Plus précisément, sa thèse est que les progrès de la médecine n'empêcheront pas de mourir :
"On aura beau pénétrer de plus en plus dans les secrets du corps humain, on ne prendra point la nature pour dupe ; on mourra comme à l'ordinaire."
Aujourd'hui, certains, qu'on désigne du nom de transhumanistes, ne sont pas loin de voir la mort comme aussi contingente qu'une maladie contagieuse : sciences et techniques bien développées pourraient l'éradiquer. Érasistrate est donc leur adversaire.

vendredi 19 avril 2013

Le silence culpabilisateur.

Dans les Fondements de la métaphysique des moeurs de Kant, on lit ces lignes sur la conscience morale :
“Tout homme a une conscience et se trouve observé, menacé, de manière générale tenu en respect (respect lié à la crainte) par un juge intérieur et cette puissance qui veille en lui sur les lois n’est pas quelque chose de forgé (arbitrairement) par lui-même, mais elle est inhérente à son être. Elle le suit comme son ombre quand il pense lui échapper. Il peut sans doute par des plaisirs et des distractions s’étourdir ou s’endormir mais il ne saurait éviter parfois de revenir à soi ou de se réveiller, dès lors qu’il en perçoit la voix terrible. Il est bien possible à l’homme de tomber dans la plus extrême bassesse morale où il ne se soucie plus de cette voix, mais il ne peut jamais éviter de l’entendre. »
C’est à la dernière phrase que j’ai particulièrement pensé en lisant un passage du livre de Jacques Julliard, Le choix de Pascal (2008). L’auteur y raconte que, lors de son service militaire en Algérie, pendant la guerre d'indépendance, il a refusé de torturer et que ceux qui ne faisaient pas le même choix venaient se justifier devant lui :
« Ils sont venus me tenir des discours du type : « Vous savez, nous ne sommes pas ceux que vous pensez. Je suis un militant de l’Action catholique dans le nord de la France et si j’ai accepté de tenir ce rôle, j’ai des raisons. J’ai vu des horreurs, des camarades mourir au combat, mutilés, tout ce qu’on peut imaginer. » Je les écoutais sans jamais répondre. Ils étaient totalement déstabilisés. Je crois que c’est parce que je n’en parlais pas (…) Le fait d’exprimer tacitement sa désapprobation à l’égard de ces actes comportait une espèce d’argumentaire très fort parce que mes interlocuteurs se le représentaient spontanément à eux-mêmes. Que voulaient-ils ? Que je prenne cet argumentaire à mon compte. Si je ne parle pas, ils sont face à leur propre objection, face à leur propre abjection ! Ce qu’ils voulaient, c’était quelqu’un sur qui se débarrasser de leurs propres opinions. Dans ces cas-là, il ne faut pas accepter ce rôle (…) C’est la meilleure illustration du mécanisme de la parole silencieuse, celle par laquelle vous contraignez l’interlocuteur à s’appliquer lui-même les objections que vous avez dans l’esprit, parce qu’il est obligé de les prendre à son compte. L’interlocuteur se fait à lui-même le discours qu’il attendait de vous. Rejeter les objections sur l’autre est un moyen de s’en débarrasser » (p.188-189)
Je ne pense pas que le texte de Julliard soit d’inspiration kantienne car l’auteur ne dit rien sur la source des opinions, de l’argumentaire qui condamne les tortionnaires, mais il donne l’idée de quelque chose comme une suite du texte kantien :
« Il veut quelquefois l’entendre dans la bouche d’un autre pour essayer d’en faire quelque chose d’étranger à lui. Aussi dans cette situation est-ce du devoir de chacun de se taire obstinément pour mieux laisser l’homme bas moralement se confronter douloureusement à la voix terrible en lui qui le condamne. »

mercredi 17 avril 2013

Le Vorarbeiter, l'archer et le grand.

“ Il y avait encore, brassard jaune et habit rayé toujours impeccablement repassé, le kapo allemand que, par chance, je ne voyais pas beaucoup, puis commencèrent à apparaître dans nos rangs, à mon grand étonnement, quelques brassards noirs avec une modeste inscription : Vorabeiter. J’étais justement là quand un homme de notre bloc que jusqu’alors je n’avais guère remarqué et qui, si je me souviens bien, n’était pas particulièrement estimé ou connu des autres, malgré sa force et sa robustesse, fit sa première apparition avec son tout nouveau brassard sur la manche, au repas du soir. Et là, je dus admettre que ce n’était plus un inconnu : ses amis et connaissances pouvaient à peine l’approcher, de partout fusaient des paroles d’allégresse, de félicitations, de vœux pour sa promotion, des mains se tendaient vers lui et il en serrait quelques-unes, d’autres non, et je voyais que, dans ce cas-là, les hommes s’éloignaient rapidement. Et enfin arriva le plus solennel – du moins à mes yeux – où, au milieu de l’attention générale et d’un silence respectueux, je dirais presque pieux, avec une grande dignité, sans nullement se dépêcher, sans rien hâter, sous le feu croisé des regards admiratifs ou envieux, il alla chercher sa deuxième portion, à laquelle il avait droit au titre de son rang, puisée de surcroît au fond de la marmite, et que le Stubendienst lui servit maintenant avec le privilège dont bénéficiaient ses égaux » (Imre Kertész, Être sans destin, 1975)
« C’est ainsi que le tyran asservit les sujets les uns par les autres. Il est gardé par ceux dont il devrait se garder, s’ils valaient quelque chose. Mais on l’a fort bien dit : pour fendre le bois, on se fait des coins du bois même ; tels sont ses archers, ses gardes, ses hallebardiers. Non que ceux-ci n’en souffrent souvent eux-mêmes ; mais ces misérables abandonnés de Dieu et des hommes se contentent d’endurer le mal et d’en faire, non à celui qui leur en fait, mais bien à ceux qui, comme eux, l’endurent et n’y peuvent mais. » (Étienne de La Boétie, Discours sur la servitude volontaire, 1546-1548)
" Le magistrat ne saurait usurper un pouvoir illégitime sans se faire des créatures auxquelles il est forcé d'en céder quelque partie. D'ailleurs, les citoyens ne se laissent opprimer qu'autant qu'entraînés par une aveugle ambition et regardant plus au-dessous qu'au dessus d'eux, la domination leur devient plus chère que l'indépendance, et qu'ils consentent à porter des fers pour en pouvoir donner à leur tour. Il est très difficile de réduire à l'obéissance celui qui ne cherche point à commander, et le politique le plus adroit ne viendrait pas à bout d'assujettir des hommes qui ne voudraient qu'être libres ; mais l'inégalité s'étend sans peine parmi des âmes ambitieuses et lâches, toujours prêtes à courir les risques de la fortune, et à dominer ou servir presque indifféremment selon qu'elle leur devient favorable ou contraire. C'est ainsi qu'il dut venir où les yeux du peuple furent fascinés à tel point, que ses conducteurs n'avaient qu'à dire au plus petit des hommes, sois grand toi et toute ta race, aussitôt il paraissait grand à tout le monde, ainsi qu'à ses propres yeux, et ses descendants s'élevaient encore à mesure qu'ils s'éloignaient de lui ; plus la cause était reculée et incertaine, plus l'effet augmentait ; plus on pouvait compter de fainéants dans une famille, et plus elle devenait illustre." (Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1754)

mardi 16 avril 2013

L'imagination et le visage : ne pas pouvoir s'en décrocher / ne pas pouvoir s'y accrocher.


Dans la pensée 41 (éd. Le Guern), Pascal fait de la perception du visage d'autrui la cause d'une fâcheuse distraction :
" Ne diriez-vous pas que ce magistrat dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple se gouverne par une raison pure et sublime, et qu'il juge des choses dans leur nature sans s'arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l'imagination des faibles ? Voyez-le entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de sa raison par l'ardeur de sa charité ; le voilà prêt à l'ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître, si la nature lui a donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l'ait mal rasé, si le hasard l'a encore barbouillé de surcroît, quelques grandes vérités qu'il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur."
On note ici deux effets de l'imagination : d'abord elle fait croire, sur la base du statut et de l'apparence, à la totale rationalité du magistrat ; ensuite elle détourne ce dernier de l'écoute attentive du prédicateur. On pourrait imaginer une suite : voyant l'inattention du magistrat, le prédicateur croirait dans la médiocrité de sa parole et en perdrait l'aptitude à la délivrer selon les formes.
Pour être franc, j'ai pensé bien plus vaguement à ce texte quand j'ai lu un passage d' Être sans destin(1975) de Imre Kertész où l'imagination a l'effet inverse, d'empêcher de voir, tel qu'il est, le visage des autres. Le narrateur, Juif hongrois, arrive au camp de Buchenwald, où il a été déporté : alors que la gendarmerie hongroise a encadré les déportés pour les enfermer dans les wagons, ce sont les soldats allemands qui désormais surveillent et accompagnent la marche des prisonniers :
" Je ne pouvais qu'admirer la rapidité, la précision régulière avec lesquelles tout se déroulait. Quelques cris brefs :: "Alle raus !" - "Los !" - "Fünferreihen !" - "Bewegt euch !" - quelques détonations, quelques claquements, un ou deux mouvements de bottes, quelques coups de crosse, de rares gémissements - et déjà notre colonne se formait, s'ébranlait, comme tirée par une corde, et au bout du quai un soldat s'y joignait de chaque côté en effectuant toujours le même demi-tour, toutes les cinq rangées de cinq, remarquai-je - c'est-à-dire qu'il y en avait deux pour vingt-cinq hommes en habit rayé -, à environ un mètre de distance et, sans détourner un seul instant le regard, ils marquaient la direction et le rythme simplement avec leurs pas, maintenaient en vie cette colonnne qui bougeait et ondulait sans cesse, qui ressemblait un peu à la chenille qu'enfant je faisais entrer dans une boîte d'allumettes à l'aide de morceaux de papier et d'aiguillons ; tout cela m'étourdissait quelque peu et me fascinait totalement, d'une certaine manière. Je souris même, car je m'étais rappelé brusquement l'escorte indolente, pour ainsi dire pudique, du fameux jour où nous étions allés à la gendarmerie. Mais même tous les excès des gendarmes, reconnus-je, n'étaient qu'une sorte de fanfaronnade criarde comparée à cette compétence professionnelle silencieuse dont tous les éléments s'articulaient parfaitement. Et j'avais beau voir, par exemple, leur visage, leurs yeux ou la couleur de leurs cheveux, l'un ou l'autre trait particulier voire défaut, un bouton sur leur peau, j'étais totalement incapable de m'accrocher à quelque chose, j'étais à deux doigts de douter, effectivement, si ceux qui marchaient à côté de nous étaient en dépit de tous nos semblables, si, en définitive, ils étaient de la même substance que nous, au fond. Mais il me vint à l'esprit que ma façon de voir pouvait être erronée, puisque c'est moi qui n'étais pas de la même substance, naturellement." (éd.Babel, p.166-167)
Les visages ici ont beau être humains, trop humains, l'impeccabilité du rite militaire détourne le narrateur non de la perception de la médiocrité des visages mais de celle des porteurs de visages. Qui sait ? si la propagande antisémite avait eu toute son efficace, ces spécialistes auraient été imaginés comme des surhommes, mais, son effet n'étant que moyen, c'est le narrateur qui juge être un sous-homme.
Pascal a aussi établi une relation entre les soldats et l'imagination mais elle diffère de celle présentée dans le texte de Kertész :
" (...) Nos rois n'ont pas recherché ces déguisements. Ils ne se sont pas masqués d'habits extraordinaires pour paraître tels. Mais ils se sont accompagnés de gardes, de balourds. Ces trognes armées qui n'ont de mains et de force que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au-devant et ces légions qui les environnent font trembler les plus fermes. Ils n'ont pas l'habit, seulement ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand Seigneur environné dans son superbe sérail de quarante mille janissaires."
Les soldats pascaliens exhibent la force, qui, faisant peur, motive l'imagination à attribuer une surnature aux rois. En revanche la soldatesque nazie n'a pas ici la force, mais, pardonnez, la forme. C'est la structure en mouvement qui donne l'illusion de la supériorité ; le narrateur comprend cette dernière dans le sens le moins excessif mais le plus humiliant pour lui-même.

samedi 6 avril 2013

Le Phédon de Platon, lu par Darwin.

Dans The philosophy of human evolution (2012), Michael Ruse cite un passage des carnets de Darwin, le voici :
" Plato says in Phaedo that our "necessary ideas" arise from the preexistence of the soul, are not derivable from experience- read monkeys for preexistence -" (M 128, September 4, 1838, Barrett et al. 1987, 551)" (p. 137).
Ce qu'on peut traduire ainsi :
" Platon dit dans le Phédon que nos "idées nécessaires" proviennent de la préexistence de l'âme, ne sont pas dérivables de l'expérience - à la place de préexistence, lisez singes."
Darwin semble réaliser ici à sa façon le projet de Nietzsche et bien avant lui ! Renverser le platonisme.
Mais Nietzsche a porté des jugements sévères sur Darwin : "nos généalogistes du singe" écrit-il dans David Strauss, le confesseur et l'écrivain (7). Il l'inclut avec Mill et Spencer parmi "les philosophes anglais estimables, mais médiocres" (Par-delà le bien et le mal, 253, éd. Le Rider). Ce que Nietzsche refuse dans le darwinisme est le "déterminisme de nuance passive, avec le sentiment écrasant d'une inéluctable hérédité", selon les termes de Ernst Bertram (Nietzsche, essai de mythologie, 1932, trad. Pitrou, éditions du Félin, 1990, p..88 ). Aux yeux de Nietzsche, Darwin a réduit à tort la vie à l'instinct de conservation (cf par exemple ce passage du Gai Savoir : " la lutte pour la vie n'est qu'une exception, une restriction momentanée de la volonté de vivre ; la grande et la petite lutte tournent partout autour de la prépondérance, de la croissance, du développement et de la puissance, conformément à la volonté de puissance qui est précisément volonté de vie." V, 349). Gilles Deleuze est très clair sur ce point : " Nietzsche critique Darwin, parce que celui-ci interprète l'évolution, et même le hasard dans l'évolution, d'une manière toute réactive. Il admire Lamarck, parce que Lamarck a pressenti l'existence d'une force plastique vraiment active, première par rapport aux adaptations : une force de métamorphose." (Nietzsche et la philosophie, p.48).

jeudi 4 avril 2013

L'hostilité du nazisme au grammairisme.

Le 25-12-2008, Jean Bollack éclaire sur le rapport des nazis avec l'Antiquité (en note, il reconnaît ouvertement sa dette par rapport au livre de Johann Chapoutot, Le National-socialisme et l'Antiquité, Paris, 2008) :
" Les instructions données en vue d'une réforme de l'enseignement secondaire dans l'Allemagne nazie étaient, dans les langues anciennes, principalement dirigées contre la grammaire et, de ce fait, contre la lecture (voir, entre autres, le programme des Neue Jahrbücher für Antike und Deutsche Bildung, sous la direction de l'historien Helmut Berve) : " le temps de l'art pour l'art, philologique et grammatical, est terminé " au profit des valeurs et des oeuvres qui les célèbrent. Le "Grammatizismus" ("grammairisme"), décrié en 1934 par deux professeurs engagés dans le "mouvement" (L. Mader et W. Breywisch), est rapproché des positions de l'helléniste Werner Jaeger, une figure alors éminente, professeur à Berlin, puis à Harvard, dénonçant , lui aussi, le "pur formalisme grammatical". La grammaire est proscrite parce qu'elle conduit à l'analyse d'une prise de position individuelle. Les grands auteurs, remodelés et amputés, Horace en latin, Platon en grec, célèbrent la guerre et le commandement, ils légitiment tous deux la primauté des valeurs collectives de l'État germanique. Les "idées" de toute provenance peuvent plus facilement être retraduites et adaptées que les textes, qui résistent et risquent de soutenir les consciences individuelles." (X 2462, Au jour le jour, p. 621-622, PUF, 2013)
Cette remarque n'éclaire pas seulement un point d'histoire ; elle vaut aussi contre toute vulgate (d'ailleurs Jean Bollack se percevait à coup sûr comme un lecteur - des textes grecs antiques - résistant non contre le nazisme mais contre une interprétation dominante qui le marginalisait ). Elle vaut donc aussi contre les remodelages et amputations que risquent de véhiculer, en le sachant ou non, ceux des professeurs qui pratiquent l'enseignement de masse de la philosophie, je veux dire l'enseignement en Terminale avec des programmes, des horaires et des conditions qui rendent souvent bien difficile la lecture attentive des textes. Ajoutons que pour la plupart des élèves de Terminale la langue des philosophes est devenue une langue trop complexe et trop soignée pour ne pas être une langue morte ignorée dont ils attendent de leur professeur une traduction, et on aura une idée de la tâche herculéenne qu'affrontent celles et ceux qui veulent permettre à leurs élèves une prise éclairée de position individuelle sur les textes philosophiques. En plus la diffusion, elle-même massive, de livres ludiques de philosophie light ne joue pas en faveur d'un travail philosophique sérieux dans les classes.

samedi 23 mars 2013

Les morts préférables (4 et fin) : la belle mort comme effet essentiellement secondaire.

Dans le quatrième dialogue des morts anciens avec les modernes, c’est la moderne Marguerite d’ Autriche qui incarne la mort raisonnable, ni « guindée » (Caton), ni « badine » (Hadrien).
Mais d’abord en quoi consiste mourir badinement du point de vue du badin lui-même ?
1) C’est être plus philosophe que celui qui meurt guindé. Hadrien procède donc à une ambitieuse révision à la hausse de sa propre mort, puisqu’à la différence de Caton, il n’était pas connu jusque-là pour avoir su mourir.
2) Ce n’est pas se suicider mais mourir dans son lit tout simplement.
3) Ce n’est pas lire l’œuvre d’un autre mais faire la sienne en usant de son dernier souffle pour versifier sur sa mort.
4) C’est s’adresser, entre amour, paternalisme et compassion, à sa propre âme :
"Ma petite Âme, ma mignonne,
Tu t’en vas donc, ma fille, et Dieu sache où tu vas ?
Tu pars seulette et tremblotante, Hélas !
Que deviendra ton humeur folichonne ?
Que deviendront tant de jolis ébats ?"
Hadrien parle à ce propos de « railler nonchalamment » la mort ; ne pas monter sur ses grands chevaux : c’est la douceur résignée de l’acceptation, cela revient à ne pas donner à la mort plus d'importance que celle d’occasionner une séparation, un départ. On est loin du Phédon : l’âme n’est pas débarrassée du corps ; sans lui, elle est amoindrie et diminuée (que peut donc une âme sans un corps ?). Dualisme certes mais dépendance de l’âme par rapport au corps (d’où la fonction de la résurrection : rendre l’âme pleinement âme en lui permettant de retrouver son corps).
5) C’est s’exposer à ne pas être connu par la postérité (les morts historiques sont des morts à la Caton).
Marguerite d’Autriche se saisit au vol de ce dernier argument et, postulant peut-être que le degré de beauté est proportionnel au degré d’obscurité, en infère que sa mort, encore moins connue que celle de l’empereur romain, est plus belle. À première vue, on ne comprend pas bien en quoi sa mort vaut plus :
« J’étais fille d’un Empereur. Je fus fiancée à un fils de Roi, et ce Prince, après la mort de son père, me renvoya chez le mien, malgré la promesse solennelle qu’il avait faite de m’épouser. Ensuite on me fiança encore au fils d’un autre Roi ; et comme j’allais par mer trouver cet époux, mon vaisseau fut battu d’une furieuse tempête, qui mit ma vie en un danger très évident. Ce fut alors que je me composai moi-même cette épitaphe :
Ci gist Margot, la Gentil Damoiselle,
Qu’a deux maris, et encore est pucelle."
Dans les deux morts, une capacité identique à se voir de l’extérieur, le même recours au vers. En quoi donc la jeune mariée jamais honorée est-elle plus raisonnable que les deux hommes ?
1) Elle dit ne pas voir eu peur de sa mort à l’occasion du naufrage (en fait l’accident craint n’a pas eu lieu ).
2) Elle voit dans la badinerie une autre manifestation du même effort de surmonter la peur de la mort alors qu’elle-même n’a pas cherché à faire la philosophe.
3) Ses vers sont l’expression naturelle de son regret de mourir vierge alors que ceux de Hadrien ne seraient qu’ « un galimatias composé de petits termes folâtres »
4) Surtout, du fait de ne pas avoir la prétention des philosophes à mettre en pratique au moment de mourir ce qu’ils pensent théoriquement de la mort, il lui était permis de trembler dans ses derniers instants et pourtant, sans porter un masque (souriant ou grave), elle n’a pas défailli de peur. Le philosophe perd gros à ne pas pouvoir jouer le jeu prévu, le non-philosophe ne perd rien à réagir comme tout le monde et, selon Marguerite, devrait gagner beaucoup à ne pas perdre de fait son sang-froid.
On peut tirer de l’argumentation mise par Fontenelle dans la bouche de Marguerite d’ Autriche que la belle mort est à ses yeux un effet essentiellement secondaire. Qui veut mourir bellement ne meurt pas bellement mais selon les règles de la comédie et du faux-semblant.

vendredi 22 mars 2013

Les morts préférables (3) : Hadrien, les médecins et les grammairiens.

Que dit Montaigne à propos de l’empereur romain Hadrien, celui qui sert à Fontenelle dans les Nouveaux dialogues des morts à ironiser sur Caton ?
Pas grand-chose à vrai dire : quatre fois quelques lignes qui, en plus, sans vraiment se contredire, ne se complètent pas non plus. Avant de prendre en compte l’Hadrien fontenellisé, voyons-les de plus près.
Première occurrence, livre II, chapitre XIII (De juger de la mort d’autrui) :
« L’ Empereur Adrianus feit que son medecin merquat et circonscript en son tetin justement l’endroit mortel où celuy eut à viser, à qui il donna la charge de le tuer ».
C’est le médecin au service, le suicide assisté, l’économie maximale de la douleur dans le cadre de l’efficacité la plus grande.
Deuxième occurrence, Livre II, chapitre XXI (Contre la fainéantise) :
« L’Empereur Vespasien, estant malade de la maladie dequoy il mourut, ne laissoit pas de vouloir entendre l’estat de l’empire, et dans son lict mesme despeschoit sans cesse plusieurs affaires de consequence. Et son medecin l’en tençant comme de chose nuisible à sa santé : Il faut, disoit-il, qu’un Empereur meure debout. Voylà un beau mot, à mon gré, et digne d’un grand prince. Adrian, l’Empereur, s’en servit depuis à ce même propos »
C’est le médecin rejeté, l’assistance refusée, le primat de la fonction politique sur la santé (Pompidou, Mitterrand, Jean-Paul II etc.).
Le médecin personnel du premier président socialiste de la cinquième république, Claude Gubler, interprète le fait en pascalien désabusé : diverti par les soucis de l’État, on remet à plus tard le face-à-face avec sa mort.
Troisième occurrence : Livre II, chapitre XXXVII (De la ressemblance des enfants aux pères) :
« Adrian l’Empereur crioit sans cesse, en mourant, que la presse des medecins l’avoit tué »
C’est le thérapeute tueur avec Hadrien en victime criarde : plus de contenance, aucune pose, les plaintes à la place ; aucune prise pour la statufication.
Dernière occurrence, Livre III, chapitre VII (De l’incommodité de la grandeur) :
« Adrian l’ Empereur debattant avec le philosophe Favorinus de l’interpretation de quelque mot, Favorinus lui en quicta bien tost la victoire. Ses amis se plaignans à luy : Vous vous moquez, fit-il ; voudriez vous qu’il ne fut pas plus sçavant que moy, luy qui commande à trente legions ? »
C’est l’empereur tyrannique. Pascal : « la tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites, devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science » (fragment 54, éd. Le Guern). « Je suis fort, donc on doit me croire ». « il n’est pas fort, donc je ne le croirai pas » : discours faux et tyranniques. Kant rappelle le principe dans Qu’est-ce que les Lumières ?
« Un monarque porte lui-même atteinte à sa majesté (…) en croyant devoir contrôler par son gouvernement les écrits par lesquels ses sujets cherchent à clarifier leurs pensées, que pour cela il fasse valoir la supériorité de ses propres vues, s’exposant alors au reproche Caesar non supra grammaticos (César n’est pas supérieur aux grammairiens) » (trad. Jean-Michel Muglioni).
Fontenelle, lui, fait d’Hadrien un portrait moins éclaté. À la différence de Caton, metteur en scène laborieux de sa mort, l’empereur romain sera le spectateur badin de la sienne.

mardi 19 mars 2013

Les morts préférables (2) : les multiples reflets de Caton réfléchi par Montaigne.

Au gladiateur désespéré ( dont le suicide, au moyen certes abject, égale pourtant en valeur aux yeux de Sénèque celui de Caton ), Montaigne se réfère aussi, mais à une fin différente de celle de Sénèque, avec un oeil d’ethnologue :
« Ils (les anciens) se torchoyent le cul (il faut laisser aux femmes cette vaine superstition des parolles) avec une esponge : voylà pourquoy SPONGIA est un mot obscoene en Latin ; et estoit cette esponge attachée au bout d’un baston, comme tesmoigne l’histoire de celuy qu’on menoit pour estre presenté aux bestes devant le peuple, qui demanda congé d’aller à ses affaires ; et,n’ayant autre moyen de se tuer, il se fourra ce baston et esponge dans le gosier et s’en estouffa. » ( Essais, Livre I, XLIX)
Néanmoins, dans un autre passage, Montaigne suit Sénèque en reconnaissant que les gens humbles incarnent quelquefois au mieux, sans le savoir certes, les valeurs morales stoïciennes :
« A quoi faire nous allons gendarmant par ces efforts de la science ? Regardons à terre les pauvres gens que nous y voyons espandus, la teste penchante apres leur besongne, qui ne sçavent ny Aristote ny Caton, ny exemple, ny precepte : de ceux là tire nature tous les jours des effects de constance et de patience, plus purs et plus roides que ne sont ceux que nous estudions si curieusement en l’escole. Combien en vois je ordinairement, qui mescognoissent la pauvreté ? combien qui désirent la mort, ou qui la passent sans alarme et sans affliction ? » (III, XII)
Certes ces hommes ne se donnent pas la mort, « ils ne s’allitent que pour mourir » : reste qu’ils ne sont ni nourris de raisonnements philosophiques (Aristote) ni exaltés par des exemples mémorables (Caton).
Mais que Montaigne pensait-il donc de Caton d’Utique et de son suicide ? Si, aux enfers fontenelliens, Montaigne avait écouté Hadrien faire descendre Caton de son piédestal, qu’en aurait-il pensé ?
« Je voy la pluspart des esprits de mon temps faire les ingenieux à obscurcir la gloire des belles et genereuses actions anciennes, leur donnant quelque interpretation vile, et leur controuvant des occasions et des causes vaines. » (I, XXXVII)
C’est un refus net de sa part d’expliquer les belles actions autrement que par les raisons des agents eux-mêmes :
« Comme Plutarque dict que, de son temps, aucuns attribuoient la cause de la mort du jeune Caton à la crainte qu’il avait eu de Caesar : dequoy il se picque avecques raison ; et peut on juger par là combien il se fut encore plus offencé de ceux qui l’ont attribuée à l’ambition. Sottes gens ! Il eut bien faict une belle action, genereuse et juste, plus tost aveq ignominie, que pour la gloire. Ce personnage là fut veritablement un patron que nature choisit pour montrer jusques où l’humaine vertu et fermeté pouvoit atteindre. » (ibid.)
Même si Montaigne ne place pas Caton parmi les trois hommes les plus excellents (II, XXXVI), il a ressenti « le desplaisir de n’estre ni Ange ni Caton » (III, II).
Ceci dit il y a pluralité de Caton dans les Essais !
Commençons au plus loin du personnage statufié : Caton l’ordinaire.
1) Dans ses relations avec les femmes et de deux manières.
Première manière (active) : « Ce grand Caton se trouva aussi bien que nous desgouté de sa femme tant qu’elle fut sienne, et la desira quand elle fut à un autre » (II, XV).
Seconde manière (passive) : « Lucullus, Caesar, Pompeius, Antonius, Caton et d’autres braves hommes furent cocus, et le sceurent sans en exciter tumulte » (III, V). On notera tout de même que si son sort est banal, la façon d’y réagir met déjà discrètement en relief un être peu commun.
2) par la fragilité du corps : c’est ici qu’entre en scène le chien enragé. On se souvient que cette bête représentait pour Spinoza le mal à éliminer sans hésitation, bien qu'irresponsable de sa nocivité. Ici, dans le texte montanien, l’animal, par l’efficacité de sa morsure, met en relief la faiblesse de la philosophie : on sait trop bien le peu que peut le corps enragé d’un philosophe :
« On luy (l’âme) voyoit estonner et renverser toutes ses facultez par la seule morsure d’un chien malade, et n’y avoir nulle si grande fermeté de discours, nulle suffisance, nulle vertu, nulle resolution philosophique, nulle contention de ses forces, qui la peut exempter de la subjection de ces accidens ; la salive d’un chetif mastin, versée sur la main de Socrates, secouër toute sa sagesse et toutes ses grandes et si réglées imaginations, les aneantir de maniere qu’il ne restat aucune trace de sa connoissance premiere (…) et ce venin ne trouver non plus de resistance en cette ame qu’en celle d’un enfant de quatre ans ; venin capable de faire devenir toute la philosophie, si elle estoit incarnée, furieuse et insensée ; si que Caton , qui tordoit le col à la mort mesme et à la fortune, ne peut souffrir la veuë d’un miroir, ou de l’eau, accablé d’épouvantement et d’effroy, quand il seroit tombé, par la contagion d’un chien enragé, en la maladie que les medecins nomment Hydrophobie. » (II,XII)
Caton, l’incarnation de la philosophie, et Socrate, identiquement vulnérables, parce que corporels, bien que philosophes extraordinaires.
Venons-en désormais à Caton l’extraordinaire ou à Caton le tendu. Il est convenu d’opposer au moment de mourir la tension catonienne à la nonchalance socratique. Dans la dernière mention qu’il en fait dans les Essais, Montaigne souligne « cette inimitable contention à la vertu qui nous estonne en l’un et l’autre Caton, cett’humeur severe jusques à l’importunité » (III, XIII). Dans le chapitre précédent celui-ci, Montaigne oppose explicitement Caton à Socrate, dont il préfère le naturel (il aurait aussi préféré mourir comme Socrate " j'eusse plustôt beu le breuvage de Socrates que de me fraper comme Caton" (III, IX) ) :
« En Caton, on void bien à clair que c’est une alleure tendüe bien loing au dessus des communes : aux braves exploits de sa vie, et en sa mort, on le sent toujours monté sur ses grands chevaux ( n’est-ce pas précisément ce Caton monté sur ses grands chevaux que Hadrien, personnage de Fontenelle, tourne en dérision ? ). Cettuy-cy (Socrate) ralle à terre, et d’un pas mol et ordinaire traicte les plus utiles discours ; et se conduict et à la mort et aux plus espineuses traverses qui se puissent presenter au trein de la vie humaine. ».
Mais, contrastant avec ce Caton-là, il y a aussi Caton le paisible. Montaigne le portraiture ainsi à deux reprises mais toujours dans le même contexte, lisant, avant de se donner la mort.
La première description reste assez vague mais souligne déjà que la lecture illustre le calme de Caton, qui, sous cet aspect, ressemble désormais au Socrate que Montaigne lui opposait auparavant :
« L’extreme degré de traicter courageusement la mort, et le plus naturel, c’est la voir non seulement sans estonnement, mais sans soin, continuant libre le train de la vie jusques dans elle. Comme Caton qui s’amusait à dormir et estudier, en ayant une, violente et sanglante, presente en sa teste et en son cœur, et la tenant en sa main » (II, XXI)
La deuxième description, dans la continuité de la première, élimine explicitement une interprétation malveillante de l’épisode. Caton a continué, peu de temps avant de mourir, de lire le livre qu’il avait avant entrepris de lire ; autrement dit, le choix de ce livre n’est pas destiné à renforcer un courage défaillant :
« Tel estude fut celuy du jeune Caton sentant sa fin prochaine, qui se rencontra au discours de Platon, de l’eternité de l’ame. Non, comme il faut croire, qu’il ne fut de long temps garny de toute sorte de munition pour un tel deslogement ; d’asseurance, de volonté ferme et d'instruction il en avait plus que Platon n'en a en ses escrits : sa science et son courage estoient, pour ce regard, au dessus de la philosophie. Il print cette occupation, non pour le service de sa mort, mais, comme celuy qui n'interrompit pas seulement son sommeil en l'importance d'une telle deliberation, il continua aussi, sans chois et sans changement, ses estudes avec les autres actions accoustumées de sa vie.
La nuict qu'il vint d'estre refusé de la Preture, il la passa à jouer ; celle en laquelle il devoit mourir, il la passa à lire : la perte ou de la vie ou de l'office, tout luy fut un." (II XXVIII)
Reste un Caton inattendu, nous l'appellerons Caton le réjoui, qui jubile d'être capable de mourir en stoïcien :
" Tesmoing le jeune Caton. Quand je le voy mourir et se deschirer les entrailles, je ne me puis contenter de croire simplement qu'il eust lors son ame exempte de trouble et d'effroy, je ne puis croire qu'il se maintint seulement en cette démarche que les regles de la secte Stoique luy ordonnoient, rassise, sans émotion et impassible ; il y avoit, ce me semble, en la vertu de cet homme trop de gaillardise et de verdeur pour s'en arrester là. Je croy sans doubte qu'il sentit du plaisir et de la volupté en une si noble action, et qu'il s'y agrea plus qu'en autre de celles de sa vie (...) Il me semble lire en cette action je ne sçay quelle esjouissance de son ame, et une émotion de plaisir extraordinaire et d'une volupté virile, lors qu'elle consideroit la noblesse et hauteur de son entreprise (...) non pas esguisée par quelque esperance de gloire comme les jugemens populaires et effeminez d'aucuns hommes ont jugé, car cette consideration est trop basse pour toucher un coeur si genereux, si hautain et si roide ; mais pour la beauté de la chose même en soy : laquelle il voyoit bien plus à clair et en sa perfection, lui qui en manioit les ressorts, que nous ne pouvons faire." (II, XI)
Une telle satisfaction peut être analysée de deux façons : soit elle est l'effet non voulu de l'action volontaire de mise à mort de soi-même ; soit elle est voulue pour elle-même, la préparation du suicide n'étant alors qu'un instrument. Or, manifestement, Montaigne choisit la deuxième possibilité :
" J'entre en doubte s'il eust voulu que l'occasion d'un si bel exploit luy fust ostée. Et, si la bonté qui luy faisait embrasser les commoditez publiques plus que les siennes, ne me tenoit en bride, je tomberois aisément en cette opinion, qu'il sçavoit bon gré à la fortune d'avoir mis sa vertu à une si belle espreuve, et d'avoir favorisé ce brigand (César) à fouler aux pieds l'ancienne liberté de sa patrie." (ibid.)
Il serait largement injustifié de présenter ces lignes comme démystifiant le personnage de Caton ; tout se passe plutôt comme si Montaigne en fin psychologue savait voir comment se respectent de fait les normes éthiques les plus élevées du stoïcisme.