lundi 24 juin 2013

Ne faites pas la grue !

À Pierre, pour ses 50 ans...
Dans Le Politique de Platon, l' Étranger guide Socrate le jeune (c'est un homme qui porte le même nom que Socrate le philosophe). Il veut aider son interlocuteur à déterminer ce qu'a de spécifique l'homme politique. Par dichotomie, le dialogue progresse. Les deux hommes arrivent à l'idée que le politique dispose d'une technique directive. Plus précisément, dans la mesure où l'homme politique ne se contente pas de faire appliquer les ordres qu'on lui a donnés l'ordre de faire appliquer, la technique est qualifiée d'autodirective. Comme elle a comme objets les êtres vivants, elle est une espèce du genre élevage, l'homme politique ressemblant à l'éleveur de troupeaux, par exemple de boeufs ou de chevaux, à la différence de celui qui élève un seul être vivant.
À ce stade, l'Étranger invite alors Socrate le jeune à poursuivre la division dichotomique : comment bien diviser le genre élevage de troupeaux ? Le jeune Socrate répond sans hésiter :
" À mon avis, il y a un élevage qui se rapporte aux hommes et un autre qui concerne les bêtes." (262a)
J'imagine que cette réplique plaît au lecteur contemporain et le détourne quelque peu de la fâcherie ressentie à lire que la masse des hommes est en premier lieu pensée sur le modèle du troupeau et l'homme politique sur celui du pasteur. En effet, qui aujourd'hui n'est pas plus ou moins rousseauiste ? Or, Rousseau, dans Du contrat social (livre I, chapitre II), expose la conception (attribuée, entre autres, à Hobbes) qu'il veut définitivement enterrer quand il écrit :
" Ainsi voilà l'espèce humaine divisée en troupeaux de bétail dont chacun a son chef, qui le garde pour le dévorer.
Comme un pâtre est d'une nature supérieure à celle de son troupeau, les pasteurs d'hommes qui sont leurs chefs, sont aussi d'une nature supérieure à celle de leurs peuples. Ainsi raisonnait, au rapport de Philon, l'Empereur Caligula ; concluant assez bien de cette analogie que les rois étaient des dieux, ou que les peuples étaient des bêtes."
Mais revenons à Platon. L'Étranger voit dans cette distinction hommes / animaux une méprise. Elle est analogue, à ses yeux, à la distinction ordinaire entre les Grecs d'un côté et les Barbares ou à celle, extraordinaire, elle, qu'on pourrait faire entre par exemple le nombre "10.000" et tous les autres nombres :
" En détachant les Grecs comme unité mise à part de tout le reste, tandis qu'à l'ensemble de toutes les races, alors qu'elles sont en nombre indéterminé et qu'elles ne se mêlent pas les unes avec les autres, ni ne parlent la même langue, ils appliquent la denomination unique de "Barbare", s'attendant que, à leur appliquer une seule et même dénomination, ils en aient fait un seul genre. Ou encore, c'est comme si l'on se figurait diviser le nombre en deux espèces en détachant le nombre "dix mille" de tous les autres, en le mettant à part comme si c'était une seule espèce, et qu'on prétende que, à mettre sur absolument tout le reste un nom unique, cela suffise cette fois encore pour mettre à part un second genre du nombre." (262d)
On comprend aisément que, dans le cadre d'une classification des nombres, l'Étranger propose, à la place de distinction opposant le nombre "10.000" à tous les autres nombres, celle, meilleure, différenciant le pair de l'impair. Mais ce qui m'intéresse aujourd'hui est la comparaison que l' Étranger fait, devant Socrate le jeune, pour lui faire comprendre l'illusion anthropocentrique poussant les Grecs à s'opposer à tous les autres peuples, qui restent ainsi indifférenciés sous l'étiquette "Barbares". En effet l'Étranger compare, de manière amusante, ces Grecs fiers de leur hellénisme (mais tout aussi bien Socrate le jeune, opposant les hommes à tous les autres vivants) à un animal étrange, une grue consciente de soi :
" C'est ce que ferait peut-être un autre animal, s'il en existe, doué de réflexion comme, mettons, la grue, ou toute autre espèce du genre ; elle attribuerait probabement les noms comme tu le fais, en prenant d'abord un seul et même genre celui de "grue" pour l'opposer aux autres êtres vivants et pour se glorifier elle-même, et elle rejetterait en bloc le reste, y compris les hommes, pour lequel elle n'utiliserait aucun autre nom que celui de bêtes." (263d)
À partir de là, je ne veux pas encore reconduire mon lecteur vers la mouche nietzschéenne à laquelle je me suis déjà si souvent référé. Remontons plutôt au-delà de Platon. En effet cette grue me fait penser aux chevaux, aux boeufs et aux lions de Xénophane, rapportés par Clément d'Aexandrie dans les Stromates(V, 110) :
" Cependant si les boeufs, les chevaux et les lions
Avaient aussi des mains, et si avec ces mains
Ils savaient dessiner, et savaient modeler
Les oeuvres qu'avec art seuls les hommes façonnent
Les chevaux forgeraient des dieux chevalins
, Et les boeufs donneraient aux dieux forme bovine :
Chacun dessinerait pour son dieu l'apparence
Imitant la démarche et le corps de chacun." (Les Présocratiques, La Pléiade, p.118)
On notera bien que les deux philosophes ne font que des expériences de pensée (tel Spinoza, dans une lettre à Schuller, donnant la conscience de soi à une pierre en mouvement). Ça serait donc faux de tirer de ces textes l'idée que Platon et Xénophane ont pensé les animaux comme des hommes comme les autres ! D'ailleurs leur but n'était pas de connaître les animaux de l' intérieur ( l'effet que ça fait d'être une chauve-souris) ou de l'extérieur mais de parvenir à une vérité qui ne soit pas en réalité une opinion déterminée par une position particulière dans le monde et l'ignorance de cette position.

samedi 22 juin 2013

La Forme et l'aimé.

Lisant le Phédon de Platon, je découvre une comparaison originale, dans la bouche de Socrate s'adressant à Simmias :
" Tu sais bien ce qu'éprouvent les amants à la vue d'une lyre, d'un manteau ou de n'importe quel objet utilisé habituellement par celui qu'ils aiment : dès qu'ils prennent connaissance de la lyre, aussitôt ils forment dans leur pensée l'idée du garçon à qui la lyre appartient. Eh bien, c'est cela, une réminiscence. " ( éd. Brisson, 73d )
Platon présente ici une analogie : l'aimé est à l'objet qu'il possède (et qui fait naître dans l'amant l' image de l'aimé) ce que la Forme (ou l' Idée) est à la chose particulière qui l'instancie, qui l'exemplifie (par exemple tel homme par rapport à la Forme de l' homme). De même que l'amant peut penser à l'aimé parce qu' il en a le souvenir, même si dernier n'est plus sous ses yeux, de même l'âme peut penser à la Forme, parce qu'elle l'a connue dans un temps antérieure. Dans les deux cas, la pensée de la réalité matériellement absente passe par la médiation de la perception d'une chose qui est donnée, là, sous les yeux, sous la main.
Ainsi le philosophe, tel l'amoureux, aime les Formes ; les choses, les êtres particuliers qui l'entourent, qu'il perçoit, ne sont que les voies d'accès à ces Formes.
À partir de là, on peut s'amuser à dire : celui qui ne voit dans la chose concrète rien d'autre qu'elle-même est comme un amoureux fétichiste, qui par exemple prend tel mouchoir de son amie pour substitut de cette dernière au lieu de voir en elle la trace de l'amie et de partir à sa recherche.
Les non-philosophes, comme les fétichistes, ne partent pas à la chasse ; ils s'en tiennent à ce qu'ils voient.

lundi 17 juin 2013

Allègre en 1998 et l'enseignement de la morale en 2013.

Claude Allègre disait au Sénat le 30 novembre 1998 :
" Des cours sur la drogue, la violence, la situation dans les quartiers difficiles et la morale civique sont plus importants que la philosophie."
Certes le ministre prenait position sur les enseignements utiles dans les IUFM (aujourd'hui disparus), mais l'enseignement de la philosophie, seulement obligatoire en Terminale, et l'institution de la 6ème à la Terminale d'un enseignement de morale ne permettent-ils pas de dire que, pour le Ministre de l'Education Nationale au moins, la morale civique est du point de vue éducatif plus importante que la philosophie, au collège comme au lycée ?
Et si c'était le contraire?

dimanche 16 juin 2013

À quoi servent donc les cours de philosophie ? Au moins à identifier le bullshit ?

Avant la Première Guerre Mondiale, enseignait à Oxford J.A.Smith, un métaphysicien hegélien. Ses premières paroles dans le cadre de son premier cours étaient les suivantes :
" Chacun de vous (...) aura une carrière différente - certains seront avocats, d'autres militaires, certains médecins ou ingénieurs, d'autres serviteurs du gouvernement, certains propriétaires terriens ou hommes politiques. Laissez-moi vous dire tout de suite qu'aucun de mes propos énoncés lors de ses conférences n'aura la moindre utilité pour vous dans quelque domaine où vous tenterez d'exercer vos talents. Mais il y a une chose que je peux vous promettre : si vous allez jusqu'au bout de cette série de conférences, vous serez toujours en mesure de savoir quand les hommes are talking riot (vous disent des bêtises)."
Ces propos, d'autant plus surprenants par leur modestie qu'ils sortent de la bouche d'un hegélien, sont rapportés en 1988 par Isaiah Berlin à Ramin Jahanbegloo (En toutes libertés, éd. du Félin, 1990). On notera que le 10 Novembre 1989 René Thom dans un article publié dans Le Monde et intitulé La science moderne comprend-elle ce qu'elle fait ? écrivait que " chez les scientifiques contemporains, l'opinion quasi unanime est que la philosophie n'est en science proprement dite d'aucune utilité ", ajoutant qu ' "on peut s'y intéresser à titre personnel, sans plus."
Berlin, lui, continue ainsi :
" Il y a quelque chose de vrai dans cette remarque. Un des effets de la philosophie, si elle est correctement enseignée, c'est la capacité de voir au travers de la rhétorique politique, des arguments fallacieux, des duperies, du fumisme (en français dans le texte original anglais), du brouillard verbal, du chantage par l'émotion et de toutes sortes de chicaneries ou de fausses apparences, Elle peut, dans une très large mesure, aiguiser le sens critique." (p.49-50)
Certes, c'est une révision à la baisse de la fonction de la philosophie, mais la frontière reste bien maintenue entre le n'importe quoi et la pensée sérieuse (on peut faire l'hypothèse qu' on peut tomber aussi sur une zone grise, qu'on appellera le domaine de la fouthèse). Bien sûr il y aura des degrés dans cette capacité de discriminer la foutaise de la thèse. Seuls les plus chevronnés seront par exemple en mesure de se prononcer sur les lignes suivantes :
" La liberté est un moindre être qui suppose l'être, pour s'y soustraire. Elle n'est libre ni de ne pas exister, ni de ne pas être libre. En effet, puisque la liberté est échappement à l'être, elle ne saurait se produire à côté de l'être, comme latéralement et dans un projet de survol, car une projection de soi en marge de l'être ne pourrait se constituer comme néantisation de cet être. La liberté est échappement à un engagement dans l'être, elle est néantisation d'un être qu'elle est."

Commentaires

1. Le lundi 8 juillet 2013, 09:26 par Philocrate
A l'époque où ce Smith parlait, la philosophie concernait une poignée de jeunes gens appartenant à l'élite britannique , sortis des Public schools et allant quasiment de droit à Oxbridge. On y enseignait essentiellement la logique, Aristote, et un peu Hegel, via Bradley et Mc Taggart, et pas encore ce qu'on allait appeler la philosophie analytique. De plus tous les étudiants faisaient des mathématiques et du grec. Depuis, même là bas, elle s'est démocratisée, ceux qui font Philosophy , maths et physics à Oxford ne sont pas les mêmes que ceux qui font "philosophy and classics" et on en a attendu d'autres choses de la philosophie. La permanence dans les universités anglophones d'un enseignement de logique ne les a pas préservées du bullshitting, contrairement à ce que croyait feu Gerald Cohen :
Il n'est pas sûr que les études de philosophie, où que ce soit, préservent de la daubasse. On peut même se demander si aujourd'hui elles n'en sont pas la source principale.
2. Le lundi 8 juillet 2013, 10:40 par Philalethe
Merci de cette précision historique ! Je vous signale cependant que le lien ne fonctionne pas...
Quant à vos deux dernières phrases, elles sont bien inquiétantes. Si les études de philosophie ont cet effet, alors que penser de son enseignement obligatoire dans les classes terminales ? Doit-on voir comme une corruption de la jeunesse ce qu'on défend comme une institution précieuse ? Institution, que certains rêvent même d'étendre en-deça de la Terminale ! Certes je reconnais que ça a quelque chose de chauvin, voire de comique, de penser que les citoyens des pays qui n'enseignent pas la philosophie avant l'entrée à l'Université ont l'esprit moins libre que les Français qui sont passés par la Terminale... Le discours que tiennent les profs de philo sur la dimension émancipatrice de leur enseignement ne serait-il alors qu'une idéologie professionnelle, un ensemble de justifications largement illusoires comme en secrète n'importe quelle profession ?
Le seconde interrogation que font naître vos lignes est la suivante : comment réformer la philosophie pour qu'elle ait la fonction qu'on lui attribue ? Ou bien faut-il compter sur autre chose que la philosophie pour aider à distinguer le n'importe quoi du sérieux ? Faut-il compter plutôt sur une éducation scientifique sérieuse ? Par sérieuse, je veux dire qui ne se contente pas de transmettre aux élèves des connaissances scientifiques mais qui les habitue à avoir certaines qualités intellectuelles et morales les rendant aptes à la découverte de la vérité. La philosophie ne vaut-elle rien du tout si elle ne va pas avec une formation scientifique sérieuse ? Loin que ça soit la philosophie qui viendrait au secours de la science, ça serait alors plutôt le contraire...
3. Le lundi 8 juillet 2013, 19:33 par Philocrate
le lien était à
Gerry Cohen, "Deeper in to bullshit" qu'on trouve sur internet, mais je ne sais pas comment le fixer.
L'article soutient qu'il y a plus de bullshit en France qu'ailleurs car c'est le seul pays qui enseigne la philosophie dans le secondaire. A quoi évidemment on ut répondre que l'absence de l'enseignement de la philosophie dans le secondaire n'empêche pas le bullshit ( la dose en UK et aux USA est très élévée).
L'enseignement de la philosophie est une excellente chose par principe, mais à condition que ce qui est enseigné ne soit du bullshit. On peut toujours espérer que les livres ineptes qui se vendent sous ce nom à des milliers d'exemplaires et consacrent des gloires médiatiques n'aient aucun rapport avec l'enseignement qui est donné de cette discipline dans les lycées, mais on peut aussi craindre qu'ils ne finissent par imposer une sorte de standard implicite. Qu'il y ait de la mauvaise philosophie n'a jamais empêché que la bonne s'enseigne, heureusement. Mais elle devient assez minoritaire, si tant est qu'elle ait jamais dépassé ce statut.
4. Le mardi 9 juillet 2013, 10:18 par Philalethe
Merci pour le lien !
Je ne crois pas que les livres ineptes que vous mentionnez représentent un grave danger pour l'enseignement en lycée ; en effet les élèves arrivant en Terminale ne les ont pas lus et les enseignants s'en méfient on ne peut plus. En revanche je crains que ce ne soient ces livres que les adultes qui ont, comme on dit, aimé la philo en Terminale, consomment quand ils veulent reprendre contact avec la discipline.
Un danger possible (et supplémentaire peut-être) me semble ailleurs : dans beaucoup de matières les cours sont comment dire ? aérés au sens où, pour ne pas fatiguer l'élève, peu habitué au plan fixe au cinéma ou à la télé, enclin à zapper sur son ordi, aimant la vitesse et le scoop etc., l'enseignant coupe la leçon avec des images, des chansons, des exercices ludiques, du concret, comme on aime à dire. Or, il va de soi qu'enseigner la philo de manière à épargner tout effort à l'élève conduirait sans doute à ne plus l'enseigner du tout. Il faut donc résister à une pression forte qui va dans ce sens et qui peut détourner l'élève-consommateur du type d'attention requis.
Reste sans doute que ce n'est pas le plus grave car il doit être possible de faire des compromis avec ces nouvelles façons pédagogiques sans pour autant dénaturer complètement le contenu.
En revanche ce qui handicape fortement l'enseignement de la philo aujourd'hui, c'est la pauvreté du vocabulaire et l'incorrection du point de vue syntaxique.
Néanmoins il y a toujours une petite minorité d'élèves qui chaque année et dans toutes les séries étonne par son excellence.
Petite minorité seulement, reprochera-t-on, mais depuis que la philo est enseignée en lycée, je crois qu'il en a toujours été ainsi et qu'il n' y a jamais eu d'âge d'or : je m'appuie en particulier sur les plaintes d'Alain concernant l'extrême médiocrité de ses élèves, alors qu'il enseignait à une époque où le recrutement était, pour faire vite, bourgeois, avec à peu près 3% d'une classe d'âge qui avait le bachot (chiffre correspondant à 1940)
En fait la philo est difficile, tous les esprits, à la suite de mille causes, sont inégalement aptes à y réussir et on ne doit pas baisser les exigences pour donner à chacun la satisfaction que de philosophe en puissance qu'il serait il est devenu comme il devait le devenir philosophe en acte !
5. Le mardi 9 juillet 2013, 19:00 par Philocrate
Tant mieux si cette minorité existe! ce n'est certes pas elle , et donc si je vous entends bien, pas non plus les élèves du lycée ni leurs professeurs qui lisent les livres de "philosophie" grand public. Comme ils se tirent à des milliers d'exemplaires , on se demande qui les lit.
Mais on évolue aussi.
Quand j'étais élève en
terminale le professeur de philosophie nous emmena voir les célèbres émissions du CNDP de Dina Dreyfus , où apparaissaient les gloires d'alors, Hyppolite, Foucault, Bourdieu, Canguilhem, Aron, interviewés par le
jeune Badiou.
Ils me semblèrent géniaux.
Aujourd'hui je les trouve aussi nulles , et même quasiment pires,
que les émissions qu'on voit à la télé.

samedi 15 juin 2013

Une raison possible d'arrêter de faire de la philosophie.

C'est Isaiah Berlin qui préface ainsi la réédition d'anciens articles de philosophie dans Concepts and categories (Pimlico, 1978, p.XI-XII) :
" I have occasionnaly been asked what made me cease to teach philosophy as it is taught in most English-speaking universities, and as I believe it should be taught. The answer is best given by recording a conversation I had with the late Professor H.M. Sheffer of Harvard, whom I met there towards the end of the war when I was working at the British Embassy in Washington. Sheffer, one of the most eminent mathematical logicians of his day, said to me that in his opinion there were only two philosophical disciplines in which one could hope for an increase of permanent knowledge : one was logic, in which new discoveries and techniques superseded the old ones - this was a field of exact knowledge in which genuine progress occurred, as it dit in the natural sciences or mathematics ; the other was psychology, which he thought of as being in some respects still philosophical - this was an empirical study and obviously capable of steady development. And, of course, there was the history of philosophy itself ; as for logic and psychology, they differed from philosophy proper, to which - unlike history or classical learning - the notion of growth, of cumulative knowledge, did not seem to him to apply. " To speak of a man learned in epistemology, or a scholar in ethics, " he said "does not make sense ; it is not that kind of study." He went on to say that philosophy was a marvellous province of thought, but it had not been helped, in his view, indeed had been gravely damaged, by what logical positivists, influenced by symbolic logicians like himself, were now doing ; the kind of work that "Carnap and Co." (as he called them) were engaged upon repelled him - it would ruin real philosophy as he and his master Royce conceived it : " If any work of mine has done anything to stimulate this development, I had rather not have been born." Although I did not, and do not, agree with Sheffer's to the sweeping condemnation of the value and influence of logical positivism, or the rigid division he drew, repudiating his own earlier views, between logic and philosophy, his words made a profound impression upon me. In he months that followed, I asked myself whether I wished to devote the rest of my life to a study, however fascinating and important in itself, which, transforming as its achievements undoubtedly were, would not, any more than criticism or poetry, add to the store of positive human knowledge. I gradually came to the conclusion that I should prefer a field in which one could hope to know more at the end of one's life than when one had begun ; and so I left philosophy for the field of the history of ideas, which had for many years been of absorbing interest to me."

mardi 11 juin 2013

Dieu et la liberté humaine, de Descartes à Peter van Inwagen : révision à la hausse de l'homme, révision à la baisse de Dieu ?

On connaît la thèse de Descartes concernant Dieu et le libre-arbitre humain. À première vue, il paraît rationnel de soutenir que si un dieu omnipotent et omniscient existe, le libre-arbitre n'existe pas et que s'il existe, n'existe pas alors un tel dieu. Or, Descartes a cru que les deux existent en même temps. Il expose sa position très clairement dans le paragraphe 41 des Principes de la philosophie :
Comment on peut accorder notre libre arbitre avec la préordination divine.
(...) notre pensée est finie, et (...) la toute-puissance de Dieu, par laquelle il a non seulement connu de toute éternité ce qui est ou qui peut être, mais il l'a aussi voulu, est infinie. Ce qui fait que nous avons bien assez d'intelligence pour connaître clairement et distinctement que cette puissance est en Dieu ; mais que nous n'en avons pas assez pour comprendre tellement son étendue que nous puissions savoir comment elle laisse les actions des hommes entièrement libres et indéterminées ; et que d'autre côté nous sommes aussi tellement assurés de la liberté et de l'indifférence qui est en nous, qu'il n'y a rien que nous connaissions plus clairement ; de façon que la toute-puissance de Dieu ne nous doit point empêcher de la croire. Car nous aurions tort de douter de ce que nous apercevons intérieurement et que nous savons par expérience être en nous, parce que nous ne comprenons pas une autre chose que nous savons être incompréhensible de sa nature."
Autrement dit, la toute-puissance de Dieu, parce qu'infinie, est telle que les actions peuvent être et libres (ce qui est connu par introspection) et causées par Dieu (ce qui est connu par démonstration). Mais la pensée humaine, finie, ne peut pas comprendre que la contradiction contenue dans la proposition précédente n'est en fait qu'apparente et relative à la finitude humaine. Ainsi la raison humaine ne peut pas connaître la totalité de la réalité. On ne verra pas dans cette argumentation une sorte de subterfuge mais l'expression de la croyance dans les limites de la raison des hommes.
356 ans plus tard, Peter van Inwagen dans le cadre d'une argumentation visant, contre l'argument d' Épicure (rapporté par Lactance), à justifier la possibilité et du mal et d'un Dieu bon et omnipotent, exclut radicalement ce que le texte antérieur a présenté comme étonnamment mais bel et bien réel :
" God made the world and it was very good. An indispensable part of the goodness he chose was the existence of rational beings : self-aware beings capable of abstract thought and love and having the power of free choice between contemplated alternative courses of action. This last feature of rational beings, free choice or free will, is a good. But even an omnipotent being is unable to control the exercise of the power of free choice, for a choice that was controlled would ipso facto not be free. In other words, if I have a free choice between x and y, even God cannot ensure that I choose x. To ask God to give me a free choice between x and y and to see to it that I choose x instead of y is to ask God to bring about the intrinsically impossible ; it is like asking him to create a round square, a material body that has no shape, or an invisible object that cast a shadow." (The problem of evil p.71-72, Oxford, Clarendon Press, 2006)
En effet Descartes tenait pour vrai que Dieu aurait pu créer des montagnes sans vallées et que les vérités mathématiques ne sont nécessaires que du point de vue de l'entendement humain. Van Inwagen, lui, a une plus grande confiance dans la raison des hommes : ce qui est rationnellement impossible l'est réellement. En même temps, son Dieu s'est humanisé. Voyez comme la situation de la pauvre Alice permet de comprendre les difficultés auxquelles se heurte le Dieu de van Inwagen :
" Suppose, for example, that Alice's mother is dying in great pain and that Alice yearns desperately for her mother to die today and not next week or next month. And suppose it would be easy for Alice to arrange this - she is perhaps a doctor or nurse and has easy access to pharmaceutical resources that would enable her to achieve this end. Does it follow that she will act on this ability that she has ? It is obvious that it does not, for Alice might have reasons for not doing what she can do. Two obvious candidates for such reasons are : she thinks it would be morally wrong ; she is afraid that her act would be discovered , and that she would be prosecuted for murder. And either of these reasons might be sufficient, in her mind, to outweigh her desire for an immediate end to her mother's sufferings. So it may be that someone has a very strong desire for something and is able to obtain this thing , but does not act on this desire - because he has reasons for not doing so that seem to him to outweigh the desirability of the thing. The conclusion that evil does not exist does not, therefore, follow logically from the premises that the non-existence of evil is what God wants and what he is able to bring about the object of his desire - since, for all logic can tell us, God might have reasons for allowing evil to exist that, in his mind, outweigh the desirability of the non-existence of evil" (ibidem, p.64-65)

mardi 28 mai 2013

Isaiah Berlin et Wittgenstein sur la religion.

Isaiah Berlin dans À contre-courant cite un passage de Jacobi qui me fait immédiatement penser à Wittgenstein, plus précisément à ce que la religion représentait pour lui :
" La lumière brille dans mon coeur ; dès que j'essaie de la transporter dans mon esprit, elle s'éteint " (p.78, Albin Michel)
La lumière qu'on voudrait transporter dans l'esprit, n'est-ce pas "la religion en tant que folie (...) qui provient de la folie de l'irréligiosité" ? (1931, Remarques mêlées).
N'est-ce pas quand "les paraboles religieuses" qui "se meuvent au bord de l'abîme" (1937, ibid.) y tombent ?
Ne pas céder à la tentation d'un tel transport, c'est renoncer une fois pour toutes à justifier par la connaissance les règles morales de la religion :
" La religion dit : Fais ceci ! - Pense ainsi ! - mais elle ne peut pas le fonder. À peine essaie-t-elle, qu'elle devient repoussante, car pour chaque raison qu'elle donne, il existe une contre-raison valable." (1937)
Ce qui revient à séparer radicalement la théorie de la religion. Plus précisément, c'est ne pas confondre l'effort d'ajuster son esprit à la réalité à l'ajustement de la réalité à soi, sinon pratiquement dans la transformation, du moins linguistiquement, dans la qualification:
" Prédestination : il n'est permis d'écrire ainsi que si l'on endure les souffrances les plus effroyables - et alors cela veut dire tout autre chose. C'est pourquoi nul n'a le droit de citer ce terme comme une vérité, à moins qu'il ne le prononce dans le tourment. - Car ce n'est tout simplement pas une théorie. - Ou encore : Si c'est une vérité, alors ce n'est pas celle qui semble au premier abord être exprimée par là. Plutôt qu'une théorie, c'est un soupir, ou un cri." (1937)
La lumière dans le coeur, si elle permet de marcher, ne tient pourtant qu'à un fil :
" Le penseur religieux honnête est comme un funambule. Il progresse, semble-t-il, presque comme s'il marchait dans l'air. Son terrain est le plus mince qui se puisse imaginer. Et pourtant, il est réellement possible d'y marcher." (1948)
Ce n'est pas que la souffrance donne accès à ce qui sans elle resterait inaccessible à l'esprit. C'est plutôt que l'expérience que l'on fait d'elle autorise moralement, sinon épistémiquement, à couvrir la réalité des mots du coeur.

jeudi 23 mai 2013

L'Europe comme lit de Procuste.

Isaiah Berlin a écrit L'unité européenne et ses vicissitudes, discours lu le 29 novembre 1959 au troisième congrès de la Fondation européenne de la culture à Vienne. En voici un extrait :
" Il y a (...) quelques découvertes fondamentales que nous devons à l'humanisme romantique - ce même farouche esprit allemand - et que nous n'oublierons pas facilement. Primo : le créateur des valeurs est l'homme lui-même ; il ne peut donc être massacré au nom de quelque chose qui lui serait supérieur, puisqu'il n'existe rien de tel ; c'est ce que Kant entendait lorsqu'il parlait de l'homme comme fin en soi, et non comme moyen d'une fin. Secundo : les institutions sont faites non seulement par, mais aussi pour les hommes ; lorsqu'elles ne le servent plus, elles doivent céder la place. Tertio : les hommes ne doivent pas être massacrés, ni au nom d'idées abstraites, si élevées soient-elles - le progrès, la liberté, l'humanité -, ni au nom d'institutions, car rien de tout cela ne possède de valeur absolue, dans la mesure où toute valeur leur a été conférée par des hommes, qui seuls peuvent rendre les choses précieuses ou sacrées ; ainsi, toute tentative de leur résister ou de les changer n'est jamais un crime contre des commandements divins. Quarto - et ceci découle du reste - : le pire de tous les péchés est d'avilir ou d'humilier les êtres humain pour le bien de quelque schéma procustéen dans lequel on veut les faire entrer contre leur gré, un schéma auréolé d'une autorité objective qui ignore les aspirations humaines." (Le bois tordu de l'humanité. Romantisme, nationalisme et totalitarisme, Albin Michel, p. 197-198)

Les enfants des psychanalystes sont-ils désormais parfaits ?

La Princesse Marie Bonaparte publie en 1930 De la prophylaxie infantile des névroses. La Société Psychanalytique de Paris se réunit pour discuter de l'ouvrage. Son président, René Laforgue, prend la parole :
" Il souligne que Mme Marie Bonaparte a insisté sur le fait qu'à l'heure actuelle, même les enfants des psychanalystes ne sont pas encore parfaits. C'est qu'en effet on ne peut pas encore à l'heure actuelle donner de façon précise une formule satisfaisante d'éducation des enfants, qui utiliserait toutes les données psychanalytiques. Il y a quantité de questions qui restent à résoudre, et sur lesquelles les différents psychanalystes peuvent avoir chacun son avis personnel. Il y a un certain nombre de divergences sur lesquelles il est impossible de se mettre d'accord." (Revue Française de Psychanalyse, 1930, tome IV, part. 1, pp. 180-181).
Tout se passe comme si la psychanalyse alors, dans la bouche de certains du moins, avait succombé aussi au mythe de l'homme nouveau.
Ces lignes suggèrent que l'histoire de la psychanalyse est (tout comme l'histoire de la philosophie ?) une longue révision à la baisse des prétentions initiales.

mardi 14 mai 2013

Le renard, le piétiste et le stoïcien : ce qu'ils auraient en commun.

Dans La pensée de Kant comme source paradoxale du nationalisme (1972), Isaiah Berlin explique ce qu'est le piétisme :
" Le piétisme, ancêtre du méthodisme, s'était développé dans les pays germaniques au XVIIème et XVIIIème siècles, époque d'humiliation et d'impuissance où les Allemands vivaient éparpillés, gouvernés par quelques centaines de petits princes, pour la plupart peu compétents et peu respectables. Les plus sensibles de leurs sujets avaient eu la même réaction que les stoïciens au moment de la conquête des cités grecques par Alexandre : ils s'étaient repliés dans leur vie intérieure. Le tyran menace de me prendre mes biens : je vais donc m'exercer à n'y être plus attaché. Le tyran veut me prendre ma maison, ma famille, ma liberté : alors je vais apprendre à m'en passer. Comment pourrait-il m'atteindre encore ? Je suis le seul maître de mon âme ; mon for intérieur est hors d'atteinte. Le reste ne compte pas. En restreignant la part vulnérable, je me libère de la nature et de l'homme comme ses premiers chrétiens qui, dans leur thébaïde ou leurs monastères isolés, fuyaient les persécutions et les tentations, le diable et la chair. Cette fuite s'apparente, à l'évidence, à la fable des raisins trop verts : ce que je ne puis atteindre, je le déclare sans valeur. Puisque je ne peux obtenir ce que je veux, je ne voudrai que le possible. L'impuissance politique est une liberté pour l'esprit, la défaite matérielle se transforme en victoire morale. Comme les conséquences de mes actes m'échappent, je me contente de ce qui est en mon pouvoir - les mots." (Le sens des réalités, éditions des Syrtes, p. 304)
Sans parler du piétisme, c'est un rude coup pour le stoïcisme, réduit à être l'effet d'un mécanisme psychologique. Dans Explaining social behaviour (2007), Jon Elster semble aller dans la même direction (en remplaçant le piétisme par le bouddhisme):
" The ideal of extinguishing the emotions that one finds in many ancient philosophies, notably Stoicism and Buddhism, emerged in societies where the environment may have offered more occasions for emotions with negative valence. Writing during the wars of religion that were devastating France, Montaigne may have been in the same situation." (p.152)
À première vue est reprise ici une analyse présente déjà chez la Rochefoucauld et Nietzsche. La conduite ainsi disséquée est désignée par Elster sous le nom de "sur-adaptation au possible" (L'irrationalité, t.2, p.107) :
" C'est par ce trait, me semble-t-il, que l'on peut distinguer les préférences adaptatives de la simple et tranquille résignation au fait qu'il existe des biens désirables hors de notre portée, avec en même temps un effort délibéré de nourrir un goût pour d'autres biens. Lorsque le fait de renoncer à l'objet désiré conduit à le dénigrer, nous sommes bien en présence de ce que l'on peut appeler l'auto-empoisonnement de l'esprit." (ibidem)
Seulement par une note, Elster tient bien, lui, à distinguer le renard, qui s'empoisonne l'esprit, du stoïcien, lucide résigné :
" Selon le stoïcisme, nous devons "regarder comme équivalent à ne vouloir pas le fait de ne pouvoir plus" (Sénèque, Entretiens - Lettres à Lucilius, op.cit., XXVI, 3), attitude sereine et transparente qui diffère entièrement de l'adaptation ou sur-adaptation inconsciente dont il est question ici."
C'est aimable pour les Stoïciens mais ils ne sont ni des résignés ni des sur-adaptés pour la raison suivante : s'ils ne recherchent pas certains biens, c'est qu'ils pensent savoir qu'ils n'ont pas de valeur et que les posséder ou non ne change rien à la valeur d'un homme. Que la genèse psychologique des jugements de valeur soit cruelle (Berlin) ou bienveillante (Elster), elle se trompe de cible : l'éthique stoïcienne prétend se fonder sur une connaissance des valeurs. Pour les affaiblir, il faut soutenir que cette connaissance est fausse.