dimanche 25 août 2013

Conseils pour ne pas faire le pédant dans un blog de philosophie antique.

" Relever des choses basses et petites, faire une vaine montre de sa science, entasser du grec et du latin sans jugement, s'échauffer sur l'ordre des mois attiques, sur les habits des Macédoniens et sur de semblables disputes de nul usage ; piller un auteur en lui disant des injures, déchirer outrageusement ceux qui ne sont pas de notre sentiment sur l'intelligence d' un passage de Suétone et sur l'étymologie d'un mot comme s'il s'agissait de la religion et de l'état ; vouloir faire soulever tout le monde contre un homme qui n'estime pas assez Cicéron (...) ; s'intéresser pour la réputation d'un ancien philosophe, comme si l'on était son proche parent, c'est proprement ce qu'on peut appeler pédanterie."
Tout bien pesé, à la lumière de ces lignes de la Logique de Port-Royal, je doute de ne jamais avoir été pédant...

Commentaires

1. Le lundi 26 août 2013, 09:26 par gene lescapa
Il serait admirable qu'on ramponnât en latin , qu'on se querella en grec sur les blogs, et qu'on citât Plutarque et Salluste au moment où il s'agit de Hollande et de Taubira, de Valls et de Royal, et qu'on déclamât du Tacite et du Cicéron au moment où il est question de Badiou et du réalisme spéculatif : Nihil tam absurde dici potest quod non dicatur ab aliquo philosophorum.
2. Le lundi 26 août 2013, 10:20 par geena scalple
à condition de faire ses subjonctifs correctement, M. Lescapa !

À quiconque croit encore dans l'astrologie !

" Il y a une constellation dans le ciel qu'il a plu à quelques personnes de nommer Balance, et qui ressemble à une balance comme un moulin à vent : la balance est le symbole de la justice : donc ceux qui naîtront sous cette constellation seront justes et équitables. Il y a trois autres signes dans le Zodiaque, qu'on nomme l'un Bélier, l'autre Taureau, l'autre Capricorne et qu'on eût aussi bien pu appeler Crocodile, Éléphant ou Rhinocéros : le bélier, le taureau, le capricorne sont des animaux qui ruminent ; donc ceux qui prennent médecine sous ces constellations, sont en danger de la revomir. Quelques extravagants que soient ces raisonnements, il se trouve des personnes qui les débitent et d'autres qui s'en laissent persuader." (Premier Discours où l'on fait voir le dessein de cette nouvelle logique)
Ces lignes sont tirées de la Logique de Port-Royal, publiée par Arnauld et Nicole en 1662

samedi 24 août 2013

Main gauche non entraînée égale fille non entraînée !

Je le soulignais hier, Platon attribue le fait que les êtres humains sont le plus souvent droitiers à l'effet d'une mauvaise éducation : celle-ci n'a pas su développer au maximum l'habileté naturelle et identique des deux mains. Or, sans que le philosophe ne fasse lui-même le rapprochement, le texte suivant, tiré encore des Lois, met en relief que la femme est à l'homme ce que la main gauche est à la main droite. C'est l' Étranger d' Athènes qui parle :
" Laissez-moi insister en outre sur le fait que la loi qui est la mienne en dira pour les filles tout autant que pour les garçons, à savoir que les filles doivent s'entraîner d'égale façon. Et je le dirai sans me laisser effrayer le moins du monde par l'objection suivante : ni l'équitation, ni la gymnastique, qui conviennent aux hommes, ne siéraient aux femmes. Le fait est certain, j'en suis non seulement persuadé par les mythes anciens que j'entends raconter, mais je sais encore pertinemment que, à l'heure actuelle, il y a pour ainsi dire des milliers et des milliers de femmes autour du Pont, celles du peuple que l'on appelle " Sauromates ", pour qui non seulement le fait de monter à cheval, mais également celui de manier l'arc et les autres armes est une obligation comme elle l'est pour les hommes et fait l'objet d'un pareil exercice.
À quoi s'ajoute sur le sujet en question le raisonnement que voici : s'il est vrai que les choses peuvent se passer ainsi, je déclare que rien n'est plus déraisonnable que la situation qui règne actuellement dans nos contrées, où les hommes et les femmes ne pratiquent pas tous ensemble de toute leur force et d'un même coeur les mêmes exercices. Toutes les cités en effet, ou peu s'en faut, se contentent de n'être qu'une moitié de cité au lieu de valoir le double grâce aux mêmes dépenses et aux mêmes efforts. Et certes il serait étonnant de voir un législateur commettre cette faute." (VII 804 e- 805 ab, p. 854, ed. Brisson)
Le texte a quelque chose de déconcertant au sens où l'argumentation de Platon s'appuie et sur une justification empirique (les femmes sauromates) et sur les enseignements mythiques traditionnels ; or, nous pouvons être enclins à opposer le mythique lié à l'illusion au factuel, indice de vérité.
On note aussi l'absence d'ethnocentrisme : Athènes n'est pas le modèle, pire ce ne sont même pas des Grecs, mais des Scythes, donc des Barbares, qui ont, sur ce point du moins, les usages les plus raisonnables et les plus naturels.
Encore une fois, le texte platonicen met en garde contre la tentation de prendre ce qui a lieu ordinairement dans nos cultures comme moyen de déterminer ce qui est naturel.

vendredi 23 août 2013

L’esprit, demeure ordinaire du faux.

Dans la lettre 88 à Lucilius, Sénèque parle ainsi d’Homère :
« Tantôt on en fait un stoïcien n’ayant d’estime que pour la force d’âme, abhorrant le plaisir et ne s’écartant pas de l’honnête au prix même de l’immortalité ; tantôt on en fait un épicurien louant l’état d’une cité paisible où la vie s’écoule parmi les festins et les chants de fête ; c’est un péripatéticien qui présente une division tripartite des biens ; enfin c’est un académicien qui dit que tout cela n’est qu’incertitude. La preuve qu’il n’est rien de tout cela, c’est qu’il est tout cela, ces systèmes se trouvant incompatibles. » (éd. Veyne, p. 883-884)
C’est aussi ce que pense Ésope, tel que Fontenelle le fait parler, et précisément à Homère en personne :
« (…) Tous les savants de mon temps le disoient ; il n’y avoit rien dans l’Iliade, ni dans l’Odyssée, à qui ils ne donnassent les allégories les plus belles du monde. Ils soutenoient que tous les secrets de la Théologie, de la Physique, de la Morale, et des Mathématiques même étoient renfermés dans ce que vous aviez écrit. Véritablement, il y avoit quelque difficulté à les développer ; où l’un trouvait un sens moral, l’autre en trouvoit un physique : mais après cela, ils convenoient que vous aviez tout su et tout dit à qui le comprenoit bien. » (Nouveaux dialogues des morts, dialogue V)
Homère proteste, il n’a pas écrit au second degré :
« Sans mentir, je m’étois bien douté que de certaines gens ne manqueroient point d’entendre finesse où je n’en avois point entendu. Comme il n’est rien tel que de prophétiser des choses éloignées, en attendant l’évènement, il n’est rien tel aussi que de débiter des fables, en attendant l’allégorie »
Ésope se réjouit que l’allégorie, bien que non intentionnelle, soit venue relever le texte homérique et d’en parler à peu près comme le Platon de La République :
« Quoi, ces Dieux qui s’estropient les uns le autres ; ce foudroyant Jupiter qui, dans une assemblée de Divinités, menace l’Auguste Junon de la battre ; ce Mars qui étant blessé par Diomède, crie, dites-vous, comme neuf ou dix mille hommes et n’agit pas comme un seul (car au lieu de mettre tous les Grecs en pièces, il s’amuse à s’aller plaindre de sa blessure à Jupiter) ; tout cela eût été bon sans allégories ? »
Alors Homère-Fontenelle, sans faire l’éloge du faux, lui donne la place qui lui revient dans la psychologie humaine :
« Pourquoi non ? Vous vous imaginez que l’esprit humain ne cherche que le vrai, détrompez-vous. L’esprit humain et le faux sympathisent extrêmement. »
Deux arguments empiriques à l’appui de la thèse, tous deux centrés sur le plaisir :
a) « Si vous avez la vérité, vous ferez fort bien de l’envelopper dans des fables ; elle en plaira beaucoup plus (…) Ainsi, le vrai a besoin d’emprunter la figure du faux pour être agréablement reçu dans l’esprit humain. » . On pense aux fables platoniciennes, aux allégories.
b) « Si vous voulez dire des fables, elles pourront bien plaire, sans contenir aucune vérité (…) le faux y (dans l’esprit humain) entre bien sous sa propre figure ; car c’est le lieu de sa naissance et de sa demeure ordinaire, et le vrai y est étranger. »
Le premier argument ne conduit pas à désespérer qui voit dans la littérature, dans l’art en général des moyens d’augmenter notre connaissance de la réalité. Mais en revanche, du second, l’Homère fontenellisé tiré une conséquence dévastatrice :
« Quand je me fusse tué à imaginer des fables allégoriques, il eût bien pu arriver que la plupart des gens auroient pris la fable comme une chose qui n’eût point trop été hors d’apparence, et auroient laissé là l’allégorie ; et en effet, vous devez savoir que mes Dieux, tels qu’ils sont, et tous mystères à part, n’ont point été trouvés ridicules."
On comprend désormais ce que veut dire « l’esprit et le faux sympathisent extrêmement ». L’esprit n’aime pas le faux en tant que faux, il l’aime en tant qu’il le prend pour le vrai. On se serait réjoui d’un esprit qui prend plaisir à la fiction, on s’inquiète quand il prend pour réel l’imaginaire et l’inventé. D’où la peur d’ Ésope :
« Cela me fait trembler ; je crains furieusement que l’on ne croie que les bêtes aient parlé, comme elles font dans mes Apologues. »
Homère le rassure, en effet l’amour du faux est limité par l’amour-propre !
« Voilà une plaisante peur.
Esope : Hé quoi, si l’on a bien cru que les Dieux aient pu tenir les discours que vous leur avez fait tenir, pourquoi ne croira-t-on pas que les bêtes aient parlé de la manière dont je les ai fait parler ?
Homère : Ah ! ce n’est pas la même chose. Les hommes veulent bien que les Dieux soient aussi fous qu’eux ; mais il ne veulent pas que les bêtes soient aussi sages. »
Aujourd’hui, on n’en finit pas de philosopher contre l’amour-propre : les dieux déclinent, les bêtes montent à l’horizon.

Manchots par culture.

Tel un culturaliste, Platon dénonce la confusion de l'habituel avec le naturel :
L'étranger d' Athènes : (...) Il règne actuellement un préjugé dont presque personne ne se rend compte.
Clinias : Lequel ?
L'étranger d' Athènes : Penser qu'il y a, pour toutes nos actions, une différence naturelle, pour ce qui est de l'usage, entre la droite et la gauche : c'est le cas des mains, car pour ce qui est des membres inférieurs aucune différence n'est observable dans l'exercice des tâches. Mais c'est pour les mains que, par la sottise des nourrices et des mères nous sommes devenus comme des manchots. Car là où l'aptitude naturelle de chacun de nos deux bras est à peu près en équilibre, c'est nous qui, par l'habitude, les avons rendus différents en ne nous en servant pas comme il faut (...) Ceux-là travaillent contre la nature qui s'emploient à rendre la main gauche plus faible que la droite." (Lois VII, 794 d-e, 795 a)
On notera que c'est par les lois et les coutumes que les potentialités identiques des deux mains s'actualiseront en capacités effectives :
" Tout cela doit être l'objet du soin des magistrats, femmes ou hommes, celles-là surveillant la façon dont on amuse et dont on élève les enfants, ceux-là l'instruction qu'on leur donne, pour que tous et toutes, utilisant leurs deux mains comme leurs deux pieds, évitent, autant que possible de gâter leurs aptitudes naturelles par les habitudes qu'ils prennent." (795 d).
L'excellence physique rendra possible l'excellence civique puisque, de la fin de cette mutilation culturelle, Platon attend le doublement de la force de chaque citoyen à l'heure de la guerre.

jeudi 22 août 2013

Volatiles et foetus.

Tout au long des Dialogues, Platon prend assez souvent l'élevage des animaux comme modèle de l'éducation des enfants. En voici un exemple, surprenant à maints égards, tiré des Lois :
" L'étranger d' Athènes : Ainsi donc, la période qui exige le plus d'exercices, c'est celle où les corps grandissent le plus.
Clinias : Qu'est-ce à dire, Étranger ? Est-ce aux nouveaux-nés, et aux tout jeunes enfants qu'il faut prescrire le plus d'exercices ?
L'étranger d' Athènes : Non pas aux nouveaux-nés, mais encore plus tôt à ceux qui grandissent dans le ventre de leur mère.
Clinias : Que veux-tu dire par là, excellent ami ? Est-ce que tu parles du foetus ?
L'étranger d' Athènes : Oui. Il n'est d'ailleurs nullement étonnant que vous ignoriez la gymnastique propre à ce stade-là, et si étrange que cela puisse paraître je souhaiterais vous l'expliquer.
Clinias : Parfaitement d'accord.
L'étranger d' Athènes : Une chose de ce genre est du reste plus aisée à comprendre chez nous, parce que certains ici s'adonnent aux jeux plus qu'il ne convient. Chez nous en effet non seulement des enfants mais aussi des gens d'un certain âge élèvent des volatiles et les dressent à se battre contre les autres. Or, quand ils entraînent ces bêtes-là, ils sont bien loin de croire que les assauts mutuels auxquels ils les soumettent en guise d'exercices suffisent à leur entraînement. En effet, en plus de cela, chaque propriétaire les prend en outre avec lui, les tenant à l'aisselle, les plus petites dans les mains, les plus grosses dans les plis du bras, sous son manteau, et ils parcourent ainsi, en déambulant, un grand nombre de stades, pour garder en bonne forme non leur propre corps, mais celui de leurs bêtes. Et ils prouvent ainsi à qui sait l'entendre que tous les corps tirent profit d'être soumis à toutes sortes de secousses et de mouvements qui n'engendrent pas la fatigue, soit qu'ils se les donnent à leux-mêmes, soit qu'ils les reçoivent au cours d'un transport en litière, sur mer ou à cheval, bref, toutes les fois que, de n'importe quelle façon, leur mouvement leur vient d'autres corps. C'est grâce à ces mouvements que les corps s'assimilent les aliments et les boissons et deviennent capables de nous transmettre la santé, la beauté et la vigueur sous toutes ses formes. Mais puisqu'il en va ainsi, que dirions-nous devoir faire ensuite ? Êtes-vous prêts à braver le ridicule en instituant explicitement les lois suivantes ? La femme enceinte se promènera." (VII 789 a-e, ed. Brisson, p. 837-838)

vendredi 16 août 2013

Qui occupe aujourd'hui la zone frontière entre le philosophe et l'homme politique ?

« Ils s’imaginent être les plus savants de tous les hommes et, en plus du fait qu’ils s’imaginent l’être, ils croient qu’ils en ont parfaitement acquis la réputation aux yeux de la plupart des gens. En sorte que, selon eux, ils auraient aux yeux de tous, bonne réputation s’il n’y avait, pour y faire obstacle, ceux précisément qui se consacrent à la philosophie. Les hommes dont je parle considèrent donc que s’ils parviennent à établir devant l’opinion que les philosophes ne valent rien, alors, sans contestation, c’est désormais auprès de tous qu’ils remporteront devant l’opinion les trophées dûs à leur savoir. En effet, ils s’imaginent eux-mêmes être vraiment les plus savants (…) Ils font modérément de la philosophie, modérément de la politique, selon un raisonnement bien naturel : car ils se disent que si l’on prend de l’une et de l’autre juste ce qu’il faut, tout en restant à l’abri des risques et de la concurrence, c’est alors qu’on jouit des fruits de son savoir (…) Si la philosophie est une chose bonne, et l’activité politique aussi, mais si elles ont l’une et l’autre une fin différente et que ces hommes participent aux deux et tiennent le milieu entre ces deux réalités, ils ne disent rien qui vaille car ils sont inférieurs à l’une et à l’autre (…) Or eux-mêmes ne reconnaîtraient pas, je pense, que philosophie et politique sont en elles-mêmes l’une et l’autre un mal, ni non plus que l’une soit un mal et l’autre un bien. Mais la réalité est que ces gens-là, puisqu’ils participent à l’une et à l’autre, demeurent inférieurs aux deux, par rapport à la fin pour laquelle politique et philosophie sont toutes deux dignes de considération. Aussi, étant dans la réalité à la troisième place, ils cherchent à paraître les premiers. » (Platon Euthydème 306 c-d, éd. Brisson p.393-394)
Socrate ajoute généreusement :
" Il faut donc leur pardonner ce désir et ne pas s'en irriter, mais les prendre pour ce qu'ils sont. Car il faut chérir l'homme, quel qu'il soit, quoi qu'il dise, qui fait de la pensée son domaine de recherche et qui s'applique, courageusement, par ses efforts, à exprimer jusqu'au bout ce qu'il pense."
On comparera la douceur de l'évaluation à la sévérité de la hiérarchie présentée dans le Phèdre où les hommes dont nous parlons sont vraiment très mal classés :
" L'âme qui a eu la vision la plus riche ira s'implanter dans une semence qui produira un homme destiné à devenir quelqu'un qui aspire au savoir, au beau, quelqu'un qu'inspirent les Muses et Éros ; que la seconde (en ce domaine) ira s'implanter dans une semence qui produira un roi qui obéit à la loi, qui est doué pour la guerre et le commandement ; que la troisième ira s'implanter dans une semence qui produira un homme politique, qui gère son domaine, qui cherche à gagner de l'argent ; que la quatrième ira s'implanter dans une semence qui produira un homme qui aime l'effort physique, quelqu'un qui entraîne le corps ou qui le soigne ; que la cinquième ira s'implanter dans une semence qui produira un homme qui aura une existence de devin ou de praticien d'initiation ; à la sixième, correspondra un poète ou tout autre homme qui s'adonne à l'imitation ; à la septième, le démiurge et l'agriculteur ; à la huitième, le sophiste ou le démagogue ; à la neuvième, le tyran." (248 d-e, p. 1264)
On voudra bien entendre par philosophe, dans le titre du billet, quiconque met au plus haut la connaissance de la vérité.

Pour une sociologie non théologique.

Spinoza :
“ Si, par exemple, une pierre est tombée d’un toit sur la tête de quelqu’un et l’a tué, ils (les théologiens) démontreront que la pierre est tombée pour tuer l’homme, de la façon suivante : si, en effet, elle n’est pas tombée à cette fin par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances (souvent, en effet, il faut un grand concours de circonstances simultanées) ont-elles pu concourir par hasard ? Vous répondrez peut-être que c’est arrivé parce que le vent soufflait et que l’homme passait par là. Mais ils insisteront : pourquoi le vent soufflait-il à ce moment-là ? Pourquoi l’homme passait-il par là à ce même moment ? Si vous répondez de nouveau que le vent s’est levé parce que la veille, par un temps encore calme, la mer avait commencé à s’agiter, et que l’homme avait été invité par un ami, ils insisteront de nouveau, car ils ne sont jamais à court de questions : pourquoi donc la mer était-elle agitée ? Pourquoi l’homme a-t-il été invité à ce moment-là ? et ils ne cesseront ainsi de vous interroger sur les causes des causes, jusqu’à ce que vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance. » (Éthique, De Dieu, appendice, La Pléiade, p.350)
Bourdieu :
« L’État a été un des grands asiles de l’igorance en ce sens que l’on fait porter à l’État tout ce qu’on ne sait pas expliquer dans le monde social et qu’on l’a couvert de toutes les fonctions possibles : l’État conserve, etc. Vous verrez dans les livres à prétention « théorique » que le nombre de phrases où l’État est le sujet est fantastique. Cette espèce d’hypostase du mot État, c’est la théologie quotidienne. Or faire de l’État le sujet de propositions n’a pratiquement aucun sens. C’est pourquoi je contourne toujours mes phrases pour en parler. » ( Sur l’État, cours du 15 Février 1990, Seuil, p.157-158 )
Si Bourdieu a raison, peut-on appeler les anarchistes les plus théologiens des politiques ?

samedi 10 août 2013

Le cynique, bien plus radical que l'anarchiste.

Je me suis déjà demandé comment être cynique aujourd’hui, plus précisément comment se comporter pour, sans ridicule, prétendre être un disciple contemporain de Diogène, d’ Antisthène, d’Hipparchia, de Cratès etc.
Partant de l’idée que le cynisme est lié à un rejet des usages de la cité au profit d’une vie universelle et naturelle, je trouve dans un passage de Pierre Bourdieu une possibilité cynique. Le sociologue veut mettre en évidence que la vie privée est encadrée par des décisions étatiques ; pour cela il fait référence au calendrier officiel par rapport auquel se déterminent nos calendriers privés. Parce que les contestations politiques les plus radicales se construisent dans le cadre de règles implicites officielles qu’il semblerait fou de contester, Bourdieu écrit :
“ Je ne connais pas d’anarchiste qui ne change pas d’heure lorsque nous passons à l’heure d’été.” (Sur l’État, cours du 18 janvier 1990)
Or, il me semble que si l’anarchiste ne peut exister en tant que tel que parce que l’État est déjà là, le cynique pourrait se permettre de refuser la temporalité officielle, en faveur de quelque chose comme le temps naturel, celui du jour, de la nuit, du passage des saisons.

Commentaires

1. Le mercredi 21 octobre 2015, 16:27 par LM Bernard
Bien vu le cynique rompt les valences conventionnelles,construites sur des valeurs ,du lien social,catégorisation culturelle,sémiotique de la représentation de l'Académie et du Lycée.
L'anarchiste reste dans la représentation du zoon politicon,il conteste le pouvoir,l'appareil d'état ,pas la collectivité.
le cynique rejette les contraintes du tout somme des parties et le tout holiste ou le tout est plus que la somme des parties,il s'excentre,se singularise,se bestialise et peut effectivement refuser toute temporalité officielle,a t on vu un loup solitaire regarder midi à sa montre?.

mercredi 10 juillet 2013

Athenaeus pornographe ?

Dans Penser la pornographie (2003), Ruwen Ogien reprend aux historiens l'idée que " le premier pornographos (pornographe) connu est un philosophe grec" ( p.36). D'après la note correspondante, Ogien paraît tirer le fait du livre de Bernard Arcand Le jaguar et le tamanoir. Anthropologie de la pornographie (1991). Or, à la lecture de ces lignes, mon étonnement est tel que je consulte l'irremplaçable Dictionnaire des philosophes antiques, dirigé par Richard Goulet. Sept Athénaios y sont répertoriés, mais un seul est candidat au titre, Athénaios de Naucratis, auteur de langue grecque, mieux connu sous le nom d'Athénée, et ayant vécu entre la fin du 2ème siècle et le début du 3ème.
L'auteure de la notice, Françoise Caujolle-Zaslawsky, le caractérise comme un "écrivain érudit", dont on ne connaît qu'un seul ouvrage, les Deipnosophistes, traduit par "Le banquet des sages" ou "Autorités sur les banquets", meilleure traduction d'après l'auteure. Voici quelques lignes permettant d'avoir un aperçu de l'ouvrage :
" Athénée raconte à son ami Timocrate tout ce qui s'est dit lors du banquet offert par Larensios, un riche et savant Romain, féru d'érudition (...) Les convives, "experts aux banquets" sont des juristes, dont Ulpien, des poètes, des orateurs, des grammairiens, des philosophes, des médecins, dont Galien, des musiciens (...) Quant aux sujets de conversation, ils sont multiples et disparates : on passe de la musique, des chants et des danses aux vins, aux mets et aux épices, des hétaïres (ah, on brûle, semble-t-il) et des anecdotes piquantes ou licencieuses à la littérature, à l'art poétique, à la science, à la vie privée, etc. Il n'y a pas d'ordre, sinon celui de la succession des plats composant le banquet ; à cette succession correspond un schéma répétitif dans les propos : une suite de digressions en série, dont chacune a pour point de départ les commentaires des convives sur les plats qui défilent à leur table. On pourrait donc décrire l'ouvrage comme un traité de gastronomie gonflé d'innombrables digressions (...) Athénée a visiblement rassemblé comme en un "trésor" tout ce qu'il avait découvert de plus curieux dans ses lectures, sur tous les sujets. Aussi a-t-on pu décrire son ouvrage comme "une sorte de répertoire universel de l'antiquité"" (p.646-647)
Ce passage suffit à réaliser que traiter Athénée de premier pornographe est un peu cavalier. Mais d'où vient l'idée même de le faire ?
Il semble que la source de cette caractérisation hardie se trouve dans un passage du livre 13 : le voici dans la traduction qu'en donne Philippe Remacle :
" Toi, charmant sophiste, tu te vautres dans ces lieux, non pas avec des amis de ton sexe, mais avec des femmes, des maquerelles à la pelle. En outre, tu ne cesses de distribuer à la volée les ouvrages d'Aristophane, d'Apollodore, d'Ammonios, d'Antiphane, et même de Gorgias d'Athènes, bref que des torchons où l’on ne parle que de putains athéniennes ! Ma foi, elle est belle, ton érudition ! Il est sûr et certain que tu n'as rien à voir avec Théomandros de Cyrène, dont Théophraste dit dans son livre sur le Bonheur, qu'il désirait enseigner l’art d’être heureux. Non, toi, tu cherches plutôt à nous apprendre l’érotisme. En fait, tu ressembles à cet d'Amasis d'Élis, dont Théophraste – encore lui- fait mention dans son Traité sur l'amour, et qui était un expert en matière sexuelle. On ne se tromperait pas de beaucoup en t'appelant pornographe, au même titre que les peintres Aristide, Pausias et Nicophanos. Dans son livre sur les Tableaux de Sicyone, Polémon reconnaît que ces gens-là excellaient dans ce genre de peinture. "
Athénée n'est donc pas ni le premier pornographe, ni même un pornographe mais en revanche c'est dans son oeuvre qu'on trouve, semble-t-il, la première occurrence de "pornographe" au sens étymologique de "celui qui écrit sur, celui qui réprésente les prostituées".
À la suite du texte où il qualifiait Athenaeus de premier pornographe, Ruwen Ogien avait placé la parenthèse suivante :
" ( ce qui semble contredire la thèse de l'invention moderne de la pornographie et nous donne aussi une idée intéressante du rôle que des philosophes pourraient avoir dans ce domaine )."
La deuxième partie de cette phrase devient désormais douteuse, car Athénée a produit dans ce cas un néologisme et non, à la différence d' Ogien, des pensées ayant comme objet la pornographie.

lundi 8 juillet 2013

Le désert platonicien : l'équivalent de l'état de nature.

Il faut attendre le 17ème siècle (Hobbes, Spinoza etc.) pour que le concept d'état de nature soit déterminé dans son sens politique, par opposition à l'état de société.
Reste que quelques lignes de Platon, dans le cadre de ce que certains appelleraient peut-être aujourd'hui une expérience de pensée, décrivent exactement ce qui sera désigné plus tard par le concept d'état de nature.
C'est dans La République, à l'occasion d'une analyse psychologique et politique de la tyrannie, où Platon compare le tyran au propriétaire d' esclaves :
" Socrate : Ces particuliers, que leur richesse a rendu propriétaires dans les cités de nombreux esclaves, ont avec les tyrans ceci de commun, ils commandent à plusieurs, et le tyran ne diffère que par le nombre de ceux auxquels il commande.
Adimante : C'est une différence en effet.
S. : Or, tu sais bien que ces gens-là mènent une vie tranquille et qu'ils ne craignent pas leurs domestiques ?
A. : De quoi auraient-ils peur, en effet ?
S. : De rien, mais en vois-tu la raison ?
A. : Oui, c'est que la cité toute entière prête assistance à chacun des individus particuliers." ( 578 d )
Dit autrement, si le maître ne craint pas ses esclaves, pourtant bien plus nombreux que lui, c'est parce que l'Etat, soutenant l'esclavage, empêche leur révolte ( en passant, on notera que Platon ne présente pas l'argument défendu par Rousseau dans Du contrat social et aussi, bien antérieurement, par La Boétie, selon lequel les esclaves ont intériorisé la soumission ). Logiquement Socrate va alors faire comprendre ce qui nécessairement se passerait s'il n'y avait pas de société organisée autour d'un État et c'est ici qu'on voit apparaître, à travers la représentation du désert, l'équivalent platonicien de l'état de nature :
" Socrate : Bien vu, mais alors, si quelque dieu retirait de la cité l'un de ces particuliers qui possède une cinquantaine d'esclaves ou même plus, et le transférait, lui, son épouse et ses enfants, avec tous ses biens et tous ses domestiques dans un désert, où il ne pourrait recevoir l'assistance d'aucun homme libre, dans quel état de crainte, en proie à quelles frayeurs crois-tu qu'il se trouverait en pensant à son sort, à celui de son épouse et de ses enfants, craignant constamment d'être assassiné par ses serviteurs ? "
On pourrait même se laisser aller jusqu'à dire que, par cette référence à la peur, ce désert platonicien a quelque chose de l'état de nature selon Hobbes... En effet, comme la suite le montre, les réactions du maître vont être bel et bien dictées par la peur de mourir :
" Adimante : La crainte s'emparerait entièrement de lui.
Socrate : N'en serait-il pas dès lors réduit à rallier à sa cause certains de ses esclaves, à leur faire quantité de promesses, à les affranchir sans y être contraints, bref n'apparaîtrait-il pas lui-même comme le flatteur de ceux qui sont pourtant à son service ?
A. : Ce serait pour lui une nécessité contraignante s'il veut éviter de périr."
Pris en lui-même, ce passage contient finalement l'idée que l'esclavage n'a rien de naturel et qu'il est le produit d'un rapport de forces institué par l'État...

dimanche 7 juillet 2013

Platon et la crise des subprimes.

Lisant Platon, on est par moments irrésistiblement porté à penser aux événements contemporains. C'est ce que produit en moi en tout cas la lecture du passage suivant de La République ( texte écrit entre - 385 et - 370 ). Platon y analyse comment, dans un régime oligarchique où les dominants ont comme valeur centrale l'argent, ceux-ci font pour augmenter leurs biens ( c'est Socrate qui parle en premier, Adimante lui donnant la réplique ). À toutes fins utiles, on rappellera que, dans ce texte, la cité désigne la société gouvernée par un État :
" - Ceux qui commandent dans cette constitution politique n'exercent leur commandement, je pense, qu'en se fondant sur la quantité de leurs possessions ; ils ne consentent pas à contrôler par une législation les jeunes qui se dissipent dans l'indiscipline, pour les empêcher de dépenser leurs biens et leur éviter la ruine. Leur but est de leur prêter sur hypothèque, de manière à devenir ensuite propriétaires des biens de ces gens-là, pour être encore plus riches et plus considérés.
- C'est ce qu'ils désirent le plus.
- Or n'est-il pas évident d'emblée que dans une cité, on ne peut estimer la richesse et acquérir en même temps la modération requise, et qu'au contraire on en arrive nécessairement à négliger l'une ou l'autre ?
- C'est assez clair, dit-il.
- Ainsi, dans les oligarchies, c'est en négligeant la modération et en tolérant l'indiscipline que les dirigeants réduisent parfois à la pauvreté des hommes qui n'étaient pas dépourvus de qualités par leur naissance.
- C'est certain.
- Ceux-là demeurent inactifs dans la cité, où ils sont, je pense, bien pourvus d'aiguillons et armés, les uns criblés de dettes, les autres couverts d'infamie, les autres des deux à la fois ; remplis de haine, ils complotent contre ceux qui se sont approprié leurs biens et contre tout le monde, désireux d'une seule chose : voir apparaître un régime nouveau.
- C'est bien cela.
- Quant aux financiers, ils se tiennent cois et font mine de ne pas les apercevoir, mais ils ne manquent pas de darder leur aiguillon, c'est-à-dire leur argent, contre ceux du groupe des pauvres qui se laissent faire ; multipliant par cent les intérêts de leur capital patrimonial, ils font proliférer dans la cité les faux bourdons (comprenez les malfaiteurs) et les mendiants.
- Comment, en effet, n'y seraient-ils pas nombreux ?
- Et par ailleurs, repris-je, un tel mal qui se propage comme un incendie, ils ne consentent pour l'éteindre aucun des moyens qu'il faudrait : ils ne veulent ni de ce moyen que j'ai mentionné qui consiste à contrôler les dépenses arbitraires du bien de chacun, ni de cet autre moyen consistant à faire une législation en vue de supprimer de tels abus.
- Quelle législation ?
- Une loi qui viendrait en complément du contrôle, et qui contraindrait les citoyens à se soucier de la vertu. Si, en effet, on prescrivait de conclure la plupart des contrats de gré à gré aux risques du prêteur, les citoyens rechercheraient la richesse avec moins d'impudence, et on verrait moins se développer dans la cité ces maux que nous décrivions à l'instant.
- Beaucoup moins, dit-il.
- À présent, au contraire, repris-je, pour toutes ces raisons précisément, les gouvernants réduisent dans la cité les gouvernés à une situation de ce genre. Pour ce qui est d'eux et de leurs enfants, ne voit-on pas les jeunes profiter d'une vie de luxe et devenir incapables de tout effort pour les activités du corps et de l'esprit ? Ne sont-ils pas mous et indolents, incapables de discipline dans les plaisirs et dans les peines ?
- Si, en effet.
- Et eux-mêmes, les pères, négligeant tout le reste, hormis l'argent, ne développent pas davantage le souci de la vertu que les pauvres." ( 555c-556c. éd. Brisson, p. 1721-1722 )

vendredi 5 juillet 2013

Au rebours des sophistes.

On sait que, dans l'allégorie platonicienne de la caverne, les hommes ordinaires sont victimes d'autres hommes, producteurs d' ombres ; en effet les images projetées en face d'eux sont prises à tort pour la réalité même par ces prisonniers incapables de se retourner et de découvrir le mécanisme réel de production. Les voici décrits, les responsables, ceux que Platon compare aux " montreurs de marionnettes " :
" Imagine aussi, le long de ce muret, des hommes qui portent toutes sortes d'objets fabriqués qui dépassent le muret, des statues d'hommes et d'autres animaux, façonnés en pierre, en bois et en toute espèce de matériau. Parmi ces porteurs, c'est bien normal, certains parlent, d'autres se taisent." (La République, 514 b, p. 1679, éd. Brisson)
Même si Platon n'explique pas dans l'allégorie qui ces hommes représentent, il est usuel et justifié de voir en eux les sophistes. Ailleurs en effet Platon compare ces derniers au peintre que la technique de l'imitation rend " le plus apte à faire croire, à l'insu des plus ingénus des jeunes garçons observant de loin ses dessins, qu'il peut accomplir réellement tout ce qu'il désire produire " ( Le Sophiste 234 b ). Ainsi le peintre pourra faire croire par exemple qu'il peut produire un siège alors qu'il n'en produira que l'image. Le sophiste, lui, dispose d' " une autre technique, s'occupant elle des raisonnements (...) et capable d'ensorceler ces jeunes gens encore loin de la réalité des choses, et ce par l'intermédiaire de propos qui, destinés aux oreilles, montrent des images parlées de toutes choses, afin de leur faire croire que ce qu'ils écoutent est vrai et que celui qui a parlé est le plus sage de tous." ( 234 c ). On peut donc légitimement faire l'hypothèse que les images montrées sur le mur du fond de la caverne représentent ces " images parlées " que les sophistes disent être celles de la réalité même.
Mais ceci est connu. En revanche on a peut-être moins prêté attention au fait que si le sophiste fait toujours passer l'irréel pour le réel, il arrive au philosophe de devoir faire exactement l'inverse : faire passer le réel pour l'irréel.
Pour le comprendre, il faut remonter à l'analyse que Platon fait du mensonge : de manière attendue, il le condamne car, en installant l'erreur dans l'âme de qui en est victime, il est contraire au désir de chacun de se débarrasser du faux et de connaître le vrai. Néanmoins tout mensonge n'est pas un mal :
" Quand et à qui est-il assez utile pour ne plus mériter qu'on le haïsse ? N'est-ce pas à l'égard des ennemis et de ceux qui comptent parmi nos amis, dans le cas où la folie ou quelque manque de jugement leur fait entreprendre quelque chose de mauvais ? Le mensonge ne devient-il pas une sorte de remède utile, capable de les en détourner ? " (La République 382 c)
En tant que remède à la déraison, le mensonge est justifié : il est un moyen de faire faire à l'homme déraisonnable (ami ou non) ce qu'il ferait s'il était raisonnable.
Cette comparaison du mensonge à une drogue, utile dans certaines occasions, accompagne une autre comparaison, reprise souvent par Platon, celle du gouvernant au médecin. Les deux comparaisons rendent intelligible la proposition suivante : tels les médecins donnant des remèdes utiles à leurs malades, les gouvernants doivent user du mensonge pour le bien des gouvernés ( " C'est à une quantité considérable de mensonges et de tromperies que nos dirigeants risquent de devoir recourir dans l'intérêt de ceux qui sont dirigés." 459 c )
Cependant c'est à un mensonge de même type mais de plus haut niveau, si on peut dire, que je veux me référer aujourdhui. Après avoir défini quel type d'hommes doit garder la cité, Socrate, sans transition, demande à Glaucon :
" Quel moyen serait alors à notre disposition dans le cas où se présente la nécessité de ces mensonges dont nous parlions tout à l'heure, pour persuader de la noblesse d'un certain mensonge d'abord les gouvernants eux-mêmes, et si ce n'est pas possible, le reste de la cité ? " (414 b)
La fonction d'un tel mensonge aux yeux du lecteur n'est à dire vrai pas manifeste si les gouvernants doivent en être les destinataires : en effet de tous les hommes de la cité, ils sont par définition les meilleurs et donc les plus raisonnables. En revanche le reste de la cité est une cible plus compréhensible. Mais Glaucon, lui, ne voit pas ce problème et se contente de demander : " quel mensonge ? ", ce à quoi Socrate répond :
" Rien de nouveau, seulement une affaire phénicienne, qui s'est passée autrefois déjà en maints endroits, comme l'ont dit et fait croire les poètes, mais qui n'est pas arrivée chez nous et qui, à ce que je sache, n'est pas susceptible de se reproduire et dont on ne se convaincra pas facilement." (ibid.)
Socrate se réfère ici au mythe de la fondation de Thèbes par Cadmos. Ce dernier, qui vient de tuer un serpent, sur le conseil d'Athéna, en sème les dents et d'elles naissent de la terre les ancêtres des Thébains. Platon peint alors un Socrate gêné d'avoir à faire croire vraie cette récit très largement douteux :
" Glaucon : Tu me sembles avoir quelque difficulté à parler.
Socrate : Tu verras bien quand j'aurai parlé, qu'il y a des raisons d' hésiter.
Glaucon : Parle. n'aie crainte. " (414 c)
Alors Socrate va exposer comment celui au nom duquel il parle ( précisément celui qui, en instituant la cité juste, joue un rôle du même type que celui du législateur dans le Contrat Social de Rousseau ) doit faire passer aux yeux des hommes la réalité pour de simples images, ceci en vue de les faire croire à la réalité du mythe :
" Je parlerai donc, et pourtant je ne sais trop comment j'en aurai l'audace ni à quels arguments je pourrai recourir pour le faire. J'entreprendrai en premier lieu de persuader les gouvernants eux-mêmes et les hommes de guerre, ensuite le reste de la cité, que tout ce dont nous les avons nourris et formés, tout cela était pour ainsi dire comme des rêveries dont ils font l'expérience lorsqu'elles se présentent à eux. En réalité, ils étaient alors modelés dans le sein de la terre et élevés, eux, leurs armes, et tout leur équipement en cours de fabrication ; quand ils furent entièrement confectionnés, la terre qui est leur mère les a mis au monde, et maintenant ils doivent considérer cette contrée où ils se trouvent comme leur mère et leur nourrice et la défendre si on l'attaque, et réfléchir au fait que les autres citoyens sont comme leurs frères, sortis aussi du sein de la terre." (414 d)
Ainsi l'homme éclairé, à la différence du sophiste qui fait passer l'irréel pour le réel, vise à faire voir le réel comme irréel. Le rêve n'est pas ici, comme dans le Théétète (158 bc), évoqué à des fins épistémiques et sceptiques mais à en vue de finalités éthiques et politiques à la fois.
En termes modernes, pour naturaliser les distinctions et fonctions sociales, Platon fait prendre la veille pour le rêve.
Certes dans le cadre de l'ontologie platonicienne, une telle transformation de la réalité n'est pas vraiment égarante, dans la mesure où le Réel en soi n'est en aucune manière le vécu. Reste que cette distance, que le législateur fait prendre aux hommes par rapport à leurs vies concrètes, ne se fait pas au profit de la connaissance de quelque chose de plus réel mais en vue de l'assimilation d'un conte à dormir debout.

mercredi 3 juillet 2013

Vouloir tout et son contraire, comme un enfant : la faiblesse en métaphore de la force.

Dans Le Sophiste, l' Étranger a devant Théétète réfuté autant la thèse parménidéenne ( tout est immobile ) que la position héraclitéenne ( tout est en mouvement ). Ne pouvant nier pourtant la réalité ni du mouvement ni du repos, l' Étranger va chercher à les penser ensemble même si chacun exclut l'autre :
" Le philosophe, lui, qui estime au plus haut degré toutes ces choses, est donc absolument contraint - en raison de ces mêmes choses - de ne pas approuver que le tout soit en repos, qu'il s'agisse de l'opinion de ceux qui affirment l'existence d'une seule forme, ou de ceux qui affirment qu'il y en a plusieurs, et de ne pas écouter non plus, en aucune manière, ceux qui font mouvoir l'être en toutes directions ; lui, comme les enfants dans leurs désirs, ne sachant que choisir, devra dire que le "tout qui est" est à la fois immobile et en mouvement." ( 249 cd, p. 1851, éd. Brisson)
Sans doute habitué par Descartes à identifier l'enfant à l'anti-modèle du philosophe, je suis enclin à voir comme paradoxale et inattendue la comparaison platonicienne contenue dans ces lignes : en effet c'est l'enfant, encore dans sa faiblesse car hésitant et dominé par des désirs contradictoires, c'est cet enfant qui permet au lecteur de Platon d'imaginer la tâche du philosophe, pourtant maître, lui, de thèses contradictoires qu'il domine et qu'il tente de dépasser de manière synthétique.
Ce que le philosophe juge impossible et condamnable quand il s'agit des désirs ( les satisfaire simultanément quand ils s'excluent ) est possible et requis quand les inclinations sont remplacées par les propositions philosophiques. À la différence de l'enfant gâté qui échouera nécessairement, le philosophe réussit à concilier ce qui apparement est théoriquement incompatible.

lundi 24 juin 2013

Ne faites pas la grue !

À Pierre, pour ses 50 ans...
Dans Le Politique de Platon, l' Étranger guide Socrate le jeune (c'est un homme qui porte le même nom que Socrate le philosophe). Il veut aider son interlocuteur à déterminer ce qu'a de spécifique l'homme politique. Par dichotomie, le dialogue progresse. Les deux hommes arrivent à l'idée que le politique dispose d'une technique directive. Plus précisément, dans la mesure où l'homme politique ne se contente pas de faire appliquer les ordres qu'on lui a donnés l'ordre de faire appliquer, la technique est qualifiée d'autodirective. Comme elle a comme objets les êtres vivants, elle est une espèce du genre élevage, l'homme politique ressemblant à l'éleveur de troupeaux, par exemple de boeufs ou de chevaux, à la différence de celui qui élève un seul être vivant.
À ce stade, l'Étranger invite alors Socrate le jeune à poursuivre la division dichotomique : comment bien diviser le genre élevage de troupeaux ? Le jeune Socrate répond sans hésiter :
" À mon avis, il y a un élevage qui se rapporte aux hommes et un autre qui concerne les bêtes." (262a)
J'imagine que cette réplique plaît au lecteur contemporain et le détourne quelque peu de la fâcherie ressentie à lire que la masse des hommes est en premier lieu pensée sur le modèle du troupeau et l'homme politique sur celui du pasteur. En effet, qui aujourd'hui n'est pas plus ou moins rousseauiste ? Or, Rousseau, dans Du contrat social (livre I, chapitre II), expose la conception (attribuée, entre autres, à Hobbes) qu'il veut définitivement enterrer quand il écrit :
" Ainsi voilà l'espèce humaine divisée en troupeaux de bétail dont chacun a son chef, qui le garde pour le dévorer.
Comme un pâtre est d'une nature supérieure à celle de son troupeau, les pasteurs d'hommes qui sont leurs chefs, sont aussi d'une nature supérieure à celle de leurs peuples. Ainsi raisonnait, au rapport de Philon, l'Empereur Caligula ; concluant assez bien de cette analogie que les rois étaient des dieux, ou que les peuples étaient des bêtes."
Mais revenons à Platon. L'Étranger voit dans cette distinction hommes / animaux une méprise. Elle est analogue, à ses yeux, à la distinction ordinaire entre les Grecs d'un côté et les Barbares ou à celle, extraordinaire, elle, qu'on pourrait faire entre par exemple le nombre "10.000" et tous les autres nombres :
" En détachant les Grecs comme unité mise à part de tout le reste, tandis qu'à l'ensemble de toutes les races, alors qu'elles sont en nombre indéterminé et qu'elles ne se mêlent pas les unes avec les autres, ni ne parlent la même langue, ils appliquent la denomination unique de "Barbare", s'attendant que, à leur appliquer une seule et même dénomination, ils en aient fait un seul genre. Ou encore, c'est comme si l'on se figurait diviser le nombre en deux espèces en détachant le nombre "dix mille" de tous les autres, en le mettant à part comme si c'était une seule espèce, et qu'on prétende que, à mettre sur absolument tout le reste un nom unique, cela suffise cette fois encore pour mettre à part un second genre du nombre." (262d)
On comprend aisément que, dans le cadre d'une classification des nombres, l'Étranger propose, à la place de distinction opposant le nombre "10.000" à tous les autres nombres, celle, meilleure, différenciant le pair de l'impair. Mais ce qui m'intéresse aujourd'hui est la comparaison que l' Étranger fait, devant Socrate le jeune, pour lui faire comprendre l'illusion anthropocentrique poussant les Grecs à s'opposer à tous les autres peuples, qui restent ainsi indifférenciés sous l'étiquette "Barbares". En effet l'Étranger compare, de manière amusante, ces Grecs fiers de leur hellénisme (mais tout aussi bien Socrate le jeune, opposant les hommes à tous les autres vivants) à un animal étrange, une grue consciente de soi :
" C'est ce que ferait peut-être un autre animal, s'il en existe, doué de réflexion comme, mettons, la grue, ou toute autre espèce du genre ; elle attribuerait probabement les noms comme tu le fais, en prenant d'abord un seul et même genre celui de "grue" pour l'opposer aux autres êtres vivants et pour se glorifier elle-même, et elle rejetterait en bloc le reste, y compris les hommes, pour lequel elle n'utiliserait aucun autre nom que celui de bêtes." (263d)
À partir de là, je ne veux pas encore reconduire mon lecteur vers la mouche nietzschéenne à laquelle je me suis déjà si souvent référé. Remontons plutôt au-delà de Platon. En effet cette grue me fait penser aux chevaux, aux boeufs et aux lions de Xénophane, rapportés par Clément d'Aexandrie dans les Stromates(V, 110) :
" Cependant si les boeufs, les chevaux et les lions
Avaient aussi des mains, et si avec ces mains
Ils savaient dessiner, et savaient modeler
Les oeuvres qu'avec art seuls les hommes façonnent
Les chevaux forgeraient des dieux chevalins
, Et les boeufs donneraient aux dieux forme bovine :
Chacun dessinerait pour son dieu l'apparence
Imitant la démarche et le corps de chacun." (Les Présocratiques, La Pléiade, p.118)
On notera bien que les deux philosophes ne font que des expériences de pensée (tel Spinoza, dans une lettre à Schuller, donnant la conscience de soi à une pierre en mouvement). Ça serait donc faux de tirer de ces textes l'idée que Platon et Xénophane ont pensé les animaux comme des hommes comme les autres ! D'ailleurs leur but n'était pas de connaître les animaux de l' intérieur ( l'effet que ça fait d'être une chauve-souris) ou de l'extérieur mais de parvenir à une vérité qui ne soit pas en réalité une opinion déterminée par une position particulière dans le monde et l'ignorance de cette position.

samedi 22 juin 2013

La Forme et l'aimé.

Lisant le Phédon de Platon, je découvre une comparaison originale, dans la bouche de Socrate s'adressant à Simmias :
" Tu sais bien ce qu'éprouvent les amants à la vue d'une lyre, d'un manteau ou de n'importe quel objet utilisé habituellement par celui qu'ils aiment : dès qu'ils prennent connaissance de la lyre, aussitôt ils forment dans leur pensée l'idée du garçon à qui la lyre appartient. Eh bien, c'est cela, une réminiscence. " ( éd. Brisson, 73d )
Platon présente ici une analogie : l'aimé est à l'objet qu'il possède (et qui fait naître dans l'amant l' image de l'aimé) ce que la Forme (ou l' Idée) est à la chose particulière qui l'instancie, qui l'exemplifie (par exemple tel homme par rapport à la Forme de l' homme). De même que l'amant peut penser à l'aimé parce qu' il en a le souvenir, même si dernier n'est plus sous ses yeux, de même l'âme peut penser à la Forme, parce qu'elle l'a connue dans un temps antérieure. Dans les deux cas, la pensée de la réalité matériellement absente passe par la médiation de la perception d'une chose qui est donnée, là, sous les yeux, sous la main.
Ainsi le philosophe, tel l'amoureux, aime les Formes ; les choses, les êtres particuliers qui l'entourent, qu'il perçoit, ne sont que les voies d'accès à ces Formes.
À partir de là, on peut s'amuser à dire : celui qui ne voit dans la chose concrète rien d'autre qu'elle-même est comme un amoureux fétichiste, qui par exemple prend tel mouchoir de son amie pour substitut de cette dernière au lieu de voir en elle la trace de l'amie et de partir à sa recherche.
Les non-philosophes, comme les fétichistes, ne partent pas à la chasse ; ils s'en tiennent à ce qu'ils voient.

lundi 17 juin 2013

Allègre en 1998 et l'enseignement de la morale en 2013.

Claude Allègre disait au Sénat le 30 novembre 1998 :
" Des cours sur la drogue, la violence, la situation dans les quartiers difficiles et la morale civique sont plus importants que la philosophie."
Certes le ministre prenait position sur les enseignements utiles dans les IUFM (aujourd'hui disparus), mais l'enseignement de la philosophie, seulement obligatoire en Terminale, et l'institution de la 6ème à la Terminale d'un enseignement de morale ne permettent-ils pas de dire que, pour le Ministre de l'Education Nationale au moins, la morale civique est du point de vue éducatif plus importante que la philosophie, au collège comme au lycée ?
Et si c'était le contraire?

dimanche 16 juin 2013

À quoi servent donc les cours de philosophie ? Au moins à identifier le bullshit ?

Avant la Première Guerre Mondiale, enseignait à Oxford J.A.Smith, un métaphysicien hegélien. Ses premières paroles dans le cadre de son premier cours étaient les suivantes :
" Chacun de vous (...) aura une carrière différente - certains seront avocats, d'autres militaires, certains médecins ou ingénieurs, d'autres serviteurs du gouvernement, certains propriétaires terriens ou hommes politiques. Laissez-moi vous dire tout de suite qu'aucun de mes propos énoncés lors de ses conférences n'aura la moindre utilité pour vous dans quelque domaine où vous tenterez d'exercer vos talents. Mais il y a une chose que je peux vous promettre : si vous allez jusqu'au bout de cette série de conférences, vous serez toujours en mesure de savoir quand les hommes are talking riot (vous disent des bêtises)."
Ces propos, d'autant plus surprenants par leur modestie qu'ils sortent de la bouche d'un hegélien, sont rapportés en 1988 par Isaiah Berlin à Ramin Jahanbegloo (En toutes libertés, éd. du Félin, 1990). On notera que le 10 Novembre 1989 René Thom dans un article publié dans Le Monde et intitulé La science moderne comprend-elle ce qu'elle fait ? écrivait que " chez les scientifiques contemporains, l'opinion quasi unanime est que la philosophie n'est en science proprement dite d'aucune utilité ", ajoutant qu ' "on peut s'y intéresser à titre personnel, sans plus."
Berlin, lui, continue ainsi :
" Il y a quelque chose de vrai dans cette remarque. Un des effets de la philosophie, si elle est correctement enseignée, c'est la capacité de voir au travers de la rhétorique politique, des arguments fallacieux, des duperies, du fumisme (en français dans le texte original anglais), du brouillard verbal, du chantage par l'émotion et de toutes sortes de chicaneries ou de fausses apparences, Elle peut, dans une très large mesure, aiguiser le sens critique." (p.49-50)
Certes, c'est une révision à la baisse de la fonction de la philosophie, mais la frontière reste bien maintenue entre le n'importe quoi et la pensée sérieuse (on peut faire l'hypothèse qu' on peut tomber aussi sur une zone grise, qu'on appellera le domaine de la fouthèse). Bien sûr il y aura des degrés dans cette capacité de discriminer la foutaise de la thèse. Seuls les plus chevronnés seront par exemple en mesure de se prononcer sur les lignes suivantes :
" La liberté est un moindre être qui suppose l'être, pour s'y soustraire. Elle n'est libre ni de ne pas exister, ni de ne pas être libre. En effet, puisque la liberté est échappement à l'être, elle ne saurait se produire à côté de l'être, comme latéralement et dans un projet de survol, car une projection de soi en marge de l'être ne pourrait se constituer comme néantisation de cet être. La liberté est échappement à un engagement dans l'être, elle est néantisation d'un être qu'elle est."

Commentaires

1. Le lundi 8 juillet 2013, 09:26 par Philocrate
A l'époque où ce Smith parlait, la philosophie concernait une poignée de jeunes gens appartenant à l'élite britannique , sortis des Public schools et allant quasiment de droit à Oxbridge. On y enseignait essentiellement la logique, Aristote, et un peu Hegel, via Bradley et Mc Taggart, et pas encore ce qu'on allait appeler la philosophie analytique. De plus tous les étudiants faisaient des mathématiques et du grec. Depuis, même là bas, elle s'est démocratisée, ceux qui font Philosophy , maths et physics à Oxford ne sont pas les mêmes que ceux qui font "philosophy and classics" et on en a attendu d'autres choses de la philosophie. La permanence dans les universités anglophones d'un enseignement de logique ne les a pas préservées du bullshitting, contrairement à ce que croyait feu Gerald Cohen :
Il n'est pas sûr que les études de philosophie, où que ce soit, préservent de la daubasse. On peut même se demander si aujourd'hui elles n'en sont pas la source principale.
2. Le lundi 8 juillet 2013, 10:40 par Philalethe
Merci de cette précision historique ! Je vous signale cependant que le lien ne fonctionne pas...
Quant à vos deux dernières phrases, elles sont bien inquiétantes. Si les études de philosophie ont cet effet, alors que penser de son enseignement obligatoire dans les classes terminales ? Doit-on voir comme une corruption de la jeunesse ce qu'on défend comme une institution précieuse ? Institution, que certains rêvent même d'étendre en-deça de la Terminale ! Certes je reconnais que ça a quelque chose de chauvin, voire de comique, de penser que les citoyens des pays qui n'enseignent pas la philosophie avant l'entrée à l'Université ont l'esprit moins libre que les Français qui sont passés par la Terminale... Le discours que tiennent les profs de philo sur la dimension émancipatrice de leur enseignement ne serait-il alors qu'une idéologie professionnelle, un ensemble de justifications largement illusoires comme en secrète n'importe quelle profession ?
Le seconde interrogation que font naître vos lignes est la suivante : comment réformer la philosophie pour qu'elle ait la fonction qu'on lui attribue ? Ou bien faut-il compter sur autre chose que la philosophie pour aider à distinguer le n'importe quoi du sérieux ? Faut-il compter plutôt sur une éducation scientifique sérieuse ? Par sérieuse, je veux dire qui ne se contente pas de transmettre aux élèves des connaissances scientifiques mais qui les habitue à avoir certaines qualités intellectuelles et morales les rendant aptes à la découverte de la vérité. La philosophie ne vaut-elle rien du tout si elle ne va pas avec une formation scientifique sérieuse ? Loin que ça soit la philosophie qui viendrait au secours de la science, ça serait alors plutôt le contraire...
3. Le lundi 8 juillet 2013, 19:33 par Philocrate
le lien était à
Gerry Cohen, "Deeper in to bullshit" qu'on trouve sur internet, mais je ne sais pas comment le fixer.
L'article soutient qu'il y a plus de bullshit en France qu'ailleurs car c'est le seul pays qui enseigne la philosophie dans le secondaire. A quoi évidemment on ut répondre que l'absence de l'enseignement de la philosophie dans le secondaire n'empêche pas le bullshit ( la dose en UK et aux USA est très élévée).
L'enseignement de la philosophie est une excellente chose par principe, mais à condition que ce qui est enseigné ne soit du bullshit. On peut toujours espérer que les livres ineptes qui se vendent sous ce nom à des milliers d'exemplaires et consacrent des gloires médiatiques n'aient aucun rapport avec l'enseignement qui est donné de cette discipline dans les lycées, mais on peut aussi craindre qu'ils ne finissent par imposer une sorte de standard implicite. Qu'il y ait de la mauvaise philosophie n'a jamais empêché que la bonne s'enseigne, heureusement. Mais elle devient assez minoritaire, si tant est qu'elle ait jamais dépassé ce statut.
4. Le mardi 9 juillet 2013, 10:18 par Philalethe
Merci pour le lien !
Je ne crois pas que les livres ineptes que vous mentionnez représentent un grave danger pour l'enseignement en lycée ; en effet les élèves arrivant en Terminale ne les ont pas lus et les enseignants s'en méfient on ne peut plus. En revanche je crains que ce ne soient ces livres que les adultes qui ont, comme on dit, aimé la philo en Terminale, consomment quand ils veulent reprendre contact avec la discipline.
Un danger possible (et supplémentaire peut-être) me semble ailleurs : dans beaucoup de matières les cours sont comment dire ? aérés au sens où, pour ne pas fatiguer l'élève, peu habitué au plan fixe au cinéma ou à la télé, enclin à zapper sur son ordi, aimant la vitesse et le scoop etc., l'enseignant coupe la leçon avec des images, des chansons, des exercices ludiques, du concret, comme on aime à dire. Or, il va de soi qu'enseigner la philo de manière à épargner tout effort à l'élève conduirait sans doute à ne plus l'enseigner du tout. Il faut donc résister à une pression forte qui va dans ce sens et qui peut détourner l'élève-consommateur du type d'attention requis.
Reste sans doute que ce n'est pas le plus grave car il doit être possible de faire des compromis avec ces nouvelles façons pédagogiques sans pour autant dénaturer complètement le contenu.
En revanche ce qui handicape fortement l'enseignement de la philo aujourd'hui, c'est la pauvreté du vocabulaire et l'incorrection du point de vue syntaxique.
Néanmoins il y a toujours une petite minorité d'élèves qui chaque année et dans toutes les séries étonne par son excellence.
Petite minorité seulement, reprochera-t-on, mais depuis que la philo est enseignée en lycée, je crois qu'il en a toujours été ainsi et qu'il n' y a jamais eu d'âge d'or : je m'appuie en particulier sur les plaintes d'Alain concernant l'extrême médiocrité de ses élèves, alors qu'il enseignait à une époque où le recrutement était, pour faire vite, bourgeois, avec à peu près 3% d'une classe d'âge qui avait le bachot (chiffre correspondant à 1940)
En fait la philo est difficile, tous les esprits, à la suite de mille causes, sont inégalement aptes à y réussir et on ne doit pas baisser les exigences pour donner à chacun la satisfaction que de philosophe en puissance qu'il serait il est devenu comme il devait le devenir philosophe en acte !
5. Le mardi 9 juillet 2013, 19:00 par Philocrate
Tant mieux si cette minorité existe! ce n'est certes pas elle , et donc si je vous entends bien, pas non plus les élèves du lycée ni leurs professeurs qui lisent les livres de "philosophie" grand public. Comme ils se tirent à des milliers d'exemplaires , on se demande qui les lit.
Mais on évolue aussi.
Quand j'étais élève en
terminale le professeur de philosophie nous emmena voir les célèbres émissions du CNDP de Dina Dreyfus , où apparaissaient les gloires d'alors, Hyppolite, Foucault, Bourdieu, Canguilhem, Aron, interviewés par le
jeune Badiou.
Ils me semblèrent géniaux.
Aujourd'hui je les trouve aussi nulles , et même quasiment pires,
que les émissions qu'on voit à la télé.

samedi 15 juin 2013

Une raison possible d'arrêter de faire de la philosophie.

C'est Isaiah Berlin qui préface ainsi la réédition d'anciens articles de philosophie dans Concepts and categories (Pimlico, 1978, p.XI-XII) :
" I have occasionnaly been asked what made me cease to teach philosophy as it is taught in most English-speaking universities, and as I believe it should be taught. The answer is best given by recording a conversation I had with the late Professor H.M. Sheffer of Harvard, whom I met there towards the end of the war when I was working at the British Embassy in Washington. Sheffer, one of the most eminent mathematical logicians of his day, said to me that in his opinion there were only two philosophical disciplines in which one could hope for an increase of permanent knowledge : one was logic, in which new discoveries and techniques superseded the old ones - this was a field of exact knowledge in which genuine progress occurred, as it dit in the natural sciences or mathematics ; the other was psychology, which he thought of as being in some respects still philosophical - this was an empirical study and obviously capable of steady development. And, of course, there was the history of philosophy itself ; as for logic and psychology, they differed from philosophy proper, to which - unlike history or classical learning - the notion of growth, of cumulative knowledge, did not seem to him to apply. " To speak of a man learned in epistemology, or a scholar in ethics, " he said "does not make sense ; it is not that kind of study." He went on to say that philosophy was a marvellous province of thought, but it had not been helped, in his view, indeed had been gravely damaged, by what logical positivists, influenced by symbolic logicians like himself, were now doing ; the kind of work that "Carnap and Co." (as he called them) were engaged upon repelled him - it would ruin real philosophy as he and his master Royce conceived it : " If any work of mine has done anything to stimulate this development, I had rather not have been born." Although I did not, and do not, agree with Sheffer's to the sweeping condemnation of the value and influence of logical positivism, or the rigid division he drew, repudiating his own earlier views, between logic and philosophy, his words made a profound impression upon me. In he months that followed, I asked myself whether I wished to devote the rest of my life to a study, however fascinating and important in itself, which, transforming as its achievements undoubtedly were, would not, any more than criticism or poetry, add to the store of positive human knowledge. I gradually came to the conclusion that I should prefer a field in which one could hope to know more at the end of one's life than when one had begun ; and so I left philosophy for the field of the history of ideas, which had for many years been of absorbing interest to me."

mardi 11 juin 2013

Dieu et la liberté humaine, de Descartes à Peter van Inwagen : révision à la hausse de l'homme, révision à la baisse de Dieu ?

On connaît la thèse de Descartes concernant Dieu et le libre-arbitre humain. À première vue, il paraît rationnel de soutenir que si un dieu omnipotent et omniscient existe, le libre-arbitre n'existe pas et que s'il existe, n'existe pas alors un tel dieu. Or, Descartes a cru que les deux existent en même temps. Il expose sa position très clairement dans le paragraphe 41 des Principes de la philosophie :
Comment on peut accorder notre libre arbitre avec la préordination divine.
(...) notre pensée est finie, et (...) la toute-puissance de Dieu, par laquelle il a non seulement connu de toute éternité ce qui est ou qui peut être, mais il l'a aussi voulu, est infinie. Ce qui fait que nous avons bien assez d'intelligence pour connaître clairement et distinctement que cette puissance est en Dieu ; mais que nous n'en avons pas assez pour comprendre tellement son étendue que nous puissions savoir comment elle laisse les actions des hommes entièrement libres et indéterminées ; et que d'autre côté nous sommes aussi tellement assurés de la liberté et de l'indifférence qui est en nous, qu'il n'y a rien que nous connaissions plus clairement ; de façon que la toute-puissance de Dieu ne nous doit point empêcher de la croire. Car nous aurions tort de douter de ce que nous apercevons intérieurement et que nous savons par expérience être en nous, parce que nous ne comprenons pas une autre chose que nous savons être incompréhensible de sa nature."
Autrement dit, la toute-puissance de Dieu, parce qu'infinie, est telle que les actions peuvent être et libres (ce qui est connu par introspection) et causées par Dieu (ce qui est connu par démonstration). Mais la pensée humaine, finie, ne peut pas comprendre que la contradiction contenue dans la proposition précédente n'est en fait qu'apparente et relative à la finitude humaine. Ainsi la raison humaine ne peut pas connaître la totalité de la réalité. On ne verra pas dans cette argumentation une sorte de subterfuge mais l'expression de la croyance dans les limites de la raison des hommes.
356 ans plus tard, Peter van Inwagen dans le cadre d'une argumentation visant, contre l'argument d' Épicure (rapporté par Lactance), à justifier la possibilité et du mal et d'un Dieu bon et omnipotent, exclut radicalement ce que le texte antérieur a présenté comme étonnamment mais bel et bien réel :
" God made the world and it was very good. An indispensable part of the goodness he chose was the existence of rational beings : self-aware beings capable of abstract thought and love and having the power of free choice between contemplated alternative courses of action. This last feature of rational beings, free choice or free will, is a good. But even an omnipotent being is unable to control the exercise of the power of free choice, for a choice that was controlled would ipso facto not be free. In other words, if I have a free choice between x and y, even God cannot ensure that I choose x. To ask God to give me a free choice between x and y and to see to it that I choose x instead of y is to ask God to bring about the intrinsically impossible ; it is like asking him to create a round square, a material body that has no shape, or an invisible object that cast a shadow." (The problem of evil p.71-72, Oxford, Clarendon Press, 2006)
En effet Descartes tenait pour vrai que Dieu aurait pu créer des montagnes sans vallées et que les vérités mathématiques ne sont nécessaires que du point de vue de l'entendement humain. Van Inwagen, lui, a une plus grande confiance dans la raison des hommes : ce qui est rationnellement impossible l'est réellement. En même temps, son Dieu s'est humanisé. Voyez comme la situation de la pauvre Alice permet de comprendre les difficultés auxquelles se heurte le Dieu de van Inwagen :
" Suppose, for example, that Alice's mother is dying in great pain and that Alice yearns desperately for her mother to die today and not next week or next month. And suppose it would be easy for Alice to arrange this - she is perhaps a doctor or nurse and has easy access to pharmaceutical resources that would enable her to achieve this end. Does it follow that she will act on this ability that she has ? It is obvious that it does not, for Alice might have reasons for not doing what she can do. Two obvious candidates for such reasons are : she thinks it would be morally wrong ; she is afraid that her act would be discovered , and that she would be prosecuted for murder. And either of these reasons might be sufficient, in her mind, to outweigh her desire for an immediate end to her mother's sufferings. So it may be that someone has a very strong desire for something and is able to obtain this thing , but does not act on this desire - because he has reasons for not doing so that seem to him to outweigh the desirability of the thing. The conclusion that evil does not exist does not, therefore, follow logically from the premises that the non-existence of evil is what God wants and what he is able to bring about the object of his desire - since, for all logic can tell us, God might have reasons for allowing evil to exist that, in his mind, outweigh the desirability of the non-existence of evil" (ibidem, p.64-65)