jeudi 29 août 2013

Le Descartes de Pierre Bourdieu.

En vue de clarifier la discussion, née de mon billet précédent, voici, présenté chronologiquement, l'essentiel des textes consacrés à Descartes par Pierre Bourdieu :
1970 La reproduction :
“ Le mythe cartésien d’une raison innée, i.e. d’une culture naturelle ou d’une nature cultivée qui préexisterait à l’éducation, illusion rétrospective nécessairement inscrite dans l’éducation comme imposition arbitraire capable d’imposer l’oubli de l’arbitraire, n’est qu’une autre solution magique du cercle de l’AuP (autorité pédagogique) : “Pour ce que nous avons tous été enfants avant que d’être hommes, et qu’il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, qui étaient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu’ils auraient été si nous avions eu l’usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n’aurions jamais été conduits que par elle.” Ainsi, on n’échappe au cercle du baptême inévitablement confirmé que pour sacrifier à la mystique de la “deuxième naissance” dont on pourrait voir la transcription philosophique dans le phantasme transcendantaliste de la reconquête par les seules vertus de la pensée d’une pensée sans impensé (…) Dans le cas de la religion, de l’art, l’amnésie de la genèse conduit à une forme spécifique de l’illusion de Descartes : le mythe d’un goût inné qui ne devrait rien aux contraintes de l’apprentissage puisqu’il serait donné tout entier dès la naissance transmue en choix libres d’un libre arbitre originaire les déterminismes capables de produire tant les choix déterminés que l’oubli de cette détermination ” (p. 53-54)
1972 Esquisse d’une théorie de la pratique:
“ De même que pour Descartes “la création est continue, comme dit Jean Wahl, parce que la durée ne l’était pas” et parce que la substance étendue n’enferme pas en elle-même le pouvoir de subsister, Dieu se trouvant investi de la tâche à chaque instant recommencée de créer le monde ex nihilo, par un libre décret de sa volonté, de même, le refus typiquement cartésien de l’opacité visqueuse des “potentialités objectives” et du sens objectif conduit Sartre à confier à l’initiative absolue des “agents historiques”, individuels ou collectifs, comme “le Parti”, hypostase du sujet sartrien, la tâche indéfinie d’arracher le tout social, ou la classe, à l’inertie du “pratico-inerte”” (p.249, note 33)
1979 La distinction :
“ Une histoire sociale de la notion d’”opinion personnelle” montrerait sans doute que cette invention du 18ème siècle s’enracine dans la foi rationaliste selon laquelle la faculté de “bien juger”, comme disait Descartes, c’est-à-dire de discerner le bien du mal, le vrai du faux par un sentiment intérieur, spontané et immédiat, est une aptitude universelle d’application universelle (comme la faculté de juger esthétiquement selon Kant), - même si l’on doit accorder, surtout à partir du 19ème siècle, que l’instruction universelle est indispensable pour donner à cette aptitude son plein développement et fonder réellement le jugement universel, le suffrage universel.” (p.465)
1980 Le sens pratique:
“ Pareil au Dieu de Descartes dont la liberté ne peut trouver sa limite que dans une décision de liberté, celle par exemple qui est au principe de la continuité de la création – et en particulier de la constance des vérités et des valeurs -, le sujet sartrien, sujet individuel ou sujet collectif, ne peut s’arracher à la discontinuité absolue des choix sans passé ni avenir de la liberté que par la libre résolution du serment ou de la fidélité à soi-même ou par la libre démission de la mauvaise foi, seuls fondements des deux seules formes concevables, authentique ou inauthentique, de la constancia sibi.” (p.72)
1982 Leçon sur la leçon:
“ En faveur du parti de la science, qui est plus que jamais celui de l’Aufklärung, de la démystification, on pourrait se contenter d’invoquer un texte de Descartes que Martial Guéroult aimait à citer : “ Je n’approuve point qu’on tâche à se tromper en se repaissant de fausses imaginations. C’est pourquoi, voyant que c’est une plus grande perfection de connaître la vérité, encore même qu’elle soit à notre désavantage, que de l’ignorer, j’avoue qu’il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance.” La sociologie dévoile la self-deception, le mensonge à soi-même collectivement entretenu et encouragé qui, en toute société, est au fondement des valeurs les plus sacrées et, par là, de toute l’existence sociale.” (p. 32)
1983 Choses dites:
“ L’opposition entre le paradigme de la Rational Action Theory (R.A.T.), comme disent ses défenseurs, et celui que je propose avec la théorie de l’habitus, fait penser à celle qu’établit Cassirer, dans La philosophie des lumières, entre la tradition cartésienne qui conçoit la méthode rationnelle comme un processus conduisant des principes aux faits, par la démonstration et la déduction rigoureuse, et la tradition newtonienne des Regulae philosophandi qui préconise l’abandon de la déduction pure au profit de l’analyse qui part des phénomènes pour remonter vers les principes et vers la formule mathématique capable de fournir la description complète des faits.” (p.61-62)
1992 Réponses:
“ On peut se demander, comme vous le faites, s’il faut alors parler de stratégie. Le mot est fortement associé à la tradition intellectualiste et subjectiviste qui, de Descartes à Sartre, a dominé la philosophie occidentale et qui connaît aujourd’hui un nouvel essor avec une théorie qui, comme la théorie de l’action rationnelle, est bien faite pour satisfaire le « point d’honneur spiritualiste » des intellectuels. » (p.104)
« Pratiquer le doute radical en sociologie, c’est un peu se mettre hors la loi. C’est sans doute ce qu’avait senti Descartes qui, au grand étonnement de ses commentateurs, n’a jamais étendu à la politique – on sait la prudence avec laquelle il parle de Machiavel – le mode de pensée qu’il avait inauguré si intrépidement dans le domaine de la connaissance. » (p.211)
1997 Méditations pascaliennes:
« Contre l’illusion scolastique qui incline à mettre une visée intentionnelle au principe de chaque action et contre les théories socialement les plus puissantes du moment qui, comme l’économie néo-marginaliste, acceptent sans la moindre contestation cette philosophie de l’action, le concept d’habitus a pour fonction primordiale de rappeler fortement que nos actions ont plus souvent pour principe le sens pratique que le calcul rationnel, ou que, contre la vision discontinuiste et actualiste qui est commune aux philosophies de la conscience (et dont l’expression paradigmatique se trouve chez Descartes) et aux philosophies mécanistes (avec le couple stimulus-réponse), le passé reste présent et agissant avec les dispositions qu’il a produites. » (p.78-79)
« Est-il un seul philosophe soucieux d’humanité et d’humanisme qui n’accepte pas le dogme central de la foi rationaliste, et de la croyance démocratque, selon lequel la faculté de « bien juger », comme disait Descartes, c’est-à-dire de discerner le bien du mal, le vrai du faux, par un sentiment intérieur, spontané et immédiat, est une aptitude universelle d’application universelle ? » (p.83)
« Établissant une stricte division entre l’ordre de la connaissance et l’ordre de la politique, entre la scolastique « contemplation de la vérité » (contemplatio veritatis) et l’ « usage de la vie » (usus vitae), l’auteur des Principes de la philosophie, au demeurant si intrépide, reconnaît que, hors du premier domaine, le doute n’est pas de mise : à la manière de tous les sectateurs modernes du scepticisme, de Montaigne à Hume, il s’est toujours abstenu, au grand étonnement de ses commentateurs, d’étendre à la politique – on sait avec quelle prudence il parle de Machiavel – le mode de pensée radical qu’il avait inauguré dans l’ordre du savoir. Peut-être parce qu’il pressentait qu’il se serait condamné, conformément aux prévisions de Pascal, à cette ultime découverte, bien faite pour ruiner l’ambition de tout fonder en raison, que « la vérité de l’usurpation », « introduite autrefois sans raison, est devenue raisonnable » (p.115)
2001 Science de la science et réflexivité :
“ En réponse à la question de savoir qui est le “sujet” de cette “création de vérités et de valeurs éternelles”, on peut invoquer Dieu ou tel ou tel de ses substituts, dont les philosophes ont inventé toute une série : c’est la solution cartésienne des seminae scientiae, ces semences ou ces germes de science qui seraient déposés sous forme de principes innés dans l’esprit humain (…) Si l’on écarte les solutions théologiques ou crypto-théologiques (…), est-ce que la vérité peut survivre à une historicisation radicale ? » (p. 10-11)
Il semble donc que ce que Bourdieu a pris pour cible chez Descartes, c’est principalement son rationalisme innéiste, son conscientialisme ainsi que sa croyance dans le libre-arbitre. En revanche Bourdieu, gardant de Descartes le rationalisme et la primauté de la vérité, paraît avoir repris à son compte le doute cartésien en le rendant plus radical, en l’étendant à la « politique », ce qui l’a conduit à retrouver la thèse pascalienne selon laquelle les institutions sociales ont des causes oubliées (plus, maintenues dans l’oubli) et sont dépourvues de fondements rationnels.
Cependant, l'effort qu'a fait Bourdieu pour penser l'État sans reproduire à son propos la pensée d'État n'est donc en rien une deuxième naissance de type cartésien, dénoncée par le sociologue dès 1970 comme illusoire, mais une tentative de parvenir, avec l'héritage culturel sans lequel le projet même d'un tel doute ne peut pas venir à l'esprit, à une connaissance vraie de l'État.

Commentaires

1. Le jeudi 29 août 2013, 15:13 par cal espagnel
Bravo pour cette moisson!
Resterait encore à savoir, à supposer que Descartes ait soutenu cs doctrines, si la théorie du choix rationnel est cartésienne en ce sens et si Bourdieu d'attaque pas un homme de paille.
Son fondateur, Frank Ramsey, ne parlait jamais d'intentions, mais de (degrés de) croyances et de désirs, et il ne cessait de dire que ceux-ci ne sont la plupart du temps pas présents à notre conscience. Il soutenait que l'on ne peut jamais voir de connaissances infaillibles, mais seulement des croyances probables. Nombre de ses successeurs, de Savage à Harsanyi ou Becker, ne parlent pas d'intentions et sont fallibilistes en théorie de la connaissance. Est-ce bien cartésien? La rationalité de la théorie du choix social est tout sauf cartésienne.
2. Le vendredi 30 août 2013, 15:55 par Philalèthe
On peut en effet discuter la justesse de ce portrait de Descartes par Bourdieu. Ainsi, par exemple, le texte cartésien cité dans La Reproduction est compréhensible autrement que ne le fait Bourdieu : avoir, dès la naissance, l'usage de la raison n'implique pas que toutes les connaissances acquises dès la naissance sont de source exclusivement rationnelle, comme semble le suggérer Bourdieu, la raison pouvant s'appliquer aussi autant aux perceptions qu'aux paroles transmises à l'enfant par les adultes.
À noter aussi que sur la question de l'art, la position cartésienne n'est pas celle que suggère Bourdieu en associant plus ou moins implicitement une conception innéiste du beau à ce qu'il nomme "l'illusion de Descartes". En témoigne par exemple ce passage d'une lettre à Mersenne du 18 mars 1630, où se décèle une position esthétique empiriste et relativiste :
" Pour votre question, savoir si on peut établir la raison du beau, cela revient au même que ce que vous demandiez auparavant, pourquoi un son est plus agréable que l'autre, sinon que le mot de beau semble plus particulièrement se rapporter au sens de la vue. Mais généralement, ni le beau ni l'agréable ne signifient rien qu'un rapport de notre jugement à l'objet ; et parce que les jugements des hommes sont si différents, on ne peut dire que le beau et l'agréable aient aucune mesure déterminée. Et je ne le saurais mieux expliquer, que j'ai fait autrefois en ma Musique ; je mettrai ici les mêmes mots, parce que j'ai le livre entre les mains : " Entre les objets des sens, le plus agréable à l'esprit n'est pas celui qui est perçu par le sens avec le plus de facilité, ni celui qui est perçu avec le plus de difficulté. C'est celui dont la perception n'est pas assez facile pour combler l'inclination naturelle par laquelle les sens se portent vers leurs objets, et n'est pas assez difficile pour fatiguer le sens ". J'expliquais " ce qui est perçu facilement ou difficilement par le sens " ainsi : par exemple, les compartiments d'un parterre, qui ne consisteront qu'en une ou deux figures, arrangées toujours de même façon, se comprendront bien plus aisément que s'il y en avait dix ou douze, et arrangées diversement ; mais ce n'est pas à dire qu'on puisse nommer absolument l'un plus beau que l'autre mais, selon la fantaisie des uns, celui de trois sortes de figures sera le plus beau, selon celle des autres, celui de quatre, ou de cinq, etc. Mais ce qui plaira à plus de gens, pourra être nommé simplement le plus beau, ce qui ne saurait être déterminé "
Certes les rectifications auxquelles nous nous livrons sur la lecture bourdieusienne des philosophes ne sont pas une objection intéressante du point de vue de la sociologie, ce qui compte étant non la conformité du commentaire de Bourdieu au texte commenté mais la conformité de ses études sociologiques par rapport aux objets étudiés. Mais les philosophes ont précisément d'autres habitus par rapport aux textes philosophiques que les sociologues ! Ceci dit, quand les sociologues prétendent dire la vérité sur les textes philosophiques, alors les philosophes sont tout de même légitimés à les contredire, si besoin est !
3. Le jeudi 6 octobre 2016, 04:56 par Marc Solitaire
Le rappel d'un extrait de la "Reproduction" est légitime et cruel... Au sens où il peut indiquer un certain échec de l'entreprise Bourdieu.
Car, finalement Bourdieu ne s'échappera jamais de tout ce qui est là souligné, avec cette référence à Descartes.
Si l'on peut résumer la position cartésienne : nous avons une raison inné (hypostasiée plus tard chez Kant), que bien malheureusement une certaine forme d'instruction dans l'enfance, serait venue corrompre... sans que par la suite une autre très noble ne suffira vraiment rétablir,... Comme seule pourra le faire, après un "doute", une profonde introspection... Et c'est le pont aux ânes de l'autodidactisme contre les Ecoles ; pas une biographie de savant, d'artiste, d'écrivain n'y échappe. Or, pour en revenir à Bourdieu, on ne doit pas s'y tromper, c'est toujours ainsi que les choses furent dites, même si ce fut, sous l'apparence de démystifier "l'inculcation". On pourrait même voir de façon Nietschéenne (se raconter sa vie à soi-même) tout le projet du sociologue comme une autobiographie (voir son "auto-analyse)", à savoir celle d'un élève d'origine modeste, fréquentant le grand lycée parisien, puis la plus prestigieuse des grandes écoles... jusqu'à bifurquer... pour son salut de ce parcours préétabli (décrit par "Les Héritiers"), etc... mais pour finir malgré tout : médaille d'or CNRS, Collège de France...
Reste que dans tout cela, de son éducation enfantine... Quid. Et lorsque Bourdieu voudra rendre ses thèses plus parlantes, abordant Manet, ce devait être être exactement le même schéma (les Beaux-Arts, dont le peintre aurait su s'échapper que par lui-même,... Bourdieu n'imagine pas un seul instant que quelque chose de la "manière" du peintre aurait pu se jouer bien avant dans sa vie...). Il serait trop long d'opposer à cela quoi que ce soit de probant, mais force est de constater, qu'il est bien difficile de noter alors, la moindre différence avec la voie royale décrite dans la Discours de la Méthode, celui de l'avènement de la raison, que tout philosophe qu'il se nomme Spinoza ou autre, inlassablement répète, depuis Platon.
4. Le jeudi 6 octobre 2016, 16:03 par Philalèthe
Votre critique n'est pas justifiée.
"Comprendre, c'est comprendre d'abord le champ avec lequel et contre lequel on s'est fait." écrit Bourdieu sans son Esquisse pour une auto-analyse.
Lisons bien : il est écrit "le champ avec lequel". 
Déterministe, Bourdieu a essayé de reconstituer les déterminismes qui l'ont produit, lui et Manet, "producteurs produits".

mardi 27 août 2013

Le doute radical de Pierre Bourdieu.

Il y a quelque chose de cartésien dans l'effort fait par Pierre Bourdieu pour éliminer de la recherche sociologique les croyances impensées qui en empêcheraient la justesse, ce qu'il désigne du nom d'adhérences dans le cours au Collège de France du 19 Janvier 1991. Bien trouvé, le terme, par sa connotation médico-pathologique, évoque quelque chose à extirper d'urgence ( mais en fait l'usage idéologique du terme est classique ) :
" Une des ressources majeures du métier de chercheur consiste à trouver des ruses - des ruses de la raison scientifique, si je puis dire -, qui permettent précisément de contourner, de mettre en suspens tous ces présupposés qui sont engagés par le fait que notre pensée est le produit de ce que nous étudions et que notre pensée a des sortes d'adhérences. "Adhérence" est mieux qu' "adhésion", car ça serait trop facile s'il s'agissait simplement d'adhésion. On dit toujours : " C'est difficile parce que les gens ont des biais politiques " ; or c'est à la portée du premier venu de savoir que, étant plutôt de droite ou plutôt de gauche, on est exposé à tel danger épistémologique. En fait, les adhésions sont faciles à suspendre ; ce qui est difficile à suspendre, ce sont les adhérences, c'est-à-dire les implications si profondes de la pensée qu'elles ne se connaissent pas elles-mêmes." ( Sur l'État, p.172 ).
Plus loin, mais dans le même esprit, Bourdieu ose la formule un peu extravagante : " nos esprits sont des inventions d'État " ( ibid. p.185 ) et je pense alors que l' État est le Malin Génie de Pierre Bourdieu...

Commentaires

1. Le mercredi 28 août 2013, 10:55 par lena plagesc
Un jour, en 1992, je donnai à Bourdieu un livre intitulé Etats d'esprit. Il eut le sourire de ceux qui viennent de déceler un contrepet ou un bon jeu de mots. L'année suivante il publia un article "Esprit d'Etat" .
Actes de la recherche en sciences sociales lien Année 1993 lien Volume 96 Numéro 96-97 lien pp. 49-62
qu'on trouve sur :
Y a t-il un rapport ? Quoi qu'il en soit , le texte, sur lequel se base ensuite le livre que vous citez, est un chef d'oeuvre de constructivisme sociologique: toutes nos structures cognitives, des perceptions aux croyances, sont construites par l'Etat, et sont forgées par la classe dominante.
Mais ce n'est pas très cartésien, c'est plutôt humien, peircien ou wittgensteinien : nous cherchons à faire taire le doute,et nous ne pouvons y parvenir, car nos dispositions doxastiques sont si ancrées que c'est impossible. C'est plus pascalien que cartésien, aussi, comme Bourdieu le dit dans son dernier livre.
2. Le mercredi 28 août 2013, 11:38 par Philalèthe
Merci pour l'article !
Vous, aussi,finalement  éclairez en remontant aux commencements !
Certes Bourdieu avoue sa dette par rapport à Pascal et à Wittgenstein alors que je n'ai pas le souvenir d'un texte où il se serait dit cartésien. Mais son effort douloureux ici, quasi désespéré (il donne l'impression de délivrer ses cours en souffrant énormément, il le dit en fait noir sur blanc) pour ne pas se faire avoir par la pensée d'État sur l'État m'évoque un Descartes malheureux qui ne trouverait pas le cogito comme moyen définitif de se mettre à l'abri du doute radical et donc un Malin Génie plus puissant que celui inventé par Descartes.
Si je vois bien ce qu'il y a de pascalien , entre autres, dans sa quête démystifiante des commencements arbitraires des institutions (il fait en somme de l'histoire critique au sens de Nietzsche), je saisis  moins le côté wittgensteinien. Les certitudes primitives auxquelles se rapporte Wittgenstein dans De la certitude me paraissent généralement plus causées par l'impact du monde naturel et social sur l'homme en tant qu'espèce animale et sociale d'un certain type que déterminées par des rapports de force entre des groupes. En revanche c'est vrai que Bourdieu reprend très clairement la distinction cause / raison. De toute façon il y aurait, je crois, tout un travail à faire pour prendre la mesure réelle de l'influence wittgensteinienne sur l'oeuvre de Bourdieu (ce qui est sûr, c'est qu'il la revendique à tout bout de champ !) 
3. Le mercredi 28 août 2013, 14:17 par Philalèthe
Après lecture de l'article, je note quand même que dès le début Bourdieu déclare son intention d'appliquer le doute hyperbolique à la pensée de l'État, mais, dans ce papier, à la différence du cours auquel je me référais, le sociologue a confiance dans la capacité à ne ne pas être pris au piège des représentations d'État sur l'État.
4. Le mercredi 28 août 2013, 15:16 par lena
Boudieu fait flèche de tout bois. Il nous dit tantôt qu'il y a des structures si profondes dans nos couches doxastiques qu'on ne peut pas douter ( il adapte à sa guise les concepts des auteurs que je cite, sans prendre tout en eux) et de l'autre il dit qu'il faut douter hyperboliquement de toutes les doxas qu'on nous impose. Celui qui doute si hyperboliquement - et qui est le seul à en être capable - c'est le sociologue bourdieusien lui-même et non pas quelque cavalier français enfermé dans son poële
5. Le jeudi 29 août 2013, 09:28 par herve
J'ai toujours une interrogation (naïve ?) sur les conditions de possibilité épistémologiques de la sociologie de Bourdieu.
Où est le point d'appui du doute dans sa pensée ?
Si "nos esprits sont des inventions d'Etat" , si "toutes nos structures cognitives, des perceptions aux croyances, sont construites par l'Etat, et sont forgées par la classe dominante" , comment est-il possible de s'arracher à ce qui est plus qu'un simple agrégat d'influences, pour atteindre une objectivité scientifique à laquelle seul le sociologue (bourdieusien, cela va de soi...) peut prétendre ?
6. Le jeudi 29 août 2013, 10:26 par herve
Si j'ai bien compris Marx, ce qui n'est pas sûr, la condition épistémologique de sa pensée est donnée par cette pensée elle-même, mais implique quelques difficultés :
- Si l'histoire est "l'histoire de la lutte des classes" la vérité peut être atteinte par la classe qui _fait_ l'histoire. Au moment où Marx écrivait, il soutenait que c'était le prolétariat qui faisait (ou était au moins appelé à faire) l'histoire...
Connaître la vérité de l'histoire et de la domination de classe impliquait donc de pouvoir adopter le point de vue du prolétariat.
Mais comment adopter "le point de vue du prolétariat" quand on n'en fait pas partie, comme Marx et surtout Engels, lui-même "chef d'entreprise" ?
Question non négligeable puisqu'elle implique la possibilité de la célèbre "avant-garde éclairée du prolétariat"...
De nombreux marxistes ont forgé le concept d' "intellectuel déclassé" pour justifier que des penseurs puissent adopter le "point de vue du prolétariat"...
A ma connaissance (très lacunaire...), Bourdieu ne s'est pas livré à ce type de contorsion...
7. Le jeudi 29 août 2013, 11:21 par Philalèthe
@ Hervé
Sur le problème que vous posez, un texte éclairant me paraît être le cours au Collège de France de 2001 paru sous le titre Sciences de la science et réflexivité (Raisons d'agir).
Pour faire vite : la production de la vérité en sociologie (mais pas seulement) a comme condition un champ autonome (par rapport aux champs artistiques, économiques, religieux etc.) dont les agents ont un intérêt personnel à produire des textes objectifs, impersonnels, c'est-à-dire qui résistent aux efforts intéressés des autres agents (du même champ) en vue de mettre en relief les insufffisances du point de vue de la vérité des textes en question. Ce champ scientifique a comme condition un certain type d'État  en mesure de garantir l'autonomie du champ par rapport principalement aux pouvoirs économiques. De cette manière, Bourdieu pense pouvoir rendre compte de "la genèse historique de vérités transhistoriques" (p.10)
8. Le jeudi 29 août 2013, 12:06 par herve
Un ami m'avait fait une réponse assez semblable après avoir assisté à une conférence de Bourdieu. Quelqu'un aurait directement demandé à icelui : Comment peut-on connaître objectivement le système de domination ?
Tout ceci est au conditionnel car c'est une connaissance du premier genre dirait Spinoza ; "Il y a quelqu'un qui m'a dit" chanterait Carla Bruni...
Bourdieu aurait répondu : "il faut que quelqu'un ait intérêt à la connaissance de la vérité du système de domination".
Selon vos termes, des "agents ont un intérêt personnel à produire des textes objectifs, impersonnels, c'est-à-dire qui résistent aux efforts intéressés des autres agents (du même champ) en vue de mettre en relief les insufffisances du point de vue de la vérité des textes en question".
Mais cela suppose un certain type d'Etat qui, comme le dit Bourdieu lui-même à la p. 51 de l'article communiqué par lena plagesc, laisse une liberté (relative) aux sciences sociales. Il faut que celles-ci soient préparées à en user contre lui.
Si j'ai bien compris, mais je vais lire "Sciences de la science et réflexivité", le point d'appui du doute bourdieusien se trouve, en dernière instance, selon une des expressions favorites d'Althusser, dans l'existence d'un Etat qui a _intérêt_ à modeler nos structures cognitives ET à nous laisser, au moins partiellement, la liberté de construire une connaissance objective se retournant contre lui...
C'est (presque) du Lénine :
« Le capitalisme est tellement cupide qu’il nous vendra la corde pour le pendre ».
9. Le jeudi 29 août 2013, 15:02 par Philalèthe
@ Hervé
Sauf à me tromper, Bourdieu n'aurait pas ratifié la fin de votre billet, tant il a critiqué l'habitude de penser l'État comme un  sujet. Cf mon billet :
Cf aussi ce passage du cours du 10 Janvier 1991 : " Le mot "État" est une sorte de désignation sténographique, mais, à ce titre, très dangereuse, d'un ensemble de structures et de processus extrêmement compliqués. Il me faudrait des heures pour développer ce que j'ai mis sous le mot État en disant que "l'État a décidé de substituer l'aide à la personne à l'aide à la pierre". Ce sont des milliers de personnes, dans des relations complexes, dans des champs, des sous-champs articulés, opposés, etc." (Sur l'État p.178)
10. Le jeudi 29 août 2013, 16:14 par herve
Est-ce l'expression "l' existence d'un Etat qui a _intérêt_..." qui vous fait penser que je le considère comme un sujet ?
11. Le jeudi 29 août 2013, 16:20 par Philalèthe
Oui, ces lignes suggèrent comme une stratégie de l'État mais je vous ai sans doute mal compris.
12. Le vendredi 30 août 2013, 11:16 par herve
Des expressions comme :
- "l' État est le Malin Génie de Pierre Bourdieu"
- "l' existence d'un Etat qui a _intérêt_..."
- "l'État a décidé de substituer l'aide à la personne à l'aide à la pierre"
peuvent donner l'impression que l'Etat est pensé comme un sujet.
Mais, en effet, " Ce sont des milliers de personnes, dans des relations complexes, dans des champs, des sous-champs articulés, opposés, etc."
Certains agents peuvent œuvrer pour que l'Etat définisse "un champ autonome (par rapport aux champs artistiques, économiques, religieux etc.) dont les agents ont un intérêt personnel à produire des textes objectifs, impersonnels, (...)"
Cela leur permet de constituer un discours de légitimation à la gloire de l'Etat qui, en accueillant des penseurs comme Pierre Bourdieu au Collège de France, montre bien qu'il favorise "la liberté de la réflexion critique."
Dans "des sous-champs articulés, opposés, etc.", d'autres agents de l'Etat peuvent faire des coupes sombres dans les budgets de la recherche car "les intellos nous emmerdent", et "Deux intellectuels assis vont moins loin qu'une brute qui marche." (Maurice Biraud, in "Taxi pour Tobrouk")...
http://www.vodkaster.com/Films/Un-T...
13. Le vendredi 30 août 2013, 11:34 par Philalèthe
Merci beaucoup pour cette savoureuse séquence !

dimanche 25 août 2013

Conseils pour ne pas faire le pédant dans un blog de philosophie antique.

" Relever des choses basses et petites, faire une vaine montre de sa science, entasser du grec et du latin sans jugement, s'échauffer sur l'ordre des mois attiques, sur les habits des Macédoniens et sur de semblables disputes de nul usage ; piller un auteur en lui disant des injures, déchirer outrageusement ceux qui ne sont pas de notre sentiment sur l'intelligence d' un passage de Suétone et sur l'étymologie d'un mot comme s'il s'agissait de la religion et de l'état ; vouloir faire soulever tout le monde contre un homme qui n'estime pas assez Cicéron (...) ; s'intéresser pour la réputation d'un ancien philosophe, comme si l'on était son proche parent, c'est proprement ce qu'on peut appeler pédanterie."
Tout bien pesé, à la lumière de ces lignes de la Logique de Port-Royal, je doute de ne jamais avoir été pédant...

Commentaires

1. Le lundi 26 août 2013, 09:26 par gene lescapa
Il serait admirable qu'on ramponnât en latin , qu'on se querella en grec sur les blogs, et qu'on citât Plutarque et Salluste au moment où il s'agit de Hollande et de Taubira, de Valls et de Royal, et qu'on déclamât du Tacite et du Cicéron au moment où il est question de Badiou et du réalisme spéculatif : Nihil tam absurde dici potest quod non dicatur ab aliquo philosophorum.
2. Le lundi 26 août 2013, 10:20 par geena scalple
à condition de faire ses subjonctifs correctement, M. Lescapa !

À quiconque croit encore dans l'astrologie !

" Il y a une constellation dans le ciel qu'il a plu à quelques personnes de nommer Balance, et qui ressemble à une balance comme un moulin à vent : la balance est le symbole de la justice : donc ceux qui naîtront sous cette constellation seront justes et équitables. Il y a trois autres signes dans le Zodiaque, qu'on nomme l'un Bélier, l'autre Taureau, l'autre Capricorne et qu'on eût aussi bien pu appeler Crocodile, Éléphant ou Rhinocéros : le bélier, le taureau, le capricorne sont des animaux qui ruminent ; donc ceux qui prennent médecine sous ces constellations, sont en danger de la revomir. Quelques extravagants que soient ces raisonnements, il se trouve des personnes qui les débitent et d'autres qui s'en laissent persuader." (Premier Discours où l'on fait voir le dessein de cette nouvelle logique)
Ces lignes sont tirées de la Logique de Port-Royal, publiée par Arnauld et Nicole en 1662

samedi 24 août 2013

Main gauche non entraînée égale fille non entraînée !

Je le soulignais hier, Platon attribue le fait que les êtres humains sont le plus souvent droitiers à l'effet d'une mauvaise éducation : celle-ci n'a pas su développer au maximum l'habileté naturelle et identique des deux mains. Or, sans que le philosophe ne fasse lui-même le rapprochement, le texte suivant, tiré encore des Lois, met en relief que la femme est à l'homme ce que la main gauche est à la main droite. C'est l' Étranger d' Athènes qui parle :
" Laissez-moi insister en outre sur le fait que la loi qui est la mienne en dira pour les filles tout autant que pour les garçons, à savoir que les filles doivent s'entraîner d'égale façon. Et je le dirai sans me laisser effrayer le moins du monde par l'objection suivante : ni l'équitation, ni la gymnastique, qui conviennent aux hommes, ne siéraient aux femmes. Le fait est certain, j'en suis non seulement persuadé par les mythes anciens que j'entends raconter, mais je sais encore pertinemment que, à l'heure actuelle, il y a pour ainsi dire des milliers et des milliers de femmes autour du Pont, celles du peuple que l'on appelle " Sauromates ", pour qui non seulement le fait de monter à cheval, mais également celui de manier l'arc et les autres armes est une obligation comme elle l'est pour les hommes et fait l'objet d'un pareil exercice.
À quoi s'ajoute sur le sujet en question le raisonnement que voici : s'il est vrai que les choses peuvent se passer ainsi, je déclare que rien n'est plus déraisonnable que la situation qui règne actuellement dans nos contrées, où les hommes et les femmes ne pratiquent pas tous ensemble de toute leur force et d'un même coeur les mêmes exercices. Toutes les cités en effet, ou peu s'en faut, se contentent de n'être qu'une moitié de cité au lieu de valoir le double grâce aux mêmes dépenses et aux mêmes efforts. Et certes il serait étonnant de voir un législateur commettre cette faute." (VII 804 e- 805 ab, p. 854, ed. Brisson)
Le texte a quelque chose de déconcertant au sens où l'argumentation de Platon s'appuie et sur une justification empirique (les femmes sauromates) et sur les enseignements mythiques traditionnels ; or, nous pouvons être enclins à opposer le mythique lié à l'illusion au factuel, indice de vérité.
On note aussi l'absence d'ethnocentrisme : Athènes n'est pas le modèle, pire ce ne sont même pas des Grecs, mais des Scythes, donc des Barbares, qui ont, sur ce point du moins, les usages les plus raisonnables et les plus naturels.
Encore une fois, le texte platonicen met en garde contre la tentation de prendre ce qui a lieu ordinairement dans nos cultures comme moyen de déterminer ce qui est naturel.

vendredi 23 août 2013

L’esprit, demeure ordinaire du faux.

Dans la lettre 88 à Lucilius, Sénèque parle ainsi d’Homère :
« Tantôt on en fait un stoïcien n’ayant d’estime que pour la force d’âme, abhorrant le plaisir et ne s’écartant pas de l’honnête au prix même de l’immortalité ; tantôt on en fait un épicurien louant l’état d’une cité paisible où la vie s’écoule parmi les festins et les chants de fête ; c’est un péripatéticien qui présente une division tripartite des biens ; enfin c’est un académicien qui dit que tout cela n’est qu’incertitude. La preuve qu’il n’est rien de tout cela, c’est qu’il est tout cela, ces systèmes se trouvant incompatibles. » (éd. Veyne, p. 883-884)
C’est aussi ce que pense Ésope, tel que Fontenelle le fait parler, et précisément à Homère en personne :
« (…) Tous les savants de mon temps le disoient ; il n’y avoit rien dans l’Iliade, ni dans l’Odyssée, à qui ils ne donnassent les allégories les plus belles du monde. Ils soutenoient que tous les secrets de la Théologie, de la Physique, de la Morale, et des Mathématiques même étoient renfermés dans ce que vous aviez écrit. Véritablement, il y avoit quelque difficulté à les développer ; où l’un trouvait un sens moral, l’autre en trouvoit un physique : mais après cela, ils convenoient que vous aviez tout su et tout dit à qui le comprenoit bien. » (Nouveaux dialogues des morts, dialogue V)
Homère proteste, il n’a pas écrit au second degré :
« Sans mentir, je m’étois bien douté que de certaines gens ne manqueroient point d’entendre finesse où je n’en avois point entendu. Comme il n’est rien tel que de prophétiser des choses éloignées, en attendant l’évènement, il n’est rien tel aussi que de débiter des fables, en attendant l’allégorie »
Ésope se réjouit que l’allégorie, bien que non intentionnelle, soit venue relever le texte homérique et d’en parler à peu près comme le Platon de La République :
« Quoi, ces Dieux qui s’estropient les uns le autres ; ce foudroyant Jupiter qui, dans une assemblée de Divinités, menace l’Auguste Junon de la battre ; ce Mars qui étant blessé par Diomède, crie, dites-vous, comme neuf ou dix mille hommes et n’agit pas comme un seul (car au lieu de mettre tous les Grecs en pièces, il s’amuse à s’aller plaindre de sa blessure à Jupiter) ; tout cela eût été bon sans allégories ? »
Alors Homère-Fontenelle, sans faire l’éloge du faux, lui donne la place qui lui revient dans la psychologie humaine :
« Pourquoi non ? Vous vous imaginez que l’esprit humain ne cherche que le vrai, détrompez-vous. L’esprit humain et le faux sympathisent extrêmement. »
Deux arguments empiriques à l’appui de la thèse, tous deux centrés sur le plaisir :
a) « Si vous avez la vérité, vous ferez fort bien de l’envelopper dans des fables ; elle en plaira beaucoup plus (…) Ainsi, le vrai a besoin d’emprunter la figure du faux pour être agréablement reçu dans l’esprit humain. » . On pense aux fables platoniciennes, aux allégories.
b) « Si vous voulez dire des fables, elles pourront bien plaire, sans contenir aucune vérité (…) le faux y (dans l’esprit humain) entre bien sous sa propre figure ; car c’est le lieu de sa naissance et de sa demeure ordinaire, et le vrai y est étranger. »
Le premier argument ne conduit pas à désespérer qui voit dans la littérature, dans l’art en général des moyens d’augmenter notre connaissance de la réalité. Mais en revanche, du second, l’Homère fontenellisé tiré une conséquence dévastatrice :
« Quand je me fusse tué à imaginer des fables allégoriques, il eût bien pu arriver que la plupart des gens auroient pris la fable comme une chose qui n’eût point trop été hors d’apparence, et auroient laissé là l’allégorie ; et en effet, vous devez savoir que mes Dieux, tels qu’ils sont, et tous mystères à part, n’ont point été trouvés ridicules."
On comprend désormais ce que veut dire « l’esprit et le faux sympathisent extrêmement ». L’esprit n’aime pas le faux en tant que faux, il l’aime en tant qu’il le prend pour le vrai. On se serait réjoui d’un esprit qui prend plaisir à la fiction, on s’inquiète quand il prend pour réel l’imaginaire et l’inventé. D’où la peur d’ Ésope :
« Cela me fait trembler ; je crains furieusement que l’on ne croie que les bêtes aient parlé, comme elles font dans mes Apologues. »
Homère le rassure, en effet l’amour du faux est limité par l’amour-propre !
« Voilà une plaisante peur.
Esope : Hé quoi, si l’on a bien cru que les Dieux aient pu tenir les discours que vous leur avez fait tenir, pourquoi ne croira-t-on pas que les bêtes aient parlé de la manière dont je les ai fait parler ?
Homère : Ah ! ce n’est pas la même chose. Les hommes veulent bien que les Dieux soient aussi fous qu’eux ; mais il ne veulent pas que les bêtes soient aussi sages. »
Aujourd’hui, on n’en finit pas de philosopher contre l’amour-propre : les dieux déclinent, les bêtes montent à l’horizon.

Manchots par culture.

Tel un culturaliste, Platon dénonce la confusion de l'habituel avec le naturel :
L'étranger d' Athènes : (...) Il règne actuellement un préjugé dont presque personne ne se rend compte.
Clinias : Lequel ?
L'étranger d' Athènes : Penser qu'il y a, pour toutes nos actions, une différence naturelle, pour ce qui est de l'usage, entre la droite et la gauche : c'est le cas des mains, car pour ce qui est des membres inférieurs aucune différence n'est observable dans l'exercice des tâches. Mais c'est pour les mains que, par la sottise des nourrices et des mères nous sommes devenus comme des manchots. Car là où l'aptitude naturelle de chacun de nos deux bras est à peu près en équilibre, c'est nous qui, par l'habitude, les avons rendus différents en ne nous en servant pas comme il faut (...) Ceux-là travaillent contre la nature qui s'emploient à rendre la main gauche plus faible que la droite." (Lois VII, 794 d-e, 795 a)
On notera que c'est par les lois et les coutumes que les potentialités identiques des deux mains s'actualiseront en capacités effectives :
" Tout cela doit être l'objet du soin des magistrats, femmes ou hommes, celles-là surveillant la façon dont on amuse et dont on élève les enfants, ceux-là l'instruction qu'on leur donne, pour que tous et toutes, utilisant leurs deux mains comme leurs deux pieds, évitent, autant que possible de gâter leurs aptitudes naturelles par les habitudes qu'ils prennent." (795 d).
L'excellence physique rendra possible l'excellence civique puisque, de la fin de cette mutilation culturelle, Platon attend le doublement de la force de chaque citoyen à l'heure de la guerre.

jeudi 22 août 2013

Volatiles et foetus.

Tout au long des Dialogues, Platon prend assez souvent l'élevage des animaux comme modèle de l'éducation des enfants. En voici un exemple, surprenant à maints égards, tiré des Lois :
" L'étranger d' Athènes : Ainsi donc, la période qui exige le plus d'exercices, c'est celle où les corps grandissent le plus.
Clinias : Qu'est-ce à dire, Étranger ? Est-ce aux nouveaux-nés, et aux tout jeunes enfants qu'il faut prescrire le plus d'exercices ?
L'étranger d' Athènes : Non pas aux nouveaux-nés, mais encore plus tôt à ceux qui grandissent dans le ventre de leur mère.
Clinias : Que veux-tu dire par là, excellent ami ? Est-ce que tu parles du foetus ?
L'étranger d' Athènes : Oui. Il n'est d'ailleurs nullement étonnant que vous ignoriez la gymnastique propre à ce stade-là, et si étrange que cela puisse paraître je souhaiterais vous l'expliquer.
Clinias : Parfaitement d'accord.
L'étranger d' Athènes : Une chose de ce genre est du reste plus aisée à comprendre chez nous, parce que certains ici s'adonnent aux jeux plus qu'il ne convient. Chez nous en effet non seulement des enfants mais aussi des gens d'un certain âge élèvent des volatiles et les dressent à se battre contre les autres. Or, quand ils entraînent ces bêtes-là, ils sont bien loin de croire que les assauts mutuels auxquels ils les soumettent en guise d'exercices suffisent à leur entraînement. En effet, en plus de cela, chaque propriétaire les prend en outre avec lui, les tenant à l'aisselle, les plus petites dans les mains, les plus grosses dans les plis du bras, sous son manteau, et ils parcourent ainsi, en déambulant, un grand nombre de stades, pour garder en bonne forme non leur propre corps, mais celui de leurs bêtes. Et ils prouvent ainsi à qui sait l'entendre que tous les corps tirent profit d'être soumis à toutes sortes de secousses et de mouvements qui n'engendrent pas la fatigue, soit qu'ils se les donnent à leux-mêmes, soit qu'ils les reçoivent au cours d'un transport en litière, sur mer ou à cheval, bref, toutes les fois que, de n'importe quelle façon, leur mouvement leur vient d'autres corps. C'est grâce à ces mouvements que les corps s'assimilent les aliments et les boissons et deviennent capables de nous transmettre la santé, la beauté et la vigueur sous toutes ses formes. Mais puisqu'il en va ainsi, que dirions-nous devoir faire ensuite ? Êtes-vous prêts à braver le ridicule en instituant explicitement les lois suivantes ? La femme enceinte se promènera." (VII 789 a-e, ed. Brisson, p. 837-838)

vendredi 16 août 2013

Qui occupe aujourd'hui la zone frontière entre le philosophe et l'homme politique ?

« Ils s’imaginent être les plus savants de tous les hommes et, en plus du fait qu’ils s’imaginent l’être, ils croient qu’ils en ont parfaitement acquis la réputation aux yeux de la plupart des gens. En sorte que, selon eux, ils auraient aux yeux de tous, bonne réputation s’il n’y avait, pour y faire obstacle, ceux précisément qui se consacrent à la philosophie. Les hommes dont je parle considèrent donc que s’ils parviennent à établir devant l’opinion que les philosophes ne valent rien, alors, sans contestation, c’est désormais auprès de tous qu’ils remporteront devant l’opinion les trophées dûs à leur savoir. En effet, ils s’imaginent eux-mêmes être vraiment les plus savants (…) Ils font modérément de la philosophie, modérément de la politique, selon un raisonnement bien naturel : car ils se disent que si l’on prend de l’une et de l’autre juste ce qu’il faut, tout en restant à l’abri des risques et de la concurrence, c’est alors qu’on jouit des fruits de son savoir (…) Si la philosophie est une chose bonne, et l’activité politique aussi, mais si elles ont l’une et l’autre une fin différente et que ces hommes participent aux deux et tiennent le milieu entre ces deux réalités, ils ne disent rien qui vaille car ils sont inférieurs à l’une et à l’autre (…) Or eux-mêmes ne reconnaîtraient pas, je pense, que philosophie et politique sont en elles-mêmes l’une et l’autre un mal, ni non plus que l’une soit un mal et l’autre un bien. Mais la réalité est que ces gens-là, puisqu’ils participent à l’une et à l’autre, demeurent inférieurs aux deux, par rapport à la fin pour laquelle politique et philosophie sont toutes deux dignes de considération. Aussi, étant dans la réalité à la troisième place, ils cherchent à paraître les premiers. » (Platon Euthydème 306 c-d, éd. Brisson p.393-394)
Socrate ajoute généreusement :
" Il faut donc leur pardonner ce désir et ne pas s'en irriter, mais les prendre pour ce qu'ils sont. Car il faut chérir l'homme, quel qu'il soit, quoi qu'il dise, qui fait de la pensée son domaine de recherche et qui s'applique, courageusement, par ses efforts, à exprimer jusqu'au bout ce qu'il pense."
On comparera la douceur de l'évaluation à la sévérité de la hiérarchie présentée dans le Phèdre où les hommes dont nous parlons sont vraiment très mal classés :
" L'âme qui a eu la vision la plus riche ira s'implanter dans une semence qui produira un homme destiné à devenir quelqu'un qui aspire au savoir, au beau, quelqu'un qu'inspirent les Muses et Éros ; que la seconde (en ce domaine) ira s'implanter dans une semence qui produira un roi qui obéit à la loi, qui est doué pour la guerre et le commandement ; que la troisième ira s'implanter dans une semence qui produira un homme politique, qui gère son domaine, qui cherche à gagner de l'argent ; que la quatrième ira s'implanter dans une semence qui produira un homme qui aime l'effort physique, quelqu'un qui entraîne le corps ou qui le soigne ; que la cinquième ira s'implanter dans une semence qui produira un homme qui aura une existence de devin ou de praticien d'initiation ; à la sixième, correspondra un poète ou tout autre homme qui s'adonne à l'imitation ; à la septième, le démiurge et l'agriculteur ; à la huitième, le sophiste ou le démagogue ; à la neuvième, le tyran." (248 d-e, p. 1264)
On voudra bien entendre par philosophe, dans le titre du billet, quiconque met au plus haut la connaissance de la vérité.

Pour une sociologie non théologique.

Spinoza :
“ Si, par exemple, une pierre est tombée d’un toit sur la tête de quelqu’un et l’a tué, ils (les théologiens) démontreront que la pierre est tombée pour tuer l’homme, de la façon suivante : si, en effet, elle n’est pas tombée à cette fin par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances (souvent, en effet, il faut un grand concours de circonstances simultanées) ont-elles pu concourir par hasard ? Vous répondrez peut-être que c’est arrivé parce que le vent soufflait et que l’homme passait par là. Mais ils insisteront : pourquoi le vent soufflait-il à ce moment-là ? Pourquoi l’homme passait-il par là à ce même moment ? Si vous répondez de nouveau que le vent s’est levé parce que la veille, par un temps encore calme, la mer avait commencé à s’agiter, et que l’homme avait été invité par un ami, ils insisteront de nouveau, car ils ne sont jamais à court de questions : pourquoi donc la mer était-elle agitée ? Pourquoi l’homme a-t-il été invité à ce moment-là ? et ils ne cesseront ainsi de vous interroger sur les causes des causes, jusqu’à ce que vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance. » (Éthique, De Dieu, appendice, La Pléiade, p.350)
Bourdieu :
« L’État a été un des grands asiles de l’igorance en ce sens que l’on fait porter à l’État tout ce qu’on ne sait pas expliquer dans le monde social et qu’on l’a couvert de toutes les fonctions possibles : l’État conserve, etc. Vous verrez dans les livres à prétention « théorique » que le nombre de phrases où l’État est le sujet est fantastique. Cette espèce d’hypostase du mot État, c’est la théologie quotidienne. Or faire de l’État le sujet de propositions n’a pratiquement aucun sens. C’est pourquoi je contourne toujours mes phrases pour en parler. » ( Sur l’État, cours du 15 Février 1990, Seuil, p.157-158 )
Si Bourdieu a raison, peut-on appeler les anarchistes les plus théologiens des politiques ?

samedi 10 août 2013

Le cynique, bien plus radical que l'anarchiste.

Je me suis déjà demandé comment être cynique aujourd’hui, plus précisément comment se comporter pour, sans ridicule, prétendre être un disciple contemporain de Diogène, d’ Antisthène, d’Hipparchia, de Cratès etc.
Partant de l’idée que le cynisme est lié à un rejet des usages de la cité au profit d’une vie universelle et naturelle, je trouve dans un passage de Pierre Bourdieu une possibilité cynique. Le sociologue veut mettre en évidence que la vie privée est encadrée par des décisions étatiques ; pour cela il fait référence au calendrier officiel par rapport auquel se déterminent nos calendriers privés. Parce que les contestations politiques les plus radicales se construisent dans le cadre de règles implicites officielles qu’il semblerait fou de contester, Bourdieu écrit :
“ Je ne connais pas d’anarchiste qui ne change pas d’heure lorsque nous passons à l’heure d’été.” (Sur l’État, cours du 18 janvier 1990)
Or, il me semble que si l’anarchiste ne peut exister en tant que tel que parce que l’État est déjà là, le cynique pourrait se permettre de refuser la temporalité officielle, en faveur de quelque chose comme le temps naturel, celui du jour, de la nuit, du passage des saisons.

Commentaires

1. Le mercredi 21 octobre 2015, 16:27 par LM Bernard
Bien vu le cynique rompt les valences conventionnelles,construites sur des valeurs ,du lien social,catégorisation culturelle,sémiotique de la représentation de l'Académie et du Lycée.
L'anarchiste reste dans la représentation du zoon politicon,il conteste le pouvoir,l'appareil d'état ,pas la collectivité.
le cynique rejette les contraintes du tout somme des parties et le tout holiste ou le tout est plus que la somme des parties,il s'excentre,se singularise,se bestialise et peut effectivement refuser toute temporalité officielle,a t on vu un loup solitaire regarder midi à sa montre?.

mercredi 10 juillet 2013

Athenaeus pornographe ?

Dans Penser la pornographie (2003), Ruwen Ogien reprend aux historiens l'idée que " le premier pornographos (pornographe) connu est un philosophe grec" ( p.36). D'après la note correspondante, Ogien paraît tirer le fait du livre de Bernard Arcand Le jaguar et le tamanoir. Anthropologie de la pornographie (1991). Or, à la lecture de ces lignes, mon étonnement est tel que je consulte l'irremplaçable Dictionnaire des philosophes antiques, dirigé par Richard Goulet. Sept Athénaios y sont répertoriés, mais un seul est candidat au titre, Athénaios de Naucratis, auteur de langue grecque, mieux connu sous le nom d'Athénée, et ayant vécu entre la fin du 2ème siècle et le début du 3ème.
L'auteure de la notice, Françoise Caujolle-Zaslawsky, le caractérise comme un "écrivain érudit", dont on ne connaît qu'un seul ouvrage, les Deipnosophistes, traduit par "Le banquet des sages" ou "Autorités sur les banquets", meilleure traduction d'après l'auteure. Voici quelques lignes permettant d'avoir un aperçu de l'ouvrage :
" Athénée raconte à son ami Timocrate tout ce qui s'est dit lors du banquet offert par Larensios, un riche et savant Romain, féru d'érudition (...) Les convives, "experts aux banquets" sont des juristes, dont Ulpien, des poètes, des orateurs, des grammairiens, des philosophes, des médecins, dont Galien, des musiciens (...) Quant aux sujets de conversation, ils sont multiples et disparates : on passe de la musique, des chants et des danses aux vins, aux mets et aux épices, des hétaïres (ah, on brûle, semble-t-il) et des anecdotes piquantes ou licencieuses à la littérature, à l'art poétique, à la science, à la vie privée, etc. Il n'y a pas d'ordre, sinon celui de la succession des plats composant le banquet ; à cette succession correspond un schéma répétitif dans les propos : une suite de digressions en série, dont chacune a pour point de départ les commentaires des convives sur les plats qui défilent à leur table. On pourrait donc décrire l'ouvrage comme un traité de gastronomie gonflé d'innombrables digressions (...) Athénée a visiblement rassemblé comme en un "trésor" tout ce qu'il avait découvert de plus curieux dans ses lectures, sur tous les sujets. Aussi a-t-on pu décrire son ouvrage comme "une sorte de répertoire universel de l'antiquité"" (p.646-647)
Ce passage suffit à réaliser que traiter Athénée de premier pornographe est un peu cavalier. Mais d'où vient l'idée même de le faire ?
Il semble que la source de cette caractérisation hardie se trouve dans un passage du livre 13 : le voici dans la traduction qu'en donne Philippe Remacle :
" Toi, charmant sophiste, tu te vautres dans ces lieux, non pas avec des amis de ton sexe, mais avec des femmes, des maquerelles à la pelle. En outre, tu ne cesses de distribuer à la volée les ouvrages d'Aristophane, d'Apollodore, d'Ammonios, d'Antiphane, et même de Gorgias d'Athènes, bref que des torchons où l’on ne parle que de putains athéniennes ! Ma foi, elle est belle, ton érudition ! Il est sûr et certain que tu n'as rien à voir avec Théomandros de Cyrène, dont Théophraste dit dans son livre sur le Bonheur, qu'il désirait enseigner l’art d’être heureux. Non, toi, tu cherches plutôt à nous apprendre l’érotisme. En fait, tu ressembles à cet d'Amasis d'Élis, dont Théophraste – encore lui- fait mention dans son Traité sur l'amour, et qui était un expert en matière sexuelle. On ne se tromperait pas de beaucoup en t'appelant pornographe, au même titre que les peintres Aristide, Pausias et Nicophanos. Dans son livre sur les Tableaux de Sicyone, Polémon reconnaît que ces gens-là excellaient dans ce genre de peinture. "
Athénée n'est donc pas ni le premier pornographe, ni même un pornographe mais en revanche c'est dans son oeuvre qu'on trouve, semble-t-il, la première occurrence de "pornographe" au sens étymologique de "celui qui écrit sur, celui qui réprésente les prostituées".
À la suite du texte où il qualifiait Athenaeus de premier pornographe, Ruwen Ogien avait placé la parenthèse suivante :
" ( ce qui semble contredire la thèse de l'invention moderne de la pornographie et nous donne aussi une idée intéressante du rôle que des philosophes pourraient avoir dans ce domaine )."
La deuxième partie de cette phrase devient désormais douteuse, car Athénée a produit dans ce cas un néologisme et non, à la différence d' Ogien, des pensées ayant comme objet la pornographie.

lundi 8 juillet 2013

Le désert platonicien : l'équivalent de l'état de nature.

Il faut attendre le 17ème siècle (Hobbes, Spinoza etc.) pour que le concept d'état de nature soit déterminé dans son sens politique, par opposition à l'état de société.
Reste que quelques lignes de Platon, dans le cadre de ce que certains appelleraient peut-être aujourd'hui une expérience de pensée, décrivent exactement ce qui sera désigné plus tard par le concept d'état de nature.
C'est dans La République, à l'occasion d'une analyse psychologique et politique de la tyrannie, où Platon compare le tyran au propriétaire d' esclaves :
" Socrate : Ces particuliers, que leur richesse a rendu propriétaires dans les cités de nombreux esclaves, ont avec les tyrans ceci de commun, ils commandent à plusieurs, et le tyran ne diffère que par le nombre de ceux auxquels il commande.
Adimante : C'est une différence en effet.
S. : Or, tu sais bien que ces gens-là mènent une vie tranquille et qu'ils ne craignent pas leurs domestiques ?
A. : De quoi auraient-ils peur, en effet ?
S. : De rien, mais en vois-tu la raison ?
A. : Oui, c'est que la cité toute entière prête assistance à chacun des individus particuliers." ( 578 d )
Dit autrement, si le maître ne craint pas ses esclaves, pourtant bien plus nombreux que lui, c'est parce que l'Etat, soutenant l'esclavage, empêche leur révolte ( en passant, on notera que Platon ne présente pas l'argument défendu par Rousseau dans Du contrat social et aussi, bien antérieurement, par La Boétie, selon lequel les esclaves ont intériorisé la soumission ). Logiquement Socrate va alors faire comprendre ce qui nécessairement se passerait s'il n'y avait pas de société organisée autour d'un État et c'est ici qu'on voit apparaître, à travers la représentation du désert, l'équivalent platonicien de l'état de nature :
" Socrate : Bien vu, mais alors, si quelque dieu retirait de la cité l'un de ces particuliers qui possède une cinquantaine d'esclaves ou même plus, et le transférait, lui, son épouse et ses enfants, avec tous ses biens et tous ses domestiques dans un désert, où il ne pourrait recevoir l'assistance d'aucun homme libre, dans quel état de crainte, en proie à quelles frayeurs crois-tu qu'il se trouverait en pensant à son sort, à celui de son épouse et de ses enfants, craignant constamment d'être assassiné par ses serviteurs ? "
On pourrait même se laisser aller jusqu'à dire que, par cette référence à la peur, ce désert platonicien a quelque chose de l'état de nature selon Hobbes... En effet, comme la suite le montre, les réactions du maître vont être bel et bien dictées par la peur de mourir :
" Adimante : La crainte s'emparerait entièrement de lui.
Socrate : N'en serait-il pas dès lors réduit à rallier à sa cause certains de ses esclaves, à leur faire quantité de promesses, à les affranchir sans y être contraints, bref n'apparaîtrait-il pas lui-même comme le flatteur de ceux qui sont pourtant à son service ?
A. : Ce serait pour lui une nécessité contraignante s'il veut éviter de périr."
Pris en lui-même, ce passage contient finalement l'idée que l'esclavage n'a rien de naturel et qu'il est le produit d'un rapport de forces institué par l'État...

dimanche 7 juillet 2013

Platon et la crise des subprimes.

Lisant Platon, on est par moments irrésistiblement porté à penser aux événements contemporains. C'est ce que produit en moi en tout cas la lecture du passage suivant de La République ( texte écrit entre - 385 et - 370 ). Platon y analyse comment, dans un régime oligarchique où les dominants ont comme valeur centrale l'argent, ceux-ci font pour augmenter leurs biens ( c'est Socrate qui parle en premier, Adimante lui donnant la réplique ). À toutes fins utiles, on rappellera que, dans ce texte, la cité désigne la société gouvernée par un État :
" - Ceux qui commandent dans cette constitution politique n'exercent leur commandement, je pense, qu'en se fondant sur la quantité de leurs possessions ; ils ne consentent pas à contrôler par une législation les jeunes qui se dissipent dans l'indiscipline, pour les empêcher de dépenser leurs biens et leur éviter la ruine. Leur but est de leur prêter sur hypothèque, de manière à devenir ensuite propriétaires des biens de ces gens-là, pour être encore plus riches et plus considérés.
- C'est ce qu'ils désirent le plus.
- Or n'est-il pas évident d'emblée que dans une cité, on ne peut estimer la richesse et acquérir en même temps la modération requise, et qu'au contraire on en arrive nécessairement à négliger l'une ou l'autre ?
- C'est assez clair, dit-il.
- Ainsi, dans les oligarchies, c'est en négligeant la modération et en tolérant l'indiscipline que les dirigeants réduisent parfois à la pauvreté des hommes qui n'étaient pas dépourvus de qualités par leur naissance.
- C'est certain.
- Ceux-là demeurent inactifs dans la cité, où ils sont, je pense, bien pourvus d'aiguillons et armés, les uns criblés de dettes, les autres couverts d'infamie, les autres des deux à la fois ; remplis de haine, ils complotent contre ceux qui se sont approprié leurs biens et contre tout le monde, désireux d'une seule chose : voir apparaître un régime nouveau.
- C'est bien cela.
- Quant aux financiers, ils se tiennent cois et font mine de ne pas les apercevoir, mais ils ne manquent pas de darder leur aiguillon, c'est-à-dire leur argent, contre ceux du groupe des pauvres qui se laissent faire ; multipliant par cent les intérêts de leur capital patrimonial, ils font proliférer dans la cité les faux bourdons (comprenez les malfaiteurs) et les mendiants.
- Comment, en effet, n'y seraient-ils pas nombreux ?
- Et par ailleurs, repris-je, un tel mal qui se propage comme un incendie, ils ne consentent pour l'éteindre aucun des moyens qu'il faudrait : ils ne veulent ni de ce moyen que j'ai mentionné qui consiste à contrôler les dépenses arbitraires du bien de chacun, ni de cet autre moyen consistant à faire une législation en vue de supprimer de tels abus.
- Quelle législation ?
- Une loi qui viendrait en complément du contrôle, et qui contraindrait les citoyens à se soucier de la vertu. Si, en effet, on prescrivait de conclure la plupart des contrats de gré à gré aux risques du prêteur, les citoyens rechercheraient la richesse avec moins d'impudence, et on verrait moins se développer dans la cité ces maux que nous décrivions à l'instant.
- Beaucoup moins, dit-il.
- À présent, au contraire, repris-je, pour toutes ces raisons précisément, les gouvernants réduisent dans la cité les gouvernés à une situation de ce genre. Pour ce qui est d'eux et de leurs enfants, ne voit-on pas les jeunes profiter d'une vie de luxe et devenir incapables de tout effort pour les activités du corps et de l'esprit ? Ne sont-ils pas mous et indolents, incapables de discipline dans les plaisirs et dans les peines ?
- Si, en effet.
- Et eux-mêmes, les pères, négligeant tout le reste, hormis l'argent, ne développent pas davantage le souci de la vertu que les pauvres." ( 555c-556c. éd. Brisson, p. 1721-1722 )

vendredi 5 juillet 2013

Au rebours des sophistes.

On sait que, dans l'allégorie platonicienne de la caverne, les hommes ordinaires sont victimes d'autres hommes, producteurs d' ombres ; en effet les images projetées en face d'eux sont prises à tort pour la réalité même par ces prisonniers incapables de se retourner et de découvrir le mécanisme réel de production. Les voici décrits, les responsables, ceux que Platon compare aux " montreurs de marionnettes " :
" Imagine aussi, le long de ce muret, des hommes qui portent toutes sortes d'objets fabriqués qui dépassent le muret, des statues d'hommes et d'autres animaux, façonnés en pierre, en bois et en toute espèce de matériau. Parmi ces porteurs, c'est bien normal, certains parlent, d'autres se taisent." (La République, 514 b, p. 1679, éd. Brisson)
Même si Platon n'explique pas dans l'allégorie qui ces hommes représentent, il est usuel et justifié de voir en eux les sophistes. Ailleurs en effet Platon compare ces derniers au peintre que la technique de l'imitation rend " le plus apte à faire croire, à l'insu des plus ingénus des jeunes garçons observant de loin ses dessins, qu'il peut accomplir réellement tout ce qu'il désire produire " ( Le Sophiste 234 b ). Ainsi le peintre pourra faire croire par exemple qu'il peut produire un siège alors qu'il n'en produira que l'image. Le sophiste, lui, dispose d' " une autre technique, s'occupant elle des raisonnements (...) et capable d'ensorceler ces jeunes gens encore loin de la réalité des choses, et ce par l'intermédiaire de propos qui, destinés aux oreilles, montrent des images parlées de toutes choses, afin de leur faire croire que ce qu'ils écoutent est vrai et que celui qui a parlé est le plus sage de tous." ( 234 c ). On peut donc légitimement faire l'hypothèse que les images montrées sur le mur du fond de la caverne représentent ces " images parlées " que les sophistes disent être celles de la réalité même.
Mais ceci est connu. En revanche on a peut-être moins prêté attention au fait que si le sophiste fait toujours passer l'irréel pour le réel, il arrive au philosophe de devoir faire exactement l'inverse : faire passer le réel pour l'irréel.
Pour le comprendre, il faut remonter à l'analyse que Platon fait du mensonge : de manière attendue, il le condamne car, en installant l'erreur dans l'âme de qui en est victime, il est contraire au désir de chacun de se débarrasser du faux et de connaître le vrai. Néanmoins tout mensonge n'est pas un mal :
" Quand et à qui est-il assez utile pour ne plus mériter qu'on le haïsse ? N'est-ce pas à l'égard des ennemis et de ceux qui comptent parmi nos amis, dans le cas où la folie ou quelque manque de jugement leur fait entreprendre quelque chose de mauvais ? Le mensonge ne devient-il pas une sorte de remède utile, capable de les en détourner ? " (La République 382 c)
En tant que remède à la déraison, le mensonge est justifié : il est un moyen de faire faire à l'homme déraisonnable (ami ou non) ce qu'il ferait s'il était raisonnable.
Cette comparaison du mensonge à une drogue, utile dans certaines occasions, accompagne une autre comparaison, reprise souvent par Platon, celle du gouvernant au médecin. Les deux comparaisons rendent intelligible la proposition suivante : tels les médecins donnant des remèdes utiles à leurs malades, les gouvernants doivent user du mensonge pour le bien des gouvernés ( " C'est à une quantité considérable de mensonges et de tromperies que nos dirigeants risquent de devoir recourir dans l'intérêt de ceux qui sont dirigés." 459 c )
Cependant c'est à un mensonge de même type mais de plus haut niveau, si on peut dire, que je veux me référer aujourdhui. Après avoir défini quel type d'hommes doit garder la cité, Socrate, sans transition, demande à Glaucon :
" Quel moyen serait alors à notre disposition dans le cas où se présente la nécessité de ces mensonges dont nous parlions tout à l'heure, pour persuader de la noblesse d'un certain mensonge d'abord les gouvernants eux-mêmes, et si ce n'est pas possible, le reste de la cité ? " (414 b)
La fonction d'un tel mensonge aux yeux du lecteur n'est à dire vrai pas manifeste si les gouvernants doivent en être les destinataires : en effet de tous les hommes de la cité, ils sont par définition les meilleurs et donc les plus raisonnables. En revanche le reste de la cité est une cible plus compréhensible. Mais Glaucon, lui, ne voit pas ce problème et se contente de demander : " quel mensonge ? ", ce à quoi Socrate répond :
" Rien de nouveau, seulement une affaire phénicienne, qui s'est passée autrefois déjà en maints endroits, comme l'ont dit et fait croire les poètes, mais qui n'est pas arrivée chez nous et qui, à ce que je sache, n'est pas susceptible de se reproduire et dont on ne se convaincra pas facilement." (ibid.)
Socrate se réfère ici au mythe de la fondation de Thèbes par Cadmos. Ce dernier, qui vient de tuer un serpent, sur le conseil d'Athéna, en sème les dents et d'elles naissent de la terre les ancêtres des Thébains. Platon peint alors un Socrate gêné d'avoir à faire croire vraie cette récit très largement douteux :
" Glaucon : Tu me sembles avoir quelque difficulté à parler.
Socrate : Tu verras bien quand j'aurai parlé, qu'il y a des raisons d' hésiter.
Glaucon : Parle. n'aie crainte. " (414 c)
Alors Socrate va exposer comment celui au nom duquel il parle ( précisément celui qui, en instituant la cité juste, joue un rôle du même type que celui du législateur dans le Contrat Social de Rousseau ) doit faire passer aux yeux des hommes la réalité pour de simples images, ceci en vue de les faire croire à la réalité du mythe :
" Je parlerai donc, et pourtant je ne sais trop comment j'en aurai l'audace ni à quels arguments je pourrai recourir pour le faire. J'entreprendrai en premier lieu de persuader les gouvernants eux-mêmes et les hommes de guerre, ensuite le reste de la cité, que tout ce dont nous les avons nourris et formés, tout cela était pour ainsi dire comme des rêveries dont ils font l'expérience lorsqu'elles se présentent à eux. En réalité, ils étaient alors modelés dans le sein de la terre et élevés, eux, leurs armes, et tout leur équipement en cours de fabrication ; quand ils furent entièrement confectionnés, la terre qui est leur mère les a mis au monde, et maintenant ils doivent considérer cette contrée où ils se trouvent comme leur mère et leur nourrice et la défendre si on l'attaque, et réfléchir au fait que les autres citoyens sont comme leurs frères, sortis aussi du sein de la terre." (414 d)
Ainsi l'homme éclairé, à la différence du sophiste qui fait passer l'irréel pour le réel, vise à faire voir le réel comme irréel. Le rêve n'est pas ici, comme dans le Théétète (158 bc), évoqué à des fins épistémiques et sceptiques mais à en vue de finalités éthiques et politiques à la fois.
En termes modernes, pour naturaliser les distinctions et fonctions sociales, Platon fait prendre la veille pour le rêve.
Certes dans le cadre de l'ontologie platonicienne, une telle transformation de la réalité n'est pas vraiment égarante, dans la mesure où le Réel en soi n'est en aucune manière le vécu. Reste que cette distance, que le législateur fait prendre aux hommes par rapport à leurs vies concrètes, ne se fait pas au profit de la connaissance de quelque chose de plus réel mais en vue de l'assimilation d'un conte à dormir debout.

mercredi 3 juillet 2013

Vouloir tout et son contraire, comme un enfant : la faiblesse en métaphore de la force.

Dans Le Sophiste, l' Étranger a devant Théétète réfuté autant la thèse parménidéenne ( tout est immobile ) que la position héraclitéenne ( tout est en mouvement ). Ne pouvant nier pourtant la réalité ni du mouvement ni du repos, l' Étranger va chercher à les penser ensemble même si chacun exclut l'autre :
" Le philosophe, lui, qui estime au plus haut degré toutes ces choses, est donc absolument contraint - en raison de ces mêmes choses - de ne pas approuver que le tout soit en repos, qu'il s'agisse de l'opinion de ceux qui affirment l'existence d'une seule forme, ou de ceux qui affirment qu'il y en a plusieurs, et de ne pas écouter non plus, en aucune manière, ceux qui font mouvoir l'être en toutes directions ; lui, comme les enfants dans leurs désirs, ne sachant que choisir, devra dire que le "tout qui est" est à la fois immobile et en mouvement." ( 249 cd, p. 1851, éd. Brisson)
Sans doute habitué par Descartes à identifier l'enfant à l'anti-modèle du philosophe, je suis enclin à voir comme paradoxale et inattendue la comparaison platonicienne contenue dans ces lignes : en effet c'est l'enfant, encore dans sa faiblesse car hésitant et dominé par des désirs contradictoires, c'est cet enfant qui permet au lecteur de Platon d'imaginer la tâche du philosophe, pourtant maître, lui, de thèses contradictoires qu'il domine et qu'il tente de dépasser de manière synthétique.
Ce que le philosophe juge impossible et condamnable quand il s'agit des désirs ( les satisfaire simultanément quand ils s'excluent ) est possible et requis quand les inclinations sont remplacées par les propositions philosophiques. À la différence de l'enfant gâté qui échouera nécessairement, le philosophe réussit à concilier ce qui apparement est théoriquement incompatible.