dimanche 17 novembre 2013

Ânerie !

" Antisthène, marquant son dédain à l'endroit de ces Athéniens qui se vantaient d'être des indigènes, disait que leur noblesse ne dépassait en rien celle des limaçons et des sauterelles." (Diogène Laërce Vies et doctrines des philosophes illustres VI 1 )
" Quand on célèbre les lignées, chantant qu'un tel est de bonne race parce qu'il peut déclarer sept ascendants riches, le philosophe tient cet éloge pour celui de gens à la vue tout à fait trouble et courte, incapables, par manque d'éducation, de porter le regard sur tout et de calculer que chacun a des dizaines de milliers d'ascendants et d'ancêtres, qu'on ne peut dénombrer, et que, dans ce nombre, des riches et des mendiants, des rois et des esclaves, barbares aussi bien que Grecs, tout un chacun en a eu souvent par dizaine de milliers ; au contraire, quand on s'enorgueillit d'une liste d'ancêtres allant jusqu'à vingt-cinq et qu'on remonte jusqu'à Héraclès, fils d' Amphitryon, à lui cela paraît aberrant d'insignifiance, puisque le vingt-cinquième en remontant à partir d'Amphytrion était tel que la chance lui en était échue, et aussi le cinquantième à partir de lui : il rit de gens incapables de faire ce calcul, comme de délivrer de son enflure leur âme sans intelligence." écrit Platon dans le Théétète ( 174e-175ab)

Commentaires

1. Le jeudi 21 novembre 2013, 04:24 par angie
LE MULET SE VANTANT DE SA GÉNÉALOGIE
Le Mulet d'un prélat se piquait de noblesse,
Et ne parlait incessamment
Que de sa Mère la Jument,
Dont il contait mainte prouesse.
Elle avait fait ceci, puis avait été là.
Son Fils prétendait pour cela
Qu'on le dût mettre dans l'Histoire.
Il eût cru s'abaisser servant (1) un Médecin.
Étant devenu vieux on le mit au moulin.
Son Père l'Âne alors lui revint en mémoire.
Quand le malheur ne serait bon
Qu'à mettre un sot à la raison,
Toujours serait-ce à juste cause
Qu'on le dit bon à quelque chose.
2. Le jeudi 21 novembre 2013, 15:27 par Philalèthe
Bien sûr ! Merci beaucoup !

jeudi 14 novembre 2013

Une cité de professionnels...

En écho à mon billet du 31 Octobre, ce passage du Second Alcibiade de Platon ( en toute rigueur il y a des doutes concernant la paternité du texte mais peu m'importe ici : je ne cherche pas à reconstituer le platonisme authentique mais à cibler " la mouvance platonicienne", comme dit Luc Brisson ) :
" SOCRATE : Quel jugement porterais-tu sur une cité composée de bons archers et de bons flûtistes, et aussi d'athlètes et de techniciens, mêlés à ces gens (...) qui savent comment faire la guerre, c'est-à-dire donner la mort, ou encore à ces rhéteurs tout boursouflés d'enflure politique, gens cependant qui, tous sans exception, sont dépourvus de la science de ce qui vaut le mieux, et qui sont incapables de savoir quand il vaut le mieux se servir de chacune de ces techniques et vis-à-vis de qui ?
ALCIBIADE : Je jugerais que cette cité est mauvaise, Socrate.
SOCRATE : Cela, tu le dirais surtout, j'imagine, quand tu verrais chacun de ces hommes, pleins d'ambition, et " donnant la meilleure part " de sa gestion politique " à ce soin de se surpasser lui-même " ( Socrate cite ici un vers d' Antiope d' Euripide ), je veux dire devenir le meilleur dans la technique qui est la sienne, alors même que, en ce qui concerne ce qui vaut le mieux pour la cité et pour lui-même, il se trompe le plus souvent, parce que, j'imagine, il se fie à l'opinion sans tenir compte de l'intellect. Dans ces conditions, ne serait-on pas en droit de dire d'une telle cité qu'elle est pleine d'un trouble et d'une illégalité extrêmes ?
ALCIBIADE : On le serait, par Zeus. " ( 145e-146a, p. 55, éd. Brisson )

mercredi 13 novembre 2013

Voir ses vieux parents comme des statues.

À la fin du livre XI des Lois, l'Étranger d' Athènes, qu'on tient à bon droit pour le porte-parole de la pensée platonicienne, examine comment les lois doivent régler les relations entre les parents et les enfants. À cette occasion, il distingue deux types de culte rendu aux dieux ; j'appellerai le premier le culte direct :
" Parmi les dieux en effet, il en est que nous honorons parce qu'ils sont clairement visibles " (931 a)
Le second est indirect, parce qu' en l'absence du dieu, il passe alors par la médiation d'une chose, la statue du dieu honoré :
" Il en est d'autres auxquels nous dressons des statues qui sont à leur ressemblance, auxquelles nous rendons honneur, même si ce sont là des objets inertes "'
Cependant l' Étranger n'établit pas une hiérarchie entre les deux cultes : le dernier vaut autant que le premier du point de vue de sa fonction, obtenir la bienveillance des dieux concernés. Ce qui d'ailleurs justifie l'iinterprétation suivante : le platonisme n'a pas tant condamné l'icône (pour parler comme Peirce) que l'erreur consistant à prendre l'icône pour l'original ( si les prisonniers de la caverne avaient vu dans les ombres non des réalités originales mais des ombres de copies de réalités originales, alors ils n'auraient pas eu besoin d'être délivrés de leur ignorance ). Mais cette remarque est, dans mon propos, secondaire.
En effet, ce qui retient mon attention est la suite de ce texte car Platon va justifier les soins apportés au vieux parent par l'identification de ce dernier à une statue animée. Honorer la statue animée qu'est le vieux parent reviendra ainsi à se concilier la bienveillance des dieux :
" Abriter en sa maison ce trésor que représentent un père ou une mère, ou le père ou la mère de ces derniers, que l'âge réduit à l'impuissance, c'est avoir, que personne n'en doute, se dressant au coeur même de son foyer, une statue que nulle autre ne surpasse en puissance, à la condition en tout cas que son possesseur lui rend correctement le culte qui lui est dû."
On lit donc que la statue qu'on appellera parentale a une efficacité supérieure à la statue ordinaire du point de vue du gain attendu des dieux. La comparaison a sans doute quelque chose d'étrange car le parent ainsi statufié n'est en réalité l'icône de rien ( Platon en effet ne soutient pas que le vieillard impuissant est à l'adulte qu'il fut ce que la statue inerte du dieu est au dieu vivant ). Mais voici comment l'Étranger se justifie : quand un père appelle sur son enfant la malédiction des dieux, ces derniers obtempèrent ; il est donc logique que, si un père demande pour son enfant la bienveillance des dieux, ces derniers la lui accorderont tout autant qu'ils ont manifesté leur malveillance. L'argumentation revient donc à donner à la statue parentale un pouvoir d'intercession. On peut à partir de là justifier l'idée que la statue animée a un pouvoir supérieur à la statue inerte :
" Concevons donc, comme nous l'affirmions tout à l'heure, que nous ne saurions posséder de statue plus précieuse au regard des dieux qu'un père ou un grand-père accablé de vieillesse, qu'une mère ou une grand-mère dans les mêmes conditions, et que leur rendre honneur, c'est plaire au dieu, car autrement il n'exaucerait pas leurs prières. Sans aucun doute, quand la statue qui se dresse est celle de nos ancêtres, elle est incomparablement plus admirable que les statues inanimées ( "admirable" écrit Platon : on note que la statue parentale est irréductible à un simple moyen de mettre les dieux de son côté ). Toutes ces statues animées qui sont l'objet de notre culte prient en effet en toute occasion d'un même coeur avec nous, et si nous leur manquons de respect, elles appellent sur nous la malédiction ; en revanche les statues qui ne sont pas animées ne font ni l'un ni l'autre. Dès lors, traiter correctement un père, un grand-père et ses vieux parents dans leur ensemble, c'est posséder en eux les objets de culte qui permettent plus efficacement que toutes les autres statues d'obtenir les faveurs divines." ( 931 d-e, éd. Brisson, p. 973-974 )
Ainsi honorer une statue animée revient à plaire simplement au dieu statufié ; en revanche honorer le parent revient à plaire triplement : directement aux dieux qui prescrivent d'honorer ses parents, au parent concerné et, enfin, par la médiation des prières du parent, indirectement aux dieux qui récompensent l'enfant pour ce qu'il fait et pour ce que le premier bénéficiaire, le parent honoré, leur dit qu'il fait.
Le texte reste cependant ambigu sur le problème suivant : la faveur des dieux à l' égard de l'enfant est-elle un effet essentiellement secondaire au sens que Jon Elster a donné à cette expression ? Dit autrement, si l'enfant vise les bienfaits des dieux en soignant ses parents, les obtiendra-t-il ou doit-il viser le bonheur de ses parents pour obtenir en plus les bienfaits divins ?

Commentaires

1. Le dimanche 17 novembre 2013, 09:43 par angie
Est ce sans lien avec le dilemme de l'Euthyphron? Honore-t-on ses parents pieusement parce qu'on les aime ( ou plutôt parce que les dieux les aiment) ou bien est ce qu'on les honore ( ou les dieux) parce qu'ils sont aimables ?
2. Le dimanche 17 novembre 2013, 12:13 par Philalethe
Intéressant !
On peut reprendre le texte de l'Euthyphron :
" Est-ce que le pieux est aimé par les dieux parce qu'il est pieux ou est-ce parce qu'il est aimé d'eux qu'il est pieux ?"
Ce qui donne : honorer ses parents a-t-il une valeur intrinsèque ou est-ce seulement ce que les dieux ont décrété ?
Dans le premier cas, les dieux m'aiment parce que j'aime ce qui est aimable en soi ; dans le deuxième, ils m'aiment parce que je fais ce qu'ils ont décidé que je fasse.
En fait le problème se pose à deux niveaux : est-ce parce qu'il est aimé que le parent est aimable ou est-ce parce qu'il est aimable que le parent est aimé ? idem pour le dieu ?
Ceci dit, le texte ne pose pas le problème mais on peut se demander s'il permet de le régler. Je serais porté à paraphraser le texte ainsi : les parents et les dieux sont aimables et il faut aimer les parents aimables pour être aimé des dieux aimables.
La question de l'effet secondaire me paraît indépendante du problème de l'Eutyphron : car viser primairement à plaire aux dieux (et donc pour cela plaire aux parents ) ou viser primairement à plaire aux parents (et donc pour cela plaire aux dieux ) est un problème qui se pose identiquement, qu'on fasse de la valeur une raison justifiant l'amour (alors éclairé) ou un effet de l'amour (alors aveugle). Les dieux peuvent avoir décrété arbitrairement que pour leur plaire il faut viser à honorer ses parents (dans ce cas le bienfait est un effet essentiellement secondaire) mais ils peuvent aussi avoir décrété que pour leur plaire, il faut les viser à travers les parents comme statues ordinaires (alors le bienfait n'est pas un effet secondaire ). Mais aussi bien les dieux peuvent avoir commandé l'un ou l'autre parce que la conduite privilégiée a une valeur intrinsèque qu' ils découvrent.

mercredi 6 novembre 2013

Le smartphone: élément d' une version contemporaine de la caverne platonicienne. Nous sommes devenus des araignées.

On augmente sa lucidité, je crois, à lire L'obsolescence de l'homme. Sur l'âme à l'époque de la révolution industrielle, publié en 1956 par Günther Anders et réédité en 2002 aux éditions Ivrea.
En voici quelques lignes, concluant la quatrième partie, intitulée La matrice, du deuxième essai composant l'ouvrage, Le monde comme fantôme et comme matrice, considérations philosophiques sur la radio et la télévision :
" Nous sommes donc assis là, aujourd'hui, comme autant de Lyncées "nés pour voir, faits pour regarder", et nous regardons. Mais notre saint patron, notre modèle, ne semble plus être Lyncée. Nous ne regardons plus comme il regardait. Puisque nous ne quittons pas notre maison, puisque nous guettons le moment où une proie va tomber dans notre toile, c'est comme une araignée que nous regardons. Notre maison est devenue un piège. Ce qu'il capture constitue pour nous le monde. Rien d'autre.
Nous sommes donc assis. Un morceau de monde vient se prendre dans notre toile. Il est à nous.
Mais ce qui est venu se prendre dans notre toile n'y est pas arrivé par hasard. On nous l'a jeté. Et ce qu'on nous a jeté n'était pas un morceau de monde mais un fantôme. Ce fantôme, pour sa part, n'était pas une copie du monde, mais ce qu'avait imprimé une matrice. Cette impression, à son tour, n'est nôtre que parce qu'elle doit maintenant nous servir de matrice, parce que nous devons nous refaire à son image. Si nous devons nous refaire, c'est pour ne plus appeler "nôtre" que cette matrice et pour ne plus avoir aucun autre monde qu'elle.
Nous sommes donc maintenant assis devant une impression qui affirme être un fantôme, lequel affirme être un reflet, lequel affirme être le monde. Et nous l'assimilons. Nous devenons comme elle.
Si l'un d'entre nous était resté lyncéen - "né pour voir, fait pour regarder" - et, cherchant à s'arracher à cette tromperie, sortait pour "regarder au loin" et "voir de près", il abandonnerait rapidement sa quête et s'en retournerait définitivement trompé. Dehors, il ne trouverait désormais plus rien d'autre que les modèles de ces images stéréótypées qui ont conditionné son âme ; rien d'autre que des modèles copiés sur ces images ; rien d'autre que les matrices nécessaires à la production des matrices. Et si on lui demandait ce qu'il en est du réel maintenant, il répondrait que son destin est désormais d'accéder réellement à la réalité grâce à l'irréalité de ses copies." ( p.220-221 ).

jeudi 31 octobre 2013

Y a-t-il eu des héros nazis, moralement parlant ? ou la perfection du mal...

Une action surérogatoire est une action éthique qui diffère d'un devoir en ce qu'elle pourrait ne pas être accomplie sans qu'il y ait faute morale. Dans le catholicisme, cela revient à faire en somme plus que Dieu n'en demande (par exemple, Dieu exige la chasteté, mais pas l'abstinence, qui peut donc être vue comme surérogatoire).
Les actes surérogatoires n'impliquent pourtant pas la religion et on peut envisager leur existence dans le cadre d'une morale laïque. Reste que le surérogatoire est mieux que le bien.
Pourtant, lisant Les exécuteurs. Des hommes normaux aux meurtriers de masse (2005) de Harald Welzer, me vient à l'esprit que le surérogatoire pourrait être pire que le mal quand les hommes croient être moraux alors qu'ils ne le sont pas. Il en irait ainsi d'un certain type de nazis. Objectivement ils font le mal mais, s'imaginant qu'ils font le bien et réalisant qu'ils vont au-delà de ce qui correspond aux devoirs correspondant à ce prétendu bien, ils ont pu se penser comme réalisant des actes surérogatoires :
" " À partir du moment où l'on procéda à l'extermination de masse ", note le commandant d'Auschwitz, Rudolf Höss, " je ne me sentis pas heureux à Auschwitz. J'étais mécontent de moi-même, harassé de travail, je ne pouvais me fier à mes subordonnés et je n'étais ni compris ni même écouté par mes chefs hiérarchiques ". Auschwitz et bonheur, pour le commandant au moins cela aurait pu ne pas être en contradiction, s'il n'y avait pas eu la frustration causée par des demi-succès, l'épuisement dû au travail, l'incompétence du personnel, les ennuis du service. L'extermination massive donne tellement de travail que le bonheur du commandant s'en trouve gâché.
S'il se plaint de n'avoir plus été heureux dès lors que débuta l'extermination massive, ce n'est nullement à cause des implications morales de sa tâche, cela tient aux problèmes techniques afférents et à l'incapacité de ses collaborateurs, qui lui compliquèrent l'accomplissement de cette tâche. Si, en lisant les témoignages autobiographiques d'exécuteurs comme Höss ou comme von dem Bach-Zelevski, l'on se force momentanément à oublier à quoi ils travaillèrent sans relâche jusqu'à l'épuisement, on se rend compte que des acteurs de cette trempe n'agissaient pas seulement dans le cadre d'un devoir à accomplir, mais que leur définition du devoir consistait à outrepasser largement la mesure exigée, à en faire plus qu'on ne pouvait attendre d'eux. Dans la mobilisation d'une telle motivation, sans doute très liées à une éthique traditionnelle du devoir et à la fierté du travail et de la production, réside l'une des forces désastreuses du système national-socialiste ; et cette mobilisation ne fut possible que parce que les acteurs étaient profondément convaincus du sens de leur tâche éreintante et par conséquent prêts à y donner le meilleur d'eux-mêmes." ( p.61-62, Gallimard )
Lues par un relativiste moral, pour qui n'existe aucune définition objective du bien et du mal, ces lignes pourraient entraîner à penser que ces hommes étaient aussi respectables moralement que ceux qui, dans le cadre d'éthiques religieuses ou laïques, vont par leurs actes au-delà de qui est exigé d'eux.
J'ajoute pour conclure que Welzer est loin de défendre que tous les nazis ont eu ces motivations pseudo-morales...

Commentaires

1. Le vendredi 1 novembre 2013, 08:39 par Versus
J' ose une question naïve.
L' expression " être un bourreau de travail" provient-elle de cette histoire récente de la dernière guerre européenne?
Heureux aussi de savoir qu' une personne taxée d' être un bourreau de travail ne soit pas forcément convaincue d' idéologie nazi!
2. Le vendredi 1 novembre 2013, 09:32 par Philalèthe
Bourreau de travail veut dire homme qui se torture par le travail. Voyez à ce sujet 
À part ça, je n'ai pas écrit que tous les bourreaux de travail ne sont pas des nazis mais que tous les nazis n'étaient pas ce que vous appelez des bourreaux de travail, ce qui ne revient pas au même ! Ceci dit, pas de souci ! Vous avez le bon sens pour vous.
Plus sérieusement, pour qu'un bourreau de travail fasse des actes surérogatoires, il faut que son travail ait des motivations morales.
3. Le vendredi 1 novembre 2013, 16:12 par angie
Certes ils en faisaient plus que requis, ces bourreaux. Mais concevaient-ils pour autant leur tâche comme *morale*, ce qui est la définition de la surérogation.
Le juge de Sophie et Hans Scholl , Roland Freisler, justifiait ses actes et son jugement par l'accusation de "démoralisation de l'armée" contre la Weisse Rose, mais ne prétendait pas agir au nom de la morale.
Eichmann , Barbie et tous les autres parlaient de devoir, mais leur kantisme était quand même un peu limité ! A
Même en termes kantiens ils ne firent jamais des choses suréogatoires, mais plutôt sous-régoratoires.
4. Le vendredi 1 novembre 2013, 17:20 par Philalethe
Il semble bien que certains nazis, sans aucun doute minoritaires, aient conçu dans l'aveugement leur tâche comme morale. Himmler par exemple semble avoir présenté ses convictions intimes quand il disait dans le discours de Posen adressé aux généraux SS en 1943 : 
" Nous avions le droit moral, nous avions le devoir envers notre peuple, de tuer ce peuple qui voulait nous tuer. Mais nous n'avons pas le droit de nous enrichir en nous appropriant ne serait-ce qu'une fourrure, une montre, un mark ou une cigarette ou quoi que ce soit d'autre. Nous ne voulons pas, parce que nous éradiquons un bacille, finir par être contaminé par ce bacille et par en mourir. Je ne tolérerai jamais de voir ici le plus petit point de pourriture naître ou s'installer. Où qu'il se forme, nous le brûlerons ensemble. Mais au total nous pouvons dire que cette mission, la plus rude de toutes, dans l'amour de notre peuple nous l'avons accomplie. Et nous m'en avons pas subi de dommage au-dedans de nous, dans notre âme, dans notre caractère."
L'éthique en question est tout à fait sui generis et n'a rien à voir avec le kantisme ; si on devait absolument la qualifier philosophiquement, elle m'apparaît plus comme un mélange confus d'éthique médicale (il faut soigner l'humanité de manière chirurgicale ), de nationalisme (il faut sauver son peuple), d'eugénisme (il faut sauver les races pures) et d'utilitarisme (il est légitime de sacrifier une minorité pour le bonheur de tous).
Invoquant (sincèrement ou non) Kant, Eichmann n'entre donc pas dans la catégorie de ceux que le billet visait puisqu'il a cherché ridiculement à se justifier par l'éthique kantienne (en effet s'il était sincère, son kantisme était complètement limité !).
Certes Welzer insiste beaucoup dans son ouvrage sur l'idée d'une morale comme raison d'agir de certains criminels. Mais je reconnais que Hilberg dans Exécuteurs, victimes, témoins (1992) appelle "agents zélés" ceux que je visais et réserve l'expression "gens de devoir" pour ceux qui ont été empêchés par leurs scrupules moraux de se livrer à ces horreurs. Pour les premiers, il parle de "perfectionnistes" (p.90) et d'"idéalistes" (p.91) mais se contente de les dépeindre comme des bureaucrates ambitieux et ne leur reconnaît donc si on peut dire qu'une conscience professionnelle.
Ceci dit, qu'il y ait eu des nazis qui s'imaginaient moraux ou pas, comme l'écrit Putnam dans Raison, vérité et histoire, " nous voulons pouvoir dire que les objectifs des nazis étaient profondément mauvais et que la thèse selon laquelle cela serait vrai par rapport à nos intérêts et faux par rapport à ceux des nazis est précisément le type de relativisme qui nous répugne" (p.188).
J'imagine que sur ce point on est d'accord.
5. Le samedi 2 novembre 2013, 21:15 par angie
Il me semble qu'il faut distinguer le bien qu'on veut faire ( du point de vue de l'agent) et celui qu'on fait ( objectivement) . L'ours peut vouloir , pour votre bien, vous ôter la mouche du nez, mais se planter sur le résultat escompté en vous balançant le pavé. J'ai toujours compris la surégogation comme une qualification d'un acte a parte objecti , pas a parte subjectif. Les nazis avaient surement du point de vue subjectif l'impression d'en faire déjà trop, ou pas assez. Mais faisaient ils en ce sens de la surégogation ?
Je lis récemment que dans le dernier film
de Claude Lanzmann, le Dernier des Injustes, le doyen des juifs de Theresienstadt conteste la conception arendtienne des motifs d'Eichmann.
Hilberg a certainement a peu près tout dit, à mon sens .
6. Le jeudi 7 novembre 2013, 11:33 par Philalethe
Dans le cadre dans lequel nous discutons, il conviendrait de penser à un ours tuant un homme pour sauver une mouche qu'il croit avoir vue mais qui n'existe que comme hallucination...
Oui, sauf à tomber dans le relativisme moral le plus consternant, on devra appeler surérogatoire un acte réellement moral qui excède ce que le devoir moral commande de faire.
Oui, il semble qu'Arendt ait fait une théorie philosophique du mal à partir de la défense d'Eichmann dans son procès et non à partir des raisons réelles qu'il a eues de participer au génocide.
Oui, alors Hilberg a raison et Welzer est en revanche très ambigu sur la question de la morale nazie (ce qui n'enlève rien au fait que certains nazis se sont imaginés moraux).

lundi 28 octobre 2013

À quelles conditions puis-je rendre l'esclave dont je ne veux plus ?

Platon, Lois, XI, 916a-916c :
" Voici selon quelles dispositions la loi permet de demander ou de refuser ce retour. Si quelqu'un a vendu un esclave atteint de la phtisie, de la pierre, d'une maladie de la vessie ou de ce qu'on appelle le mal sacré, ou encore de quelque autre maladie qui échappe aux yeux de la plupart des gens mais qui, touchant le corps ou la pensée, est grave et difficile à guérir, l'acheteur ne pourra obtenir le retour s'il est médecin ou gymnaste ; il ne l'obtiendra pas non plus si le vendeur l'a prévenu et lui a dit la vérité. Mais si pareille vente a été faite à un simple particulier par un homme du métier, l'acheteur aura le droit de retourner l'esclave pendant une période de six mois, à moins qu'il ne s'agisse du mal sacré, maladie pour laquelle le retour est possible durant une période d'une année entière. Que l'affaire soit débattue devant trois médecins qui auront été choisis par entente entre les deux parties. Si le vendeur est reconnu coupable à la suite du procès, il paiera le double du prix de vente. Par ailleurs, dans le cas où le vendeur et l'acheteur n'ont ni l'un ni l'autre de compétence, il y aura retour dans les conditions que l'on vient de dire et à la suite aussi d'un jugement, mais le vendeur qui sera condamné ne paiera que le prix simple. Si encore quelqu'un vend sciemment à quelqu'un qui le sait un esclave qui a commis un meurtre, il sera impossible de retourner un esclave vendu dans ses conditions. Mais si la vente a été faite par quelqu'un qui n'était pas au courant, il y aura possibilité de retour du moment où l'un des acheteurs se sera aperçu de la chose, et le cas sera tranché par les cinq plus jeunes gardiens des lois. Si le tribunal juge que le vendeur n'ignorait pas la vérité, celui-ci devra purifier la maison de l'acheteur suivant la loi établie par les exégètes, et verser à l'acheteur le triple du prix." ( éd. Brisson, p. 958-959 )

dimanche 27 octobre 2013

Russell défiguré.

« On m'a posé... On me pose sans arrêt la question sur le livre que j'emporterais sur une île déserte ; un lieu commun du journalisme. Au début j'ai répondu que j'emporterais une encyclopédie ; mais je ne sais si on me permettrait d'emporter dix ou douze volumes, je crois que non. Alors j'ai opté pour l'Histoire de la philosophie occidentale de Bertrand Russell, qui serait peut-être le livre qui me suivrait dans l'île... » ( Jorge Luis Borges, Ultimes dialogues avec Osvaldo Ferrari )
Excellent choix ! À condition cependant que Borges n'ait pas, par malheur, en mains la traduction française, disponible dans un coffret de deux volumes depuis 2011 (Les Belles Lettres). En effet, à ma consternation, j'ai réalisé que cette traduction de Hélène Kern, qui correspond à la première publication en 1946 de l'ouvrage de Russell, est franchement à réviser ( je m'en suis aperçu quand, ne comprenant pas certains passages, j'ai consulté l'original anglais qui disait alors autre chose mais très clairement en tout cas ! ).
À titre d'exemple, voici deux paragraphes, d'abord dans le texte original (A) , puis dans la traduction que je dénonce (B) , enfin dans une traduction personnelle (C), certes non irréprochable mais meilleure, je l'espère :
A :
" I come now to the position of Protagoras, that man is the measure of all things, or, as it is interpreted, that each man is the measure of all things. Here it is essential to decide the level upon which the discussion is to proceed. It is obvious that, to begin with, we must distinguish between percepts and inferences. Among percepts, each man is inevitably confined to his own; what he knows of the percepts of others he knows by inference from his own percepts in hearing and reading. The percepts of dreamers and madmen, as percepts, are just as good as those of others; the only objection to them is that, as their context is unusual, they are apt to give rise to fallacious inferences.
But how about inferences? Are they equally personal and private? In a sense, we must admit that they are. What I am to believe, I must believe because of some reason that appeals to me. It is true that my reason may be some one else's assertion, but that may be a perfectly adequate reason - for instance, if I am a judge listening to evidence. And however Protagorean I may be, it is reasonable to accept the opinion of an accountant about a set of figures in preference to my own, for I may have repeatedly found that if, at first, I disagree with him, a little more care shows me that he was right. In this sense I may admit that another man is wiser than I am. The Protagorean position, rightly interpreted, does not involve the view that I never make mistakes, but only that the evidence of my mistakes must appear to me. My past self can be judged just as another person can be judged. But all this presupposes that, as regards inferences as opposed to percepts, there is some impersonal standard of correctness. If any inference that I happen to draw is just as good as any other, then the intellectual anarchy that Plato deduces from Protagoras does in fact follow. On this point, therefore, which is an important one, Plato seems to be in the right. But the empiricist would say that perceptions are the test of correctness in inference in empirical material. " (I, II, XVIII)
B :
" J'en viens maintenant à la position de Protagoras : l'homme est la mesure de toutes choses ou, comme elle est généralement interprétée : chaque homme est la mesure de toutes choses. Ici, il est essentiel de bien marquer le terrain sur lequel la discussion doit porter. Il est clair que, pour commencer, nous devions distinguer entre les perceptions et les conséquences. En ce qui concerne les perceptions, chaque homme est inévitablement limité à ses perceptions personnelles. Ce qu'il sait des perceptions des autres, il le sait par les conséquences de ses propres perceptions, en entendant et en lisant. Les perceptions de l'homme en état de rêve et celles des fous, en tant que perceptions sont tout aussi justes que celles des personnes à l'état normal. La seule objection contre elles est que leur texture étant anormale, elles sont aptes à produire des conséquences fausses.
Mais que dirons-nous des conséquences ? Sont-elles également personnelles et privées ? En un sens, nous devons admettre qu'elles le sont. Ce que je dois croire, je dois le croire pour certaines raisons qui m'apparaissent valables. Il est vrai que ma raison peut être l'affirmation de quelqu'un d'autre mais ceci peut aussi être une raison parfaitement plausible, par exemple si je suis un juge qui cherche la vérité. Tout disciple de Pythagore que je puisse être, il est raisonnable d'accepter l'opinion d'un rapporteur sur une série de faits, de préférence à la mienne, car j'ai pu faire l'expérience qu'étant, au début en désaccord avec lui, après avoir étudié la question je me suis rendu compte qu'il avait raison. Dans ce sens, je peux admettre qu'un autre homme est plus sage que moi. La position de Protagoras, lorsqu'elle est justement interprétée, n'implique pas l'idée que je me trompe jamais mais seulement que l'évidence de mes erreurs doit m'apparaître à moi-même. Mon passé personnel peut être jugé exactement comme une autre personne serait jugée. Mais tout ceci présuppose que, en ce qui concerne les conséquences opposées aux perceptions, il y a des règles impersonnelles d'exactitude. Si une conséquence quelconque que j'ai été amené à déduire se trouve être tout aussi bonne qu'une autre, alors l'anarchie intellectuelle que Platon tire de Protagoras doit nécessairement suivre. Par conséquent, sur ce point, qui est important, Platon semble être dans le vrai. Mais les empiristes diront que les perceptions sont les épreuves de l'exactitude des conséquences dans la substance empirique."
C :
" J'en viens maintenant à la position de Protagoras, selon laquelle l'homme est la mesure de toutes choses ou, comme on l'interprète, que chaque homme est la mesure de toutes choses. Il est essentiel ici de décider du niveau où la discussion doit se poursuivre. Il est évident que pour commencer nous devons distinguer entre les percepts et les inférences. En ce qui concerne les percepts, chaque homme est inévitablement limité aux siens ; ce qu'il sait des percepts des autres, il le sait par inférence à partir des percepts qu'il a en entendant et en lisant. Les percepts des rêveurs et des fous sont tout aussi bons que ceux des autres ; la seule objection qu'on peut leur faire est que, comme leur contexte est inhabituel, ils ont tendance à donner lieu à des inférences fallacieuses.
Mais qu'en est-il des inférences ? Sont-elles également personnelles et privées ? Dans un certain sens, nous devons admettre qu'elles le sont. Ce que je dois croire, je dois le croire pour une raison qui me parle. Il est vrai que ma raison peut être l'assertion de quelqu'un tout en étant une raison parfaitement adéquate - par exemple si je suis un juge écoutant une déposition. Aussi protagoréen que je puisse être, il est raisonnable d'accepter l'opinion d'un comptable sur une série de chiffres de préférence à la mienne car je peux avoir découvert à plusieurs reprises que si au départ j'étais en désaccord avec lui, un peu plus d'attention me montrait qu'il avait raison. En ce sens je peux admettre qu'un autre homme est plus sage que moi. La position protagoréenne, correctement interprétée, n'implique pas que je ne fais jamais d'erreurs, mais seulement que la preuve de mes erreurs doit m'apparaître. Mon moi passé peut être jugé tout autant qu'une autre personne peut être jugée. Mais tout ceci présuppose qu'en ce qui concerne les inférences par opposition aux percepts il y a un critère impersonnel de justesse. Si toute inférence qu'il m'arrive de tirer est aussi bonne que n'importe laquelle, alors en découle de fait l'anarchie intellectuelle que Platon déduit de Protagoras. Donc sur ce point, qui est important, Platon semble être dans le vrai. Mais l'empiriste dirait que les perceptions constituent le test déterminant l'inférence juste en matière empirique."

Commentaires

1. Le lundi 28 octobre 2013, 09:52 par Versus
" Les percepts des rêveurs et des fous sont tout aussi bons que ceux des autres ; la seule objection qu'on peut leur faire est que, comme leur contexte est inhabituel, ils ont tendance à donner lieu à des inférences fallacieuses."
Comme le dit le peintre Jean Dubuffet :" il n' y a pas plus d' art des fous que des dyspeptiques du genou "?
2. Le lundi 28 octobre 2013, 11:28 par Philalethe
1) je ne connaissais pas cette citation de Dubuffet qui, à vrai dire, me surprend car, à première vue, "art des fous" n'est pas une expression dépourvue de sens (à la différence de dyspeptique du genou). Dubuffet veut-il dire que par définition art implique raisonnement valide et vrai (par exemple au niveau des techniques de l'art ?) Dans ces conditions, si le malade mental fait de l'art, ce n'est pas en tant que malade qu'il est artiste mais en tant qu'il est capable de faire un usage remarquable de certains effets de sa pathologie (et cela grâce à des connaissances vraies par exemple sur les matériaux qu'il utilise etc.) Pouvez-vous préciser la pensée de Dubuffet sur ce point ?
2) Quant aux lignes de Russell que vous citez, je ne vois pas leur rapport avec le texte de Dubuffet. L'auteur veut dire que si le fou n'est pas en mesure de mettre en relation ce qu'il perçoit avec son état mental (le contexte), alors il est enclin à prendre pour réel ce qu'il perçoit et à formuler des jugements faux (il en va de même pour qui ne met pas en rapport les perceptions du fou avec sa folie). Mais lucide ou non, le malade mental n'en devient pas artiste pour autant.
Mais je ne demande qu'à être éclairé sur le rapport que vous faites entre les deux citations !
3. Le mercredi 30 octobre 2013, 10:39 par Versus
Ah que la spontanéité de réponse par internet peut nous faire tronçonner une citation de Jean Dubuffet!
La phrase exacte est :
"Notre point de vue sur la question que la fonction d' art est dans tous les cas la même et qu' il n' y a pas plus d' art des fous que d' art des dyspeptiques ou des malades du genou."
In l' art brut préféré aux arts culturels. 1948.
En ce sens votre paragraphe 1) en est la juste et précise explication.
Chez Jean Dubuffet, il me semble qu' il faille dissocier, mais sans les opposer, ses réflexions sur l' art brut proprement dit et sa propre analyse sur sa pratique picturale.
Dubuffet est avant tout un praticien de son art qui a puisé autour de lui des pratiques qui lui ont permis de se remettre en cause constamment.
De l' art brut on peut dire que selon ses écrits, qu'il le considère comme un dynamique non ressaisie par la raison qui obéit au " principe de plaisir " avec ce qu' il emporte de prolifération, de chaos, d' imprévisibilité. L' art se construit dans le mouvement même de cette activité. Les formes ne sont pas données, elles s' instaurent sans à priori, dans le geste, le faire, en train de s' accomplir.
Bref, l' art brut rappelle à l' art qu' il est hors codes préétablis, qu' il doit répondre à ses moyens ( son "sentiment intérieur") ainsi qu' à une mise en forme de moyens, c' est-à-dire ses matériaux propres.
Pour votre second paragraphe 2) il n' y a pas de rapport sinon que Dubuffet délimite très nettement le monde des idées et la pratique d' un art.
Mais quelle exacte traduction que votre version du texte de B. Russel
Bien à vous.
4. Le jeudi 31 octobre 2013, 22:26 par Philalethe
Merci beaucoup de votre longue réponse !
Il est amusant que, bien que mutilée, la citation que vous avez donnée ait en somme le même sens que sous sa forme complète.
Quant à la position de Dubuffet sur l'art brut, ne revient-elle pas à introduire une différence entre les bruts et les autres artistes, comme si les premiers expulsaient d'eux une matière sans forme alors que les seconds auraient des formes sans matière ? Si c'est le cas, le brut n'est pas tant un modèle à imiter (d'ailleurs qui imite un brut n'est pas un brut !) qu'un indice d'une richesse expressive (qu'on espère bien partager). Mais il se peut que je n'aie pas bien compris ce que Dubuffet veut dire !
Quant au texte de Russell, il faudrait avoir le temps de donner une traduction exacte de toute l'oeuvre !

samedi 26 octobre 2013

Socrate, au Paradis des hommes mais au Purgatoire des philosophes !

Quel philosophe contemporain oserait aujourd'hui juger Socrate avec la liberté de ton de Bertrand Russell ?
" Le Socrate de Platon fut, durant longtemps, un modèle pour les philosophes qui vinrent après lui. Que devons-nous en penser du point de vue moral ? (Je m'intéresse seulement à l'homme tel que le définit Platon.) Ses mérites sont évidents. Il est indifférent aux succès mondains, dépourvu de crainte au point de rester calme, sociable et gai jusqu'au dernier moment, attachant plus de prix à ce qu'il croit être la vérité qu'à toute autre chose. Il a cependant de graves défauts. Il se montre peu honnête et sophiste dans ses arguments et dans sa pensée intime ; il se sert de son intelligence pour prouver les conclusions qui lui sont agréables plutôt que pour faire une recherche désintéressée de la connaissance. Il y a quelque chose d'un peu forcé et d'onctueux chez lui. Son courage, en face de la mort, aurait été plus remarquable s'il n'avait pas cru qu'il allait jouir d'une éternelle félicité dans la compagnie des dieux. Contrairement à certains de ses prédécesseurs, il n'était pas scientifique dans ses méthodes de réflexion mais décidé à prouver que l'univers s'accordait avec ses règles éthiques, ce qui est une trahison de la vérité et un grave péché philosophique. Comme homme, nous pouvons croire qu'il fut admis dans la communion des saints mais, comme philosophe, il aurait besoin d'un long séjour dans un purgatoire scientifique." ( Histoire de la philosophie occidentale, p.182-183, Belles-Lettres )
" The Platonic Socrates was a pattern to subsequent philosophers for many ages. What are we to think of him ethically? (I am concerned only with the man as Plato portrays him.) His merits are obvious. He is indifferent to worldly success, so devoid of fear that he remains calm and urbane and humourous to the last moment, caring more for what he believes to be truth than for anything else whatever. He has, however, some very grave defects. He is dishonest and sophistical in argument, and in his private thinking he uses intellect to prove conclusions that are to him agreeable, rather than in a disinterested search for knowledge. There is something smug and unctuous about him, which reminds one of a bad type of cleric. His courage in the face of death would have been more remarkable if he had not believed that he was going to enjoy eternal bliss in the company of the gods. Unlike some of his predecessors, he was not scientific in his thinking, but was determined to prove the universe agreeable to his ethical standards. This is treachery to truth, and the worst of philosophic sins. As a man, we may believe him admitted to the communion of saints; but as a philosopher he needs a long residence in a scientific purgatory."

Commentaires

1. Le dimanche 27 octobre 2013, 22:48 par milord l'harsouille
Bien vu, moi j'ai l'édition anglaise, et je me
mouche avec la française.

vendredi 25 octobre 2013

Les philosophes antiques ne viendront pas à notre secours ou philosopher à Auschwitz.

Quand on a en tête la manière dont certains philosophes de l'Antiquité sont censés avoir donné à leur mort la fonction d'exemplifier une philosophie, on croit trouver dans quelques lignes de Par-delà le crime et le châtiment (1966) de Jean Améry ce qu'on pourrait appeler un anti-exemplum (au sens où l'exemplum vise à donner à travers une anecdote un modèle de conduite). Le court récit que je désigne ainsi est la description d'un philosophe français déporté à Auschwitz ( qui est-il d'ailleurs ? )et rencontré par Jean Améry ( l'auteur a, avant de rapporter la rencontre, insisté sur la solitude à Auschwitz de l'intellectuel éclairé et sceptique qu'il fut, à qui manquait quelqu'un qui aurait été "sur la même longueur d'onde" que lui, Améry voulant dire par là " un homme qui vit au sein d'un système de références intellectuel " , qui " à toute occasion peut puiser dans l'histoire des idées pour élaborer ses propres associations conceptuelles " ) :
" Parvenait-on à le dénicher, et son propre isolement l'avait à ce point spirituellement aliéné qu'il ne réagissait plus. À ce propos, je me rappelle la rencontre avec un philosophe réputé de Paris qui se trouvait au camp. J'avais appris qu'il était là et je lui avais rendu visite dans sa baraque, où je l'avais trouvé non sans peine et sans risques. Nous trottions avec notre gamelle sous le bras par les rues du camp et c'est en vain que je tentais de l'engager dans une conversation intellectuelle. Le philosophe de la Sorbonne ne faisait que des réponses monosyllabiques et mécaniques, et il finit par se taire tout à fait. Qui parle ici d'abrutissement ? Il ne s'agit pas de cela. L'homme n'était pas abruti, il l'était tout aussi peu que moi. Il ne croyait tout simplement plus à la réalité du monde de l'esprit et refusait de se laisser aller à un jeu verbal intellectuel qui était coupé ici de toute référence sociale." ( Actes Sud, p.33-34 )
Mesurons d'abord en quoi on a affaire ici à une conduite qui est précisément celle qu'un philosophe antique (qu'il soit platonicien, stoïcien, épicurien, ou sceptique) se serait fixé comme tâche de ne pas avoir. En effet le philosophe français ne peut à première vue rien faire de la formation philosophique dont il a hérité ; en tout cas elle ne lui sert pas à surmonter l'épreuve qu'il vit ( à la différence des croyants et des communistes, qui, selon Améry, trouvaient dans leurs convictions de quoi interpréter et ainsi dominer par l'esprit la persécution dont ils étaient des victimes). Ainsi se dessine en creux une définition modeste de la philosophie, non comme remède aux malheurs mais comme pratique intellectuelle d'un certain type, rendue possible par des institutions, des croyances partagées, tout un monde en somme et donc aussi impossible à pratiquer seul qu'il est impossible de jouer tout seul à un sport d'équipe.
Néanmoins le professeur parisien n'est pas un abruti, comme dit Améry, et c'est ici qu'on touche les limites de l'identification de cette description à ce que j'ai appelé un anti-exemplum ( dont la fonction serait de dénoncer la vanité essentielle de la philosophie ). En effet c'est à sa formation philosophique que le professeur quasi muet doit son silence. Comme si la vraie philosophie se moquait de la philosophie, le philosophe de la Sorbonne ne joue pas à Socrate et laisse même soupçonner que le héros du Criton ou de l'Apologie n'est qu'un personnage de la philosophie de Platon.
Bien sûr la philosophe du professeur parisien ne lui sert pas à sortir de ce que je comparerais ici un peu hérétiquement à la Caverne platonicienne, en l'occurence une caverne hostile, dangereuse, voire mortelle :
" Se transposer en paroles au-delà de l'existence réelle était devenu un luxe inadmissible et un jeu non seulement futile mais ridicule et méprisable. Le monde des apparences prouvait largement à chaque minute que seuls des moyens immanents pouvaient aider à le supporter. Autrement dit : nulle part ailleurs dans le monde la réalité n'exerçait une action aussi efficace qu'au camp, nulle part ailleurs elle n'était à ce point réalité. En aucun autre endroit la tentative de la dépasser ne s'avérait aussi ridicule et désespérée (...) les énoncés philosophiques avaient perdu leur transcendance, ce n'était plus en partie que des constatations concrètes, en partie du verbiage stérile : là où ils signifiaient quelque chose , ils nous semblaient banals, et là où ils n'étaient pas banals, ils ne signifiaient plus rien. Pour reconnaître ceci nous n'avions pas besoin d'analyse sémantique ou de syntaxe logique : il nous suffisait de jeter un coup d'oeil aux miradors ou de renifler l'odeur de graisse brûlée qui s'échappait des crématoires " ( p.54 )
On saisit vite que la connaissance des limites de la philosophie pensée illusoirement comme thérapeutique a comme condition une analyse lucide, qui implique une vie de l'esprit, y compris quand font défaut les conditions sociales et institutionnelles de son fonctionnement philosophique régulier :
" Au camp l'esprit dans sa totalité s'avérait donc incompétent. Il cessait de fonctionner comme instrument capable de venir à bout des problèmes qui nous étaient posés. Mais - et j'en viens à un point tout à fait essentiel - il pouvait encore servir à se maintenir tout en s'anéantissant, ce qui n'était pas peu de chose. Car il serait faux de croire que l'intellectuel, pour autant qu'il ne soit pas complètement détruit sur le plan physique, ait perdu tout esprit ou soit devenu incapable de penser. Bien au contraire. La pensée ne s'accordait presque jamais de répit. Mais elle se détruisait et se maintenait à la fois, étant donné qu'à chaque fois elle se heurtait à des propres frontières infranchissables." ( p.55 )
La Rochefoucault a écrit : " La philosophie triomphe aisément des maux passés, et de ceux qui qui ne sont pas prêts d'arriver, mais les maux présents triomphent d'elle." ( maxime 85, édition de 1664 ).
À la lumière du texte de Jean Améry, on peut certes lui donner raison, mais si on appelle philosophie non seulement l'éthique ou plus généralement toute sagesse justifiée par le raisonnement, mais aussi les réflexions théoriques sur la valeur de l'éthique ou de la sagesse, on doit alors reconnaître que, tant que le cerveau et le corps ne sont pas trop atteints ( Améry y insiste ), sans triompher des maux, la philosophie est capable de les faire voir sous un jour plus clair, précisément comme étant, entre autres, ce qui met fin à la possibilité de la vie philosophique complète et sociale.
À moins que ces dernières lignes ne fassent encore qu'illustrer la position selon laquelle la philosophie triomphe des maux qui ne sont pas prêts d'arriver. fût-ce au prix d'une formidable révision à la baisse de ce que les philosophes antiques appelaient philosophie... Mais Améry dans la préface de la première édition affirme que ses pages, si elles sont peut-être incomplètes, sont sincères.
Certes... mais la sincérité de l'homme fort et philosophe ne garantit en rien à son lecteur, philosophe pourtant, qu'il sera, lui aussi, fort , un jour, dans d'autres occasions, aujourd'hui inimaginables.

Commentaires

1. Le jeudi 7 novembre 2013, 00:46 par Maël Goarzin
Il est clair qu'on ne peut pas préjuger de la réaction d'un philosophe dans de telles situations extrêmes, telles que l'enfermement dans les camps de concentration de la deuxième guerre mondiale, et je suis d'accord que pour la majorité des philosophes, une telle expérience mettrait légitimement en cause la pertinence de la philosophie comme thérapeutique. Mais combien de professeurs de philosophie considèrent aujourd'hui la philosophie comme une thérapeutique? Combien de professeurs de philosophie sont-ils philosophes au sens où l'entendaient les philosophes antiques?
Et puis je rappellerai, pour défendre la philosophie, qu'elle poursuit la sagesse, cette sagesse qu'elle aime mais ne possède pas nécessairement. Seul le sage pourrait, peut-être, sortir indemne d'une telle expérience. Mais combien y a-t-il de sages, parmi les philosophes?
2. Le jeudi 7 novembre 2013, 11:23 par Philalethe
Merci de votre commentaire.
Je crois que les Stoïciens, les Épicuriens, les Sceptiques, pour ne mentionner que les trois grandes philosophies hellénistiques, considéraient d'abord leur philosophie comme une théorie vraie portant sur le monde et les hommes. Étant vraie, c'est-à-dire conforme à la réalité du monde et des hommes, elle était en mesure alors d'améliorer réellement leur condition. Leur éthique était d'abord justifiée par une théorie.
La première difficulté que l'on rencontre est que les trois théories justifiant les trois éthiques sont incompatibles entre elles. On ne peut être stoïcien, épicurien et sceptique à la fois.
La deuxième difficulté est que les deux théories non sceptiques sont liées à une connaissance de la réalité extrêmement réduite par rapport à celle que les sciences nous fournissent aujourd'hui (ainsi que valent les psychologies stoïciennes et épicuriennes du point de vue de nos savoirs contemporains sur l'esprit ?).
La troisième difficulté est que, si on isole les éthiques des théories qui les fondent, se pose aussi le problème de leur applicabilité. Les hommes peuvent-ils vivre par exemple en stoïciens, ne serait-ce qu'une infime minorité que vous appelez les sages ? Ou bien ne peut-on faire pas mieux que faire la comédie du stoïcisme ? Certaines des règles de vie valent-elles plus qu'une règle nous expliquant comment parvenir en utilisant bien ses jambes à courir à une vitesse de 100 km/heure ?
Ces trois difficultés n'empêchent pas bien sûr de prendre au sérieux ces philosophies et de les lire avec respect et intérêt. Mais elles font douter du projet consistant aujourd'hui à vivre selon les philosophes antiques (rien ne nous assure qu'un seul philosophe antique a pu un jour appliquer réellement les règles de l'éthique qu'il professait...)

mercredi 16 octobre 2013

Y a-t-il jamais eu quelque chose dans les poubelles de la philosophie ?

Dans son Histoire de la philosophie occidentale , Bertrand Russell écrit :
" (...) Les théories philosophiques, si elles sont importantes, peuvent généralement être renouvelées sous une autre forme après avoir été réfutées. Les réfutations sont rarement définitives ; dans la plupart des cas, elles ne sont que le prélude à d'autres recherches." (p. 80, éd. Les Belles Lettres)
Deux exemples, parmi d'autres, me paraissent confirmer cette opinion : prenez d'abord l'argument ontologique formulé par Anselme de Canterbury il y a un peu moins de mille ans. Déjà Anselme a dû le défendre contre des attaques dont il était le contemporain ; quant à Kant, il jugeait sans doute avoir démontré une fois pour toutes la fausseté de cet argument a priori de l'existence de Dieu ( l'analyse du concept de Dieu conduirait à conclure nécessairement à l'existence de Dieu ). Mais l'argument reste soutenu sous des formes plus sophistiquées. Voyez à ce sujet les réflexions de Cyrille Michon dans Klesis. Pensez ensuite à la philosophie de l'esprit et au problème de la relation esprit / corps. Descartes avait défendu un dualisme substantiel ( le corps et l'esprit ont chacun une réalité indépendante mais ils interagissent ) ; déjà la princesse Élisabeth avait mis le doigt sur la difficulté de cette position ( si l'esprit n'a rien de matériel, comment peut-il causer des modifications du corps, comme n'importe quel acte volontaire, entre autres, le met en évidence ? ). On pourrait penser que ce dualisme-là est réfuté mais non ! C'est seulement une position ultra-minoritaire en philosophie de l'esprit où domine le matérialisme mais elle a encore des partisans (à cette occasion, je me permets de recommander l'excellent livre de François Loth qui vient de paraître chez Vrin mais n'en concluez pas que l'auteur est un dualiste cartésien ! )
À défaut de positions vaincues, n'y aurait-il donc en philosophie que des positions minoritaires argumentées avec d'autant plus de subtilité qu'elles sont sabordées de toutes parts et qu'elles ne peuvent donc rester crédibles qu'en faisant voir les failles des positions dominantes ?
Mais n'y a-t-il pas des thèses philosophiques vraiment indéfendables ? Par exemple, celle d'Aristote exprimée dans La Politique et soutenant l'existence de maîtres et d'esclaves par nature (certes il reconnaît aussi l'existence d'un esclavage injustifiable par la nature) ?
Mais si c'est le cas, qui osera se lancer dans l'exploration des poubelles de la philosophie ?
Michael Bruce et Steven Barbon ont édité en 2011 chez Wiley-Blackwell un ouvrage où étaient présentés les 100 arguments les plus importants de la philosophie occidentale (il est d'ailleurs souhaitable que ce livre voie le jour en français aussi !).
Qui fera l'inventaire des 100 arguments les plus mauvais de la philosophie ?

Commentaires

1. Le mercredi 16 octobre 2013, 20:41 par Pik
Le premier exemple de l'argument ontologique a aussi été récemment repris par Jean Baechler (L'Être, les fondements métaphysiques de la hiérologie, Hermann Philosophie, 2013), avec les autres preuves de l'existence de Dieu. Il cite la réfutation par Kant, l'acceptation par Hegel, et relève le sophisme dans l'argument pour une autre démonstration à caractère plus général, à savoir une propriété de l'absolu transcendantal.
Et si même en philosophie, rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme?
Salutations (et bravo pour votre blog)
2. Le mardi 22 octobre 2013, 12:03 par Plok
Il y a sans doute des arguments mauvais classiques en philosophie, mais ils sont de deux sortes :
a) ou bien ils sont des instances de paralogismes bien connus , répertoriés depuis Platon et Aristote sous le nom de sophismes et repris dans tous les manuels de logique ou de théorie de l'argumentation, et en ce cas ils n'ont rien de spécifique à tel philosophe, même s'ils font ( devraient faire ) honte à ceux qui les commettent ( certains sont particulièrement mauvais, comme ceux qu'on trouve chez Derrida dans le style : si X est possible, alors X est nécessaire , ou chez nombre de philosophes sous la forme de la pétition de principe , du genre : la raison pour laquelle j'asserte que X, c'est que X)
etc.
2) les autres arguments sont ceux qui sont mauvais mais en un sens intéressant, comme le Dominateur, le cercle cartésien, la déduction transcendantale ou la soi-disant réfutation du problème du libre arbitre par Bergson , ou encore la soi-disant dissolution de la question mind/body chez LW.
Ces arguments là sont mauvais, mais ne font pas honte à leurs auteurs. Il faut du boulot pour les réfuter et voir leurs ressorts, et ceux qui les ont produits ont fait de leur mieux, et ne se sont pas reposés sur le mol oreiller du sophisme.
Bref on peut être dans l'erreur de manière conne ou bien de manière intéressante ( est-ce une pétition de principe ? sans doute)
3. Le mardi 22 octobre 2013, 13:19 par Philalèthe
Merci Plok !
Vous venez de donner une idée de plan pour le livre que j'ai appelé de mes voeux : la première partie présenterait les arguments "cons", comme vous dites, et permettrait au lecteur de se faire la main et la seconde serait un vrai défi, à relever non  par l'application de la logique mais par un développement de l'imagination théorique. Ce livre pourrait être utilisé dans les lycées et les universités, mais je fais l'hypothèse qu'une partie  des professeurs de philosophie répugnerait à le faire acheter pour au moins deux raisons : a) un argument philosophique ne peut pas être extrait du système philosophique  auquel il appartient sous peine d'être défiguré b) chaque système philosophique est à étudier de l'intérieur et on ne peut en faire une critique que depuis un autre système philosophique (ces deux raisons entraînant à critiquer tel ou tel argument seulement  du point de vue du système dont il est un argument) .
C'est aussi pour ces même raisons que l'ouvrage sur les 100 meilleurs arguments heurterait, j'imagine, une partie des philosophes français (ce qui est une raison de plus de le traduire !).
4. Le mardi 22 octobre 2013, 22:24 par plick et plock
je ne suis pas totalement sûr qu'un bon argument philosophique ( ie un argument informatif, non sophistique, et profond) ne puisse être critiqué que du point de vue d'un autre système philosophique que celui dont il fait partie ( c'était l'idée de Renouvier, de Gueroult, de Vuillemin , peut être celle de Bouveresse). par exemple , je crois que peut montrer , sans souscrire à des idées idiosyncrasiques sur la modalité, où pèchent les arguments transcendentaux. Bref il y a un tribunal objectif de la raison humaine. Mais c'est vrai qu'il suppose l'adhésion à des principes minimaux de la raison. Bref pas moyen de critiquer Kant si on est Kierkegaard ou Kant si on est Nietzsche .
5. Le mercredi 23 octobre 2013, 10:59 par Philalèthe
J'entends bien mais est-ce justifié d' accorder  à ce tribunal objectif de la raison humaine un autre pouvoir que celui de déterminer les erreurs logiques qui mineraient certaines argumentations philosophiques ? Peut-il aussi évaluer la vérité, et non seulement la validité des thèses philosophiques qu'il sera conduit à juger ? Si on répond par oui, cela ne revient-il pas à reconnaître la possibilité d'un jugement rationnel - et  non limité philosophiquement, sans idiosyncrasie philosophique en somme, - portant sur les contenus philosophiques ? N'est-ce pas trop beau pour être vrai ? N'est-ce pas le rêve d'un règlement rationnel et non-philosophique des problèmes philosophiques ? En quoi est-ce distinct alors d'un remplacement des thèses philosophiques par une vérité scientifique ? 
6. Le mercredi 23 octobre 2013, 23:32 par sapeur camembert
Pas nécessairement. Voici des vérités philosophiques (non scientifiques) incontestables, accessibles à la raison et à l'argument :
1. il y a un monde extérieur indépendant de nous
2. nous avons des connaissances sur ce monde
3. il y a des vérités mathématiques
4. la logique est un moyen sûr de raisonner
5. une chose ne peut être elle même et son contraire
6. il y a des vérités morales
7. le bien est une propriété non naturelle
8. les choses sont ce qu'elles sont et pas autrement
9. Dieu n 'existe pas
10. le monde n'a pas été créé il y a cinq, minutes ni il y a six mille ans
je peux allonger la liste, mais pas tellement. Mais je crois que toute aine philosophie peut établir, par l'argument et l'expérience, de telles vérités.
George Edward M.
7. Le jeudi 24 octobre 2013, 09:59 par Philalèthe
Cher Sapeur,
Comme vous le reconnaissez, ce ne sont dix vérités incontestables que du point de vue de Moore ! Mais admettons qu'elles fassent partie des certitudes communes à tous les philosophes qui raisonnent bien, reste alors qu'à part 9 et 7, elles sont plates et guère intéressantes... Ajoutons que 1,2,3 et 10 sont connues sans l'aide de la philosophie... C'est la montagne qui accouche d'une souris dont on a déjà vu avant les images...
8. Le lundi 28 octobre 2013, 09:54 par Ephraïm Camembert
Mais ces vérités de sens commun sont-elles aussi évidentes aux philosophes? les défendre contre les philosophes qui les nient, ou y voient de faussetés, ou cherchent chicane sur chacune, n'est-ce pas une des tâches de la philosophie? N'est ce pas aussi une des tâches de la philosophie de voir *comment* ces vérités sont des vérités?
9. Le lundi 28 octobre 2013, 19:56 par Philalethe
Oui, je comprends mais reste que la montagne philosophique formée depuis plus de 2500 ans n'a tout de même alors que le rôle modeste d'expliquer que la souris dont elle accouche est la seule chose dont elle doit accoucher. Le contraste est surprenant alors entre la sophistication, la complexification, l'érudition des argumentations en jeu et les thèses qui en résultent. En termes platoniciens on pourrait peut-être dire que l'episteme a dans ce cadre comme fonction paradoxale d'expliquer pourquoi l'opinion vraie est vraie.