mercredi 8 janvier 2014

Racine, Vauvenargues et Sartre : des dispositions et des invincibles par position ou ne peut-on pas justifier les misérables ?

Dans L'existentialisme est un humanisme, Sartre écrit :
" La génie de Racine, c'est la série de ses tragédies, en dehors de cela il n'y a rien ; pourquoi attribuer à Racine la possibilité d'écrire un nouvelle tragédie, puisque précisément il ne l'a pas écrite ? "
Or, un fragment de Vauvenargues intitulé Regarder moins aux actions qu'aux sentiments se réfère aussi à Racine mais pour donner aux potentialités une réalité dont Sartre dans les lignes citées les prive totalement :
" Un des plus grands traits de la vie de Sylla est d'avoir dit qu'il voyait dans César, encore enfant, plusieurs Marius, c'est-à-dire un esprit plus ambitieux et plus fatal à la liberté. Molière n'est pas moins admirable d'avoir prévu, sur une petite pièce de vers que lui montra Racine au sortir du collège, que ce jeune homme serait le plus grand poète de son siècle. On dit qu'il lui donna cent louis pour l'encourager à entreprendre une tragédie. Cette générosité, de la part d'un comédien qui n'était pas riche, me touche autant que la magnanimité d'un conquérant qui donne des villes et des royaumes. Il ne faut pas mesurer les hommes par leurs actions, qui sont trop dépendantes de leur fortune, mais par leurs sentiments et leur génie."
La Bruyère dissociait aussi nettement le génie de sa réalisation :
" Le génie et les grands talents manquent souvent, quelquefois aussi les seules occasions : tels peuvent être loués de ce qu'ils ont fait, et tels de ce qu'ils auraient fait." (Du mérite personnel 6)
Bien sûr, quand on instruit les jeunes esprits, il est fortifiant d' adopter la position sartrienne, tant la paresse porte à faire d'un balbutiement un discours, d'un gribouillis une oeuvre. Mais, s'il s'agit d'expliquer les oeuvres géniales, d'en faire la genèse, est-ce justifié de ne pas mentionner des dispositions spécifiques et rares ? Les tragédies de Racine sont apparues ex nihilo si l'on refuse à la fois causes externes et dispositions internes. Bien sûr de telles dispositions ne sont pas postulées mais inférées à partir de leurs premières manifestations.
En tout cas, Vauvenargues prend bien plus au sérieux la fortune que ne l'a fait Sartre, porté à la voir comme la mauvaise excuse des échecs ou la fausse explication des succès. Dans un fragment au titre révélateur Sur l'impuissance du mérite, Vauvenargues écrit :
" (...) Ainsi la vie n'est qu'un long combat où les hommes se disputent vivement la gloire, les plaisirs, l'autorité et les richesses. Mais il y en a qui apportent au combat des armes plus fortes, et qui sont invincibles par position : tels sont les enfants des grands, ceux qui naissent avec du bien, et déjà respectés du monde par leur qualité. De là vient que le mérite qui est nu, succombe ; car aucun talent, aucune vertu ne sauraient contraindre ceux qui sont pourvus par la fortune à se départir de leurs avantages ; ils se prévalent avec empire des moindres privilèges de leur condition, et il n'est pas permis à la vérité de se mettre en concurrence. Cet ordre est injuste et barbare ; mais il pourrait servir à justifier les misérables s'ils osaient avouer leur impuissance et le désavantage de leur position."
Et Vauvenargues d'aller jusqu'à identifier à une des manifestations de la faiblesse humaine le soin de chercher dans sa propre responsabilité la cause de ses échecs !
" Cependant, les hommes, qui ont d'ailleurs tant de vanité, loin de se rendre une raison si naturelle de leur misère et de leur obscurité, y cherchent d'autres causes bien moins vraisemblables ; ils accusent je ne sais quelle fatalité personnelle qu'ils n'entendent point, se regardent souvent eux-mêmes comme les complices de leur malheur, et se repentent de ce qu'ils ont fait, comme s'ils voyaient nettement que toute autre conduite leur eût réussi ; tant ils ont de peine à se persuader qu'ils ne sont pas nés les maîtres de leur fortune ! "
Certes la reconnaissance du déterminisme ouvre sur un problème difficile : quand, dans l'analyse de sa vie passée, est-on justifier à faire intervenir "la force des choses" ? Quand en revanche est-ce franchement mauvaise foi ou aveuglement ?
Quel degré accorder au déterminisme sans déchoir en termes de lucidité morale ?

Commentaires

1. Le dimanche 12 janvier 2014, 12:09 par scalep nagel
Sartre est un idiot actualiste. Les grandes oeuvres se mesurent tout autant au possible. Musil est aussi grand de ce qu'il n'a pas fait que de ce qu'il a fait . Alain Fournier, Péguy , mais aussi Galois ou Herbrand. A cette époque il est vrai l'espérance de vie etait à 40 ans à peine pour les mâles, 50 pour les femelles. Donc quand on mourrait à vingt ans, o avait déjà fait beaucoup. Aujourd'hui, à 60 ans c'est quasi si on n'habite pas encore chez ses parents.
2. Le mardi 14 janvier 2014, 14:42 par Philalethe
J'ai souri en lisant la référence à Musil, car l'actualiste pourrait dire que l'actualisé est si riche et si abondant que c'est peu risqué d'imaginer des possibles à son image. C'est plus délicat de voir dans les réflexions de Vauvenargues, relativement brèves et désordonnées, un système philosophique en germe. Quant aux mathématiciens que vous citez , leur génie précoce est un fait actuel qui justifie, malgré le peu de durée de l'oeuvre, la prédiction d'autres découvertes remarquables.
Dit autrement l'excellence actualisée justifie la croyance dans l'excellence potentielle, mais ce qui est en jeu c'est la valeur de la croyance dans l'excellence potentielle à partir du seul fait de productions remarquées (c'est entre autres un problème de professeur).

lundi 6 janvier 2014

Réflexivité.

" Souvent l'auteur altier de quelque chansonnette
Au même instant prend droit de se croire poëte."
Boileau Art poétique II

dimanche 5 janvier 2014

Vrais et faux noeuds.

Dans la pensée de tradition wittgensteinienne, le philosophe dénoue. En effet le philosophe viennois écrit dans les Remarques philosophiques:
" La philosophie défait dans notre pensée les noeuds, que nous y avons introduits de façon insensée ; mais c'est pour cela qu'il lui faut accomplir des mouvements aussi insensés que le sont ces noeuds. Donc, quoique le résultat de la philosophie soit simple, la méthode par laquelle elle y accède ne peut pas l'être. La complexité de la philosophie n'est pas celle de sa matière, mais celle des nodosités de notre entendement " (II, 2)
Ayant ce point de vue à l'esprit, je lis avec intérêt cette réflexion de Vauvenargues :
" Les faux philosophes s'efforcent d'attirer l'attention des hommes, en faisant remarque dans notre esprit des contrariétés et des difficultés qu'ils forment eux-mêmes ; comme d'autres amusent les enfants par des tours de cartes, qui confondent leur jugement, quoique naturels et sans magie. Ceux qui nouent ainsi les choses, pour avoir le mérite de les dénouer, sont les charlatans de la morale." (288)
Inspiré par ces lignes, on pourrait définir le charlatanisme philosophique comme l'invention de problèmes imaginaires en vue d'impressionner les non-philosophes par leur simulacre de résolution. Dans ce cadre le problème imaginaire ne se pose pas du tout, pas plus objectivement que subjectivement pour le faux philosophe. On ne disqualifiera donc par ce titre ni ceux qui prennent les problèmes imaginaires pour des problèmes réels, ni ceux qui font l'inverse.
L'absence de sérieux philosophique ne reviendrait donc pas à se tromper de problème mais à faire croire qu'on a conscience des problèmes philosophiques, alors qu'en fait ils n'intéressent même pas.
Dit autrement, le charlatan aime la réputation de philosophe et non la vérité.

Commentaires

1. Le lundi 6 janvier 2014, 13:39 par celscan pagel
je concours.
Mais une question délicate est: le charlatan le fait exprès ? Est ce qu'il veut vraiment faire croire qu'il a conscience des problèmes, ou bien est ce qu'il ne parvient pas à les comprendre?
certes il aime la réputation et non la vérité, mais est ce qu'en même temps il est réellement capable d'aller au vrai ? J'i connu des gens ( que je ne nommerai pas) qui, parce qu'ignorants de la politesse, faisaient semblant de se comporter comme des gens qui la méprisent. de même avec la vérité.
2. Le lundi 6 janvier 2014, 21:46 par Philalèthe
Si on met la politesse et la vérité à la place des raisins, ces gens sont le renard de La Fontaine et vous vous retrouvez donc goujat à leurs yeux !
3. Le mardi 7 janvier 2014, 18:50 par canel sgapel
c'est un mécanisme de ce genre, mais peut être aussi une forme de self deception:
a) je ne parviens pas à être à la hauteur de la recherche de la vérité
b) donc je le suis
et tout le problème est de savoir si ces mécanismes sont volontaires, ce qui conduirait à blâmer ceux qui sont sujets (victimes ou pas?)à ces mécanismes mentaux. Souvent j'ai l'impression que les faux philosophes ont un profond amour du vrai,mais simplement ne sont pas à la hauteur de leur amour, et de ce fait se dupent (le réalisant, par un processus "raisin vert" ou inconsciemment. dans d'autres cas, ce sont de purs escrocs, donc des menteurs.

dimanche 8 décembre 2013

Le holisme idéaliste (moraliste) en médecine.

Soigner l'esprit pour soigner le corps ou l'inverse ? Enfin ce n'est pas tout à fait l'inverse car si le psychosomaticien se réfère au corps en général, la deuxième partie de l'alternative, pensera le neurologue, concerne seulement le cerveau, à soigner pour soigner l'esprit.
Chaque thèse a ses adeptes ; cependant aucun camp n'est vraiment à l'aise à l'heure d' approfondir son option car il découvre le problème posé par la relation entre le mental et le physique, entre l'esprit et le corps. Mais, heureusement pour la tranquillité de leur âme, les praticiens ne philosophent pas toujours !
En plus, sous certaines conditions, on peut aussi soutenir les deux à la fois : tantôt on soignera le corps pour soigner l'esprit, tantôt on soignera l'esprit pour soigner le corps (par exemple, le cachet d'aspirine fera disparaître ma migraine, elle-même née d'efforts intellectuels excessifs).
Mais le texte platonicien d'aujourd'hui est destiné à donner une référence classique à la position radicale, celle qu'a défendue entre autres, sauf à me tromper, Groddeck, qui cherchait sous le plus organique apparemment, du mental malade.
Le texte se trouve dans les premières pages du Charmide. Le beau Charmide a précisément mal à la tête le matin au lever. Aussi attend-il de Socrate, pris à tort pour un thérapeute, un nom de plante efficace. Mais le médecin imaginaire l'avertit : le remède en question est inopérant si on ne formule pas au moment de la prise une certaine incantation. Charmide, qui ne cherche pas à comprendre, répond : " je vais donc copier cette incantation sous ta dictée " (156 a éd. Brisson). Mais pas si vite ! Socrate doit exposer ses raisons qui le font associer la parole à la drogue.
Il va donc délivrer une théorie de la maladie du corps en deux temps :
1) un temps holiste : on ne peut soigner une partie du corps (par exemple les yeux ou la tête) qu'en traitant la totalité du corps.
2) un temps idéaliste : on ne peut soigner la totalité du corps qu'en guérissant l'âme.
C'est en vue de présenter la dernière position que Platon a mis dans la bouche de Socrate un texte qui fera chaud au coeur à tous les psychosomaticiens en mal de références nobles et antiques.
Comme souvent chez Platon, le personnage qui parle répète ce que lui a dit autrefois un autre, qui n'apparaîtra jamais dans le dialogue. La source est ici un médecin thrace que Socrate dit avoir rencontré à l'armée (à noter donc en passant qu'il n'y a pas que des servantes, moqueuses d'astronomes dans la lune, chez les Thraces !). En plus, l'interlocuteur de Socrate dit tenir son savoir de son roi-dieu, Zalmoxis, ce dernier étant connu grâce à Hérodote pour rendre immortels ses convives ( Diotime dans Le Banquet, autre étrangère divulgueuse de connaissances reprises par Socrate, ne savait pas soigner, encore moins immortaliser, mais néanmoins elle avait pu différer de dix ans une épidémie de peste : les porteurs de bonnes nouvelles pour l'esprit auraient-ils chez Platon la capacité de faire fuir les maux du corps ?). Quoi qu'il en soit, voici le texte qui sonnera bien démodé aux oreilles des matérialistes, réductionnistes ou non :
" (...) Il ne faut pas entreprendre de soigner le corps indépendamment de l'âme et la raison pour laquelle de nombreuses maladies échappent aux médecins grecs est qu'ils méconnaissent le tout dont il faudrait qu'ils prennent soin, car lorsque le tout va mal, il est impossible que la partie se porte bien. En effet, disait-il (le médecin rapporte les propos de Zalmoxis), l'âme est la source de tous les maux et de tous les biens qui échoient au corps et à l'homme tout entier, et c'est de là qu'ils découlent comme ils découlent de la tête jusqu'aux yeux. C'est donc l'âme qu'il faut soigner d'abord et avant tout, si l'on veut que les parties de la tête et du reste du corps se portent bien. Il disait, bienheureux ami, que l'on soigne l'âme grâce à des incantations, et que ces incantations consistent en de beaux discours. C'est ce genre de discours qui engendre la sagesse dans les âmes ; une fois qu'elle y est engendrée et présente, il est facile de procurer la santé à la tête et au reste du corps. En même temps qu'il m'enseignait le remède et ses incantations, il me dit : " Que personne ne te persuade de lui soigner la tête avec ce remède s'il ne t'a pas d'abord laissé soigner son âme par l'incantation. Car de nos jours, poursuivit-il, l'erreur répandue chez les hommes est qu'ils s'efforcent d'être les médecins de l'une des deux indépendamment de l'autre." Et il m'enjoignit avec insistance de ne me laisser convaincre par personne, fût-il riche, noble ou beau, de faire autrement (rappel : Charmide est riche, noble et beau !)" (156de-157ab)
Certes la grande différence est que la thérapeutique thrace est éthique et non, comme aujourd'hui, psychologique.
La suite du dialogue est amusante : Charmide pense déjà être sage et du coup être dispensé de l'incantation. Alors Socrate va lui demander de dire par introspection ce qu'est la sagesse qu'il a en lui. Et c'est là que les choses vont se gâter pour le beau garçon...

samedi 7 décembre 2013

Qu'est-ce qu'un beau garçon ? ou Socrate en faon...

Socrate rapporte sa rencontre avec Charmide, "celui qui passe pour être le plus beau" (154 a), dans le dialogue éponyme de Platon. Bien vite le lecteur réalise que ce jeune homme n'est pas aussi le plus sage, contrairement à la rumeur. Mais, en tout cas, rien n'est fait pour le dissuader de croire que Charmide est réellement le plus beau de tous. Du coup voyons d'un peu près comment est qualifiée la beauté physique indiscutable.
À remarquer d'abord que Socrate reconnaît ne pas savoir faire la différence entre être beau et paraître beau, quand il s'agit de jeunes garçons ; il communique donc seulement l'effet que ça lui fait d'être face à Charmide :
" (...) Je ne sais rien mesurer, car je suis une véritable mesure aveugle à l'égard des beaux garçons - presque tous les adolescents me paraissent beaux -, mais celui-ci en particulier m'a paru admirable par sa taille et sa beauté." (154 b-c, éd. Brisson)
Socrate en reste encore aux effets de la beauté quand il envisage la réaction, en premier, des autres jeunes gens (ils sont "amoureux (...) stupéfaits et troublés" ), ensuite des hommes mûrs (la conduite de Socrate en est un exemple), enfin des enfants :
" (...) Je m'aperçus, en observant attentivement les enfants, qu'il n'y en avait pas un seul, pas même le plus petit, qui regardait ailleurs, mais que tous le contemplaient comme s'il s'était agi d'une statue."
Léon Robin explicite utilement : "statue d'un dieu".
Est donc vraiment beau le jeune homme pris à tort par les enfants pour une statue de dieu.
Mais en quel sens exactement se trompent-ils ? Ne comprennent-ils pas que la beauté du jeune homme ressemble à celle d'un dieu ? Leur erreur n'est-elle pas seulement d'attribuer cette beauté à quelque chose d'inanimé, imitation artificielle d'un dieu, alors qu' une fois éclairés, ils sauront être face à quelque chose de vivant, imitation naturelle d'un dieu ?
Mais la beauté du jeune homme est ce qui cause aussi une impression fausse chez l'adulte ; à son degré maximal, elle produit ce que j'appellerai l'éclipse du visage :
" S'il consentait à se dévêtir, tu aurais l'impression qu'il est sans visage, tant ses formes sont d'une parfaite beauté."
Cette disparition imaginaire du visage doit-elle être interprétée comme le premier stade du processus de dépersonnalisation de la beauté, tel qu'il est rapporté par Diotime dans le Banquet ?
" (...) La beauté qui réside en un corps quelconque est soeur de la beauté qui se trouve dans un autre corps, et, si l'on s'en tient à la beauté de cette sorte, il serait insensé de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside dans tous les corps." (210 b)
Mais la beauté réelle ne dérègle pas seulement les représentations, elle dérange les comportements :
" Le voilà donc arrivé : ce qui donna bonne occasion à rires, car chacun de nous, qui étions assis, mettait tout son zèle à pousser son voisin , pour faire place à Charmide afin qu'il s'assit à côté de lui ; jusqu'au moment où les deux qui étaient assis à chaque bout eurent été forcés par nous, l'un à se lever, l'autre à se laisser choir par terre ! " (155 c, trad. Robin)
Est donc beau le jeune homme dont la vue fait transgresser les règles sociales et exaspère les égoïsmes. Quant à Socrate, expert es âmes, mais fragile côté corps, il ne fait pas meilleure figure que les autres :
" Charmide vient s'asseoir entre Critias et moi. Dès ce moment, mon cher, je fus plongé dans l'embarras, et l'audace qui m'avait fait croire jusqu'alors qu'un entretien avec lui serait un jeu d'enfant s'est entièrement volatilisée." (ibid, éd. Brisson)
La beauté physique annihile les capacités, au point que les mots manquent à Socrate pour la dire :
" Il jeta sur moi des yeux que je ne saurais décrire "
Or, qu'on ne l'oublie pas ! Le Banquet nous a appris que l'ineffabilité n'est même pas une propriété de l'Idée du Beau. Diotime sait caractériser verbalement la Beauté en soi, "sans rapport avec l'or, les atours, les beaux enfants et les beaux adolescents dont la vue te bouleverse à présent." (211 d)
Et voici les ultimes manifestations de ce bouleversement, que vit le Socrate du Charmide:
" (il) s'apprêta à m'interroger, et (...) tous ceux qui étaient dans la palestre firent cercle autour de nous, c'est alors, mon noble ami, que j'entrevis l'intérieur de son vêtement : je m'enflammai, je ne me possédais plus et j'ai compris que Kydias était très versé dans les choses de l'amour, lui qui a donné ce conseil, en parlant d'un beau garçon : " prends garde qu'un jeune faon rencontrant un lion ne se fasse arracher un morceau de chair ". De fait, j'avais l'impression d'être moi-même tombé sous les griffes d'une créature de cette espèce."
Ah ! Socrate, humain, trop humain, parfait anti-modèle ici du philosophe stoïcien !
Cet homme fait, retourné par le désir d'un adolescent, on l'appelle quelquefois aujourd'hui un prédateur. Dans ce texte classique, il est la proie. Mais on ne peut comprendre cette relation où le plus jeune est le plus fort, sans se remettre en mémoire la description de l'amour pédérastique, inspirée par l'Aphrodite céleste, telle que la narre le Banquet : l'adulte-amant implore les grâces de l'adolescent-aimé et se montre prêt à tous les abaissements pour que l'aimé lui accorde la satisfaction mendiée (" aller coucher sur le pas de leur porte, admettre une forme d'esclavage que n'accepterait aucun esclave " 183a, voici quelques conduites extravagantes auxquelles se livrent les amoureux des Charmide).
Socrate ne va pas aller jusqu'à ces extrêmes mais, on le retiendra tout de même, c'est, sur les conseils de Critias, en usurpant l'identité d'un médecin qu'il peut entrer en dialogue avec le beau garçon ( " Appelle Charmide et dis-lui que je veux le présenter à un médecin pour cette douleur dont il m'a dit tout récemment qu'elle le faisait souffrir." ,155 a, s'écrie Critias ).
Ceci dit, il va suffire que Charmide interroge Socrate ( " Alors quel est le remède ?" ) pour que le philosophe, à l'occasion pourtant d'une question à laquelle il n'a pas de réponse, retrouve ses esprits et confère ainsi au dialogue sa portée manifestement didactique.

lundi 2 décembre 2013

Où il s'agit cette fois de la naissance d'un réaliste moral.

Il n'y a pas beaucoup de récits de conversion philosophique dans les oeuvres contemporaines. En voici une pourtant, simple et touchante, tirée du dernier livre de Derek Parfit On what matters (2011) :
" Of my reasons for becoming a graduate student in philosophy, one was the fact that, in wondering how to spend my life, I found it hard to decide what really matters. I knew that philosophers tried to answer this question, and to become wise. It was disappointing to find that most of the philosophers who taught me, or whom I was told to read, believed that the question "What matters ?" couldn't have a true answer, or didn't even make sens. But I bought a second-hand copy of Sidgwick's book, and I found that he at least believed that some things matter. And it was from Sidgwick that I learnt most about the other questions that moral philosophers should ask, and about some of the answers." (p.XI)
Ces lignes me font penser aux récits anecdotiques, souvent légendaires, de Diogène Laërce.
Et puis, voir Sidgwick placé au plus haut alors que j'ai encore en mémoire la tête de turc philosophique qu'il représente pour Miss Anscombe dans Modern Moral Philosophy...
À ma connaissance, le livre que Parfit lit et relit en y trouvant toujours plus d'intérêt alors qu'à la première lecture, selon lui, il ne frappe ni n'inspire guère, je veux dire Methods of Ethics (1874) n'a jamais été traduit en français. En tout cas, on peut le lire ici. On y est tenté en tout cas par le jugement de Parfit :
" (...) the book that it would be best for everyone interested in ethics to read, remember, and be able to assume that others have read." (ibid.)

Commentaires

1. Le samedi 7 décembre 2013, 17:48 par angie
personne n'est obligé de prendre Gertrude Elizabeth Mary A. comme la duègne de la philosophie morale! DK mettait déjà dans Reasons and persons (1986) "le vieux Sid " au plus haut, et mis à part quelques ronchons quiétistes, tout le monde l'a toujours trouvé l'un des plus grands philosophes britanniques. Lukas Sosoé lui a consacré sa thèse, il a été au programme d'agrégation de philosophie en 2002. Mais en effet , personne n'a eu envie de le traduire, tout comme pour Parfit. Les Principes du Gouvernement représentatif de Mill ont mis un siècle et demi à être traduits en français. Gageons qu'il en sera de même pour Parfit.
2. Le dimanche 8 décembre 2013, 11:16 par Philalethe
Il faut reconnaître que dans les deux cas (Sidgwick et Parfit), ce sont de gros morceaux ! Miss Anscombe a été traduite bien tard aussi et le gros de l'oeuvre reste inaccessible en français. J'ai l'impression qu'en général les Espagnols traduisent plus vite, la philosophie au moins. Ça reste à vérifier, mais par exemple Reasons and Persons a été traduit en castillan en 1986 ; en revanche, sauf à me tromper, Sidgwick n'a pas été traduit .
3. Le dimanche 8 décembre 2013, 17:37 par angie
Mais cela n'a pas tellement à voir avec la taille qu'avec l'affinité intellectuelle : Mill, Sidgwick et Parfit sont tellement victoriens! C'est étranger au monde latin catholique. Anscombe aurait-elle été traduire dans l'effet W?
En revanche nous avons tout de suite traduit Unamuno, même si Ortega reste encore chez nous largement inconnu ( alors que c'est à mes yeux le plus grand d'Espagne)
4. Le dimanche 8 décembre 2013, 18:54 par Philalethe
Vue ainsi, la traduction philosophique mérite une histoire qui sera aussi l'histoire des modes philosophiques ou, plus généreusement, des cultures philosophiques. Mais peut-être cette histoire a-t-elle été déjà écrite !
5. Le dimanche 8 décembre 2013, 21:54 par angie
mais si , mais si, par Barbara Cassin et alii, dans le vocabulaire européen des philosophies.
Mais, je ne prétends pas pour autant que Sidgwick ou Parfit soient intraduisibles en français ou en espagnol ou que les cultures soient relatives comme le font les auteurs de ce Vocabulaire protagoréen.
Je dis seulement qu'ils peuvent être traduits, mais que s'ils le sont, on a du mal à les comprendre d'emblée parce qu'on manque e l'arrière plan. Mais on les comprend quand même! cela explique le retard à l'allumage des traductions.
6. Le dimanche 8 décembre 2013, 22:33 par Philalethe
Oui, certes mais je ne pensais pas à une contextualisation conceptuelle des vocabulaires philosophiques, qui va en effet jusqu'à faire, à force de relativisations savantes, douter d'une réalité commune partagée ; j'avais plus en tête une histoire de la traduction philosophique qui expliquerait pour une période donnée quelles sont les traductions impensables, les discutables, les impératives et pour quelles raisons. Il doit y avoir parmi les non traduits non seulement ceux qu'on juge intraduisibles, mais aussi ceux qu'on ne juge pas dignes d'être traduits. Ça prendrait clairement en compte aussi les choix éditoriaux et les arrière-plans philosophiques qu'ils peuvent mobiliser pour se justifier.
7. Le lundi 9 décembre 2013, 13:20 par angie
Cela porte un nom en allemand, cela s'appelle Rezeptionstheorie ! C'est très pratiqué outre et infra Rhin .
je trouve intéressant, mais quand même un art de faire de la périphérie le centre ville.
mais de nos jours, et depuis Queneau, la banlieue n'est elle pas le centre ville ?
8. Le lundi 9 décembre 2013, 13:56 par Philalethe
Merci pour l'information !
Mais n'est-ce pas, entre autres, la psychanalyse qui nous a persuadés qu'on découvre ce que cache le centre-ville en examinant attentivement un coin perdu de la banlieue ?
9. Le mardi 11 mars 2014, 16:15 par Melou
Bonjour,
Comment peut-on traduire "moral philosophers" en français?
Merci d'avance
10. Le mardi 11 mars 2014, 18:01 par Philalèthe
Philosophe de la morale, je crois.
Philosophe moral est exclu, autant que moraliste.
L'anglais a aussi ethician et ethicist, qu'on traduit par éthicien

dimanche 1 décembre 2013

Prendre au sérieux les causes finales dans les sciences de la nature ?

Peu de philosophes antiques cités dans le dernier ouvrage de Thomas Nagel Mind and cosmos (2012), mais tentons tout de même d'approcher ce livre par ses quelques références dispersées aux philosophes anciens.
Bien qu'il ne soit pas répertorié dans l'index, Platon est cité une fois, mais cette mention est décisive car Nagel, se qualifiant d' "idéaliste objectif", se situe dans la tradition platonicienne :
" The view that rational intelligibility is at the root of the natural order makes me, in a broad sense, an idealist - not a subjective idealist, since it doesn't amount to the claim that all reality is ultimately appearance - but an objective idealist in the tradition of Plato and perhaps also of certain post-Kantians, such as Schelling and Hegel, who are usually called absolute idealists. " (p.17)
Par cet arrière-plan platonicien s'éclaire immédiatement le sous-titre de l'ouvrage : Why the materialist neo-darwinian conception of nature is almost certainly false. En effet, d'après Nagel, ce ne sont pas seulement des causes mécaniques, comme disait Leibniz, qui peuvent expliquer l'apparition dans le cosmos, de la vie, de l'esprit, de la connaissance objective, des valeurs.
Nagel va donc réhabiliter les causes finales; si le concept n'est jamais formulé, en revanche l'auteur est clair : il refuse autant l'explication théiste (il est athée) que l'explication mainstream physicaliste des quatre réalités présentées plus haut. Qualifiant son point de vue, il écrit :
" This a throwback to the Aristotelian conception of nature, banished from the scene at the birth of modern science " (p.66)
Mais Nagel n'est pas dogmatique, dans la conclusion, il précise :
" These teleogical speculations are offered merely as possibilities, without positive conviction." (p.124)
Il avait manifesté la même prudence dans sa deuxième et dernière référence à Aristote :
" I am not confident that this Aristotelian idea of teleology without intention makes sense, but I do not at the moment see why it doesn't " (p.93)
En effet que peut bien être une explication téléologique non théiste ?
On ne doit pas attendre de ce travail des faits nouveaux venant justifier cette tentative hétérodoxe de faire une science naturelle téléologique. Aux yeux de Nagel, les faits déjà connus suffisent à affaiblir l'explication causale par le rôle trop grand donné dans une telle explication à la répétition de l'improbable.
C'est dans la troisième partie, la seule un peu difficile dans un ouvrage de lecture aisée, que l'auteur envisage les trois types d'explication du cosmos, dont une seule devrait, selon lui, être plus explorée par des philosophes et des scientifiques imaginatifs et instruits. Chacune de ces explications pouvant être réductionniste (reductive) ou émergentiste (emergent), Nagel présente donc les limites de l'explication causale réductionniste (la vie, l'esprit, la connaissance objective, les valeurs seraient intégralement explicables par la physique) ou émergentiste (ces réalités émergeraient à un certain degré d'évolution de la matière et auraient leur lois propres). Mais on sent vite qu'il n'a guère de sympathie pour l'explication intentionnaliste (théiste), qu'elle soit émergentiste ou réductionniste. En revanche il essaye de rendre intelligible ce que pourrait être une explication téléologique (réductionniste ou émergentiste) de l'univers. Cela a alors un air de famille avec le néo-hegélianisme, entre autres quand on lit : " the process seems to be one of the universe gradually waking up " (p.117) ou bien : " each of our lives is a part of the lengthy process of the universe gradually waking up and becoming aware of itself " ( p.85) sans oublier dans les dernières pages : " The universe has become not only conscious and aware of itself but capable in some respects of choosing its path into the future - though all three, the consciousness, the knowledge, and the choice, are dispersed over a vast crowd of beings, acting both individually and collectively." (p.124)
C'est clair en tout cas que les spinozistes contemporains trouveront dans ce texte matière à objections !
Certes ce livre, aux présupposés métaphysiques lourds, a déjà dû être déjà récupéré par des partisans peu scrupuleux de l' Intelligent Design, surtout que Nagel recommande de lire ses meilleurs avocats :
" Even if one is not drawn to the alternative of an explanation by the actions of a designer, the problems that these iconoclasts pose for the orthodox scientific consensus should be taken seriously. They do not deserve the scorn with which they are commonly met. It is manifestly unfair. " (p.10)
Reste que Thomas Nagel est sans aucune ambiguïté. Il manque trop de sensus divinitatis (p.12) pour préférer le théisme au matérialisme néo-darwinien qu'il critique pourtant du début à la fin de son texte.
Ce qui laisse penser d'ailleurs que les options philosophiques se prennent sur un arrière-plan de préférences que la philosophie peinerait à pleinement justifier.

Commentaires

1. Le mardi 10 décembre 2013, 13:36 par Philalethe
Merci de votre commentaire !
Je ne sais pas si on peut voir dans le texte de Russell une réfutation de la position de Nagel.
Russell dans le chapitre VIII vise "des théologiens scientifiques et des savants à tendances religieuses." Or, Nagel expose son athéisme et cherche à rénover la compréhension que l'on a de l'univers sans sortir de la nature, comme vous le savez mieux que moi.
Ceci dit, s'il faut à tout prix l'inclure dans un des trois ensembles que Russell mentionne, le panthéisme ne convient-il pas mieux que l'émergentisme ? 
" Dans la forme panthéiste, écrit Russell, Dieu n'est pas extérieur à l'univers, mais n'est autre chose que l'univers pris dans son ensemble. Il ne peut donc pas exister d'acte de création, mais il existe dans l'univers une force qui le fait évoluer selon un plan, dont on peut dire que cette force créatrice l'avait à l'esprit dès l'origine"
 La mise en rapport par Russell de ce panthéisme avec Hegel et la référence à Hegel chez Nagel justifient ce rapprochement.
En plus l'explication téléologique qu'il privilégie est explorée autant dans sa variante réductionniste qu'émergentiste. J'ajoute qu'il met aussi en évidence les critiques qui menacent l'émergentisme non téléologique.
Je pense aussi que cet ouvrage de Nagel se comprend mieux à la lumière de The view from nowhere (1986) : il y soutenait l'impossibilité d'intégrer le point de vue subjectif dans le point de vue objectif (l'effet que ça fait d'être un homme n'a pas sa place dans une connaissance scientifique de l'homme). Or dans Mind and Cosmos, n'a-t-il pas le projet grandiose de fournir une compréhension unifiée de l'univers, donnant au point de vue subjectif une fonction gnoséologique  au lieu de l'identifier à un effet non intentionnel de l'univers ?
Une telle piste n'est peut-être pas prometteuse mais elle mérite autre chose que par exemple le mépris de Pinker ou le renvoi de l'auteur à de vieilles lunes.

samedi 30 novembre 2013

L'homme, son cerveau, son esprit...

Aristote écrit dans De l'âme :
" Soutenir que c'est l'âme qui s'indigne, revient à peu près à dire que c'est l'âme qui tisse une toile, ou qui bâtit une maison. Il vaudrait peut-être mieux dire, non pas que c'est l'âme qui a pitié, qui apprend ou qui pense, mais plutôt que c'est l'homme qui fait tout cela par son âme." (408b 12, trad. Saint-Hilaire)
Remplacez le mot âme par le mot cerveau et vous avez une réflexion très pertinente à offrir à quiconque croit résoudre le problème du rapport cerveau / esprit en attribuant au cerveau lui-même toutes les propriétés de l'homme.
Il y aurait alors deux défigurations de l'homme, l'une matérialiste (le mot homme est remplacé par le mot cerveau) et l'autre spiritualiste (le mot homme est remplacé par le mot esprit).
C'est la première en ce moment qui fait des siennes.

Créationnisme et dualisme substantiel en philosophie de l'esprit.

Dans Mind and cosmos. Why the materialist neo-darwinian conception of nature is almost certainly false (2012), Thomas Nagel écrit :
" A creationist explanation of life is the biological analogue of dualism in the philosophy of mind." (p.94)
Or, dans De l'origine radicale des choses (1697), Leibniz introduit précisément la preuve cosmologique par une analogie confirmant le point de vue de Nagel :
" Outre le monde ou agrégat des choses finies, il existe quelque Unité dominante qui est à ce monde non seulement ce que l'âme est à moi-même ou plutôt ce que moi-même suis à mon corps, mais qui entretient avec ce monde une relation beaucoup plus élevée. Car cette unité dominante dans l'univers ne régit pas seulement le monde, mais elle le construit, elle le fait ; elle est supérieure au monde et pour ainsi dire au-delà du monde, et par conséquent elle est la raison dernière des choses. "
Certes Leibniz fait bien voir que l'analogie reste approximative car, si mon esprit gouverne mon corps, il ne l'a pas créé.

Les désastres scolaires du relativisme.

Le relativisme me semble être la position spontanée de nombreux lycéens : il est aléthique (est vrai ce qui paraît vrai), éthique (est bien ce qui paraît bien), esthétique (est beau ce qui paraît beau).
Des trois c'est le relativisme esthétique qui semble le plus justifié (par exemple par l'étendue des désaccords concernant la valeur esthétique des oeuvres d'art). Aussi est-il utile de lire La beauté des choses (2013) de Sébastien Réhault. L'auteur y défend une forme prudente de réalisme esthétique : les propriétés esthétiques surviennent sur les propriétés physiques, elles existent à l'état de dispositions qui se manifestent si les choses qui les ont sont perçues dans les conditions adéquates, ce qui veut dire, entre autres, absence de préjugés, sensibilité fine, connaissance du type auquel appartient la chose, qu'il s'agisse d'une chose naturelle (une montagne) ou d'une chose artificielle (une peinture).
Mais lucide, à la fin de son ouvrage, Sébastien Réhault reconnaît que la position qu'il vient de défendre n'est pas forte au point de laisser sans voix les anti-réalistes et donc les promoteurs du relativisme esthétique. Dans la note 4 de la p.315, il va même jusqu'à reconnaître très honnêtement l'égalité de valeur des deux positions :
" Autrement dit, je fais la supposition que la probabilité du réalisme et celle de l'antiréalisme en esthétique sont toutes deux égales à 0,5 ."
C'est la raison pour laquelle le dernier chapitre de l'ouvrage est consacré à une défense pragmatique en faveur du réalisme. Il poursuit par là le but suivant : convaincre le lecteur qu'adopter le réalisme esthétique peut contribuer à " rendre notre vie esthétique, voire notre vie tout entière, meilleure ". Je retiens alors de ce qu'il écrit deux arguments ; le premier est celui de la culture humaniste :
" (...) Ce qu' il est convenu d'appeler la culture humaniste inclut notamment la connaissance de certaines oeuvres considérées comme des classiques ou des chefs-d'oeuvre, et qui se caractérisent principalement par leur degré d'achèvement esthétique. La capacité à apprécier la beauté joue un rôle majeur dans cette culture : elle est considérée comme un bien humain essentiel. Elle implique d'avoir un sens de la hiérarchie esthétique, dans la mesure où elle reconnaìt l'existence de faits esthétiques objectifs, dont la connaissance est nécessaire à l'accomplissement de "l'honnête homme" " (p. 318-319)
Repensons aux lycéens : pourquoi donc faire l'effort de connaître les chefs-d'oeuvre si être un chef-d'oeuvre, ce n'est que paraître un chef-d'oeuvre ?
Le second argument, que Réhault appelle l'argument de l'apprentissage. est le suivant :
" L'enseignement de disciplines telles que la littérature, la musique, les arts plastiques ou encore l'histoire de l'art, présuppose au moins implicitement l'acceptation d'une forme de réalisme esthétique. Sans cela, en effet, l'apprentissage parfois difficile de méthodes, de savoir-faire et de connaissances, que requièrent ces disciplines ne serait tout simplement pas possible. Cette hypothèse rejoint les remarques faites précédemment : dans le domaine esthétique, l'antiréalisme encourage plus sûrement le laxisme et le désintérêt. Dans le cas de de l'éducation artistique, cela devient carrément un obstacle." (p. 322)
Généralisons encore : l'enseignement des sciences comme de la philosophie présuppose l'acceptation du réalisme aléthique (il existe une vérité objective). Si plus aucune différence n'est faite entre ce qui vaut et semble valoir, ce qui est et ce qui semble être, alors on vit dans un monde où on apprend l'escalade à des jeunes gens persuadés que n'existent au fond nulle part des vrais murs sur lesquels grimper.

Commentaires

1. Le dimanche 1 décembre 2013, 08:38 par angie
Mais les relativistes vous diront qu'ils savent aussi faire la différence entre ce qui a de la valeur ou pas , et qu'ils ont aussi leurs chefs-d'oeuvre ( sans quoi l'art pourrait-il s'acheter et se vendre aussi bien ? ). Ils répondront qu'ils ne nient pas la beauté, mais en ont une conception moins mythologique. Ils diront " Wow ! Si cela marche pour vous, c'est génial" ( cf. Simon Blackburn , Being Good, OUP)
2. Le dimanche 1 décembre 2013, 13:23 par Jean-no
Je ne suis décidément pas fait pour la philosophie. Déjà, je comprends mal l'usage qui est fait du mot "réalisme".
Une analogie : les lois sont le fait de décisions circonstancielles qui évoluent, chaque société produit ses lois et les modifie avec ses propres évolutions. Donc les lois ne sont pas universelles, même si certaines portent sur des questions communes à tout être humain ("ne pas tuer" est un tabou répandu).
Pour autant, si j'enfreins la loi, le "mur" n'est pas imaginaire, la justice s'appliquera à mon activité, ça me coûtera du temps et/ou de l'argent, ça aura une influence véritable sur mon existence.
Il en va à mon avis de la même manière du beau : on a méprisé Vermeer et adulé Le Brun, aujourd'hui on fait le contraire, parce que le regard évolue et que ce qui touchait les gens chez Le Brun ne nous touche plus tandis que nous avons plus de facilités à relier Vermeer à notre monde. Mais plus loin que ça, un dix-septièmiste enragé, qui connait très bien la pensée et les goûts sous Louis XIV aura plus de facilité à entrer dans une peinture de Le Brun que vous ou moi. Et plus loin encore, il existe des beautés nées de malentendus, comme quand Léonard voit de beaux paysages dans les moisissures, que les cubistes inventent l'art moderne en s'inspirant de masques dogons, ou que des gamins des cités parisiennes s'inventent leur culture à base de rap californien et de bandes dessinées japonaises...
3. Le mardi 3 décembre 2013, 13:16 par Philalèthe
à Angie : certes ils peuvent jouir du chef-d'oeuvre mais pas l'explorer, le découvrir, faire apparaître ses propriétés rarement perçues etc. ou du moins ils donnent à ces verbes un sens subjectif qui les défigure.
4. Le mardi 3 décembre 2013, 13:31 par Philalethe
à jean-no : Le réalisme esthétique signifie la croyance dans l'existence de propriétés esthétiques indépendantes des hommes et présentes dans les choses naturelles et artificielles (même si l'humanité disparaissait, le Mont-Blanc resterait beau et la Joconde aussi).
Une conception réaliste du Droit signifie que les lois sont justes non si on les tient pour justes mais si elles ont comme propriété réelle la justice.
Certes même si les Droits sont pensés comme des normes appelées justes, leur transgression a des effets réels ; mais les législateurs n'ont pas eu à s'élever à la hauteur de la justice pour les faire ; ils ont par exemple appeler justes des accords utiles à la majorité.
Le réalisme esthétique est tout à fait compatible avec l'idée que la sensibilité au beau évolue, individuellement et collectivement, et qu'elle est conditionnée par des connaissances, je ne peux pas porter un jugement esthétique éclairé si je n'ai aucune idée des canons de la peinture ou d'un style de peinture. Le réalisme esthétique n'implique pas l'empirisme esthétique, c'est-à-dire la thèse que les propriétés esthétiques sont identifiées par la perception directe et rien de plus.
Quant aux moisissures, ce n'est pas donné à tous de voir la beauté de certaines au moins, avec le risque de se tromper... Et les masques dogons ne livrent leur beauté que sous certaines conditions (il ne suffit pas que quelqu'un dise c'est beau pour qu'il perçoive la beauté...)

jeudi 21 novembre 2013

Magistrat, vérificateur et super-vérificateur : un beau rêve pour le kantien !

On connaît sans doute ce passage de l' Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique où Kant pose le problème suivant : les hommes, en tant qu'animaux égoïstes, ont besoin d'un maître juste, or tout maître juste est nécessairement un homme, donc tout maître juste, en tant qu'animal d'égoïste, a besoin à son tour d'un maître. Kant en conclut que la solution parfaite du problème est impossible.
Or, Platon règle le problème dans le livre XII des Lois ; certes, en tant que kantien, on jugera la solution naïve (on peut même à bon droit penser qu'elle est une des cibles visées par Kant). Mais le texte, moins lu, je crois, que celui de Kant, vaut tout de même d'être rappelé.
Faisant parler l'Étranger d' Athènes, Platon, à la fin de son énorme dialogue, s'intéresse aux " vérificateurs qui vérifieront la gestion des (...) magistrats " ( 945 b). Il voit le problème : " Il n'est vraiment pas facile de trouver un magistrat qui soit d'une vertu supérieure ", ce qui veut dire que la moralité du magistrat, que j'appellerai de base, est déjà un bien rare . Sur ce point, kantiens et platoniciens s'entendront et en gros, ils seront d'accord pour trouver dans l'égoïsme général la cause d'une telle rareté (certes ils commenceraient à ne plus s'entendre s'il s'agissait pour les uns et les autres de déterminer les causes d'un tel égoïsme).
À ce stade de l'argumentation, influencé par Kant, on pensera que la recherche du bien rare est vaine et qu'il faudra faire avec l'imperfection humaine. Pas question, dit l' Étranger :
" Pourtant, il faut s'efforcer de trouver des vérificateurs divins."
Et l'Étranger d'exposer la procédure compliquée rendant possible l'identification sûre des vérificateurs : " il faut absolument que les vérificateurs soient admirables en ce qui concerne la vertu dans son ensemble " (945 e). Mais, entre l'homme pensé comme divin et l'homme réellement divin, il y a un monde. C'est pourquoi l'Étranger ne s'en tient pas là et, en vue de rendre possibles " les vérifications que subiront les vérificateurs eux-mêmes ", il expose une seconde procédure.
Mais où va-t-il donc s'arrêter ? Va-t-il friser le ridicule philosophique en envisageant ce que j'oserais appeler le méga-vérificateur ?
Non, à première vue, l'Étranger s'en tient là et met fin à l'escalade institutionnelle par la voie juridique :
" (...) S'il arrive que l'un d'eux, se fiant au choix que l'on a fait de lui, manifeste son humaine nature en se comportant mal après son élection, la loi devra prescrire que celui qui le souhaitera pourra le poursuivre."
La solution est étrange car, si la fonction hiérarchique de méga-vérificateur n'est pas instituée de jure , de facto elle peut être exercée par n'importe quel citoyen. Pourquoi alors ne pas avoir fait l'économie des deux degrés supérieurs (vérificateurs et super-vérificateurs) ? Si le citoyen lambda est capable de percer à jour les fraudes du super-vérificateur, pourquoi ne peut-il pas le faire aussi bien à propos des magistrats ? N'est-ce pas au prix de la cohérence que l'Étranger évite la régression à l'infini ?
En tout cas, l'Étranger, fort lucide au fond, réalise bien le côté humain, trop humain de la solution car quelques lignes plus loin, il attribue au Juste par excellence, Rhadamante, le fils de Zeus l'idée qu'il ne faut " conférer le droit de juger à aucun homme, mais le réserver aux dieux ".
En fait le problème serait réglé s'il existait des hommes divins, réellement et non supposément. Mais qu'en pense au juste Platon ?
À lire la suite de ce douzième livre, on en sort avec l'idée que l'homme divin existe bel et bien mais qu'il est distribué aléatoirement, pour ainsi dire :
" Le fait est que, dans la masse des hommes, on en trouve toujours quelques-uns, pas beaucoup, qui sont des hommes divins, et qui méritent d'être fréquentés à tout prix. Ils poussent indifféremment dans les cités régies par de bonnes lois et dans celles qui ne le sont pas." (951 b)
La vulgate platonicienne doit prendre au sérieux ces lignes qui ne font pas de l'excellence de la cité la condition de l'excellence personnelle. Foin de l'éducation rationnelle ! Un homme divin, ça pousse tout seul ! Mais le hic est qu'il ne pousse pas nécessairement là ou on a besoin, je veux dire dans la cité bien réglée que l'Étranger d' Athènes construit méticuleusement au fil des pages. C'est la raison pour laquelle la bonne cité doit promouvoir ce que j'appellerais des voyages d'études civiques :
" Aux citoyens qui souhaiteraient observer avec plus de loisir les façons de faire des autres hommes, aucune loi ne doit constituer un obstacle. Aucune cité, si elle est privée de toute expérience des hommes, bons et mauvais, ne pourrait jamais, ainsi privée de toute relation sociale, parvenir à un niveau de convenable de civilisation et atteindre la perfection, pas plus qu'elle ne saurait sauvegarder durablement ses lois si, au lieu d'en rendre compte par la raison, elle s'en remettait à l'habitude."
C'est pour déjouer l'habitude et rester fidèle à la raison que ces hommes divins, extérieurs à la cité, vont être utiles :
" C'est sur leur piste qu'il faut toujours partir lorsqu'on habite dans une cité pourvue de bonnes lois, en courant par mer et par terre à leur recherche pour être en mesure, à condition de se garder de toute corruption, de raffermir chez soi ce que les usages établis y ont de bon, et pour corriger ce qu'ils ont de défectueux. Sans cette observation et sans cette enquête, jamais une cité ne se maintiendra dans un état de perfection, et pas davantage si les observations sont mal conduites."
Comme on est loin ici de l'idée reçue selon laquelle la cité platonicienne est fermée sur elle ! C'est bien plutôt la relation avec les meilleurs des étrangers qui garantit la rationalité de la cité.
Certes on jugera sans doute bien illusoire de croire que la nature fait pousser ici et là des hommes divins et alors on retournera, un peu triste cependant, lire l'opuscule kantien...

dimanche 17 novembre 2013

Ânerie !

" Antisthène, marquant son dédain à l'endroit de ces Athéniens qui se vantaient d'être des indigènes, disait que leur noblesse ne dépassait en rien celle des limaçons et des sauterelles." (Diogène Laërce Vies et doctrines des philosophes illustres VI 1 )
" Quand on célèbre les lignées, chantant qu'un tel est de bonne race parce qu'il peut déclarer sept ascendants riches, le philosophe tient cet éloge pour celui de gens à la vue tout à fait trouble et courte, incapables, par manque d'éducation, de porter le regard sur tout et de calculer que chacun a des dizaines de milliers d'ascendants et d'ancêtres, qu'on ne peut dénombrer, et que, dans ce nombre, des riches et des mendiants, des rois et des esclaves, barbares aussi bien que Grecs, tout un chacun en a eu souvent par dizaine de milliers ; au contraire, quand on s'enorgueillit d'une liste d'ancêtres allant jusqu'à vingt-cinq et qu'on remonte jusqu'à Héraclès, fils d' Amphitryon, à lui cela paraît aberrant d'insignifiance, puisque le vingt-cinquième en remontant à partir d'Amphytrion était tel que la chance lui en était échue, et aussi le cinquantième à partir de lui : il rit de gens incapables de faire ce calcul, comme de délivrer de son enflure leur âme sans intelligence." écrit Platon dans le Théétète ( 174e-175ab)

Commentaires

1. Le jeudi 21 novembre 2013, 04:24 par angie
LE MULET SE VANTANT DE SA GÉNÉALOGIE
Le Mulet d'un prélat se piquait de noblesse,
Et ne parlait incessamment
Que de sa Mère la Jument,
Dont il contait mainte prouesse.
Elle avait fait ceci, puis avait été là.
Son Fils prétendait pour cela
Qu'on le dût mettre dans l'Histoire.
Il eût cru s'abaisser servant (1) un Médecin.
Étant devenu vieux on le mit au moulin.
Son Père l'Âne alors lui revint en mémoire.
Quand le malheur ne serait bon
Qu'à mettre un sot à la raison,
Toujours serait-ce à juste cause
Qu'on le dit bon à quelque chose.
2. Le jeudi 21 novembre 2013, 15:27 par Philalèthe
Bien sûr ! Merci beaucoup !

jeudi 14 novembre 2013

Une cité de professionnels...

En écho à mon billet du 31 Octobre, ce passage du Second Alcibiade de Platon ( en toute rigueur il y a des doutes concernant la paternité du texte mais peu m'importe ici : je ne cherche pas à reconstituer le platonisme authentique mais à cibler " la mouvance platonicienne", comme dit Luc Brisson ) :
" SOCRATE : Quel jugement porterais-tu sur une cité composée de bons archers et de bons flûtistes, et aussi d'athlètes et de techniciens, mêlés à ces gens (...) qui savent comment faire la guerre, c'est-à-dire donner la mort, ou encore à ces rhéteurs tout boursouflés d'enflure politique, gens cependant qui, tous sans exception, sont dépourvus de la science de ce qui vaut le mieux, et qui sont incapables de savoir quand il vaut le mieux se servir de chacune de ces techniques et vis-à-vis de qui ?
ALCIBIADE : Je jugerais que cette cité est mauvaise, Socrate.
SOCRATE : Cela, tu le dirais surtout, j'imagine, quand tu verrais chacun de ces hommes, pleins d'ambition, et " donnant la meilleure part " de sa gestion politique " à ce soin de se surpasser lui-même " ( Socrate cite ici un vers d' Antiope d' Euripide ), je veux dire devenir le meilleur dans la technique qui est la sienne, alors même que, en ce qui concerne ce qui vaut le mieux pour la cité et pour lui-même, il se trompe le plus souvent, parce que, j'imagine, il se fie à l'opinion sans tenir compte de l'intellect. Dans ces conditions, ne serait-on pas en droit de dire d'une telle cité qu'elle est pleine d'un trouble et d'une illégalité extrêmes ?
ALCIBIADE : On le serait, par Zeus. " ( 145e-146a, p. 55, éd. Brisson )

mercredi 13 novembre 2013

Voir ses vieux parents comme des statues.

À la fin du livre XI des Lois, l'Étranger d' Athènes, qu'on tient à bon droit pour le porte-parole de la pensée platonicienne, examine comment les lois doivent régler les relations entre les parents et les enfants. À cette occasion, il distingue deux types de culte rendu aux dieux ; j'appellerai le premier le culte direct :
" Parmi les dieux en effet, il en est que nous honorons parce qu'ils sont clairement visibles " (931 a)
Le second est indirect, parce qu' en l'absence du dieu, il passe alors par la médiation d'une chose, la statue du dieu honoré :
" Il en est d'autres auxquels nous dressons des statues qui sont à leur ressemblance, auxquelles nous rendons honneur, même si ce sont là des objets inertes "'
Cependant l' Étranger n'établit pas une hiérarchie entre les deux cultes : le dernier vaut autant que le premier du point de vue de sa fonction, obtenir la bienveillance des dieux concernés. Ce qui d'ailleurs justifie l'iinterprétation suivante : le platonisme n'a pas tant condamné l'icône (pour parler comme Peirce) que l'erreur consistant à prendre l'icône pour l'original ( si les prisonniers de la caverne avaient vu dans les ombres non des réalités originales mais des ombres de copies de réalités originales, alors ils n'auraient pas eu besoin d'être délivrés de leur ignorance ). Mais cette remarque est, dans mon propos, secondaire.
En effet, ce qui retient mon attention est la suite de ce texte car Platon va justifier les soins apportés au vieux parent par l'identification de ce dernier à une statue animée. Honorer la statue animée qu'est le vieux parent reviendra ainsi à se concilier la bienveillance des dieux :
" Abriter en sa maison ce trésor que représentent un père ou une mère, ou le père ou la mère de ces derniers, que l'âge réduit à l'impuissance, c'est avoir, que personne n'en doute, se dressant au coeur même de son foyer, une statue que nulle autre ne surpasse en puissance, à la condition en tout cas que son possesseur lui rend correctement le culte qui lui est dû."
On lit donc que la statue qu'on appellera parentale a une efficacité supérieure à la statue ordinaire du point de vue du gain attendu des dieux. La comparaison a sans doute quelque chose d'étrange car le parent ainsi statufié n'est en réalité l'icône de rien ( Platon en effet ne soutient pas que le vieillard impuissant est à l'adulte qu'il fut ce que la statue inerte du dieu est au dieu vivant ). Mais voici comment l'Étranger se justifie : quand un père appelle sur son enfant la malédiction des dieux, ces derniers obtempèrent ; il est donc logique que, si un père demande pour son enfant la bienveillance des dieux, ces derniers la lui accorderont tout autant qu'ils ont manifesté leur malveillance. L'argumentation revient donc à donner à la statue parentale un pouvoir d'intercession. On peut à partir de là justifier l'idée que la statue animée a un pouvoir supérieur à la statue inerte :
" Concevons donc, comme nous l'affirmions tout à l'heure, que nous ne saurions posséder de statue plus précieuse au regard des dieux qu'un père ou un grand-père accablé de vieillesse, qu'une mère ou une grand-mère dans les mêmes conditions, et que leur rendre honneur, c'est plaire au dieu, car autrement il n'exaucerait pas leurs prières. Sans aucun doute, quand la statue qui se dresse est celle de nos ancêtres, elle est incomparablement plus admirable que les statues inanimées ( "admirable" écrit Platon : on note que la statue parentale est irréductible à un simple moyen de mettre les dieux de son côté ). Toutes ces statues animées qui sont l'objet de notre culte prient en effet en toute occasion d'un même coeur avec nous, et si nous leur manquons de respect, elles appellent sur nous la malédiction ; en revanche les statues qui ne sont pas animées ne font ni l'un ni l'autre. Dès lors, traiter correctement un père, un grand-père et ses vieux parents dans leur ensemble, c'est posséder en eux les objets de culte qui permettent plus efficacement que toutes les autres statues d'obtenir les faveurs divines." ( 931 d-e, éd. Brisson, p. 973-974 )
Ainsi honorer une statue animée revient à plaire simplement au dieu statufié ; en revanche honorer le parent revient à plaire triplement : directement aux dieux qui prescrivent d'honorer ses parents, au parent concerné et, enfin, par la médiation des prières du parent, indirectement aux dieux qui récompensent l'enfant pour ce qu'il fait et pour ce que le premier bénéficiaire, le parent honoré, leur dit qu'il fait.
Le texte reste cependant ambigu sur le problème suivant : la faveur des dieux à l' égard de l'enfant est-elle un effet essentiellement secondaire au sens que Jon Elster a donné à cette expression ? Dit autrement, si l'enfant vise les bienfaits des dieux en soignant ses parents, les obtiendra-t-il ou doit-il viser le bonheur de ses parents pour obtenir en plus les bienfaits divins ?

Commentaires

1. Le dimanche 17 novembre 2013, 09:43 par angie
Est ce sans lien avec le dilemme de l'Euthyphron? Honore-t-on ses parents pieusement parce qu'on les aime ( ou plutôt parce que les dieux les aiment) ou bien est ce qu'on les honore ( ou les dieux) parce qu'ils sont aimables ?
2. Le dimanche 17 novembre 2013, 12:13 par Philalethe
Intéressant !
On peut reprendre le texte de l'Euthyphron :
" Est-ce que le pieux est aimé par les dieux parce qu'il est pieux ou est-ce parce qu'il est aimé d'eux qu'il est pieux ?"
Ce qui donne : honorer ses parents a-t-il une valeur intrinsèque ou est-ce seulement ce que les dieux ont décrété ?
Dans le premier cas, les dieux m'aiment parce que j'aime ce qui est aimable en soi ; dans le deuxième, ils m'aiment parce que je fais ce qu'ils ont décidé que je fasse.
En fait le problème se pose à deux niveaux : est-ce parce qu'il est aimé que le parent est aimable ou est-ce parce qu'il est aimable que le parent est aimé ? idem pour le dieu ?
Ceci dit, le texte ne pose pas le problème mais on peut se demander s'il permet de le régler. Je serais porté à paraphraser le texte ainsi : les parents et les dieux sont aimables et il faut aimer les parents aimables pour être aimé des dieux aimables.
La question de l'effet secondaire me paraît indépendante du problème de l'Eutyphron : car viser primairement à plaire aux dieux (et donc pour cela plaire aux parents ) ou viser primairement à plaire aux parents (et donc pour cela plaire aux dieux ) est un problème qui se pose identiquement, qu'on fasse de la valeur une raison justifiant l'amour (alors éclairé) ou un effet de l'amour (alors aveugle). Les dieux peuvent avoir décrété arbitrairement que pour leur plaire il faut viser à honorer ses parents (dans ce cas le bienfait est un effet essentiellement secondaire) mais ils peuvent aussi avoir décrété que pour leur plaire, il faut les viser à travers les parents comme statues ordinaires (alors le bienfait n'est pas un effet secondaire ). Mais aussi bien les dieux peuvent avoir commandé l'un ou l'autre parce que la conduite privilégiée a une valeur intrinsèque qu' ils découvrent.

mercredi 6 novembre 2013

Le smartphone: élément d' une version contemporaine de la caverne platonicienne. Nous sommes devenus des araignées.

On augmente sa lucidité, je crois, à lire L'obsolescence de l'homme. Sur l'âme à l'époque de la révolution industrielle, publié en 1956 par Günther Anders et réédité en 2002 aux éditions Ivrea.
En voici quelques lignes, concluant la quatrième partie, intitulée La matrice, du deuxième essai composant l'ouvrage, Le monde comme fantôme et comme matrice, considérations philosophiques sur la radio et la télévision :
" Nous sommes donc assis là, aujourd'hui, comme autant de Lyncées "nés pour voir, faits pour regarder", et nous regardons. Mais notre saint patron, notre modèle, ne semble plus être Lyncée. Nous ne regardons plus comme il regardait. Puisque nous ne quittons pas notre maison, puisque nous guettons le moment où une proie va tomber dans notre toile, c'est comme une araignée que nous regardons. Notre maison est devenue un piège. Ce qu'il capture constitue pour nous le monde. Rien d'autre.
Nous sommes donc assis. Un morceau de monde vient se prendre dans notre toile. Il est à nous.
Mais ce qui est venu se prendre dans notre toile n'y est pas arrivé par hasard. On nous l'a jeté. Et ce qu'on nous a jeté n'était pas un morceau de monde mais un fantôme. Ce fantôme, pour sa part, n'était pas une copie du monde, mais ce qu'avait imprimé une matrice. Cette impression, à son tour, n'est nôtre que parce qu'elle doit maintenant nous servir de matrice, parce que nous devons nous refaire à son image. Si nous devons nous refaire, c'est pour ne plus appeler "nôtre" que cette matrice et pour ne plus avoir aucun autre monde qu'elle.
Nous sommes donc maintenant assis devant une impression qui affirme être un fantôme, lequel affirme être un reflet, lequel affirme être le monde. Et nous l'assimilons. Nous devenons comme elle.
Si l'un d'entre nous était resté lyncéen - "né pour voir, fait pour regarder" - et, cherchant à s'arracher à cette tromperie, sortait pour "regarder au loin" et "voir de près", il abandonnerait rapidement sa quête et s'en retournerait définitivement trompé. Dehors, il ne trouverait désormais plus rien d'autre que les modèles de ces images stéréótypées qui ont conditionné son âme ; rien d'autre que des modèles copiés sur ces images ; rien d'autre que les matrices nécessaires à la production des matrices. Et si on lui demandait ce qu'il en est du réel maintenant, il répondrait que son destin est désormais d'accéder réellement à la réalité grâce à l'irréalité de ses copies." ( p.220-221 ).