mercredi 12 février 2014

Ortega, anti-sceptique.

- Pourquoi avez-vous donc pris le pseudo de Philalèthe ?
- C'est simple : j'aime la vérité !
- N'appelez-vous pas plutôt vérité ce que vous aimez ?
- Mais non, vous n'étiez donc pas à la conférence d' Ortega le 10 Mai ?
- Non, je l'ai manquée ; en fait, pour être honnête, j'ai préféré ne pas y aller , car je trouve qu'il s'écoute trop parler, non ?
- Peut-être par moments il s'enflamme, oui, mais il dit tout de même des choses intéressantes ! Justement ce qu'il a dit sur la vérité et le désir me semble très juste. Ça m'a tellement plu que je l'ai gardé en mémoire , écoutez bien :
" Una verdad no es verdad porque se la desea ; pero una verdad no es descubierta si no se la desea y porque se la desea se la busca. Queda pues inmaculado el caracter desinteresado e independiente de nuestros apetitos propio a la verdad, pero no es menos cierto que tal hombre o tal época llega a ver tal verdad en virtud de un interes previo que le mueve hacia ella. Sin esto no habria historia. Las verdades más inconexas caerían sobre la mente del hombre en imprevista perdigonada y éste no sabría qué hacer con ellas. ¿ De qué le hubiera servido a Galileo la verdad de Einstein ? La verdad sólo desciende sobre quien la puede entender y sólo la entiende quien la pretende, quien la anhelaba y lleva ya en si preformado el hueco mental donde la verdad puede alojarse. Un cuarto de siglo antes de la Teoría de la relatividad se postulaba une física de cuatro dimensiones y sin espacio ni tiempo absolutos. En Poincaré está ya el hueco donde Einstein se ha instalado - como el propio Einstein hace constar a toda hora. Con sentido escéptico y para desprestigiar la verdad se dice que el deseo es padre de la verdad. Esto es, como todo el escepticismo, un perfecto absurdo o contrasentido. Si se desea una determinada verdad, se la desea si es, en efecto, verdad. El deseo de una verdad trasciende de sí mismo, se deja atrás a sí mismo y va a buscar la verdad. El hombre se da perfectamente cuenta de cúando desea una verdad y cuándo desea sólo hacerse ilusiones, es decir, cuándo desea la falsedad."
- Certes vous avez bonne mémoire mais votre accent français est si fort que je n'ai presque rien compris !
- Ok, je vous le traduis du mieux que je peux !
" Une vérité n'est pas une vérité parce qu'on la désire ; mais une vérité n'est pas découverte si on ne la désire pas et parce qu'on la désire, on la cherche. Donc reste intact le caractère désintéressé et indépendant de nos appétits qui est propre à la vérité, mais il n'en est pas moins vrai que tel homme ou telle époque parvient à voir telle vérité en vertu d'un intérêt déjà là qui les pousse vers elle. Sans cela, il n'y aurait pas d'histoire. Les vérités les plus hétérogènes viendraient à l'esprit de l'homme comme une soudaine volée de plombs et il ne saurait qu'en faire. À quoi aurait servi à Galilée la vérité d'Einstein ? La vérité descend seulement sur qui peut la comprendre et seul la comprend qui y prétend, qui la désirait et a déjà en lui comme préformé le trou mental où la vérité peut se loger. Un quart de siècle avant la Théorie de la relativité on postulait une physique à quatre dimensions et sans espace ni temps absolus. Dans Poincaré il y a déjà le trou où Einstein s'est installé - comme Einstein lui-même le fait savoir à tout moment. Dans un sens sceptique et pour rabaisser la vérité on dit que le désir est père de la vérité. C'est, comme tout le scepticisme, totalement une absurdité ou un contre-sens. Si on désire une vérité déterminée, on la désire si elle est, bel et bien, une vérité. Le désir d'une vérité se dépasse lui-même, il se laisse derrière lui-même et va chercher la vérité. L'homme distingue parfaitement le moment où il désire une vérité du moment où il désire seulement se faire des illusions, c'est-à-dire quand il désire le faux ."
- En fait, Philalèthe, vous désirez seulement les vérités que vous êtes mentalement disposé à comprendre...
- Oui, peut-être, mais c'est déjà pas mal, non ?

Commentaires

1. Le samedi 15 février 2014, 05:27 par Pease Glance
Très beau texte, à opposer à tous ceux qui disent que la vérité n'est pas autre chose que la volonté de vérité.
C'est toujours dans les conférences de 1929?
2. Le samedi 15 février 2014, 12:39 par Philalèthe
Oui, c'est la 8ème conference du vendredi 10 Mai 1929 in ¿ Qué es filosofía ?  p.210-211, ed. Austral 2012

mardi 11 février 2014

La pierre pensante : une expérience de pensée spinoziste réécrite par Ortega y Gasset.

Une fois de plus, partons d'un texte classique, la lettre que Spinoza adresse à Schuller à la fin de 1674 :
" Venons-en aux autres choses créées ( Spinoza vient de traiter de Dieu ) qui, toutes, sont déterminées à exister et à agir selon une manière précise et déterminée. Pour le comprendre clairement, prenons un exemple très simple. Une pierre reçoit d'une cause extérieure qui la pousse une certaine quantité de mouvement, par laquelle elle continuera nécessairement de se mouvoir après l'arrêt de l'impulsion externe ( ... ) Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu'elle continue de se mouvoir, sache et pense qu'elle fait tout l'effort possible pour continuer de se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu'elle n'est consciente que de son effort, et qu'elle n'est pas indifférente, croira être libre et ne persévérer dans son mouvement que par la seule raison qu'elle le désire." ( p. 1252, éd. La Pléiade )
Cette pierre qui pense s'auto-déterminer alors qu'elle subit sans le savoir l'effet d'une action qu'elle ignore, c'est tout homme chaque fois qu'il s'imagine doté du libre-arbitre, c'est-à-dire d'une volonté causante mais non causée.
Or, je découvre avec plaisir dans la neuvième des conférences données à Madrid par Ortega y Gasset une reprise modernisée de cette même comparaison :
" Si la bala que dispara el fusil tuviese espíritu sentiría que su trayectoria estaba prefijada exactamente por la pólvora y la puntería, y si a esta trayectoria llamáramos su vida la bala sería un simple espectador de ella, sin intervención en ella : la bala ni se ha disparado a sí misma ni ha elegido su blanco. " ( p. 248, ed. Austral )
" Si la balle que tire le fusil avait un esprit, elle sentirait que sa trajectoire est exactement préfixée par la poudre et le tir et si nous appelions cette trajectoire sa vie, la balle en serait un simple spectateur, sans aucune intervention sur elle : la balle ne s'est pas tirée elle-même ni n'a choisi sa cible."
Voilà donc la pierre aveugle devenue balle lucide ! Un spinoziste pourrait en faire l'image de l'homme désillusionné et conscient de n'être pas " un empire dans un empire ". Mais Ortega y Gasset en donne une interprétation radicalement opposée :
" Pero por este mismo a ese modo de existir no cabe llamarle vida. Ésta no se siente nunca prefijada. Por muy seguros que estemos de lo que nos va a pasar mañana lo vemos siempre como una posibilidad."
" Mais pour cela même, ce mode d'existence, il ne convient pas de l'appeler vie. Celle-ci ne se sent jamais préfixée. Aussi sûrs que nous soyons de ce qui va nous arriver demain, nous le voyons toujours comme une possibilité."
Pierre ou balle, c'est l'anti-homme.
Lecteur de Descartes, de Bergson et surtout de Heidegger, Ortega y Gasset, confiant dans la valeur cognitive de la conscience de soi, annonce l'indéterminisme sartrien. Combien de passages de ces conférences amènent à voir les affirmations tranchées, radicales de la conférence sartrienne de 1945, L'existentialisme est un humanisme, comme les expressions d' une variante un peu durcie, plus optimiste, plus légère aussi, du point de vue finalement assez sombre mais quelquefois savoureusement exprimé que le philosophe espagnol soutenait dès 1929 ! Par exemple :
" Vivimos aqui, ahora - es decir, que nos encontramos en un lugar del mundo y nos parece que hemos venido a este lugar libérrimamente. La vida, en efecto, deja un margen de posibilidades dentro del mundo, pero no somos libres para estar o no en este mundo que es el de ahora. Cabe renunciar a la vida, pero si se vive no cabe elegir el mundo en que se vive. Esto da a nuestra existencia un gesto terriblemente dramático. Vivir no es entrar por gusto en un sitio previamente elegido a sabor, como se elige el teatro después de cenar - sino que es encontrarse de pronto, y sin saber cómo, caído, sumergido, proyectado en un mundo incanjeable, en un orbe impremeditado. No nos hemos dado a nosotros la vida, sino que nos la encontramos justamente al encontrarnos con nosotros. Un simil esclarecedor fuera el de alguien que dormido es llevado a los bastidores de un teatro y allí, de un empujón que le despierta, es lanzado a las baterías, delante del público. Al hallarse allí, ¿ qué es lo que halla ese personaje ? Pues se halla sumido en una situación difícil sin saber cómo ni por qué, en una peripecia : la situación difícil consiste en resolver de algún modo decoroso aquella exposición ante el público, que él no ha buscado ni preparado ni previsto. En sus líneas radicales, la vida es siempre imprevista. No nos han anunciado antes de entrar en ella - en su escenario, que es siempre uno concreto y determinado - no nos han preparado ( ... ) La vida nos es dada - mejor dicho, nos es arrojada o somos arrojados a ella, pero eso que nos es dado, la vida, es un problema que necesitamos resolver nosotros ( ... ) Por lo mismo que es en todo instante un problema, grande o pequeño, que hemos de resolver sin que quepa transferir la solución a otro ser, quiere decirse que no es nunca un problema resuelto, sino que en todo instante nos sentimos como forzados a elegir entre varias posibilidades. No es esto sorprendente ? Hemos sido arrojados en nuestra vida y, a la vez, eso en que hemos sido arrojados tenemos que hacerlo por nuestra cuenta, por decirlo asi, fabricarlo. O dicho de otro modo : nuestra vida es nuestro ser. Somos lo que ella sea y nada más _ pero ese ser no est predeterminado, resuelto de antemano, sino que necesitamos decidirlo nosotros, tenemos que decidir lo que vamos a ser."
" Nous vivons ici, maintenant - c'est-à-dire que nous nous trouvons dans un certain endroit du monde et il nous semble que nous sommes arrivés à cet endroit on ne peut plus librement. La vie, en effet, laisse une marge de possibilités à l'intérieur du monde mais nous ne sommes pas libres d'être ou non dans ce monde qui est celui de maintenant. C'est possible de renoncer à la vie, mais si on vit, ce n'est pas possible de choisir le monde dans lequel on vit. Ceci donne à notre existence une allure terriblement dramatique. Vivre n'est pas entrer pour le plaisir dans un endroit préalablement choisi selon nos convenances, comme on choisit le théâtre après le dîner - non, c'est se trouver tout d'un coup, et sans savoir comment, tombé, submergé, projeté dans un monde qu'on ne peut pas échanger, dans un cercle imposé. Nous ne nous sommes pas donné à nous-mêmes la vie, mais nous la trouvons justement en nous trouvant. Une comparaison éclairante serait le cas de quelqu'un qui, endormi, a été conduit dans les coulisses d'un théâtre et là, d'un coup qui le réveille, est lancé sur l'avant-scène devant le public. En se trouvant là, que trouve ce personnage ? Et bien il se trouve plongé dans une situation difficile sans savoir comment ni pourquoi, comme dans un coup de théâtre : la situation difficile consiste à arranger d'une manière honorable cette présence devant le public, qu'il n'a ni cherchée, ni préparée, ni prévue. Essentiellement, la vie est imprévisible. On ne nous a pas annoncés avant d'y entrer - avant d'entrer sur une scène, qui est toujours concrète et déterminée - on ne nous a pas préparés (...) La vie nous est donnée, elle nous est jetée ou nous sommes jetés en elle, mais ce qui nous est donné, la vie, est un problème que nous devons résoudre nous-mêmes (...) Pour la même raison que c'est à chaque instant un problème, grand ou petit, que nous devons résoudre sans qu'il soit possible d'attendre la solution d'un autre être, ce n'est jamais un problème résolu, mais à tout instant nous nous sentons comme forcés de choisir entre diverses possibilités. N'est-ce pas surprenant ? Nous avons été jetés dans notre vie et, en même temps, ce dans quoi nous avons été jetés, nous devons l'arranger pour notre propre compte, pour ainsi dire, nous devons le fabriquer. Ou dit autrement : notre vie est notre être. Nous sommes ce qu'elle est et rien de plus - mais cet être n'est pas prédéterminé, réglé d'avance, non, nous avons besoin d'en décider nous-mêmes, nous devons décider de ce que nous allons être."

lundi 10 février 2014

Ortega y Gasset : le fou comme zombie.

On a sans doute en tête ces lignes de la Première Méditation Métaphysique, où Descartes ne parvient pas à douter de la réalité de son corps :
" Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? "
Lui vient alors à l'esprit le souvenir des fous qui ne se perçoivent pas tels qu'ils sont :
" Si ce n'est peut-être que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu'ils assurent constamment qu'ils sont des rois, lorsqu'ils sont très pauvres ; qu'ils sont vêtus d'or et de pourpre, lorsqu'ils sont tout nus ; ou s'imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. "
Suit la phrase qui instaure une séparation tranchée entre lui et ces insensés :
" Mais quoi ? ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples."
En 1970, dans sa Leçon inaugurale au Collège de France, Michel Foucault disait :
" Depuis le fond du Moyen-Âge le fou est celui dont le discours ne peut pas circuler comme celui des autres : il arrive que sa parole soit tenue pour nulle et non venue, n'ayant ni vérité ni importance (...) C'était à travers ses paroles qu'on reconnaissait la folie du fou ; elles étaient bien le lieu où s'exerçait le partage ; mais elles n'étaient jamais recueillies ni écoutées. "
Puis le philosophe ajoute :
" On me dira que tout ceci est fini aujourd'hui ou en train de s'achever ; que la parole du fou n'est plus de l'autre côté du partage ; qu'elle n'est plus nulle et non avenue ; qu'elle nous met aux aguets au contraire ; que nous y cherchons un sens, ou l'esquisse ou les ruines d'une oeuvre ; et que nous sommes parvenus à la surprendre cette parole du fou, dans ce que nous articulons nous-mêmes, dans cet accroc minuscule par où ce que nous disons nous échappe."
Tout est fini, oui, quel philosophe du 20ème par exemple aurait pu reproduire le geste cartésien ? Et bien, Ortega y Gasset l'a fait dans sa neuvième conférence, du 14 Mai 1929. Le philosophie, arrivé presque au bout du parcours quasi initiatique qu'il a promis à son public, multiplie les métaphores les plus inattendues pour parvenir à cerner ce qu'est vivre, entendu dans un sens non biologique, non savant. À dire vrai, de manière attendue, il voit le propre du vivre dans la conscience de vivre. On s'attend alors à ce que le philosophe en fasse le propre de l'homme, de tout homme. C'est pour cette raison que l'on reçoit comme un coup de poing ce paragraphe que je cite d'abord en castillan :
" Este verse o sentirse, esta presencia de mi vida ante mí que me da posesión de ella, que la hace " mía " es la que falta al demente. La vida del loco no es suya, en rigor nos es ya vida. De aqui que sea el hecho más desazonador que existe ver a un loco. Porque en él aparece perfecta la fisonomía de una vida, pero sólo como una máscara tras de la cual falta una auténtica vida. Ante el demente, en efecto, nos sentimos como ante una máscara, es la máscara esencial, definitiva. El loco al no saberse a sí mismo no se pertenece, se ha expropiado, y expropiación, pasar a posesión ajena, es lo que significan los viejos nombres de la locura : enajenación, alienado, decimos - está fuera de si, está " ido ", se entiende de sí mismo ; es un poseído, se entiende poseído por otre. La vida es saberse - es evidencial. " ( ed Austral, p. 244-245 )
" Se voir ou se sentir, cette présence de ma vie devant moi qui me donne possession d'elle, qui la fait " mienne " est ce qui manque au dément. La vie du fou n'est pas la sienne , en toute rigueur, ce n'est plus la vie. C'est pour cela que le fait le plus dérangeant qui existe est de voir un fou, parce qu'en lui apparaît parfaitement la physionomie d'une vie, mais seulement comme un masque derrière laquelle manque une vie authentique. Devant le dément, en effet, nous nous sentons comme devant un masque : c'est le masque essentiel, définitif. Le fou, du fait de ne pas se connaître lui-même, ne s'appartient pas, il s'est exproprié, et l'expropriation , le passage en des mains étrangères, est ce que signifient les vieux noms de la folie : l'aliénation, aliéné, nous disons : il est hors de lui, il est " parti ", cela se comprend de soi-même ; c'est un possédé, on comprend : possédé par quelque chose d'autre. La vie, c'est se connaître : c'est évidentiel ( je traduis ainsi car le mot evidencial n'existe pas en espagnol et semble ici repris de l'anglais evidential )
S'il existait un bêtisier philosophique, ce passage n'y aurait-il pas une place ?
Cependant gardons à l'esprit que " grand philosophe qui a dit quelques bêtises " n'est pas un oxymore.
Sans oublier qu'un grand pays philosophique commencera quelques années après cette conférence à priver les fous de la vie, au sens non philosophique du terme, bien sûr.

Commentaires

1. Le mardi 11 février 2014, 21:10 par Please Glance
Mais ce que di Ortega ne me semble pas idiot . Reproduit il le soi-disant geste cartésien dont Foucault soutient ( à tort, voir l'article de JM Beyssade sur la querelle Foucault-Derrida autour de ce passage ) qu'il "exclut" le fou?
Non. Il dit simplement qu' 'il manque au fou la conscience de lui-même, et donc la vie - non pas biologique, mais mentale. Il n'exclut pas le fou, mais dit qu'il lui manque la conscience de soi. C'est contestable , mais il y a un sens dans lequel ce n'est pas absurde de dire cela. Après tout, la folie est une pathologie réelle, et non pas comme le soutenait Foucault, une sorte d'invention.
2. Le mardi 11 février 2014, 21:29 par Philalethe
Je vous accorde que la folie est une pathologie réelle et non une construction sociale mais allez-vous dire que c'est une pathologie qui prive de la conscience de soi et  que le fou n'a pas de vie mentale ? Ça ne suffirait pas de dire que la conscience du fou n'a pas la part de vérité qu'elle pourrait avoir, que sa conscience de soi n'est pas une connaissance de soi ? Et encore il faudrait voir de quels "fous" on parle. Mais de là à  supprimer la vie mentale et à réduire le fou à son masque, ça me semble un peu fort de café, non ? Et si dire que le fou n'est qu'un masque alors que les hommes sains d'esprit ont eux une intériorité, ce n'est pas l'exclure de l'humanité, alors que faut-il faire de plus pour le séparer radicalement des hommes normaux ?
Il me semble qu'on peut être choqué par la présentation  que fait Ortega du fou sans pour autant tomber dans une révision à la hausse délirante (sic) de la maladie mentale.
3. Le mercredi 12 février 2014, 18:40 par Please Glance
Allons donc ! Il dit que le fou est aliéné, étranger à soi. C'est bien vague , j'en conviens, mais cela ne lui interdit pas d'avoir la vie ou la vie mentale au sens des fonctions de la vie. Mais au sens où la vie mentale signifie la pleine responsabilité de ses actions, le fou ne l'a pas. Ortega ne dit pas plus, mais c'est vrai qu'il n dit pas moins
4. Le mercredi 12 février 2014, 18:59 par Philalèthe
Jarnicoton ! Vous avez quelquefois la dent si dure et ici vous faites  une lecture tellement généreuse de Don Ortega ! Il dit textuellement qu'il n'y a pas de vie de l'esprit chez le fou ! En plus, dans la suite de sa conférence, je crains qu'il ne se contredise car il ne définit plus la vie de l'esprit par la connaissance du vrai mais plutôt parce qu'on appellerait l'intentionnalité , ce qui reviendrait à dire que le fou est strictement vide, d'où mon allusion au zombie...
Merci quand même et ne croyez pas une seconde que mon insistance sur ce paragraphe ( qui prête donc à polémique ) traduise mon manque de respect pour l'auteur, qui, je pense, a infiniment à m'apprendre. Simplement le paragraphe me reste à travers de la gorge ; visiblement vous le digérez bien, mais bon vous enlevez les arêtes...
Si par hasard un lecteur systématique d'Ortega se perdait sur cette page, il pourrait nous éclairer sur tout ce que Don José a écrit sur les malades mentaux ! Et on aurait un arrière-plan ! Mais qui sait ? j'ai peut-être bien tort de supposer que vous n'êtes pas ce lecteur-là...

dimanche 9 février 2014

Aristote, fidèle à l'extériorité et Descartes, infidèle mais libéré ! Du réalisme à l'idéalisme via une comparaison souriante...

La conférence qu' Ortega y Gasset donne le 7 Mai 1929 a des accents bergsoniens. Le philosophe castillan dépeint l'homme comme naturellement happé par le monde et les tâches qu'il y poursuit. Mais naît un problème : qu'est-ce qui a rendu possible l' introspection, si contre-nature ?
" Comment l'attention, qui originairement est centrifuge et va à la périphérie ( Ortega vient de comparer l'esprit à un cercle dont le centre est le sujet et la circonférence le point de contact avec le monde ), exécute-t-elle cette invraisemblable torsion sur elle-même et comment le " moi " ( el "yo" ) tournant le dos à ce qui l'entoure ( al contorno ) se met-il à regarder à l'intérieur de lui-même ? Bien sûr il vous viendra à l'esprit que ce phénomène d'introversion présuppose deux choses : quelque chose qui incite le sujet à ne plus se préoccuper ( despreocuparse ) de l'extérieur et quelque chose qui attire son attention à l'intérieur. Notez que l'un sans l'autre ne suffirait pas. C'est seulement quand elle est libérée de son service à l'extérieur que l'attention peut vaquer à autre chose ( vacar a otras cosas ). Mais le simple fait de ne plus s'occuper de l'extérieur ( la simple vacación de lo externo ) ne contient pas en lui-même la découverte et le choix de l'intérieur. " ( ed. Austral, p.193-194 )
Apparaît alors une comparaison qui, presque un siècle plus tard, ne pourrait plus être faite par un philosophe de premier plan que cum grano salis ou, comme on dit, au second degré. La voici d'abord en castillan :
" Para que una mujer se enamore de un hombre no basta que se desenamore de otro : es menester que aquél logre llamar su atención "
Difficile à traduire en respectant la forme car l'opposition amouracher / désamouracher donnerait à l'affection une frivolité que le couple enamorar / desenamorar en espagnol ne véhicule pas :
" Pour qu'une femme tombe amoureuse d'un homme, il ne suffit pas qu'elle cesse d'aimer un autre : il faut que celui-ci parvienne à attirer son attention."
Voici donc l'attention féminisée, prise entre deux réalités masculinisées qui chacune la demande exclusivement : le monde extérieur et l'intériorité. Telle une femme passant d'un homme à l'autre et ne pouvant pas conjuguer deux amours, l'attention doit laisser tomber le réel pour se tourner vers le monde intérieur, attractif. Ainsi Ortega nous glisse-t-il, en prime de l'esquisse de son système, une petite anthropologie, bien discutable certes, du désamour...
Cette métaphore est-elle au service de la pensée du philosophe ou bien l'esprit est-il pensé directement sur le modèle d'une femme inconstante en amour ?
En tout cas, cette femme infidèle représente plus profondément, plus historiquement René Descartes et quand elle était absorbée par son premier amour, c'étaient tous les philosophes antiques, et éminemment Aristote, dont elle était la plaisante image. Mais quand on élabore le sens historico-philosophique de cette comparaison, elle perd en réalité de son exactitude car Ortega fait du christianisme comme du scepticisme ancien les deux médiations qui ont rendu possible le passage de l'extérieur à l'intérieur ( plus précisément le scepticisme détache du monde en faisant douter de la possibilité de sa connaissance et le christianisme, à travers Saint- Augustin attache à l'intériorité, seul interlocutrice possible face à un Dieu nouveau car totalement extra-mondain ).
Je concluerai en mentionnant la description que le philosophe espagnol, poursuivant ce qu'il appelle lui-même (p. 200) ses "navigations passionnées" ( apasionadas navegaciones ) fait de l'amour de l'homme pour la femme :
" Si l'amour envers une femme naît de sa beauté, ce n'est pas le plaisir pris à cette beauté qui constitue l'amour, le fait d'aimer. Une fois éveillé et né, l'amour consiste à dégager ( emitir ) constamment comme une atmosphère favorable, comme une lumière fidèle, bienveillante, dans laquelle nous enveloppons l'être aimé - de sorte que les autres qualités et perfections qu'il y a en lui pourront se révéler, se manifester et que nous les reconnaîtrons (...) L'amour donc prépare les possibles perfections de l'aimé, y prédispose. Pour cela il nous enrichit en nous faisant voir ce que sans lui nous ne verrions pas. Surtout l'amour de l'homme envers la femme est comme une tentative de transmigration, d'aller au-delà de nous, il nous inspire des tendances migratoires."
Si on ne se fixe pas seulement sur l'opposition passablement sexiste entre la femme qui accueille et l'homme qui découvre, on note une conception réaliste de l'amour qui a au moins le mérite de ne pas s'imposer à nous aujourd'hui : contre l'idée lucrécienne d'un amour qui invente des propriétés imaginaires, Ortega défend un amour rendant sensible à des propriétés réelles.
Bien sûr, que se passera-t-il si la femme n'est pas dotée de cette espèce d'appeau qu'est ici la beauté ?

jeudi 6 février 2014

Images de machines : Fernand Léger contre Platon.

Dans L'obsolescence des apparences, un court essai ouvrant le deuxième tome de L'obsolescence de l'homme, Günther Anders établit une distinction entre deux sortes de machines : celles dont l'apparence révèle la finalité (un lit, un marteau, une chaise etc.) et qui seraient les premières à avoir été inventées et celles, dont nous sommes les contemporains et dont l'apparence ne révèle plus la finalité. Ces instruments, par exemple les réacteurs nucléaires, qu' Anders qualifie de " muets ", " ont l'air d'être moins qu'ils sont " . Parmi nous, le smartphone est un exemple d'objet vraiment pas " parlant ". Cependant, écrit l'auteur, " ce n'est pas une situation nouvelle ; c'est vrai depuis plus d'un siècle. Les machines de nos arrière-grands-pères ne révélaient déjà plus à la perception ce qu'elles étaient. "
Mais, s'il en est bien ainsi, que penser du peintre prenant comme modèles ces objets dont l'invisibilité est toutefois compatible avec le gigantisme ?
" C'est pour cette même raison qu'il est absurde de représenter des machines qui ne révèlent rien dans des tableaux réalistes, comme les peintres de l'Union Soviétique et de la République démocratique allemande avaient l'habitude de le faire dans leurs fresques " réalistes socialistes ". Ils ont fait en réalité quelque chose d'analogue à ce que faisaient ces peintres auxquels Platon, moqueur, reprochait dans La République d' " imiter les apparences ". Si les machines elles-mêmes, aussi bruyamment qu'elles travaillent ( sachant qu'elles tendent à être toujours moins bruyantes : les satellites et les ordinateurs ne vrombissent plus comme les machines de l'industrie du XIXème siècle ), restent " muettes ", les représentations de choses muettes doivent, elles aussi, rester muettes." (p. 37, éditions Fario, 2011)
Pour Platon, le visible fait écran à l'Idée ; pour Anders, il cache la fonction et ses effets ; bien sûr, dans les deux cas, l'imitation du visible limite la connaissance. Mais, à la différence de Platon condamnant tout peintre à la copie de l'image de quelque chose qui ne doit surtout pas être perçue pour être réellement connue, Anders donne à certains artistes la capacité de faire voir que le visible cache ce qu'il faut savoir.
C'est dans la dernière note de l'essai qu' Anders livre cette interprétation intéressante :
" Les peintres " machinistes " ( Léger ) ont été les premiers à divulguer de façon astucieuse le secret : les machines ou les hommes devenus machines qu'ils ont esquissés ne révélaient plus rien. Leur sujet n'était donc pas le monde des machines mais le mutisme de ces dernières. "
Le laminoir de fer d'Adolph von Menzel, lui, crachait le morceau.

Le cogito aristotélicien ou la conscience de soi, moins le doute hyperbolique, donc avec plaisir de vivre et reconnaissance d'autrui !

Très librement, on pourrait lire les lignes aristotéliciennes suivantes comme l'argumentation foisonnante dans laquelle Descartes, en sceptique conséquent, a taillé, pour fabriquer sa célèbre justification du cogito et du coup réduire à une maigre chose pensante le vivant humain touffu qu' au fond il était, comme nous tous :
" Celui qui voit s'aperçoit qu'il voit, celui qui entend qu'il entend, celui qui marche qu'il marche et toutes les autres activités supposent pareillement quelque chose qui nous dit que nous sommes en activité ; de sorte que nous pouvons sentir que nous pensons et penser que nous pensons. Or nous apercevoir que nous sentons ou nous pensons, c'est nous apercevoir que nous sommes, puisque être, on l'a vu, c'est sentir ou penser.
Et le sentiment qu'on vit pour sa part fait partie des choses agréables par soi, puisque la vie est par nature un bien et que le sentiment d'avoir ce bien en soi-même est agréable." (Éthique à Nicomaque, 1170a 30)

lundi 27 janvier 2014

Un exemple de belle infidélité : Ortega y Gasset, lecteur de Platon.

Dans le livre VII des Lois, Platon a écrit un passage qu'on pourrait qualifier d'anti-humaniste si on use d'un vocabulaire passé de mode et d'un emploi en plus tout à fait anachronique. C'est l'Étranger qui tient ce discours théo-centré :
" Même si, en vérité, les affaires humaines ne méritent guère qu'on s'en occupe, il est toutefois nécessaire de s'en occuper ; voilà qui est dommage. Mais, puisque nous en sommes là, si nous pouvions le faire par un moyen convenable, peut-être aurions-nous trouvé le bon ajustement. Que veux-je bien dire par là, voilà sans aucun doute une question que l'on me poserait à bon droit.
CLINIAS - Oui, absolument.
L'ÉTRANGER D'ATHÈNES - Je veux dire qu'il faut s'appliquer sérieusement à ce qui est sérieux, et non à ce qui ne l'est pas ; que par nature la divinité mérite un attachement total dont le sérieux fasse notre bonheur, tandis que
l'homme, comme je l'ai dit précédemment, a été fabriqué pour être un jouet pour la divinité, et que cela c'est véritablement ce qu'il y a de meilleur pour lui. Voilà donc à quel rôle tout au long de sa vie doit se confronter tout homme comme toute femme, en se livrant aux plus beaux jeux qui soient, mais dans un état d'esprit qui est le contraire de celui qui est aujourd'hui le leur.
CLINIAS - Que veux-tu dire ?
L'ÉTRANGER D'ATHÈNES - Aujourd'hui on s'imagine sans doute que les activités sérieuses doivent être effectuées en vue des jeux ; ainsi estime-t-on que les choses de la guerre, qui sont des choses sérieuses, doivent être bien conduites en vue de la paix. Or, nous le savons, ce qui se passe à la guerre n'est en réalité ni un jeu ni une éducation qui vaille la peine d'être considérée par nous, puisqu'elle n'est pas et ne sera jamais ce que nous affirmons être, à notre point de vue du moins, la chose la plus sérieuse (notons en passant la distance qui sépare cette position de la conception de la guerre comme apprentissage, défendue dans La République). Aussi est-ce dans la paix que chacun doit passer la partie de son existence la plus longue et la meilleure. Où donc se trouve la rectitude ? Il faut passer la vie en jouant, en s'adonnant à ces jeux en quoi consistent les sacrifices, les chants et les danses qui nous rendront capables de gagner la faveur des dieux, de repousser nos ennemis et de les vaincre aux combats. Mais quelles sortes de chants et quelles sortes de danses nous permettraient d'atteindre l'un et l'autre de ses objectifs ? Nous en avons indiqué le modèle et, pour ainsi dire, nous avons ouvert les routes qu'il convenait d'emprunter en estimant que le poète avait raison de dire :
" Des paroles, Télémaque, il en est une partie que tu concevras dans ton coeur,
Et une autre partie que quelque bon génie te fournira, car tu n'as pu, je pense,
Ni naître, ni grandir sans quelque bon vouloir des dieux."
Nos nourrissons doivent eux-mêmes penser la même chose et ils doivent juger que ce qui a été dit suffit, et que leur démon aussi bien que leur divinité leur suggéreront, en ce qui concerne les sacrifices et les danses, à quels dieux, à quels moments pour chaque dieu et dans chaque cas, ils offriront leurs jeux en prémices tout en se les rendant propices. Ce faisant, ils mèneront une vie conforme à leur nature, puisqu'ils ne sont pour l'essentiel que des marionnettes, même s'il leur arrive d'avoir part à la vérité.
MÉGILLE - Tu ravales au plus bas, Étranger, le genre humain qui est le nôtre.
L'ÉTRANGER D'ATHÈNES - Ne t'en étonne pas, Mégille, pardonne-moi plutôt. Car c'est parce que j'avais le regard fixé sur le dieu et l'esprit plein de lui que j'ai dit ce que je viens de dire. " ( éd. Brisson, 803b-804b )
Venons-en au philosophe castillan. Dans la cinquième de ses dix conférences regroupées sous le titre Qu'est-ce que la philosophie ?, donnée le 26 Avril 1929 à Madrid, Ortega clarifie ce qu'est la philosophie comme théorie de l'Univers. Par Univers, il entend " tout ce qu'il y a " ( "todo cuanto hay" ), l'ensemble de toutes les choses et son ontologie, semble inspirée de Meinong, tant elle est exubérante :
" Par choses nous entendrons non seulement les choses réelles physiques ou psychologiques mais aussi les irréelles, les idéales et les fantastiques, les transréelles s'il y en a " ( por cosas entenderemos no sólo las reales físicas o anímicas sino tambien las irreales, las ideales y fantásticas, las transreales si es que las hay) ( troisième conférence du 16 Avril)
Mais cette théorie à laquelle Ortega veut sensibiliser son auditoire, il la présente radicalement distincte des convictions viscérales qui vont avec la vie ordinaire ( on pense alors aux certitudes wittgensteiniennes ) :
" Quiero decir que el género de convicción con que creemos que el sol se pone sobre el horizonte o que los cuerpos que vemos están, en efecto, fuera de nosotros, es tan ciega, tan arraigada en los hábitos sobre que vivimos y forman parte de nosotros, que la convicción opuesta de la astronomía o de la filosofía idealista no podrá nunca comparársele en fuerza bruta psicológica."
Je traduis ainsi : " Je veux dire que le genre de conviction avec laquelle nous croyons que le soleil se couche à l'horizon ou que les corps que nous voyons sont bel et bien en dehors de nous, est si aveugle, si enracinée dans les habitudes avec lesquelles nous vivons et qui font partie de nous, que la conviction opposée de l'astronomie ou de la philosophie idéaliste ne pourra jamais lui être comparée en termes de force brute psychologique."
Celui que Ortega initie à la philosophie à travers ces conférences ne doit donc pas s'attendre à trouver dans la théorie philosophique des croyances qui l'emporteront :
" (...) yo prefiero que se acerque el curioso a la filosofía sin tomarla muy en serio, antes bien, con el temple de spiritu que lleva el ejercitar un deporte y ocuparse en un juego. Frente al radical vivir, la teoria es juego, no es cosa terrible, grave, formal."
" je préfère que celui qui est curieux s'approche de la philosophie sans la prendre trop au sérieux, au contraire, avec le calme de l'esprit qui va avec l'exercice d'un sport et la pratique d'un jeu. Face à ce que vivre a de radical, la théorie est jeu, elle n'est pas une chose terrible, grave, solennelle. "
C'est alors qu' Ortega cite le passage des Lois souligné plus haut. Puis, sans raison, à mes yeux du moins, il le transforme d'abord en aveu rare où Platon livrerait sa pensée intime :
" Es uno de los contados lugares en que Platón, oculto casi siempre detrás de su propio texto, entreabre las líneas luminosas de su escrito, como una cortina de hilos iridiscentes y nos deja ver su noble figura privada."
" C'est un des lieux peu communs où Platon, presque toujours caché derrière son propre texte, entrouvre les lignes lumineuses de son écrit comme un rideau de fils scintillants et nous laisse voir son noble visage secret."
L'essentiel de l'interprétation tient alors dans un contre-sens : alors que le texte platonicien associe le jeu à la soumission intéressée aux dieux, Ortega l'interprète comme détachement intellectuel en vue de s'approcher de la vérité sur l'Univers ( à ce propos je pense à ce que Bourdieu désigne sous le nom d'attitude scolastique ) :
" Se invita, pues, no más que a un juego rigoroso, ya que el hombre es en el juego donde es mas rigoroso. Este jovial rigor intelectual es la teoría y - como dije - la filosofía, que es una pobrecita cosa, no es más que teoría."
" On invite, donc, à rien de plus qu'à un jeu rigoureux, puisque c'est dans le jeu que l'homme est le plus rigoureux. Cette rigueur intellectuelle allègre, c'est la théorie et - comme je l'ai dit - la philosophie, qui est une pauvre petite chose, rien de plus que de la théorie."
On me comprendrait mal si on pensait que ce billet, pointilleux sur une lecture minuscule de Platon, vise secrètement à détourner des oeuvres d'Ortega. Je ne sais ce que valent les traductions françaises, mais en castillan en tout cas, Ortega a une langue puissante, métaphorique, drôle, crue, originale et mérite, ne serait-ce que pour cela, d'être lu. Je ne ne dis rien de sa valeur philosophique, qui, elle, en fait un penseur de premier plan.
Foin donc de son infidélité ponctuelle à Platon !

jeudi 23 janvier 2014

Peut-on copier sur soi ?

Raffaele Simone dans un essai qui, entre autres bienfaits, enrichit l'ontologie du livre en prenant en compte le numérique, détermine ce qu'un auteur peut faire de ou sur son propre texte :
" Il peut copier sur lui-même ( comme dans le cas de Pirandello, qui transférait très souvent des morceaux de ses nouvelles dans ses drames et vice versa ), parce que l'idée de plagiat ne s'applique pas aux opérations que l'auteur accomplit sur ses propres textes. Le plagiat n'existe que si c'est un autre qui plagie et personne n'accuserait Pirandello de s'être copié lui-même." ( Pris dans la Toile. L'esprit au temps du web , p. 119 )
À la lecture de ces lignes me vient à l'esprit le doute suivant : peut-on copier sur soi ?
Certes on peut copier un texte qu'on a écrit, on peut dire alors qu'on se recopie. Mais copier sur quelqu'un veut dire faire l'économie d'un effort et faire passer pour son propre produit ce qui est en fait produit par autrui. Or, si j'ai écrit le texte initial que je copie, j'ai fait l'effort de le faire et par définition je ne trompe personne en attribuant à moi-même aussi la responsabilité du second texte (ou de l'oeuvre plus généralement, car il peut s'agir par exemple d'un dessin, entre autres).
Cependant Littré reconnaît comme dernier sens du verbe copier un sens réfléchi :
" Se copier, v. réfl. S'imiter soi-même, c'est-à-dire en parlant d'un écrivain ou d'un artiste, produire des oeuvres qui ont entre elles beaucoup de ressemblance. Cet artiste n'a point d'invention, il se copie sans cesse."
Manifestement ce dernier sens n'est pas pertinent pour rendre intelligible le texte de Simone puisque cet auteur veut dire au fond insérer sans le retoucher un passage d'une oeuvre à soi dans une autre oeuvre à soi (c'est ce qu'on appellerait aujourd'hui copier / coller).
Il semble donc qu'un auteur peut se recopier mais qu'il ne peut pas copier sur lui ( à ceux qui lisent le texte en italien de me dire si je fais ici autre chose que l'analyse d'une traduction erronée ! ).
Cependant on peut imaginer que l'auteur non seulement a oublié ce qu'il a écrit dans le passé mais n'a plus (momentanément ou non) la capacité d'écrire la même chose (en qualité et/ou en quantité) que ce qu'il a écrit. Alors, se lisant comme il lirait un autre, il prélève à l'auteur qu'il n'est plus des lignes que le lecteur sera porté à croire contemporaines de l'écriture du texte qu'il lit (procédé qui, sans être une franche tromperie, tend à faire croire le faux).
Il paraît donc que dans un certain contexte c'est sensé de dire de quelqu'un qu'il copie sur lui.

Commentaires

1. Le vendredi 24 janvier 2014, 19:46 par Maël Goarzin
Je suis d'accord avec les deux derniers paragraphes, ce sentiment d'étrangeté ou d'altérité d'un texte précédemment écrit et dans lequel on ne se retrouve plus allant également dans ce sens.
2. Le samedi 25 janvier 2014, 11:35 par lance sagespel
L'autre jour je cherchais sur google des infos sur des thèmes qui m'intéressent, et je suis tombé exactement sur ce que je recherchais. Je m' apprêtais à copier-coller et à faire ce que tout le monde fait sur internet , à savoir plagier sans vergogne et piller le travail d'autrui sans même le citer, quand je me suis aperçu que l' article que je m'apprêtais à copier venait de mon propre site et que j'en étais l'auteur. Il reparaissait seulement sous une autre forme sur des plateformes de téléchargement, certaines payantes ! Je m'apprêtais même à payer pour lire ma propre prose! Et peut être même à ne pas me citer moi-même pour cacher mon larcin!
3. Le samedi 25 janvier 2014, 13:29 par Philalethe
à lance sagespel :
Amusant ! Tant que vous n'allez pas jusqu'à louer un autre du seul fait que vous retrouvez en lui ce que vous avez fait ! J'imagine que vous connaissez l'anecdote suivante mais elle instruira qui sait ? un autre passant, peut-être. C'est Jean Guitton qui commet cette fois l'erreur, c'est Althusser dans L'avenir dure longtemps (1992) qui en fait le récit :
" Sur ce, survint très vite le temps de la première composition écrite. Nous composions dans la grande salle d'études où travaillaient après leurs cours et entre eux tous les anciens, vieux routiers rompus à tous les tours. Guitton nous avait donné pour sujet : "Le réel et le fictif". Je m'acharnai vainement à tirer de ma tête quelques vagues notions, et me vis de nouveau perdu lorsqu'un ancien s'approcha de moi, quelques feuillets à la main. " Tiens, prends-ça, ça pourra t'aider. D'ailleurs c'est le même sujet."
De fait, Guitton avait dû donner le même sujet l'année précédente et l'ancien m'offrait malicieusement le propre corrigé de Guitton. Je fus certes couvert de honte, mais mon désespoir fut plus fort. Je ne fis ni une ni deux, je m'emparai du corrigé du maître, en conservai l'essentiel (les parties, leurs thèmes et la conclusion) que j'accommodai de mon mieux à ma manière, c'est-à-dire à ce que j'avais déjà saisi de la manière de Guitton, écriture comprise. Quand Guitton rendit en public les copies, il me couvrit d'éloges sincères et stupéfaits : comment avais-je pu faire en si peu de temps de tels progrès ! J' étais premier avec 17 sur 20.
Bon, pour moi, j'avais tout simplement recopié le corrigé de Guitton, j'avais triché, resquillé et pillé son texte : suprême artifice et imposture pour me gagner sa faveur. J'étais confondu : il ne pouvait pas ne pas s'en être aperçu ! Ne me tendait-il pas un piège ? Car je croyais qu'il avait tout compris, et par générosité voulait me le cacher. Mais lorsque longtemps après, peut-être trente ans, il me reparla avec admiration de cette copie exceptionnelle et qu'en réponse je lui dis la vérité, il en fut encore plus stupéfait. Pas un instant il ne s'était douté de mon imposture et n'y voulait pas croire !
Quand je disais qu'un maître ne déteste pas qu'on lui renvoie sa propre image et que souvent il ne la reconnaît même pas, sans doute sous le plaisir conscient / inconscient qu'elle lui donne de se reconnaître en un élève élu..." (p.84-85)
L'erreur consiste ici aussi à attribuer un texte sien à autrui en étant prêt à le signer tant il correspond à ce qu'on juge vrai. 
Autre chose : j'apprécie chez Althusser sa honte et le fait d'appeler tricherie la tricherie. Appeler les choses par leur nom est interdit aujourd'hui par l'omniprésente communication (y compris dans le domaine philosophique). Certes le post-moderniste va sursauter : les choses n'ont pas de nom, c'est une construction sociale, etc.
4. Le samedi 25 janvier 2014, 20:42 par lance sagespel
Beaucoup de gens pensent en effet que le net est la réalisation du slogan postmoderne de la mort de l'auteur. Alain Minc l'a même invoqué pour se défendre d l'accusation de plagiat. Mais les juges ne l'ont pas entendu ainsi.

Mon enfant, ma dent, mon cheveu...

" Les parents chérissent en effet leurs enfants parce qu'ils sont, dans leur esprit, quelque chose d'eux-mêmes, et les enfants leurs parents parce qu'ils sont à l'origine de leur propre existence. Toutefois les parents connaissent mieux leur progéniture que celle-ci ne connaît ses origines. Et le sentiment d'intime affinité qui unit l'être d'origine à celui qu'il a engendré est plus fort que le sentiment qui unit celui-ci à son auteur. Car ce qui sort d'un être appartient proprement à l'être d'origine (par exemple, une dent, un cheveu, la moindre de ces choses est pour son possesseur quelque chose qui lui appartient), tandis que pour cette chose l'être d'origine n'est pas du tout quelque chose qui lui est attaché ou, en tout cas, il l'est moins." (Aristote, Ethique à Nicomaque, 1161b 15-20, in Oeuvres complètes, Flammarion, 2014, p.2170)

mardi 21 janvier 2014

Les Épicuriens : d'antiques représentants de l'autisme grégaire ?

Dans le vocabulaire de l'épicurisme qui clôt la Pléiade consacrée à cette philosophie, on lit :
" L'homme est (...) amené à vivre avec ses semblables, en constituant non pas une res publica, mais de petits cercles d'intimes - le lieu idéal étant toujours le " privé " (idios) par opposition au " public " (koinos), d'où la recommandation attribuée à Épicure du lathe biôsas, "vis caché" (...) Les réunions d'amis sont la société la meilleure, régulée à la foi par les règles (générales) de la politesse et les liens (particuliers) de l'amitié. Dans ces petites thébaïdes se rencontrent les conditions idéales de la recherche de la vérité, indispensables au bonheur. La scène publique, en revanche, ne présente aucun intérêt, ni en termes de sécurité, ni en termes de sagesse." (p. 1430)
Sans se référer explicitement ou implicitement aux Épicuriens, le philosophe orwellien Jean-Claude Michéa écrit dans Impasse Adam Smith (2006) :
" Remarquons, dès maintenant, qu'il n'y a de communauté ou de société, au sens strict du terme, que là où il nous est donné de vivre avec des êtres que nous n'avons pas choisis et pour lesquels, par conséquent, nous n'éprouvons pas forcément une sympathie particulière. C'est seulement dans de telles conditions que peut se forger la civilité ( de la simple politesse aux différents codes du voisinage et de l'hospitalité ) comme capacité morale de s'accorder avec tous ceux dont nous devons partager l'existence, y compris lorsqu'ils ne nous ressemblent pas. Un des signes les plus évidents de la "sécession des élites" ( selon la formule de Christopher Lasch ) est, au contraire, la tendance de plus en plus marquée de ces dernières à privilégier désormais l'organisation en réseau, c'est-à-dire un cadre de vie fondé sur la seule dimension affinitaire ( voire intéressée ) : cela peut aller des bunker-cities de la nouvelle bourgeoisie américaine à ces " tribus " maffesoliennes, destinées aux multiples troupeaux, également pathétiques, de raversskaterscrashersrollersotakusteufeurs, et autres invraisemblables figures modernes de l'autisme grégaire. Il est clair que cette forme d'endogamie sociale ou d'apartheid volontaire, en atrophiant toute capacité de vivre avec ceux qui ne nous ressemblent pas, ou avec lesquels nous n'avons pas d'affinité spéciale, contient en elle-même le principe de toute décomposition sociale future et l'abolition de la common decency." ( p.113 )
J'avais déjà remarqué que les lycéens en général éprouvent plus de sympathie pour les Épicuriens que pour les Stoïciens.

mercredi 15 janvier 2014

Blogs et impressionnisme.

 " Il faut être endimanché, et Les Romains de la décadence de Couture est un exemple parfait de peinture endimanchée."
Dans son cours au Collège de France consacré à Manet, Pierre Bourdieu évoque l'hypothèse formulée par Albert Boime dans The Academy and French Painting in the nineteenth century (1971), selon laquelle " il n'y a pas eu vraiment de révolution impressionniste dans la mesure où celle-ci aurait consisté essentiellement à constituer en oeuvres achevées les esquisses des peintres académiques " (p.203).
Bourdieu explicite alors la distinction entre l'impression et l'invention :
" Pour la tradition académique, l'esquisse se distinguait du tableau comme l'impression, qui convient à la phase première, privée, du travail artistique, se distingue de l'invention, travail de la réflexion et de l'intelligence, accompli dans l'obéissance aux règles et appuyé sur la recherche érudite, notamment historique. Autrement dit, il y a deux phases : l'impression, qui est destinée à rester dans le secret de l'atelier, et l'invention qui est le travail proprement artistique."
Bourdieu finit par reprendre à son compte la définition en l'appliquant au travail intellectuel :
" C'est quelque chose que j'ai observé sur moi-même mais aussi sur des personnes avec qui j'ai pu travailler : si la lecture des épreuves de livres, par exemple, est une épreuve très angoissante, c'est qu'elle marque cette ligne invisible où la chose cesse d'être privée. Et de même pour la lecture du livre quand on le fait (c'est très dur), mais le livre achevé, c'est encore plus terrifiant parce qu'il a cette espèce de fini qui lui donne un côté fatal - les erreurs sont là, elles ne peuvent pas être corrigées, on les voit tout de suite alors qu'on ne les avait pas vues avant, etc." (p.205)
Je me dis alors que l'auteur de blog a quelque chose de l'impressionniste ; loin d'être terrifié à l'idée qu'il peut exposer publiquement ses insuffisances, il prend plaisir à communiquer l'inachevé. Il soumet sans les relire ses épreuves à l'épreuve du public (à supposer que son public ne soit pas seulement celui qu'il s'imagine avoir... Parions que les blogs sont zappés, copiés-collés, malmenés, mal compris mais bien peu lus !)
Il faudrait cependant ici différencier les blogs de recherche des blogs ordinaires : on pourrait comparer le blogger de recherche à un jeune artiste, contemporain de Manet, qui présenterait ses esquisses au public pour que par ses critiques il lui permette d'inventer et d'équivaloir les Couture, Cabanel, Bouguereau, grands maîtres de l'art pompier.
Terminons avec la figure du blogger honteux, je veux dire le grand maître qui à ses yeux se laisse aller :
" (...) Couture, le maître de Manet (...) avait une liberté critique particulière à l'égard de l'institution académique. Il portait souvent ses recherches vers des objets ou des choses proches de ceux des artistes indépendants. Par exemple, en matière de paysage ou de portrait, il accordait beaucoup d'attention à la fraîcheur et à la spontanéité de la première impression, et, bien que ces esquisses soient parfois troublantes, il ne fut jamais capable - selon Boime - de s'abandonner entièrement à l'improvisation dans ses oeuvres définitives, et il fut toujours freiné par le besoin de moraliser. Prisonnier de l'esthétique du fini qui s'imposait à lui quand il arrivait à la phase finale de son travail, en un sens - du point de vue des impressionniste -, il gâchait son travail en le finissant à l'extrême ; il identifiait la liberté à la première esquisse, mais il était désorienté lorsqu'il fallait la projeter à grande échelle pour en faire l'oeuvre publique, officielle." (p.204)
 "Dans le travail que j'avais fait il y a quelques années sur la photographie, j'avais montré que les gens ne se laissent pas photographier au naturel et veulent aussitôt prendre la pose, construire une image d'eux-mêmes, mettre leurs plus beaux vêtements, se rendre présentables"

Commentaires

1. Le jeudi 16 janvier 2014, 00:05 par Maël Goarzin
Merci pour ce billet, qui confirme mon goût pour l'impressionnisme, c'est-à-dire, à vous lire, l'inachevé. Je préfère penser que les tableaux impressionnistes, loin d'être inachevés, montrent davantage le mouvement et la sensibilité de l'existence, de la même manière que le blogger va, peut-être, à travers ses billets, montrer le mouvement de sa pensée, de manière plus libre et moins systématique qu'ailleurs.
Certes, le blogger (académique ou non) prend la pose, d'une certaine manière, même lorsqu'il blogue, mais il le fait d'une autre manière, peut-être plus naturelle, en tout cas plus personnelle, que dans un article ou un livre universitaire. Dès lors qu'il y a publication, quel que soit le média, il y a, quelque part, une certain souci de présentation. Mais ce souci n'est pas nécessairement, du moins je l'espère, synonyme d'emprisonnement, comme c'est le cas pour Couture.
2. Le jeudi 16 janvier 2014, 14:29 par clodoweg
Peinture "endimanchée" ? et pourquoi pas ?
Mais, et c'est pourquoi j'aime les peintres pompiers, le temps a passé et les "habits du dimanche" ont changé. Pour le goût moderne ces tableaux deviennent des objets étranges ou insolites.
Et de ce fait même, dérangeants.
3. Le jeudi 16 janvier 2014, 15:48 par Philalethe
à clodoweg :
Les "habits du dimanche" ont-ils changé ou ont-ils disparu ? Ne peine-t-on pas en effet à citer l'équivalent aujourd'hui de l'art pompier ? Désormais n'y a-t-il pas plus de dimanche pour la peinture que pour le commerce ?
À moins de dire tout simplement que c'est l'avant-gardisme académique...
4. Le jeudi 16 janvier 2014, 21:28 par Please Glance
Est qu'il n' y a pas de tout dans les blogs ? des tableaux achevés en style pompier? des esquisses? des gribouillages? Prenez les dessins de Poussin. lls sont tous des esquisses préliminaire à ses tableaux achevés, mais ils sont aussi très finis en eux mêmes, au point qu'on les traite à présent comme des oeuvres à part entière.
5. Le samedi 18 janvier 2014, 18:38 par clodoweg
Je reconnais être, faute de culture suffisante sur le sujet, incapable d'affirmer qu'il existe encore un art pompier.
Mais en voyant ce qui est exposé dans des endroits comme la FIAC, j'ai des soupçons.
6. Le mercredi 22 janvier 2014, 18:15 par Philalethe
à Please Glance :
Par hasard, lisant le dernier livre de Simone (p.53), je trouve ces lignes de Delacroix, qui peuvent faire douter de la pertinence de penser le blog sur le modèle de l'esquisse ; le peintre dans une lettre du 8 avril 1854 note " l'impossibilité d'ébaucher en littérature, de manière à peindre quelque chose à l'esprit, et la force, au contraire, que l'idée peut présenter dans une esquisse ou un croquis primitif (...) (en littérature), l'à-peu-près (...) est insupportable (... ) ; en peinture (...), une belle indication, un croquis d'un grand sentiment peuvent égaler les productions les plus achevées pour l'expression "

jeudi 9 janvier 2014

Herriot, juge de Vauvenargues.

En 1905, alors qu'il était professeur de rhétorique supérieure au lycée de Lyon, Édouard Herriot a publié un Précis de l'histoire des lettres françaises. L'auteur ne consacre guère plus de dix lignes à Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues (1715-1747). Deux phrases retiennent mon attention :
" Son esprit manque de force ; il est mort trop jeune pour conduire à bien la synthèse philosophique à laquelle il eût voulu attacher son nom " (p.643)
Herriot juge, me semble-t-il, Vauvenargues, selon l'esprit de l'auteur des Réflexions et maximes, je veux dire généreusement.
En effet la seconde phrase tempère la première et rattache la faiblesse de son esprit à une immaturité qui eût pris fin grâce à une vie plus longue, à une fortune plus clémente.
Or, Vauvenargues, qui prenait les circonstances au sérieux, écrivait dans le fragment sur Les hasards de la fortune :
" Pendant que les hommes de génie, épuisant leur santé et leur jeunesse pour élever leur fortune, languissent dans la pauvreté, et traînent parmi les affronts une existence obscure et violente, des gens sans aucun mérite s'enrichissent en peu d'années par l'invention d'un papier vert, ou d'une nouvelle recette pour conserver la fraîcheur du teint, etc. "
Ainsi porter sur son oeuvre le regard d' Herriot, n'est-ce pas lui rendre davantage justice que de poser à son propos la question sartrienne ?
" Pourquoi attribuer à Vauvenargues la possibilité d'écrire une synthèse philosophique, puisque précisément il ne l'a pas écrite ? "
Certes il en va sans doute de la référence aux circonstances comme de la référence aux dispositions et à la nature. À des fins explicatives on ne peut pas s'en passer mais on sait bien sûr à quel point les mentionner risque d'être mystificateur, dangereux, injuste...
Cependant l'abus de l'explication par les accidents de la vie doit-il conduire à renoncer à les prendre en compte ?

mercredi 8 janvier 2014

Racine, Vauvenargues et Sartre : des dispositions et des invincibles par position ou ne peut-on pas justifier les misérables ?

Dans L'existentialisme est un humanisme, Sartre écrit :
" La génie de Racine, c'est la série de ses tragédies, en dehors de cela il n'y a rien ; pourquoi attribuer à Racine la possibilité d'écrire un nouvelle tragédie, puisque précisément il ne l'a pas écrite ? "
Or, un fragment de Vauvenargues intitulé Regarder moins aux actions qu'aux sentiments se réfère aussi à Racine mais pour donner aux potentialités une réalité dont Sartre dans les lignes citées les prive totalement :
" Un des plus grands traits de la vie de Sylla est d'avoir dit qu'il voyait dans César, encore enfant, plusieurs Marius, c'est-à-dire un esprit plus ambitieux et plus fatal à la liberté. Molière n'est pas moins admirable d'avoir prévu, sur une petite pièce de vers que lui montra Racine au sortir du collège, que ce jeune homme serait le plus grand poète de son siècle. On dit qu'il lui donna cent louis pour l'encourager à entreprendre une tragédie. Cette générosité, de la part d'un comédien qui n'était pas riche, me touche autant que la magnanimité d'un conquérant qui donne des villes et des royaumes. Il ne faut pas mesurer les hommes par leurs actions, qui sont trop dépendantes de leur fortune, mais par leurs sentiments et leur génie."
La Bruyère dissociait aussi nettement le génie de sa réalisation :
" Le génie et les grands talents manquent souvent, quelquefois aussi les seules occasions : tels peuvent être loués de ce qu'ils ont fait, et tels de ce qu'ils auraient fait." (Du mérite personnel 6)
Bien sûr, quand on instruit les jeunes esprits, il est fortifiant d' adopter la position sartrienne, tant la paresse porte à faire d'un balbutiement un discours, d'un gribouillis une oeuvre. Mais, s'il s'agit d'expliquer les oeuvres géniales, d'en faire la genèse, est-ce justifié de ne pas mentionner des dispositions spécifiques et rares ? Les tragédies de Racine sont apparues ex nihilo si l'on refuse à la fois causes externes et dispositions internes. Bien sûr de telles dispositions ne sont pas postulées mais inférées à partir de leurs premières manifestations.
En tout cas, Vauvenargues prend bien plus au sérieux la fortune que ne l'a fait Sartre, porté à la voir comme la mauvaise excuse des échecs ou la fausse explication des succès. Dans un fragment au titre révélateur Sur l'impuissance du mérite, Vauvenargues écrit :
" (...) Ainsi la vie n'est qu'un long combat où les hommes se disputent vivement la gloire, les plaisirs, l'autorité et les richesses. Mais il y en a qui apportent au combat des armes plus fortes, et qui sont invincibles par position : tels sont les enfants des grands, ceux qui naissent avec du bien, et déjà respectés du monde par leur qualité. De là vient que le mérite qui est nu, succombe ; car aucun talent, aucune vertu ne sauraient contraindre ceux qui sont pourvus par la fortune à se départir de leurs avantages ; ils se prévalent avec empire des moindres privilèges de leur condition, et il n'est pas permis à la vérité de se mettre en concurrence. Cet ordre est injuste et barbare ; mais il pourrait servir à justifier les misérables s'ils osaient avouer leur impuissance et le désavantage de leur position."
Et Vauvenargues d'aller jusqu'à identifier à une des manifestations de la faiblesse humaine le soin de chercher dans sa propre responsabilité la cause de ses échecs !
" Cependant, les hommes, qui ont d'ailleurs tant de vanité, loin de se rendre une raison si naturelle de leur misère et de leur obscurité, y cherchent d'autres causes bien moins vraisemblables ; ils accusent je ne sais quelle fatalité personnelle qu'ils n'entendent point, se regardent souvent eux-mêmes comme les complices de leur malheur, et se repentent de ce qu'ils ont fait, comme s'ils voyaient nettement que toute autre conduite leur eût réussi ; tant ils ont de peine à se persuader qu'ils ne sont pas nés les maîtres de leur fortune ! "
Certes la reconnaissance du déterminisme ouvre sur un problème difficile : quand, dans l'analyse de sa vie passée, est-on justifier à faire intervenir "la force des choses" ? Quand en revanche est-ce franchement mauvaise foi ou aveuglement ?
Quel degré accorder au déterminisme sans déchoir en termes de lucidité morale ?

Commentaires

1. Le dimanche 12 janvier 2014, 12:09 par scalep nagel
Sartre est un idiot actualiste. Les grandes oeuvres se mesurent tout autant au possible. Musil est aussi grand de ce qu'il n'a pas fait que de ce qu'il a fait . Alain Fournier, Péguy , mais aussi Galois ou Herbrand. A cette époque il est vrai l'espérance de vie etait à 40 ans à peine pour les mâles, 50 pour les femelles. Donc quand on mourrait à vingt ans, o avait déjà fait beaucoup. Aujourd'hui, à 60 ans c'est quasi si on n'habite pas encore chez ses parents.
2. Le mardi 14 janvier 2014, 14:42 par Philalethe
J'ai souri en lisant la référence à Musil, car l'actualiste pourrait dire que l'actualisé est si riche et si abondant que c'est peu risqué d'imaginer des possibles à son image. C'est plus délicat de voir dans les réflexions de Vauvenargues, relativement brèves et désordonnées, un système philosophique en germe. Quant aux mathématiciens que vous citez , leur génie précoce est un fait actuel qui justifie, malgré le peu de durée de l'oeuvre, la prédiction d'autres découvertes remarquables.
Dit autrement l'excellence actualisée justifie la croyance dans l'excellence potentielle, mais ce qui est en jeu c'est la valeur de la croyance dans l'excellence potentielle à partir du seul fait de productions remarquées (c'est entre autres un problème de professeur).

lundi 6 janvier 2014

Réflexivité.

" Souvent l'auteur altier de quelque chansonnette
Au même instant prend droit de se croire poëte."
Boileau Art poétique II

dimanche 5 janvier 2014

Vrais et faux noeuds.

Dans la pensée de tradition wittgensteinienne, le philosophe dénoue. En effet le philosophe viennois écrit dans les Remarques philosophiques:
" La philosophie défait dans notre pensée les noeuds, que nous y avons introduits de façon insensée ; mais c'est pour cela qu'il lui faut accomplir des mouvements aussi insensés que le sont ces noeuds. Donc, quoique le résultat de la philosophie soit simple, la méthode par laquelle elle y accède ne peut pas l'être. La complexité de la philosophie n'est pas celle de sa matière, mais celle des nodosités de notre entendement " (II, 2)
Ayant ce point de vue à l'esprit, je lis avec intérêt cette réflexion de Vauvenargues :
" Les faux philosophes s'efforcent d'attirer l'attention des hommes, en faisant remarque dans notre esprit des contrariétés et des difficultés qu'ils forment eux-mêmes ; comme d'autres amusent les enfants par des tours de cartes, qui confondent leur jugement, quoique naturels et sans magie. Ceux qui nouent ainsi les choses, pour avoir le mérite de les dénouer, sont les charlatans de la morale." (288)
Inspiré par ces lignes, on pourrait définir le charlatanisme philosophique comme l'invention de problèmes imaginaires en vue d'impressionner les non-philosophes par leur simulacre de résolution. Dans ce cadre le problème imaginaire ne se pose pas du tout, pas plus objectivement que subjectivement pour le faux philosophe. On ne disqualifiera donc par ce titre ni ceux qui prennent les problèmes imaginaires pour des problèmes réels, ni ceux qui font l'inverse.
L'absence de sérieux philosophique ne reviendrait donc pas à se tromper de problème mais à faire croire qu'on a conscience des problèmes philosophiques, alors qu'en fait ils n'intéressent même pas.
Dit autrement, le charlatan aime la réputation de philosophe et non la vérité.

Commentaires

1. Le lundi 6 janvier 2014, 13:39 par celscan pagel
je concours.
Mais une question délicate est: le charlatan le fait exprès ? Est ce qu'il veut vraiment faire croire qu'il a conscience des problèmes, ou bien est ce qu'il ne parvient pas à les comprendre?
certes il aime la réputation et non la vérité, mais est ce qu'en même temps il est réellement capable d'aller au vrai ? J'i connu des gens ( que je ne nommerai pas) qui, parce qu'ignorants de la politesse, faisaient semblant de se comporter comme des gens qui la méprisent. de même avec la vérité.
2. Le lundi 6 janvier 2014, 21:46 par Philalèthe
Si on met la politesse et la vérité à la place des raisins, ces gens sont le renard de La Fontaine et vous vous retrouvez donc goujat à leurs yeux !
3. Le mardi 7 janvier 2014, 18:50 par canel sgapel
c'est un mécanisme de ce genre, mais peut être aussi une forme de self deception:
a) je ne parviens pas à être à la hauteur de la recherche de la vérité
b) donc je le suis
et tout le problème est de savoir si ces mécanismes sont volontaires, ce qui conduirait à blâmer ceux qui sont sujets (victimes ou pas?)à ces mécanismes mentaux. Souvent j'ai l'impression que les faux philosophes ont un profond amour du vrai,mais simplement ne sont pas à la hauteur de leur amour, et de ce fait se dupent (le réalisant, par un processus "raisin vert" ou inconsciemment. dans d'autres cas, ce sont de purs escrocs, donc des menteurs.