vendredi 26 décembre 2014

Le Je en cariatide cool ou la glorification de la soupe.

Il fut un temps où la petitesse de l'homme servait de mesure au gigantisme du monument.
Désormais c'est l'ego qui est monumental. Si par hasard le vôtre ne l'était pas, on vous enjoindrait de vous aimer plus ! Pour votre bien-être !
Aussi est-ce par exemple l'usage de se prendre en photo à côté d'un monument dans une posture herculéenne ; mais Héraclès n'est plus alors l'Effort en personne, c'est plutôt l'alliance "au second degré" de Superman et du fun :
Visitant les grands musées, on voit donc couramment mille touristes qui, à défaut de pouvoir entrer dans le tableau célèbre, sur le cliché du moins lui volent la vedette ou du moins partagent un instant sa célébrité planétaire.
Il faut s'y faire sans doute : les oeuvres n'élèvent plus guère ; telles des objets de marque, elles distinguent qui les porte. Loin de permettre de devenir meilleur à qui se donnerait la peine de les contempler et de les comprendre, elles ne sont la plupart du temps que prétextes à gags.
Ce sont peut-être et entre autres les astucieuses images de la publicité qui, décodantes et détournantes, vivent une deuxième vie dans l'imagination du plus grand nombre.
Certains, blâmant mon ton rabat-joie, m'objecteront que les oeuvres n'ont d'autre valeur que celle qu'on leur donne, que tout est relatif et que chacun doit (notez l'ordre !) faire ce qu'il veut sans avoir à souffrir des leçons des moralistes de l'esthétique...
Certes, mais si on ne se laisse pas envahir par la honte, en guise d'antidote, on peut lire ces lignes de Noces où Camus découvre Florence :
" Ce qu'il faut dire ici, c'est cette entrée de l'homme dans les fêtes de la terre et de la beauté. Car à cette minute, comme le néophyte ses derniers voiles, il abandonne devant son dieu la petite monnaie de sa personnalité. Oui, il y a un bonheur plus haut où le bonheur paraît futile (...) Le monde est beau, et hors de lui, point de salut. La grande vérité que patiemment il m'enseignait, c'est que l'esprit n'est rien, ni le coeur même. Et que la pierre chauffée par le soleil, ou le cyprès que le ciel découvert agrandit, limitent le seul univers où "avoir raison" prend un sens : la nature sans hommes. Et ce monde m'annihile. Il me porte jusqu'au bout. Il me nie sans colère."
Cette expérience de connaissance du monde et de détachement de soi, Julien Green l'a faite aussi à Florence mais face aux fresques de Fra Angelico à San Marco :
" On fait le tour de ces pièces étroites où le corps a tout juste la place de se mouvoir, mais la paroi s'ouvre et l'infini entre. " Ouvrez le mur sur l'infini. Oubliez les abominations du réfectoire, soupes, panades, les heures de doute, l'appel du monde, l' horreur de la vie en commun... Oubliez vos dévotions mécaniques et regardez !" ( Journal du voyageur )
On me dira que de Camus à Green je passe insidíeusement du panthéisme au théisme. Certes, mais peu importe ici ; ce billet est écrit dans le fil de Pascal et tourne autour du problème suivant : à quelle juste distance de soi faut-il se placer pour voir au mieux les oeuvres d'autrui ?

Commentaires

1. Le samedi 3 janvier 2015, 18:21 par nescal gelap
on fait pipi dans l'urinoir de Duchamp, on tague les murs blancs des expos de Koons, cherchez l'erreur.

dimanche 14 décembre 2014

Contre le présent.

" Lorsqu'on écrit, dit Helvétius, il faut toujours songer à l'au-delà, afin que le style et la pensée s'élèvent." écrivait Georg Christoph Lichtenberg entre 1773 et 1775.

samedi 13 décembre 2014

Brèves réflexions sur l'expression "mort digne" : un souci démocratique à la lumière des philosophes antiques...

Bien qu'ami de Platon, je ne vais pas rechercher dans le Ciel des Idées ce qu'est la Mort Digne mais juste clarifier le sens de l'expression à partir de l'usage que l'on en fait. Mes arguments seront donc pour la plupart linguistiques.
À noter d'abord que parler de la mort digne d'un autre vivant que l'homme sonne bizarre (sauf si on a identifié à tort ou à raison ce vivant à l'homme ; certains parleront alors de la mort digne ou indigne de tel taureau dans telle corrida) ; ce serait aussi étrange de qualifier la mort d'un nouveau-né de digne ou d'indigne (en revanche elle peut être scandaleuse, inadmissible, etc.)
Généralement la mort digne s'attribue à l'être humain à partir d'un certain âge (à partir de l'âge de raison ? mais quand est l'âge de raison ?)
Ajoutons que la mort digne n'est pas un synonyme de mort sans douleurs : "il a souffert horriblement mais il est mort dignement" et "il ne souffrait pas mais il est mort de manière digne" sont en effet des propositions tout à fait intelligibles.
Ce qui en revanche est impliqué logiquement par l'expression "mort digne", c'est l'exercice de la volonté libre (d'où le malaise au moment d'attribuer une mort digne à un nouveau-né ou à un animal).
On est justifié à se référer à cet exercice de la volonté parce qu'il se réalise à travers les gestes, les paroles, les actions du mourant. Si les douleurs sont atroces et si on dit que la personne reste digne, c'est que se manifeste en même temps que la souffrance atroce à n'en pas douter un certain contrôle de soi. Aussi est-ce peu intelligible d'attribuer une mort digne à quelqu'un qui est placé artificiellement dans un état où il ne peut manifester en aucune manière sa volonté, dans cet état qu'on appelle quelquefois à l'hôpital "confortable" ("il est inconscient mais digne" est aussi incompréhensible que "il dort mais il est réveillé", sauf à comprendre cette dignité comme une disposition non actualisée).
Si la mort digne est le contrôle de soi dans les moments (mois, semaines, jours, heures, voire minutes, selon les contextes) qui précèdent la mort, on peut se demander quel rôle jouent les autres dans ce qui à première vue semble être une affaire à soi.
D'abord ce sont les autres qui diront du mourant qu'il est mort dignement ou non : on peut juste espérer mourir dignement, faire tout son possible pour mourir dignement (la dignité ne paraît pas être comme la spontanéité un effet essentiellement secondaire au sens donné par Jon Elster à ce terme). Aux autres de s'entendre ou non sur la dignité du mort, selon qu'ils auront perçu ou non des signes de maîtrise de soi.
Ensuite les autres peuvent favoriser l'exercice de la volonté (les moyens sont multiples : l'admiration, l'encouragement, la promesse d'une récompense éternelle, le divertissement, la dispute, ou la prescription de calmants - c'est un point délicat de savoir au-delà de quel seuil le calmant enlève la responsabilité du malade et cause un état dont la raison n'est pas la dignité -).
Cependant, si les autres empêchent la conscience de la fin, ils rendent autant impossible la dignité que l'indignité ("il a été très digne dans ses derniers moments mais il ne savait pas qu'il allait mourir" est mal intelligible). En effet c'est d'après moi l'exercice de la volonté libre avec la conscience de la mort proche qui constitue la dignité.
Les autres peuvent donc favoriser ou défavoriser les conditions d'une mort digne mais ils ne peuvent pas la produire (si le Droit accordait le droit à mourir dans la dignité, ce serait plutôt le droit à bénéficier de conditions rendant possible la dignité sans donc la causer nécessairement). L'homme doit en effet avoir une initiative qui certes n'implique pas la mobilité du corps tout entier (il suffit qu'il reste une partie du corps disponible pour exprimer la maîtrise de soi).
On peut certes se demander s'il suffit de rester maître de soi dans les derniers moments de sa vie pour qu'on se voie accorder une mort digne. En fait, cela semble être une condition nécessaire mais non suffisante.
Pour clarifier, reprenons la distinction entre les causes et les raisons. La mort digne est une mort précédée d'un moment où le sujet exerce sa volonté en relation avec des raisons (on ne comprend pas la proposition suivante : " il est mort dignement mais tout ce qu'il faisait et disait était sans raison"). Or cette relation qui n'a rien de nécessaire peut s'entendre de plusieurs manières :
- la personne continue de vivre jusqu'à sa mort selon les raisons qui l'ont faite vivre alors qu'elle était en bonne santé ou du moins pas à l'article de la mort (c'est la fonction des soins palliatifs de favoriser ce type de fin).
- la personne obéit à des raisons en se tuant ou en demandant à autrui de le tuer ("son suicide est digne" est intelligible mais n'est pas une tautologie car "se suicider" ne veut pas dire "être digne" - on peut se suicider dans un moment de démence par exemple -). On comprend alors que l'euthanasie, sans jamais pouvoir causer la mort digne, ne la favorise que si elle répond à une volonté de mourir manifestant la maîtrise du patient. On peut s'interroger sur les conditions de manifestation de cette volonté : si la personne a été plongée dans l'inconscience par sa pathologie et si on met fin à sa vie parce qu'elle militait dans une association à mourir dans la dignité et avait laissé des "directives anticipées", est-ce vraiment indiscutable de soutenir qu'elle est morte dignement dans la mesure où elle n'a pas pu manifester sa maîtrise dans les moments précédant sa mort ? Certes on peut défendre que la maîtrise de soi a différentes modalités sans fixer comme seule modalité un assez peu probable héroïsme stoïcien ( elle se manifesterait alors par la signature d'un formulaire, par la demande sereine de mourir avant que les conditions ordinaires de la sérénité ne soient plus réunies, etc. Reste alors que la dignité perd d'autant plus de son mérite et de sa valeur que la probabilité de l'indignité dans la même situation est faible)
En tout cas, à partir du moment où on introduit la référence aux raisons, apparaît la distinction entre raisons louables et raisons blâmables. Imaginons un homme pervers gardant le contrôle de lui malgré les souffrances intenses causées par l'approche de la mort et tuant, torturant, nuisant aux autres autant que possible, on ne devrait pas parler de mort digne mais de persévérance exceptionnelle dans le vice. Aussi la mort digne me paraît-elle difficilement séparable d'une idée du Bien. Ce qui ouvre la porte à plusieurs types de mort digne : la mort digne du martyre, celle du kamikaze (le suicide altruiste comme dit Durkheim), celle du stoïcien (pour qui la situation dépasse le meilleur de ses forces - imaginons le stoïcien dans un camp d'extermination : en fonction de l'évaluation de son caractère, il pourrait autant se suicider que résister jusqu'au bout de ses forces-), celle du chrétien (qui refuserait l'euthanasie pour imiter la Passion du Christ), celle de qui endure les affres de la maladie pour ne pas perdre encore plus tôt ceux qu'il aime et qui l'aiment, etc.
Il semble donc très excessif de faire de la dépénalisation de l'euthanasie ou de sa légalisation la condition nécessaire de la mort digne. Mourir dignement n'implique en aucune manière le suicice assisté ou la mort donnée par le personnel médical en accord avec le patient. Reste que l'euthanasie permise par la loi peut créer une occasion nouvelle de mort digne, dans la mesure seulement où l'intervention médicale réalise la volonté libre du malade ( "la fin de sa vie n'a pas été digne, on l'a aidé à mourir" est une phrase pleine de sens )
Mais il se peut qu'on considère que je mette la barre un peu haut dans l'acception donnée à l'expression en question. Qui sait ? mourir dignement n'est peut-être qu'à la portée du sage et les progressants, qu'au mieux nous sommes tous, ne pourront rien faire d'autre que s'approcher, sans jamais l'atteindre, de cette dignité qui passe de fait démocratiquement accordé au statut d'idéal régulateur.
Il se peut que notre époque, trop flatteuse et infantilisante à la fois, porte beaucoup d'entre nous à imaginer qu'on peut avoir droit à la mort digne comme on a droit au travail ou à un salaire juste. Mais, si être digne relève du devoir moral, on ne peut revendiquer politiquement que le droit à bénéficier de conditions favorisant son accomplissement.

jeudi 4 décembre 2014

Même Freud savait qu'il est rationnel de ne pas toujours chercher le sens de ce qui se passe.

Je dois à Max Schur le billet d'aujourd'hui. Le médecin de Freud, dans son ouvrage, La mort dans la vie de Freud (1972), rapporte que pendant l'hiver 1910-1911, Freud a souffert pendant plusieurs semaines de migraines avec l'esprit confus et des difficultés de concentration. Consulté, son ami et disciple Carl Jung qualifie de "psychogéniques" les symptômes en question - "le maître n'aura peut-être pas mené assez loin son auto-analyse" se dira alors le lecteur jungien-.
En fait, ces malaises n'ont pas de raisons, que des causes, c'est ce que le maître apprend au disciple dans une lettre du 17 Février 1911 :
" Cher ami,
(...) Il me faut (...) vous donner de plus amples détails. De jour on ne pouvait pas sentir l'odeur du gaz parce que le robinet étant fermé, il ne s'échappait pas. Mais quand, le soir, j'étais assis auprès de la lampe de mon bureau, de dix heures à une heure, le gaz s'échappait par une dislocation entre le tuyau métallique du gaz et l'embout du caoutchouc qui mène au tuyau revêtu de la lampe. À cet endroit, à l'examen, s'est élevée une flamme. Je ne sentais rien parce que j'étais assis là enveloppé de fumée de cigares, tandis que le gaz se mélangeait lentement à l'atmosphère. Je suis encore maintenant très fier de ne pas avoir rapporté à une névrose les maux de tête particuliers qui apparaissaient ou se renforçaient justement pendant le travail du soir, et la détestable peine à me souvenir que j'avais pendant le jour, qui me faisait constamment me demander : mais qui donc a dit cela, quand cela s'est-il produit, etc. Je conviens en revanche que je m'étais résigné à des états artériosclérotiques. Maintenant toute la fantasmagorie a disparu sans laisser de traces. Les maux de tête se sont lentement retirés dans les trois jours qui ont suivi le remplacement de l'embout." (Tel Gallimard, 1975, p.315)
Alain aurait aimé à coup sûr l'anecdote, lui qui a nié l'existence de raisons inconscientes.Il écrivait dans un propos du 8 décembre 1922, intitulé Bucéphale :
" Lorsqu'un petit enfant crie et ne veut pas être consolé, la nourrice fait souvent les plus ingénieuses suppositions concernant ce jeune caractère et ce qui lui plaît et déplaît ; appelant même l'hérédité au secours, elle reconnaît déjà le père dans le fils ; ces essais de psychologie se prolongent jusqu'à ce que la nourrice ait découvert l'épingle, cause réelle de tout."
Texte à méditer car qui de nous n'a pas tété, bambin, le catéchisme freudien ?

vendredi 28 novembre 2014

Découvrir la philosophie...

" À un âge encore tendre, ils (...) se sont laissé prendre par un seul discours, entendu pour la première fois, sur des sujets qu'ils ne connaissent pas ; alors ils jugent et quelle que soit la doctrine que les circonstances leur ont offerte, ils s'y fixent comme à un rocher. Ils disent bien qu'¡ls se fient à un homme qu'ils jugent être un sage, et je les approuverais, si des gens ignorants et incultes pouvaient en juger ; car il apparaît que c'est avant tout à un sage de décider qui est sage ; ils l'auraient pu s'ils avaient entendu le maître parler de tous les sujets, et s'ils avaient connu les opinions des autres ; mais ils jugent après l'avoir entendu parler d'un seul point et ils se rangent à l'autorité d'un seul. Je ne sais pourquoi la plupart des gens préfèrent se tromper et soutenir violemment l'opinion à laquelle ils sont attachés plutôt que de rechercher sans obstination des formules fermes et sûres." (Cicéron, Premiers Académiques, II, III, 8-9)

Commentaires

1. Le dimanche 14 décembre 2014, 12:46 par Sage Can Spell
Cicéron n'avait pas entendu parler des nouveaux réalistes.
2. Le lundi 15 décembre 2014, 20:00 par Lage selcanp
Un bon exercice sans doute pour les terminales, vous leur donnez deux ou trois textes de philosophes prétendus et un ou deux de vrais: qui est philosophe ? cherchez l'erreur.
3. Le lundi 15 décembre 2014, 20:49 par Philalèthe
Oui, bon exercice et pas que pour les Terminales ! À l'Université ce serait formateur aussi !
Si l'enseignement de la philosophie pouvait permettre à la plupart des jeunes gens qui le reçoivent de discerner les argumentations sérieuses des élucubrations...

jeudi 27 novembre 2014

Portrait de Socrate en propriétaire.

La Fontaine a écrit une fable sur Socrate, étrange pour qui a en tête ce que Platon nous a appris de son maître.
Elle est intitulée Parole de Socrate, la voici :
« Socrate un jour faisant bâtir,
Chacun censurait son ouvrage.
L'un trouvait les dedans, pour ne lui point mentir,
Indignes d'un tel personnage ;
L'autre blâmait la face, et tous étaient d'avis
Que les appartements en étaient trop petits.
Quelle maison pour lui ! L'on y tournait à peine.
Plût au Ciel que de vrais amis,
Telle qu'elle est, dit-il, elle pût être pleine !
La bon Socrate avait raison
De trouver pour ceux-là trop grande sa maison.
Chacun se dit ami ; mais fol qui s'y repose.
Rien n'est plus commun que ce nom ;
Rien n'est plus rare que la chose. »
Cette fable (dont la première version est une fable de Phèdre) attribue à Socrate des propriétés amusantes car ne cadrant pas du tout avec celles qu'on lui connaît.
D'abord, lui qui n'a rien écrit et qui n'a bâti aucune philosophie, ressemble ici à Wittgenstein faisant construire une maison pour sa soeur : comme le philosophe viennois, Socrate en a fait les plans.
Ensuite, lui qui, dans les dialogues de Platon, passe sa vie à examiner les pensées des autres et y trouve toujours quelque chose à redire, voit dans la fable son oeuvre critiquée par tous. Et leur critique est sans reste : alors que dans Le Banquet, Alcibiade oppose la beauté du dedans de l'intériorité socratique à la laideur objective du dehors, ici autant la façade que l'intérieur sont condamnés : le côté privé ne rachète pas ce qui est exposé à la vue de tous.
Enfin, à lui qui s'est fait tant d'ennemis, il est reproché de ne pas avoir construit assez grand pour y faire entrer tous ses amis, la maison socratique devenant un avatar du Jardin d'Épicure. Certes le philosophe de la fable reconnaît que les amis sont rares, cependant, même peu nombreux, ils sont imaginés par nous l'entourant étroitement alors que dans notre esprit, c'est surtout au moment de sa mort imminente et en prison que ses amis se pressent à son entour.
Reste que la fable est grosso modo platonicienne ; en effet penser que les noms communs, comme amitié, beauté, justice,etc. s'appliquent vraiment aux choses qu'on est habitué à les faire désigner (tels amis, telles oeuvres belles, telles lois justes), c'est perdre de vue une des leçons de Platon : que les Essences (l'Amitié, la Beauté, la Justice etc.), accessibles à l'intellect seul, sont idéales et ne sont jamais que pâlement et impurement reflétées par les réalités sensibles et matérielles dont nous faisons l'expérience.

mercredi 26 novembre 2014

Un vent doté du libre-arbitre.

Dans Le Berger et la Mer de La Fontaine, je lis ces deux vers :
«  Et comme un jour les vents retenant leur haleine
Laissaient paisiblement aborder les vaisseaux  »
Malherbe, dans son Commentaire, relève, incrédule, l'exploit :
«  Si les vents étaient émus, comment retenaient-ils leurs haleines ? »
Et je pense à ces lignes de La généalogie de la morale de Nietzsche :
«  De même, en effet, que le peuple sépare la foudre de son éclat pour considérer l'éclair comme une action, effet d'un sujet qui s'appelle la foudre, de même la morale populaire sépare aussi la force des effets de la force, comme si derrière l'homme fort, il y avait un substrat neutre qui serait libre de manifester la force ou non. »(I, 13)
Dans la fable, pareil à l'homme fort imaginé par le peuple, le vent, libre de souffler violemment, se retient.
Plus sage apparemment que La Fontaine, le proverbe, lui, dit :
« On ne peut pas empêcher le vent de venter. »
Mais, lu avec l'oeil de Nietzsche, ce dicton reste pourtant bien trompeur car il a beau reconnaître que le vent souffle nécessairement, il fait néanmoins du vent le sujet d'une action, certes qu'il ne peut pas ne pas accomplir.
L'espagnol est moins équivoque que l'allemand ou le français : « il vente » (en allemand es windet) se dit « vienta », cette langue faisant ordinairement l'économie du pronom personnel, erroné philosophiquement, selon Nietzsche.

dimanche 23 novembre 2014

Si les lions peignaient non des dieux mais des hommes...

« Cependant si les bœufs, (les chevaux) et les lions
Avaient aussi des mains, et si avec ces mains
Ils savaient dessiner, et savaient modeler
Les œuvres qu'(avec art, seuls) les hommes façonnent,
Les chevaux forgeraient des dieux chevalins,
Et les bœufs donneraient aux dieux forme bovine :
Chacun dessinerait pour son dieu l'apparence
Imitant la démarche et le corps de chacun. »
J'ai déjà cité ce passage de Xénophane rapporté par Clément d'Alexandrie dans les Stromates (V, 110). Mais je découvre que La Fontaine a écrit une fable qui partage la même inspiration, c'est Le lion abattu par l'homme :
« On exposait une peinture,
Où l'Artisan avait tracé
Un Lion d'immense stature
Par un seul homme terrassé.
Les regardants en tiraient gloire.
Un lion en passant rabattit leur caquet.
Je vois bien, dit-il, qu'en effet
On vous donne ici la victoire.
Mais l'Ouvrier vous a déçus :
Il avait liberté de feindre.
Avec plus de raison nous aurions le dessus,
Si mes Confrères savaient peindre. »
Certes il y a au moins une grande différence : Xénophane fait comprendre que les hommes et les lions se tromperaient en s'imaginant pareils à eux Dieu, « en aucun cas (…) semblable aux mortels » (Stromates, V, 109). En revanche La Fontaine daube seulement sur la vanité humaine et c'est au lion que le lecteur du fabuliste donnera raison.
À notre époque de révision à la hausse des animaux, au-delà de toute mesure quelquefois, cette fable pourra flatter l'amour-propre trop humain des libérateurs des bêtes...

Commentaires

1. Le mardi 25 novembre 2014, 03:41 par sage pelnac
le résultat n'est pas terrible avec d'autres félins ( on peut supposer que si les lions pouvaient peindre, ils feraient un peu comme les chats)
2. Le mercredi 26 novembre 2014, 22:12 par Philalèthe
Ah, remarque trop sage, Pelnac !

lundi 17 novembre 2014

Les Épicuriens vus par Épictète.


S'adressant à celui qui croit qu'il n'existe pas un autre bien que le plaisir, Épictète écrit :
" S'il en est bien ainsi, étends-toi et dors, mène la vie dont tu te juges digne, celle d'un ver : mange, bois, fais l'amour, va à la selle, ronfle." (Entretiens, II, 20, 10)
Inutile d'expliquer en quoi le stoïcien ici caricature la doctrine rivale (ne pas oublier toutefois que dans une bonne caricature, il y a une vérité sur le caricaturé !). On peut néanmoins se demander si le tableau qu'Épictète fait des épicuriens ne décrit pas certains de nos contemporains :
" Que veulent ces gens-là, sinon dormir sans être dérangés ni gênés, se lever en bâillant et se laver le visage, puis écrire et lire à leur fantaisie, puis bavarder quelque peu en se faisant complimenter par leurs amis pour ce qu'ils disent, puis partir à la promenade et, après s'être promenés un peu, se baigner, manger puis dormir, et sur quel lit doivent dormir de telles gens !" (ibid. III, 24, 39)

Commentaires

1. Le samedi 22 novembre 2014, 22:31 par clodoweg
Ma foi, il est à craindre que ce qu'Epictète décrit ne soit que sa propre conception du plaisir.
Il y en a d'autres.
2. Le dimanche 23 novembre 2014, 18:22 par Philalèthe
Épictète n'a pas tout faux dans sa manière de parler des épicuriens ; à la base de la vie heureuse ils placent la satisfaction des besoins naturels, même s'ils ne réduisent pas le bonheur à une telle satisfaction.
Mais faire l'amour n'est pas pour eux vital, on peut s'en passer et être heureux quand même. Ce qui est certain, c'est qu'ils veulent séparer faire l'amour de aimer.
Épictète a raison aussi d'identifier la vie épicurienne comme une vie entre amis, entre épicuriens ; ils ne participent pas à la vie civique et restent dans la mesure du possible entre eux ; qu'ils se complimentent les uns les autres peut s'expliquer par le fait que les épicuriens retrouvent chez leurs amis les idées d'Épicure qui est pour eux la vérité indiscutable.
Quant au plaisir, Épictète ne désire pas le rechercher car il ne dépend pas de nous de le ressentir, vu qu'il ne dépend pas de nous d'avoir ce qui donne du plaisir. Il ne hait pas non plus le plaisir car si on déteste ce qui ne dépend pas de nous, on souffre quand on en fait l'expérience.

dimanche 9 novembre 2014

Se faire couper les parties ou la barbe, c'est tout un ! Plutôt en perdre la tête.

" (Un) athlète (...) était en danger de mort s'il ne se faisait couper les parties génitales ; son frère survint (mais l'athlète était philosophe), et il lui dit : " Eh bien ! mon frère, qu'attends-tu ? Coupons ces parties et retournons au gymnase ". Mais lui ne se résigna pas, il tint bon et mourut. Quelqu'un demanda à Épictète : " Comment s'est-il conduit ainsi ? Est-ce comme athlète ou comme philosophe ? - Comme un homme, répondit-il, mais un homme dont le nom avait été proclamé aux jeux d'Olympie, qui avait passé toute sa vie dans une telle position et qui n'était pas un client de Baton, le parfumeur. Un autre se serait laissé couper la tête, s'il avait pu vivre sans tête." Voilà comment on reste au niveau de son rôle ; telle en est la force chez ceux qui, d'eux-mêmes, ont l'habitude d'en tenir compte dans leurs décisions. " Eh bien ! Épictète, fais-toi raser." Si je suis philosophe, je réponds : " Je ne me ferai pas raser. - Alors je t'enlèverai la tête.- Si cela vaut mieux pour toi, enlève-la moi." (Entretiens, I, 2, 25-29)
Manifestement Épictète croit à l'essence de tel ou tel rôle, ce qui permet de définir univoquement les devoirs. Mais nous qui sommes troublés par l'ethnologie et par l'histoire au point de ne même plus pouvoir répondre à une question comme : " Quels sont les devoirs d'un père ?", comment pouvons-nous encore prendre au sérieux l'idée que l'essence du philosophe inclut la barbe ?
Comment faire le partage entre les devoirs absolus et les devoirs relatifs à tel ou tel contexte ?
Et pourquoi s'écrier "Plutôt mort que rasé !" vu que la barbe fait précisément partie des choses qui ne dépendent pas de nous ? Pourquoi ne pas répondre : " Tu auras beau défigurer autant que tu peux mon visage, moi, tu ne me défigures pas ! " ?