vendredi 26 décembre 2014

Le Je en cariatide cool ou la glorification de la soupe.

Il fut un temps où la petitesse de l'homme servait de mesure au gigantisme du monument.
Désormais c'est l'ego qui est monumental. Si par hasard le vôtre ne l'était pas, on vous enjoindrait de vous aimer plus ! Pour votre bien-être !
Aussi est-ce par exemple l'usage de se prendre en photo à côté d'un monument dans une posture herculéenne ; mais Héraclès n'est plus alors l'Effort en personne, c'est plutôt l'alliance "au second degré" de Superman et du fun :
Visitant les grands musées, on voit donc couramment mille touristes qui, à défaut de pouvoir entrer dans le tableau célèbre, sur le cliché du moins lui volent la vedette ou du moins partagent un instant sa célébrité planétaire.
Il faut s'y faire sans doute : les oeuvres n'élèvent plus guère ; telles des objets de marque, elles distinguent qui les porte. Loin de permettre de devenir meilleur à qui se donnerait la peine de les contempler et de les comprendre, elles ne sont la plupart du temps que prétextes à gags.
Ce sont peut-être et entre autres les astucieuses images de la publicité qui, décodantes et détournantes, vivent une deuxième vie dans l'imagination du plus grand nombre.
Certains, blâmant mon ton rabat-joie, m'objecteront que les oeuvres n'ont d'autre valeur que celle qu'on leur donne, que tout est relatif et que chacun doit (notez l'ordre !) faire ce qu'il veut sans avoir à souffrir des leçons des moralistes de l'esthétique...
Certes, mais si on ne se laisse pas envahir par la honte, en guise d'antidote, on peut lire ces lignes de Noces où Camus découvre Florence :
" Ce qu'il faut dire ici, c'est cette entrée de l'homme dans les fêtes de la terre et de la beauté. Car à cette minute, comme le néophyte ses derniers voiles, il abandonne devant son dieu la petite monnaie de sa personnalité. Oui, il y a un bonheur plus haut où le bonheur paraît futile (...) Le monde est beau, et hors de lui, point de salut. La grande vérité que patiemment il m'enseignait, c'est que l'esprit n'est rien, ni le coeur même. Et que la pierre chauffée par le soleil, ou le cyprès que le ciel découvert agrandit, limitent le seul univers où "avoir raison" prend un sens : la nature sans hommes. Et ce monde m'annihile. Il me porte jusqu'au bout. Il me nie sans colère."
Cette expérience de connaissance du monde et de détachement de soi, Julien Green l'a faite aussi à Florence mais face aux fresques de Fra Angelico à San Marco :
" On fait le tour de ces pièces étroites où le corps a tout juste la place de se mouvoir, mais la paroi s'ouvre et l'infini entre. " Ouvrez le mur sur l'infini. Oubliez les abominations du réfectoire, soupes, panades, les heures de doute, l'appel du monde, l' horreur de la vie en commun... Oubliez vos dévotions mécaniques et regardez !" ( Journal du voyageur )
On me dira que de Camus à Green je passe insidíeusement du panthéisme au théisme. Certes, mais peu importe ici ; ce billet est écrit dans le fil de Pascal et tourne autour du problème suivant : à quelle juste distance de soi faut-il se placer pour voir au mieux les oeuvres d'autrui ?

Commentaires

1. Le samedi 3 janvier 2015, 18:21 par nescal gelap
on fait pipi dans l'urinoir de Duchamp, on tague les murs blancs des expos de Koons, cherchez l'erreur.

dimanche 14 décembre 2014

Contre le présent.

" Lorsqu'on écrit, dit Helvétius, il faut toujours songer à l'au-delà, afin que le style et la pensée s'élèvent." écrivait Georg Christoph Lichtenberg entre 1773 et 1775.

samedi 13 décembre 2014

Brèves réflexions sur l'expression "mort digne" : un souci démocratique à la lumière des philosophes antiques...

Bien qu'ami de Platon, je ne vais pas rechercher dans le Ciel des Idées ce qu'est la Mort Digne mais juste clarifier le sens de l'expression à partir de l'usage que l'on en fait. Mes arguments seront donc pour la plupart linguistiques.
À noter d'abord que parler de la mort digne d'un autre vivant que l'homme sonne bizarre (sauf si on a identifié à tort ou à raison ce vivant à l'homme ; certains parleront alors de la mort digne ou indigne de tel taureau dans telle corrida) ; ce serait aussi étrange de qualifier la mort d'un nouveau-né de digne ou d'indigne (en revanche elle peut être scandaleuse, inadmissible, etc.)
Généralement la mort digne s'attribue à l'être humain à partir d'un certain âge (à partir de l'âge de raison ? mais quand est l'âge de raison ?)
Ajoutons que la mort digne n'est pas un synonyme de mort sans douleurs : "il a souffert horriblement mais il est mort dignement" et "il ne souffrait pas mais il est mort de manière digne" sont en effet des propositions tout à fait intelligibles.
Ce qui en revanche est impliqué logiquement par l'expression "mort digne", c'est l'exercice de la volonté libre (d'où le malaise au moment d'attribuer une mort digne à un nouveau-né ou à un animal).
On est justifié à se référer à cet exercice de la volonté parce qu'il se réalise à travers les gestes, les paroles, les actions du mourant. Si les douleurs sont atroces et si on dit que la personne reste digne, c'est que se manifeste en même temps que la souffrance atroce à n'en pas douter un certain contrôle de soi. Aussi est-ce peu intelligible d'attribuer une mort digne à quelqu'un qui est placé artificiellement dans un état où il ne peut manifester en aucune manière sa volonté, dans cet état qu'on appelle quelquefois à l'hôpital "confortable" ("il est inconscient mais digne" est aussi incompréhensible que "il dort mais il est réveillé", sauf à comprendre cette dignité comme une disposition non actualisée).
Si la mort digne est le contrôle de soi dans les moments (mois, semaines, jours, heures, voire minutes, selon les contextes) qui précèdent la mort, on peut se demander quel rôle jouent les autres dans ce qui à première vue semble être une affaire à soi.
D'abord ce sont les autres qui diront du mourant qu'il est mort dignement ou non : on peut juste espérer mourir dignement, faire tout son possible pour mourir dignement (la dignité ne paraît pas être comme la spontanéité un effet essentiellement secondaire au sens donné par Jon Elster à ce terme). Aux autres de s'entendre ou non sur la dignité du mort, selon qu'ils auront perçu ou non des signes de maîtrise de soi.
Ensuite les autres peuvent favoriser l'exercice de la volonté (les moyens sont multiples : l'admiration, l'encouragement, la promesse d'une récompense éternelle, le divertissement, la dispute, ou la prescription de calmants - c'est un point délicat de savoir au-delà de quel seuil le calmant enlève la responsabilité du malade et cause un état dont la raison n'est pas la dignité -).
Cependant, si les autres empêchent la conscience de la fin, ils rendent autant impossible la dignité que l'indignité ("il a été très digne dans ses derniers moments mais il ne savait pas qu'il allait mourir" est mal intelligible). En effet c'est d'après moi l'exercice de la volonté libre avec la conscience de la mort proche qui constitue la dignité.
Les autres peuvent donc favoriser ou défavoriser les conditions d'une mort digne mais ils ne peuvent pas la produire (si le Droit accordait le droit à mourir dans la dignité, ce serait plutôt le droit à bénéficier de conditions rendant possible la dignité sans donc la causer nécessairement). L'homme doit en effet avoir une initiative qui certes n'implique pas la mobilité du corps tout entier (il suffit qu'il reste une partie du corps disponible pour exprimer la maîtrise de soi).
On peut certes se demander s'il suffit de rester maître de soi dans les derniers moments de sa vie pour qu'on se voie accorder une mort digne. En fait, cela semble être une condition nécessaire mais non suffisante.
Pour clarifier, reprenons la distinction entre les causes et les raisons. La mort digne est une mort précédée d'un moment où le sujet exerce sa volonté en relation avec des raisons (on ne comprend pas la proposition suivante : " il est mort dignement mais tout ce qu'il faisait et disait était sans raison"). Or cette relation qui n'a rien de nécessaire peut s'entendre de plusieurs manières :
- la personne continue de vivre jusqu'à sa mort selon les raisons qui l'ont faite vivre alors qu'elle était en bonne santé ou du moins pas à l'article de la mort (c'est la fonction des soins palliatifs de favoriser ce type de fin).
- la personne obéit à des raisons en se tuant ou en demandant à autrui de le tuer ("son suicide est digne" est intelligible mais n'est pas une tautologie car "se suicider" ne veut pas dire "être digne" - on peut se suicider dans un moment de démence par exemple -). On comprend alors que l'euthanasie, sans jamais pouvoir causer la mort digne, ne la favorise que si elle répond à une volonté de mourir manifestant la maîtrise du patient. On peut s'interroger sur les conditions de manifestation de cette volonté : si la personne a été plongée dans l'inconscience par sa pathologie et si on met fin à sa vie parce qu'elle militait dans une association à mourir dans la dignité et avait laissé des "directives anticipées", est-ce vraiment indiscutable de soutenir qu'elle est morte dignement dans la mesure où elle n'a pas pu manifester sa maîtrise dans les moments précédant sa mort ? Certes on peut défendre que la maîtrise de soi a différentes modalités sans fixer comme seule modalité un assez peu probable héroïsme stoïcien ( elle se manifesterait alors par la signature d'un formulaire, par la demande sereine de mourir avant que les conditions ordinaires de la sérénité ne soient plus réunies, etc. Reste alors que la dignité perd d'autant plus de son mérite et de sa valeur que la probabilité de l'indignité dans la même situation est faible)
En tout cas, à partir du moment où on introduit la référence aux raisons, apparaît la distinction entre raisons louables et raisons blâmables. Imaginons un homme pervers gardant le contrôle de lui malgré les souffrances intenses causées par l'approche de la mort et tuant, torturant, nuisant aux autres autant que possible, on ne devrait pas parler de mort digne mais de persévérance exceptionnelle dans le vice. Aussi la mort digne me paraît-elle difficilement séparable d'une idée du Bien. Ce qui ouvre la porte à plusieurs types de mort digne : la mort digne du martyre, celle du kamikaze (le suicide altruiste comme dit Durkheim), celle du stoïcien (pour qui la situation dépasse le meilleur de ses forces - imaginons le stoïcien dans un camp d'extermination : en fonction de l'évaluation de son caractère, il pourrait autant se suicider que résister jusqu'au bout de ses forces-), celle du chrétien (qui refuserait l'euthanasie pour imiter la Passion du Christ), celle de qui endure les affres de la maladie pour ne pas perdre encore plus tôt ceux qu'il aime et qui l'aiment, etc.
Il semble donc très excessif de faire de la dépénalisation de l'euthanasie ou de sa légalisation la condition nécessaire de la mort digne. Mourir dignement n'implique en aucune manière le suicice assisté ou la mort donnée par le personnel médical en accord avec le patient. Reste que l'euthanasie permise par la loi peut créer une occasion nouvelle de mort digne, dans la mesure seulement où l'intervention médicale réalise la volonté libre du malade ( "la fin de sa vie n'a pas été digne, on l'a aidé à mourir" est une phrase pleine de sens )
Mais il se peut qu'on considère que je mette la barre un peu haut dans l'acception donnée à l'expression en question. Qui sait ? mourir dignement n'est peut-être qu'à la portée du sage et les progressants, qu'au mieux nous sommes tous, ne pourront rien faire d'autre que s'approcher, sans jamais l'atteindre, de cette dignité qui passe de fait démocratiquement accordé au statut d'idéal régulateur.
Il se peut que notre époque, trop flatteuse et infantilisante à la fois, porte beaucoup d'entre nous à imaginer qu'on peut avoir droit à la mort digne comme on a droit au travail ou à un salaire juste. Mais, si être digne relève du devoir moral, on ne peut revendiquer politiquement que le droit à bénéficier de conditions favorisant son accomplissement.

jeudi 4 décembre 2014

Même Freud savait qu'il est rationnel de ne pas toujours chercher le sens de ce qui se passe.

Je dois à Max Schur le billet d'aujourd'hui. Le médecin de Freud, dans son ouvrage, La mort dans la vie de Freud (1972), rapporte que pendant l'hiver 1910-1911, Freud a souffert pendant plusieurs semaines de migraines avec l'esprit confus et des difficultés de concentration. Consulté, son ami et disciple Carl Jung qualifie de "psychogéniques" les symptômes en question - "le maître n'aura peut-être pas mené assez loin son auto-analyse" se dira alors le lecteur jungien-.
En fait, ces malaises n'ont pas de raisons, que des causes, c'est ce que le maître apprend au disciple dans une lettre du 17 Février 1911 :
" Cher ami,
(...) Il me faut (...) vous donner de plus amples détails. De jour on ne pouvait pas sentir l'odeur du gaz parce que le robinet étant fermé, il ne s'échappait pas. Mais quand, le soir, j'étais assis auprès de la lampe de mon bureau, de dix heures à une heure, le gaz s'échappait par une dislocation entre le tuyau métallique du gaz et l'embout du caoutchouc qui mène au tuyau revêtu de la lampe. À cet endroit, à l'examen, s'est élevée une flamme. Je ne sentais rien parce que j'étais assis là enveloppé de fumée de cigares, tandis que le gaz se mélangeait lentement à l'atmosphère. Je suis encore maintenant très fier de ne pas avoir rapporté à une névrose les maux de tête particuliers qui apparaissaient ou se renforçaient justement pendant le travail du soir, et la détestable peine à me souvenir que j'avais pendant le jour, qui me faisait constamment me demander : mais qui donc a dit cela, quand cela s'est-il produit, etc. Je conviens en revanche que je m'étais résigné à des états artériosclérotiques. Maintenant toute la fantasmagorie a disparu sans laisser de traces. Les maux de tête se sont lentement retirés dans les trois jours qui ont suivi le remplacement de l'embout." (Tel Gallimard, 1975, p.315)
Alain aurait aimé à coup sûr l'anecdote, lui qui a nié l'existence de raisons inconscientes.Il écrivait dans un propos du 8 décembre 1922, intitulé Bucéphale :
" Lorsqu'un petit enfant crie et ne veut pas être consolé, la nourrice fait souvent les plus ingénieuses suppositions concernant ce jeune caractère et ce qui lui plaît et déplaît ; appelant même l'hérédité au secours, elle reconnaît déjà le père dans le fils ; ces essais de psychologie se prolongent jusqu'à ce que la nourrice ait découvert l'épingle, cause réelle de tout."
Texte à méditer car qui de nous n'a pas tété, bambin, le catéchisme freudien ?

vendredi 28 novembre 2014

Découvrir la philosophie...

" À un âge encore tendre, ils (...) se sont laissé prendre par un seul discours, entendu pour la première fois, sur des sujets qu'ils ne connaissent pas ; alors ils jugent et quelle que soit la doctrine que les circonstances leur ont offerte, ils s'y fixent comme à un rocher. Ils disent bien qu'¡ls se fient à un homme qu'ils jugent être un sage, et je les approuverais, si des gens ignorants et incultes pouvaient en juger ; car il apparaît que c'est avant tout à un sage de décider qui est sage ; ils l'auraient pu s'ils avaient entendu le maître parler de tous les sujets, et s'ils avaient connu les opinions des autres ; mais ils jugent après l'avoir entendu parler d'un seul point et ils se rangent à l'autorité d'un seul. Je ne sais pourquoi la plupart des gens préfèrent se tromper et soutenir violemment l'opinion à laquelle ils sont attachés plutôt que de rechercher sans obstination des formules fermes et sûres." (Cicéron, Premiers Académiques, II, III, 8-9)

Commentaires

1. Le dimanche 14 décembre 2014, 12:46 par Sage Can Spell
Cicéron n'avait pas entendu parler des nouveaux réalistes.
2. Le lundi 15 décembre 2014, 20:00 par Lage selcanp
Un bon exercice sans doute pour les terminales, vous leur donnez deux ou trois textes de philosophes prétendus et un ou deux de vrais: qui est philosophe ? cherchez l'erreur.
3. Le lundi 15 décembre 2014, 20:49 par Philalèthe
Oui, bon exercice et pas que pour les Terminales ! À l'Université ce serait formateur aussi !
Si l'enseignement de la philosophie pouvait permettre à la plupart des jeunes gens qui le reçoivent de discerner les argumentations sérieuses des élucubrations...

jeudi 27 novembre 2014

Portrait de Socrate en propriétaire.

La Fontaine a écrit une fable sur Socrate, étrange pour qui a en tête ce que Platon nous a appris de son maître.
Elle est intitulée Parole de Socrate, la voici :
« Socrate un jour faisant bâtir,
Chacun censurait son ouvrage.
L'un trouvait les dedans, pour ne lui point mentir,
Indignes d'un tel personnage ;
L'autre blâmait la face, et tous étaient d'avis
Que les appartements en étaient trop petits.
Quelle maison pour lui ! L'on y tournait à peine.
Plût au Ciel que de vrais amis,
Telle qu'elle est, dit-il, elle pût être pleine !
La bon Socrate avait raison
De trouver pour ceux-là trop grande sa maison.
Chacun se dit ami ; mais fol qui s'y repose.
Rien n'est plus commun que ce nom ;
Rien n'est plus rare que la chose. »
Cette fable (dont la première version est une fable de Phèdre) attribue à Socrate des propriétés amusantes car ne cadrant pas du tout avec celles qu'on lui connaît.
D'abord, lui qui n'a rien écrit et qui n'a bâti aucune philosophie, ressemble ici à Wittgenstein faisant construire une maison pour sa soeur : comme le philosophe viennois, Socrate en a fait les plans.
Ensuite, lui qui, dans les dialogues de Platon, passe sa vie à examiner les pensées des autres et y trouve toujours quelque chose à redire, voit dans la fable son oeuvre critiquée par tous. Et leur critique est sans reste : alors que dans Le Banquet, Alcibiade oppose la beauté du dedans de l'intériorité socratique à la laideur objective du dehors, ici autant la façade que l'intérieur sont condamnés : le côté privé ne rachète pas ce qui est exposé à la vue de tous.
Enfin, à lui qui s'est fait tant d'ennemis, il est reproché de ne pas avoir construit assez grand pour y faire entrer tous ses amis, la maison socratique devenant un avatar du Jardin d'Épicure. Certes le philosophe de la fable reconnaît que les amis sont rares, cependant, même peu nombreux, ils sont imaginés par nous l'entourant étroitement alors que dans notre esprit, c'est surtout au moment de sa mort imminente et en prison que ses amis se pressent à son entour.
Reste que la fable est grosso modo platonicienne ; en effet penser que les noms communs, comme amitié, beauté, justice,etc. s'appliquent vraiment aux choses qu'on est habitué à les faire désigner (tels amis, telles oeuvres belles, telles lois justes), c'est perdre de vue une des leçons de Platon : que les Essences (l'Amitié, la Beauté, la Justice etc.), accessibles à l'intellect seul, sont idéales et ne sont jamais que pâlement et impurement reflétées par les réalités sensibles et matérielles dont nous faisons l'expérience.

mercredi 26 novembre 2014

Un vent doté du libre-arbitre.

Dans Le Berger et la Mer de La Fontaine, je lis ces deux vers :
«  Et comme un jour les vents retenant leur haleine
Laissaient paisiblement aborder les vaisseaux  »
Malherbe, dans son Commentaire, relève, incrédule, l'exploit :
«  Si les vents étaient émus, comment retenaient-ils leurs haleines ? »
Et je pense à ces lignes de La généalogie de la morale de Nietzsche :
«  De même, en effet, que le peuple sépare la foudre de son éclat pour considérer l'éclair comme une action, effet d'un sujet qui s'appelle la foudre, de même la morale populaire sépare aussi la force des effets de la force, comme si derrière l'homme fort, il y avait un substrat neutre qui serait libre de manifester la force ou non. »(I, 13)
Dans la fable, pareil à l'homme fort imaginé par le peuple, le vent, libre de souffler violemment, se retient.
Plus sage apparemment que La Fontaine, le proverbe, lui, dit :
« On ne peut pas empêcher le vent de venter. »
Mais, lu avec l'oeil de Nietzsche, ce dicton reste pourtant bien trompeur car il a beau reconnaître que le vent souffle nécessairement, il fait néanmoins du vent le sujet d'une action, certes qu'il ne peut pas ne pas accomplir.
L'espagnol est moins équivoque que l'allemand ou le français : « il vente » (en allemand es windet) se dit « vienta », cette langue faisant ordinairement l'économie du pronom personnel, erroné philosophiquement, selon Nietzsche.

dimanche 23 novembre 2014

Si les lions peignaient non des dieux mais des hommes...

« Cependant si les bœufs, (les chevaux) et les lions
Avaient aussi des mains, et si avec ces mains
Ils savaient dessiner, et savaient modeler
Les œuvres qu'(avec art, seuls) les hommes façonnent,
Les chevaux forgeraient des dieux chevalins,
Et les bœufs donneraient aux dieux forme bovine :
Chacun dessinerait pour son dieu l'apparence
Imitant la démarche et le corps de chacun. »
J'ai déjà cité ce passage de Xénophane rapporté par Clément d'Alexandrie dans les Stromates (V, 110). Mais je découvre que La Fontaine a écrit une fable qui partage la même inspiration, c'est Le lion abattu par l'homme :
« On exposait une peinture,
Où l'Artisan avait tracé
Un Lion d'immense stature
Par un seul homme terrassé.
Les regardants en tiraient gloire.
Un lion en passant rabattit leur caquet.
Je vois bien, dit-il, qu'en effet
On vous donne ici la victoire.
Mais l'Ouvrier vous a déçus :
Il avait liberté de feindre.
Avec plus de raison nous aurions le dessus,
Si mes Confrères savaient peindre. »
Certes il y a au moins une grande différence : Xénophane fait comprendre que les hommes et les lions se tromperaient en s'imaginant pareils à eux Dieu, « en aucun cas (…) semblable aux mortels » (Stromates, V, 109). En revanche La Fontaine daube seulement sur la vanité humaine et c'est au lion que le lecteur du fabuliste donnera raison.
À notre époque de révision à la hausse des animaux, au-delà de toute mesure quelquefois, cette fable pourra flatter l'amour-propre trop humain des libérateurs des bêtes...

Commentaires

1. Le mardi 25 novembre 2014, 03:41 par sage pelnac
le résultat n'est pas terrible avec d'autres félins ( on peut supposer que si les lions pouvaient peindre, ils feraient un peu comme les chats)
2. Le mercredi 26 novembre 2014, 22:12 par Philalèthe
Ah, remarque trop sage, Pelnac !

lundi 17 novembre 2014

Les Épicuriens vus par Épictète.


S'adressant à celui qui croit qu'il n'existe pas un autre bien que le plaisir, Épictète écrit :
" S'il en est bien ainsi, étends-toi et dors, mène la vie dont tu te juges digne, celle d'un ver : mange, bois, fais l'amour, va à la selle, ronfle." (Entretiens, II, 20, 10)
Inutile d'expliquer en quoi le stoïcien ici caricature la doctrine rivale (ne pas oublier toutefois que dans une bonne caricature, il y a une vérité sur le caricaturé !). On peut néanmoins se demander si le tableau qu'Épictète fait des épicuriens ne décrit pas certains de nos contemporains :
" Que veulent ces gens-là, sinon dormir sans être dérangés ni gênés, se lever en bâillant et se laver le visage, puis écrire et lire à leur fantaisie, puis bavarder quelque peu en se faisant complimenter par leurs amis pour ce qu'ils disent, puis partir à la promenade et, après s'être promenés un peu, se baigner, manger puis dormir, et sur quel lit doivent dormir de telles gens !" (ibid. III, 24, 39)

Commentaires

1. Le samedi 22 novembre 2014, 22:31 par clodoweg
Ma foi, il est à craindre que ce qu'Epictète décrit ne soit que sa propre conception du plaisir.
Il y en a d'autres.
2. Le dimanche 23 novembre 2014, 18:22 par Philalèthe
Épictète n'a pas tout faux dans sa manière de parler des épicuriens ; à la base de la vie heureuse ils placent la satisfaction des besoins naturels, même s'ils ne réduisent pas le bonheur à une telle satisfaction.
Mais faire l'amour n'est pas pour eux vital, on peut s'en passer et être heureux quand même. Ce qui est certain, c'est qu'ils veulent séparer faire l'amour de aimer.
Épictète a raison aussi d'identifier la vie épicurienne comme une vie entre amis, entre épicuriens ; ils ne participent pas à la vie civique et restent dans la mesure du possible entre eux ; qu'ils se complimentent les uns les autres peut s'expliquer par le fait que les épicuriens retrouvent chez leurs amis les idées d'Épicure qui est pour eux la vérité indiscutable.
Quant au plaisir, Épictète ne désire pas le rechercher car il ne dépend pas de nous de le ressentir, vu qu'il ne dépend pas de nous d'avoir ce qui donne du plaisir. Il ne hait pas non plus le plaisir car si on déteste ce qui ne dépend pas de nous, on souffre quand on en fait l'expérience.

dimanche 9 novembre 2014

Se faire couper les parties ou la barbe, c'est tout un ! Plutôt en perdre la tête.

" (Un) athlète (...) était en danger de mort s'il ne se faisait couper les parties génitales ; son frère survint (mais l'athlète était philosophe), et il lui dit : " Eh bien ! mon frère, qu'attends-tu ? Coupons ces parties et retournons au gymnase ". Mais lui ne se résigna pas, il tint bon et mourut. Quelqu'un demanda à Épictète : " Comment s'est-il conduit ainsi ? Est-ce comme athlète ou comme philosophe ? - Comme un homme, répondit-il, mais un homme dont le nom avait été proclamé aux jeux d'Olympie, qui avait passé toute sa vie dans une telle position et qui n'était pas un client de Baton, le parfumeur. Un autre se serait laissé couper la tête, s'il avait pu vivre sans tête." Voilà comment on reste au niveau de son rôle ; telle en est la force chez ceux qui, d'eux-mêmes, ont l'habitude d'en tenir compte dans leurs décisions. " Eh bien ! Épictète, fais-toi raser." Si je suis philosophe, je réponds : " Je ne me ferai pas raser. - Alors je t'enlèverai la tête.- Si cela vaut mieux pour toi, enlève-la moi." (Entretiens, I, 2, 25-29)
Manifestement Épictète croit à l'essence de tel ou tel rôle, ce qui permet de définir univoquement les devoirs. Mais nous qui sommes troublés par l'ethnologie et par l'histoire au point de ne même plus pouvoir répondre à une question comme : " Quels sont les devoirs d'un père ?", comment pouvons-nous encore prendre au sérieux l'idée que l'essence du philosophe inclut la barbe ?
Comment faire le partage entre les devoirs absolus et les devoirs relatifs à tel ou tel contexte ?
Et pourquoi s'écrier "Plutôt mort que rasé !" vu que la barbe fait précisément partie des choses qui ne dépendent pas de nous ? Pourquoi ne pas répondre : " Tu auras beau défigurer autant que tu peux mon visage, moi, tu ne me défigures pas ! " ?

dimanche 2 novembre 2014

La plus haute politique n'est pas en fait une politique !


Dans sa Philosophie du jugement politique (1994), Vincent Descombes distingue l'opinion politique du jugement politique. À la différence de la simple opinion, le jugement a des “conséquences pratiques pour le sujet qui forme ce jugement”. Mais le problème se pose de déterminer sur quels événements il est légitime de former des jugements politiques. C'est alors que le philosophe se réfère au stoïcisme :
“ La position extrême, en ce domaine, est celle de la philosophe pratique qui domine largement la tradition occidentale et qui, en gros, est stoïcienne. Tout événement du monde devrait nous intéresser à titre politique, car tout être raisonnable est, en qualité d'être raisonnable, un citoyen du monde. Toute réaction sensée aux nouvelles du jour relèverait donc du jugement politique. “Je suis un citoyen du monde, rien de ce qui arrive ne me laisse indifférent. » Et tel est précisément le cosmopolitisme dont les philosophes fondationnaires voudraient pouvoir lire la charte rationnelle dans les conditions d'une conscience de soi (rationalisme monologique) ou dans les conditions d'une libre discussion (rationalisme dialogique). » (Points-Essais, 2008, p.10)
Pour être précis, prenons Épictète comme représentant du stoïcisme.Un passage des Entretiens est très éclairant, il est consacré au cynique qui, dans ce livre, est le sage accompli:
« Si c'est ton avis, demande-moi encore s'il doit faire de la politique. Imbécile, tu demandes une politique supérieure à celle qu'il pratique ? Préfères-tu qu'il aille à Athènes pour faire des discours sur les revenus et les ressources, lui qui doit s'entretenir avec tous les hommes, aussi bien à Corinthe et à Rome qu'à Athènes, non pas des ressources, des revenus, de la paix ou de la guerre, mais du bonheur et du malheur, de la chance et de la malchance, de l'esclavage et de la liberté ? Et c'est d'un homme pratiquant une si haute politique que tu demandes s'il doit faire de la politique ? Demande-moi aussi s'il doit être magistrat ; et à nouveau je te répondrai : fou, quelle plus haute magistrature, que celle qu'il détient ? » (III, XXII, 83-85)
Que le sage soit prêt à s'entretenir avec n'importe quel autre homme dans n'importe quelle autre cité que celle où il vit est une manifestation de ce cosmopolitisme auquel se réfère justement Vincent Descombes.
Mais quel sera le sujet de l'entretien ? Aucunement politique, mais éthique. Le problème ne sera pas : comment bien vivre entre Corinthiens ou entre Romains ou entre Athéniens, etc. ? Mais comment bien vivre en tant qu'être humain ?
Cela veut-il dire que le stoïcien ne s'intéresse pas aux événements politiques ?
C'est indiscutable que selon Épictète les événements politiques, ici ou ailleurs, ne font pas partie des choses qui dépendent de moi. Heureux ou malheureux, ils sont indifférents du point de vue du bien et du mal, du bonheur et du malheur, au point que le stoïcien, que fait parler Descombes, dirait plutôt : « Tout ce qui arrive me laisse indifférent ».
Mais n'y a-t-il pas une politique stoïcienne ? Descombes associe le cosmopolitisme stoïcien à deux types de rationalisme qui viseraient à fonder la politique. Or, le stoïcien n'a rien à fonder politiquement vu que tout État existant , tyrannique ou démocratique ou autre, est nécessaire dans les deux sens du terme (non-contingent et utile à l'ordre du monde).
Cependant, à la différence de l'épicurien, le stoïcien ne fait pas de l'apolitisme un dogme. Pourquoi ? Parce que, selon la place qu'il occupe dans la société, le stoïcien peut avoir affaire à la politique : son rôle politique est fixé alors par les règles du jeu politique ayant cours dans l'espace restreint correspondant à l'État dont il est le citoyen. Certes, ce qui distingue le stoïcien, c'est qu'il exerce sa fonction politique particulière en la subordonnant à une éthique universelle, cette éthique ne commandant pourtant aucune politique définie mais interdisant seulement une pratique non éthique de toute politique, quelles que soient les déterminations specifiques de chacune (Marc-Aurèle a persécuté les Chrétiens, à la stoïcienne, si on me permet l'expression).
Mais si le stoïcien est un esclave ou un étranger ? Il aura d'autres devoirs sociaux, aucun d'entre eux n'étant, vus l'état de la société et leur identité sociale, politique, au sens classique du terme du moins. Cependant, comme le magistrat stoïcien, ils auront à accomplir leurs tâches relatives en respectant les règles absolues de l'éthique ( qui sont les mêmes que celles de la vie heureuse et réussie).
La haute politique cosmopolitique est donc un engagement éthique universel, au-delà de toutes les frontières et au service de tous les hommes, quelle que soit leur identité sociale.

La plus haute politique n'est pas en fait une politique !

Dans sa Philosophie du jugement politique (1994), Vincent Descombes distingue l'opinion politique du jugement politique. À la différence de la simple opinion, le jugement a des “conséquences pratiques pour le sujet qui forme ce jugement”. Mais le problème se pose de déterminer sur quels événements il est légitime de former des jugements politiques. C'est alors que le philosophe se réfère au stoïcisme :
“ La position extrême, en ce domaine, est celle de la philosophe pratique qui domine largement la tradition occidentale et qui, en gros, est stoïcienne. Tout événement du monde devrait nous intéresser à titre politique, car tout être raisonnable est, en qualité d'être raisonnable, un citoyen du monde. Toute réaction sensée aux nouvelles du jour relèverait donc du jugement politique. “Je suis un citoyen du monde, rien de ce qui arrive ne me laisse indifférent. » Et tel est précisément le cosmopolitisme dont les philosophes fondationnaires voudraient pouvoir lire la charte rationnelle dans les conditions d'une conscience de soi (rationalisme monologique) ou dans les conditions d'une libre discussion (rationalisme dialogique). » (Points-Essais, 2008, p.10)
Pour être précis, prenons Épictète comme représentant du stoïcisme.Un passage des Entretiens est très éclairant, il est consacré au cynique qui, dans ce livre, est le sage accompli:
« Si c'est ton avis, demande-moi encore s'il doit faire de la politique. Imbécile, tu demandes une politique supérieure à celle qu'il pratique ? Préfères-tu qu'il aille à Athènes pour faire des discours sur les revenus et les ressources, lui qui doit s'entretenir avec tous les hommes, aussi bien à Corinthe et à Rome qu'à Athènes, non pas des ressources, des revenus, de la paix ou de la guerre, mais du bonheur et du malheur, de la chance et de la malchance, de l'esclavage et de la liberté ? Et c'est d'un homme pratiquant une si haute politique que tu demandes s'il doit faire de la politique ? Demande-moi aussi s'il doit être magistrat ; et à nouveau je te répondrai : fou, quelle plus haute magistrature, que celle qu'il détient ? » (III, XXII, 83-85)
Que le sage soit prêt à s'entretenir avec n'importe quel autre homme dans n'importe quelle autre cité que celle où il vit est une manifestation de ce cosmopolitisme auquel se réfère justement Vincent Descombes.
Mais quel sera le sujet de l'entretien ? Aucunement politique, mais éthique. Le problème ne sera pas : comment bien vivre entre Corinthiens ou entre Romains ou entre Athéniens, etc. ? Mais comment bien vivre en tant qu'être humain ?
Cela veut-il dire que le stoïcien ne s'intéresse pas aux événements politiques ?
C'est indiscutable que selon Épictète les événements politiques, ici ou ailleurs, ne font pas partie des choses qui dépendent de moi. Heureux ou malheureux, ils sont indifférents du point de vue du bien et du mal, du bonheur et du malheur, au point que le stoïcien, que fait parler Descombes, dirait plutôt : « Tout ce qui arrive me laisse indifférent ».
Mais n'y a-t-il pas une politique stoïcienne ? Descombes associe le cosmopolitisme stoïcien à deux types de rationalisme qui viseraient à fonder la politique. Or, le stoïcien n'a rien à fonder politiquement vu que tout État existant , tyrannique ou démocratique ou autre, est nécessaire dans les deux sens du terme (non-contingent et utile à l'ordre du monde).
Cependant, à la différence de l'épicurien, le stoïcien ne fait pas de l'apolitisme un dogme. Pourquoi ? Parce que, selon la place qu'il occupe dans la société, le stoïcien peut avoir affaire à la politique : son rôle politique est fixé alors par les règles du jeu politique ayant cours dans l'espace restreint correspondant à l'État dont il est le citoyen. Certes, ce qui distingue le stoïcien, c'est qu'il exerce sa fonction politique particulière en la subordonnant à une éthique universelle, cette éthique ne commandant pourtant aucune politique définie mais interdisant seulement une pratique non éthique de toute politique, quelles que soient les déterminations specifiques de chacune (Marc-Aurèle a persécuté les Chrétiens, à la stoïcienne, si on me permet l'expression).
Mais si le stoïcien est un esclave ou un étranger ? Il aura d'autres devoirs sociaux, aucun d'entre eux n'étant, vus l'état de la société et leur identité sociale, politique, au sens classique du terme du moins. Cependant, comme le magistrat stoïcien, ils auront à accomplir leurs tâches relatives en respectant les règles absolues de l'éthique ( qui sont les mêmes que celles de la vie heureuse et réussie).
La haute politique cosmopolitique est donc un engagement éthique universel, au-delà de toutes les frontières et au service de tous les hommes, quelle que soit leur identité sociale.

samedi 1 novembre 2014

Vivre sa vie !

Vincent Descombes (Le complément du sujet, 2004, p.386) :
“ (…) L'idée qu'un individu se fait de lui-même (ou comme on dit aujourd'hui de son “identité”) est une idée commune, une idée sociale.”
Alfred Jarry (Ubu enchaîné, Acte I, scène II, 1900) :
“ Les trois hommes libres : Nous sommes les hommes libres, et voici notre caporal.-Vive la liberté, la liberté, la liberté ! Nous sommes libres.- N'oublions pas que notre devoir, c'est d'être libres. Allons moins vite, nous arriverions à l'heure. La liberté, c'est de n'arriver jamais à l'heure -jamais, jamais ! Pour nos exercices de liberté. Désobéissons avec ensemble...Non ! Pas ensemble : une, deux, trois ! Le premier à un, le deuxième à deux, le troisième à trois. Voilà toute la différence. Inventons chacun un temps différent, quoique ce soit bien fatigant. Désobéissons individuellement – au caporal des hommes libres !
Le caporal : Rassemblement !
Ils se dispersent.
Vous, l'homme libre numéro trois, vous me ferez deux jours de salle de police, pour vous être mis, avec le numéro deux, en rang. La théorie dit : Soyez libres ! - Exercices individuels de désobéissance... L'indiscipline aveugle et de tous les instants fait la force principale des hommes libres.- Portes...arme ! Les trois hommes libres : Parlons sur les rangs. - Désobéissons.- Le premier à un, le deuxième à deux, le troisième à trois. -Une, deux, trois ! Le caporal : Au temps ! Numéro un, vous deviez poser l'arme à terre ; numéro deux, la lever la crosse en l'air ; numéro trois, la jeter à six pas derrière et tâcher de prendre ensuite une attitude libertaire. Rompez vos rangs ! Une deux ! Une, deux !
Ils se rassemblent et sortent en évitant de marcher au pas. »

Commentaires

1. Le dimanche 2 novembre 2014, 05:41 par calel anspeg
merci de cette référence que j'avais oubliée
Il y a même une référence occulte à la lettre de Descartes à Mesland du 9 fev 1645
2e Homme libre (au Premier). -­‐
La vérité te force d’avouer que
nous n’avons pas de roi et qu’ainsi cette maison n’est pas le palais du roi. Nous sommes les hommes libres
!
1er Homme libre (au Deuxième). -­‐
La vérité me force...? Nous sommes les hommes libres! Nous devons donc désobéir, même à la vérité. —
2. Le dimanche 2 novembre 2014, 11:12 par Philalèthe
Excellent ! Merci !
Mais la référence à cette lettre de Descartes était-elle occulte pour Jarry lui-même ? Quelle était sa culture philosophique en fait ?
3. Le mardi 4 novembre 2014, 11:47 par calel anspeg
Il avait quand même fait la khagne d'Henri IV, et sa philosophie à Rennes. A l'époque ce n'était pas superficiel. La lecture de Faustroll montre sa grande culture philosophique. Mais je doute qu'il connût cette lettre de Descartes. peut être eût il accès aux discussions de Renouvier sur la foi en la raison... Peut être aussi suivit-il, comme tout le monde, Bergson au Collège de France, et peut être même ce dernier, aussi frêle fût-il physiquement , fût il un des modèles d'Ubu, qui sait ?
4. Le mardi 4 novembre 2014, 17:15 par philalethe
Merci pour ces éclaircissements !

vendredi 31 octobre 2014

La mondialisation des malheurs et le stoïcien.

" Ne sais-tu pas bien que, dans un long intervalle de temps, des accidents nombreux et variés doivent se produire, que tel succombe à la fièvre, tel autre à un brigand, tel autre à un tyran ? Le milieu physique et les êtres qui nous entourent en sont causes : le froid et la chaleur, une nourriture mal choisie, des voyages, une traversée causent la perte de l'un et l'exil de l'autre, envoient l'un en ambassade, l'autre à l'armée. Reste donc assis dans l'effroi de tous ces accidents, plein de chagrin, infortuné, malheureux, dépendant d'autres choses, non pas d'une ou de deux, mais de milliers de milliers." (Entretiens, III, XXIV, 28-30, La Pléiade, p.1023)

jeudi 30 octobre 2014

Que gagne- t-on à connaître un stoïcien ?

"Monsieur, n' insultez pas au malheur d' Épictète" Ubu Cocu Alfred Jarry
Kant a défendu qu' il est immoral de considérer un être humain seulement comme un outil. Or un passage des Entretiens d'Épictète permet de soutenir la thèse suivante : le sage est un outil possible pour autrui. Le philosophe vient de s ' adresser à un homme qui ne peut rien faire sans ses esclaves : toute une équipe s ' occupe de lui ("ton masseur s ' approche (de tes serviteurs) et leur dit : " Change-le de place, donne- moi son dos, tiens- lui la tête, présente- moi son épaule"." Certes ce richard est bien immoral mais s ' il rectifiant sa conduite, il aurait une fonction auprès des autres :
" Pourquoi t ' es- tu rendu tellement inutile et vain que personne ne veut te recevoir chez lui ni s ' occuper de toi ? Quand on trouve un outil en bon état qui a été jeté dehors, on le ramasse et l ' on y voit un profit ; mais pour toi personne ne croira y gagner et l ' on croira même y perdre. Ainsi tu ne peux même pas rendre le service que rendent un chien ou un coq. "
Pas de mystère en fait : dans cette philosophie finaliste, l'homme, comme l'animal, a une fonction naturelle qu'il exerce s'il a développé au mieux sa nature. Si le maître est immoral, c'est moins parce qu'il utilise les autres que parce qu'il ne s'en sert pas comme il devrait s'en servir. Ce n'est pas incompatible avec le stoïcisme de se faire masser par une foule d'esclaves mais ca l'est d'y voir un bien, alors que le seul bien est de parvenir à jouer son rôle d'homme (ce qui est compatible avec la fonction sociale la plus modeste mais n'est pas impliqué par la fonction la plus prestigieuse).

Commentaires

1. Le dimanche 9 novembre 2014, 18:31 par Elias
"Kant a défendu qu' il est immoral de considérer un être humain seulement comme un outil."
Certes, mais Kant reconnait par ailleurs un devoir d'être utile, ce qui ne le rend pas si étranger au propos que vous citez.
"c’est un devoir de l’homme envers lui-même d’être un membre utile dans le monde, puisque cela fait partie de la valeur de l’humanité qui réside en sa propre personne, et à laquelle il ne doit pas déroger."
Métaphysique des mœurs, doctrine de la vertu, §.20 (section consacrée au devoir de cultiver ses facultés)
2. Le lundi 17 novembre 2014, 18:21 par Philalèthe
Merci pour ce rapprochement très pertinent. Mais la valeur de l'humanité est intrinsèque à l'homme dans le kantisme alors que si le stoïcien la place aussi dans l'usage (pratique et théorique) de la raison, il se réfère néanmoins à une raison théo-centrée et non anthropo-centrée. Si l'homme a du prix dans le stoïcisme, c'est en tant que tout homme participe à la Raison (a en lui une étincelle du feu divin, de la Raison du monde). Dit autrement, le stoïcisme n'est pas un humanisme au sens où un humanisme explique le meilleur de l'homme par ... le meilleur de l'homme et non par le meilleur d'un principe supérieur.

lundi 27 octobre 2014

Épictète anti-nationaliste ou la racine, la sauce et la jolie femme.

Entre le stoïcisme et le nationalisme, il faut choisir :
" Crois-tu pouvoir être toujours attaché à tout ce qui te plaît, lieux, hommes, manières de vivre ? Et maintenant te voilà assis à pleurer parce que tu ne vois pas les mêmes gens et que tu ne vis pas dans les mêmes lieux. Tu mérites d'être plus malheureux que les corbeaux et les corneilles qui peuvent voler où ils veulent , changer leurs nids de place et traverser la mer sans gémir ni regretter le passé.- Sans doute ; mais ils sentent ainsi parce que ce sont des êtres sans raison. - La raison nous a donc été donnée par les dieux pour notre malheur, pour que nous fussions toujours dans le chagrin et les regrets ? Ou bien alors alors soyons tous comme des immortels ; n'émigrons jamais ; ne quittons pas notre pays ; restons y enracinés comme des plantes ; si un de nos familiers quitte le pays, restons assis à pleurer et, s'il revient, dansons et applaudissons comme des enfants.(...) L'homme, outre sa grandeur naturelle et son mépris pour tout ce qui ne dépend pas de sa volonté, possède ce caractère de ne pas être attaché à la terre par des racines, mais de se transporter en des lieux différents, tantôt sous la pression des besoins, tantôt pour voir du nouveau.(...) Veux-tu donc te fixer au même endroit comme une plante et y prendre racine ? " C'est bien agréable !" Qui le nie ? La sauce également est agréable et aussi une jolie femme. Que disent d'autre ceux qui font du plaisir leur fin ? " (Épictète, Entretiens, III, XVI, 5-8, 36-37, La Pléiade, p.1020-1021, p.1024)
J'ajouterai aujourd'hui une petite dose de Nietzsche, là où il analyse l'histoire du point de vue antiquaire, dans les Considérations inactuelles (II, 1874). Elle permettra, moins sévèrement qu'Épictète, de dégager deux types d'attachement à l'endroit où on est né et où on vit, le premier (1) reste sensible à ce que le présent apporte de nouveau, quant au second (2), qu'on pourrait associer alors à un nationalisme passéiste, c'est un repli sur le passé qui va avec un aveuglement et une indifférence par rapport au présent :
(1) " Ce qui est petit, restreint, vieilli, prêt à tomber en poussière, tient son caractère de dignité, d'intangibilité du fait que l'âme conservatrice et vénératrice de l'homme antiquaire s'y transporte et y élit domicile. L'histoire de sa ville devient pour lui l'histoire de lui-même. Le mur d'enceinte, la porte avec sa vieille tour, les ordonnances musicales, les fêtes populaires, tout cela est pour lui une sorte de chronique illustrée de sa propre jeunesse, et c'est dans tout cela qu'il se retrouve lui-même, qu'il retrouve sa force, son activité, sa joie, son jugement, sa folie et son inconduite. C'est là qu'il faisait bon vivre, se dit-il, car il fait bon vivre ; ici nous pourrons vivre car on ne nous brisera pas en une nuit. Avec ce "nous", il regarde par-delà la vie individuelle, périssable et singulière, il se sent lui-même l'âme du foyer, de l'espèce et de la cité. Il lui arrive aussi parfois de saluer, par-dessus les siècles obscurcis et confus, l'esprit de son peuple, comme s'il était son propre esprit." (Oeuvres, volume 1, Bouquins, p. 231-232)
(2) " Tout ce qui est ancien, tout ce qui appartient au passé et que l'horizon peut embrasser, finit par être considéré comme vénérable ; en revanche tout ce qui ne reconnaît pas le caractère vénérable de toutes ces choses d'autrefois, donc tout ce qui est nouveau, tout ce qui est en devenir, est rejeté et combattu. (...) On assiste alors au spectacle répugnant d'une aveugle collection, d'une accumulation infatigable de tous les vestiges d'autrefois. L'homme s'enveloppe d'une atmosphère de pourriture ; il parvient même à avilir ses dons supérieurs, de nobles aspirations, par la manie de l'antiquaille, jusqu'à une insatiable curiosité, une curiosité universelle pour la vieillerie. Parfois, il tombe si bas qu'il finit par être satisfait de n'importe quelle cuisine et qu'il se nourrit même avec joie de la poussière de vétilles bibliographiques." (ibidem, p.234)
Si le goût pour le seul passé est répugnant, combien est alors plus répugnant le goût pour le seul passé de son minuscule terroir ?
Qu'on ne prenne pas pour autant ce billet comme un éloge du présent !

dimanche 26 octobre 2014

Apprentis philosophes, attention ! ne vous exposez pas au soleil !


On connaît la fonction du soleil dans l'allégorie platonicienne de la caverne : il représente le Bien. Or, dans les Entretiens d'Épictète , on lit quelques lignes où le soleil représente l'Opinion, plus précisément les croyances et des valeurs ordinaires dont on doit se défaire pour devenir sage (dans le texte qui suit, les profanes désignent les non-philosophes) :
" Pourquoi sont-ils plus forts que nous ? Parce que leur immonde bavardage vient des opinions qu'ils ont ; vous, vous dites de jolies choses, mais du bout des lèvres ; ce sont des paroles sans vigueur, des paroles mortes, et, en vous écoutant, on peut prendre en dégoût vos exhortations, et cette misérable vertu dont vous parlez à satiété. Voilà pourquoi les profanes sont vos vainqueurs. Car toujours l'opinion a une force invincible. Donc jusqu'à ce que vos belles pensées se fortifient en nous, jusqu'à ce que vous acquériez assez de pouvoir pour être sûrs de vous, je vous conseille de prendre des précautions dans vos relations avec les profanes. Sinon, toutes les pensées que vous notez à l'école fondront de jour en jour comme cire au soleil. Retirez-vous loin du soleil, tant que vous aurez des pensées en cire." (III, XVI, 7-10, La Pléiade, trad. Bréhier et Aubenque, p.994)
Un cartésien, voulant faire de l'esprit (sic) ajouterait :" tant que vous n'avez pas pensé à la cire..".

Commentaires

1. Le mardi 28 octobre 2014, 21:16 par gelas palenc
Ni le soleil ni la mort .....
La Roche Posay
2. Le vendredi 31 octobre 2014, 16:37 par Philalèthe
Ah si vous maquillez vos sources maintenant, je vais en faire un monde...

jeudi 23 octobre 2014

Les liens du sang ou Épictète ne vit pas au royaume des Bisounours.


" N'as-tu jamais vu des chiens se caresser et jouer ensemble, si bien qu'on dise : " Il n'y a pas plus amis " ? Pour voir ce qu'est l'amitié, jette entre eux un morceau de viande, et tu verras. Entre toi et ton fils mets un petit champ ; et tu verras que ton fils voudrait vite t'enterrer, et que tu souhaiterais, toi, de le voir mourir. Puis tu dis encore : " Quel fils ai-je élevé ! Depuis longtemps il veut se débarrasser de moi ". Mets entre vous une jolie jeune fille, aimée à la fois par le vieux et par le jeune ; de même s'il s'agit de votre réputation. Et s'il faut s'exposer au danger, tu répéteras les paroles du père d'Admète : " Tu es content de voir la lumière ; crois-tu que ton père n'en veut pas jouir, lui aussi ? Tu veux voir la lumière ; crois-tu que ton père ne veuille pas aussi la voir ?" Penses-tu que ce père n'aimait pas son fils, lorsqu'il était petit, qu'il n'était pas inquiet quand celui-ci avait la fièvre, qu'il ne répétait pas tout le temps : " Ah ! si c'était plutôt moi qui l'avais " ? Puis, l'affaire arrivant et le moment approchant, vois quel langage il a tenu. Étéocle et Polynice n'étaient-ils pas du même père et de la même mère ? N'avaient-ils pas été élevés ensemble, vécu ensemble ? ne mangeaient-ils pas, ne dormaient-ils pas ensemble ? Ne s'embrassaient-ils pas souvent ? (...) Mais voilà la tyrannie qui tombe entre eux, comme le morceau de viande entre les chiens ; vois ce qu'ils se disent : " À quel endroit te tiendras-tu devant les tours ? - Pourquoi me poser cette question ? - Je me posterai en face de toi, pour te tuer.- Moi aussi, j'ai le désir de te tuer." Voilà les souhaits qu'ils forment." (Entretiens, II, 22)

Commentaires

1. Le vendredi 24 octobre 2014, 15:46 par Elias
Comment ce texte s'articule-t-il avec le reste de la philosophie stoïcienne, en particulier en ce qui concerne la notion de nature?
Les phénomènes ici décrits doivent-ils être appréhendés comme des expressions normales de la nature de l'homme (ou plus généralement de l'être vivant) ?
Si oui cela ne revient-il pas à intégrer un "travail du négatif" à la constitution de l'ordre naturel? Mais comment concilier cela avec le rôle de norme de la conduite du sage que joue la notion de nature?
2. Le vendredi 24 octobre 2014, 16:21 par Philalèthe
Épictète dit en II 22, 15 :
" Il est naturel de ne rien aimer que son propre intérêt "
en 18 :
" L'être vivant penche nécessairement du côté où se trouvent le moi et le mien"
C'est donc le cas du sage aussi sauf que le sage place le moi là où se trouve la volonté ; les non-sages le placent dans le corps ou/et dans les choses extérieures.
Donc, comme vous le dites bien, les phénomènes décrits dans ce texte sont des expressions normales de la nature de l'homme, mais aussi ceux auxquels ils s'opposent car s'il y a opposition au niveau de l'identification de son propre intérêt, il y a identité par le fait qu'ils expriment tous le penchant naturel à ne rien aimer autant que son propre intérêt.
Ceci dit, il n'y a de négatif nulle part du moins du point de vue ontologique.
Certes comme le dit Marc-Aurèle (II, 15) l'âme peut devenir "une sorte d'abcès ou une tumeur du monde" ; mais c'est une nécessité naturelle qui les produit : " de tels êtres viennent naturellement telles choses, c'est une nécessité ; vouloir qu'il n'en soit pas ainsi, c'est vouloir la figue sans le suc" (ibid.IV 6).
Si normal veut dire conforme à l'ordre du monde, tout est normal, y compris les vices les pires ; si normal veut dire conforme à la connaissance vraie de l'ordre du monde, il va de soi que les hommes méchants sont anormaux.
Il y a donc du négatif d'un point de vue éthique mais ce qui est négatif éthiquement est positif ontologiquement (comme le positif ou le neutre éthiques).
3. Le vendredi 24 octobre 2014, 16:56 par Elias
"Il y a donc du négatif d'un point de vue éthique mais ce qui est négatif éthiquement est positif ontologiquement (comme le positif ou le neutre éthiques)."
Mais cette distinction entre le point de vue éthique et le point de vue ontologique est elle tenable dans une philosophie qui fait place à la notion de finalité naturelle comme elle peut l'être dans une philosophie qui exclut la finalité?
La distinction que vous proposez me paraît claire dans un philosophie nécessitariste sans finalité comme celle de Spinoza, (il me semble d'ailleurs, révélateur que votre citation de Marc-Aurèle se réfère à la nécessité naturelle) mais dans des philosophies qui prétendent articuler nécessité et finalité, les choses me paraissent moins claires.
4. Le vendredi 24 octobre 2014, 18:05 par Philalèthe
Dans la philosophie spinoziste, chacun étant nécessité à être celui qu'il est, le sage comme le non-sage font et pensent de manière nécessaire, ce qui distingue le premier du second est la rationalité de sa pensée et de sa conduite, mais l'un n'a pas plus de valeur cosmologique que l'autre, pour la raison que la Nature est neutre axiologiquement.
Dans la philosophie stoïcienne, vu qu'il y a une providence, le sage non seulement est rationnel mais occupe à chaque fois la meilleure place cosmologique si je puis dire, la raison de l'acteur sage comprenant la raison d'être du rôle et de la pièce tout entière ; le non-sage, irrationnel, n'occupe pas la meilleure place cosmologique car il ne comprend pas la pièce ni son rôle.
Le problème vient de ce que, ne comprenant pas la pièce, il la joue quand même comme elle doit être jouée : il semble donc que la providence a organisé la résistance à la providence. Ainsi, si on le voit du point de vue de Sirius, le non-sage est aussi providentiel (rationnel) que le sage ; mais si on le voit du point de vue éthique, il est moins rationnel que le sage. Son irrationalité psychologique est rationnelle théologiquement, cosmologiquement, métaphysiquement ("la nature entraîne l'homme, malgré lui et gémissant vers ce qu'elle veut" II, 20, 15) ce qui pose le problème de la liberté : si le non-sage agit librement, la Providence est impuissante ; si la Providence est omnipotente, le non-sage n'est pas libre et on l'accuse aussi ridiculement que si on accusait une marionnette de mal jouer (il va de soi que si le non-sage n'est pas libre , le sage ne l'est pas plus).
Si par absence de clarté vous évoquez la question de la liberté dans le cadre d'un providentialisme qui soutient 1) que le Bien est nécessairement réalisé et 2) qu'il faut s'efforcer de le réaliser, ce qui contredit 1, vous avez raison.
5. Le vendredi 24 octobre 2014, 18:17 par Philalèthe
J'ajoute que si le stoïcien ne vit pas au pays des Bisounours, c'est parce qu'il est sensible au mal, en tant que souffrance et faute, même si ce mal est une manifestation nécessaire du Bien (le travail du négatif me paraît supposer que le mal est une condition nécessaire d'un Bien qui s'actualise ; or dans le stoïcisme, le Bien est en acte et la durée de la Grande Année n'est pas une actualisation mais une actualité qui ne cesse pas)

mercredi 22 octobre 2014

Le Dominateur, la tentatrice (la dominatrice ?) et le dominant ou le sophisme en acte.

" Aujourd'hui, j'ai rencontré un beau garçon ou une belle femme, et je ne me suis pas dit : " Quel dommage de n'avoir pas couché avec elle " ou encore : " Heureux son mari !" ; car celui qui parle du bonheur du mari dit la même chose de l'adultère; je n'imagine pas tout ce qui suit : elle est là, elle se dévêt, elle se couche à côté de moi." En entendant cela, je prends ma tête entre mes mains, et je me dis : " Fort bien, Épictète ; c'est un joli sophisme que tu as résolu, bien plus joli que le Dominateur". Et si cette femme consentait, me faisait signe et me faisait chercher, si elle me touchait et venait près de moi, et si pourtant je m'abstenais et triomphais d'elle, ce sophisme serait bien supérieur au Menteur et au Reposant. Voilà ce dont il faut être fier et non pas de poser le Dominateur." (Épictète, Entretiens II, 18, La Pléiade, 1962, p.930)

Commentaires

1. Le dimanche 26 octobre 2014, 11:54 par sal canpgelp
Un argument philosophique est comme une femme. Et quand on n'est pas capable de s'y attaquer soi même, il est beau ( vrai) comme la femme d'un autre.
Ceux qui méprisent la capacité des analytiques à tomber amoureux des arguments oublient qu'il y a en eux quelque chose qui dépasse le sophisme et la joute éristique: un VRAI argument, comme le Dominateur est comme une belle femme: ils défient les jeux rhétoriques comme les jeux érotiques.
Il faut être fier du Dominateur. Le monde entier tourne encore autour de lui, comme il tourne encore autour de la beauté et de la vérité. Qu'il y ait des faux semblants fait partie du jeu.
2. Le dimanche 26 octobre 2014, 13:05 par Philalèthe
Ce que dit Épictète, c'est que c'est plus difficile et plus important de maîtriser sa vie amoureuse qu'un argument, aussi beau, aussi vrai qu'il soit. Mais cela ne revient pas à déprécier les arguments ni le travail opéré sur eux. De ce point de vue, III, 2, 13-18 est particulièrement intéressant : Épictète y explique que c'est quand on est sage que l'on peut vraiment travailler intellectuellement. Il vient de parler de quelqu'un qui suit un enseignement théorique sophistiqué et qui s'affole pour un rien dans la vie :
" Malheureux ! ne vas-tu pas laisser cet enseignement à celui qui peut le recevoir sans trouble et à qui il est permis de dire : "Je n'éprouve ni colère, ni peine, ni envie ; je ne ressens ni obstacle ni contrainte. Que reste-t-il ? J'ai du loisir et je suis calme. Voyons donc quelle attitude avoir à l'égard de ces raisonnements qui sont tour à tour vrais et faux ; voyons comment on prend une hypothèse sans aboutir à l'absurde" C'est à ceux-là que conviennent ces questions. C'est à ceux qui sont au port d'allumer le feu, de dîner, de chanter ou de danser ; mais toi, c'est quand le bateau coule que tu hisses les voiles pour t'approcher de moi."
Ce qui laisse penser que si la sagesse a des fondements théoriques vrais, ils ne sont pas si sophistiqués qu'on ne pourrait les comprendre qu'une fois sage.
Ceci dit, j'apprécie bien votre pensée réaliste sur les arguments et les femmes : leur beauté est réelle. Ce n'est ni la rhétorique ni le désir qui leur donne la beauté. C'est leur beauté qui éveille et la rhétorique et le désir (et aussi l'intelligence). Ce qui est au fond passablement platonicien. Vous faites part ici d'une expérience de mathématicien, il me semble qu'Alain Connes dans son dialogue avec Changeux décrit dans ce sens la découverte des vérités mathématiques.